Dakar Juin 2017
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Pr Mamadou Fall, Cheikh Anta Diop University, Dakar
Une approche par le bas de l’universel.
Keywords: Sciences sociales, Universalisme, Eurocentrisme,
discours, développement, terroirs.
Maurice Barrès, dans un texte fondateur du nationalisme français, disait que « la terre nous
donnait une discipline, et nous sommes le prolongement des ancêtres ». 1Marx lui considérait la
nature comme le corps inorganique de l'homme: un moyen de subsistance, matière, objet et outil
de son activité vitale.2
Me voilà donc convoquant dans un même souffle : le conservateur Barrés et Marx, le cham-
pion de la pensée critique, pour parler du rapport entre la nature et l'histoire de l'humanité.
J'aurai pu sans doute aborder tout le spectre du darwinisme social, de Lamarck à Sumner3 en
passant par Spencer, pour faire dériver les lois de la nature vers l'évolution des sociétés.
Je peux aussi convoquer le déterminisme géographique d’un Pierre Gourou4 ou la poétique de
Goethe sur le cours sans répit du mouvement de la nature5.
1
Maurice Barrès, La terre et les morts, discours du 10 Mars 1899 à la ligue de la patrie française. Paris Bu-
reau de la patrie française, 1899. Gallica BNF.
2 Karl Marx Manuscrits de 1844 (Économie politique et philosophie). Présentation, traduction et notes de E.
Bottigelli, Paris, Éditions sociales, 1962, pp 61-65.
3 The Essays of William Graham Sumner, edited by Keller and Maurice R. Davie, Yale University Press,
New Haven, 1934; Milford/Oxford University Press, London, 1934.
4 Pierre Gourou Les paysans du delta tonkinois; Paris. Editions d’Art et d’histoire1956.
5 J, W Von Goethe. In Goethe‘s Botanical writings B. Mueller trans, Woodbridge, CT:
OX Bow press 1989.
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Comment contourner Zou Yân6 que Joseph Needham présentait comme le véritable fonda-
teur de la pensée scientifique chinoise.7 La cosmologie de Zou Yân avec ses 5 éléments que sont
le bois, le feu, la terre, le métal et l'eau ayant inspiré bien des systèmes de pensées et philosophies
faisant de la nature la matrice du monde des choses et des hommes. L'enthousiasme des « Lu-
mières » pour une lecture universelle de la condition humaine et le romantisme social du XIXe
siècle qui adoubait le peuple comme messie collectif, donnent aussi à la nature ses droits dans le
temps long de l'histoire moderne.
La géologie, la biologie, la linguistique et même l'anthropologie partagent la même réfé-
rence aux origines, le degré zéro de l'ordre social que définit la nature et les terroirs humains
6 305-240 ajc 7
Needham J 1978. The shorter science and civilization in China. Colin A. Ronan, ed. Cambridge University
Press, p 142
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La nature définit un universel indigène qui défie toute histoire dont le cadre, la périodisation,
exclusivement européens. et les paradigmes sont exclusivement politiques ou
L’homme et son rapport à la nature disqualifient et dépassent ainsi l'universel souverain et autori-
taire de l'Europe qui s'est nourri du darwinisme, du colonialisme ou de l'orientalisme8.
Il s'agit là des trois ressorts de l'idéologie eurocentriste qui ont produit une historiographie
du soupçon dès qu'il s'agit des sociétés non européennes.
Le darwinisme social par le postulat d'une hiérarchie du monde, le colonialisme par la fabrique de
l’altérité subalterne et enfin l'orientalisme glosant sur la question de savoir pourquoi certaines
nations étaient écartées du progrès et n'avaient pu accomplir ce pas décisif vers la modernité des
État-nations et du développement industriel.
En vérité cette historiographie du soupçon a isolé et marginalisé toutes les cultures qui, à un
moment de leur histoire, ont cessé de jouer un rôle hégémonique dans la création des valeurs et
des pouvoirs dominants à l'échelle internationale ».
La nature elle est restée plus généreuse et plus inclusive des diversités que toutes les constructions
intellectuelles de cette historiographie.
Malgré le discours fort de l'Europe, la nature et le rapport de l'homme à celle-ci, restent tou-
jours la matrice de l'histoire universelle, non l'Europe et ses certitudes messianiques.
8 Edward said , Paris, Seuil,1980.
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Le droit à l'histoire a aujourd'hui cessé de se fonder exclusivement sur la contribution de certaines
cultures á l’émergence de la seule Europe moderne.
Le droit à l’histoire reste fondé sur la quête universelle du comment des populations réparties
selon des modes spécifiques dans l’espace, opèrent collectivement avec leurs technologies, atti-
tudes et formes d’organisations et interagissent entre elles et leur environnement.
L'universel disait Jasper n'a de réalité que dans la mesure où il comporte en son fond une
pénétration radicale du particulier. 9
La nature étant le champ de la réalité, aucune école historique, aucune philosophie de l’histoire,
aucun discours ne peut s'émanciper de la nature et de la quotidienneté de son déploiement.
Le donné historique est toujours la forme extérieure d'une perception de la vérité en train de
s'accomplir. L'histoire reste toujours l'expérience particulière de la réalité.
Mais voyons d'abord comment la nature a marqué son tempo dans une histoire du monde.
Essayons un instant d'oublier la hiérarchie du monde comme construction intellectuelle, essayons
un instant d'oublier l'Universel souverain et autoritaire.
Contournons un moment l'imaginaire subalterne de la Renaissance, des « Lumières » et de
Hegel ; sans mythologies ou caricatures, traquons le réel qui se déploie et non le discours fort qui
s'impose.
La nature offre bien des raccourcis et passerelles historiques en intégrant dans une intelligibi-
lité universelle ce que l'histoire politique des État-nations hiérarchise et divise.C'est cette leçon
9
Karl Jaspers in comment écrire une histoire de la philosophie conçue sous le signe de l'universalité. In
Histoire et diversité Culturelle, Paris, Unesco 1984, pp 10-11, page 31.
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majeure que l'histoire comme l'anthropologie ont fini par adopter Braudel. 10 comme Marshal
Sahlins11 expriment parfaitement la jonction entre l’histoire et l’anthropologie pour une vision
dynamique et pragmatique des sociétés humaines, en ce degré zéro de l’expérience de l’universel
de la nature et du rapport de l’homme à celle-ci. Les grands moments de l'histoire universelle se
jouaient depuis des siècles entre le tropique du Cancer et l'Equateur, dans ce locus que Hodgson
dénommait le complexe afro-eurasien.12
C'est l'épicentre du monde depuis des millénaires. L'Atlantique, le Sahara13, la Méditerranée, jus-
qu'au pacifique en restaient le cœur hémisphérique.
L'Afrique y avait inventé l'humanité, l'Asie y codifiait les religions et l'Europe y développait
la philosophie du soupçon et le désir d'empire avec Machiavel.
10
« …sans le vouloir, du fait de réalités très anciennes et résistantes parce qu'elles sont sa structure même,
[chaque civilisation] se trouve placée dans une position particulière. C'est du conflit ou de l'accord entre attitudes
anciennes et nécessités nouvelles, que chaque peuple fait journellement son destin, son « actualité". » Fernand
Braudel "Histoire des Civilisations: le passé explique le présent" publié en 1959 dans L'encyclopédie française et
repris en 1997 dans Les Ambitions de l'Histoire Paris, Éditions de Fallois, 1997.
11 « The people’s cultural assumption of external condition that they do not create and cannot
escape is the very principle of their action…constructed in relation to the forces of nature and
typically also in relation to pressures of their societies », Marshall Sahlins,”Cosmologies of capitalism:
the transpacific sector of the world system” in Culture, power, history, Nicholas B Dirks, ed, Princeton University
press, Princeton, New Jersey,1994,p413.
12 Rethinking word history: essays on Europe, Islam and World History, edited with introduction and conclu-
sion by Edmund Burke, III Cambridge: (Cambridge University Press 1993) page 17. 13
Webb James Lewis Adrian jr, Shifting sands, an economic history of the Mauritanian Sahara, 1500-1850.
The Johns Hopkins University PHD 1984.UMI, 1987.
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La nature y définissait un puissant convertisseur d'énergie avec le soleil et son rayonnement di-
recte.C'est dans ce même locus qu'on inventait l'agriculture, l'État centralisé, et les grandes philo-
sophies et religions universalistes.
On y inventait la solution millénaire de la lutte effroyable population contre production14 en for-
geant la ceinture du riz15 pour nourrir toute l'humanité du Yucatan au Yan Tse Kian.
14
René Dumont ; Finis les lendemains qui chantent. La Chine décollectivise, Paris, Seuil, 1984.
15 Ives Lacoste, in Revue Hérodote, Géopolitiques en Asie des moussons, 2ème trimestre 1988 ; nº 49.
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Depuis des millénaires la nature y produisait les grandes concentrations humaines, y traçait
les grands cours d'eau du Niger et Sénégal au Gange et l’Indus ou le Fleuve rouge.
L'Egypte et l'Irak y montraient comment les fleuves, leur hydraulique, leur paysannerie, accom-
pagnent l'aptitude à insérer le milieu physique et humain dans des États.16
À Bagdad le Tigre et l'Euphrate, porteurs de bateaux et convoyeurs de caravanes y resserraient
leurs eaux au plus près l'un de l'autre, avant de continuer vers la mer des grands horizons.17
16
André Miquel, la Géographie humaine du monde musulman jusqu'au milieu du 11ème, Éditions de l'E-
cole des Hautes études en Sciences sociales, Paris, 1988, Page 146
17 A Miquel idem page 146
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La terre et les hommes, en y fondant l'État, laissaient l'histoire lui donner, selon Weber, sa lé-
gitimité traditionnelle, charismatique, et rationnelle.18
Les peuples y inventaient au quotidien un système cohérent de codes, rites, rythmes, usages,
coutumes, identités et réciprocités. 19
Dans le même locus les « dieux d'eau » du Sahel méridional faisaient prospérer depuis Thèbes
et le Wagadu des religions du terroir qui ne portaient pas encore l’œcuménisme missionnaire du
christianisme et de l'islam. Cette zone des savanes, dès l’époque post néolithique avec l’absence
18
Weber Max “Objectivity in social science and social policy” in The methodology of the social sci-
ence,Edward A,Shils and Henry A,Finch, eds-49-110.New York free press 1904.
Economy and Society:An Outline of interpretive sociology, Guenther Roth and Claus
Wittich eds:University of California Press 1922. 19
Michel de Certeau, L’invention du quotidien. 1. arts de faire, 1990
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de forêts, la présence de nombreux points d'eau et la facilité de contourner les obstacles monta-
gneux, s’ouvrait à l’ère des migrations.20
Enfin, c'est une Europe pressée d'en finir avec le défi des Turcs qui y ouvrait l'Atlantique au
XVème siècle. L'expansion d'États mercantilistes y favorisait la traite des noirs et le développe-
ment d'une Europe industrielle y prit la forme du colonialisme.
L'Afrique cependant, malgré sa mise en dépendance, restait au cœur vivant de ce locus. Son
histoire se déroulait comme processus mais ne s'inventait pas par analogie. La nature a produit un
Universel indigène avec une cohérence écologique, anthropologique, et culturelle dont aucune
histoire politique ne peut rendre compte.
20 Williams and Faure 1980 The Sahara and the Nile quaternary environments and prehis-
toric occupation in northern Africa; A.A Balkema, Rotterdam- Maisonneuve et Larose, Paris
1980,XVI- 607 pages
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Avant l’adoption de l’agriculture, la transition vers le néolithique avait déjà ouvert une longue
période d’implantation de populations de chasseurs et cueilleurs entre le Sahara et le Soudan cen-
tral de 6000 á 5500. L’héritage néolithique associé aux changements climatiques et au progrès
démographique avait produit un mode d’organisation sociale autour de la sédentarisation des
groupes, les activités agricoles et l’économie villageoise.21
La domestication d’animaux comme la chèvre, le mouton ou le bœuf à partir du Sahara allait
compléter le décor des terroirs néolithiques. L’assèchement du climat et le niveau de l’isohyète
400 semblent avoir défini une écologie sociale du Sahara au Soudan central.
Les plantes domestiquées semblent faire coïncider leur aire de distribution et les aires d’im-
plantation des communautés humaines. Différentes plantes semblent ainsi définir une ceinture
21 Isabella Caneva, Prehistoric hunters, herders and tradesmen in Central Sudan. Data from
the Gelli region.
in, “Egypt and Africa Nubia from Prehistory to Islam”. Davies W.V Editor.British Mu-
seum Press in association with Egypt Exploration Society, second edition 1993 pp 6,7.
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écologique de l’Afrique de l’ouest à l’Inde.22 Le spectre comprenant : le melon, les pois d’Angole,
le niébé, les graines de ricin, l’Ocra, le raifort, le tamarin, le sésame, le bois de Condori, le car-
thame, le baobab… Ces espèces ont défini une ceinture écologique qui se méridionalise depuis
des millénaires, un foyer de production, une ligne verte qui couvrent l’Afrique de l’Ouest, le haut
Niger; le bassin du haut et moyen Nil jusqu’à la vallée du rift en Afrique orientale et au-delà.23
Un sujet historique a émergé de toute cette jonction entre nature et histoire. À l'évidence Il
ne s'agit point d'un de ces ersatz de l'esprit universel de Hegel ou une autre figure de la phénomé-
nologie de l'esprit mais plutôt d'un élément qu'aucune tradition historiographique ne peut vala-
blement récuser.
L'historiographie africaine a fini par identifier le terroir comme ce lieu anthropologique qui a
informé toute l' histoire du continent et qui définit radicalement les groupes humains, leur identité
et leur trajectoire.
La terre et les hommes ont une histoire, cette histoire c'est le terroir. C'est une catégorie du
local dans un Universel sans hiérarchie, c'est un universel indigène.
Dans son acception courante le terroir représente la terre considérée sous l'angle de la production
ou d'une production agricole caractéristique, espace exploité par un village, une communauté ru-
rale voire une province.
22 Roger Blench, Connections between Egypt and Sub-Saharan Africa. The evidence of
Cultivated plants in Davies op cit page 54. 23 Lech krzyzaniak journal of african history, xix, 2 (1978), 159-172 new light on early food-production in
the central sudan
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Il suggère ensuite un composé du sol et du climat correspondant à un espace sans limite autre
que la spécificité d’un produit, ou un trait de culture. Province, campagne considérée sous le
rapport de certaines habitudes spécifiques, ainsi que de la relation au passé, aux morts.
Ces définitions plus ouvertes nous semblent bien appropriées pour caractériser une configuration
de l’espace qui ne saurait se résoudre à un ensemble politique contrôlé par un prince avec des
limites politiques souvent non établies, encore moins à une province qui en serait le démembre-
ment.
Le terroir est ainsi un sujet historique qui intègre à la fois les conditions de la nature et les dyna-
miques des sociétés.
J’emprunte la définition du terroir à un groupe de travail de l'Unesco qui définit un lieu an-
thropologique où nature et histoire se retrouvent pour forger le quotidien des peuples.
Plus précisément, le terroir se présente comme « un espace géographique défini à partir d’une
communauté humaine qui construit au cours de son histoire un ensemble de traits culturels dis-
tinctifs, de savoirs, et de pratiques fondés sur un système d’interactions entre le milieu naturel et
les facteurs humains. Les savoir-faire mis en jeu révèlent une originalité, confèrent une typicité
et permettent une reconnaissance pour les produits ou services originaires de cet espace et donc
pour les hommes qui y vivent ».24
Le terroir est le lieu de la tradition comme le champ de la modernité des peuples.
La tradition et son rythme répétitif, récurrent, et atavique créent l'universel indigène
24 Définition proposée par le groupe de travail INRA/INAO. Rencontres internationales de l’UNESCO – 10
novembre 2005.
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La modernité et ses ruptures, adaptations et transformations créent les particularismes de la post-
modernité.
La force des logiques de terroir est du reste bien mise en exergue par Cheikh Anta Diop dans
Civilisation et barbarie.25 Il propose une approche bien féconde pour l’étude des relations inter-
culturelles. Dans cette approche il identifie les limitations imposées par ce qu'il appèle les condi-
tions historico-géographiques dans la formation du champ sémantique, des concepts, catégories
dans les langues d’une région à une autre. Il donne l’exemple des langues européennes comme
l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le français, le portugais ou le russe, qui à partir d’un même envi-
ronnement ont produit les mêmes représentations, les mêmes expressions, les mêmes images
poétiques inspirées du même terroir. Ces images forgées par les mêmes éléments du réel que
sont le chêne, le cyprès, le sapin, le perce-neige, le primevère, la lierre, la rose, le loup, le renard
et la neige sont autant de catégories qui entrent dans la fabrique des représentations de l’espace
d’une culture.
Le terroir berbère, le terroir soninké, le terroir ouolof, le terroir fulbé, le terroir mandingue, le
terroir sérère sont autant d’ensembles historiques identifiables, depuis des siècles, par un jeu com-
plexe de la terre, du mode de culture dominant, du type de l’habitat, de la communauté linguistique
et de la vie de relation. C’est ce que l’observation directe à partir du vécu historique, des langues
et des réseaux locaux d’échanges, nous permet de retenir comme identité collective avérée et non
une identité prédéfinie à partir d’un modèle théorique surimposé.
25 CHEIKH ANTA DIOP Civilisation ou barbarie. Paris, Présence Africaine 1981, page 234.
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Il s‘agit donc de revenir à cet espace qui donnait une cohérence universelle à des sociétés
marquées par un continuum culturel avant le paradigme de l’État territorial européen.
Les aires de production et d'échange du lait, de la viande, des cuirs, du fer, du mil, du sel, des
pêcheries, du riz et de la cola ont, avec des fortunes diverses, traversé les périodes historiques
avec les mêmes communautés de langue et de vie de relation.
La convergence linguistique dans un terroir, en plus de la forme collective d’adaptation au
milieu, se fonde ainsi sur un système local d’échange et de solidarité suffisamment généralisé
pour amener les membres d’une communauté à vouloir s’identifier collectivement. 26
Le terroir nous apparait comme le seul lieu anthropologique, le seul vestige social qui ait traversé
la longue durée comme identité collective. Les langues par-delà leur diversité et leurs nuances
dialectales gardent cette commune référence à cette communauté du sol et des échanges de biens,
services et symboles qui identifient un terroir.
De nos jours encore, en plein jacobinisme postcolonial, et malgré la force des creusets urbains,
c’est la référence aux terroirs du Walo, du Cayor, du Fuladou, du Sine, du Pakao, du Ganar ou du
Gadiaga ou aux lointaines Habasi et Misra en Ethiopie et Egypte27 qui persiste dans les cons-
ciences individuelles et collectives. Ces références renvoyant à un vécu historique qui ne saurait
se résoudre à une quelconque construction politique.28
26 Daniel Nettle,langage diversity in West Africa an Ecological approach, in Journal of Anthropological ar-
cheology, 15, 1996, Pages 412, 413, 27 Yoro Dyâo in " les six migrations venant de l'Égypte auxquelles la Sénégambie doit son peuplement" in
Delafosse M et Gaden H, chroniques du Fouta sénégalais, Paris, E. Leroux, 1913, p 128
28 L'écologie sociale indigène que révèle la linguistique comparée et l'oralité définissent
partout les identités collectives à l'échelle du village, du canton ou de la province.(Lamane, du-
gutigi , niya gumu, Ji gumu, diamano, Kunda, Kafu, tengsoba, Wa, Sa en ouolof)
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Conclusion. L'histoire coloniale et postcoloniale est comptable de trois impasses en Afrique.
D’abord il s’agissait de forger de nouvelles structures pour des fonctions traditionnelles 29(Sociétés
indigènes de prévoyance; coopératives, développement communautaire, animation rurale30) avec
une rhétorique socialiste et l'étiquette de -« Socialisme africain ». Ensuite maintenir les promesses
de liberté, égalité et fraternité de la « philosophie des lumières » et la Révolution Française dans
des cadres d'exploitation et de dépendance économiques et financière. Enfin changer la structure
et les fonctions avec des références libérales ou marxistes sans l'implication des acteurs autoch-
tones dans la définition des fins et l'organisation des moyens du développement économique et
social.
Des décennies durant "l'esprit public" ( the official mind) ne pouvait sortir du dilemme factice
entre l'intérêt institutionnel de l''Etat par "une bonne gouvernance" et l'intérêt individuel de ses
fonctionnaires à travers la corruption. Mais au final, une perspective semble ouvrir l'horizon :
c'est comment garder les structures traditionnelles en leur donnant des fonctions modernes avec
une perspective endogène ?
Cette perspective se fonde sur une congruence réelle entre nature et histoire.
Cette congruence permet d'identifier un développement dont l'horizon se fonde sur :
29 Dia Mamadou, « Contribution à l’étude du mouvement coopératif en Afrique noire ; Clermond-Ferrand;
Société nationale des entreprises de presse, 1952.
30 Gouvernement du Sénégal; Circulaire 32 du 21 mai 1962.
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- une cohérence écologique avec la ceinture du riz entre le Tropique du Cancer et l'équateur
depuis le Sud de la Chine, la vallée du Nil et le Sahel en passant par l'Ayar entre Tom-
bouctou et le lac Tchad, le pays Haussa, Songhay et Bornou, le Soudan et l'Ethiopie.
- une cohérence culturelle avec la place et la force des valeurs des terroirs respectueuses
des animaux totémiques, des espèces végétales et leur environnement.
- une cohérence politique avec la permanence des villages, cantons et provinces comme
lieux de pouvoirs par rapport á un lointain pouvoir central.
Le terroir qui en est la matrice est surtout l'espace d'une cohérence sociale qui donne la dynamique
fondamentale des sociétés de l'Afrique subsaharienne avant l'ouverture de l'Atlantique et l'im-
passe ahistorique d'une anthropologie de l'ethnie.
Malgré les guerres, le commerce, les migrations ou l'islamisation, cette dynamique fondamentale
est restée autour des terroirs et les activités et processus qui les traversent.
Un scénario écologique majeur a déjà montré comment depuis des siècles des populations de
culture céréalière, bousculées par les nomades se sont installées dans des berceaux et terroirs
agricoles qui semblaient avoir été préparés pour eux31.
Ainsi la terre, la faune, la flore, les hommes et le corps inorganique de l'homme, les dynamiques
sociales, l'organisation en villages, cantons et provinces ; toutes ces catégories du terroir sont
restées au cœur de l'histoire africaine.
Les terroirs ont ainsi traversé la longue durée pour survivre à biens des scories sociales des castes,
des ordres et des classes.
31 Berceaux Agricoles Primaires Sur le Continent Africain
Roland Porteres; The Journal of African History, Vol. 3, No.2, Third Conference on African History and
Archaeology: School of Oriental and African Studies, University of London, 3-7 July
1961. (1962), pp. 195-210.