© Patrick Michel Noël, 2014
ÉPISTÉMOLOGIE, HISTOIRE ET HISTORIENS :
CONSIDÉRATIONS CONCEPTUELLES, MÉTHODOLOGIQUES ET
EMPIRIQUES AUTOUR DU DISCOURS QUE LES HISTORIENS
TIENNENT SUR LEUR SAVOIR
THÈSE
Patrick Michel Noël
Doctorat en histoire
Philosophiæ doctor (Ph. D.)
Québec, Canada
iii
RÉSUMÉ
Devant les récentes – et moins récentes – réflexions sur les liens entre épistémologie
– entendue dans son acception restreinte de philosophie des sciences – et histoire qui se
penchent à la fois sur l’histoire de l’épistémologie, l’épistémologie de l’histoire et sur la
place de l’histoire en épistémologie, soit l’épistémologie historique, cette thèse propose une
interrogation sur la place de l’épistémologie en histoire, soit l’épistémo-logie historienne, à
savoir au discours (logos) que les historiens tiennent sur leur savoir (épistémè). À la fois
ignorée par les adeptes de l’épistémologie historique et les philosophes s’intéressant à
l’épistémologie de l’histoire, l’épistémo-logie historienne constitue le véritable angle mort
de la réflexion sur la relation entre épistémologie et histoire.
Deux objectifs interreliés structurent cette thèse : enrichir la compréhension
dialectique entre épistémologie et histoire – l’objectif général – en mettant en lumière le
rapport discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir, l’épistémologie
historienne – l’objectif particulier. Nous ne tentons pas d’élucider nous-mêmes la nature de
l’histoire comme savoir disciplinaire, mais d’examiner, à l’enseigne d’une méta-
épistémologie de l’histoire, l’élucidation qu’en ont faite, tour à tour, les philosophes, mais
surtout les historiens à travers le discours qu’ils tiennent sur leur savoir – leur
épistémologie. Notre propos s’articule en trois parties visant à mieux circonscrire les
objectifs général et particulier susmentionnés. Elles proposent des esquisses conceptuelles,
méthodologiques et empiriques à travers lesquelles, d’une part, nous nous penchons sur la
dialectique entre épistémologie et histoire et ce que nous considérons comme son angle
mort, l’épistémologie historienne (I) et, d’autre part, nous définissons une méthodologie
(II) pour cerner, à travers une étude documentée ancrée dans l’espace québécois, les
ressources réflexives des historiens (III). Cette étude du savoir-dire historien vient mettre
en cause la représentation traditionnelle et caricaturale de l’historien comme indécrottable
empiriste et, de ce fait, la conviction, fortement répandue, que l’historien ne se forme et ne
s’affirme que dans l’exécution de son savoir-faire. Nous concluons cette thèse en
soulignant l’importance de l’épistémologie historienne dans la socialisation disciplinaire et
la place de choix que devrait occupée son étude dans la formation historienne qui ne saurait
se réduire à un apprentissage sur le tas.
v
ABSTRACT
In conjunction with the recent – and not so recent – reflections on the relation
between epistemology – understood here in its restricted meaning of philosophy of sciences
– and history that focus on the history of epistemology, the epistemology of history, and the
place of history in epistemology or historical epistemology, this thesis proposes to examine
the place of epistemology in history or historian epistemology, namely the discourse
(logos) that historians hold on their knowledge (episteme). Both ignored by proponents of
historical epistemology and by philosophers interested in the epistemology of history,
historian epistemology is the blind spot of the reflection on the relation between
epistemology and history.
Two interrelated objectives structure this thesis: enrich the dialectical understanding
between epistemology and history – the general objective – by highlighting the discursive
relation that historians have with their knowledge, historian epistemology – the particular
objective. We do not attempt ourselves to elucidate the nature of history as disciplinary
knowledge, but to examine, under the rubric of a meta-epistemology of history, the
elucidation of it made alternately by philosophers, but also and mainly by historians
through the discourse they hold on their knowledge – their epistemology. Our argument is
divided into three parts in order to better define the general and particular objectives above-
mentioned. They offer conceptual, methodological and empirical sketches through which,
on the one hand, we examine the dialectic between epistemology and history and what we
see as its blind spot, the historian epistemology (I) and, on the other hand, we define a
methodology (II) to identify, through a documented study anchored in the Quebec
disciplinary field of history, the reflexive resources of historians (III). The study of these
resources calls into question the traditional caricatured representation of the historian as a
hopeless empiricist and, therefore, the highly prevalent conviction that the historian is
formed and asserts himself only by the execution of his know-how. We conclude this thesis
by highlighting the importance of historian epistemology in disciplinary socialization and
the key place its study should have in the historian training that should not be reduced to a
learning-on-the-job process.
vii
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ .............................................................................................................................. III ABSTRACT ............................................................................................................................ V TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................. VII LISTE DES TABLEAUX .................................................................................................... XI
AVANT-PROPOS ............................................................................................................. XIII
NOTE D’ORIENTATION. À LA FRONTIÈRE DE L’HISTOIRE ET DE LA PHILOSOPHIE : UNE THÈSE SUR
L’ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE .............................................................................. 1
I ESQUISSES CONCEPTUELLES .................................................................................... 13
CHAPITRE 1 : ÉPISTÉMOLOGIE ET HISTOIRE .......................................................... 15 1.1 Des notions ambigües ................................................................................................ 15
1.1.1 L’épistémologie : une réflexion philosophique sur les savoirs scientifiques ......................................... 16 1.1.2 L’histoire : un savoir qui produit une connaissance sur le passé ................................................................ 19
1.2 Des notions symétriques : de l’histoire de l’épistémologie à l’épistémologie
historienne en passant par l’épistémologie historique et l’épistémologie de l’histoire .. 26 1.2.1 L’histoire de l’épistémologie .................................................................................................................................. 26 1.2.2 De l’épistémologie historique… ............................................................................................................................ 32 1.2.3 … à l’épistémologie de l’histoire .......................................................................................................................... 61
1.2.3.1 La philosophie critique de l’histoire : une épistémologie historiciste de l’histoire ................... 63 1.2.3.2 L’histoire saisie par l’empirisme logique : une épistémologie néo-positiviste de l’histoire ... 67 1.2.3.3 Le tournant narrativiste de la philosophie de l’histoire ...................................................................... 76 1.2.3.4 Une philosophie empirique de l’histoire : vers une épistémologie naturalisée ou historique de
l’histoire .............................................................................................................................................................................. 90 1.2.3.5 Les philosophes et les historiens ............................................................................................................... 106 1.2.3.6 Le style épistémologique de l’histoire de P. Ricœur : un dialogue avec les ressources
réflexives des historiens .............................................................................................................................................. 120 CHAPITRE 2 : L’ÉPISTÉMOLOGIE EN HISTOIRE : LE DISCOURS SUR LE
DISCOURS SUR L’HISTOIRE ......................................................................................... 133 2.1 Une absence valorisée.............................................................................................. 135 2.2 Une absence déplorée .............................................................................................. 144
2.3 Vers une meilleure compréhension de l’épistémologie historienne ......................... 155
II ESQUISSES MÉTHODOLOGIQUES .......................................................................... 165 CHAPITRE 3 : APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE : CERNER L’ÉPISTÉMOLOGIE
HISTORIENNE DANS SA POSITIVITÉ DISCURSIVE ................................................ 167 3.1 Cerner l’épistémologie historienne : l’espace disciplinaire québécois ................... 167
3.2 Une lecture textualiste de l’épistémologie histoire .................................................. 171 3.2.1 Pas plus que nous abordons l’épistémologie comme un témoignage, pas plus que nous voulons
l’expliquer .............................................................................................................................................................................. 173 3.2.1.1 L’épistémologie n’est pas un témoignage .............................................................................................. 173
a. Le savoir-faire et le savoir-dire ...................................................................................................................... 173 b. L’épistémologie ne témoigne pas de l’histoire-qui-se-fait ................................................................... 175
3.2.1.2 L’épistémologie n’est pas expliquée ........................................................................................................ 178 3.2.2 L’épistémologie saisie dans sa positivité discursive .................................................................................... 178
III ESQUISSES EMPIRIQUES ........................................................................................ 185
viii
A. L’épistémè soumise à la discussion : des enjeux épistémologiques (le récit, le passé
disciplinaire et l’enracinement temporel de l’histoire) ................................................. 186
B. Une hypothèse de travail : un discours inséparablement historiographique et
théorique ou pourquoi l’épistémologie historienne est une « épistémologie historique »
(F. Hartog) .................................................................................................................... 188 C. Le mythe empiriste et sa déconstruction ................................................................... 194
CHAPITRE 4 : LA QUESTION DU RÉCIT EN HISTOIRE. ENTRE ENJEU
ÉPISTÉMOLOGIQUE ET VECTEUR IDENTITAIRE DU SAVOIR DISCIPLINAIRE199 4.1 Le récit, les historiens et la philosophie de l’histoire ............................................. 200 4.2 La discipline du récit ............................................................................................... 208 4.3 Le récit disciplinaire ................................................................................................ 220
CHAPITRE 5 : LA QUESTION DU PASSÉ DISCIPLINAIRE. LES HISTORIENS ET
L’APPRÉHENSION DU PASSÉ DE LEUR DISCIPLINE ............................................. 227 5.1 Historicisme et présentisme : deux appréhensions du passé disciplinaire ............. 228 5.2 L’épistémologie historienne et le passé disciplinaire ............................................. 232
5.3 À la source de combats : le discours sur le passé du savoir disciplinaire au Québec
....................................................................................................................................... 236 5.3.1 La fonction heuristique du passé disciplinaire ................................................................................................236 5.3.2 Instrumentaliser le passé disciplinaire : une historiographie de combat ................................................238
5.3.2.1 L’historiographie de combat sur l’axe diachronique ou « la querelle des Anciens et des
Modernes » .......................................................................................................................................................................239 5.3.2.2 L’historiographie de combat sur l’axe synchronique: « se battre pour avoir une place au
soleil » ................................................................................................................................................................................246 5.3.2.3 L’historiographie provocatrice : le cas de Ronald Rudin .................................................................250
5.3.3 Le combat de l’historiographie : pour une connaissance scientifique du passé disciplinaire .........258 5.3.3.1 Renouveler l’histoire de l’histoire .............................................................................................................258 5.3.3.2 Le combat de l’historiographie au Québec ............................................................................................262
5.4 Entre mémoire et connaissance : le discours sur le passé du savoir disciplinaire . 271
CHAPITRE 6 : LA QUESTION DE L’HISTORICITÉ DE L’HISTOIRE. LES
HISTORIENS SUR L’ENRACINEMENT TEMPOREL DE LEUR SAVOIR ............... 275 6.1 L’historicité de l’histoire ......................................................................................... 275
6.2 L’historicité de l’histoire et l’épistémologie de l’histoire ....................................... 278 6.3 L’historicité comme enjeu de l’épistémologie historienne ...................................... 282
6.4 Une question disciplinaire structurelle ................................................................... 286 6.5 Un passeur : F. Dumont .......................................................................................... 293 6.6 Autour du relativisme .............................................................................................. 297
6.6.1 Les précurseurs ..........................................................................................................................................................297 6.6.2 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de S. Gagnon ...................................................302 6.6.3 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de N. Gagnon et J. Hamelin .......................305 6.6.4 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de F. Ouellet: idéologie, méthodologie et
discipline .................................................................................................................................................................................311 6.6.5 L’historicité du savoir dans l’épistémologie de PierreiTrépanier : un « relativisme modéré » .....314 6.6.6 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de Gérard Bouchard : entre méthodologie
et paradigme...........................................................................................................................................................................316 6.7 La dialectique passé/présent et la fonction sociale de l’histoire............................. 323
6.7.1 Savoir historique, éthique et devoir moral : l’historien comme intellectuel .........................................324 6.7.2 La présence sociale de l’histoire ..........................................................................................................................330
6.8 L’histoire comme discipline..................................................................................... 333
DE L’IMPORTANCE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE HISTORIENNE DANS LA
FORMATION DISCIPLINAIRE ....................................................................................... 341
ix
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................. 347
xi
LISTE DES TABLEAUX
Tableau 1 : Le développement scientifique selon Thomas S. Kuhn. ....................................... 45
Tableau 2 : Les structures de l’imagination historique selon H. White ................................. 82
AVANT-PROPOS
Si cette thèse est l’aboutissement d’un long parcours d’études, de recherches et de
rédaction, elle constitue également le tremplin qui me permettra de débuter une nouvelle
étape de vie. Au seuil de celle-ci, il appert important de souligner que ce parcours n’aurait
pu être complété sans l’aide de différentes personnes. Ces dernières ont su me donner des
ressources sans lesquelles je n’aurais pu relever les nombreux défis qui se sont présentés
tout au long de mes études universitaires. Que ces prochaines lignes puissent leur servir de
sincères remerciements.
J’ai d’abord bénéficié de l’encadrement de deux remarquables professeurs en les
personnes de Joceline Chabot et Martin Pâquet. La première m’a initié à la discipline
historique à l’Université de Moncton en 2002. Elle m’a enseigné les rudiments du métier
d’historien et, surtout, m’a convaincu et encouragé à entreprendre des études supérieures.
Chercheuse chevronnée d’une rigueur incomparable et pédagogue d’un dynamisme
exceptionnel, elle a su faire naître chez-moi une étincelle qui s’est transformée en une
véritable passion pour la recherche et l’enseignement. Elle occupe une place centrale dans
mon « sur-moi » historien : elle continue d’orienter et de guider mon agir tant dans le
domaine de la recherche que dans celui de l’enseignement. Directeur de ma thèse,
Martin Pâquet a joué un rôle essentiel dans la réalisation de mes études supérieures
entamées en 2006. C’est lui qui a su me faire passer, comme il le dit si bien, des ligues
mineures aux ligues majeures. Entraîneur-chef hors pair, il m’a fait comprendre les dures
exigences du jeu historien. Homme d’une générosité sans limite et soucieux de mon
cheminement, tant sur le plan académique que personnel, il m’a constamment encouragé à
me surpasser. Sans ces précieux conseils, il va sans dire que je n’aurais pu compléter
l’épreuve ultime de mon cheminement universitaire : le doctorat. J’aimerais aussi exprimer
une reconnaissance spéciale à la professeure et philosophe Marie-Andrée Charbonneau que
nous venons de perdre. Elle a su me réconcilier avec la philosophie et, surtout, m’a initié,
historien que j’étais, au merveilleux univers de la philosophie de l’histoire à l’automne
2003 dans le cadre du cours PHIL3400 Introduction à la philosophie de l’histoire. Elle
aurait su reconnaître – je l’espère – jusqu’à quel point cette thèse lui est redevable.
xiv
Ma famille a aussi contribué à la réalisation de mes études. D’abord, mes parents
Jean-Guy et Suzanne qui m’ont offert tout au long de onze années d’études universitaires
un précieux soutien matériel et psychologique. Issus tous les deux de milieux très modestes,
ils n’ont pas eu la chance d’entreprendre des études universitaires. Ils ont cependant tout
fait – au bas mot – pour que leurs deux enfants obtiennent leur doctorat. Mon
accomplissement, c’est aussi le leur – qu’ils se le tiennent pour dit. Ensuite, mes grands-
parents paternels, Evelyne et Wenceslas, qui m’ont toujours écouté lorsque j’avais besoin
de parler de mes inquiétudes et qui m’ont maintes fois redonné confiance en moi-même.
Convaincus qu’ils ne seraient plus de ce monde lorsque j’allais terminer cette thèse, ils
pourront, à 86 ans et 89 ans, apprécier, je l’espère, ce que leur petit-fils a pris tant d’années
pour accomplir. Cette thèse, c’est aussi la leur.
Cette thèse n’aurait pu être complétée sans la complicité de mon amoureuse, Lou-
Anne, que j’ai rencontrée il y a maintenant plus de deux ans et qui m’a donné des ailes dans
les derniers miles de l’épreuve doctorale. C’est grâce à elle que j’ai pu mettre de l’ordre
dans ma santé intellectuelle et émotionnelle, un ménage qui m’a permis de compléter la
rédaction de la thèse. Elle m’a fait prendre conscience de bien des manières que la vie ne se
réduisait pas à la thèse, tout comme Patricia. « Pat » a aussi été essentielle à la réalisation
de mes études, car elle m’a initié à un formidable loisir qui, tout me permettant de me
changer les idées, constitue un excellent moyen d’aiguiser son intelligence : le bridge.
Bridgeuse accomplie, Pat est non seulement ma partenaire de bridge, elle est une véritable
« coach de vie ». Elle a été un « atout » irremplaçable pour surmonter bien des « impasses »
qui se sont présentées au cours de mes études doctorales. Cette thèse, c’est aussi la leur.
xv
Je profite également de ces quelques lignes pour souligner l’appui financier du
Conseil de recherche en sciences humaines du Canda et du Fonds québécois de recherche
en société et culture. En m’octroyant des bourses pendant cinq années d’études doctorales,
ces organismes subventionnaires m’ont permis de me concentrer sur la recherche de même
que sur d’autres activités utiles à l’amélioration du dossier universitaire d’un jeune
chercheur : rédaction d’articles, participation à des colloques scientifiques, etc. Je tiens
aussi à remercier Patrice-Éloi Mallet, de l’Université de Moncton, qui m’a offert mes
premières charges d’enseignement universitaire dans ma terre natale acadienne. En plus de
me permettre de gagner ma vie, l’enseignement est une expérience des plus formatrices et
stimulantes pour le jeune universitaire que je suis.
1
NOTE D’ORIENTATION.
À LA FRONTIÈRE DE L’HISTOIRE ET DE LA PHILOSOPHIE : UNE THÈSE SUR
L’ÉPISTÉMOLOGIE DE L’HISTOIRE
[…] questions about the nature, object,
method and value of history must be
answered by persons having two
qualifications. First they must have
experience of that form of thought. They
must be historian […]; The second
qualification for answering these
questions is that a man should not only
have experience historical thinking but
also have reflected upon than experience.
He must be not only an historian but a
philosopher.
Robin G. Collingwood1
But those who would articulate a
philosophy of historical methodology,
unless they are professionally both
philosopher and historian, will be
standing with at least one foot on
somebody else’s turf. When it comes to
understanding the past, historians are the
acknowledged experts. But when it
comes to the understanding how we
understand the past, there are no experts;
we are all « intruders ».
Raymond Martin2
La présente étude n’est pas à proprement parler une thèse d’histoire, c’est-à-dire un
travail mettant en œuvre la compétence historique. Il consiste plutôt en une thèse sur
l’histoire, sur ce que R. G. Collingwood nomme the Idea of History3. S’interroger sur cette
idée renvoie inévitablement à l’épistémologie de l’histoire. Nous ne cherchons pas pour
autant à faire une thèse d’épistémologie pour déterminer la nature de l’histoire, dirait
Arthur Marwick4. Nos ambitions sont résolument plus modestes. Ni à proprement parler
1 R. G. Collingwood, The Idea of History, New York, Oxford University Press, 1956, p. 7-8.
2 R. Martin, « Towards a Post-Analytic View », History and Theory, vol. 32, no 1 (1993), p. 31.
3 R. G. Collingwood, The Idea of History.
4 Arthur Marwick, The Nature of History, Londres, MacMillan, 1993.
2
enquête historique, ni analyse épistémologique au sens strict du terme, cette thèse
s’intéresse à l’Idea of History à travers une réflexion d’ordre conceptuel, méthodologique et
empirique sur la relation entre histoire et épistémologie, deux notions qui se conjuguent
différemment et qui, depuis les trente dernières années, ont été souvent mises en relation
que ce soit par les historiens ou les philosophes. Nous cherchons à élucider ce que
Dominique Lecourt nomme la « réciprocité engageante »5 entre histoire et épistémologie
qui a des conséquences sur la façon même de penser l’épistémologie de l’histoire. Ce
faisant, nous voulons faire dialoguer « deux univers de savoir »6, à savoir ceux des
historiens et des philosophes cherchant à élucider ce que faire de l’histoire veut dire.
Comme le souligne le manifeste d’une nouvelle revue consacrée à l’épistémologie de
l’histoire, ces deux univers « have flagrantly and wantonly ignored each other »7. Bref, à
partir de l’assise d’une réflexion sur l’épistémologie de l’histoire, nous cherchons à
instaurer, comme le revendiquait R. G. Collingwood dans son Autobiography il y a plus de
70 ans, « a rapprochement between philosophy and history »8. Ce rapprochement participe
de la mise en place d’une « community of discourse »9 entre les historiens de métier et les
philosophes de l’histoire. Le rapprochement de ces « deux corporations » exigerait en fait
que nous saisissions le caractère propre de la réflexion épistémologique menée par les
historiens qui ne parlent pas de la même chose que les philosophes s’intéressant au
savoir historique10
.
5 Dominique Lecourt, L’Épistémologie historique de Gaston Bachelard, Paris, Vrin, 2002 [1969], p. 9.
L’auteur insiste surtout sur la réciprocité entre l’épistémologie et l’histoire des sciences, mais cette réciprocité
s’étend également à l’histoire tout court comme il sera donné de voir au chapitre 1. 6 Roger Chartier, « Philosophie et histoire », dans Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes
et incertitude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 234. Voir aussi du même auteur : « Philosophie et histoire :
un dialogue », dans François Bédarida (dir.), L’Histoire et le métier d’historien en France 1945-1995, Paris,
Maisons des sciences de l’homme, 1995, p. 149. 7 Franklin R. Ankersmit, Mark Bevir, Paul Roth, Aviezer Tucker et Alison Wylie, « The Philosophy of
History: An Agenda », Journal of the Philosophy of History, vol. 1 (2007), p. 1-9. 8 R. G. Collingwood, An Autobiography, Oxford, Clarendon Press, 1939, p. 77.
9 R. Stephen Humphreys, « The Historian, His Documents, and the Elementary Modes of
Historical Thought », History and Theory, vol, 19, no 1 (1980), p. 1. 10
G. Noiriel, Penser avec, penser contre, Paris, Belin, 2003, p. 15.
3
De façon plus précise, devant les récentes – et moins récentes – réflexions sur les
liens entre histoire et épistémologie se penchant à la fois sur l’histoire de l’épistémologie11
,
l’épistémologie de l’histoire12 et sur la place de l’histoire en épistémologie, soit
l’épistémologie historique13
– réflexions que nous examinerons au premier chapitre –, cette
thèse se propose de s’interroger sur la place de l’épistémologie en histoire, soit l’épistémo-
logie historienne, à savoir le discours théorique (logos) que les historiens tiennent sur leur
savoir (épistémè). À la fois ignorée par les adeptes de l’épistémologie historique mobilisant
la démarche historique comme si elle était plus évidente que les (autres) sciences qu’ils
souhaitent élucider et les philosophes s’intéressant à l’épistémologie de l’histoire sans
vraiment tenir compte du discours que les historiens tiennent (déjà) sur leur savoir,
l’épistémo-logie historienne constitue le véritable angle mort de la réflexion sur la relation
entre épistémologie et histoire. Elle renvoie au rapport non pas pratique mais théorique,
contemplatif et discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir. La
compréhension de la relation dialectique entre épistémologie et histoire ne peut faire
l’économie de l’épistémo-logie historienne. L’étude du discours que les historiens tiennent
sur le savoir, en plus d’enrichir notre compréhension de cette relation, offre une assise
intéressante à partir de laquelle nous pouvons nous interroger sur le rapport que les
historiens comme savants entretiennent avec l’intelligence de leur discipline, un rapport
11
Entendue ici comme l’histoire de la philosophie des sciences. Nous abordons plus en détails l’histoire de
l’épistémologie ci-dessous (1.2.1). 12 Entendue ici comme domaine de spécialisation en philosophie. Pour un bon aperçu du domaine, nous
pouvons consulter les revues History and Theory (1960-), Rethinking History (1997-), Journal of the
Philosophy of History (2007-) de même que la récente encyclopédie A Companion to the Philosophy of
History and Historiography (édité par Aviezer Tucker, Oxford, Wiley-Blackwell, 2011) et la bibliographie
produite par le dynamique International Network for Theory of History
(http://www.inth.ugent.be/bibliography/). L’ensemble de ces références atteste du développement de
l’épistémologie de l’histoire comme domaine de recherche. Nous abordons plus en détail l’épistémologie de
l’histoire dans la section 1.2.3. 13 Parmi les travaux récents, mentionnons les noms de Hans-Jörg Rheinberger (On Historicizing
Epistemology: an Essay, Stanford, Stanford University Press, 2009) et d’Anastasios Brenner qui dresse un
bon état de la question dans « Quelle épistémologie historique? Kuhn, Feyarebend, Hacking et l’école
bachelardienne », Revue de Métaphysique et de Morale, no 1 (2006), p. 113-25. Voir aussi Vincent Bontems
qui parle de « L’actualité de l’épistémologie historique » dans la Revue d’histoire des sciences, vol. 59,
no 1 (2006), p. 137-147. Pour une analyse socio-généalogique de la notion d’épistémologie historique, voir
Yves Gingras, « Naming without Necessity: on the Genealogy and Uses of Historical Epistemology »,
Revue de Synthèse, vol. 131, no 3 (2010), p. 439-454. Nous abordons ci-dessous (1.2.2) plus en détails
l’épistémologie historique qu’il ne faut pas confondre avec l’épistémologie de l’histoire.
4
qui, comme nous le verrons, ne saurait se réduire à un quelconque savoir-faire artisanal,
que celui-ci se pense comme métier, « sens pratique », « habitus » ou « know-how »14
.
Deux objectifs interreliés structurent cette thèse : enrichir la compréhension
dialectique entre épistémologie et histoire – l’objectif général – en mettant en lumière le
rapport discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir, l’épistémologie
historienne – l’objectif particulier. En un mot, nous ne tentons pas d’élucider la nature de
l’histoire, mais d’examiner l’élucidation qu’en ont faite, tour à tour, les philosophes, mais
surtout les historiens à travers le discours qu’ils tiennent sur leur savoir – leur
épistémologie. Nous ne faisons pas pour autant une histoire de cette épistémologie en
étudiant ses mutations sur le plan diachronique ou en la mettant en relation avec son
contexte intellectuel et institutionnel : nous interrogeons la relation entre épistémologie et
histoire en vue de voir, à terme, comment celle-ci prend forme au sein même de l’espace
disciplinaire historien. Ce faisant, notre démarche se veut une déclinaison de l’entreprise
que David Carr a récemment nommé la « metaphilosophy of history, or the philosophy of
the philosophy of history »15
. Nous la nommerions, si cela ne semblait pas trop ambitieux,
une méta-épistémologie de l’histoire en ce qu’elle prend pour objet, au terme d’une analyse
conceptuelle de la relation entre épistémologie et histoire, l’épistémologie de l’histoire qui
est non seulement l’apanage des philosophes, mais aussi des historiens. Cette méta-
épistémologie de l’histoire n’est pas sans lien avec la méta-épistémologie historique
proposée par Ian Hacking en ce qu’elle prend la pensée épistémologique sur l’histoire
comme objet16
. Elle participe d’ailleurs à ce que Vincent Bontems a pu récemment nommer
« une épistémologie de l’épistémologie »17
, en l’occurrence une étude sur comment le
savoir historique peut être l’objet d’une réflexion épistémologique non seulement chez les
philosophes, mais aussi chez les historiens. Notons, enfin, que nous acceptons de loger
14
P. Bourdieu, « Le “métier” du savant », dans Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001,
p. 77-90; Gilbert Ryle, « Knowing How and Knowing That », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 46
(1945), p. 1-16. 15
David Carr, « On the Metaphilosophy of History », dans Franklin R. Ankersmit, Ewa Domanska et
Hans Kellner (dir.), Re-figuring Hayden White, Stanford, Stanford University Press, 2009, p. 17. 16
Ian Hacking, « Historical Meta-Epistemology », dans Wolfgang Karl et Lorraine Daston (dir.),
Wahrheit und Geschichte, Göttingen, Vanderhoeck und Ruprecht, 1999, p. 55-77. 17
Vincent Bontems, « L’actualité de l’épistémologie historique », p. 146.
5
cette thèse à l’enseigne de la méta-épistémologie de l’histoire à condition qu’on comprenne
bien, au risque de nous répéter, que notre étude de la réflexion épistémologique sur
l’histoire menée par les philosophes et les historiens n’a pas pour ambition de déboucher
elle-même sur une épistémologie générale de l’histoire qui aurait fait la synthèse critique de
l’ensemble des approches par lesquelles elle se serait historiquement développée.
Notre propos s’articulera en trois parties visant à mieux circonscrire ces objectifs
général et particulier. Elles proposeront des esquisses conceptuelles, méthodologiques et
empiriques pour traiter de la question de l’épistémologie en histoire. La première partie de
la thèse relèvera de la conceptualisation (I) et contiendra deux chapitres. Le premier
chapitre, le plus long et le plus important de la thèse, se penchera sur les notions
d’épistémologie et d’histoire, les deux concepts opératoires centraux autour desquels notre
argumentation se déploiera. Ces concepts ont en commun leur polysémie (1.1) qu’il faudra
tenter d’élucider précisément. Indiquons d’emblée que, dans cette thèse, l’épistémologie
(1.1.1) désigne la philosophie des sciences, de la connaissance scientifique et non la théorie
de la connaissance, à savoir la gnoséologie. Nous proposerons, par ailleurs, une définition
procédurale de l’histoire (1.1.2) : l’histoire n’est pas le passé, ni la connaissance du passé,
mais le savoir qui produit une connaissance du passé. Nous traiterons ensuite de relation
multiforme entre épistémologie et histoire, une relation qui se pense à l’enseigne d’une
réciprocité, d’une dialectique (1.2). Il est possible de faire autant l’histoire de
l’épistémologie que l’épistémologie de l’histoire. Une rétrospective de l’épistémologie
(1.2.1) montrera que la démarche historique a une place importante dans le travail des
épistémologues, surtout depuis les années 1960 où les philosophes anglo-saxons, qui ont
longtemps privilégié les outils de la logique pour réfléchir sur la connaissance scientifique,
se seraient ouverts aux approches historiques développées notamment par les philosophes
français depuis l’entre-deux-guerres, sinon bien avant avec le positivisme historiciste
d’Auguste Comte.
Cette épistémologie historique (1.2.2), par laquelle les épistémologues se sont mis à
réfléchir au phénomène scientifique à l’aide des outils de l’histoire, se serait effectuée sans
tenir compte de l’épistémologie de l’histoire, comme si la démarche historique était plus
évidente que les sciences dont les épistémologues souhaitent rendre compte. Si, à quelques
6
exceptions près, les praticiens de l’épistémologie historique ne tiennent jamais vraiment
compte de l’épistémologie de l’histoire (1.2.3), l’épistémologie de l’histoire aurait été
historiquement l’une des épistémologies les moins historiques. Les tenants des différentes
approches programmatiques de l’épistémologie de l’histoire – l’épistémologie historiciste
néokantienne (1.2.3.1), l’épistémologie néo-positiviste et analytique (1.2.3.2),
l’épistémologie narrativiste (1.2.3.3) – ont en effet réfléchi sur le savoir historique sans
tenir compte de la pratique effective et historique des historiens qui, de ce fait, les ont
réciproquement largement ignorés, en ne se reconnaissant pas dans les modèles qu’ils
proposaient du savoir historique. Ce ne serait que récemment, sous l’enseigne d’une
philosophie empirique ou naturalisée de l’histoire (1.2.3.4), que des épistémologues de
l’histoire ont souligné la nécessité, non sans soulever le problème d’une certaine circularité,
d’une approche historique pour comprendre le savoir historique. À leurs yeux, il faut tenir
compte de ce que les historiens ont fait pour ancrer la réflexion épistémologique sur le
savoir historique. Cette historicisation de l’épistémologie de l’histoire ne saurait cependant
se faire au prix de l’ignorance ou du rejet du discours que les historiens tiennent eux-
mêmes sur leur savoir, de l’épistémologie historienne. À cet égard, le philosophe français
Paul Ricœur est un des rares philosophes à avoir produit une réflexion épistémologique sur
l’histoire tenant compte de l’épistémologie historienne (1.2.3.5). En somme, le premier
chapitre à travers une conceptualisation de la dialectique entre épistémologie et histoire
mettra à l’évidence l’impensé des deux grands domaines ayant mis en relation ces deux
démarches – l’épistémologie historique et l’épistémologie de l’histoire :
l’épistémologie historienne.
Il ne faut cependant pas penser que rien n’a été écrit sur l’épistémologie historienne.
Si les philosophes – à l’exception notamment de P. Ricœur –, ont négligé cette maille de la
dialectique épistémologie-histoire, les historiens ne sont pas restés muets sur le savoir-dire
historien. Le deuxième chapitre de notre thèse dressera, à cet effet, un état de la question de
l’épistémologie historienne : que s’est-il écrit sur le discours que les historiens tiennent sur
leur savoir? À quelques exceptions près (2.3), la question de l’épistémologie historienne
aurait été jusqu’à présent la plupart du temps déconsidérée. Elle n’aurait guère dépassé les
impressions intuitionnistes sur sa présumée absence dans la discipline. D’une part, une
absence valorisée (2.1) au nom d’une conception artisanale du savoir historique : pour
7
nombre de ses praticiens, le métier d’historien ne peut pas faire l’objet d’une formalisation
discursive; il ne peut se penser abstraitement. D’autre part, une absence – et plus
récemment – déplorée (2.2) pour dénoncer le prétendu empirisme anti-théoriciste
des historiens.
Pour dépasser ces impressions intuitionnistes sur la question de l’épistémologie
historienne, nous proposerons dans la seconde partie de notre thèse, une approche pour
traiter plus systématiquement cette question à travers des esquisses méthodologiques (II).
Contrairement à la pratique courante, nous avons décidé de ne pas réduire la méthodologie
à quelques paragraphes d’une introduction. Le chapitre méthodologique est l’occasion de
dire d’où nous parlons, de définir les paramètres, conditions et exigences d’une étude du
savoir-dire historien que nous mettrons en œuvre dans la troisième partie de notre thèse. Il
sert de chapitre médian entre les considérations conceptuelles de la première partie (I) et les
considérations empiriques de la troisième partie (III). Dans le troisième chapitre, nous
expliciterons ce que nous souhaitons – et ne souhaitons pas – accomplir pour éviter tout
malentendu ou contresens. Le premier paramètre de l’approche à travers laquelle nous
souhaitons aborder la question de l’épistémologie historienne est celle de la documentation
(3.1) qui permettra de dépasser les impressions intuitionnistes qui ont jusqu’à présent
caractérisé la réflexion sur la question de l’épistémologie historienne. Pour donner une
assise documentaire à notre réflexion sur la question de l’épistémologie historienne, nous
avons choisi d’étudier le savoir-dire des historiens au Québec18
depuis la création des
premiers instituts universitaires d’histoire au lendemain du second conflit mondial. En
effet, tel qu’il se constitue depuis 1947, l’espace disciplinaire historien québécois fournira
ici un cadre relativement homogène pour étudier le savoir-dire historien. Il se présente aussi
comme un espace relativement peu examiné par les chercheurs s’intéressant à la théorie de
la discipline historique, comparativement à l’Allemagne, la France, la Royaume-Uni ou les
États-Unis. D’entrée de jeu, bien que nous ancrerons notre réflexion dans l’espace
18
Nous sommes conscients que le terme « Québec » n’a pas toujours eu la même résonance. Contentons-nous,
comme le faisait Fernand Dumont dans la Philosophie au Québec, « d’utiliser rétrospectivement le mot
“Québec” pour désigner une certaine entité géographique et administrative, dont l’unité historique demeure
malgré tout assez évidente, évitant ainsi d’avoir à discuter le problème délicat – mais important – de savoir à
quel moment le « Canada français » est devenu le « Québec » (F. Dumont, Philosophie au Québec,
Montréal/Paris, Bellarmin/Desclée, 1976, p. 2).
8
disciplinaire québécois, nous n’en ferons pas pour autant un facteur, un déterminant ou un
principe explicatif du discours des historiens sur leur savoir. Dans le cadre de cette thèse
qui privilégie une approche internaliste, nous ne souhaitons pas mettre en relation
l’épistémologie historienne avec l’espace québécois en vue de déterminer, selon une
perspective externaliste, en quoi le second conditionne la première. En effet, le deuxième
paramètre de notre approche de la question de l’épistémologie historienne est que celle-ci
soit appréhendée dans sa positivité discursive comme un texte (3.2). D’une part, cette
condition exigera que nous renoncions à considérer l’épistémologie comme un témoignage
du savoir-faire des historiens (3.2.1.1 a) ou de l’histoire telle qu’elle est mise en œuvre
(3.2.1.1 b). D’autre part, elle impliquera que nous renoncions également à expliquer
l’épistémologie historienne (3.2.1.2) en la mettant en relation avec autre chose qu’elle-
même, à savoir son contexte, que celui-ci se pense comme les circonstances de sa
production, de son énonciation et de sa réception, son horizon de signification ou encore les
intentions, les œuvres et l’affiliation institutionnelle de ses auteurs. Nous n’avons pas la
prétention de produire une analyse sociologique ou un récit historique de l’épistémologie
historienne la mettant en relation avec son contexte socio-institutionnel. Nous ne voulons
pas plus privilégier une perspective d’histoire intellectuelle, en reconstituant les débats
autour desquels le savoir-dire historien s’est déployé. En la cernant dans sa positivité
textuelle, notre approche permettra de conceptualiser l’épistémologie des historiens à
l’enseigne de ce que Jacques Revel nomme une « idéologie scientifique », à savoir
l’ensemble des représentations que se font les historiens de leur savoir et qu’ils souhaitent
projeter (3.2.3). Ces représentations se structurent autour d’enjeux qui permettront de
systématiser et d’articuler notre réflexion sur la question de l’épistémologie historienne.
La troisième partie de notre thèse (III) esquissera un portrait empirique de
l’épistémologie historienne au Québec. Il n’entre pas dans le cadre de cette thèse
d’effectuer une restitution exhaustive de celle-ci. Nous nous limiterons plutôt à documenter
le traitement de trois importants enjeux interreliés (A) autour desquels peuvent s’apprécier
les ressources réflexives des historiens au Québec. Cette documentation s’effectuera en
fonction d’une hypothèse de travail (B) et a pour objectif de déboulonner le mythe
caricaturant l’historien comme indécrottable empiriste (C).
9
Le premier enjeu (chapitre 4) concernera la réflexion que les historiens tiennent sur
le rapport de leur savoir au récit. Après une brève mise en contexte historico-conceptuelle
dans laquelle nous montrons en quoi le récit a relevé et relève de l’épistémologie de
l’histoire (4.1), nous verrons que le récit est à la fois un enjeu (4.2) et un vecteur de
l’identité disciplinaire du savoir historique (4.3).
Le second enjeu épistémologique (chapitre 5) sur lequel nous nous pencherons
renverra au rapport que les historiens entretiennent avec le passé de leur discipline. Avant
de montrer que le passé disciplinaire est omniprésent dans le discours que les historiens
tiennent sur leur savoir et qu’il existe, de ce fait, un lien étroit entre réflexion
historiographique et réflexion épistémologique (5.2), nous nous référerons à la
catégorisation idéale-typique présentisme/historicisme (5.1) pour structurer notre étude du
discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir disciplinaire. Le passé
disciplinaire étant à la fois et inséparablement un enjeu disciplinaire et un chantier de
recherche pour les historiens, le discours qu’ils tiennent sur cet enjeu nous apparait
particulièrement combatif (5.3). Au-delà de sa fonction heuristique (5.3.1), l’appréhension
du passé disciplinaire du savoir historique au Québec serait en tension entre une
historiographie de combat et un combat de l’historiographie. La première (5.3.2) serait très
présentiste. Elle instrumentaliserait et évaluerait le passé du savoir disciplinaire pour servir
les intérêts des historiens qui chercheraient ainsi à se démarquer de leurs prédécesseurs
(5.3.2.1) ou de leurs contemporains avec lesquels ils seraient en concurrence pour les
ressources matérielles et symboliques limitées du champ disciplinaire (5.3.2.2). Quant à lui,
le combat de l’historiographie (5.3.3) chercherait à faire de l’appréhension du passé
disciplinaire un chantier de recherche autonome et spécifique pour qu’elle soit plus
historiciste. Avant de passer de l’historiographie de combat au combat de l’historiographie,
nous nous pencherons sur le cas de Ronald Rudin (5.3.2.3) qui mérite un traitement isolé
dans notre étude du discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir, car la
réception de son œuvre historiographique révèlerait éloquemment l’enjeu de taille que
représente le passé disciplinaire dans l’épistémologie historienne. Adepte à la fois de
l’historiographie de combat et du combat de l’historiographie, l’œuvre de R. Rudin nous
permettra de faire le pont entre ces deux types de combats structurant le discours que les
historiens québécois tiennent sur le passé de leur savoir disciplinaire. Nous terminerons le
10
chapitre (5.4) en soulignant que le discours sur le passé du savoir historique serait similaire
à celui qui se tient sur le passé d’autres disciplines scientifiques, en ce qu’il doit répondre à
la fois à des exigences de mémoire et de connaissance.
Le troisième enjeu épistémologique serait celui de l’historicité de l’histoire (chapitre
6), à savoir la question du rapport que le savoir historique entretient avec le présent (6.1).
Après avoir montré en quoi cette question est au cœur de l’épistémologie de l’histoire (6.2),
nous verrons à quelles conditions (6.3) celle-ci peut être saisie comme une question
disciplinaire structurelle au Québec (6.4). Nous insisterons sur le rôle du sociologue
Fernand Dumont qui, sans être le premier à l’avoir posée (6.6.1), permit à la question de
l’historicité de se formaliser au Québec (6.5). Notre étude du discours que les historiens
tiennent sur l’enracinement temporel de leur savoir se structure en fonction de trois
thématiques qui balisent le savoir-dire des historiens sur cet enjeu. Ces thématiques
agiraient comme des « variables » dans la résolution de la question de l’historicité. En
premier lieu, ce serait autour du relativisme (6.6) que Serge Gagnon (6.6.2), Nicole Gagnon
et Jean Hamelin (6.6.3), Fernand Ouellet (6.6.4), Pierre Trépanier (6.6.5) et
Gérard Bouchard (6.6.6) auraient pensé l’enracinement temporel du savoir historique. En
deuxième lieu, ce serait en thématisant la dialectique passé/présent que les historiens ont pu
articuler la question de l’historicité de leur savoir (6.7). Certains, comme
Jocelyn Létourneau et Jean-Marie Fecteau, ont rappelé que l’historien est un intellectuel
ayant des responsabilités éthiques et morales (6.7.1), d’autres ont souligné la fonction
sociale de l’histoire (6.7.2). Enfin, et plus récemment, des historiens souligneraient que le
rapport entre les praticiens de l’histoire et la société fait l’objet d’une médiation
disciplinaire (6.8) : pour eux, la question de l’historicité de l’histoire ne saurait s’articuler
sans tenir compte du fait que celle-ci est un savoir disciplinaire spécifique et autonome.
Nous terminons ce chapitre en rappelant l’importance de la question de l’historicité du
savoir historique dans le discours que les historiens tiennent sur leur savoir (6.9).
Ces trois enjeux auraient en commun d’être ce que nous appelons des enjeux-
carrefours, à savoir des enjeux dont le traitement renvoie à d’autres enjeux épistémiques,
notamment la scientificité, la vérité, l’objectivité et la fonction sociale du savoir historique,
de même que ses rapports avec les sciences sociales, la littérature et la mémoire, etc.
11
L’étude de ces trois enjeux permet de brosser un premier portrait de l’épistémologie
historienne qui, à défaut d’être exhaustif, saura néanmoins la rendre plus intelligible et
surtout d’enrichir notre compréhension formelle de la relation entre épistémologie et
histoire, ce qui correspond respectivement à l’objectif particulier et l’objectif général que
cette thèse cherche à atteindre en s’aventurant dans le « difficult terrain between
historiography and philosophy »19
.
19
John H. Zammito, « Historians and Philosophy of Historiography », dans A. Tucker (dir.), A Companion…,
p. 71.
13
I ESQUISSES CONCEPTUELLES
15
CHAPITRE 1 : ÉPISTÉMOLOGIE ET HISTOIRE
Un historien […] ne peut tenir un
discours cohérent sur sa pratique, qu’en
s’appuyant sur un langage et des
références empruntés aux disciplines
spécialisées dans l’étude de la
constitution des savoirs; principalement
la philosophie. Tout en reconnaissant la
nécessité de parler le langage de sa
communauté professionnelle pour se faire
comprendre, l’historien […], pour être
pris au sérieux, doit donc mobiliser des
ressources qui sont étrangères aux
compétences normales de son groupe. Il
ne peut espérer, par conséquent, être lu
par ceux-là même auxquels il s’adresse;
pas plus d’ailleurs que par les
philosophes qui trouveront sans intérêt
une « épistémologie » d’historien destinée
à des historiens.
Gérard Noiriel20
There is nothing improper about a
philosopher’s becoming involved with
history and a historian’s trying to think
philosophically about history.
Haskell Fein21
1.1 Des notions ambigües
Les notions d’épistémologie et d’histoire ont en commun une ambigüité qui
provient de leur polysémie. Il n’entre pas dans le cadre de notre propos de faire une
recension exhaustive des multiples acceptions de ces deux notions, ou encore, de faire leur
généalogie. Les notices encyclopédiques existent pour cela. Il s’agit plus simplement et
modestement de préciser l’acception qui sera employée dans cette thèse. Nous le faisons
notamment en nous distanciant d’acceptions plus usitées ou communes. Notre
conceptualisation des notions d’épistémologie et d’histoire n’a évidemment pas l’ambition
20
G. Noiriel, Sur la « crise » de l’histoire, Paris, Gallimard, 2005 [1996], p. 237-238. 21
H. Fein, Between Philosophy and History. The Resurrection of Speculative Philosophy of History within the
Analytic Tradition, Princeton, Princeton University Press, 1970, p. 232.
16
d’être exhaustive ou – encore moins – prescriptive; elle se veut, plus modestement,
opératoire dans le cadre de cette thèse.
1.1.1 L’épistémologie : une réflexion philosophique sur les savoirs scientifiques
Dans un ouvrage paru en 2008, l’historien des sciences Gérard Simon soulignait que
le « mot “épistémologie” […] paraît recouvrir tant de confusion que j’ai même hésité à
l’employer »22
. Maints auteurs ont souligné les embûches que réserve l’emploi de
l’expression « épistémologie » dont le domaine d’investigation a des limites fluctuantes23
.
De fait, il n’existerait pas d’accord sur la nature des problèmes que doit aborder
l’épistémologie24
. Si l’on se rapporte à son étymologie, le terme d’épistémologie est formé
du mot grec épistémè et du suffixe logos signifiant discours théorique.
L’usage du terme ne remonte au qu’au XIXe siècle. Le mot « epistemology » est un
néologisme forgé alors par le philosophe écossais James Ferrier25
. L’épistémologie désigne
alors la théorie de la connaissance en général – la gnoséologie –, une acception qu’elle
conserve encore largement dans la tradition philosophique anglo-saxonne, sans cependant
être pensée comme une branche de la métaphysique – la « science philosophique du
savoir » – comme le faisait J. Ferrier. Lorsqu’il entre dans la langue française, au début du
XXe siècle, le mot « épistémologie » subit d’emblée une inflexion conceptuelle importante
restreignant sa signification : il désigne la réflexion sur un type de connaissance particulier,
soit la science qui peut être envisagée sur le plan historique comme diverses entités à
élucider, ou qui peut être considérée sur le plan logique comme une entité abstraite à
spécifier conceptuellement26
. Le concept d’épistémologie dans la tradition philosophique
22
G. Simon, Sciences et histoire, Paris, Gallimard, 2008, p. 171. 23
Pierre Wagner, « Introduction », dans P. Wagner (dir.), Les Philosophes et la science, Paris, Gallimard,
2002, p. 9-65; Catherine Chevalley. « Épistémologie », dans Niels Bohr, Physique atomique et connaissance
humaine, Paris, Gallimard, 1991, p. 422-442. 24
Antoinette Virieux-Reymond, L’épistémologie, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 1. 25
James Ferrier, Institutes of Metaphysic: the Theory of Knowing and Being, Edinburgh, William Blackwood
and Sons, 1854. 26
Voir, parmi tant d’autres, D. Lecourt, « Épistémologie », dans D. Lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire et
philosophie des sciences, Paris, Presses universitaires de France, 2006, p. 428-432; Hervé Barreau,
L’Épistémologie, Paris, Presses universitaires de France, 2010. Notons qu’il existe au sein de la tradition
francophone des auteurs qui conçoivent l’épistémologie comme la philosophie de la connaissance. Jean Piaget,
par exemple, donnait à l’épistémologie la tâche d’étudier la constitution des « connaissances valables », ce qui
17
française s’identifie à la philosophie des sciences qui, comme tradition de recherche, existe
bien avant l’usage du terme d’épistémologie pour la désigner, soit depuis les années 1830.
Il serait cependant plus juste, sans trop se perdre dans les dédales liées aux usages du terme,
de penser l’épistémologie comme une partie de la philosophie des sciences qui, elle,
s’intéresse non seulement à la nature des savoirs scientifiques, mais également, du moins
telle qu’elle s’est développée depuis les années 1830, à leur dimension institutionnelle, aux
conditions et conséquences civilisationelles de leur développement, à leurs rapports avec
d’autres formes de connaissance, comme la technique ou la philosophie27
. Aussi, dans cette
thèse, l’épistémologie renvoie strictement à la réflexion philosophique sur la nature des
savoirs scientifiques – entendus ici dans une acception large, typique de la tradition
française et de l’approche naturalisée en épistémologie, comme toute activité de recherche
dont le but premier est de produire de la connaissance pouvant se justifier à l’aide de
critères intersubjectifs de validation et qui sont constitutifs de son fonctionnement
disciplinaire propre. L’intersubjectivité disciplinaire permet en outre la production d’une
connaissance commensurable, dont la qualité peut être contrôlée et qui, de ce fait, est
susceptible de progresser, autre caractéristique d’un savoir scientifique28
. Cela étant dit,
nous reconnaissons que la définition même de ce qu’est une science, de ce qui fait qu’un
inclut évidement les connaissances scientifiques, mais pas seulement, et aussi bien « l’étude du passage des
états de moindre connaissance aux états de connaissance plus poussée ». (J. Piaget, Logique et
connaissance scientifique, Paris, Pléiade, 1976, p. 7). Il est tout à fait caractéristique que lorsqu’on donne à
l’épistémologie une signification plus étendue, comme le fait J. Piaget, on minimise l’importance de la
coupure entre connaissance et connaissance scientifique et on « considère qu’à partir de la connaissance
commune l’on passe progressivement à la connaissance scientifique ». (A. Virieux-Reymond, L’épistémologie,
p. 6) Je remercie Olivier Clain de m’avoir fait remarquer ce fait. 27
En effet, dans l’une de ses premières définitions formelles en France, André Lalande considère que
l’épistémologie « désigne la philosophie des sciences, mais avec un sens plus précis […] C’est essentiellement
l’étude critique des principes, des hypothèses et des résultats des diverses sciences, destinée à déterminer leur
origine logique (non psychologique), leur valeur et leur portée objective. On doit donc distinguer
l’épistémologie de la théorie de la connaissance […] » (A. Lalande, « Épistémologie »,
dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 2010 [1926],
p. 293) 28
Dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, A. Lalande propose une définition similaire
des sciences : toute discipline que l’on peut définir comme un « [e]nsemble de connaissances et de recherches
ayant un degré d’unité, de généralité et susceptibles d’amener les hommes qui s’y consacrent à des conclusions
concordantes qui ne résultent ni de conventions arbitraires, ni des goûts ou des intérêts individuels qui leur
sont communs mais de relations objectives qu’on découvre graduellement et que l’on confirme par des
méthodes de véridication définie ». (A. Lalande, « Science », dans Vocabulaire technique et critique de la
philosophie, Paris, Presses universitaires de France, 2010 [1926], p. 954) A. Lalande identifie une autre
acception du terme de science qui, nous le verrons (2.1), rejoint la conception artisanale que plusieurs
historiens se font de leur savoir : « Habileté technique; connaissance du métier ». (Ibid.)
18
savoir est scientifique, peut être aux yeux de maints épistémologues, notamment ceux se
réclamant d’une approche logique fondationnaliste, elle-même un, pour ne pas dire le,
problème épistémologique. Le contraste entre ces deux manières de penser la spécificité
des savoirs scientifiques découle de la question du rapport entre les sciences et la
philosophie, question qui est elle-même un enjeu de l’épistémologie. La façon dont on
conceptualise ce rapport est solidaire de la façon dont on conceptualise la tâche de
l’épistémologie29
. Comme nous le verrons dans les sections 1.2.1 et 1.2.2, on peut, d’une
part, considérer que la philosophie est une discipline autonome face aux pratiques
scientifiques. Selon cette « conception traditionnelle », seule la philosophie peut fonder et
justifier les sciences. Elle part de la prémise « that there is a standard higher than science
for the ascertainment of knowledge and truth »30
. Dans cette perspective, l’épistémologie
est la branche particuière de la philosophie qui se donne pour tâche, en recourant
notamment aux outils logique de l’analyse conceptuelle, « d’évaluer les prétentions au
savoir et, ce faisant, d’exhiber ce qui constitue les traits caractéristiques de la connaissance
scientifique »31
. On peut, d’autre part, considérer, dans le sillage du rationalisme
historiciste bachelardien et de l’épistémologie naturalisée de W. V. O. Quine32
, les
disciplines scientifiques comme souveraines dans la définition des critères par lesquels elles
produisent et évaluent les connaissances : « Unlike old epistemologists, we seek no firmer
basis for science than science itself »33
. Dans cette perspective, la science n’est rien d’autre
que ce font les scientifiques. L’épistémologue étudie la science à travers les différents
projets disciplinaires par lesquelles elle s’incarne historiquement pour dégager la rationalité
spécifique de chacun d’entre eux. Ainsi, en tenant compte de ces deux approches
épistémologiques, il n’est pas contradictoire de considérer que l’histoire, en tant que savoir
intersubjectif régulé et producteur de connaissances commensuables, peut être l’objet d’une
29
Jean Leroux, Une histoire comparée de la philosophie des sciences, Québec, Presses de l’Université Laval,
2010, p. 1 30
J. H. Zammito, « Post-Positivist Realism: Regrounding Representation », dans Nancy Partner et
Sarah Foot (dir.), The Sage Handbook of Historical Theory, Londres, Sage, 2013, p. 402. 31
J. Leroux, Une histoire comparée de la philosophie des sciences, p. 1. 32
W. V. O. Quine, « Epistemology Naturalized », dans Ontological Relativity and Other Essays, New York,
Columbia University Press, 1969, p. 69-114. 33
Idem, « Naturalism », dans From Stimulus to Science, Cambridge, Harvard University Press, 1995, p. 16.
19
interrogation épistémologique tout en reconnaissant que la scientificité de ce savoir est une
question ouverte et débattue, notamment si l’on adopte une approche fondationnaliste.
Les philosophes n’ont d’ailleurs pas le monopole de la réflexion épistémologique.
Du physicien Ernst Mach à l’historien Arthur Marwick, les savants ont de tout temps
entretenu une réflexion sur leur pratique disciplinaire respective34
. Plus qu’on ne le pense
généralement, les historiens ont entretenu cette réflexion de second degré. À cet égard, ce
sont bien aux historiens auxquels faisaient allusion William Dray, une sommité chez les
philosophes de l’histoire, lorsqu’il soutenait qu’« it is not only philosophers who raise
philosophical issues about history »35
. Étayer cette thèse de W. H. Dray sera l’objet de nos
considérations empiriques de la question de l’épistémologie historienne (III).
1.1.2 L’histoire : un savoir qui produit une connaissance sur le passé
La notion d’histoire est encore plus polysémique parce que plus usitée. Il est
impératif de s’arrêter sur elle, car toute réflexion sur l’histoire – et nous irions même
jusqu’à dire toute réflexion d’histoire – doit commencer par une élucidation de ce concept
qui souffre des multiples acceptions qui lui sont attribuées. Pour reprendre le commentaire
de Keith Jenkins, il est d’ailleurs assez étonnant que si peu de doctorants réalisent leur
thèse sans s’interroger minimalement sur la notion même du savoir qu’ils mettent en
œuvre, sans se demander de quoi l’histoire est-elle le nom36
. Tout étudiant en histoire doit
s’arrêter sur la question de la nature de l’histoire.
Tout comme les historiens les plus réflexifs, les philosophes de l’histoire ont
tendance à ne pas conceptualiser suffisamment la distinction entre le discours historique –
ce que les historiens disent du passé en mettant en œuvre leur savoir – et le discours
historiographique – ce que les historiens disent de leur savoir. Si l’on nous permet de filer
une métaphore de linguistique structuraliste, nous pourrions dire qu’ils ne semblent pas
34
E. Mach, La Connaissance et l’erreur, Paris, Flammarion, 1908; A. Marwick, The New Nature of History,
Londres, Palgrave, 2001. 35
W. H. Dray, « Philosophy and Historiography », dans Michael Bentley et David Morgan (dir.),
Companion to Historiography, Londres, Routledge, 2002, p. 760. 36
Keith Jenkins notait encore récemment que « not only the students lack of interest in such theoretical
questions but often [show] their immense hostility towards them ». (K. Jenkins, Re-thinking History, Londres,
Routledge, 2005 [1991], p. xvi.)
20
suffisamment distinguer les paroles énoncées par les historiens sur le passé – le référent – à
partir de leur langue (savoir historique) du discours sur cette langue, le métalangage
(l’épistémo-logie historienne). Tout au plus, ils rassemblent connaissance du passé – parole
–, épistémologie – métalangage – et même savoir historique – langue – dans le concept
amphibologique d’historiographie. Cette confusion conceptuelle s’explique en bonne partie
par l’ambigüité qui entoure non seulement la notion d’historiographie, mais aussi celle
d’histoire.
Pionnier en France du domaine de l’histoire de l’histoire et co-fondateur de son
principal média international – la revue Storia della Storiagrafia –, l’historien français
Charles-Olivier Carbonell n’hésitait pas à soutenir que « le mot histoire est la grande
auberge espagnole de nos dictionnaires ». Il est employé à la fois pour désigner l’objet
historique, la démarche qui l’étudie et le résultat obtenu au terme de cette démarche, la
connaissance historique, soit respectivement le passé, le savoir historique et
l’historiographie37
. De l’autre côté de la Manche, Arthur Marwick n’identifiait pas moins
de cinq acceptions de la notion d’histoire dans son Nature of History : le passé, la pratique
de recherche qui l’étudie, le produit de cette recherche, l’ensemble des connaissances
produites sur le passé et ce qu’on considère comme signifiant de cet ensemble38
. Le
philosophe Leon Goldstein réduit quelque peu l’ambiguïté et la complexité en décomposant
la notion d’histoire en deux : l’« infrastructure » désigne l’ensemble des procédés
méthodologiques par lesquels la connaissance du passé est produite via les sources qui
37
Charles-Olivier Carbonell, Histoire et historiens : une mutation idéologique des historiens français, 1865-
1885, Paris, Privat, 1976, p. 41-42. Cet ouvrage est tiré de sa thèse de doctorat. Sur le rôle important de C.-
O. Carbonell dans l’émergence et le développement de l’histoire de l’historiographie, voir Christian Amalvi,
« Naissance et affirmation de l’histoire de l’Histoire : jalons pour une connaissance contemporaine de la
Nouvelle Clio », dans C. Amalvi (dir.), Une Passion pour l’histoire. Histoire(s), mémoire(s) et Europe.
Hommage au professeur Charles-Olivier Carbonell, Paris, Privat, 2002, p. 32-39. 38
A. Marwick, The Nature of History, p. 6. Il est à noter aussi que la notion d’histoire est parfois employée –
à tort selon nous – pour désigner les phénomènes sociaux de la conscience historique et de la mémoire
collective qui renvoient au rapport qu’une société entretient avec son passé, son présent et son avenir.
« Histoire », à nos yeux, ne saurait désigner le medium par lequel la société prend conscience de son identité;
elle ne saurait être pensée comme un référent mémoriel ou un socle identitaire. « Histoire » n’est ainsi jamais
pour nous ce que Johan Huizinga définit comme « the intellectual form in which a civilization renders
account to itself of its past », ni, comme le dit François Hartog, « ce nom venu de loin qu’on a élu pour faire
réunir et faire tenir ensemble les trois dimensions du passé, du présent et du futur. (J. Huizinga, « A Definition
of the Concept of History », dans Raymond Klibansky et H. J. Paton (éd.), Philosophy and History. Essays in
Honor of Ernst Cassirer, New York, Harper and Row, 1963, p. 8-9; F. Hartog, « Le nom et le concept
d’histoire », Croire en l’histoire, Paris, Flammarion, 2013, p. 296)
21
permettent de l’appréhender; la « superstructure » désigne le produit fini issu de la mise en
œuvre de l’« infrastructure »39
. Plus récemment, l’éditeur du tout récent A Companion to
the Philosophy of History and Historiography – ouvrage de référence majeur dans le
domaine de l’épistémologie de l’histoire –, Aviezer Tucker donne un sens beaucoup plus
restrictif à la notion d’histoire qui ne désigne pour lui que le passé. Il emploie la notion
d’historiographie pour désigner tant l’étude du passé que l’écriture qui en procède40
.
Le concept d’historiographie est aussi d’« une redoutable ambigüité », pour
reprendre l’expression du médiéviste Bernard Guenée41
. Comme nous l’avons vu, si
certains emploient la notion d’historiographie pour désigner l’écriture et l’étude du passé,
d’autres désigneront par « historiographie » l’ensemble des connaissances produites sur une
question historique – l’historiographie des causes de la Première Guerre mondiale ou de la
Révolution française, par exemple – ou, de façon plus large, les connaissances produites sur
l’ensemble des questions historiques dans un espace-temps donné – l’historiographie
québécoise des années 1980 ou l’historiographie anglaise médiévale. L’ambiguïté autour de
la notion d’historiographie pourrait être réduite si nous réintroduisions dans notre
vocabulaire ce qui a déjà été pour Peter Novick un « once respectable word », à savoir
« historiology ». Ce terme désignait la science de l’histoire entendue comme savoir
disciplinaire, comme la sociologie peut désigner la science de la société ou du social.
Depuis sa disparition, « historiography », toujours selon P. Novick, « has had to do double
duty for both “historical science” and descriptive accounts of historical writing »42
.
Étude/écriture historique ou encore spectrographie de cette étude/écriture, l’historiographie
peut aussi désigner la réflexion critique ou de second degré des historiens sur leur savoir,
soit la métahistoire qui conjuguent plus souvent qu’autrement la réflexion théorique et
39
L. Goldstein, Historical Knowing, Austin, University of Texas Press, 1976. 40
A. Tucker, « Introduction », dans A Companion to the Philosophy of History and Historiography, p. 1-6.
Jonathan Gorman recourt à une conceptualization similaire dans Historical Judgement: The Limits of
Historiographical Choice, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2007, p. 18-19. 41
B. Guenée, Histoire et culture historique en Occident médiéval, Paris, Aubier-Montaigne, 1980, p. 12. 42
Peter Novick, That Noble Dream. The « Objectivity Question » and the American Historical Profession,
Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 8. Sur le terme « historiology », voir aussi
Kerwin Lee Klein, From History to Theory, Berkeley, University of California Press, 2012, p. 20.
22
historique sur le savoir historique. Dans le cadre de cette thèse, nous nommons cette
réflexion de second degré sous le vocable d’épistémologie historienne.
En tenant compte de ce tour d’horizon sémantique schématique, la notion d’histoire
peut se définir essentiellement en fonction de trois pôles qui ne sont pas sans rappeler la
linguistique structuraliste : l’histoire comme le passé/objet – un référent –, l’histoire
comme savoir générateur/producteur – une langue – et l’histoire comme connaissance
produite – une parole. En nous appuyant sur Michel de Certeau selon qui « on est trop
porté » – en parlant d’histoire – « à en effacer le verbe (l’acte producteur) pour en
privilégier le complément (l’objet produit) »43 , sur Gérard Bouchard qui nous invite à voir
l’histoire « non pas comme un ensemble de produits finis mais comme un processus
réglé »44
et sur Herman Paul pour qui l’épistémologie de l’histoire a trop longtemps pensé
son objet comme un « product […] rather than as a production process »45
, nous
adopterons une conception procédurale de l’histoire, qui se distingue tant de la conception
substantielle de l’histoire – le passé – que la conception scripturaire de l’histoire comme
produit du travail de l’historien – l’historiographie. Pour les besoins de notre propos – sauf
exception – « histoire » désigne donc ni le passé, ni la connaissance que nous en avons,
mais le savoir disciplinaire en fonction duquel on produit une connaissance du passé. Il est
nécessaire de bien marquer la différence conceptuelle de première importance entre
l’histoire comme produit – la connaissance historique – et l’histoire comme productrice – le
savoir historique –, qui est occultée dans la conceptualisation – largement dominante en
théorie de l’histoire – histoire/historiographie où le premier terme désigne le passé, les
« res gestae » et le second désigne à la fois l’étude du premier et le résultat qui en procède
– « historia rerum gestarum ». En d’autres mots, notre conceptualisation de la notion
d’histoire veut souligner la différence conceptuelle entre l’histoire comme passé et
l’histoire comme étude de ce passé d’une part, mais aussi, et d’autre part, entre l’histoire
comme démarche (savoir) et l’histoire comme résultat de cette démarche (connaissance).
43
Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975, p. 37. 44
Gérard Bouchard, « La science historique comme anthropologie sociale », dans David Carr et al. (dir.),
La Philosophie de l’histoire et la pratique historienne aujourd’hui, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa,
1982, p. 12. 45
Herman Paul, « Performing History: How Historical Scholarship Is Shaped by Epistemic Virtues »,
History and Theory, vol. 50, no 1 (2011), p. 3.
23
La nécessaire tâche de penser l’histoire comme savoir peut s’avérer difficile devant
son « irréductible pluralité » ou son « incurable pluralité ». La tâche est en effet périlleuse,
comme le souligne Krzysztof Pomian,
Qu’elle soit entendue comme connaissance, interprétation, écriture, institution
ou encore comme ensemble de tous qui ceux qui la pratiquent et qui sont
reconnus comme tels, l’histoire ne se décline donc qu’au pluriel. Aussi tout
propos qui porte sur l’histoire doit-il prendre en considération son incurable
pluralité sous peine de ne s’appliquer, au mieux, qu’à une de ses formes et, au
pire, de ne s’appliquer à rien. Mais peut-on énoncer des propositions valables
pour l’histoire au singulier? Y a-t-il quelque chose qui soit commun à tous les
types de connaissance, d’interprétation et d’écriture que nous venons de
distinguer et, dans l’affirmative, en quoi cela consiste?46
Dans le même ordre d’idée, l’historienne britannique Mary Fulbrook souligne que le « most
important and difficult challenge » qui se présente à ceux qui souhaitent penser l’histoire
comme un savoir, est « that of the sheer variety of historical traditions, the diversity of
approaches, or paradigms, in history »47
. Penser l’histoire comme un savoir est-il encore
possible quand il n’y a plus de roi en Israël, pour paraphraser Peter Novick lorsqu’il
soutient que, « as a broad community of discourse, as a community of scolars united by
common aims, common standards, and common purposes, the discipline of history has
ceased to exist […] the profession [is] as described in the last verse of the Book of Judges.
In those days there was no King in Israel; every man did that which was right in his own
eyes. »48
? Cette thèse est reprise par le philosophe de l’histoire néerlandais
Franklin R. Ankersmit, pour qui « there no longer is one or more self-evident disciplinary
center from which knowledge of the past is organized »49
. Dans la revue
History and Theory – important lieu de diffusion des recherches en épistémologie de
l’histoire qui rassemble historiens et philosophes –, l’historien américain John H. Zammito
46
Krzysztof Pomian, « L’irréductible pluralité de l’histoire », dans Sur l’histoire, Paris, Gallimard, 1999,
p. 399. 47
Mary Fulbrook, Historical Theory, Londres, Routledge, 2002, p. 10. 48
P. Novick, That Noble Dream…, p. 628. 49
F. R. Ankersmit, Historical Representation, Stanford, Stanford University Press, 2001, p. 153.
24
reconnaît qu’en ces temps de fragmentation et de spécialisation, considérer l’histoire « as a
whole » disposant d’une rationalité spécifique, « can appear mere whistling in the dark »50
.
Malgré la diversité des études historiques s’appréciant tant dans le temps que dans
l’espace, une diversité « so apparent that one finds very few historians making a serious
attempt to characterize in a careful or precise way what is distinctive about their
discipline », le savoir historique se distingue selon nous par le partage d’éléments
communs, comme le constate le philosophe américain Maurice Mandelbaum. Dans son
Anatomy of Historical Knowledge, ce dernier note qu’il existe « a fundamental unity in
historical studies […] no matter in what field they are pursued: They depend upon inquiry,
the purpose of which is to establish the truth concerning particular events or processes that
did actually occur »51
. Cette unité profonde derrière la diversité manifeste au sein de la
discipline historique ne peut se penser sans l’aide d’une conception procédurale de
l’histoire, c’est-à-dire en la pensant comme un savoir, soit un ensemble de modalités
(méthodologie : enquête, critique des sources, interprétation, divers procédés scripturaires
tels que la mise en intrigue) et de finalités (par exemple : vérité, objectivité, cohérence, le
bien, le beau) effectives, mais elles-mêmes historiques en ce que ce sont ses praticiens qui
les définissent dans le temps dans une dialectique d’autodétermination52
. C’est en fonction
de cet ensemble de modalités et de finalités constituant le savoir historique que les
historiens produisent une connaissance du passé. Ce sont également elles qui permettent à
cette connaissance de se justifier et d’être évaluée sur la base d’une normativité intrinsèque
intersubjective. Le savoir historique est donc l’instance médiatrice qui régit et le rapport des
historiens avec leur objet – le passé – et leur rapport avec les autres historiens –
l’intersubjectivité. En termes kantiens : pensée comme un savoir, l’histoire s’identifie à la
raison historique.
50
John H. Zammito, « Ankersmit and Historical Representation », History and Theory, vol. 44, no 2 (2005),
p. 156. 51
M. Mandelbaum, « Unity and Diversity in Historical Studies », The Anatomy of Historical Knowledge,
Baltimore, John Hopkins University Press, 1977, p. 4 et 7. 52
P.-M. Noël, « Une question de (méta-)épistémologie historique : la liberté de l’historien ou
l’autodétermination disciplinaire », dans Jérôme Boivin, Valérie Lapointe-Gagnon, Mélissa S.-Morin et P.-
M. Noël (dir.), Actes du 9e colloque étudiant du Département d’histoire de l’Université Laval, Québec,
Artefact, 2010, p. 303-320.
25
Rappelons, par ailleurs, qu’admettre que l’histoire puisse être considérée sur le plan
formel comme un savoir, aussi difficile ou périlleux que puisse s’avérer ce défi, ne revient
aucunement à nier sa pluralité effective qu’une approche socio-historique de la discipline
aurait pour tâche d’élucider, une approche qui dépasse cependant les modestes ambitions de
cette thèse. Aussi, l’histoire conceptualisée comme un savoir, ce que la théoricienne
hongroise de l’histoire Agnes Heller nomme un « episthémé » [sic], se pense en contraste
avec l’ensemble des discours sur le passé – souvent produits en dehors de l’Université – se
réclamant du sens commun et qui poursuivent des « pragmatic or (immediate)
practical applications »53
. L’histoire désigne strictement dans cette thèse le savoir
disciplinaire institutionnalisé à l’Université et non une pratique sociale plus large se
référant spontanément au passé.
Du reste, en conformité avec la conception procédurale de l’histoire, l’épistémo-
logie historienne – le discours que les historiens tiennent sur leur savoir – se pense, toujours
en filant la métaphore saussurienne, comme un métalangage, en l’occurrence comme la
parole des historiens sur leur langue par laquelle ils parlent du passé – le référent.
L’épistémo-logie permet aux historiens de réfléchir aux modalités et finalités contingentes
constituant leur savoir – qui, de ce fait même, détient une historicité – en fonction duquel
ils appréhendent le passé en vue de le connaître. Dans notre conceptualisation opératoire
des notions polysémiques d’histoire et d’épistémologie, celles-ci sont solidaires et vont de
pair : elles ont été pensés l’un en fonction de l’autre.
Toutefois, cette digression sur la notion d’histoire ne doit pas nous faire oublier que
les historiens, à l’instar des philosophes avec la démarche épistémologique, n’ont pas le
monopole de la démarche historique. D’abord, aucune discipline n’échappe à son
historicité. Chaque discipline est le produit d’un milieu socio-historique dans lequel elle
s’enracine et qui la conditionne. Comme le remarquait Gérard Simon, l’histoire est une
« catégorie fondamentale » qui permet à l’ensemble des disciplines d’accéder à
53
Agnes Heller, A Theory of History, London, Routledge, 1982, p. 80. Voir aussi Michael Oakeshott pour qui
l’histoire comme savoir n’entretient pas de rapport pragmatique avec le passé, ce qu’il nomme le
« practical past ». (Cf. M. Oakeshott, « The Activity of Being an Historian », dans D. B. Quinn (dir.),
Historical Studies, Londres, Bowes and Bowes, 1958, p. 1-19)
26
l’intelligibilité de leur genèse et de mieux comprendre leurs conditions de production54
. Par
ailleurs, si certaines disciplines, notamment celles des sciences humaines depuis les trente
dernières années55
, recourent à la méthode historique dans leurs recherches empiriques
normales, toutes mobilisent, ne serait-ce que spontanément, l’histoire pour produire ce que
Roger Graham, Wolf Lepenies et Peter Wingart entre autre nomment leur « disciplinary
histories », ces importants médias d’identification et de légitimation des disciplines56
.
Toute discipline est escortée par le doublet réflexif de son histoire spécialisée, comme le
souligne G. Simon : « Elles [les histoires spécialisées] contribuent ainsi à mettre de l’ordre
dans l’appréhension de la science ou du savoir concerné, à mieux se représenter son tableau
d’ensemble, à saisir la succession des progrès conceptuels qu’il a fallu accomplir avant de
parvenir à des connaissances que l’on a souvent aussi la tâche de transmettre »57
. Discipline
comme toute autre, l’histoire n’y échappe pas. Comme nous le verrons, le passé
disciplinaire est au cœur du discours que les historiens tiennent sur leur savoir. D’ailleurs,
avec ce bref tour d’horizon conceptuel des notions d’épistémologie et d’histoire, nous
constatons déjà qu’elles sont non seulement des notions polysémiques, mais aussi des
notions intimement reliées.
1.2 Des notions symétriques : de l’histoire de l’épistémologie à l’épistémologie
historienne en passant par l’épistémologie historique et l’épistémologie de l’histoire
1.2.1 L’histoire de l’épistémologie
Ambigües, les notions d’histoire et d’épistémologie sont aussi symétriques. Il est
possible de faire autant l’épistémologie de l’histoire que l’histoire de l’épistémologie. Il ne
54
G. Simon, Sciences et histoire, p. 157. 55
Terence McDonald (dir.), The Historic Turn in the Human Sciences, Ann Arbor, University of
Michigan Press, 1996. 56
Loren Graham, Wolf Lepenies et Peter Wingart (dir.), Functions and Uses of Disciplinary Histories,
Dordrecht, Reidel, 1983. Voir aussi, Stefan Collini, « “Discipline History” and “Intellectual History”:
Reflections on the Historiography of the Social Sciences in Britain and in France », Revue de Synthèse,
vol. 109, nos 3-4 (1988), p. 387-399; Loïc Blondiaux et Nathalie Richard, « À quoi sert l’histoire des sciences
de l’homme? », dans Claude Blanckaert et al. (dir.), L’Histoire des sciences de l’homme. Trajectoires, enjeux
et questions vives, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 109-30. Nous reviendrons sur la notion de « disciplinary
history » lorsque nous nous pencherons sur le rapport que les historiens entretiennent avec le passé de leur
discipline au chapitre 5. Le passé disciplinaire constitue un des enjeux structurant de l’épistémologie
historienne. 57
G. Simon, Sciences et histoire, p. 155.
27
s’agit évidemment pas ici de présenter un panorama exhaustif de ces deux immenses
domaines de recherche puisque cela nous éloignerait de notre propos. Contentons-nous de
quelques remarques pour mieux comprendre la nature de la relation entre épistémologie
et histoire.
Les recherches en histoire de l’épistémologie – l’étude du passé de la philosophie
des sciences – sont menées la plupart du temps par des philosophes œuvrant dans le
domaine de spécialisation de l’histoire de la philosophie58
. Nombre d’historiens ne se
reconnaissent guère dans cette d’histoire qu’ils jugent trop désincarnée, peu préoccupée par
la contingence historique de la pensée, ne mettant pas suffisamment en relation les idées
philosophiques avec leur contexte de production et de réception pour élucider leurs
conditions matérielles, politiques, sociales, culturelles, etc. de possibilité. Dans sa
Philosophie de l’histoire de la philosophie, Martial Guéroult, l’un des principaux
représentants de l’histoire de la philosophie, exprimait bien ce refus caractéristique de la
contextualisation:
la décomposition de chaque doctrine en éléments d’origine disparate et externe,
leur résolution en une somme d’influences, de circonstances matérielles, de
besoins psychologiques individuels et collectifs, les feraient apparaître comme
le reflet épiphénoménal d’un moment de la vie de l’humanité dans l’intellect
d’un homme historiquement déterminé, et détruiraient ainsi leur
substance même.59
Comme l’observait le sociologue Pierre Bourdieu, cette histoire philosophique de la
philosophie arrache à l’histoire – entendue à la fois comme passé et étude du passé menée
par les historiens – l’objet philosophique, en faisant coïncider la pensée passée avec la
pensée présente et en la pensant mieux qu’elle ne s’est pensée. Elle produit paradoxalement
une histoire anhistorique, qui n’a d’historique que le fait qu’elle s’intéresse au passé60
. Par-
delà leur diversité, les histoires philosophiques de la philosophie s’accordent toutes pour
affirmer « l’irréductibilité du discours philosophique à toute détermination sociale ». De ce
58
Ce domaine dispose d’un organe – Journal of the History of Philosophy (1963-) – dans lequel les historiens
brillent par leur absence. 59
Martial Guéroult cité dans R. Chartier, « Histoire et philosophie », p. 236. 60
P. Bourdieu, « Les sciences sociales et la philosophie », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 47-48
(1983), p. 47.
28
fait, elles évacuent « la question des conditions sociales de possibilité de la philosophie et
du philosophe », engendrant une déshistoricisation de la pratique philosophique qui
exprime et renforce sa position dominante dans la hiérarchie des disciplines61
. Implicite
dans l’ensemble de l’historiographie de la philosophie produite par les philosophes, cette
« philosophie de l’histoire philosophique de l’histoire » trouve son articulation la plus
explicite, selon P. Bourdieu, chez Hegel pour qui « [l]a philosophie tire son origine de
l’histoire de la philosophie. La philosophie et l’histoire de la philosophie sont l’image l’une
de l’autre. Étudier cette histoire, c’est étudier la philosophie elle-même […]. L’étude de
l’histoire de la philosophie est l’étude de la philosophie elle-même et il ne peut être
autrement. »62
Le philosophe Paul Ricœur pouvait aussi souligner dans Histoire et vérité
que « l’histoire de la philosophie est une entreprise de philosophe » et ne relève pas de
« l’histoire des historiens ». Il est tout à fait légitime que les historiens expriment des
résistances et des refus par rapport à cette « manière philosophique de faire de l’histoire »63
.
Éminent philosophe spécialiste de l’histoire de la philosophie, John Passmore soulignait
aussi le décalage : « philosophers do not write in the manner of historians. They treat their
predecessors almost as if they were contemporaries »64
.
Certes, il serait réducteur de soutenir que toute l’histoire de la philosophie produite
par les philosophes prend cette forme. Depuis quelques années, le passé de la philosophie a
été soumis à des traitements plus contextualistes grâce au renouvellement méthodologique
de l’histoire de la philosophie et de l’histoire intellectuelle qui se sont mutuellement
fécondées65
. Il reste qu’en demeurant en bonne partie « philosophie elle-même » comme le
61
Ibid., p. 50. 62
Cité dans Ibid., p. 48. 63
P. Ricœur, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1967 [1955], p. 44-46. 64
J. Passmore, « The Relevance of History to the Philosophy of Science », dans Nicholas Rescher (dir.),
Scientific Explanation and Understanding, Lanham, University Press of America, 1983, p. 84. 65
Voir à ce sujet, Quentin Skinner, « Meaning and Understanding in the History of Ideas »,
History and Theory, vol. 8, no 1 (1969), p. 3-53; Maurice Mandelbaum, « On the Historiography of
Philosophy », Philosophy Research Archives, vol. 2 (1976), p. 710-45; « The History of Philosophy: Some
Methodological Issues », The Journal of Philosophy, vol. 74 (1977), p. 561-72; Richard Rorty,
J. B. Schneewind et Quentin Skinner (dir.), Philosophy in History: Essays in the Historiography
of Philosophy, Cambridge, Cambridge University Press, 1984; Giani Vattimo (dir.), Que peut faire la
philosophie de son histoire?, Paris, Seuil, 1989; Jorge J. E. Garcia, Philosophy and its History: Issues in
Philosophical Historiography, New York, State University of New York Press, 1992; Margaret D. Wilson,
29
note l’historien français Roger Chartier66
, l’histoire de la philosophie parle peu aux
historiens. Elle ne contribue pas plus à l’établissement d’un dialogue entre historiens et
philosophes. L’écart entre l’histoire de la philosophie et l’histoire historienne persiste.
Pensée comme domaine de l’histoire de la philosophie, l’histoire de l’épistémologie
s’intéresse aux différentes tendances ayant structuré le développement de la philosophie des
sciences67
. Cette histoire philosophique et philosophante n’analyse pas nécessairement la
philosophie des sciences pour la contextualiser en vue de la replacer ou de l’inscrire dans le
champ de production culturelle et intellectuelle ou pour en produire un récit circonstancié.
Elle cherche plutôt à réactualiser son passé dans une perspective internaliste et présentiste,
afin de restituer la progression des œuvres ou des idées dans le temps et pour mieux être à
même de dialoguer avec elles sur une question ou un enjeu donné. À titre d’exemple, bien
qu’il soit historien de formation, John H. Zammito loge sa récente histoire de
l’épistémologie post-positiviste à l’enseigne d’une « history of ideas » « unequivocally
presentist » qui rejette toute mise en relation entre les idées épistémologiques et leur
contexte de production et de réception pour les aborder « exclusively in what these ideas
mean for those who practice any of the empirical human sciences today ». De même, son
appréhension du passé de la philosophie des sciences est menée dans l’objectif avoué de
définir et de défendre « the practice of empirical inquiry » contre les multiples mises en
cause sceptiques issues, selon lui, des dérives hyperbolistes de la « post-positivist
philosophy and theory of science since 1950 »68
.
Le développement historique de l’épistémologie depuis sa naissance au XIXe siècle.
Mais surtout depuis le début du XXe siècle, est marqué essentiellement par deux grandes
« History of Philosophy in Philosophy Today », The Philosophical Review, vol. 101 (1992), p. 191-243;
Yves Zarka (dir.), Comment écrire l’histoire de la philosophie?, Paris, Presses universitaires de France, 2001;
Elizabeth Clark, « The New Intellectual History », dans History, Theory, Text: Historians and the
Linguistic Turn, Cambridge, Harvard University Press, 2004, p. 106-129. 66
R. Chartier, « Philosophie et histoire : un dialogue », p. 51. 67
Parmi les travaux récents, nous pouvons signaler Pierre Wagner, Les Philosophes et la science;
Anastasios Brenner, Les Origines françaises de la philosophie des sciences, Paris, Presses universitaires de
France, 2003; John H. Zammito, A Nice Derangement of Epistemes: Post-Positivism in the Study of Science
from Quine to Latour, Chicaco, University of Chicago Press, 2004; Carles Ulises Moulines, La Philosophie
des sciences : l’invention d’une discipline, Paris, Ulm, 2006; Jean Leroux, Une histoire comparée de la
philosophie des sciences. 68
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 1-2.
30
approches, soit l’étude historique et l’analyse logique69
. Elles ont correspondu à un clivage
géographique central dans l’histoire de la philosophie, soit celui entre la tradition
continentale – surtout française dans le cas de la philosophie des sciences –, et la tradition
anglo-saxonne analytique70
. Ce clivage est demeuré très net jusqu’au tournant des années
1960 où éclata dans le monde anglo-saxon une « révolte historiciste », pour reprendre
l’expression imagée de Carles Ulisses Moulines71
. L’incarnation par excellence de cette
révolte est sans nul doute l’historien et le philosophe américain Thomas S. Kuhn qui, en
1962, débutait son célèbre Structure of Scientific Revolutions en soutenant sans ambages
que « l’histoire, si on la considérait comme autre chose que des anecdotes ou des dates,
pourrait transformer de façon décisive l’image de la science dont nous sommes
empreints »72
. Comme le note Ian Hacking, T. S. Kuhn « is the starting point of a new way
of doing philosophy of science »73
dans la tradition anglo-saxonne. La Structure des
révolutions scientifiques révolutionna elle-même l’analyse des sciences en bouleversant très
profondément l’espace des possibles théoriques en philosophie des sciences74
. L’ouvrage
aurait engendré un « transfert paradigmatique » en philosophie des sciences, comme
T. S. Kuhn le rapporte lui-même dans sa « Reflection on My Critics »75
. Rare historien à
s’être intéressé aux travaux menés en philosophie des sciences, J. H. Zammito souligne que
l’historicisation de la science a joué un rôle essentiel dans la transition du positivisme au
69
A. Brenner, « Quelle épistémologie historique?... », p. 114. 70
Il faut dire toutefois qu’un des grandes tendances de l’approche logique, l’empirisme logique, a eu pour
foyer le Cercle de Vienne. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette tendance ci-dessous (1.2.3.2). 71
C. U. Moulines, La Philosophie des sciences…, p. 45. 72
Thomas S. Kuhn, « Un rôle pour l’histoire », dans La Structure des révolutions scientifiques, Paris,
Flammarion, 1970 [1962], p. 17. Il vaut la peine de mentionner que T. S. Kuhn reconnaît que sa « conception
de ce que peut être l’histoire des idées scientifique » (p. 8) est largement tributaire de la tradition française en
histoire et philosophie des sciences. T. S. Kuhn n’est évidemment pas le seul agent de cette « révolte
historiciste » au sein de la philosophie des sciences anglo-saxonne. Mentionnons, entre autres, les noms de
Norwood Russell Hanson, Patterns of Discovery, Cambridge, Cambridge University Press, 1958; de
Michael Polanyi, Personal Knowledge: Towards a Post-Critical Philosophy, Chicago,
University of Chicago Press, 1958; de Joseph Agassi, Towards an Historiography of Science, Wesleyan,
Wesleyan University Press, 1963. 73
I. Hacking, Scientific Revolutions, New York, Oxford University Press, 1981, p. 1. Voir aussi l’étude de
Paul Hoyningen-Huehne consacrée à Structure of Scientific Revolutions : Reconstructing Scientific Revolutions:
Thomas S. Kuhn’s Philosophy of Science, Chicago, University of Chicago Press, 1993. 74
P. Bourdieu, « L’état de la discussion », Science de la science…, p. 34. 75
T. S. Kuhn, « Reflection on My Critics », dans Imre Lakatos et Alan Musgrave (dir.), Criticism and the
Growth of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press, 1970, p. 231-278.
31
« post-positivism » dans la philosophie des sciences anglo-saxonne76
. Cette historicisation
est amorcée par la naturalisation de l’épistémologie opérée par Willard Van Orman Quine –
l’épistémologie n’est pas une philosophie première réfléchissant sur les sciences de manière
a priori, mais une pratique empirique historique au même titre que les sciences qu’elle
prend pour objet dans leur déploiement historique effectif77
– et surtout par T. S. Kuhn78
.
Par la suite, elle est radicalisée par la sociologie de la connaissance scientifique post-
mertonienne à compter des années 197079
. Cette transition s’est institutionnalisée
notamment avec la création de la revue Studies in History and Philosophy of Science en
1970 qui soutient dans son manifeste que l’« understanding of the scientific enterprise »
nécessite une approche qui soit « simultaneously historical and philosophical »80
. Au même
moment, des philosophes français des sciences comme Gilles-Gaston Granger et
Jules Vuillemin s’approprient des outils de la philosophie analytique et des techniques de la
76
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science. 77
W. V. O. Quine, « Epistemology Naturalized ». 78
Sur le rôle matriciel des réflexions de W. V. O. Quine et de T. S. Kuhn dans le rejet de l’« idea of a priori
epistemological principles » au profit d’une épistémologie naturalisée, voir Philip Kitcher,
« The Naturalist Return », The Philosophical Review, vol. 101 (1992), p. 69-74. 79
À ce sujet, voir Y. Gingras, La Sociologie des sciences, Paris, Presses universitaires de France, 2013.
P. Bourdieu a bien compris cette radicalisation lorsqu’il note que « les sociologues ont, à des degrés différents,
ouvert la boîte de Pandore, le laboratoire, et cette exploration du monde scientifique tel qu’il est a fait
apparaître tout un ensemble de faits qui mettent en question très fortement l’épistomologie scientifique de type
logiciste […] et réduisent la vie scientifique à une vie sociale avec ses règles, ses contraintes, ses stratégies, ses
ruses, ses effets de domination, ses tricheries, ses vols d’idées, etc. » (P. Bourdieu, Science de la science…,
p. 12-13.). Bien que les adeptes de cette « nouvelle » sociologie des sciences se réclament de lui, T. S. Kuhn,
comme le note J. H. Zammito, « swifltly became disenchanted with this appropriation of his work and took
great pains to dissociate himself from those who invoked his name » (J. H. Zammito, Post-Positivism in the
Study of Science, p. 123). T. S. Kuhn a pu en effet souligner dans La Tension essentielle, que les sociologues
des sciences, notamment ceux qui sont associés au programme dit « fort », étaient peut-être allés trop loin dans
leur entreprise de comprendre la pratique scientifique comme n’importe quelle autre pratique sociale,
négligeant par le fait même ce qui fait la spécificité de la pratique scientifique (T. S. Kuhn, « Préface »,
La Tension essentielle, Paris, Gallimard, 1990, p. 27). Il se considère « among those who have found the claims
of the strong program absurd ». Il souligne que « the new kind of historical and more especially sociological
studies [which] deal, in microscopic detail, with the processes within a scientific community or group from
which an authoritative consensus finally emerges […] deepen rather than […] eliminate the very difficulty
they were intend to resolve ». (T. S. Kuhn, The Trouble with the Historical Philosophy of Science, Robert and
Maurine Rothschild Distinguished Lecture, 19 novembre 1991, Department of History of Science,
Harvard University, 1992, p. 7 et 9) 80
Gerd Buchdahl et Larry Laudan, « Editors’ Note », Studies in History and Philosophy of Science, vol. 1,
no 1 (1970), p. 1. Voir aussi Roger Stuever (dir.), Historical and Philosophical Perspectives of Science,
Minneapolis, University of Minnesota Press, 1970.
32
tradition logique anglo-saxonne81
, complétant le chassé croisé des approches logiques et
historiques et des traditions analytique et continentale en épistémologie.
Si l’analyse logique, sous l’enseigne de l’empirisme logique82
, a dominé
l’épistémologie au XXe siècle, l’évolution de l’épistémologie a conduit à donner à l’histoire
plus de substance, même si sa conceptualisation demeure souvent imprécise, pour ne pas
dire floue comme il nous sera donné de voir83
. Quelles formes a prises l’épistémologie
historique?
1.2.2 De l’épistémologie historique…
L’épistémologie historique regroupe un ensemble complexe et hétérogène
d’approches et d’idées sur les sciences et leur rapport à l’histoire entendue à la fois comme
contexte et démarche d’analyse. H.-J. Rheinberger soutient qu’il faut voir l’épistémologie
historique comme un processus – il parle en effet de l’historicisation de l’épistémologie,
pour paraphraser le titre de son récent essai84
– qui a été décisif dans l’histoire de
l’épistémologie. Historicizing Epistemology présente un parcours chronologique intéressant
– que nous emprunterons non sans dévier par moments – pour retracer à grands traits
l’historicisation de l’épistémologie, historicisation qui représente une importante maille de
la dialectique entre épistémologie et histoire qui nous intéresse dans ce chapitre.
Il vaut la peine d’abord de s’arrêter quelque peu sur l’expression « l’historicisation
de l’épistémologie » qui peut aisément porter à confusion. Si H.-J. Rheinberger l’emploie
pour désigner le processus par lequel la réflexion philosophique sur les sciences est
devenue (de plus en plus) attentive à leur historicité, elle peut aussi désigner, dans la
perspective de l’épistémologie naturalisée de W. V. O. Quine, le procédé par lequel
l’épistémologie est elle-même considérée comme une pratique empirique qui change dans
le temps : la réflexion sur les sciences, au même titre que les sciences, est une activité
81
A. Brenner, « Quelle épistémologie historique?… », p. 114. 82
Sur l’empirisme logique, voir Friedrich Stadler, The Vienna Circle, Vienne, Springer, 2001; Pierre Jacob,
De Vienne à Cambridge. L’héritage du positivisme logique de 1950 à nos jours, Paris, Gallimard, 1980. 83
A. Brenner, « Quelle épistémologie historique?… », p. 124. 84
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 1. Sur le développement d’une épistémologie
historique dans le monde anglo-saxon à partir des années 1960, voir aussi J. H. Zammito, Post-Positivism in
the Study of Science.
33
historique85
. La naturalisation de l’épistémologie opérée par W. V. O. Quine procède de sa
croyance « that knowledge, mind, and meaning are part of the same world that they have to
do with, and that they are to be studied in the same empirical spirit that animates natural
science. There is no place for a prior philosophy »86
. Dans cette perspective naturalisée
historiciste, l’épistémologie perd son titre de « science première » et l’enjeu devient alors
de déterminer, comme l’ont souligné récemment Mark Bevir et Herman Paul, « to what
extent, in what way, and with what results naturalized epistemology is committed to the
view that epistemological theories are subject to historical change »87
. Notons que H.-
J. Rheinberger reconnaît aussi que l’épistémologie est une activité historique en soulignant
que « [h]istorical epistemology […] not only has to do with the historicity of the sciences,
but is itself a historical enterprise »88
.
L’historicisation de l’épistémologie s’est effectuée en suivant un mot d’ordre :
historiciser la rationalité scientifique et élucider les conditions historiques de la production
de connaissances scientifiques. Nous montrons comment l’épistémologie, en recourant à
l’histoire comme contexte et démarche, s’est transformée en nous arrêtant sur
différents auteurs.
À la suite du triomphe de l’empirisme logique dans le deuxième tiers du XXe siècle,
l’épistémologie se pensait comme une entreprise fondationnaliste et logico-formelle
cherchant à imposer aux sciences de l’extérieur de façon a priori par l’analyse conceptuelle
leurs critères de validité. En s’historicisant, l’épistémologie s’est « naturalisée », devenant
une entreprise empirique cherchant à faire dériver de l’intérieur même de la pratique des
sciences leur rationalité spécifique89
. L’outil par excellence de cette dérivation naturaliste
85
W. V. O. Quine, « Epistemology Naturalized ». 86
Idem, « Ontological Relativity », dans Ontological Relativity…, p. 26. 87
M. Bevir et H. Paul, « Naturalized Epistemology and/as Historicism », Journal of the Philosophy of History,
vol. 6 (2012), p. 301. 88
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 27. 89
R. N. Giere, « Philosophy of Science Naturalized », Philosophy of Science, vol. 52, no 3 (1985), p. 331-
356; Harold I. Brown, « Normative Epistemology and Naturalized Epistemology », Inquiry, vol. 31 (1988),
p. 53-78; Hilary Kornblith (dir.), Naturalizing Epistemology, Cambridge, MIT Press, 1994; Idem,
« Knowledge Needs no Justification », dans Quentin Skinner (dir.), Epistemology: New Essays, Oxford,
Oxford University Press, 2008, p. 5-24.
34
est la démarche historique qui est appelée, par ce fait même, à jouer un grand rôle dans la
philosophie des sciences90
. Philip Kitcher et Bonnie T. Paller ont tous les deux souligné le
rôle central de l’histoire dans le programme de l’épistémologie naturalisée. P. Kitcher
soutient qu’adopter la perspective naturalisée en épistémologie, c’est prendre acte de la
« failure of appeals to conceptual truth, to analyticity » pour élucider les sciences :
« virtually nothing is knowable a priori, and, in particular no epistemological principle is
knowable a priori ». Puisque les sciences sont « embedded in the history of human
knowledge », nous sommes « ineluctably dependent on the past » si nous souhaitons les
comprendre. Le naturalisme épistémologique mène à un historicisme : le rejet de l’a priori
entraine l’adoption d’une « position whose emphasis on the growth of knowledge invites the
title of ”historicism” »91
. B. T. Paller souligne parallèlement que
The « naturalized turn » commits one to the rejection of the claim that the
proper philosophical method is a priori conceptual analysis. One assumption of
the naturalized turn is that philosophers do not and cannot have any
presupposition free vantage point from which they can make a priori
discoveries. Any discovery at all, of any kind, can come about only through
empirical investigation […]. Then, since philosophers do not have privileged
access to normative truths, any answer to the normative question is going to
have to come through the only other available of methodology, this sort of a
posteriori methodology, specifically beginning with a historical analysis of
particular cases. This conclusion amounts to the claim that the philosophical
question cannot be answered independently of the descriptive,
historical question.
Bien qu’elle recourt à l’historicisation, l’épistémologie ne saurait en se naturalisant
s’identifier pour autant stricto sensu à l’histoire des sciences : « their projects and goals are
different, with the result that history and philosophy of science operate at different though
complementary levels of generality »92
.
90
James R. Brown, « History and the Norms of Science », Proceedings of the Biennial Meeting of the
Philosophy of Science Association, vol. 1 (1980), p. 236-248. 91
Philip Kitcher, « The Naturalist Return », p. 63, 76, 72, 75 et 72. 92
B. T. Paller, « Naturalized Philosophy of Science, History of Science, and the Internal/External Debate »,
Proceedings of the Biennial Meeting of the Philosophy of Science Association, vol. 1 (1986), p. 259.
Notre soulignement.
35
Toutefois, comme l’ont récemment remarqué Mark Bevir et Herman Paul dans
The Journal of the Philosophy of History, si « naturalized epistemology has a natural
affinity with historicizing approaches », ses tenants n’ont pas vraiment expliciter
« how does that historicizing tendancy work out »93
. Dit autrement, l’histoire, comme
semblent l’oublier les tenants de l’épistémologie historique, est un savoir – une entreprise
visant à produire de la connaissance – au même titre que celles qu’ils souhaitent élucider en
recourant à l’histoire… L’histoire n’est pas une évidence, une démarche qui va de soi, mais
demande elle aussi une élucidation épistémologique. Pour cette raison, nous nous
pencherons dans la prochaine section sur l’épistémologie de l’histoire qui constitue une
maille essentielle de la dialectique entre épistémologie et histoire.
L’épistémologie historique, comme tendance en philosophie des sciences, ne date
pas d’hier. Loin de ne remonter qu’à la révolution kuhnienne ou même au programme de
l’épistémologie naturalisée du début de la seconde moitié du XXe siècle, qui ont été tous les
deux décisifs dans la conceptualisation d’une épistémologie historique dans le monde
anglo-saxon face au positivisme dominant d’alors, l’historicisation de l’épistémologie
remonte au XIXe siècle, aux origines mêmes de la philosophie des sciences. On compte
déjà en effet au cours de ce siècle plusieurs adeptes d’une philosophie des sciences
historique comme Auguste Comte et son positivisme historiciste ou William Whewell qui
propose une philosophie des sciences « founded upon their History ». Cette philosophie des
sciences historique était cependant pratiquée de pair avec une philosophie des sciences
formaliste, sans que qu’une distinction nette et tranchée soit établie entre les deux. L’œuvre
épistémologique de Pierre Duhem (1861-1916) l’illustre bien, lui qui a su réfléchir d’un
point de vue tant formel – La théorie physique, son objet, sa structure (1906) –
qu’historique – Le Système du monde, histoire des doctrines cosmologiques de Platon à
Copernic (1913-1917) – sur la science94
. Ce n’est qu’avec l’émergence et le développement
de l’empirisme logique et la séparation que ses tenants proposaient entre le contexte de
93
M. Bevir et H. Paul, « Naturalized Epistemology and/as Historicism », p. 301. Sur l’affinité entre
historicisme et naturalisme, voir aussi P. Kitcher « The Naturalist Return »; Robert Brandom,
« Vocabularies of Pragmatism: Synthesizing Naturalism and Historicsm », dans R. Brandom (dir.),
Rorty and his Critics, Oxford, Blackwell, 2000, p. 156-183.
94 Sur l’approche philosophico-historique adopté par P. Duhem pour interroger la connaissance scientifique,
voir A. Brenner, Science, réalité et apparence : la relation entre philosophie et histoire dans l’œuvre de
Pierre Duhem, Paris, Hermann, 1997.
36
découverte et le contexte de justification qu’une distinction – assez claire et reflétée sur le
plan institutionnelle – a pu se réaliser entre une épistémologie historique attachée à saisir la
rationalité des sciences dans leur déploiement historique – une approche discréditée par les
tenants de l’empirisme logique qu’ils assimilent péjorativement volontiers à l’histoire ou à
la sociopsychologie – et une épistémologie formaliste préoccupée par la logique de
justification des énoncés théoriques. Sous l’impulsion de l’empirisme logique,
l’épistémologie se pense comme une activité métathéorique empruntant ses méthodes et ses
concepts à la logique qui lui donnait des formidables moyens d’analyse depuis son
renouvellement entamée au début du XXe siècle, sous l’enseigne de la « nouvelle logique »
mathématique de Gottlob Frege et de Bertrand Russell. L’épistémologie formaliste s’est
constituée en revendiquant pour la philosophie l’autonomie de la méthode logico-
conceptuelle par rapport aux approches antérieures qui prévalaient en épistémologie et qui
avaient partie liée avec la méthode historique ou le psychologisme95
.
Un des mérites de l’essai de H.-J. Rheinberger est d’avoir montré que
l’historicisation de l’épistémologie est aussi venue de l’activité scientifique elle-même, ou
plutôt de ses praticiens, une thèse défendue également par Jean Leroux dans son
Histoire comparée de la philosophie des sciences parue la même année que l’essai de H.-
J. Rheinberger96
. La révolution scientifique par laquelle la physique classique s’est
transformée en physique relativiste dans le dernier tiers du XIXe siècle et au tournant du
XXe siècle a généré d’importantes réflexions épistémologiques chez ses praticiens97
.
Emil Du Bois-Reymond, Ernst Mach, Pierre Duhem et Henri Poincaré ont tous mis en
cause la possibilité d’une épistémologie mécaniste où la science pourrait rendre compte
d’elle-même par elle-même et, d’autre part, d’un modèle unique de scientificité. Ils ont la
souligné la pertinence de l’approche historique pour philosopher sur les sciences. D’une
part, en mettant l’accent sur le rapport dialectique entre théorie et expérience, ils ont
reconnu le caractère dynamique et historique du mouvement de la connaissance
95
J. Leroux, Une histoire comparée de la philosophie des sciences, p. 5-6 et 171. Sur la « nouvelle logique »
et son rôle dans la genèse de l’empirisme logique, voir Robert Nadeau, « Logicisme », dans D. Lecourt (dir.),
Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, p. 680-685. 96
Jean Leroux, « La tradition des savants-philosophes », dans Une histoire comparée de la philosophie
des sciences, vol. 1, p. 13-102 97
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 5-34,
37
scientifique. Dans cette perspective, l’histoire des sciences devient un laboratoire de
l’analyse épistémologique. D’autre part, ils montrent l’historicité même des sciences en
mettant en lumière le rôle des conventions dans la pratique scientifique et en concevant le
progrès des sciences comme étant le résultat d’inititives et de dispositifs humains répondant
à des besoins et problèmes contingents98
.
La période de l’entre-deux-guerres fut particulièrement féconde dans
l’historicisation de l’épistémologie99
, même si elle correspond aussi à l’affirmation
marquée d’une philosophie des sciences qui valorise l’approche logique et conceptuelle
pour les élucider, l’empirisme logique. Des penseurs provenant de différents horizons
proposent une épistémologie historique. H.-J. Rheinberger dresse un parallèle intéressant
entre Gaston Bachelard et Ludwik Fleck qui signalent chacun la médiation technico-
expérimentale et l’enracinement social de toute connaissance scientifique, son caractère
collectif et communautaire, la pluralité des savoirs scientifiques de même que l’importance
de considérer la pratique effective des sciences et leur histoire, véritable laboratoire de
l’épistémologue, comme le dirait Larry Laudan100
, épistémologue américain qui ne figure
pas dans le parcours dressé par H.-J. Rheinberger. G. Bachelard et L. Fleck s’éloignent
98
Nicholas Jardine, « Philosophy of History of Science », dans A. Tucker, A Companion…, p. 288-289. 99
Une thèse que H.-J. Rheinberger partage avec Enrico Castelli Gattinara qui a aussi soutenu que l’histoire a
joué un rôle décisif dans l’innovation de la philosophie des sciences, en s’arrêtant sur le cas de la France de
l’entre-deux-guerres : « l’épistémologie, dans la nécessité de faire front aux révolutions conceptuelles
imposées par les découvertes nouvelles de la physique et par la crise de ses fondements, s’articulait sur
l’histoire afin de dresser un tableau plus cohérent de la raison ». (E. Castelli Gattinara, Les Inquiétudes de la
raison : épistémologie et histoire en France dans l’entre-deux-guerres, Paris, Vrin, 1998, p. 15) 100
Larry Laudan et al., « Scientific Change: Philosophical Models and Historical Research », Synthese,
vol. 69, no 2 (1986), p. 141-223. Voir aussi son magnum opus épistémologique dans lequel il propose une
théorie, celle des « research traditions », pour rendre compte du développement historique et progressif des
connaissances scientifiques : Progress and its Problems, Berkeley, University of California Press, 1977. En
historicisant la rationalité scientifique, cet ouvrage est un bel exemple de conjugaison d’histoire et de
philosophie des sciences, conjugaison qui est au cœur du projet de l’épistémologie historique. Déplorant que
« [l]es théories de la science qui ont été proposées ne remplissent ni de près ni de loin les conditions de
contrôle dont leurs auteurs font si grand cas en science », L. Laudan s’est fait le défenseur d’une
épistémologie naturalisée radicale qui, dans la mesure où l’histoire est appelée à devenir le tribunal où l’on
juge le bien-fondé empirique des théories épistémologiques, se calque sur la science telle qu’elle s’est
historiquement déployée (Cité dans A. Brenner, « Quelle épistémologie historique?..., p. 117). L. Laudan, à
l’instar de l’ensemble des tenants de l’épistémologie historique, comme nous le verrons en conclusion de cette
section, reste toutefois muet sur les procédures par lesquelles cette histoire-arbitre peut se connaître, c’est-à-
dire le savoir historique.
38
d’une conception cumulative de la connaissance scientifique, en insistant sur les ruptures
qui marquent son développement et qui lui donnent une historicité propre101
.
H.-J. Rheinberger s’arrête par ailleurs sur quatre autres penseurs qui a priori ne
semblent pas être liés à l’historicisation de l’épistémologie, mais qui ont néanmoins reconnu
l’importance de la question du développement historique des connaissances :
Karl R. Popper, Edmund Husserl, Martin Heidegger et Ernst Cassirer. Bien qu’il ait pu
souligner que « to me the idea of turning for enlightenment concerning the aims of science,
and its possible progress, to sociology or to psychology (or […] to the history of science) is
surprising and disappointing »102
, K. R. Popper s’est penché sur la question de la dynamique
animant la production des connaissances scientifiques à travers une analyse de la logique de
la recherche. Il délaisse le contexte de découverte, qui relève à ses yeux de la socio-
psychologie de la connaissance, pour se concentrer sur le processus formel par lequel la
validité de la connaissance est testée. À cette fin, il élabore un modèle déductif de
scientificité, à savoir la « falsification » qui prétend que tout énoncé scientifique doit pouvoir
être potentiellement réfuté par l’expérience. La falsification lui apparaît être le moteur du
déploiement historique de la connaissance scientifique103
. L’objectivité relève de la
dynamique historique même de la science; elle n’est rien d’autre que l’intersubjectivité de la
méthode scientifique. Le caractère historique de l’épistémologie poppérienne a d’ailleurs été
reconnue par T. S. Kuhn – sur lequel nous reviendrons – pour qui « Sir Karl’s view of
science and my own are very nearly identical. We are both concerned with the dynamic
process by which scientific knowledge is acquired rather than with the logical structure of
the products of scientific research. Given that concern, both of us emphasize, as legitimate
101
Sur l’épistémologie historique de Gaston Bachelard, voir D. Lecourt, L’Épistémologie…; Ludwik Fleck,
Genèse et développement d’un fait scientifique, traduit de l'allemand par Nathalie Jas, Paris, Les Belles
Lettres, 2005 [1935]. 102
K. R. Popper, « Normal Science and its Dangers », dans I. Lakatos et A. Musgrave, Criticism and the
Growth of Knowledge, p. 57. 103
Sur l’épistémologie poppérienne, voir notamment K. R. Popper, La Logique de la découverte scientifique,
Paris, Payot, 2000 [1934]; Objective Knowledge: An Evolutionary Approach, Oxford,
Oxford University Press, 1972.
39
data, the facts and also the spirit of actual scientific life, and both of us turn often to history
to find them »104
. K. R. Popper a lui aussi pu noter que sa démarche
describes the « normal » situation of a scientist in a way very similar to Kuhn:
there is an edifice, an organized structure of science which provides the
scientist with a generally accepted problem-situation into which his work can
be fitted. This seems very familiar to one of Kuhn’s main points: that
« normal » science, as he calls it […], presupposes an organized structure of
assumptions, or a theory, or a research programme, needed by the community
of scientists in order to discuss their work rationally.105
Cette idée d’un enracinement théorique de la connaissance scientifique est un leitmotiv de
l’épistémologie historique.
Dans la tradition phénoménologique, Edmund Husserl se distancie aussi de
l’épistémologie positiviste en plaidant pour une compréhension historique des sciences afin
de retrouver l’intention de signification ayant présidé à leur naissance. Activité
intellectuelle, le phénomène scientifique ne peut être élucidé que par les sciences humaines,
notamment l’histoire. Chez E. Husserl, par conséquent, « [e]pistemological grounding and
historical explanation must coincide », note H.-J. Rheinberger106
. L’auteur de Historicizing
remarque par ailleurs que Martin Heidegger, surtout reconnu pour ses travaux sur
l’ontologie et sur l’existentialisme, a étonnamment fait sien un des leitmotivs de
l’épistémologie historique, notamment défendu par le rationalisme régional bachelardien :
la science est recherche expérimentale qui, en progressant, se régionalise en différentes
sciences ayant chacune leurs conditions procédurales spécifiques107
.
Pour sa part, Ernst Cassirer considère la science comme une forme symbolique.
Pour être bien comprise, elle doit faire l’objet d’une histoire culturelle108
. Seule cette voie
permet une compréhension d’ensemble du phénomène scientifique. La possibilité d’une
104
T. S. Kuhn, « Logic of Discovery or Psychology of Research? », dans I. Lakatos et A. Musgrave,
Criticism and the Growth of Knowledge, p. 1. 105
K. R. Popper, « Normal Science and its Dangers », p. 51. 106
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 42. Sur l’épistémologie d’E. Husserl, voir E. Husserl,
La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris, Gallimard, 2004 [1935-
1936]. 107
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 44-46. 108
Voir notamment E. Cassirer, La Logique des sciences de la culture, Paris, Cerf, 2007 [1942].
40
philosophie qui tenterait de systématiser et d’organiser toutes les sciences est mise en cause
à partir d’une phénoménologie de la structure de la perception scientifique. Le praticien des
sciences naturelles perçoit le monde des choses comme des objets, tandis que le praticien
des « sciences de la culture » perçoit ce monde comme subjectivité et comme partageant
une commune humanité avec lui. Soumettre les sciences au regard historique oblige le
philosophe à s’intéresser à la pratique effective des scientifiques, autre mot d’ordre de
l’épistémologie historique.
Selon H.-J. Rheinberger, l’après-guerre est marqué par des « attempts at
epistemologizing history of science »109
. C’est moins la pratique contemporaine des
sciences qui est mobilisée pour une interrogation philosophique que leur développement
historique. Quatre penseurs sont examinés pour montrer cette phase de l’historicisation de
l’épistémologie. Alexandre Koyré synthétise philosophie et histoire des sciences à travers
une démarche relevant de l’histoire des idées. Il cerne les présuppositions et les visions du
monde orientant le regard scientifique110
. Il influence les réflexions de Thomas S. Kuhn qui
le reconnaît lui-même dans l’introduction de La Structure des révolutions scientifiques111
.
Le rôle de T. S. Kuhn dans l’historicisation de l’épistémologie est capital. Selon
Thomas Nickles, « Kuhn, more than any other single person, is responsible for
philosophers of science now taking history seriously »112
. Michael Friedman souligne dans
la même veine qu’il a « forever changed our appeciation of the philosophical importance
of the history of science »113
. Pour cette raison, il faut s’arrêter un peu plus longuement sur
sa contribution.
109
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 51. 110
Voir notamment A. Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Gallimard, 1985 [1973]. 111
T. S. Kuhn, « Un rôle pour l’histoire », p. 3. Sur les liens entre la philosophie kuhnienne des sciences et la
tradition française d’épistémologie historique, voir Gary Gutting, « Thomas Kuhn and the French Philosophy
of Science », dans Thomas Nickles (dir.), Thomas Kuhn, Cambridge, Cambridge University Press, 2003, p. 45-
64. 112
Cité dans Werner Callebaut, Taking the Naturalist Turn, or How Real Philosophy of Science is Done,
Chicago, University of Chicago Press,, 1993, p. 13. 113
M. Friedman, « Remarks on the History of Science and the History of Philosophy »,
dans Paul Horwich (dir.), World Changes: Thomas Kuhn and the Nature of Science, Cambridge, MIT, 1993,
p. 37.
41
T. S. Kuhn s’est servi de l’histoire des sciences pour briser leur image officielle,
sinon traditionnelle, véhiculée dans les manuels. La prise en compte de l’histoire des
sciences modifie la relation entre la connaissance scientifique et son passé. Elle ne révèle
l’existence d’aucun processus ressemblant à la démarche méthodologique qui consiste à
falsifier une théorie au moyen d’une comparaison directe avec la nature, démarche dont
K. R. Popper s’est fait le principal théoricien. T. S. Kuhn met en cause la possibilité d’une
telle logique du développement scientifique en mettant au jour, dans une perspective
kantienne historicisée, les médiations entre le sujet et l’objet de l’activité scientifique,
médiations formant ce qu’il appelle le « paradigme » qui se pense, en termes kantiens,
comme un a priori historique et non transcendental114
. Son œuvre maîtresse, La Structure
des révolutions scientifiques, présente une théorie visant à rendre compte et à problématiser
le développement historique des sciences qui n’est pas à ses yeux un processus strictement
rationnel. Sa théorie du processus du développement scientifique s’articule autour de
quelques concepts clés que nous présenterons sommairement.
La principale contribution de T. S. Kuhn à l’épistémologie est d’avoir montré que le
développement de la science n’est pas un processus continu. Il décrit ce développement
comme une succession de périodes traditionalistes – la « science normale » –, ponctuées
par des ruptures non cumulatives – la « révolution scientifique ». Ce faisant, il introduit
dans la philosophie des sciences anglo-saxonne la notion de discontinuité, déjà très utilisée
dans la tradition épistémologique française, pour élucider les sciences.
Nous ne pouvons saisir le projet épistémologique de T. S. Kuhn sans tenir compte
de la notion de paradigme qu’il emploie pour rendre compte de la structure des révolutions
scientifiques. Concept ambigu – Margaret Masterman en dénote au moins 21 acceptions
dans Structure115
–, le paradigme dénote essentiellement deux phénomènes. D’une façon
générale, il constitue l’ensemble des normes et des valeurs partagées par une communauté
orientant la pratique scientifique de ses membres. Quelques années après la parution de
114
Sur le « kantianism » de la démarche kuhnienne, voir P. Hoyningen-Huehne, « Idealist Elements in
Thomas Kuhn’s Philosophy of Science », History of Philosophy Quarterly, vol. 6, no 4 (1989), p. 393-401. 115
M. Masterman, « The Nature of Paradigm », dans I. Lakatos et A. Musgrave, Criticism and the Growth
of Knowledge, p. 59-90.
42
Structure, T. S. Kuhn préféra employer l’expression de « matrice disciplinaire »116
pour
désigner cet ensemble guidant la pratique scientifique. Il précise dans la postface de la
réédition de son principal ouvrage que cette matrice se compose de généralisations
symboliques, de croyances métaphysiques ou non-empiriques, de valeurs et d’exemples
concrets heuristiques – des exempla117
. Plus restreint, le second sens du paradigme recouvre
cette dernière composante de la matrice disciplinaire. Elle représente les découvertes
scientifiques reconnues par les membres d’une communauté scientifique qui leur
fournissent des problèmes types et des solutions.
Le paradigme ne remplace pas nécessairement les règles logiques explicites comme
composantes structurant et régissant la pratique scientifique. Il guide cependant les
recherches par modelage direct autant sinon davantage que ces règles abstraites. La
formation disciplinaire du scientifique consiste moins en une étude formelle de méthodes
qu’à un long apprentissage. Sa compétence ne peut être acquise qu’au terme d’une
formation prolongée : le faire scientifique s’apprend par l’expérience. Le savoir
disciplinaire demeure ainsi en grande partie implicite. Comme le note T. S. Kuhn lui-
même, « its precise scope and content are, of course, impossible to specify, but it is sound
knowledge nonetheless »118
. Comment alors les membres d’une communauté scientifique
acquièrent-ils les règles de ce savoir? T. S. Kuhn souligne à cet égard qu’il est
notable que lorsqu’un philosophe leur demande d’expliciter de telles règles, les
scientifiques, régulièrement commencent par nier qu’elles soient pertinentes,
avant de devenir singulièrement incapable de s’exprimer. S’ils acceptent de
coopérer, les règles qu’ils énoncent peuvent varier d’un membre à l’autre, et
toutes peuvent être défectueuses. On finit alors par se demander s’il n’y aurait
que quelques règles de ce type, utilisées dans la pratique de la communauté, et
s’il n’existe pas un autre chemin emprunté par les scientifiques, pour relier les
expressions symboliques à la nature.119
Cet autre chemin est le paradigme.
116
T. S. Kuhn, La Structure…, p. 248. 117
Ibid., p. 248. 118
Idem, « Logic of Discovery or Psychology of Research? », p. 12. 119
Idem, « En repensant aux paradigmes », dans La Tension essentielle, p. 406.
43
Les explicitations épistémologiques des logiciens cherchant à mettre au jour les
règles de la méthode scientifique ne correspondent jamais à la réalité de la science des
praticiens : nous reviendrons plus loin sur ce décalage entre le discours sur la pratique et la
pratique. Il n’existe pas de méthode scientifique entendue comme un ensemble de règles
explicitées guidant les enquêtes empiriques. La norme scientifique est plutôt intériorisée,
corporalisée dans chacun des membres d’une discipline. L’activité scientifique consiste
moins à activer ou mettre en œuvre des principes abstraits qu’à faire correspondre des
problèmes à des exempla spécifiques – l’acception plus étroite du paradigme –, véritables
recettes ou tours de main. Selon T. S. Kuhn, l’acquisition de ces derniers fait « partie
intégrante du processus par lequel un étudiant accède aux réalisations cognitives de son
groupe disciplinaire. Sans exemplaires [sic], il n’apprendrait pas grand chose de ce que le
groupe connaît sur des concepts fondamentaux »120
de la discipline. Telles que les conçoit
T. S. Kuhn, les communautés scientifiques ne sont pas sans ressembler aux corporations
médiévales avec des maîtres apprenant aux apprentis par l’exemple.
Bien qu’il y ait de toute évidence des règles auxquelles adhèrent à un moment
donné tous les praticiens d’une spécialité scientifique, il se peut que ces règles ne
définissent pas à elles seules tous les traits communs des travaux de ces spécialistes. La
science normale est une activité hautement déterminée, mais il n’est pas nécessaire qu’elle
soit entièrement déterminée par des règles. C’est pourquoi T. S. Kuhn a cherché la source
de cohérence des traditions de la recherche normale dans des paradigmes communs plutôt
que dans des règles. Les règles dérivent des paradigmes, mais les paradigmes peuvent
guider la recherche même en l’absence de règles. Il y a une « priorité des paradigmes »121
sur les règles logiques, car ceux-là déterminent le pensable et l’impensable d’une science.
L’acquisition d’un paradigme révèle qu’un consensus a été atteint parmi les
praticiens d’une science. Aux yeux de T. S. Kuhn, le consensus est la catégorie
épistémologique ultime pour comprendre le phénomène scientifique. Comme il le signale,
il est difficile « de trouver un autre critère que le paradigme, applicable sans l’avantage de
la rétrospection, qui proclame si clairement qu’un domaine de recherche est devenu une
120
Ibid., p. 408. 121
Idem, La Structure…, p. 71-81.
44
science »122
. Les jugements fondant l’autorité rationnelle de la communauté scientifique
s’effectuent en effet en fonction du paradigme intériorisé par ses membres123
. Pour
transformer leur pratique cognitive en science, les praticiens doivent s’unir autour d’un
paradigme. Elle apparaît ainsi un signe de maturité dans n’importe quel domaine
scientifique. La période antérieure à la formation d’un paradigme est régulièrement
marquée par des discussions fréquentes sur les méthodes et les problèmes légitimes, « bien
que cela serve plus à définir des écoles qu’à rallier l’unanimité »124
. Ces discussions
réflexives ont tendance à disparaître avec l’apparition du paradigme. Le paradigme
normalise la science, libère les praticiens qui n’ont plus à se consacrer à la réflexion des
questions fondamentales de leur pratique. Ils peuvent se consacrer à des types de recherche
plus ésotérique visant à « résoudre des énigmes ». Ce type d’activité caractérise la science
normale, qui est une « tentative pour forcer la nature à se couler dans la boîte préformée et
inflexible que fournit le paradigme »125
. Dans la mesure où il est engagé dans la science
normale, le chercheur résout des énigmes, il ne vérifie pas des paradigmes. Il est comme un
joueur d’échecs : « ses coups d’essai sont seulement une mise à l’épreuve des mouvements
eux-mêmes, non des règles du jeu »126
.
Le passage d’une science normale à une autre est discontinu : il s’effectue par
l’entremise de « révolutions scientifiques ». T. S. Kuhn applique les hypothèses de la
psychologie de la perception allemande [Gestaltswitch] à l’épistémologie historique. Ce
faisant, il se démarque de K. R. Popper qui décrivait le passage d’une théorie à une autre en
termes de décisions rationnelles dictées par les règles de la réfutation empirique – la
falsification. Le schéma proposé par T. S. Kuhn pour rendre compte du développement
scientifique est le suivant :
122
Ibid., p. 44. 123
G. Gutting, « Thomas Kuhn and the French Philosophy of Science », p. 59. 124
T. S. Kuhn, La Structure…, p. 84. 125
Ibid., p. 46. 126
Ibid., p. 200.
45
Tableau 1 : Le développement scientifique selon Thomas S. Kuhn127
.
protoscience (absence de consensus sur les modalités et finalités de la pratique scientifique)
paradigme 1 science normale anomalies crise révolution paradigme 2
nouvelle science normale
L’acte de jugement qui conduit les savants à rejeter une théorie antérieurement
acceptée est toujours fondé sur quelque chose de plus qu’une comparaison de cette théorie
avec l’univers ambiant. Les débats paradigmatiques ne se résolvent jamais que par le
recours aux données empiriques. Décider de rejeter un paradigme est toujours
simultanément décider d’en accepter un autre, et le jugement qui aboutit à cette décision
passe par une comparaison des deux paradigmes par rapport à la nature et aussi de l’un par
rapport à l’autre. T. S. Kuhn désigne ce phénomène sous l’acception de
l’incommensurabilité des paradigmes. Toutefois, cela ne signifie aucunement que ces
derniers ne puissent être comparés. L’incommensurabilité suppose plutôt qu’il n’y ait pas
de langage tierce qui permettent de les comparer : chaque paradigme comporte ses propres
normes de validation. Il devient ainsi difficile de considérer le développement scientifique
comme un processus d’accumulation : la succession de paradigmes incompatibles change la
nature des questions posées et des réponses obtenues.
Les révolutions scientifiques entrainent un déplacement des problèmes offerts à la
recherche scientifique et des critères selon lesquels les spécialistes décident de ce qui doit
compter comme un problème admissible ou comme une solution légitime. Elle transforme
l’imagination scientifique, pour reprendre l’expression de Gerald Holton128
. Elles doivent
être conçues comme un déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les hommes de
science voient le monde.
H.-J. Rheinberger indique que deux éléments ont souvent échappé aux nombreux
exégètes de T. S. Kuhn. D’une part, il était un internaliste : la pratique scientifique est avant
127
Ibid., p. 199. 128
G. Holton, The Scientific Imagination, Cambridge, Harvard University Press, 1998.
46
tout déterminée par la communauté des chercheurs et non par une quelconque autorité
externe. D’autre part, T. S. Kuhn ne niait pas le progrès scientifique, même s’il soulignait
que les différents paradigmes ayant traversé l’histoire des sciences étaient
incommensurables. Les sciences progressent à partir de ce qu’elles ont été, sans jamais
cependant savoir vers quoi elles se dirigent, comme le voudrait une conception téléologique
de leur développement historique.
Autre adepte de l’épistémologie historique, Stephen Toulmin, récuse, quant à lui, le
logicisme et le formalisme en philosophie des sciences. Ces approches estiment que les
procédures méthodologiques des sciences « can be captured and expressed in formal
algorithms » et que leur rationalité « lies in conforming to that set of formally valid
procedures »129
. Les sciences sont plutôt, aux yeux de S. Toulmin, selon H.-J. Rheinberger,
« an ensemble of ideas and techniques, whose components and goals constantly change in
a mobile intellectual and social environment »130
. En soulignant que les sciences ne se
réduisent pas à des « systems of propositions and inferences structured into logical-
mathemathical form » et qu’elles relèvent d’une « praxis », S. Toulmin soutient que
l’épistémologie doit prendre pour objet non seulement les « words », mais aussi les
« works » des scientifiques131
. Par ailleurs, elles doivent être soumises à une analyse
historique fondée sur des études de cas empiriques pour respecter leur évolution
diachronique et leur diversité synchronique132
.
S’il récuse les approches formalistes en épistémologie, S. Toulmin prend également
ses distances envers l’épistémologie historique de T. S. Kuhn qu’il juge comme étant trop
radicale. Le développement historique des sciences n’est pas de nature révolutionnaire
comme le croit l’auteur de Structure of Scientific Revolutions. Il ne peut se comprendre
comme une succession de paradigmes incommensurables séparés entre eux par des
129
S. Toulmin, « From From to Function: Philosophy and History of Science in the 1950s and Now »,
Daedalus, vol. 106, no 3 (1977), p. 147. 130
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 60. Voir de Stephen Toulmin, Foresight and
Understanding, Bloomington, Indiana University Press, 1961. 131
S. Toulmin, « History, Praxis and the “Third World” », dans Robert S. Cohen, Paul Feyerabend et
Marx S. Wartofsky (dir.), Essays in Memory of Imre Lakatos, Dordrecht/Boston, D. Reidel, 1976, p. 655. 132
S. Toulmin, « Rediscovering History: New Directions in Philosophy of Science », Encounter,
vol. 36 (1971), p. 53-64.
47
révolutions. Contre le relativisme dans lequel plongerait l’épistémologie kuhnienne,
S. Toulmin envisage le changement dans le développement scientifique comme un
processus graduel de transition où se combinent innovation conceptuelle et sélection
critique de théories en compétition. L’épistémologie historique de S. Toulmin est ainsi une
« evolutionary epistemology » dans laquelle les théories scientifiques de l’ensemble des
disciplines sont considérées, dans une perspective darwinienne, en termes généalogiques de
telle sorte que des « populations » de théories scientifiques peuvent être comparées avec
l’« organic speciation » : « concepts for Toulmin are analogues of individual organisms,
with the collections they form – namely, intellectual disciplines – being counterparts of
organic species. Disciplines instantiate […] “populations” »133
. La rationalité scientifique
procède de la « sélection naturelle » qui s’opère entre les théories.
S. Toulmin n’a jamais cependant pu montrer comment s’effectuait cette opération :
« how rival disciplinary ideals can be rationally compared and evaluated »134
? À quoi peut
s’identifier une théorie « forte »? Les limites de l’épistémologie « évolutive » de
S. Toulmin mettent au jour un problème sur lequel butte toute démarche d’épistémologie
naturalisée, à savoir la définition de critères de normativité. En voulant se démarquer des
épistémologies de type logico-formelle qui imposent de l’extérieur des critères de
normativité aux sciences, les épistémologies de type historique éprouvent de la difficulté à
dériver de l’intérieur de la pratique même des sciences une normativité quelconque.
J. H. Zammito a bien montré l’ « essential dilemma » auquel font face les épistémologues
faisant appel à l’histoire pour sortir du logicisme formel :
Philosophers of science seeking an internal or immanent warrant in actual
scientific practice […] became subject of history in two distinct ways. First,
historical cases set the standard for validity. But second, history of science
introduced shifts in the standards of scientific rationality itself. Changing
scientitic theories appeared capable of feeding back upon the criteria for the
appraisal of such theories. That made normativity exceedingly difficult to
extract from the process.135
133
Struan Jacobs, « Stephen Toulmin’s Theory of Conceptual Evolution », dans Kai Hahlweg et
Clifford A. Hooker (dir.), Issues in Evolutionary Epistemology, New York, State University of
New York Press, 1989, p. 513. 134
Larry Briskman, « Toulmin’s Evolutionary Epistemology », Philosophical Quaterly, vol. 24 (1974), p. 166. 135
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 96-97.
48
La question centrale que soulève la naturalisation de l’épistémologie est celle de la
normativité, et de de ce fait, de l’épistémologie elle-même : « just how does history serve
as evidence for normative methodology; how do the facts of the past connect with what
ought to be done in the future? »136
. Le ce-qui-a-été peut-il s’identifier au ce-qui-doit-être,
au risque de briser un autre « dogme » de l’empirisme?
Au contraire de T. S. Kuhn, S. Toulmin considère, par ailleurs, que lorsque’elle
évoluent, les sciences ne sont jamais en état de stabilité – en « science normale ». Leurs
fondements sont constamment en question, une thèse que reprend Pierre Bourdieu pour qui
l’enjeu du jeu scientifique est constamment en jeu137
. L’anarchisme épistémologique de
Paul Feyerabend radicalise cette thèse en récusant toute forme de méthodologie normative
stable. Selon ce dernier, dans la pratique scientifique effective, ce type de méthodologie est
contreproductif puisqu’il engendre de la confusion et non de la clarté138
.
Dans l’analyse par H.-J. Rheinberger de la place de l’histoire dans l’épistémologie,
nous pouvons regretter l’absence des travaux d’Imre Lakatos pour qui « sans l’histoire des
sciences, la philosophie des sciences est vide »139
. Le projet épistémologique lakatosien
n’analyse pas tant l’histoire des sciences dans leur contexte socioculturel, économique et
politique en vue d’en produire un récit circonstancié. Il développe plutôt une métahistoire
normative du phénomène scientifique : une histoire interne et idéal des sciences – telle
qu’elle aurait dû se passer – et non une histoire externe de leur développment effectif. Il se
veut plutôt une reconstruction rationnelle de l’histoire des sciences qu’il appréhende
uniquement dans ce K. R. Popper nomme le « troisième monde », à savoir dans leur
136
J. R. Brown, « History and the Norms of Science », p. 237. 137
P. Bourdieu, « Un monde à part », Science de la science…, p. 126. 138
Sur l’épistémologie de P. Feyerabend, voir P. Feyerabend, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie
anarchiste de la connaissance, Paris, Seuil, 1979 [1975]. Il avait déjà souligné, en 1962,
l’« incommensurabilité » des théories scientifiques en soutenant qu’il n’existe pas, comme le pensent les tenants
du positivisme logique, de critères métathéoriques pour comparer les théories scientifiques entre elles et mesurer
leur mérite. (Idem, « Explanation, Reduction, and Empiricism », dans H. Feigl et G. Maxwell (dir.),
Science, Explanation, Space and Time, Minnesota Studies in the Philosophy of Science, vol. 3, 1962, p. 28-
97) 139
I. Lakatos, Histoire et méthodologie des sciences, Paris, Presses universitaires de France, 1994 [1970-
1978], p. xxx.
49
développement logique autonome. Dans ce cadre, l’histoire est mobilisée pour résoudre un
problème philosophique, soit la nature de la croissance des connaissances scientifiques.
Imre Lakatos identifie la rationalité dans cette croissance, et non dans la théorie scientifique
comme entité statique. Dans le projet épistémologique lakatosien, histoire et philosophie
sont inséparables bien que la seconde prime sur la première. Si la philosophie des sciences
doit tenir compte du développement des sciences saisi à travers leur histoire respective,
cette historicisation ne peut néanmoins s’effectuer sans prêter une attention sérieuse à la
philosophie des sciences, et sans choisir un cadre théorique et méthodologique
problématisant le développement scientifique objectivé. Ce cadre, c’est la « méthodologie
des programmes de recherche ».
Le concept de « programme de recherche » a été élaboré lors d’une conférence à
Londres à 1965 organisée pour confronter les thèses de K. R. Popper et de T. S. Kuhn.
Comme ce dernier, I. Lakatos prétend qu’il faut accorder moins de poids aux tests
expérimentaux dans le développement de la connaissance. La dynamique de ce
développement ne se réduit pas à une succession de conjectures théoriques et de réfutations
empiriques. Tel que le stipule la thèse Duhem-Quine, il n’existe pas d’expérience qui
puisse renverser de façon immédiate une théorie. À l’instar de la notion kuhnienne de
paradigme, celle des programmes de recherches permet de soutenir l’autonomie relative de
la théorie par rapport à l’expérience. En fait, le concept lakatosien de « programme de
recherche » « may be construed as an objective, “third world” reconstruction of Kuhn’s
socio-psychological concept of paradigm »140
. Ce faisant, le programme de recherche
permettrait de rendre compte rationnellement du développement des connaissances
scientifiques, contrairement au paradigme qui implique que de considérer les révolutions
scientifiques comme des conversions religieuses, c’est-à-dire comme des phénomènes
ultimement irrationnels, introduisant par là une incommensurabilité difficilement
conciliable avec le progrès scientifique. I. Lakatos affine les normes du « falsificationnisme
naïf » de K. R. Popper pour sauver la rationalité du développement scientifique, fortement
mis en cause par T. S. Kuhn. Entre le falsificationnisme poppérien et la théorie des
paradigmes kuhnienne se loge la méthodologie des programmes de recherches
140
I. Lakatos, « Falsification and the Methodology of the Scientific Research Programmes », dans I. Lakatos et
A. Musgrave, Criticism and the Growth of Knowledge, p. 179.
50
lakatosienne. Cette dernière cherche alors à saisir la science dans son développement
historique rationnel, en prenant la forme non pas d’une succession de paradigmes
incommensurables mais d’une compétition entre programmes de recherche.
Les programmes de recherche sont conçus comme l’unité de base du progrès
scientifique, en remplaçant la théorie isolée que l’on confronte à la réalité dans une
démarche de falsification. Comme structures décisionnelles et cognitives, ils définissent les
conditions de mise à l’épreuve empirique des théories. Au sein des programmes de
recherche, I. Lakatos distingue deux composantes : le « noyau dur » qui constitue
l’heuristique négative de la pratique scientifique – les règles fondamentales inattaquables
contraignant la liberté du chercheur – et un « glacis protecteur » entourant ce noyau, soit
l’heuristique positive dictant les modalités de traitement des problèmes à résoudre et de la
gestion des anomalies. Le glacis protecteur ouvre un champ d’exercice à l’inventivité des
chercheurs, un champ qui est aussi limité par le noyau dur. En effet, l’heuristique positive
se définit en fonction de l’heuristique négative qu’elle tente de redéfinir par rapport aux
anomalies qui surviennent dans les confrontations empiriques des théories. C’est dans la
dialectique entre le noyau et le glacis que se programme la recherche, programmation qui
offre les directions de recherche autorisées et légitimées aux scientifiques. Comme cette
dialectique se déploie dans la durée, I. Lakatos estime que la philosophie des sciences doit
être historique.
La prochaine escale du parcours rétrospectif effectué par H.-J. Rheinberger de
l’historicisation de l’épistémologie sont les années 1960 en France. Cet espace-temps est
important pour comprendre l’épistémologie historique. La figure de Georges Canguilhem
est centrale. Successeur de Gaston Bachelard à la Sorbonne, il a une ascendance sur des
penseurs comme Michel Foucault et Jacques Derrida, tour à tour examinés par H.-
J. Rheinberger. G. Canguilhem contribua à l’épistémologisation de l’histoire des sciences.
En s’intéressant aux filiations conceptuelles, notamment en biologie et en médecine, il
propose une histoire récusant à la fois l’internalisme et l’externalisme en vue d’appréhender
la spécificité des sciences dans leur « dialectical unity of continuity and change »141
,
141
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 69. Sur l’histoire épistémologique de G. Canguilhem,
voir G. Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1983 [1968].
51
dialectique médiatisée par leur contexte de production. À la suite de son analyse de la thèse
de G. Canguilhem, H.-J. Rheinberger se penche ensuite sur un autre programme
d’épistémologie historique, soit l’archéologie du savoir foucaldienne qui propose une
nouvelle façon de concevoir l’historicité des sciences. Selon la lecture de H.-
J. Rheinberger, Michel Foucault cherche à rendre compte de l’activité scientifique à travers
l’analyse du discours. Les sciences sont appréhendées avant tout comme des phénomènes
discursifs. Le concept central du projet épistémologique foucaldien est ce qu’il nomme les
« formations discursives » qui constituent les unités par lesquelles le savoir se manifeste
historiquement. L’analyse archéologique a donc pour but d’individualiser et de décrire ces
unités. Récusant l’histoire des idées et son anthropocentrisme, cette archéologie repose sur
trois principes. Primo, son objet est le discours saisi dans sa positivité comme pratique et
non les idées auxquelles il renvoie. Le discours n’est pas qu’un simple entrecroisement de
mots et de choses, un lieu où s’affrontent une langue et une réalité. M. Foucault évite tout
système interprétatif herméneutique ou sémiotique : il analyse le discours dans sa positivité
et non comme signe d’autre chose. M. Foucault « veut, bel et bien, se passer des
“choses” »142
. Le discours n’est pas traité comme un ensemble d’éléments signifiants
renvoyant à des contenus ou à des représentations, mais comme une pratique qui forme
systématiquement les objets dont elle parle. Secundo, l’archéologie foucaldienne aborde le
discours dans son horizontalité synchronique et non dans sa verticalité diachronique. Tertio,
elle récuse la notion d’auteur pour structurer son appréhension du discours au profit de celle
de conditions permettant et limitant son énonciation, conditions formant l’épistémè qui
prend la forme d’un a priori historique143
, à savoir des « règles anonymes, historiques,
toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée les
conditions d’exercice de la fonction énonciative »144
.
Rarement cité dans les ouvrages traitant de philosophie des sciences,
Jacques Derrida, par ses réflexions sur l’écriture, a participé à l’historicisation de
l’épistémologie. H.-J. Rheinberger montre en effet – et cela constitue une thèse aussi
142
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 65. 143
Sur l’archéologie foucaldienne comme forme d’épistémologie historique, voir Michel Foucault, Les Mots et
les choses. Une Archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, 1966; L’Archéologie du savoir. 144
M. Foucault, L’Archéologie du savoir, p. 153.
52
originale qu’importante de son essai – que l’écriture est essentielle à la compréhension des
procédures de la connaissance scientifique. J. Derrida a forgé, à cet égard, le concept
d’« historialité » pour penser, comme le remarque H.-J. Rheinberger, l’« iterative-recursive
production of meaning in the irrevocable exteriorization of a generalized writing »145
.
Dans les récents travaux s’inscrivant dans l’historicisation de l’épistémologie, H.-
J. Rheinberger s’interroge sur le vaste programme de l’anthroposociologie des sciences –
connue aussi sous l’appellation des social studies of science – à travers les réflexions
d’Ian Hacking et de Bruno Latour. Ce programme, dont il ne serait question ici de rendre
compte – cela nous éloignerait de notre propos sur la relation entre épistémologie et histoire
–, ne relève pas à proprement parler de l’épistémologie. En fait, l’anthroposociologie des
sciences s’est posée en s’opposant à l’épistémologie – y compris dans sa déclinaison
historique146
–, en revendiquant ce que Joseph Rouse nomme une « post-epistemological
conception of science and scientific knowledge »147
et en proposant ce que Steve Fuller
nomme une « social epistemology »148
qui saisit la science comme une pratique située et
dans sa matérialité. Le programme dit « fort » en sociologie des sciences fut d’ailleurs,
selon John H. Zammito, « an agressive effort to displace philosophy of science with
sociology of science »149
.
145
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 76. 146
Voir à ce sujet les réflexions du programme dit « fort » en sociologie de la connaissance scientifique,
notamment Barry Barnes, « Sociological Explanation and Natural Science », Archives européennes
de Sociologie, vol. 13 (1972), p. 373-392; Idem, Scientific Knowledge and Sociological Theory, Londres,
Routledge, 1974; David Bloor, Sociologie de la logique ou les limites de l’épistémologie, Paris, Pandore, 1983
[1976] ainsi que les textes-manifestes de la revue Social Studies of Science (1971-). Dans une récente
conférence, Steve Woolgar a pu souligner que l’épistémologie a été « a kind of foil », un « provocative other »
à l’approche sociologique des sciences (S. Woolgar, « Where Did all the Provocation Go. Reflections on the
Fate of Laboratory Life (1979) », Science and Technology Studies Workshop, European University at St-
Petersburg (2011), disponible sur : http://www.youtube.com/watch?v=gPDNptLkiyk&feature=youtu.be
(page consultée le 12 juillet 2013). 147
J. Rouse, Engaging Science: How to Understand Its Practices Philosophically, Ithaca et Londres,
Cornell University Press, 1996. 148
S. Fuller, « Social Epistemology: A Statement of Purpose », Social Epistemology, vol. 1, no 1 (1987), p. 1-
4. 149
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 4.
53
Ian Hacking s’intéresse au « interventionary character »150
de la pratique
scientifique. Loin de se réduire à un ensemble de théories représentant la réalité, la science
est avant tout expérimentation sur cette dernière. La représentation est également à ses yeux
une pratique qui a nécessité la création du concept de réalité, pour donner un sens à l’objet
des représentations. Avec le temps, la représentation s’est pluralisée, chaque science se
dotant de son système de représentations par lequel elle se constitue. Il est à regretter que
H.-J. Rheinberger ne se soit pas référé à l’ontologie historique (2004) que I. Hacking
conçoit comme une « méta-épistémologie historique » examinant la trajectoire historique
d’objets « that play a certain role in thinking about knowledge ». I. Hacking justifie son
entreprise en soulignant que « those who don’t understand the history of their own central
organizing ideas [...] are condemned not to understand how to use them »151
. Pour sa part,
B. Latour aborde le phénomène scientifique comme un anthropologue en prenant pour
terrain le laboratoire, son lieu de production par excellence, en vue, selon H.-
J. Rheinberger, d’examiner ce que les scientifiques « actually do in their work, how they
proceed when they experiment, how they handle and transform their materials »152
. L’étude
des sciences doit se loger à l’enseigne de ce que B. Latour nomme une « anthropologie
symétrique » qui, selon H.-J. Rheinberger, « puts into question the separation between the
natural, the social, and the discursive aspects »153
des sciences, de même que les catégories
– historique, sociologique, philosophique, etc. – divisant leur étude. I. Hacking et B. Latour
participent d’un « practical turn »154
de l’épistémologie qui l’incite à se transformer en
150
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 80. 151
Sur l’ontologie historique comme démarche en épistémologie historique, voir I. Hacking,
Historical Ontology, Cambridge, Harvard University Press, 2004, p. 9. 152
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 83. 153
Ibid. Sur l’épistémologie de B. Latour, La Science en action, Paris, La Découverte, 1989. Les travaux de
Karin Knorr-Cetina, d’Andrew Pickering et de J. Rouse concevant la science comme un ensemble de
pratiques contingentes et hétérogènes participent aussi de cette anthroposociologie des sciences.
(Cf. K. Knorr-Cetina, The Manufacture of Knowledge - An Essay on the Constructivist and Contextual Nature
of Science, Oxford, Pergamon Press, 1981; A. Pickering, The Mangle of Practice: Time, Agency, and Science,
Chicago and London, University of Chicago Press, 1995; J. Rouse, How Scientific Practices Matter:
Reclaiming Philosophical Naturalism, Chicago and London, University of Chicago Press, 2002) Toute une
approche féministe s’est développée au sein de ce programme. (Cf. Donna Haraway, « Situated Knowledges:
The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14,
no. 3 (1988), p. 575-599; Lynn Hankinson Nelson et Jack Nelson (dir.), Feminism, Science, and the
Philosophy of Science, Dordrecht, Kluwer, 1996) 154
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 87.
54
sociologie, se focalisant sur la question des modalités de la résolution des controverses
scientifiques et sur celle de l’élargissement du territoire scientifique.
Le tableau panoramique que brosse H.-J. Rheinberger des différentes tendances de
l’épistémologie historique aurait cependant gagné à inclure le programme de
l’épistémologie naturalisée de W. V. O. Quine, dont nous avons traité et sur lequel nous
reviendrons dans la section 1.2.3.4, et le rationalisme historiciste de la théorie des champs
scientifiques de Pierre Bourdieu. Par ce rationalisme historiciste, P. Bourdieu cherche à
« résoudre le problème des rapports entre la raison et l’histoire ou de l’historicité de la
raison »155
– problème central de l’épistémologie historique. Il veut ainsi contourner deux
écueils de l’épistémologie, soit le logicisme essentialiste contre lequel l’épistémologie
historique s’est posée, et le relativisme absolu dans lequel elle risque de glisser sous les
couverts d’une sociologie de la connaissance scientifique. En prolongeant la tradition
française de l’épistémologie historique de laquelle il se réclame explicitement156
, le
rationalisme historiciste de P. Bourdieu cherche à relever un défi qui tient en une question :
comment est-il possible de reconnaître l’historicité de l’activité scientifique tout en
reconnaissant qu’elle puisse produire des vérités transhistoriques, c’est-à-dire qui ne sont
pas que le reflet du présent dans lequel elles ont été produites? Pour comprendre
« l’émergence et l’existence de la raison dans l’histoire »157
sans « sortir de l’histoire »,
P. Bourdieu élabore le concept de « champ scientifique ». Les deux propriétés
fondamentales du champ scientifique, soit la fermeture sur soi et l’autonomie qui lui
donnent sa « logique spécifique »158
, constituent selon P. Bourdieu « le principe historique
de la genèse de la raison scientifique et l’exercice de sa normativité »159
. L’effectivité de
cette normativité intersubjective exige que son exercice soit indépendant des forces qui
s’exercent sur le champ. Les producteurs de connaissance scientifique n’ont pour clients
que leurs concurrents les plus compétents et les plus critiques, donc les plus disposés à
donner toute sa force à une critique intersubjective de la connaissance scientifique produite.
155
P. Bourdieu, « Un monde à part », Science de la science…, p. 108. 156
Voir Ibid., p. 9. 157
Ibid. 158
Ibid., p. 136. 159
Ibid., p. 108.
55
La science peut avancer vers plus de rationalité sans être obligée de recourir à « un tour de
passe-passe transcendantal »160
à la manière de l’épistémologie logiciste. Le sujet de la
science est un « champ tout à fait singulier » dans lequel la concurrence entre les agents
pour la production d’une connaissance vraie n’est pas soumise à des pressions externes.
Pour cette raison, elle peut se penser comme « un fait social de part en part historique »
sans pour autant que ses découvertes soient entièrement « relatives aux conditions
historiques et sociales de leur émergence »161
. En somme, l’historicisation de
l’épistémologie de P. Bourdieu permet de concevoir la science comme un lieu historique où
se produisent des vérités transhistoriques.
Il vaut la peine de mentionner que H.-J. Rheinberger, dont les réflexions nous ont
été utiles pour retracer à grands traits l’historicisation de l’épistémologie, est lui-même
membre d’un groupe de recherche à l’Institut Max Planck pour l’histoire des sciences, dont
les travaux conjuguent démarche historique et réflexion épistémologique sous l’étiquette
programmatique d’une « épistémologie historique ». Toutefois, au-delà des usages
stratégiques que fait de cette étiquette depuis quelques années l’Institut Max Planck, le
programme de l’épistémologie historique remonte au positivisme historiciste
d’Auguste Comte, comme l’a bien montré la récente analyse généalogique d’Yves Gingras,
A. Comte soutenait en effet qu’« on ne connaît pas véritablement une science tant qu’on
n’en sait pas l’histoire »162
. Tel que le remarque Y. Gingras, la démarche de
l’épistémologie historique aurait aussi été mise en œuvre par un « very old, very fruitful and
very well-know program of historicization of the categories of thought: that of the
sociology of knowledge since the beginning of the 20th century, not to talk about its
reemergence in the 1970s in the form of a sociological theory of scientific knowledge ». Les
tenants de l’épistémologie historique à l’Institut Max Planck « curiously feigns to ignore »
ce programme163
.
160
Ibid., p. 157. 161
Ibid., p. 138. 162
A. Comte, Cours de philosophie positive, Paris, J. B. Baillière et fils, 1877, p. 65. 163
Y. Gingras, « Genealogy and Uses of Historical Epistemology », p. 447.
56
Dans sa juste critique des usages rhétoriques de l’étiquette d’« épistémologie
historique », Y. Gingras aurait cependant gagné à mettre en relation l’épistémologie
historique avec l’épistémologie de l’histoire. Cela lui aurait permis de mieux définir ce
qu’il entend par la formule d’une « history true to the precepts of “historical method” »
qu’il revendique, mis à part que sa finalité est d’« understanding change, be it conceptual,
social, cultural or institutional » et qu’elle est la meilleure façon dont nous disposons « to
make contingency visible behind apparently timeless questions, ideas, identities, problems
and categories »164
. Il est en effet loin d’être certain que les épistémologues de l’histoire
accepteraient de réduire le savoir historique à une telle définition ou que les historiens se
reconnaissent dans celle-ci. De surcroit, que serait-ce au juste « understanding » en
histoire? comment rend-on visible cette « contingency »?
L’analyse d’Yves Gingras n’est en fait qu’un des exemples récents d’un problème
auquel est aux prises l’épistémologie depuis sa « révolte historiciste » des années 1960 et
1970. Ce qui ressort du processus d’historicisation de l’épistémologie est, selon
John H. Zammito, « a rather dogmatic sense of what history “as such” is, what
“historiographical techniques” are »165
. Cette situtation est attribuable au fait que les
philosophes des sciences, comme le note Franklin R. Ankersmit, « have never shown any
interest in what philosophers of history have been discussing »166
. Aussi, les philosophes
des sciences, même ceux qui étaient le plus sensibles à l’approche historique, étaient le plus
souvent sourds au renouvellement méthodologique et épistémologique qui s’opérait au sein
même de la discipline historique; une thèse développée par Enrico Catelli Gattinara pour la
France, mais qui peut se généraliser à l’ensemble des pays167
. À l’instar d’Y. Gingras,
différents tenants de l’épistémologie historique ont ainsi pu proposer des définitions du
savoir historique qui « drastically underestimates the cognitive endeavor of many
historians »168
. De ce fait même, ils ne feraient pas justice à la complexité théorique du
164
Ibid., p. 451. 165
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 99. 166
F. R. Ankersmit, « White’s “New Neo-Kantianism” », dans F. R. Ankersmit et al., Re-
figuring Hayden White, p. 34. 167
E. Castelli Gattinara, Épistémologie et histoire en France…, p. 19. 168
Ibid., p. 100.
57
savoir historique, comme s’il allait plus de soi que les sciences qu’ils s’efforcent d’élucider
en recourant à lui, à commencer par T. S. Kuhn, son « père », du moins dans le monde
anglo-saxon.
Celui qui revendiquait un « rôle pour l’histoire »169
dans la philosophie des science
considérait que « the historian characteristically does explain why particular men made
particular choices at particular times »170
, sans jamais traiter un tant soi peu des modalités
d’une telle explication du particulier. Quant à lui, Ernan McMullin estime que « The
historian is concerned with what happened just because it did happen […] [h]is goal is not
the assertion of a universal, a pattern, or the interlinking of such patterns ». L’histoire
« focuses on the historical singular in all its contingency »171
. Toujours dans la même
veine, Ronald N. Giere soutient que l’histoire n’a pour but que « to explain the occurrences
of particular occurrences »172
, tandis que Richard Burian se la représente comme
« concrete and descriptive […] seeking to understand the concrete particularity of complex
and complexly related individuals and events »173
. Ce dernier soutient que l’histoire est
inséparable de la philosophie des sciences, parce qu’elle lui procure « the best available
interpretation of the historical record »174
en fonction duquel elle peut déterminer la
rationalité immanente et changeante des sciences, et non l’imposer de l’extérieur au moyen
de crtières logiques a priori. Cependant, comment est produite cette « interprétation » ou,
comme le dit Thomas Nickles, que serait une « historical explanation as opposed to mere
chronicle or anecdote »175
? Ici, les tenants de l’épistémologie historique, tels que ceux
susmentionnés, ne semblent pas reconnaître que la connaissance historique – leur assise
169
T. S. Kuhn, « Un rôle pour l’histoire », Structure…, p. 17. 170
Idem, « Objectivity, Value Judgment, and Theory Choice », The Essential Tension, Chicago,
University of Chicago Press,, 1977, p. 324. Notre soulignement. 171
E. McMullin, « The History and Philosophy of Science: a Taxonomy », dans R. Stuever, Historical and
Philosophical Perspectives of Science, p. 18 et 54. 172
R. N. Giere, « History and Philosophy of Science: Intimate Relationship or Marriage of Convenience? »,
British Journal for the Philosophy of Science, vol. 24 (1973), p. 295. 173
R. Burian, « More than a Marriage of Convenience: on the Inextricability of History and Philosophy
of Science », Philosophy of Science, vol. 44 (1977), p. 28. 174
Ibid., p. 38. 175
T. Nickles, « Scientific Discovery and the Future of Philosophy of Science », dans T. Nickles (dir.),
Scientific Discovery, Logic, and Rationality, Boston, D. Reidel, 1980, p. 31.
58
pour élucider les savoirs scientifiques – procède elle-même de la mise en œuvre d’un
savoir qu’il faut maîtriser pour pouvoir prétendre en produire. En effet, on ne s’improvise
pas plus historien qu’on ne s’improvise physicien ou mathématicien. N’a-t-on pas dit de
l’histoire qu’elle est « la plus difficile de toutes les sciences »176
? Certes, bien que les thèses
de T. S. Kuhn, E. McMullin, R. N. Giere et R. Burian – pour ne nommer que ceux-là – sur
le savoir historique ne sont pas erronées, ce savoir ne saurait pas se réduire à cette
conception idiographique faisant de lui une description concrète des événements et des
individus saisis dans leur particularité et leur contingence historiques. Encore faudrait-il
s’arrêter sur d’autres opérations tout aussi constitutives du savoir historique et dont
l’épistémologie de l’histoire a abondamment traitées : la sélection et la critique des sources,
la construction et la délimitation de l’objet, la nature de la contextualisation, de la
compréhension, de l’interprétation ou de l’explication du passé, l’écriture historique, la
mise en intrigue et le récit, etc.
Pour tout dire, l’angle mort de l’épistémologie historique est l’épistémologie de
l’histoire avec laquelle elle n’est pas en phase : ce qu’implique « faire de l’histoire » en
philosophie des sciences reste trop implicite et semble être pris pour acquis, alors qu’il
s’agit d’une « open epistemological question »177
. Lorsque, par exemple, le mathématicien
et philosophe des sciences Georges Bouligand proclame avec une certitude triomphale
« Plus de doute, on ne fait de bonne épistémologie qu’en empruntant à l’histoire »178
–
aphorisme exprimant le mot d’ordre de l’épistémologie historique – qu’entend-il par
l’emprunt à l’histoire? L’histoire est-elle un réservoir d’exemples où l’épistémologue peut
aller puiser? L’histoire est-elle une méthode que l’épistémologue peut emprunter? Si les
tenants de l’épistémologie historique soulignent tous l’importance de l’histoire en
philosophie des sciences, ils ne sont pas encore parvenus à définir exactement en quoi
consiste exactement ce rôle179
. À cet égard, Anastasios Brenner fait de la
176
Numa Denis Fustel de Coulanges, cité dans Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien,
Paris, Armand Colin, 2004, p. 43. M. Bloch avait également noté que Pierre Bayle considérait, dans son
Dictionnaire historique et critique, que « L’histoire, généralement parlant, est la plus difficile de toutes les
compositions qu’un auteur puisse entreprendre ou l’une des plus difficiles » (p. 43). 177
J. H. Zammito, « Post-Positivist Realism: Regrounding Representation », p. 410. 178
Cité dans A. Virieux-Reymond, L’épistémologie, p. 10. 179
A. Brenner, « Quelle épistémologie historique?… », p. 117.
59
« conceptualisation adéquate de l’histoire »180
en philosophie des sciences, l’une de ses
exigences, une exigence qu’elle ne saurait respecter sans tenir compte de l’épistémologie de
l’histoire avec laquelle elle gagnerait à entrer en dialogue.
Comme semblent l’oublier les épistémologues recourant à l’approche historique
pour analyser les sciences, la démarche historique – l’« opération historiographique » pour
reprendre les termes certaliens181
– demeure une discipline au même titre que celles qu’ils
prennent comme objet : mathématiques, physique, chimie, biologie, psychologie, etc. Elle
constitue elle-même, comme le reconnaît T. S. Kuhn, une « entreprise d’explication »
dépassant « son rôle classique de fournisseur d’exemples pour idées préconçues », bien
qu’elle puisse être menée « sans avoir recours à des généralisations explicites »182
cette
position contrastant nettement avec celle de Carl Gustav Hempel à qui T. S. Kuhn fait icu
un clin d’oeil (voir 1.2.3.2). Comme l’a remarqué John H. Zammito, le savoir historique
« is yet another empirical inquiry »183
ayant son « own theoretical burden »184
. Il déplore
également que les philosophes des sciences, notamment les récents tenants d’une
épistémologie naturalisée, ne reconnaissent pas que les problèmes méthodologiques et
théoriques des sciences naturelles « apply with equal force to the utterly faillible,
ineluctably empirical endeavor of history »185
, duquel ils se réclament pour les élucider.
Toujours selon ce dernier, l’attention qu’ils accordent à la méthodologie et à
l’épistémologie des sciences naturelles n’a d’égal que leur ignorance des « parallel issues
in historical research »186
, comme si celle-ci allait de soi ou, pire, comme si l’histoire
n’était pas une démarche conceptuelle, mais un simple répertoire ou réservoir de faits tous
faits dans lequel les épistémologues peuvent puiser pour exemplifier leurs analyses. Pour
180
Ibid., p. 124. 181
M. de Certeau, « L’opération historiographique », dans L’Écriture de l’histoire, p. 77-142. 182
T. S. Kuhn, « Relations entre l’histoire des sciences et la philosophie des sciences »,
dans La Tension essentielle, p. 34 et 35. Notons que T. S. Kuhn est bien au fait des thèses narrativistes
contemporaines en épistémologie de l’histoire qui soulignent la fonction cognitive du récit : raconter, c’est
déjà expliquer. Nous reviendrons sur les thèses narrativistes ci-dessous (1.2.3.3). 183
J. H. Zammito, « History/Philosophy/Science: Some Lessons for Philosophy of History »,
History and Theory, vol. 50, no 3 (2011), p. 407.
184 Idem, Post-Positivism in the Study of Science, p. 100.
185 Ibid.
186 Ibid.
60
qu’elle fasse un usage moins cavalier, spontané ou sauvage du savoir historique, l’historien
des sciences I. Bernard Cohen a proposé que les tenants d’une épistémologie historique
fasse preuve d’une « greater sensitivity to the canons of history »187
. Cette « sensivity »
exige en fait que l’épistémologie historique se féconde de l’épistémologie de l’histoire qui
lui permettra d’élucider « the epistemological and methodological character of
historical accounting »188
dont elle se réclame pour élucider les sciences.
***
Comme le souligne H.-J. Rheinberger, bien que l’épistémologie historique ait
consisté en bonne partie en une « epistemologization of the history of science »189
, ses
praticiens ont mobilisé et continuent de mobiliser spontanément la démarche historique.
Les praticiens de l’épistémologie historique ne se sont vraiment pas référés à
l’épistémologie de l’histoire, c’est-à-dire qu’il ne se sont pas posés la question « qu’est-ce
que l’histoire? » –, tant celle produite par les philosophes que celle des historiens de métier
qui n’ont cessé de s’interroger sur ses préceptes notamment depuis la transformation
disciplinaire du savoir historique au XIXe siècle. Puisque l’histoire a elle-même fait l’objet
d’une élucidation épistémologique, nous considérons que la conceptualisation de la
dialectique entre épistémologie et histoire doit transiter par l’épistémologie de l’histoire.
Nous verrons alors que l’épistémologie de l’histoire a été historiquement et ironiquement la
moins historique ou naturalisée des épistémologies. L’historien américain
Kerwin Lee Klein souligne, dans son récent From History to Theory dans lequel il esquisse
une histoire conceptuelle de la théorie de l’histoire, que la philosophie de l’histoire n’a pas
été réceptives aux thèses post-positivistes de Willard V. O. Quine et de Thomas S. Kuhn
187
I. B. Cohen, « History and the Philosophy of Science », dans Frederic Suppe (dir.), Structure of
Scientific Theories, Urbana, University of Illinois Press, 1977, p. 312. Sur l’usage cavalier de l’histoire par les
philosophes des sciences, voir aussi L. Pearce Williams, « Should Philosophers Be Allowed to
Write History? », British Journal of Philosophy of Science, vol. 26 (1975), p. 241-253. 188
J. H. Zammito, « History/Philosophy/Science … », p. 412. 189
H.-J. Rheinberger, On Historicizing Epistemology, p. 3-4. Y. Gingras a bien cependant montré que
l’épistémologie historique et l’histoire épistémologique ne sont pas des synonymes. En se fondant sur la
« syntax and grammar of language », il souligne que l’épistémologie historique est un type de philosophie des
sciences qui insiste sur le fait que la connaissance scientifique doit être saisie dans son historicité. L’histoire
épistémologique renvoie plutôt à une « detailed history of scientific theories, problems, concepts or
categories of thought and not only a stylized history used for philosophical reasons […] ». (Y. Gingras,
« Genealogy and Uses of Historical Epistemology », p. 443-44)
61
historicisant l’épistémologie, ce qui eu pour effet de la délégitimer au yeux des philosophes
des sciences190
. Les philosophes du savoir historique ne se sont, à vrai dire, que très
récemment alimentés (voir 1.2.3.4) des acquis de l’épistémologie naturalisée post-
positiviste. Selon l’épistémologie naturalisée post-positiviste, en plus d’être saisie comme
une pratique historique « désunifiée » – pour dire comme Peter Galison et
David J. Stump191
, c’est-à-dire dans ses différentes déclinaisons disciplinaires192
–,
l’activité scientifique sert d’assise empirique à partir de laquelle il est possible d’élucider
les rationalités disciplinaires propres. L’adoption de la perspective naturalisée en
épistémologie de l’histoire, qui exige de tenir compte de l’histoire de cette discipline –
l’histoire de l’histoire – confronte, comme nous le verrons, les philosophes au discours que
ses praticiens tiennent (déjà) sur leur savoir – l’épistémo-logie historienne. La fécondation
mutuelle de l’épistémologie historique et de l’épistémologie de l’histoire débouche
précisément sur l’épistémologie historienne. Pour cette raison, elle sera la destination finale
de notre conceptualisation de la dialectique entre épistémologie et histoire.
1.2.3 … à l’épistémologie de l’histoire
L’épistémologie de l’histoire est un domaine de recherche qui a été traversé par
plusieurs approches et qui a engendré une littérature considérable193
, rendant ardue la tâche
d’en lire ne serait-ce qu’une fraction substantielle. Déjà en 1977, Maurice Mandelbaum
remarquait dans la « Preface » de son Anatomy of Historical Knowledge que « the number
190
K. L. Klein, From History to Theory, p. 53-58. 191
P. Galison et D. J. Stump (dir.), The Disunity of Science: Boundaries, Context, and Power, Stanford,
Stanford University Press, 1996. 192
J. H. Zammito, « History/Philosophy/Science: Some Lessons for Philosophy of History », p. 391.
J. H. Zammito est d’ailleurs l’un des importants tenants historiens, comme nous le verrons dans la section
1.2.3.4, d’une épistémologie historique ou naturalisée de l’histoire. 193
Comme en attestent les bibliographies quinquennales dressées par la revue History and Theory.
Ce foisonnement de la production consacrée à l’épistémologie de l’histoire ne s’est pas accompagné d’une
reconnaissance institutionnelle substantielle dans le champ universitaire. Sur l’« academic marginalization »
de l’épistémologie de l’histoire, voir Aviezer Tucker qui met bien en évidence, à travers une analyse
sociologique, le contraste entre la « booming » production et le « weak academic status » du domaine,
n’hésistant pas à qualifier ses praticiens de « lumpenproletariat ». (A. Tucker, « The Future of the Philosophy
of Historiography », History and Theory, vol. 40, no 1 (2001), p. 42, 39, 37 et 41) Dans le même ordre
d’idées, Oliver J. Daddow parle de la « relatively insignificant position which both the philosophy and theory
of history occupy within academia, their identities torn between several disciplines and therefore appealing to
mainstream exponents of neither ». (O. J. Daddow, « The Ideology of Apathy: Historians and
Postmodernism », Rethinking History, vol. 8, no 3 (2004), p. 433)
62
of serious works in this area has grown so great that it would be difficult to discuss even
the most important in a careful, critical, and fair-minded way »194
. Par conséquent, nous
présentons ici un tableau qui, sans aucune prétention à l’exhaustivité, identifie quelques-uns
de ses principales tendances et de ses programmes de recherche en vue de rendre le
domaine de l’épistémologie de l’histoire plus intelligible, le domaine n’ayant encore fait
l’objet d’aucune analyse synthétique. Il va sans dire néanmoins que notre recours aux
catégories des approches ou des programmes pour structurer le domaine et situer les
différentes prises de position sur des thèmes et des problèmes typiques de celui-ci, le
schématise et en réduit sa diversité.
Bien qu’il y ait eu des réflexions de nature philosophique sur le savoir historique
depuis l’Antiquité195
, l’émergence de l’épistémologie de l’histoire comme domaine de
recherche est contemporaine à l’affirmation de l’histoire comme discipline autonome au
XIXe siècle. Elle est à la fois le produit et l’agent de cette autonomisaton.
L’épistémologie de l’histoire est apparue en réponse à l’autonomisation
disciplinaire de l’histoire. Telle qu’elle était menée jusque là, la réflexion sur la
connaissance scientifique n’arrivait ni à rendre compte de cette nouvelle discipline que
représentait l’histoire, ni à élucider les problèmes qu’elle soulevait, des problèmes
différents de ceux posés par les sciences naturelles ou les mathématiques. Puisque
« this new historical technique […] was unaccounted for », comme le souligne
Robin G. Collingwood, « a special inquiry was therefore needed whose task should be the
study of […] the philosophical problems created by the existence or organized and
systematized historical research »196
. Cette philosophie de l’histoire n’est pas à confondre,
faut-il le rappeler, avec la philosophie de l’Histoire, du processus historique qui était déjà
pratiquée depuis longtemps et de laquelle la jeune discipline historique souhaitait
précisément se dissocier. En fait, la philosophie de l’histoire entendue comme
épistémologie de l’histoire a participé de cette dissociation même.
194
M. Mandelbaum, The Anatomy of Historical Knowledge, p. vii. 195
Sur les réflexions philosophiques sur le savoir historique avant le XIXe siècle, voir notamment
François Dosse, l’Histoire, Paris, Armand Colin, 2000. 196
R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 6.
63
Sous cette acception, la philosophie de l’histoire est non seulement un produit de
l’affirmation disciplinaire de l’histoire, mais aussi son agent : elle a formulé les fondements
théoriques et la démarche méthodologique de ce savoir lui permettant non seulement
d’asseoir sa légitimité comme science non nomologique197
, mais aussi de se démarquer de
la philosophie spéculative de l’Histoire. Contemporaine de l’émergence de la discipline
historique au XIXe siècle, l’épistémologie de l’histoire s’est constituée comme domaine de
recherche pour philosopher autrement sur l’histoire, en prenant pour objet non plus le
processus historique en vue de le signifier mais l’« anatomy of historical knowledge »,
comme le dira un de ses adeptes plus tard au XXe siècle198
. La philosophie de l’Histoire lui
a donc aussi servie de repoussoir.
1.2.3.1 La philosophie critique de l’histoire : une épistémologie historiciste de l’histoire
D’origine néokantienne, l’épistémologie de l’histoire a d’abord pris la forme au
XIXe siècle d’une philosophie critique de l’histoire se posant en s’opposant à la philosophie
de l’Histoire – personnifiée à l’époque par le philosophe allemand
Georg Wilhelm Friedrich Hegel. Adeptes de la philosophie critique de l’histoire,
Benedetto Croce soulignait dans Théorie et histoire de l’historiographie (1915) que les
« recherches en gnoséologie historique » produites par la philosophie critique de l’histoire
devait remplacer les « métaphysiques de l’histoire » de la philosophie spéculative de
l’histoire dont il n’hésitait pas à proclamer « la mort » prochaine199
. Il faut cependant éviter
de considérer l’épistémologie de l’histoire et la philosophie du processus historique comme
étant des genres nécessairement mutuellement exclusifs. À cet égard, Jeffrey Reid souligne
que la philosophie spéculative hégélienne repose sur des considérations épistémologiques
et historiographiques200
. Comme l’ensemble des philosophes du processus historique,
197
Les premiers philosophes du savoir historique au XIXe siècle, selon R. G. Collingwood, étaient en train
« to put forward a claim on the part of historians to do their own work in their own way and be let alone ».
L’épistémologie de l’histoire, pour cette raison, « represents a kind of secessionist movement » menée pour
libérer l’histoire de la tutelle positiviste qui identifiait la science aux sciences naturelles (R. G. Collingwood,
The Idea of History, p. 167). Nous reviendrons sur les premiers épistémologues de l’histoire ci-dessous
(1.2.3.1). 198
M. Mandelbaum, The Anatomy of Historical Knowledge. 199
B. Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968 [1915], p. 55-56. 200
J. Reid, « Considérations hégéliennes sur Actualité de la philosophie de l’histoire de Maurice Lagueux »,
dans Christian Nadeau et Alexis Lapointe (dir.), La Philosophie de l’histoire. Hommages offerts à
64
Hegel appréhende celui-ci non à travers les sources, mais à travers les textes historiens, ce
qui nécessite, comme le mentionnait ce dernier, une « theory of the historical work »201
, ce
qui est le modus operandi même de l’épistémologie de l’histoire.
La philosophie de l’histoire de Hegel cherche à révéler « the ultimate design of the
world »202
. Elle voit dans le processus historique la manifestation de la Raison,
manifestation par laquelle l’humanité prend conscience d’elle-même203
. Spécialiste de
l’histoire de la philosophie critique de l’histoire, Raymond Aron a souligné que cette
philosophie « commence par le refus de l’hégélianisme : le philosophe ne se croit plus
dépositaire des secrets de la providence et ne cherche plus à déterminer d’un coup la
signification du devenir humain »204
. Ce « tournant épistémologique de la philosophie de
l’histoire » – pour reprendre l’expression de Herbert Schnädelbach205
–, fait en sorte que
l’interrogation philosophique se détourne du processus historique pour se diriger vers la
connaissance historique. Au lieu de s’interroger sur le sens de l’aventure humaine en vue
soit de totaliser la signification du processus historique à l’aune d’un principe directeur, soit
d’y repérer des patterns, des cycles ou des lois pouvant en rendre compte, l’épistémologie
de l’histoire a pour projet une critique de la raison historique élucidant les conditions
théoriques de possibilité de la connaissance du passé.
Les philosophes néokantiens de la Geschichtsphilosophie estiment que la seule aide
que la philosophie puisse fournir à la recherche empirique consiste à clarifier les opérations
logiques de la science206
. Deux idées interreliées sont au cœur de la démarche
Maurice Lagueux, Québec, Presses de l’Université Laval, 2007, p. 63-72. Dans la « Postface » de l’ouvrage,
M. Lagueux soutient qu’il est « indiscutable » que les adeptes de la philosophie spéculative ne « pouvaient
nourrir leur réflexion des faits mis en lumière par les historiens sans être conduits à s’interroger sur la
connaissance historique » (p. 450). 201
Cité dans Hayden White, Metahistory: the Historical Imagination in the Nineteenth Century Europe,
Baltimore, John Hopkins University Press, 1973, p. 85. 202
Hegel cité dans Ibid., p. 104. 203
Voir notamment G. W. F. Hegel, La Philosophie de l’histoire, Paris, LGF, 2009. La philosophie de
l’Histoire ne se réduit évidemment pas à celle proposée par Hegel. 204
R. Aron, La Philosophie critique de l’histoire. Essai sur une théorie allemande de l’histoire, Paris, Vrin,
1938, p. 3. 205
Cité dans Arnaud Dewalque, « Le tournant épistémologique de la philosophie de l’histoire de Ranke à
Heidegger », dans Gilles Marmasse (dir.), l’Histoire, Paris, Vrin, 2010, p. 155. 206
Charles Bambach, « Neo-Kantianism », dans A. Tucker, A Companion…, p. 477.
65
néokantienne. Primo, comme pourfendeurs du positivisme qui identifiait la science aux
sciences naturelles, les adeptes de la philosophie critique de l’histoire établissent une
différence entre les sciences de la nature et les sciences humaines dans lesquelles se range
l’histoire. Ils ont, à cet effet, proposé différentes taxinomies des sciences. Certains, comme
Wilhelm Dilthey et Wilhelm Wundt, départageaient les sciences en fonction d’un critère
d’ordre ontologique, leur objet : les Naturwissenschaften – sciences de la nature – et les
Geisteswissenschaften – sciences de l’esprit. D’autres, comme Wilhelm Windelband et
Heinrich Rickert, privilégiaient un critère d’ordre méthodologique – soit leurs modalités et
leurs finalités – pour classifier les sciences : les sciences nomothétiques cherchent à
découvrir des lois générales et les sciences idéographiques cherchent à capturer le singulier
dans son unicité historique207
. Tous estiment contre le monisme méthodologique du
positivisme, que la scientificité des sciences humaines ne peut s’identifier à celle des
sciences de la nature. La fondation spécifique des sciences humaines ne repose pas sur la
méthodologie nomothético-déductive, mais bien sur une approche qui refuse de réduire le
particulier au général et qui souhaite capturer le singulier dans son unicité historique. Elles
insistent sur l’individualité des phénomènes historiques qui échappent à toute forme de
naturalisation. Alors que l’explication nomothétique prévaut dans les sciences de la nature
– à savoir l’induction des phénomènes particuliers à des lois générales en fonction
desquelles peut se prédire, déductivement, le comportement de phénomènes ultérieurs –, la
philosophie critique de l’histoire estime que l’élaboration des données empiriques dans les
sciences historiques procède par compréhension idéographique et par interprétation
herméneutique. L’historien cherche à faire revivre le passé pour donner sens aux matériaux
empiriques dont il dispose et au travers desquels il atteint l’effectivité socio-historique.
Alors que les sciences de la nature cherchent à expliquer en recherchant les causes des
phénomènes en fonction de lois qu’elles tentent de déceler, l’histoire cherche plutôt à
207
Ibid. Voir aussi A. Dewalque, « Le tournant épistémologique… », p. 160-167, de même que
R. G. Collingwood, « Germany », The Idea of History, p. 165-176. Toute aussi anti-positiviste que les
néokantiens, la philosophie critique de l’histoire de B. Croce reformule cette dichotomie en identifiant les
« sciences nomothétiques » à la « science » et les « sciences idiographiques » à l’« art ». Selon le philosophe
napolitain, le savoir historique est fondamentalement une forme d’art dont l’objectif ultime est de décrire la
réalité passée dans toute sa concrétude et particularité (Cf. B. Croce, « History Brought Under the General
Concept of Art », conférence prononcée à l’Accademia Pontaniana de Naples, le 5 mars 1893, disponible sur :
http://www.cmrs.ucla.edu/brian/research/unfinished/unfinished_books/10a_croce_ha.pdf (page consultée le
20 juillet 2013)).
66
comprendre les phénomènes humains en fonction de valeurs, d’intentions et de
représentations qui leur confèrent un sens. Ayant importé en Grande-Bretagne avec
R. G. Collingwood les thèses de la philosophie néokantienne de l’histoire,
Michael Oakeshott a pu ainsi souligner que les événements historiques ne se comprennent
pas comme un cas d’un phénomène général, mais toujours en les particularisant
davantage208
. En un mot, initée par les néokantiens et poursuivie par des penseurs comme
B. Croce, R. G. Collingwood, R. Aron et jusqu’à un certain point P. Ricœur sur lequel nous
reviendrons, l’entreprise de la philosophie critique de l’histoire a été de montrer que le
savoir historique est une discipline savante autonome, bien qu’il ne recourt pas à la
méthodologie naturaliste.
Secundo, puisque la connaissance du passé est le fruit d’un dialogue entre un sujet et
un objet partageant une commune identité humaine, l’histoire est inséparable de l’historien
qui la produit. La problématique de la connaissance historique ne s’élucide que lorsqu’elle
est mise en relation avec les valeurs de l’historien et de la société dans laquelle il s’insère.
Cette inscription historique de l’histoire, son historicité, fait en sorte qu’elle ne peut aspirer
à la même scientificité que les sciences de la nature, comme le soutiennent les tenants du
positivisme. Pourquoi? Parce que l’historien, étant « an integral element in the process of
history itself »209
, ne peut étudier son objet comme le font les praticiens des sciences de la
nature, c’est-à-dire de l’extérieur comme un spectacle. Le passé continue à vivre dans le
présent de l’historien et ne peut être connu que de l’intérieur, c’est-à-dire en tant que « the
self-knowledge of the historian’s own mind as the present revival and reliving of past
experiences »210
. Selon Henri-Irénée Marrou, la philosophie critique de l’histoire opère une
véritable « révolution copernicienne » dans la philosophie de l’histoire, une
révolution « qui fait désormais graviter tout le système de l’histoire autour du foyer central
208
Michael Oakeshott, Experience and its Modes, Cambridge, Cambridge University Press, 1933, p. 143.
Voir aussi, du même auteur, « The Activity of Being an Historian ». Notons en passant que
R. G. Collingwood considère que les travaux de M. Oakeshott comme « the high water mark of English
thought upon history », un domaine sur lequel règne dans l’ensemble une « conspiracy of silence ».
(R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 159 et 142). 209
R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 164. 210
Ibid., p. 175.
67
d’énergie constitué par l’esprit de l’historien »211
. L’aphorisme de H.-I. Marrou –
« L’histoire est inséparable de l’historien »212
– devient alors le véritable mot d’ordre de
l’approche historiciste en l’épistémologie de l’histoire. Cette épistémologie historiciste de
l’histoire n’a jamais néanmoins revendiqué une histoire de l’histoire. Elle ne s’est jamais
référée à l’histoire de la pratique effective des historiens pour fonder son appréhension
philosophique du savoir historique. Ce trait, elle le partage avec l’épistémologie néo-
positiviste analytique de l’histoire qui focalise son attention sur la question de l’explication.
1.2.3.2 L’histoire saisie par l’empirisme logique : une épistémologie néo-positiviste de
l’histoire
En réaction à cette philosophie critique et historiciste et au relativisme historique
qu’elle engendre, une approche néo-positiviste en épistémologie de l’histoire se développe
dès lors213
. À partir des années 1940, sous l’impulsion de l’empirisme logique, la
211
H.-I. Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 1975, p. 229. R. Aron a été le premier à employer
l’expression de « révolution copernicienne » pour marquer le transfert paradigmatique instaurée par la
philosophie critique de l’histoire (R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire. Essai sur les limites de
l’objectivité historique, Paris, Gallimard, 1984 (1938), p. 480). De l’autre côté de la Manche,
R. G. Collingwood défendait une thèse similaire en soulignant qu’« [i]t is the historian as a living agent who
brings out of himself the problems whose solution he desires to find and thus constructs the clues with which
he is to aproach his material. This subjective elment is an essential factor in all historical knowledge »
(The Idea of History, p. 180). 212
Ibid., p. 34. 213
Nous préférons employer ici l’épithète de « néo-positiviste » et réserver celle de « positiviste » pour
qualifier la première forme de positivisme, celle d’Auguste Comte. Le positivisme a une riche histoire
conceptuelle qui remonte à ce sociologue français qui l’employait pour désigner le stade ou la phase ultime de
sa théorie historique de l’évolution de la connaissance – le positivisme comtien était historiciste
(Juliette Grange, La Philosophie d’Auguste Comte, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 81).
À partir du tournant du XXe siècle, le positivisme a pu aussi par la suite désigner une posture refusant toute
intrusion de la métaphysique dans la science, une posture qui a été formalisée dans le programme
épistémologique du Cercle de Vienne. Alors que le positivisme comtien était historiciste, ce néo-positivisme
est foncièrement logiciste en ce qu’il se sert des outils de la logique formelle pour définir la connaissance
scientifique et l’unité de celle-ci sous l’enseigne de la méthodologie nomothético-déductive employée en
physique (Cf. Leszek Kolakowski, Positivist Philosophy, Harmondsworth, Penguin, 1972; D. Lecourt,
« Positivisme », dans D. Lecourt (dir.), Dictionnaire d’histoire et philosophie des sciences, p. 870-876). Dans
tous les cas, le positivisme est une philosophie qui réduit la science à la science physique qu’elle érige en
méthodologie universelle (R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 134). Au-delà de sa riche histoire
conceptuelle, le terme de positivisme et surtout celui de positiviste ont souvent été employés, comme le note
J. H. Zammito, « pejoratively to signify whatever is distasteful about an opponent’s position ».
(J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 6) Ce « rhetorical misuse » s’observe, entre autres,
dans le discours historiographique des historiens associés à la revue des Annales qui qualifiaient
péjorativement de « positiviste » la génération d’historiens qui les précédait, notamment Charles-
Victoire Langlois et Charles Seignobos. (Cf. O. Dumoulin, « Comment on inventa les positivistes? », dans
Jean-Marie Baldner (dir.), L’Histoire entre épistémologie et demande sociale, Toulouse, Institut universitaire
de formation des maîtres, 1994, p. 79-103; Réjean Lampron, À la recherche du positivisme: l’histoire politique
68
philosophie critique néokantienne de l’histoire a été en bonne partie supplantée par une
épistémologie analytico-logique214
. Cette approche épistémologique est plus préoccupée
par l’unification de la science – leitmotiv fondateur du positivisme – que de la spécificité de
la pratique des historiens – ce que P. Ricœur nomme « la complexité réelle du travail de
l’historien »215
. Les historiens ne se reconnaissent pas d’ailleurs dans ce type d’analyse
philosophique ignorant les difficultés concrètes de leur métier, ce que Bernard Bailyn avait
cerné comme « the problems of the working historian »216
lors d’une conférence réunissant
pour la première fois des historiens et des philosophes de l’histoire dont C. G. Hempel.
Faisant allusion à la philosophie analytique de l’histoire, l’historien britannique
Geoffrey Elton témoigne du rapport difficile entre historiens et
philosophes : « What troubles the logician and the philosopher seems least to worry those
even amongst them who have had some experience of what working among the relics of the
past means. From the point of view of understanding the past, the many learned discussions
concerning the sense in which historians explain it are quite remarkably barren
and irrelevant. »217
dans la Revue Historique et dans les Annales : une étude quantitative (1929-1944), Mémoire de maîtrise
(Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 1994) 214
Sauf la notoire exception de R. G. Collingwood qui prolongea la tradition idéaliste de la compréhension
empathique, notamment avec sa notion de « re-enactment ». (Cf. R. G. Collingwood, The Idea of History;
Idem, Essays in the Philosophy of History, édité par William Debbins, Austin, University of Texas Press,
1965; Idem, The Principles of Philosophy and Other Writings in Philosophy of History, édité par
William H. Dray et W. J. Van der Dussen, Oxford, Oxford University Press, 1999) 215
P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, Paris, Seuil, 1983, p. 251. 216
B. Bailyn, « The Problems of the Working Historian: A Comment », dans Sidney Hook (dir.),
Philosophy and History: a Symposium, New York, New York University Press, 1963, p. 92-101. Dans un
« review essay » de cet ouvrage, Marvin Levich a pu souligner que les philosophes de l’histoire n’ont pas
encore réussi à rendre compte de la « bewildering complexity of procedures that comprise the methodology of
history ». (M. Levich, « Philosophy and History: A Symposium. Edited by Sydney Hook. New York,
New York University Press, 1963 », History and Theory, vol. 4, no 3 (1965), p. 349) 217
Cité dans Aviezer Tucker, Our Knowledge of the Past. A Philosophy of Historiography, Cambridge,
Cambridge University Press, 2004 p. 190. Jerry Ginsberg s’est aussi interrogé sur l’utilité possible de la
philosophie analytique de l’histoire pour les historiens de métier dans « The Implications of Analytic
Philosophy of History for the Practicing Historian », Historical Methods Newsletter, vol. 8, no 3 (1975),
p. 121-33. En 1989, R. Martin constatait encore « the widespread and substantially justified belief among
practicing historians that the work done over decades in the philosophy of history […] is largely irrelevant to
their professional objectives » (R. Martin, An Empirical Approach to Philosophy of History, Princeton,
Princeton University Press, 1989, p. 28). Évidemment, cela ne revient pas à dire que C. G. Hempel a été
totalement ignoré par les historiens. Voir à ce sujet Perez Zagorin, « Historical Knowledge: a Review Article
on the Philosophy of History », Journal of Modern History, vol. 31 (1959), p. 243-255; Bruce Mazlish,
« On Rational Explanation in History », dans S. Hook, History and Philosophy…, p. 275-285.
69
Se logeant à l’enseigne du positivisme logique formulé par le Cercle de Vienne218
,
l’approche néo-positiviste propose une épistémologie prescriptive de l’histoire. Ce n’est pas
la pratique de l’histoire qui alimente l’argumentation, mais le souci, plus prescriptif que
descriptif, d’affirmer l’unité de la science, de réconcilier les « sciences de l’esprit » avec les
sciences de la nature, après que les néokantiens aient entrepris de les séparer. Elle considère
qu’il est du ressort de la philosophie de définir la validité de la connaissance scientifique; le
scientifique produit de la connaissance scientifique, le philosophe fonde la science. Cette
conception de la philosophie comme régente du savoir, comme métascience, lui a
longtemps permis de servir de garant théorique aux sciences qui, tout produisant des
connaissances positives, restaient incapables d’assurer par elles-mêmes l’intégralité de leurs
fondements219
. Cette « prétention d’imposer un sur-moi à la culture scientifique »220
, que
l’on retrouve chez les philosophes, s’explique par la relation historique que la philosophie
entretient avec les savoirs positifs qui procèdent d’elle. À partir du XVIIe siècle, mais
surtout à compter du XIXe siècle, les sciences en se multipliant sont venues à occuper tous
les champs de la réalité et à détrôner la philosophie dans la hiérarchie universitaire des
disciplines. Ne pouvant plus prérendre être la discipline-reine, la philosophie s’est redéfinie
comme l’arbitre ultime des connaissances produites par les disciplines, comme
métascience. Dans cette optique, la philosophie considérait qu’elle seule pouvait justifier
les connaissances scientifiques. Elle peut revendiquer, sur cette prémisse, comme le
remarquait Larry Briskman, « to be prior to, and conceptually more fundamental than, the
diverse empirical sciences »221
. C’est contre cette conception fondationnaliste de
218
Le Cercle de Vienne regroupait des chercheurs de différents horizons disciplinaires faisant la promotion
d’une « conception scientifique du monde » et défendant un empirisme issu des thèses du physicien et
philosophe Ernst Mach qui, s’inspirant lui-même de David Hume, considérait que la source de toute
connaissance doit être les expériences sensorielles. Le groupe fut actif durant les années 1920 et 1930. Voir à
ce sujet F. Stadler, The Vienna Circle. 219
G. Simon, Sciences et histoire, p. 174; J. Leroux, Une histoire comparée de la philosophie des sciences,
p. 1. 220
G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, Paris, Presses universitaires de France, 2004 [1948], p. 79. 221
L. Briskman, « Historicist Relativism and Bootstrap Rationality », The Monist, vol. 60, no 4 (1977),
p. 509. Dans la distinction qu’il établissait entre le contexte de découverte et le contexte de justification dans
l’étude des sciences, Hans Reichenbach, membre du Cercle de Vienne, réservait l’étude de la justification de
la connaissance produite à la philosophie, tandis que l’étude des facteurs rendant compte de la production de
la connaissance était réservée aux historiens et sociopsychologues des sciences qui les élucidaient à l’aide
d’une démarche empirique. (Cf. H. Reichenbach, Experience and Prediction, Chicago,
University of Chicago Press, 1938) Même s’il était un adversaire de l’empirisme logique et même si le titre de
70
l’épistémologie qui est au cœur de l’empirisme logique, que W. V. O. Quine naturalisa, à
partir des années 1950222
, l’épistémologie pour lui retirer son privilège de la position
d’extériorité de surplomb de laquelle elle exerçait son « epistemic sovereignty »223
et pour
la considérer comme une science comme les autres dont les théories, loin d’être des
a priori, changent avec le temps en se nourrissant de la pratique historique des sciences. Ce
qu’on a appelé le post-positivisme en philosophie des sciences se caractérise en bonne
partie par l’abandon de cette souveraineté : au lieu de dire aux sciences ce qu’elles doivent
faire, l’épistémologie cherche à leur dire ce qu’elles font. Le post-positivisme en
philosophie des sciences, comme l’a souligné John H. Zammito dans l’étude qu’il consacre
au sujet, « deflates the pretense of philosophy to stand above and to dictate to the empirical
sciences »224
. L’épistémologie post-positiviste, naturelle ou empirique, participe d’un
nivellement de la philosophie et de la science225
. Nous verrons que les philosophes de
l’histoire, comme il a été mentionné à la fin de section 1.2.2 prirent du temps à abandonner
cette position d’extériorité prescriptive à la pratique disciplinaire.
Un des membres du Cercle de Vienne s’est arrêté sur le cas de la discipline
historique, C. G. Hempel. Dans un article qui alla marquer durablement l’épistémologie de
l’histoire226
, C. G. Hempel soutient que si l’histoire souhaite aspirer à produire une
connaissance scientifique du passé elle doit s’aligner sur la méthodologie des sciences de la
nature, à savoir celle de la physique. C. G. Hempel récuse d’ailleurs la narration et
son magnum opus pouvait laisser croire le contraire, K. R. Popper partageait cette conception de la division
des tâches où le contexte logique de justification est l’objet de l’épistémologue, tandis que le contexte
historique de découverte ou de production est l’objet d’une sociopsychologie empirique des sciences
(Cf. La Logique de la découverte scientifique). Comme le souligne Harvey Siegel, « the point of
Reichenbach’s distinction is that information relevant to the generation of a scientifc idea is irrelevant to the
evaluation of that idea ». (H. Siegel, « Justification, Discovery and the Naturalisation of Epistemology »,
Philosophy of Science, vol. 47 (1980), p. 302) 222
Notamment W. V. O. Quine, « Two Dogmas of Empiricism », The Philosophical Review, vol. 60 (1951),
p. 20–43. 223
Joseph Rouse, « Beyond Epistemic Sovereignty », dans P. Galison et D. Strump (dir.), The Disunity
of Science…, p. 398-416. Voir aussi Philip Kitcher, « The Naturalist Return ». 224
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 14. 225
J. Leroux, Une histoire comparée de la philosophie des sciences, p. 4. 226
C. G. Hempel, « The Function of General Laws in History », The Journal of Philosophy, vol. 39 (1942),
p. 31-45. La meilleure analyse du texte et de sa postérité en philosophie de l’histoire est celle de W. H. Dray,
« Explanation in History », dans James H. Fetzer (dir.), Science, Explanation, and Rationality: Aspects of the
Philosophy of Carl G. Hempel, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 217-242.
71
l’interprétation de même que la compréhension et la projection empathiques comme
démarche qui, contrairement à ce que soutient la philosophie néokantienne historiciste de
l’histoire, ne peut fonder la production d’une connaissance historique. Elles sont tout au
plus un procédé heuristique et non une condition suffisante ou nécessaire de l’explication
en histoire : il est tout à fait possible, selon C. G. Hempel, d’expliquer en histoire sans
comprendre par empathie.
Avec C. G. Hempel et ses disciples, l’explication historique devient la
préoccupation centrale de l’épistémologie de l’histoire. Une explication historique ne sera
dite scientifique que si elle met en relation l’événement qu’elle décrit à des conditions
générales et une loi. Trois mots clés permettent de comprendre le modèle nomologique et
déductif de C. G. Hempel – le « covering-law model » –, à savoir loi, cause et explication.
Un événement est expliqué quand il est couvert par une loi et ses antécédents sont
légitimement appelés ses causes. Les lois générales ont la même fonction en histoire et dans
les sciences naturelles : « General laws have quite analogous functions in history and the
natural sciences »227
. La connaissance scientifique d’un événement historique s’obtient
lorsque celui-ci est subsumé sous une « covering law » de façon à ce que ledit événement
puisse être déduit à partir de conditions initiales et la loi générale liant l’événement à ses
causes. C. G. Hempel reconnaît que les régularités auxquelles recourent les historiens ne
prennent pas nécessairement la forme de lois explicites et vérifiées. C’est pour cette raison
qu’il soutient que le savoir historique peut au mieux atteindre des
« explanation sketches »228
. Le modèle nomologique doit cependant être l’horizon du savoir
historique. Sans s’aligner sur le modèle nomologique, il est condamné à demeurer une
« rudimentary science »229
. La question du caractère unique ou singulier de l’événement
historique, dans le modèle hempélien, est refoulée; le propre de l’explication est d’abolir ce
caractère. Conformément à une conception logique de l’événement qui évacue tout ce qu’il
peut avoir d’historique, seuls des événements spécifiques éminemment répétables intéresse
227
C. G. Hempel, « The Function… », p. 36. 228
Ibid., p. 50. 229
Idem cité dans E. Clark, Historians and the Linguistic Turn, p. 32.
72
l’histoire scientifique telle que proposée dans le modèle nomologique de l’épistémologie
néo-positiviste.
L’épistémologie de l’histoire, du moins dans la tradition analytique du monde
anglo-saxon, gravitera autour du modèle néo-positiviste de C. G. Hempel jusqu’aux années
1960 au moins230
. Si certains philosophes cherchèrent autant que possible à défendre la
thèse de C. G. Hempel231
, P. Ricœur a souligné que plusieurs d’entre eux ont tenté
d’affaiblir le modèle en vue d’en augmenter l’applicabilité; ce travail de reformulation va à
la rencontre du travail des historiens eux-mêmes232
. Leon Goldstein souligne, à cet égard,
que « Yet implicit in what is found in the statements of any number of those who subscribe
to the view that historical explanation must always presuppose general laws is a
conception of the historian’s task which is both restrictive and untrue to the actual practice
of that discipline »233
. L’écart entre le modèle hempélien du savoir historique et la pratique
disciplinaire des historiens a incité de plus en plus les philosophes à le modifier et, à terme,
à l’abandonner.
Il faut d’abord reconnaître que C. G. Hempel a lui-même quelque peu affaibli les
exigences de son modèle nomologique au tournant des années 1960. Il reconnaît dans une
série de textes que, d’une part, les généralisations sur lesquelles repose l’explication
scientifique peuvent être, de nature probabiliste, c’est-à-dire prendre la forme de régularités
statistiques. D’autre part, C. G. Hempel admet que l’historien peut recourir à des
généralisations non universelles, qui ne s’appliquent qu’à un espace-temps donné plus ou
moins grand234
.
230
Voir à ce sujet Patrick Gardiner (dir.), Theories of History, New York, Free Press, 1959. 231
Encore récemment, The Logic of Historical Explanation de Clayton Roberts (University Park,
University of Pennsylvania Press, 1996) a pu être qualifié de « The Full Hempel ». (Cf. Paul Roth,
« The Full Hempel », History and Theory, vol. 38, no 2 (1998), p. 249-263) 232
P. Ricœur, Temps et récit, p. 207-208. 233
L. Goldstein, The What and the Why of History: Philosophical Essays, Leiden, Brill, 1996, p. 36. 234
C. G. Hempel, « Explanation in Science and in History », dans R. G. Colodny (dir.), Frontiers of Science
and Philosophy, Pittsburgh, University of Pittsburgh Press, 1962, p. 9-33; « Reasons and Covering Laws in
Historical Explanation », dans S. Hook, Philosophy and History…, p. 143-163; Aspects of
Scientific Explanation, New York, The Free Press, 1965.
73
Un premier affaiblissement « externe » du modèle hempélien a été de reconnaître que
les explications en histoire ne fonctionnent pas comme les explications dans les sciences de
la nature. Le savoir historique n’établit pas des lois. Il emploie, souvent de façon implicite,
des propositions générales qui prennent moins la forme de lois universelles que de
régularités dispositionnelles pour produire ce que Patrick Gardiner nomme des « lawlike
explanations »235
. Le savoir historique n’a pas pour objectif de produire des lois ou des
régularités en vue d’atteindre le nécessaire et réduire le contingent en histoire, comme dans
les sciences physiques. Les lois et les généralités sont des outils auxquels l’historien peut
recourir pour mieux comprendre ce qui est arrivé; leur fonction est auxiliaire dans le savoir
historique. W. H. Walsh a bien souligné cette fonction :
The truth would seem to be that though historical thinking does […] possess
certain peculiarities of its own, it is not toto caelo different from scientific
thinking. In particular, it is hard to deny that the historian, like the scientist,
does make appeal to general propositions in the course of his study, though he
does not make these explicit in the same way as the scientist does. History
differs from the natural sciences in that it is not the aim of the historian to
formulate a system of general laws; but this does not mean that no such laws
are presupposed in historical thinking. In fact […] the historian does make
constant use of generalizations about the different ways in which human beings
react to different kinds of situations. History thus presupposes general
propositions about human nature, and no account of historical thinking would
be complete without proper appreciation of that fact.236
Un second affaiblissement du modèle hempélien effectué par les philosophes
analytiques de l’histoire concerne le rôle de l’interprétation et des valeurs dans le savoir
historique. Charles Frankel, entre autres, admet que l’interprétation est un moment
nécessaire donc intégral dans la production de la connaissance historique. Alors que
l’explication permet d’établir des connexions causales entre les événements, c’est par le
truchement de l’interprétation que l’historien leur attribue du sens237
. Dans la même
optique, Morton White, dans un ouvrage dont le titre ne laisse aucun doute quant à
l’approche fondationnaliste caractéristique de l’épistémologie logico-positiviste qu’il
préconise, considère que l’historien ne peut se passer et des généralisations – que celles-ci
235
P. Gardiner, The Nature of Historical Explanation, Londres, Clarendon University Press, 1952, p. 11. 236
W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, Londres, Hutchinson, 1960 [1951], p. 24. 237
Charles Frankel, « Explanation and Interpretation in History », dans P. Gardiner, Theories…, p. 408-427.
74
prennent ou non la forme de lois ou de régularités statistiques – sur lesquelles repose toute
explication causale et des valeurs sans lesquelles il ne pourrait comprendre son objet, les
actions humaines. « [T]he philosopher of history » n’a donc pas à choisir entre le camp
positiviste qui n’accorde aucune place aux valeurs dans le savoir historique et le camp
idéaliste qui leur en accorde trop; il doit plutôt analyser « the interconnected roles of
factual reporting, generalization and, value judgment in historical discourse ». Notons
également que M. White estime que la conjugaison de l’explication causale et de la
compréhension s’effectue par la narration – « the typical form of discourse employed by the
historian » – dans la mesure où celle-ci « consists primarily of singular explanatory
statements […] and rests to some extent on value judgments made by the historian »238
. En
insistant sur la place centrale du récit dans le savoir historique,
Foundations of Historical Knowledge est un maillon essentiel pour comprendre le transfert
paradigmatique qui s’opère, à partir des années 1960, dans la philosophie de l’histoire qui
focalisera son attention de plus en plus sur les ressources cognitives de la narration. Mais
avant de se pencher sur ce moment « narrativiste » de l’épistémologie de l’histoire, il faut
s’arrêter sur les réflexions du philosophe canadien qui alla sonner le glas du
modèle hempélien.
L’affaiblissement du modèle hempélien au sein de la philosophie analytique de
l’après-guerre se transforme en une véritable mise en cause avec W. H. Dray dont l’œuvre
épistémologique se situe à cheval entre les approches analytique – dans le sillage de
C. G. Hempel, cette dernière étant préoccupée par l’explication en histoire – et narrativiste
– que nous abordons dans la prochaine section de ce chapitre. Pour W. H. Dray, l’écart
entre le modèle nomologique et la pratique concrète des historiens n’est pas à combler; il
atteste plutôt d’une erreur de base du modèle. L’épistémologie de l’histoire de W. H. Dray
est le meilleur témoin de la crise du modèle nomologique de l’explication en histoire qui
sera remplacé à terme par le modèle narrativiste239
.
W. H. Dray a proposé un modèle d’explication historique non nomologique dans
lequel il envisage une causalité sans le recours à des lois générales universelles, si
238
Morton White, Foundations of Historical Knowledge, New York, Harper and Row, 1965, p. 4. 239
P. Ricœur, Temps et récit, p. 218.
75
importantes aux yeux de C. G. Hempel. W. H. Dray se démarque de ses collègues
affaiblissant le modèle hempélien puisque sa philosophie de l’histoire constitue une
véritable « frontal humanistic counterattack »240
au modèle hempélien. W. H. Dray conçoit
l’explication en histoire non pas comme une explication nomologique, mais comme une
explication par raisons, par rationalisation – par « rational explanation » à l’instar de son
mentor R. G. Collingwood. L’historien explique et cherche à comprendre les causes, mais il
doit s’efforcer d’expliquer un événement en élucidant les raisons qui ont poussé les acteurs
à agir de la façon dont ils ont agi241
. L’historien doit procéder à la « reconstruction of the
agent’s calculation of means to be adopted toward his chosen end in the light of the
circumstances in which he found himself »242
. Ce calcul constitue ce que W. H. Dray
nomme le « rationale of actions ». Dans ce modèle de causalité sans légalité, expliquer
revient à montrer que ce qui a été fait était la chose qu’il fallait faire, vu les raisons et les
circonstances; que l’action était appropriée243
. L’explication d’un événement historique
comporte la référence à des motifs et à des intentions. De ce fait, la connaissance historique
diffère en nature de la connaissance scientifique nomologique. La critique par W. H. Dray
du modèle nomologique est sous-tendue par sa conviction de la dispersion logique de
l’explication dans le savoir historique : « it is unlikely that we shall find any logical features
according to which all historical explanations can be grouped together as historical. For
the explanations found in history books are a logically miscellaneous lot »244
. En plus de
témoigner d’une pratique de l’épistémologie moins prescriptive et plus « à l’écoute » des
historiens, cette conviction de W. H. Dray exprime une reconnaissance de la pluralité des
240
E. Clark, Historians and the Linguistic Turn, p. 33. 241
Voir surtout W. H. Dray, Laws and Explanation in History, Oxford, Oxford University Press, 1957. Mais
que faire lorsque les historiens ne s’intéressent pas étroitement à ce qu’un acteur ou un groupe d’acteurs font?
Comment le modèle de l’explication rationnelle peut-elle s’appliquer à l’histoire sociale par exemple?
P. Ricœur a pu souligner que « la difficulté majeure » de l’explication rationnelle consiste à « rendre compte
d’actions qui ne peuvent être attribuées à des agents individuels ». Que faire de « l’explication des processus
historiques à grande échelle par des forces sociales non individuelles »? (P. Ricœur, Temps et récit,
p. 232 et 235). 242
W. H. Dray, Laws and Explanation…, p. 122. 243
P. Ricœur, Temps et récit, p. 231. 244
W. H. Dray, Laws and Explanation…, p. 85. C’est en vertu de cette conception pluraliste de l’explication
en histoire qu’il peut soutenir plus loin que « we give reasons if we can, and turn to empirical laws if we
must » (p. 138). Notons que le pluralisme épistémologique est inconcevable dans le positivisme logique pour
qu’il n’existe qu’un seul modèle d’explication, le modèle déducto-nomologique.
76
procédés explicatifs du savoir historique qui a ouvert la voie, au sein même de la
philosophie analytique, à une réévaluation de la place de la compréhension narrative dans le
savoir historique : « To give and defend a causal explanation in history is scarcely ever to
bring what is expected under a law, and almost always involves a descriptive account, a
narrative of the actual course of events, in order to justify the judgement that the condition
indicated was indeed the cause »245
.
***
Incarnée par la figure de C. G. Hempel, l’approche néo-positiviste a donné une
impulsion décisive à l’épistémologie de l’histoire comme domaine de recherche. Si la
fonction prescriptive qu’il accordait à l’épistémologie a été depuis fortement mise en cause,
notamment par les tenants d’une épistémologie naturalisée ou post-positiviste de l’histoire
– comme nous le verrons ci-dessous (1.2.3.4) –, une des plus importantes leçons de
l’épistémologie hempélienne est de rappeler que les critères du savoir historique, à l’instar
de n’importe quel savoir savant, ne peuvent être entièrement dérivés de descriptions
empiriques de sa pratique disciplinaire, au risque d’entraîner une circularité : il faut déjà
savoir ce qu’est l’histoire pour la décrire246
. Nous verrons en effet que le programme d’une
philosophie non-prescriptive de l’histoire cherchant à déterminer la nature du savoir
historique empiriquement, c’est-à-dire à l’aide de la démarche historique même, se bute à
une circularité qui n’est pas nécessairement vicieuse : déterminer ce qu’est l’histoire par
l’histoire. Mais avant de se pencher sur cette épistémologie naturalisée de l’histoire, il faut
s’arrêter sur une autre approche qui a constitué un important moment de la philosophie de
l’histoire au XXe siècle : l’approche narrativiste. L’épistémologie naturalisée de l’histoire
s’est constituée d’ailleurs tant en réaction à cette approche qu’à celle du néo-positivisme
prescriptif hempélien.
1.2.3.3 Le tournant narrativiste de la philosophie de l’histoire
Un troisième grand moment dans le développement de l’épistémologie de l’histoire
s’amorce au tournant des années 1960. Ce moment résulte de l’éclatement du modèle
245
Ibid., p. 113-114. 246
J. H. Fetzer, « Introduction », dans C. G. Hempel, The Philosophy of Carl G. Hempel: Studies in Science,
Explanation, and Rationality, New York, Oxford University Press, 2001, p. xxxii.
77
déducto-nomologique jusqu’alors dominant de la philosophie analytique ainsi que d’une
réévaluation du récit et de ses ressources d’intelligibilité. L’historienne américaine
Elizabeth Clark, qui s’est penchée sur l’histoire des réflexions conceptuelles sur le savoir
historique, souligne à propos des philosophes de l’histoire : « When their attempt to
construe history as a quasi-science failed, philosophers who retained an interest in
historiography turned to other disciplines – chiefly, to litterature – to seek history’s proper
affiliations »247
. Il faut dire que c’est à l’intérieur même de la philosophie analytique de
l’histoire que la transition s’est amorcée, une transition qui fut son chant du cygne248
.
Dans un article intitulé « On Explanations in History » paru en 1956 dans la revue
Philosophy of Science, le philosophe Arthur Danto note que « stories play an important
cognitive role in historical inquiry »249
. Il développe cette thèse dans son magnum opus,
Analytical Philosophy of History250
. A. Danto y effectue une « minimal characterization of
history » à travers une étude de ce qu’il appelle les « narrative sentences », concept central
de sa philosophie analytique de l’histoire251
. Il entend par ce concept des phrases qui « refer
to at least two time seperated events though they only describe (and are only about) the
earliest event to which they refer »252
. Ces deux événements qui forment l’énoncé
historique, doivent être tous les deux passés par rapport au temps de l’historien-narrateur
énonçant. Par exemple, un historien vivant en 2013 peut dire que l’auteur de
Philosophiæ Naturalis Principia Mathematica est né en 1642. Cette analyse a des
implications épistémologiques. D’abord, elle fait prendre conscience du fait qu’un
247
E. Clark, Historians and the Linguistic Turn, p. 3. Le philosophe américain Richard Rorty a souligné, dans
sa verve incisive habituelle, que la tentative de certains philosophes de la première moitié du XXe siècle de
faire de la discipline historique une science analogue aux sciences naturelles représente « a brief moment of
megalomania ». (R. Rorty, « Afterword », dans Joep Leerssen et Ann Rigney (dir.), Historians and
Social Values, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2000), p. 200) 248
Arthur C. Danto, « The Decline and Fall of the Analytical Philosophy of History »,
dans F. R. Ankersmit et H. Kellner (dir.), A New Philosophy of History, Chicago, University of Chicago Press,
1995, p. 70-88. 249
Idem, « On Explanations in History », Philosophy of Science, vol. 23, no 1 (1956), p. 22. 250
Idem, Analytical Philosophy of History, Cambridge, Harvard University Press, 1965. Voir aussi du même
auteur Narration and Knowledge, New York, Columbia University Press, 2007 [1985]. 251
Idem, Analytical Philosophy of History, p. 17. Il présente le concept pour la première fois dans
« Narrative Sentences », History and Theory, vol. 2, no 2 (1962), p. 146-179. 252
Ibid., p. 143.
78
événement n’est significatif seulement à la lumière d’événements futurs. L’historien peut
décrire des événements passés de manière dont il aurait été impossible pour leurs témoins
contemporains de les décrire, c’est-à-dire « with reference to other events which are future
to them, but past to the historian »253
. Ces événements ultérieurs mettent souvent en
lumière des conséquences non voulues des événements antérieurs. Ensuite, et cette
implication est liée à la première, les phrases narratives spécifient le discours historique,
notamment par rapport au discours testimonial ou aux intentions et aux raisons des acteurs
eux-mêmes. La description proprement narrative de l’action effectuée par le discours
historique, opère un « retroactive re-alignment of the Past »254
. Selon A. Danto,
« [t]he whole point » du savoir historique « is not to know about actions as witnesses might,
but […] in connection with later events and as parts of temporal wholes »255
. Les historiens
parviennent par le récit à conférer aux événements une signification, à les structurer pour
les rendre intelligibles. Cette capacité configurante du récit fait en sorte qu’il est « a form of
explanation »256
. A. Danto venait souligner ce qui allait devenir un des mots d’ordre de la
philosophie narrativiste de l’histoire : raconter, c’est déjà expliquer.
. Il n’entre pas le cadre de cette thèse de rendre compte des nombreux travaux de ce
moment narrativiste de la philosophie de l’histoire257
. Cela nous éloignerait de notre
propos. À travers l’imposante et foisonnante littérature engendrée par ce moment, des
thèses et des idées clées se sont toutefois dégagées. D’abord, sous le signe du narrativisme,
la philosophie de l’histoire a délaissé la question de l’explication scientifique en histoire
pour recentrer son attention sur le langage de l’histoire, sur le discours des historiens. Elle
interroge le savoir historique moins à travers le procédé méthodologique par lequel la
connaissance du passé est produite que le discours via lequel s’énonce cette connaissance.
Ensuite, les philosophes de l’histoire ont investi le terrain du récit pour soutenir que celui-ci
253
Ibid., p. 15. 254
Ibid., p. 168. 255
Ibid., p. 183. 256
Ibid., p. 201. 257
Voir à ce sujet les bilans de P. Ricœur (« Plaidoyers pour le récit », dans Temps et récit, p. 255-310) et de
W. H. Dray (« On the Nature and Role of Narrative in History », dans On History and Philosophers
of History, Leyde/New York, E. J. Brill, 1989, p. 112-131). Nous aurons aussi l’occasion de revenir aux
« narrativistes » au chapitre 4 consacré à l’enjeu du récit, question au cœur du rapport discursif que les
historiens entretiennent avec leur savoir.
79
fonde la spécificité du savoir historique. L’identité narrative de l’histoire est alors
soulignée. Comme le signale l’historien américain Thomas Haskell, l’objectif des
« narrativistes » « was to rescue the philosophy of history from philosophers who were
content to regard the discipline as an immature form of science »258
. .Un des principaux
agents du tournant narrativiste de la philosophie de l’histoire, William B. Gallie, est très
catégorique dans son Philosophy and the Historical Understanding en soutenant que
« narrative is the form which expresses what is basic and characteristic of historical
understanding » et que « every historical narrative is, in an appropriate sense, self-
explanatory »259
. Le récit détient en lui-même des ressources d’intelligibilité : raconter ce
qui est arrivé est déjà expliquer pourquoi cela est arrivé.
Le tournant narrativiste se radicalisa d’abord à compter du début des années 1970
sous l’impulsion du linguistic turn, mais surtout à partir des années 1980 avec l’avènement
du postmodernisme. Il n’entre pas dans le cadre de cette thèse de définir cette approche
théorique dont les ramifications dépassent largement le domaine de l’épistémologie de
l’histoire260
. Son influence ou son impact sur celle-ci repose essentiellement sur deux
éléments que les narrativistes radicaux ont récupérés pour articuler leur conception du
savoir historique. Le premier relève de son antiréalisme mettant en cause la capacité du
discours historique à se référer à une réalité extra-linguistique – le passé ne peut être son
référent. Le second élément touche à la primauté accordée aux structures du langage par
rapport aux procédés méthodologiques de recherche dans le travail de l’historien.
258
Thomas Haskell, Objectivity Is not Neutrality. Explanatory Schemes in History, Baltimore, John Hopkins
University Press, 1998, p. 8. 259
William B. Gallie, Philosophy and the Historical Understanding, New York, Schocken Books, 1964,
p. 66 et 108. 260
De façon très schématique et générale, nous pouvons dire que le postmodernisme désigne une position
théorique qui, remettant au cause les idéaux modernes issus des Lumières, se caractérise par son incrédulité à
l’égard de ce que Jean-François Lyotard nomme des « meta-narratives » donnant une direction ou un sens au
processus historique, notamment l’idée voulant que celui-ci mène à l’émancipation universelle de l’humanité.
Le postmodernisme se caractérise également par la problématisation qu’il effectue de la relation entre la réalité
et le langage, soutenant que le second n’a pas la capacité de pouvoir atteindre la première. Enfin, le
postmodernisme interroge également les rapports que la connaissance entretient avec la sphère idéologique et
politique. Voir, parmi l’abondante littérature consacrée à la question, Thomas Doherty (éd.),
Postmodernism: A Reader, New York, Columbia University Press, 1993.
80
Nous l’avons mentionné : à partir des années 1970, la philosophie de l’histoire
emprunte un tournant linguistique qui a entrainé une radicalisation du narrativisme261
.
L’ouvrage Metahistory de Hayden White a été décisif dans cette mutation262
en
privilégiant, tel que le note Adrian Wilson dans un récent article paru dans
History and Theory, « literary form over every aspect of the historical work’s real-world
reference »263
. L’ouvrage bénéficie d’une importante réception en philosophie de
l’histoire qu’il a « changed […] for good »264
:
In the wake of this pioneering work a series of scholars elaborated theories of
history that were based on the proposition that the modernist paradigm has lost
all persuasiveness and that the narrative, free of the correspondence ideal of
truth, would be the appropriate solution. Taking the linguistic turn, they
redefined the relationship between the historical account and the actual past in
a matter that made reality (understood as objective entity) either minimally or
not all accessible to any inquirer.265
Pour élucider le « problem of historical knowledge »266
, la philosophie de l’histoire
de Hayden White prend la forme d’une « poetics ». En s’appropriant les catégories de la
critique littéraire, cette poétique focalise son attention sur la dimension scripturaire du
savoir historique – le « historical writing »267
. Selon H. White, l’« historical writing » a été
trop occultée au profit de la question de ses conditions de scientificité conformément à la
conception de l’histoire comme recherche recourant à la méthode critique et refoulant sa
261
F. Ankersmit « The Linguistic Turn: Literary Theory and Historical Theory », Historical Representation,
p. 26-73. 262
Richard T. Vann, « Turning Linguistic: History and Theory and History and Theory, 1960-1975 »,
dans F. R. Ankersmit et H. Kellner (dir.), A New Philosophy of History, p. 40-49. Sur le rôle de Metahistory
dans le tournant linguistique en philosophie de l’histoire, voir aussi Adrian Wilson, « Hayden White’s
“Theory of the Historical Work”: A Re-examination », Journal of the Philosophy of History, vol. 7,
no 1 (2013), p. 32-56. 263
A. Wilson, « The Reflexive Test of Hayden White’s Metahistory », History and Theory, vol. 53,
no 1 (2014), p. 6 264
D. Carr, « On the Metaphilosophy… », p. 15. 265
Ernst Breisach, On the Future of History: The Postmodern Challenge and its Aftermath, Chicago,
University of Chicago Press, 2003, p. 74. Notons que le philosophe Louis O. Mink pouvait souligner, à peine
trois semaines après sa publication, que Metahistory est « the book around which all reflective historians must
reorganize their thoughts on history ». (cité dans Robert Doran, « Choosing the Past: Hayden White and the
Philosophy of History », dans R. Doran (dir.), Philosophy of History after Hayden White, Londres,
Bloomsbury, 2013, p. 1) Nous verrons que les historiens sont loin d’avoir suivi cette injonction. 266
H. White, Metahistory…, p. 1. 267
Ibid., p. x.
81
forme littéraire268
. En insistant sur l’« ineluctably poetic nature of the historical work »,
H. White présente une « formal theory of the historical work »269
où celui-ci est analysé
comme un texte qui est structuré en fonction d’un « linguistic protocol » se déclinant en
quatre typologies.
La première et plus importante de ces typologies relève de la préfiguration
linguistique du « historical field » : ce sont les « tropes », c’est-à-dire l’acte poétique par
lequel l’infinie complexité du passé – le « unprocessed historical record » – est réduite à
un « communicable content ». Les tropes renvoient à la conscience historique même. Tel
que le note A. Wilson, les tropes « act not as mere verbal forms but on the contrary as
modes of thought, “deep structures” of consciousness that constrain and constitute what
passes as knowledge »270
. Dans une perspective kantienne, il est possible de penser que la
préfiguration tropologique est la condition transcendentale de possibilité de la connaissance
du passé271
. En réponse aux « imperatives of the trope » qu’il sélectionne pour préfigurer le
« field of historical occurrence »272
, l’historien choisira à la fois la façon dont il procèdera à
la mise en intrigue dudit champ, son mode d’explication argumentative – les aspects
cognitifs du récit qui renvoient à l’ontologie historique déployée par l’historien, soit une
vision du processus historique et de la relation entre les éléments composant le champ
268
H. White considère d’ailleurs que « there is no such thing as a distinctively historical method ». (H. White,
« New Historicism: A Comment », dans Harold Aram Veeserin (dir.), The New Historicism, London,
Routledge, 1989, p. 295) 269
Ibid., p. xi et ix. Si nous abordons Metahistory avant tout ici comme une philosophie de l’histoire, il est
aussi possible de voir en cet ouvrage une contribution à l’histoire de l’historiographie au XIXe siècle. Dans
cette perspective historiographique, Richard T. Vann a pu souligner que Metahistory est une « unprecedented
history of historiography » en ce que la mise en intrigue autour de laquelle se déploie son récit n’est pas
centrée sur l’émergence de l’histoire comme discipline institutionnalisée ayant des procédures de recherche
critiques. (R. T. Vann, « Hayden White, Historian », dans F. R. Ankersmit et al., Re-figuring Hayden White,
p. 323) Contrairement à ce que A. Wilson nomme la « standard professionnal romance » caractérisant
l’histoire traditionnelle de l’historiographie, H. White « brings to the fore what it has excluded namely
history’s literary form ». En cela, l’histoire de l’historiographie proposée par H. White « perfectly matches the
theoretical conception from which it springs ». (A. Wilson, « The Reflexive Test of Hayden White’s
Metahistory », p. 15) 270
A. Wilson, « The Reflexive Test of Hayden White’s Metahistory », History and Theory, vol. 53,
no 1 (2014), p. 4. H. White soutient que dans toute discipline « not yet reduced (or elevated) to the status of a
genuine science », comme c’est le cas en histoire à son avis, « thought remains the captive of the linguistic
mode in which it seeks to grasp the outline of objects inhabiting its field of perception ». (H. White,
Metahistory…, p. xi) 271
F. R. Ankersmit, « White’s « New Neo-Kantianism ». 272
H. White, Metahistory…, p. 427.
82
historique – et son idéologie – les engagements moraux et politiques par lesquels l’écriture
historique est liée à la praxis du présent et où les historiens prennent position sur la nature
du changement historique. Ces trois choix constituent les trois typologies – esthétique,
épistémologique et éthique – qui, avec celle – linguistique et prééminente – des tropes les
déterminant, constituent les structures de l’imagination historique, pour paraphraser le
sous-titre de Metahistory.
Chacune de ces structures se divisent en quatre éléments. Ces quatre typologies
catégorielles et les combinaisons qui résultent de leur association forment la matrice de
l’imagination historique. Chacune de ces combinaisons constitue un « historiographical
style », une « interpretative strategy »273
.
Tableau 2 : Les structures de l’imagination historique selon H. White274
Tropes Mises en
intrigue275
Explications
argumentatives/ontologies
historiques276
Idéologies
métaphore
(représentation)
romanesque
(récit de progrès
et de rédemption
où le bien
triomphe sur le
mal)
formiste
(la relation entre des entités
limitées comme des
personnes ou des
événements)
anarchiste
(changements
visant à renverser
l’ordre pour le
remplacer par un
autre)
métonymie
(réduction causale
entre la partie et le
tout)
tragique
(le récit n’est ni
triomphal ni
héroïque; il se
contente de
révéler la nature
mécaniste
(la relation entre parties)
radicaliste
(changements
brusques et
soudains)
273
Ibid., p. 29 274
Idem, « The Poetics of History », dans Metahistory…, p. 1-30. Voir aussi, F. R. Ankersmit,
Narrative Logic. A Semantic Analysis of the Historian’s Language, The Hague/Boston, Martinus Nijhoff,
1983; Idem, History and Tropology: The Rise and Fall of Metaphor, Berkeley, University of California Press,
1994. F. R. Ankersmit soutient que le discours historique est structuré moins par des tropes que par des
métaphores-guides qu’il nomme « narratios ». 275
Notons que H. White reprend la typologie du théoricien et critique littéraire Northrop Frye tel qu’il la
présente dans Anatomy of Criticism, New Jersey, Princeton University Press, 1959. 276
H. White s’approprie des catégories du philosophe Stephen C. Pepper présentées dans World Hypotheses:
A Study in Evidence, Berkeley, University of California Press, 1957.
83
des forces en
conflit
synecdoque
(intégration :
l’ensemble est un
tout unifié)
comique
(récit ayant un
dénouement
heureux où
l’homme se
réconcilie avec
l’homme, le
monde et la
société)
organiciste
(la relation au tout)
conservatrice
(peu de
changement)
ironie
(négation : ce qui
est dit ne
correspond pas à ce
qui est signifié)
satirique
(récit montrant
l’homme captif de
son univers et
dont le
dénouement reste
en suspens)
contextualiste
(l’ensemble des relations
ou la colligation)
libérale
(changements
progressifs et
structurés)
Dans cette perspective d’analyse, l’historien découvre moins qu’il construit : il
impose un mode narratif guidé par des préférences esthétiques, idéologiques et éthiques sur
le « historical record » qui, en soi, n’a pas de signification intrinsèque. Ces préférences
sont plus décisives que la méthodologie. L’historien américain Perez Zagorin souligne en
effet que dans le narrativisme de Hayden White « [t]he manner in which historical
narratives are emplotted, the connections they posit among events, and the interpretations
and explanations they present, are thus seen as constructions imposed upon the past rather
then being founded on, constrained by, or answerable to facts as disclosed by evidence ».277
Ce faisant, l’approche de H. White fait fi de ce qui, selon M. Mandelbaum, « has generally
[…] been regarded as the basic intent of historical works: to discover, depict, and explain
what has occurred in the past »278
.
277
P. Zagorin, « History, the Referent, and the Narrative: Reflections on Postmodernism Now »,
History and Theory, vol. 38, no 1 (1999), p. 14. 278
M. Mandelbaum, « The Presuppositions of Metahistory », History and Theory, vol. 19, no 4 (1980), p. 44-
45.
84
H. White résume son constructivisme tropologique : « To emplot real events as a
story of a specific kind […] is to trope these events. This is because […] there is no such
thing as a “real ”story. Stories are told or written, not found. And as for the notion of a
« true » story, this is virtually a contradiction in terms. All stories are fictions, which
means, of course, that they can be « true » in a metaphorical sense […] »279
. Il ajoute aussi
que « when it comes to the historical record, there are no grounds to be found in the record
itself for preferring one way of construing its meaning rather than another »280
. La réalité
ne peut ainsi servir d’arbitre ultime de ce que les historiens disent du passé.
À l’origine, les premiers narrativistes soulignaient la place centrale du récit dans le
savoir historique, sans jamais nier la possibilité de produire une connaissance se référant à
la réalité du passé et, de ce fait, de distinguer le récit historique du récit fictif. Se rangeant
sous la bannière d’une autoproclamée new philosophy of history281
, H. White et ses
disciples de la « radical history »282
vont plus loin. En niant la référentialité du discours
historique, ils relativisent la frontière entre récit historique et récit fictif. Ce faisant, ils
introduisent le relativisme dans l’épistémologie de l’histoire283
. Pour eux, la connaissance
historique devient incommensurable, c’est-à-dire « prey to the creation of mutually
279
Cité dans P. Zagorin, « History, the Referent, and the Narrative… », p. 18. 280
H. White, « The Politics of Historical Interpretation: Discipline and De-Sublimation », dans The Content of
the Form: Narrative Discourse and Historical Representation, Baltimore, Johns Hopkins University Press,
1987, p. 75. 281
F. R. Ankersmit et H. Kellner (dir.), A New Philosophy of History. 282
K. Jenkins, « “Nobody Does it Better”: Radical History and Hayden White », Rethinking History, vol. 12,
no 1 (2008), p. 59-74. 283
Pourfendeur du relativisme en histoire auquel il proposait une « answer » en 1938, M. Mandelbaum a mis
en lumières les implications relativistes du tropologisme de H. White dans « The Presuppositions
of Metahistory », p. 49-53. M. Mandelbaum est l’un des rares philosophes analytiques n’ayant pas pris le
tournant narrativiste en épistémologie de l’histoire à compter des années 1960 et 1970. Sa réflexion
épistémologique sur l’histoire, qui s’étend sur cinq décennies, défend la vérité et l’objectivité de la
connaissance historique notamment face aux mises en cause idéalistes et narrativistes. (Cf. M. Mandelbaum,
The Problem of Historical Knowledge: An Answer to Relativism, New York, Liveright, 1938;
« Some Neglected Philosophical Problems Regarding History », The Journal of Philosophy, vol. 49 (1952),
p. 317-329; The Anatomy of Historical Knowledge, 1977). M. Mandelbaum considérait par ailleurs que les
philosophes cherchant à élucider la nature du savoir historique devaient « first consult the nature of actual
historical works » et « critically examine the underlying assumptions and procedures of
practicing historians ». (« Some Neglected Philosophic Problems Regarding History », p. 322). Ce souci
d’asseoir l’épistémologie de l’histoire sur la pratique disciplinaire des historiens est au cœur, comme nous le
verrons, de l’approche empirique ou naturalisée en épistémologie de l’histoire. L’émergence et le
développement de cette approche, déjà revendiquée en esprit par M. Mandelbaum entre autres, n’ont
réellement eu lieu qu’à compter des années 1990.
85
exclusive, though equally legitimate, interpretations of the same set of historical events or
the same segment of the historical process »284
.
La new philosophy of history mobilise les ressources de la théorie littéraire
structuraliste et poststructuraliste. Elle se réclame du postmodernisme ambiant pour insister
sur la « aesthetic nature of historiography »285
. Dans le même esprit, elle encourage les
historiens à concevoir leur entreprise comme une représentation artistique plutôt qu’une
enquête scientifique comme le font les « modernistes ». Avec son maître à penser
F. R. Ankersmit, l’esthétisme historiographique consiste en une philosophie de l’histoire
qui cesse de penser le savoir historique comme une pratique scientifique décrivant et
expliquant le passé, en vue de le comprendre comme relevant du registre de la
représentation. L’historien se compare moins à un scientifique mais plutôt à un artiste
« representing a landscape »286
. Comme le peintre, l’historien « represents (historical)
reality by giving it a meaning, through the meaning of his text, that reality does not have of
itself »287
. Le texte historique peut se comparer à un « figurative painting that should evoke
in the spectator the illusion of looking not at a painting but at reality itself »288
.
La philosophie de l’histoire ne possède la « capacity to account not only for the details of
the past but also for the way these details have been integrated within the totality of the
284
H. White, Metahistory…, p. 428. 285
F. R. Ankersmit, « Historiography and Postmodernism », History and Theory, vol. 28, no 2 (1989), p. 144.
P. Zagorin offre une réplique cinglante au « postmodernist concept of historiography » de F. R. Ankersmit
qu’il estime superficiel et détaché de la pratique historienne. Non seulement cette conception postmoderne
« trivializes history and renders it void of any intellectual responsibility », elle ignore des « features that are
central to the very concept of history » comme son intention de vérité et son recours à l’« evidence ».
(P. Zagorin, « Historiography and Postmodernism: Reconsiderations », History and Theory, vol. 29,
no 3 (1990), p. 266 et 272.) Quelques années plus tard, P. Zagorin n’hésitera pas à soutenir que l’influence
des « postmodernist doctrines » « upon the thinking and practice of historians is not only fading but
increasingly destined to fade ». (« History, the Referent, and the Narrative… », p. 1) Un constat que valide
E. Breisach pour qui « the most telling indicator » de l’échec des thèses postmodernistes en histoire
« has been the absence of persuasive successes in the translation of postmodernist theories into viable
historical writings ». (The Postmodernist Challenge, p. 200-201) Il ne faut cependant pas oublier que la
validité des thèses postmodernistes en philosophie de l’histoire ne s’identifie pas nécessairement à leur impact
sur la pratique historienne. 286
F. R. Ankersmit, « Historical Representation », History and Theory, vol. 27, no 3 (1988), p. 209. Voir aussi
du même auteur, Historical Representation. 287
Idem, « Historical Representation », p. 214. 288
Idem, Meaning, Truth, and Reference in Historical Representation, New York, Cornell University Press,
2012, p. 159.
86
historical narrative »289
que si elle emploie le « vocabulary of representation » et non celui
de la « description » ou de l’« interpretation ».
En concevant le savoir historique « from the point of view of aesthetics »290
, les
tenants de la new philosophy of history voient par ailleurs la disciplinarisation du savoir
historique au XIX siècle comme un processus qui a l’a éloigné de sa vraie nature.
Appréhendé par une discipline, le passé devient l’objet de constructions purement
intellectuelles se subordonnant aux « rules of evidence » par lesquelles les historiens le dé-
subliment et le domestiquent, pour dire comme H. White291
. Dès lors, les historiens, en tant
que praticiens d’une discipline, refoulent ce que F. R. Ankersmit nomme leur
« experience » de la réalité historique, une expérience qui leur procurait un contact plus
direct et immédiat avec celle-ci292
. Dans son Sublime Historical Experience, le philosophe
néerlandais propose, selon Peter Ickle qui a récemment analysé son œuvre en philosophie
de l’histoire, « an alternative theory of history capable of providing an unmediated and
thus direct entry into a real and authentic experiential relationship with the past »293
. Aussi
associé à la new philosophy of history, Stephen Bann soutient que le prix de la
disciplinarisation de l’histoire a été la perte d’un « unmediated approach to the past »294
,
selon laquelle les émotions du sujet étaient déterminantes. Dans cette perspective, il est
possible de comprendre que les réflexions de la new philosophy of history s’appuient
surtout sur les travaux des historiens romantiques du XIXe siècle, soit avant que le savoir
historique ne devienne une pratique disciplinaire intersubjective contrôlée par des règles et
des procédures méthodologiques295
. Dans le cadre de cette pratique disciplinaire, « no
289
Ibid., p. 210. 290
Ibid., p. 214. 291
H. White, « The Politics of Historical Interpretation… », p. 67. 292
F. R. Ankersmit, Sublime Historical Experience, Stanford, Stanford University Press, 2005. 293
Peter Icke, Frank Ankersmit’s Lost Historical Cause: A Journey from Language to Experience, Londres,
Routledge, 2011, p. 135. 294
S. Bann, The Inventions of History: Essays on the Representation of the Past, Manchester,
Manchester University Press, 1990, p. 109. 295
Il faut nuancer quelque peu cette appréciation des historiens romantiques. Marcel Gauchet a pu soutenir
que le « moment romantique » a joué un rôle important dans l’unification de la discipline historique en France
en ce qu’elle a réconcilié deux éléments qui jusqu’à ce moment dans l’histoire de l’historiographie avaient
évolué de façon séparée, soit l’exigence scientifique d’érudition ou de vérité et l’exigence philosophique de
87
individual can any longer imagine that he or she works alone or enjoy a special
relationship to the past »296
, comme le soutient Lionel Gossman. En d’autres mots,
l’histoire participe en se disciplinarisant à ce que Max Weber nommait la rationalisation
désenchanteresse de la modernité : elle suit des procédures réglées collectives qui
l’éloignent de la démarche de la création artistique individuelle297
. Franklin R. Ankersmit
souligne d’ailleurs que les thèses de la new philosophy of history « works best there
[l’historiographie pré-disciplinaire du XIXe siècle] whereas it seems to yield no interesting
results if applied to contemporary professional historiography writing »298
. Tel que le note
l’historien-philosophe néerlandais Chris Lorenz, elle fait de l’historiographie romantique, le
« paradigm of all history writing »299
.
La new philosophy of history place ainsi l’épistémologie de l’histoire dans une
situation paradoxale où l’élucidation de la nature du savoir historique repose sur un
« reading of the subject’s practioners writing a century or more ago », comme le remarque
Richard Evans300
. En mettant entre parenthèses le processus par lequel l’étude du passé
sens ou de signification. Les historiens romantiques ont produit une synthèse inédite qui a ouvert le travail
d’érudition à la philosophie de l’Histoire dont ils ont cependant réduit les prétentions, réduction exigée par la
conjonction de l’histoire avec les voies de la connaissance critique. L’idée que le savoir historique n’est ni
seulement science des faits, ni seulement interrogation philosophique sur le sens du devenir humain, mais
« ambition de reviviscence » cherchant à produire une résurrection intégrale du passé, pour le dire comme
Jules Michelet, est resté un objectif régulateur de la discipline historique. (M. Gauchet, « L’unification de la
science historique », dans Philosophie des sciences historiques : le moment romantique, Paris, Seuil, 2002,
p. 27) Par ailleurs, il faut dire que des institutions historiques importantes voient le jour au cours du moment
romantique : École des Chartes en 1821, Comité des travaux historiques en 1834, Société de l’histoire de
France en 1835. Ces institutions ont participé à la mise en place d’une infrastructure créant les conditions de
production d’une discipline historique. 296
L. Gossman, « The Rationality of History », dans Between History and Literature, Cambridge,
Harvard University Press, 1990, p. 315. 297
Idem, Towards a Rational Historiography, Transactions of the American Philosophical Society, vol. 79,
pt. 3, Philadelphie, American Philosophical Society, 1989, p. 67. 298
F. R. Ankersmit, « Narrative and Interpretation », dans A. Tucker, A Companion…, p. 206. Voir aussi
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 44. Les principaux travaux de la new philosophy of history se
réfèrent en effet à l’historiographie du XIXe siècle, à commencer par la Metahistory de H. White pour qui ce
siècle fut « history’s golden age » (p. xii), mais aussi S. Bann, The Clothing of Clio: Study of the
Representation of History in Nineteenth Century France and Britain, Cambridge, University Press, 1984;
Lynda Orr, History: Nineteenth-Century French Historiography of the Revolution, Ithaca,
Cornell University Press, 1990; Ann Rigney, The Rhetoric of Historical Representation, Cambridge,
Cambridge University Press, 2002 [1990]. 299
C. Lorenz, « Can Histories Be True? Narrativism, Positivism, and the “Metaphorical Turn” »,
History and Theory, vol. 37, no 3 (1998), p. 326. 300
R. Evans, In Defence of History, Londres, Norton, 1999, p. 60.
88
s’est transformée en une pratique collective de recherche régulée – une discipline –, la
new philosophy of history prétend que, pour le dire comme F. R. Ankersmit, le savoir
historique « knows no interesting and generally applicable criteria for distinguishing
between satisfactory and unsatisfactory interpretations »301
. Pour les tenants de cette
approche, le discours historique n’est fonction ni de la réalité, comme le voudrait une
théorie réaliste de la vérité-correspondance302
, ni des opérations propres à la discipline,
comme le voudrait une théorie constructiviste de type kantien de la connaissance303
.
Franklin R. Ankersmit estime que le discours sur le passé des historiens peut être confronté
seulement au texte qui le fabrique. Selon lui, il s’agirait du « central problem in the
philosophy of history »304
.
Peu d’historiens ont réagi aux postulats narrativistes de la new philosophy of history.
L’un des rares historiens ayant pris la peine de répliquer aux thèses sceptico-relativistes de
H. White et de la new philosophy of history, est Roger Chartier. Pour ce dernier, si l’on
adopte la perspective de ces thèses, « il est totalement illusoire de vouloir classer ou
hiérarchiser les œuvres des historiens en fonction de leur plus ou moins grande pertinence à
rendre compte de la réalité passée »305
. Le plaidoyer de R. Chartier pour une réflexion sur le
savoir historique ne nie pas son appartenance à la classe des récits. Plutôt, il prend en
301
F. R. Ankersmit, « The Dilemma of Contemporary Anglo-Saxon Philosophy of History »,
History and Theory, vol. 25, no 1 (1986), p. 26. 302
Voir Murray G. Murphey, « Realism about the Past », dans A. Tucker, A Companion…, p. 181-189. Aussi,
du même auteur, Our Knowledge of the Historical Past, Indianapolis et New York, Bobbs-Merrill, 1973;
Adrian Kuzminski, « Defending Historical Realism », History and Theory, vol. 18, no 3 (1979), p. 316-349. 303
Par exemple : Leon Goldstein, Historical Knowing…. Face à des critiques qu’on lui a adressées,
L. Goldstein note que « to believe in the primacy of knowing is not to eschew the reality », mais de reconnaître
qu’on peut seulement l’atteindre via la médiation disciplinaire. Sans nier la réalité historique, L. Goldstein
estime que « there is no way to reach outside of the scientist’s discipline in order to determine that he has or
has not reasoned truly » à propos de celle-ci. L’« adequacy » du propos de l’historien ne peut s’apprécier en le
confrontant au passé, mais seulement en fonction d’un « framework of knowing ». (« History and The Primacy
of Knowing », History and Theory, vol. 16, no 4 (1977), p. 30-31 et 33). Bref, la connaissance historique est
moins dépendante du passé que du savoir en fonction duquel il est appréhendé. Sur l’anti-réalisme de
L. Goldstein, voir Luke O’Sullivan, « Leon Goldstein and the Epistemology of Historical Knowing »,
History and Theory, vol. 45, no 2 (2006), p. 204-228. 304
F. R. Ankersmit, Historical Representation, p. 201. Voir aussi du même auteur « Representation and
Reference », Journal of the Philosophy of History, vol. 4, no 3 (2010), p. 375-410. 305
R. Chartier, « Histoire et philosophie : un dialogue », p. 162. Voir aussi du même auteur,
« Quatre Questions à Hayden White », Storia della Storiografia, no 24 (1993), p. 133-142 ainsi que
« L’histoire entre récit et connaissance », Modern Language Notes, vol. 109, no 4 (1994), p. 583-600.
89
compte l’« intention de vérité » et la « visée référentielle » le constituant. De plus, son
plaidoyer demeure attentif aux « opérations spécifiques » du métier d’historien :
« construction des objets de recherche, constitution et traitement des données, production
de modèles et d’hypothèses, vérification de leur validité, contrôle de la cohérence et de la
plausibilité de l’interprétation »306
. Contrairement à l’auteur de fiction, l’historien est
soumis à des contraintes : les traces laissées par le passé, les procédures de son savoir de
même que l’intentionnalité globale de celui-ci qui commande une représentation adéquate
du passé. La réflexion épistémologique de R. Chartier rejoint les préoccupations d’un
récent programme de recherche en épistémologie de l’histoire.
306
R. Chartier, « Histoire et philosophie : un dialogue », p. 163. Il souligne d’ailleurs que « [c]ondidérer, à
juste titre, que l’écriture de l’histoire appartient à la classe des récits n’est pas pour autant tenir pour illusoire
son intention de vérité entendue comme représentation adéquate de ce qui fut ».
90
1.2.3.4 Une philosophie empirique de l’histoire : vers une épistémologie naturalisée ou
historique de l’histoire
Le défaut ordinaire de la réflexion sur
la nature et les limites de la
connaissance de l’histoire est d’en
ignorer l’histoire propre. Ce devrait
pourtant en être la voie royale.
Comment mieux s’introduire aux
problèmes de l’histoire-science qu’en
examinant les conditions qui ont
permis sa constitution en science?
Marcel Gauchet307
What is history? Men often ask this
question but, like Pilate, seldom stay for an
answer. [...] The trouble is that the question
has usually been asked by the wrong
people. It has been asked by philosophers,
who are often barely tolerant of, if not
actually disgusted by, the everyday work of
the practicing historian. […] Almost never
has it been asked with much respect from a
historical point of view. Yet if history is a
mean to self-understanding, […] what
better way can we proceed than to turn the
method of history upon itself? In order to
understand what history is, we must ask:
What has history been?
Donald Kelley308
Des philosophes ont réagi devant le relativisme centré sur la dimension scripturale
et esthétique de la connaissance historique de la new philosophy of history. Issus pour
l’essentiel de la tradition analytique, ils ont plaidé à partir de la fin des années 1970, mais
surtout à partir des années 1990 et 2000, pour que la philosophie de l’histoire recentre son
attention sur des questions épistémiques et méthodiques soulevées par la pratique
historienne disciplinaire effective. Ces philosophes ont adressé essentiellement deux grands
307
M. Gauchet, « L’unification de la science historique », p. 9. 308
D. Kelley, Foundations of Modern Historical Scholarship: Language, Law, and History in the
French Renaissance, New York, Columbia University Press, 1970, p. 2.
91
reproches aux « postmodern versions of narrativism »309
de la new philosophy of history.
D’une part, ils reprochent à la new philosophy of history son inhabileté « to connect
history writing with historical research »310
. En abordant le savoir historique uniquement à
travers son produit fini discursif superstructurel, elle occulte ce que Leon Goldstein nomme
son « process of inquiry »311
infrastructurel. Selon Chris Lorenz, cette occultation est « fatal
for any philosophy of history, since the dynamics of history can only be found in the
relationship between research and narrative »312
. Par ailleurs, Chris Lorenz remarque que
le paradoxe de la new philosophy of history est le suivant : en accordant tant d’attention aux
dimensions linguistiques du savoir historique, « it has forgotten to elucidate the linguistic
roots of the word “history” itself »313
. Selon son sens étymologique, « histoire » ne désigne
en effet pas un récit, mais une enquête, une recherche314
. En passant sous silence les
procédures méthodologiques de recherche du savoir historique, les adeptes de la
new philosophy of history en viennent à évacuer – et c’est le second reproche que certains
philosophes lui adressent – la visée référentielle du discours historique, pour relativiser la
frontière entre récit d’histoire et récit de fiction.
Selon ces philosophes qui se montrent critiquent à l’égard de la new philosophy
of history, il importe de bien établir la frontière entre histoire et littérature ainsi que sortir la
philosophie de l’histoire du relativisme esthétique dans laquelle la new philosophy
of history la confine. Des philosophes comme Leon Goldstein, C. Behan McCullagh,
Raymond Martin, Aviezer Tucker et Jonathan Gorman; des historiens-philosophes comme
309
C. Lorenz, « Historical Knowledge and Historical Reality: a Plea for “Internal Realism” »,
History and Theory, vol. 33, no 3 (1994), p. 306. 310
C. Lorenz, « Can Histories Be True? … », p. 327. 311
L. Goldstein, Historical Knowing…. F. R. Ankersmit témoigne de ce primat accordé à l’écriture historique
par rapport à la recherche historique : « Getting to know the facts is only a preliminary […] [the] real problem
is how to integrate the facts into a consistent historical narrative » (F. R. Ankersmit, Narrative Logic…,
p. 8). 312
C. Lorenz, « Can Histories Be True? … », p. 327. 313
Ibid., p. 329. 314 Catherine Darbo-Peschanski, L’Historia. Commencements grecs, Paris, Gallimard, 2007. Selon
James T. Shotwell, il faut attendre Aristote et surtout Polybe avant le mot « histoire » soit « definitely applied
to the literary product instead of to the inquiry which precedes it ». (J. T. Shotwell, The History of History,
vol. 1, New York, Columbia University Press, 1939, p. 8-9)
92
Murray G. Murphey, Chris Lorenz, John H. Zammito et Herman Paul, pour ne nommer que
ceux-là, proposent le programme d’une épistémologie de l’histoire qui cible son attention
sur la discipline historique. Dès lors, ils conçoivent cette discipline comme une pratique
intersubjective dotée de procédés méthodologiques, façonnée par des « epistemic
virtues »315
et ayant pour fin de produire une connaissance contrôlée et commensurable du
passé. Leur programme épistémologique considère que « the task of philosophy of history »
est « to elucidate the practice of history »316
. Il repose sur « the idea of history as an
interpretative community, a practicing discipline with professional standards »317
. Lecteurs
de Willard V. O. Quine, de Thomas S. Kuhn et de Hilary Putnam, ces tenants d’une
discipline historique sont convaincus que la « philosophy of history must incorporate the
post-positivist view of scientific knowledge »318
. Ce faisant, ils conceptualisent le savoir
historique comme étant constitutif d’une communauté disciplinaire composée de praticiens
unis par un « web of beliefs », pour reprendre les termes de l’épistémologie naturalisée
quinienne, en fonction desquels ils produisent et évaluent la connaissance du passé319
. En
vertu de ce « pragmatic internalism », ce sont les « actual disciplinary practioners »320
qui
s’imposent les règles prenant la forme de conventions disciplinaires variables et
contingentes – une historicité qui ne compromet pas leur effectivité. Grâce à ces
conventions, ils peuvent atteindre un consensus sur le traitement des questions empiriques
par lequel ils actualisent leur savoir. L’autonomie de l’histoire comme savoir réside, par
ailleurs, dans cette autodétermination321
. Selon les tenants d’une épistémologie naturalisée
de l’histoire, l’élucidation philosophique du savoir historique doit tenir compte de la
disciplinarité de celui-ci. En effet, la discipline exerce une contrainte et institue une
315
H. Paul, « Performing History… », p. 1. Voir aussi du même auteur, « What is a Scholarly Persona? Ten
Theses on Virtues, Skills, and Desires », History and Theory, vol. 53 (2014), p. 348-371. 316
C. Lorenz, « Historical Knowledge and Historical Reality… », p. 297. 317
J. H. Zammito, « Are We Being Theoretical Yet? The New Historicism, the New Philosophy of History,
and the “Practicing Historians” », The Journal of Modern History, vol. 65, no 4 (1993), p. 804. 318
C. Lorenz, « Historical Knowledge and Historical Reality… », p. 306. 319
Voir notamment J. Gorman, Historical Judgement… 320
J. H. Zammito, « Discipline, Philosophy, and History », History and Theory, vol. 49, no 2 (2010), p. 294.
Voir aussi J. Gorman, Historical Judgement… 321
P.-M. Noël, « Une question de (méta-)épistémologie historique : la liberté de l’historien ou
l’autodétermination disciplinaire ».
93
normativité sur ses praticiens. Cette normativité impose des limites à ce qu’ils peuvent dire
du passé. De ce fait, la discipline permet à la connaissance qu’ils produisent, de contourner
l’écueil du relativisme postmoderne de la new philosophy of history.
Fondé sur une critique du narrativisme radical et postmoderne, le programme
empirique en épistémologie de l’histoire se qualifie ainsi dans la mesure où ses tenants
estiment que l’élucidation philosophique du savoir historique exige d’examiner comment
ses praticiens le mettent en œuvre dans le cadre de leur pratique disciplinaire. Ce faisant, ils
se démarquent également de l’épistémologie prescriptive hempélienne, pour pratiquer ce
que Willard V. O. Quine nommerait une épistémologie naturalisée de l’histoire. Dans un
ouvrage passé quasi inaperçu322
, Murray G. Murphey avait été le premier épistémologue de
l’histoire à intégrer à la philosophie de l’histoire, la perspective post-positiviste développée
en philosophie des sciences par W. V. O. Quine. La philosophie de l’histoire cherchait
jusque-là encore à déterminer, à partir de l’extérieur et à l’aide d’un modèle idéal, déducto-
nomologique ou narrativiste, si l’histoire était ou non une science. Quelques vingt années
plus tard, M. G. Murphey se fait encore le défenseur d’une épistémologie naturalisée en
histoire. Dans Philosophical Foundations of Historical Knowledge, il souligne ainsi que
« Quine’s view of epistemology is right – that it is an empirical science located within
science, rather than an a priori discipline prior to science. […] I can imagine no
justification of scientifc knowledge beyond what science itself provides. »323
. Son appel sera
cette fois mieux entendu.
L’épistémologie naturalisée de l’histoire se donne un programme en réaction tant au
positivisme hempélien qu’au narrativisme postmoderne. Selon un de ses adeptes, elle doit
en effet contourner deux écueils : « If we first dispense with the positivist delusion of what
science must be, as well as with the postmodernist delusion that language can never refer
in any cognitively worth while manner, we can turn to the question of what historical
inquiry can be, and put the methodological and epistemological questions of historical
322
M. G. Murphey, Our Knowledge of the Historical Past. 323
Idem, Philosophical Foundations of Historical Knowledge, New York, State University of
New York Press, 1994, p. xii-xiii.
94
practice back into a sane context »324
. Partant, l’élucidation du savoir historique nécessite
une saisie empirique de sa mise en œuvre disciplinaire.
À l’enseigne d’une philosophie « post-analytic », voire « empirical »,
l’épistémologie naturalisée de l’histoire préconise une « bottom-up approach » à la
philosophie de l’histoire325
. Cette approche lui permet de relever le principal défi de celle-
ci, à savoir « keep philosophy of history and history connected »326
. Les philosophes ont
trop longtemps tenté d’élucider le savoir historique à l’aide de modèles, sans s’inquiéter du
hiatus entre ceux-ci et la pratique disciplinaire effective des historiens. L’instauration d’un
programme d’une philosophie empirique de l’histoire participe d’une tendance caractérisant
l’ensemble de la philosophie des sciences. Sous l’impulsion du post-positivisme, les
philosophes des sciences « have increasingly taken a deflationary view of their authority
over the empirical disciplines »327
sans pour autant renoncer in toto au projet
épistémologique de l’élucidation de ces disciplines, comme les invite Richard Rorty dans
son Philosophy and the Mirror of Nature328
. R. Rorty a d’ailleurs exprimé ses doutes par
rapport à la pertinence de la philosophie de l’histoire pour les historiens :
if they [historiens] imagine that philosophers can tell them how to improve the
quality of their work, they are expecting too much. I should be surprised if a
historian learned from the study of philosophy how to be a better historian. It
would be odd if such a person wanted or needed advice about the
epistemological status of his discipline or the ontological status of her
narratives. Any historian who was concerned with such topics would, I suspect,
324
J. H. Zammito, « History/Philosophy/Science: Some Lessons for Philosophy of History », p. 412-413.
Voir aussi, du même auteur, « Post-Positivist Realism: Regrounding Representation », p. 402. 325
Voir R. Martin, An Empirical Approach…; Idem, « Towards a Post-Analytic View ». 326
C. Lorenz, « Historical Knowledge and Historical Reality… », p. 327. 327
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 3. Dans le même ordre d’idées, le philosophe de
l’histoire italien Davide Bondì parle du « weakening of the philosophical discourse » à l’égard des disciplines
empiriques en se référant à Jürgen Habermas qui souligne, dans Postmetaphysical Thinking.
Philosophical Essays, « Once it renounces its claim to be a first science […], philosophy can maintain its
status […] neither by assimilating itself to particular exemplary sciences nor by exclusively distancing itself
from science in general. Philosophy has to implicate itself in the fallibilistic self-understanding and
procedural rationality of the empirical sciences; it may not lay claim to a privileged access to truth […] ».
(D. Bondì, « Is there still Room for the “Philosophy of History”? », Storia della Storiografia, nos 59-60 (2011),
p. 187, pour la citation de J. Habermas, p. 194). 328
R. Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton, Princeton University Press, 1979. Voir aussi du
même auteur, « The Unnaturalness of Epistemology », dans Donald F. Gustafson et Bangs L. Tapscott (dir.),
Body, Mind, and Method, Dordrecht, D. Reidel, 1979, p. 77-92.
95
be taking philosophy too seriously.329
La philosophie empirique de l’histoire réactualise en fait des thèses sur la relation
entre la philosophie et la discipline historique qui avaient déjà été formulées, notamment
dans la philosophie idéaliste de l’histoire de Benedetto Croce et de R. G. Collingwood, qui
identifiait la philosophie de l’histoire à l’histoire de l’histoire, et dans la tradition française
de l’épistémologie historique où le philosophe tient compte de l’histoire de la science sur
laquelle il réfléchit. B. Croce proposait dans Storia della Storiografia nel
Secolo Decimonono : « Offrire, sotto specie di racconto, una sorta di metodica, più efficace
che non astratte metodiche dei manuali. Più efficace perché le difficoltà e i contrasti
vengono in essa colti sul vivo, e teorizzati insieme »330
. Le titre de son magnum opus en
philosophie de l’histoire n’est pas innocent : Théorie et histoire de l’historiographie montre
cette thèse voulant que l’élucidation de la nature du savoir historique ne peut faire
l’économie de l’histoire de celui-ci331
. R. G. Collingwood signale que les questions
philosophiques sur le savoir historique ne pouvaient être résolues que par une approche
historique. Dans le dernier tiers de son livre – « Epilegomena » (205-334)332
–, il se penche
sur ce qu’il appelle « the idea of history » dont l’élucidation exige d’abord « to cast light
upon it by investigating its history »333
. R. G. Collingwood mène cette enquête historique
en partant de la « greco-roman historiography », pour arriver à la « scientific history »
contemporaine. Son « essay in the philosophy of history » est aussi une histoire de
l’histoire. Par ailleurs, il ne faut pas non plus s’étonner que l’idée d’une philosophie
empirique de l’histoire s’appuyant sur l’histoire de la discipline historique ait été fomulée
en France – où l’approche historique en épistémologie a toujours été dominante –, bien
avant qu’elle ne se constitue en programme de recherche structuré dans les dernières vingt
329
Idem, « Afterword », dans J. Leerssen et A. Rigney (dir.), Historians and Social Values, p. 197. 330
B. Croce, Storia della Storiografia nel Secolo Decimonono, vol. I, Bari, Laterza, 1964 [1921], p. VII. 331
Idem, Théorie et histoire de l’historiographie. 332
Dans cette section, il expose ses thèses sur l’histoire comme science autonome et spécifique entendue
comme « re-enactement of past experience » fondé sur l’« evidence » (R. G. Collingwood,
The Idea of History, p. 282). Sur l’histoire comme « re-enactement » chez R. G. Collingwood, voir
Leon Goldstein, « Collingwood’s Theory of Historical Knowing », History and Theory, vol. 9, no 1 (1970),
p. 3-36, ainsi que William Dray, History as Re-Enactment. R. G. Collingwood’s Idea of History, Oxford,
Oxford University Press, 1995. 333
R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 10.
96
années du XXe siècle, notamment dans le monde anglo-saxon. Dans Ambiguités et
antinomies de l’histoire et de sa philosophie (1962), un ouvrage passé relativement
inaperçu et qui très certainement n’est pas connu des tenants contemporains de
l’épistémologie naturalisée de l’histoire, Émile Callot conçoit en effet, en se référant
explicitement à la tradition d’épistémologie historique française, l’épistémologie de
l’histoire comme
une véritable philosophie scientifique, c’est-à-dire une épistémologie et une
méthodologie, [et non comme] comme une métaphysique à propos d’une
science; c’est une réflexion sur cette science telle qu’elle est donnée comme
science, et qui cherche à découvrir les raisons et les limites de sa confiance en
elle-même, de sa croyance en la vérité. Selon les enseignements de
Brunschvicg, Goblot, Lalande et de tous ceux qui ont fait sur les sciences de la
nature un travail sérieux, nous pensons que c’est sur l’histoire et dans l’histoire
telle qu’elle s’offre à nous […], qu’il faut découvrir ce qui légitime son titre de
science et garantit sa valeur.[…] nous en revenons platement à l’histoire qui se
fait et qui est là, dans ces œuvres de G. de Reynold, de J. Pirenne, de
R. Grousset, de F. Braudel, de M. Grenard, dans ses vastes collections
historiques, dans celle enfin que défend et illustre la haute mémoire de
Lucien Febvre, et nous nous demandons simplement comment cela est
possible : quelles méthodes, quels principes sont inclus dans ces écrits, qui pour
nous sont l’histoire? […] les problèmes que pose l’histoire sont résolus par sa
propre édification, il suffit d’en prendre conscience et de donner à ces solutions
une consistance logique.334
C’est parce qu’É. Callot tient compte de la mise en œuvre disciplinaire du savoir historique
– leitmotiv de l’approche naturalisée en épistémologie – que l’historien Fernand Braudel
peut écrire dans la préface que ce « livre salutaire […] réussit à nous faire comprendre ce
que nous faisons »335
. Cette remarque venant de la trempe d’un historien comme
F. Braudel, en plus de témoigner d’un rare moment de dialogue fructueux entre historiens
et philosophes sur l’histoire, témoigne du fait qu’É. Callot (r)établit le contact entre
philosophie de l’histoire et historiens pour leur dire non ce qu’ils devraient faire, mais ce
qu’ils font – autre leitmotiv de l’épistémologie naturalisée de l’histoire.
334
É. Callot, Ambiguités et antinomies de l’histoire et de sa philosophie, Paris, Marcel Rivière, 1962, p. 11-12.
Notre soulignement. 335
F. Braudel, « Préface », dans Ibid., p. 6.
97
Par l’historicisation de l’histoire que l’approche empirique exige, ses récents tenants
considèrent en effet que la philosophie de l’histoire peut avoir « more methodological
significance for historical studies »336
. Nous avons vu en effet que la philosophie néo-
positiviste de C. G. Hempel et que la new philosophy of history ne tenaient aucunement
compte de la méthodologie des historiens de métier et, de ce fait, étaient peu susceptibles
d’avoir un quelconque impact sur la pratique des historiens. Tenant de l’approche
empirique en philosophie de l’histoire, L. Goldstein souligne en effet que le « basic
impediment » à l’épistémologie de l’histoire est que les philosophes ne se réfèrent pas à la
pratique disciplinaire de l’histoire
The reason […] is that in order to make its [la philosophie de l’histoire] point it
looks not within the practice of history but rather imposes from outside an
interpretation of the use of evidence and its significance for our idea of the
past. It is in my opinion that the ease with which philosophical writers do that –
move outside the practice in order to impose upon it – is the principal
impediment to the development of a genuine epistemology of history.337
Parallèlement, R. Martin considère que l’« essential flaw in analytical philosophy
of history » est que ses tenants « tended to give their highest priority to conceptual analysis
and to consideration of what is possible in principle, rather than to an examination of
historical studies themselves and to reflection on what is in fact the case »338
. Les questions
philosophiques soulevées par la mise en œuvre du savoir historique ne pourront être
répondues « properly » que sur « the basis of detailed studies of significant instances of
actual historical argumentation […], of actual dynamics of historical controversy »339
.
Dans le « case-study approach » que R. Martin préfère à la « conceptual analysis », le
point de départ de l’épistémologie de l’histoire sont en effet les « controversies among
historians » – moments propices à l’extériorisation des normes implicites du savoir
historique – et non la confrontation du travail des historiens à des « ideal models » issus
336
R. Martin, An Empirical Approach…, p. xi. 337
L. Goldstein, « Impediments to Epistemology in the Philosophy of History », History and Theory, vol. 25,
no 4 (1986), p. 87. Notre soulignement. 338
R. Martin, An Empirical Approach…, p. ix. 339
Ibid., p. 84 et 127. Dans la même veine, C. Behan McCullagh estime que l’épistémologie de l’histoire doit
s’intéresser à ce que « what do historians argue about ».. (Cf. C. Behan McCullagh, « What Do Historians
Argue about? », History and Theory, vol. 43, no 1 (2004), p. 18-38)
98
d’autres disciplines, que cela soit de la science physique, de la théorie littéraire ou
de l’esthétique :
[C]onceptual analysis, as a philosophical point of departure, has been tried for
decades and has yielded only meager results. A more promising, surely, would
be to explain how […] historians try to confirm their interpretations. In other
words, our first step should be a descriptive one, and probably also
comparative […] But there is no reason why the comparisons should be
primarily between historical studies, on the one hand, and the social and
natural sciences, on the other. […] But if it’s historical studies we want to
understand, and we want to understand them from the perspective of historians,
then a better comparison would be among the differing ways historians try to
confirm their interpretations. And there is no better way to see these contrasts
than to examine the efforts historians make to confirm competing
interpretations of the same historical phenomenon. For it is here, if anywhere,
that contrasts in confirmational approaches will stand out most vividly.340
Au moyen de ce « descriptive homework », l’épistémologie est en mesure, à terme,
d’accomplir ce que les narrativistes radicaux niaient catégoriquement au nom d’un
relativisme esthétique, à savoir l’« articulation of a generally applicable criteria for
assessing competing historical interpretations »341
, véritable enjeu de l’épistémologie de
l’histoire. Au nom de ce critère ou de cet ensemble de critères – historiques, mais effectifs –
, les historiens sont en mesure de refuser « that all accounts are equally plausible and that
none can ever be discounted »342
tout en reconnaissant qu’il peut exister « several equally
plausible whole accounts » d’un sujet historique donné. Ce faisant, ils peuvent sortir du
anything goes postmoderne. Toute l’entreprise de la philosophie de l’histoire tient, comme
l’a souligné récemment John H. Zammito dans le Journal of the Philosophy of History,
dans la caractérisation, aussi provisoire, faillible et partielle soit-elle, d’une
« intersubjective assertability », à même des « practices of empirical history », des
représentations du passé qui en sont issues343
. M. G. Murphey considère, pour cette raison,
dans Truth and History que « the question of whether or not history is a science », qui a
longtemps structurée l’épistémologie de l’histoire, est « an unfortunate question ». Elle
340
R. Martin, « Towards a Post-Analytic View », p. 31. 341
Ibid., p. 25. 342
J. H. Zammito, « Discipline, Philosophy, and History », p. 300. 343
Idem, « A Problem of our own Making: Roth on Historical Explanation », Journal of the
Philosophy of History, vol. 2 (2008), p. 248 et 249.
99
implique une définition prescriptive a priori de la « science », alors que celle-ci ne se
réalise qu’à travers des projets disciplinaires répondant « to different criteria »344
. La
question de la scientificité de l’histoire est fonction de sa disciplinarité, préoccupation
centrale de l’épistémologie naturalisée ou empirique de l’histoire. Comme le note
Adrian Wilson dans sa critique de la tropologie de Hayden White, « the task of elucidating
the nature of historical knowledge cannot be accomplished merely by importing theoretical
resources from elsewhere, for the simple reason that no other discipline faces history’s
problem of aspiring to knowledge of that which is inherently unobservable – for the past,
by definition, has gone ». L’épistémologie doit tenir compte des propres « key practical and
conceptual resources » de la discipline historique, notamment « the criticism
of sources »345
.
Dans la « top-down approach » contre laquelle s’est posée la philosophie empirique
de l’histoire, le philosophe, comme le souligne R. Martin, « draws implications from a
general theory that is not itself derived from an examination of historical studies, but from
an external source, about how historical studies should be understood or practiced, or
both »346
. Il s’agit de la façon dont procédait C. G. Hempel avec son modèle déducto-
nomologique ou H. White avec son modèle tropologique. La « bottom-up approach »,
préconisée par l’épistémologie empirique ou naturalisée de l’histoire, « first describes
historical studies themselves, including their critical reception and the procedures
historians have used to produce them, and then on that basis advances a view about how
historical studies should be understood or done »347
. Par conséquent, la philosophie
empirique de l’histoire, en dépit du fait qu’elle prenne les études historiques comme
« raw material to analyse », « does not simply reproduce the convictions of the historians
about their trade »348
. Cette approche conscientise les historiens de métier aux enjeux
épistémiques que soulève la mise en œuvre de leur savoir dans la mesure où elle se présente
comme une réflexion de second degré sur l’histoire telle qu’elle est pratiquée dans la
344
M. G. Murphey, Truth and History, New York, State University of New York Press, 2009, p. 181. 345
A. Wilson, « The Reflexive Test of Hayden White’s Metahistory », p. 21 et 22. 346
R. Martin, « Do Historians Need Philosophy? », History and Theory, vol. 45, no 2 (2006), p. 253. 347
Ibid. 348
C. Lorenz, « Historical Knowledge and Historical Reality… », p. 327.
100
discipline historique. Ce faisant, l’épistémologie « bottom-up » est plus susceptible d’avoir
des « methodological implications » pour les historiens. R. Martin va même jusqu’à
soutenir – répondant par là même à la question « Do historians need philosophy? » – que
« Without any such second-order reflection it is difficult to imagine how historical studies
could improve methodologically »349
. Cette philosophie empirique constitue à proprement
parler une épistémologie naturalisée en ce que la justification du savoir historique ne
s’effectue pas a priori avec les outils de la logique formelle, mais a posteriori sur l’assise
d’une enquête empirique sur sa mise en œuvre disciplinaire.
La philosophie empirique de l’histoire cherche à se mettre en phase avec la
philosophie contemporaine des sciences en suivant le mot d’ordre du programme de
l’épistémologie naturalisée de W. V. O. Quine, à savoir que l’épistémologue qui veut
déterminer comment la connaissance scientifique est produite ne peut ignorer comment
celle-ci s’est effectivement produite historiquement : l’élucidation philosophique de la
science ne peut faire l’économie d’une prise en compte empirique de la pratique
scientifique350
. Dans son Our Knowledge of the Past (2004), Aviezer Tucker soutient que la
« philosophy of historiography » doit recourir aux « analytical tools of
contemporary epistemology »351
qui « began with Quine’s naturalized epistemology ».
Selon A. Tucker, « Quine suggested that how we arrive at our beliefs is relevant for
answering the normative question of how we should arrive at them »352
. À l’enseigne de
l’épistémologie naturalisée, la philosophie empirique de l’histoire, au lieu de chercher à
dire aux historiens quoi faire, cherche à leur dire ce qu’ils font. Il s’agit du modus operandi
349
R. Martin, « Do Historians Need Philosophy? », p. 260. R. Martin met en œuvre sa réflexion
programmatique sur la philosophie de l’histoire dans deux études de cas sur l’historiographie de la
Révolution américaine : « The Essential Difference Between History and Science », History and Theory,
vol. 36, no 1 (1997), p. 1-14; « Progress in Historical Studies », History and Theory, vol. 37, no 1 (1998),
p. 14–39. 350
W. V. O. Quine, « Epistemology Naturalized ». Sur le lien entre épistémologie naturalisée et histoire, voir
Mark Bevir et Herman Paul qui montrent que l’épistémologie naturalisée peut se penser comme un
historicisme. (M. Bevir et H. Paul, « Naturalized Epistemology and/as Historicism »). 351
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 2. 352
Ibid., p. 9.
101
suivi par C. Behan McCullagh qui a analysé les arguments que les historiens emploient
pour justifier leurs descriptions du passé353
.
Avec le tournant empirique de la philosophie de l’histoire, le passé disciplinaire de
l’histoire devient un laboratoire épistémologique. S’ouvre ainsi la voie d’une épistémologie
historique de l’histoire qui, pour paraphraser Gaston Bachelard, important penseur de
l’épistémologie historique, se met à son école afin que cette discipline ait la philosophie
qu’elle mérite354
. Une philosophie qui, comme le revendiquait déjà Robin G. Collingwood
en 1930, ne fait plus de l’histoire une science en balbutiements, mais qui relète que le
« historical knowledge is a highly-organised thing, involving a technique of its own and a
consciousness ot its own peculiar aims and methods »355
. Cette philosophie, comme le note
l’éditeur du récent Oxford Companion to the Philosophy of History and Historiography,
traite exclusivement de questions « that can be answered by a rigorous examination of
historiography ». Dans le « epistemic and empirical research program », la philosophie de
l’histoire, doit être « grounded in the scientific practices of historians »356
ou doit, comme
le reconnaît un autre adepte de la philosophie empirique de l’histoire, prendre la forme
d’une « historiographical recovery » de la constitution de la discipline en vue d’apprécier
la nature de la connaissance qu’elle produit et comment elle « justifies its knowledge-
claims »357
. Le passé de la discipline historique est mobilisé pour s’interroger sur la nature
du savoir historique : « history of historiography is the foundation for the philosophical
description of historiography »358
. L’épistémologie, pensée comme une philosophie
empirique, « overlaps with historiography proper »359
:
353
C. Behan McCullagh, Justifying Historical Descriptions, Cambridge, Cambridge University Press, 1984;
Idem, The Truth about History, Londres, Routledge, 1998. 354
Voir notamment G. Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2004 [1938], p. 55;
Le Matérialisme rationnel, Paris, Presses universitaires de France, 1953. 355
R. G. Collingwood, « The Philosophy of History », p. 125. 356
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 2, 17 et 22. 357
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 27 et 59. Voir aussi, du même auteur, Understanding History: An
Introduction to Analytical Philosophy of History, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1992. 358
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 3. Nous verrons le lien étroit entre passé disciplinaire et
épistémologie au chapitre 5. 359
Ibid., p. 22.
102
An identical set of cognitive values and theories both defines the community of
historians, and must be assumed in the current inquiry into the historical
emergence [of the discipline of history]. Thus an aspect of the philosophy of
historiography is part of historiography itself: the philosophy of historiography
must rely on the cognitive values and theories of historiography to discover the
historical emergence of the conditions of historiographic knowledge, the self-
same cognitive values and theories.360
Le pragmatisme inhérent à toute démarche d’épistémologie naturalisée fait en sorte que
« to undertake philosophy is to undertake historiography »361
. Dans la mesure où elle ne
cherche pas à imposer a priori des règles logiques transcendantales et qu’elle s’intéresse
aux sciences telles qu’elles sont effectivement et historiquement pratiquées, l’épistémologie
naturalisée est en effet foncièrement historiciste362
. De même que W. V. O. Quine
considérait que la philosophie et la science sont en continuité l’une avec l’autre, les tenants
de l’épistémologie naturalisée de l’histoire estiment que « philosophy and historiography
are continuous with each other »363
.
La démarche historique qui confère le caractère empirique à l’épistémologie
naturalisée de l’histoire risque de générer, comme n’ont pas manqué de le soulever les plus
perspicaces des adeptes de ce programme, une « dangerous circularity », compromettant
« any philosophical assessment of the discipline of history, since its practices have already
been embraced by philosophy to constitute its object of investigation »364
. Pour cette raison,
des philosophes de l’histoire, sans pour autant disqualifier la philosophie empirique de
l’histoire, ont réhabilité les approches non empiriques de l’histoire.
360
Ibid., p. 46. 361
J. Gorman, « The Presuppositions of Writing the History of Historiography », Storia della Storiografia,
nos 59-60 (2011), p. 203. 362
M. Bevir et H. Paul, « Naturalized Epistemology and/as Historicism ». 363
Ibid. J. H. Zammito va même jusqu’à considérer « that science, philosophy, and history are so inextricably
interwoven that none can make sense outside their nexus ». (J. H. Zammito, « History/Philosophy/Science:
Some Lessons for Philosophy of History », p. 407) 364
J. H. Zammito, « Discipline, Philosophy, and History », p. 290. Toute démarche d’épistémologie cherchant
à dériver de l’intérieur d’un savoir scientifique donné ses critères ou sa rationalité, c’est-à-dire de sa mise en
œuvre par ses praticiens, et non à les imposer de l’extérieur, se butte à cette circularité « since it would rely
upon an empirical inference from the process to appraise the product of that process » (Idem, Post-
Positivism in the Study of Science, p. 96). On dérive empiriquement les critères d’un savoir scientifique
identifié comme assise empirique en fonction des mêmes critères.
103
Parmi eux, le Slovaque Eugen Zeleňák a récemment souligné, dans un dossier
thématique de la revue Storia della Storiografia consacré à la philosophie de l’histoire, que
la circularité de la philosophie empirique de l’histoire implique que les tenants de ce
programme ont beau vouloir revendiquer une philosophie en phase avec la pratique
historienne pour se démarquer des analyses conceptuelles a priori du savoir historique
qu’ils rejettent en bloc puisqu’elles ne tiennent pas suffisamment compte, à leurs yeux, de
ce que les historiens font, ils « inevitably start » eux aussi avec une conception a priori de
l’« actual practice of history » et non « with the actual practice as such » comme ils le
laissent entendre365
. En effet, comment les philosophes de l’approche empirique, se
demande E. Zeleňák, « know that those who inform them are historians, unless they have at
least a fuzzy idea, or even an elaborated theory – that was supposed to be the outcome and
not the starting point –, of who to count as a historian or what count as history? »366
. Il
n’existe pas, de « pure data from actual history »; les données empiriques sont toujours
« theory-laden »367
, car elles ont été sélectionnées en fonction d’une théorie ou d’une
philosophie de l’histoire préalable, aussi spontanée soit-elle. E. Zeleňák montre bien que
lorsqu’elle se loge à l’enseigne d’une épistémologie naturalisée, la philosophie de l’histoire,
comme n’importe quelle philosophie des sciences, devient une discipline empirique au
même titre que la discipline qu’elle cherche à élucider : tout ce qu’elle dit d’elle se reflète
donc sur elle-même. En d’autres mots, la « theory-ladeness » de l’expérimentation
scientifique s’applique ainsi à toute épistémologie qui se réclame, au nom du naturalisme,
d’une démarche empirique, en l’occurrence l’épistémologie naturalisée de l’histoire. Il
n’existe pas d’appréhension immédiate de la pratique historienne. Comme le souligne
E. Zeleňák, « all the material that appears in the philosophy of history is already processed
365
E. Zeleňák, « Who Should Characterize the Nature of History? The Wrong Question »,
Storia della Storiografia, nos 59-60 (2011), p. 174. 366
Ibid., p. 176. 367
Ibid., p. 178. La « theory-ladeness » de toute expérience/observation est devenue l’un des mots d’ordre de
l’épistémologie historique au XXe siècle. Si la Théorie physique (1906) de Pierre Duhem l’admettait déjà au
début du XXe siècle, ce sont des philosophes des sciences anglo-saxons, ayant pris le tournant historiciste à
compter des années 1950, mais surtout 1960, qui se sont faits les défenseurs du « theoryladeness of data »,
pour dire comme N. R. Hanson, celui qui a possiblement plus que tout autre travaillé sur cette question. Voir
son Patterns of Discovery. Sur la « theory-ladeness of observation » et l’impossibilité d’une validation
empirique neutre d’une théorie, voir aussi Dudley Shapere, « Notes toward a Post-Posivistic Interpretation of
Science, Part I », dans Reason and the Search for Knowledge: Investigations in the Philosophy of Science,
Dordrecht, Reidel, 1984, p. 102-119.
104
– it is actual historical practice as viewed or interpreted by a certain author and never
historical practice as such »368
.
Qu’à cela ne tienne, la circularité caractérisant l’épistémologie naturalisée (de
l’histoire) semble être le prix à payer pour se départir du fondationnalisme prescriptif qui
prétend définir une science sans tenir compte de sa pratique disciplinaire et qui, de ce fait, a
peu d’impact sur celle-ci. Les tenants de l’épistémologie naturalisée de l’histoire considère,
avec Ronald Giere, qu’en dépit de cette circularité, le naturalisme « is our only
alternative », car le « methodological foundationalism » s’est révélé être un
« hopeless program »369
dans la philosophie de l’ensemble des sciences, y
compris l’histoire.
Les tenants de l’épistémologie naturalisée de l’histoire acceptent même cette
circularité qui n’est vicieuse, comme le remarque John H. Zammito, qu’ « if one privileges
the foundationalist ideal of absolute certainty »370
. Le maître à penser de l’épistémologie
naturalisée soulignait à cet égard que « scruples against circularity have little point once
we have stopped dreaming of deducing science from observation », comme le faisaient les
tenants de l’idée d’une « first philosophy ». Si nous ne cherchons plus à fonder la science,
mais simplement « to understand the link between observation and the science, we are well
advised to use any available information, including that provided by the very science whose
link with observation we are seeking to understand »371
, en l’occurrence, pour les
épistémologues de l’histoire, l’histoire. La circularité devient vertueuse en ce que l’objet
étudié rétroagit sur le sujet qui l’étudie : la pratique historique que l’épistémologue étudie –
certes en fonction d’une conception préalable de ce qu’est cette pratique – peut corriger ou
enrichir sa conception de l’histoire et, de ce fait, lui permet de mieux l’étudier. David Hull
soutient en effet : « No matter how strongly one’s general view color one’s estimations of
368
E. Zeleňák, « Who Should Characterize the Nature of History? », p. 178. 369
R. N. Giere, « Philosophy of Science Naturalized », p. 336. 370
J. H. Zammito, Post-Positivism in the Study of Science, p. 117. 371
W. V. O. Quine, « Epistemology Naturalized », p. 75-76. Il soutient que l’épistémologie est « free to use
the very fruits of science in investigating its roots ». (Idem, « Naturalism ». p. 16)
105
data, sometimes these can challenge the very theories in which they are generated »372
.
Ce faisant, l’épistémologue est mieux à même d’en élucider sa nature, une élucidation
épistémologique qui nourrira réciproquement la mise en œuvre empirique qu’en font les
historiens de métier. La naturalisation de l’épistémologie de l’histoire entraîne un
« reciprocal containment »373
entre le savoir historique et l’épistémologie qui fait en sorte
que l’une ne peut être absorbée par l’autre, que l’une ne peut fondée l’autre : l’autonomie
du savoir empirique (historique) et la normativité de l’épistémologie ne sont pas des
propositions mutuellement exclusives dans le programme de l’épistémologie naturalisée374
.
Comme le disait W. V. O. Quine, si l’« inquiry » de l’épistémologie « proceeds in
disregard of disciplinary boundaries » entre sciences et philosophie, la « motivation »
derrière elle « is still philosophical », une réflexion philosophique sur les sciences menée
« with respect for the disciplines themselves and appetite for their input »375
.
L’épistémologie naturalisée de l’histoire est bien une épistémologie historique de l’histoire
– un « moderate historicism » : elle donne un rôle à l’histoire, mais refuse de s’y réduire.
L’histoire agit comme une contrainte empirique à la modélisation philosophique du savoir
historique qui ne doit pas passer de la Charybde du fondationnalisme a priori à la Scylla du
relativisme historique. L’épistémologie naturalisée de l’histoire cherche à dériver la
normativité du savoir historique de l’histoire de sa mise en œuvre. Les normes
épistémiques du savoir historique sont immanentes et émergeantes : elles procèdent de son
développement historique qui s’étudie en fonction de ces mêmes normes.
***
En somme, la thèse centrale du programme empirique est que l’épistémologie de
l’histoire ne peut s’édifier sans tenir compte de l’expérience des historiens; elle émerge de
la pratique même des historiens. Il est ironique que la figure contre laquelle s’est constituée
372
David Hull, « Testing Philosophical Claims about Science », PSA, vol. 2 (1992), p. 471. 373
Ibid., p. 83. 374
Voir Michael Bradie, « Normalizing Naturalized Epistemology », Theory of Knowledge, communication
prononcée au Twentieth World Congress of Philosophy, 1998, disponible sur :
http://www.bu.edu/wcp/Papers/TKno/TKnoBrad.htm (page consultée le 20 juillet 2014); H. Brown,
« Normative Epistemology and Naturalized Epistemology »; L. Laudan, « Progress or Rationality: The
Prospects for Normative Naturalism », American Philosophical Quaterly, vol. 24 (1987), p. 19-31;
Idem, « Normative Naturalism », Philosophy of Science, vol. 57 (1990), p. 44-59. 375
W. V. O. Quine, « Naturalism », p. 16.
106
en bonne partie l’épistémologie de l’histoire, Hegel, considérait que la philosophie de
l’histoire, ou ce qu’il appelait « l’histoire philosophique » – dont l’objectif ultime, à ses
yeux, était de rendre compte du processus historique –, ne pouvait être menée sans une
« thoughtful reflection on the works produced by historians »376
. L’histoire philosophique
hégélienne se référait, comme le souligne H. White, aux « various forms of the histories
actually written by historians in the course of history itself »377
. Les adeptes d’une
épistémologie empirique ou naturalisée de l’histoire reprennent ce mot ordre hégélien, mais
dans l’optique de rendre compte non du processus historique, mais du savoir historique378
.
Ce faisant, l’épistémologie naturalisée de l’histoire cherche à rapprocher historiens et
philosophes dont la relation « has been fraught from the outset », comme l’a souligné
récemment J. H. Zammito, un de ses adeptes379
; une tension qui ne peut se comprendre,
nous le verrons, sans tenir compte de la figure de… Hegel. En fait, la formulation récente
d’une épistémologie naturalisée de l’histoire est venue (re)poser la question des rapports
entre discipline historique et philosophie, entre historiens et philosophes sur lequel nous
devons nous arrêter, car elle constitue un aspect important de la question de la relation entre
épistémologie et histoire qui nous intéresse dans ce chapitre.
1.2.3.5 Les philosophes et les historiens
Les rapports entre historiens et philosophes sont difficiles depuis que les premiers se
sont libérés de la tutelle des seconds pour fonder une discipline autonome consacrée à
l’étude empirique du passé. En effet, une des « saddest ramifications » de la
disciplinarisation de l’histoire fut, comme le souligne Oliver J. Daddow, « the unhappy
divorce that has occured between history and the philosophy of history »380
. Ce divorce
procède de l’affrontement entre Leopold von Ranke et Hegel sur leur conception de
l’histoire. Depuis cet affrontement, comme le note Robert Doran, « philosophy of history
376
Hegel, cité dans H. White, « Hegel », Metahistory…, p. 102. 377
H. White, « Hegel », dans Metahistory…, p. 93. 378
Cette observation rejoint le constat d’E. Castelli Gattinara pour qui même les problèmes les plus récents
concernant la méthodologie se situent bien souvent dans le sillage hégélien. (E. Castelli Gattinara,
Épistémologie et histoire, p. 318) 379
J. H. Zammito, « Historians and Philosophy of Historiography », dans A. Tucker (dir.), A Companion…,
p. 65. 380
O. J. Daddow, « No Philosophy Please, We’re Historians », Rethinking History, vol. 9, no 1 (2005), p. 105.
107
and professional historiography developed along divergent paths, with little or no cross-
fertilization »381
. La perception d’un certain malaise entre les deux disciplines a, du reste,
été soulignée par les praticiens des deux disciplines. Le philosophe William H. Dray
pouvait encore soutenir en 2002 que « fruitful interaction between the two groups has been
the exception rather than the rule »382
. L’historien Roger Chartier, pour sa part, estime
qu’« [e]ntre philosophie et histoire, la discussion est difficile »383
, alors que son collègue
Jacques Revel fait d’une « loi du milieu » des historiens le « refus fort, très lourdement
majoritaire, de toute tentation philosophique »384
. « [P]hilosopher », disait Lucien Febvre,
n’est-il pas le « crime capital » qu’un historien peut commettre385
?
Il nous a déjà été donné de voir (1.2.1) qu’un des facteurs dont il faut tenir compte
pour comprendre le malaise entre ces deux disciplines réside dans l’écart entre l’histoire
telle que pratiquée par les philosophes et l’histoire telle que pratiquée par les historiens. Un
second facteur – plus décisif – tient au fait que l’histoire s’est constituée en discipline
scientifique au XIXe siècle en luttant explicitement pour se libérer des grandes fresques de
la philosophie de l’Histoire, ce qu’il est convenu de nommer la philosophie spéculative de
l’histoire. Dans son Metahistory, Hayden White soutient que la « transformation of history
from a general area of study, cultivated by amateurs, dilettantes, and antiquarians, into a
professional discipline seemed sufficient justification for the severance of historiography
from the endless speculations of the “philosophers of history” »386
. P. Novick souligne,
dans le même ordre d’idées, que la « repudiation of the philosophy of history was
inseperable from the establishment of the new historical scholarship »387
, c’est-à-dire
comme discipline autonome. E. Clark abonde dans le même sens lorsqu’elle note que la
professionnalisation de l’histoire « was thought to require a repression of philosophy or
381
R. Doran, « Choosing the Past…», p. 4. 382
W. H. Dray, « Philosophy and Historiography », p. 764. 383
R. Chartier, « Philosophie et histoire : un dialogue », p. 149. 384
J. Revel, « Les sciences historiques », dans Jean-Michel Berthelot (dir.), Épistémologie des
sciences sociales, Paris, Presses universitaires de France, 2001, p. 3. 385
Lucien Febvre, Combats pour l’histoire, Paris, Armand Colin, 1953, p. 433. 386
H. White, Metahistory…, p. 135. 387
P. Novick, That Noble Dream…, p. 30.
108
metahistorical theory »388
. La discipline historique voulait substituer au rapport spéculatif
que les philosophes de l’Histoire entretenaient avec le passé un rapport résolument
empirique. Les historiens, Leopold von Ranke en tête, se proposaient de remplacer les
constructions a priori métaphysiques des philosophes par des recherches scientifiques
s’appuyant sur la critique des sources. Les historiens ont entretenu depuis une profonde
méfiance à l’égard de la philosophie spéculative de l’histoire389
. L’historien français
René Rémond soulignait en effet que
Les historiens professionnels […] semblent s’interdire toute spéculation de
nature quelque peu philosophique qui puisse les détourner de l’analyse critique
et de la recherche érudite […] ils se sont fait une règle ne pas extrapoler; en
tirant de leur expérience et de leur connaissance d’une ou plusieurs périodes les
éléments d’une philosophie de l’histoire, ils croiraient sans doute manquer à un
précepte capital de la profession et trahir le caractère scientifique de
leur activité.390
Ils lui reprochent de s’appuyer sur une connaissance de deuxième, voire de troisième main
du passé, comme si la connaissance historique était quelque chose qu’on pouvait trouver
« ready-made in books »391
. Les philosophes qui s’adonnent à la spéculation métaphysique
sur le passé ou, pour le dire élégamment comme R. Rémond, à la lecture de « ce grand livre
de l’histoire qu’écrivent l’une après l’autre les générations humaines »392
, parlent du passé
sans étudier les sources qui, en étant l’unique intermédiaire entre le présent et le passé, sont
pourtant le seul moyen de le connaître. Ils prennent, comme le note W. H. Walsh, un
« shortcut » comparable aux philosophes de la nature qui prétendent rendre compte de
celle-ci « without going through the tedious business of empirical enquiry »393
. Ce faisant,
ils instrumentalisent la connaissance du passé produite par les historiens pour élaborer un
388
E. Clark, Historians and the Linguistic Turn, p. 15. R. G. Collingwood considère parallèlement que le
mépris historien envers la philosophie de l’histoire relevait d’une « professional convention »
(R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 144) 389
Jacob Burckhardt la concevait comme un véritable monstre intellectuel, un « centaure ».
(Force and Freedom: Reflections on History, New York, Pantheon Books, 1943 [1905], p. 80) 390
R. Rémond, « Limites et nécessité d’une philosophie de l’histoire », dans Philosophies de l’histoire.
Recherches et débats (Centre catholique des intellectuels français), Cahier no 17 (1956), p. 12. 391
R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 163. 392
R. Rémond, « Limites et nécessité d’une philosophie de l’histoire », p. 13. 393
W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, p. 12.
109
système cherchant à signifier le passé dans sa totalité. Cette instrumentalisation – et c’est le
second reproche que les historiens adressent à la philosophie de l’Histoire – entraîne une
réduction de la réalité historique, que ce soit à la Providence comme chez Augustin, à la
Raison comme chez Hegel, à la lutte des classes comme chez Marx ou à la dialectique défi-
réponse comme chez Toynbee. La philosophie spéculative de l’histoire cherche en effet à
rendre compte de l’intégralité du devenir humain en fonction d’une idée ou d’un principe la
plupart du temps unique. Toute tentative de trouver le secret de la dynamique historique,
d’épuiser le sens de l’Histoire, d’en révéler « the underlying plot »394
, selon les historiens,
fait violence à sa complexité inhérente dont la restitution constitue une aspiration
régulatrice fondatrice de la discipline historique. Une des « presuppositions » du travail des
historiens qui le différencient de la philosophie spéculative de l’histoire est, selon
M. Mandelbaum, leur conviction que « the events of human history, taken as a whole, are
far too complex and ambiguous to support the claim that there is any single meaning to be
directly derived from them »395
. R. G. Collingwood considérait, à cet égard, « this impulse
towards arranging the whole of history in a single scheme » comme a « pigeon-holing
enterprise »396
. Les historiens estiment qu’ils n’ont pas le dernier mot de l’Histoire. Celle-ci
finit toujours par désavouer les systèmes spéculatifs des philosophes qui reflètent davantage
les préoccupations et le présent de ces derniers qu’ils ne réussissent à rendre compte du
processus historique. Dans cette optique, ils peuvent se comprendre, tel que l’indique le
sociologue américain Lewis S. Feuer, comme des « projective propositions » qui
« arise especially as responses to conditions of historical crisis » en tant
« défensive measures against historical anxiety »397
: chute de l’Empire romain (Augustin),
Révolution industrielle (Marx), Première Guerre mondiale (Spengler). L’historicité des
philosophies spéculatives de l’histoire a aussi été soulignée par R. Rémond pour qui ces
dernières « transcendent arbitrairement un état transitoire et érigent en absolu un donné
essentiellement relatif ». Et le spécialiste des droites françaises d’insister sur la complexité
de la réalité historique :
394
Ibid., p. 25. 395
M. Mandelbaum, « The Presuppositions… », p. 42. 396
R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 264. 397
L. S. Feuer, « What is Philosophy of History? », The Journal of Philosophy, vol. 49 (1952), p. 331.
110
l’histoire est changement; l’intelligence historique est précisément ce qu’il y a
de plus contraire à l’esprit de système. L’histoire, réalité concrète et mouvante,
expérience humaine, est infiniment plus variée, plus complexe, plus riche de
possible que ne le disent et ne le donnent à penser les spéculations du système.
Il y a plus de choses entre le ciel et la terre dans l’histoire des sociétés humaines
que dans toute la philosophie de l’histoire.398
P. Ricœur, un des rares philosophes ayant dialogué avec les historiens et sur lequel nous
reviendrons dans la prochaine section, soulignait, dans son Histoire et vérité, que
« l’historien se méfiera de la philosophie et, plus que tout, de la philosophie de
l’histoire » : « L’élargissement et l’approfondissement qu’il ambitionne pour l’histoire, il
les cherche non du côté d’un sens rationnel, mais plutôt du côté de la complexité, de la
richesse des connexions entre le géographique, l’économique, le social, le culturel, etc.
Pour lui, l’humanité se diversifie sans fin dans sa réalité de fait, bien plus qu’elle ne
s’unifie dans son sens de droit. »399
En vue de légitimer l’autonomisation de leur discipline,
les historiens vont contester aux philosophes le privilège de dire la vérité sur le processus
historique et de pouvoir en dégager un sens sans aucun travail de première main sur
les sources.
Il est cependant plus facile pour l’historien de rejeter théoriquement la philosophie
spéculative de l’histoire, qu’il considère volontiers comme une « dérive de la pensée », que
de libérer sa pratique empirique de toute trace à laquelle cette entreprise renvoie400
. Le
savoir historique ne peut se désolidariser de la philosophie spéculative. Celle-ci se
manifeste, ne serait-ce qu’implicitement, tant en amont qu’à l’aval du travail de l’historien.
Si l’historien oriente ses recherches et découpent la réalité historique en fonction d’une
philosophie du processus historique, la mise en œuvre empirique du savoir historique
débouche directement sur des problèmes relevant d’une telle philosophie : quelle est la
nature du changement historique? quelle(s) est (sont) la (les) force(s) motrice(s) de la
dynamique historique?, etc. De par son expérience du donné historique, l’historien peut
fournir de meilleures réponses à ces questions que le philosophe. R. Rémond considère en
398
R. Rémond, « Limites et nécessité d’une philosophie de l’histoire », p. 14-15. 399
P. Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », dans Histoire et Vérité, p. 43. 400
Maurice Lagueux, « Philosophie de l’histoire, science historique et science sociale », dans Actualité de la
philosophie de l’histoire, Québec, Presses de l’Université Laval, 2001, p. 169.
111
effet que la réflexion philosophique sur le processus historique doit partir de l’expérience
historienne du passé, une expérience qui « tourne naturellement en
réflexion philosophique »401
.
H.-I. Marrou estime que « les rapports entre histoire et philosophie n’ont cessé
d’apparaître ambigus, complexes et souvent troubles ». Une relation difficile qui s’explique
notamment parce que les historiens considèrent que les larges fresques spéculatives des
philosophes sont d’« ambitueuses épures » reposant « le plus souvent sur des nuées, à force
d’extrapoler au-delà des données scientifiquement acquises ». L’antiquisant ne considère
pas moins que « l’histoire ne peut se passer d’une certaine infusion
d’esprit philosophique » :
Dans la mesure où il accède vraiment au niveau de l’histoire, c’est-à-dire quand
il cesse d’être un pur érudit […], l’historien est amené à mettre en œuvre toute
une conception de l’homme et de la vie, par cela même qu’il cherche à résoudre
des problèmes profondément, authentiquement humains, tout un système de
pensées, de concepts, de principes de jugement qui, encore une fois, qu’il le
veuille ou non, portent l’empreinte, sont l’expression d’une certaine pensée
d’ordre philosophique.402
Dans le même ordre d’idées, l’historien britannique Christopher Dawson considérait que
« all historiography is […] pervaded by metahistorical influences ».
The academic historian is perfectly right in insisting on the importances of the
techniques of historical criticism and research. But the mastery of these
techniques will not produce great history, any more than a mastery of metrical
technique will produce great poetry. For this something more is necessary –
intuitive understanding, creative understanding, and finally a universal vision
transcending the relative limitations of the particular field of historical study.403
Dans cette perspective, la connaissance historique du passé procède tant de l’étude
empirique des documents que d’éléments métahistoriques qui forment une philosophie de
l’histoire, aussi implicite soit-elle.
401
R. Rémond, « Limites et nécessité d’une philosophie de l’histoire », p. 19. 402
H.-I. Marrou, « Qu’est-ce que l’histoire? », dans Charles Samaran (dir.), L’Histoire et ses méthodes, Paris,
Encyclopédie de la Pléiade, 1961, p. 28-29. 403
C. Dawson, « The Problem of Metahistory », History Today, vol. 1, no 6 (1951), p. 12.
112
P. Ricœur a d’ailleurs souligné que la disciplinarisation de l’histoire amorcée au
XIXe siècle n’a pas affranchi les historiens, dans leur production empirique, des grandes
« chronosophies », concept qu’il emprunte à K. Pomian pour désigner les représentations
cycliques ou linéaires du processus historique caractéristiques de la philosophie
spéculative404
:
La lutte de la chronosophie du progrès contre le spectre des philosophies de la
régression n’a sans doute pas quitté nos horizons […] Nous n’avouons pas
volontiers le statut chronosophique de l’idée, encore familière aux historiens
professionnels, de temps linéaire cumulatif et irréversible […] Aussi bien les
cycles chers à l’histoire des prix et des fluctuations économiques […] mettent-
ils sur la voie d’une synthèse entre temps cyclique et temps linéaire. Même
l’empilement des durées, à la façon de Braudel, et la tentative qui y est jointe
d’articuler en triade structure, conjoncture et événement dissimulent mal le
résidu chronosophique qui se cache derrière une façade scientifique. En ce sens,
l’affranchissement de toute chronosophie, au bénéfice d’un certain
agnosticisme méthodique concernant la direction du temps, n’est pas achevé.
Peut-être n’est-il pas souhaitable qu’il le soit, si l’histoire doit rester
intéressante, c’est-à-dire continuer de parler à l’espoir, à la nostalgie, à
l’angoisse. […] L’enjeu n’est rien de moins que la possibilité d’une histoire
sans direction ni continuité.405
Le savoir historique, aux yeux de P. Ricœur, ne saurait se passer complètement de la
philosophie spéculative de l’histoire qu’en renonçant à sa fonction sociale de produire non
seulement du vrai – de la connaissance –, mais aussi de la signification – du sens.
Selon M. Lagueux, la dépendance du savoir historique à l’égard des philosophies
spéculatives répond en fait à une exigence que l’application de sa « sage méthodologie »406
ne peut entièrement satisfaire et qui résulte du « paradoxe constitutif » du savoir historique.
Ce dernier ne peut tenter d’« exprimer de manière exacte – et en ce sens définitive – l’état
d’inachèvement d’un monde inachevé, du fait qu’il demeure toujours susceptible de se
révéler autre que ce que, en cet état d’inachèvement, il laisse penser qu’il sera »407
qu’en
recourant implicitement à la philosophie spéculative de l’histoire. En effet, la philosophie
404
Voir K. Pomian, L’Ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984. 405
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 196-197. 406
M. Lagueux, « Philosophie de l’histoire… », p. 170. 407
Idem, « Narrativisme et philosophie spéculative de l’histoire », Revue de Synthèse, 4e série, no 1 (1998),
p. 85.
113
spéculative de l’histoire permet au récit historique d’atteindre un achèvement, un
dénouement, de se clore, sans quoi il n’en est pas un. Tout récit suppose, du moins dans la
conception aristotélicienne du muthos de l’intrigue, un commencement, un milieu et une
fin408
. La philosophie spéculative offre aux historiens une sorte d’arrière-plan pour, d’une
part, situer la connaissance qu’ils produisent du passé à partir d’un présent qui se
renouvelle sans cesse et pour, d’autre part, contrer les effets de cette contingence409
.
Hayden White, dans une perspective autre, souligne aussi la dépendance du savoir
historique à la philosophie spéculative de l’histoire en relativisant la frontière entre les deux
genres qui, selon lui, procèdent, d’un commun « historical imagination ». Les historiens
appréhendent le passé toujours en fonction d’un « web of commitments », à savoir des choix
esthétiques, épistémiques, éthiques et idéologiques qui forment la « philosophy of history
which implicitly sustains their work ». Il va même jusqu’à dire dans Metahistory qu’il ne
peut avoir de « “proper history” which is not at the same time “philosophy of history” »410
.
Nous pourrions penser que H. White ne va pas jusqu’à identifier « proper history and
speculative philosophy of history » :
In proper historiography, the element of construct is displaced to the interior of
the narrative, while the element of the « found » data is permitted to occupy the
position of prominence in the story line itself. In speculative philosophy of
history, the reverse is the case. Here the element of conceptual construct is
brought to the fore, explicitly set forth, and systematically defended, with the
data being used primarily for purposes of illustration or exemplification.411
Il soutient cependant, au terme de son analyse métahistorique, que « the distinction […]
between proper history and philosophy of history » est « little more than a precritically
408
Ibid., p. 69-70. 409
Julien Goyette, « Biographie, narration et philosophie de l’histoire », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 54, no 1 (2000), p. 86. Le philosophe américain H. Fein a aussi souligné que toute
histoire repose sur une philosophie spéculative de l’histoire dans Between Philosophy and History. The
Resurrection of Speculative Philosophy of History within the Analytic Tradition, p. 317. 410
H. White, Metahistory…, p. xi. 411
Ibid., p. 427 -428.
114
accepted cliché »412
. Tout œuvre historique déploie, ne serait-ce qu’implicitement, une
vision d’ensemble du processus historique; sa réalisation « presupposes a general
conception of historical meaning, an idea or notion of the nature of the historical field and
its processes; in short, they would imply a “philosophy of history”»413
. H. White met ainsi
en cause une, pour ne pas dire la démarcation fondatrice de la discipline historique, avant
d’en relativiser une autre tout aussi importante, soit celle entre histoire et fiction – comme il
nous a déjà été donné de voir plus haut – notamment dans ses écrits publiés à partir du
tournant des années 1980 à la tête desquels se trouve le recueil Content of the Form414
. La
relativisation de ces deux frontières a joué pour beaucoup dans la frustration ressentie par
nombre d’historiens à la lecture des thèses H. White qui sont devenues, pour la plupart
d’entre eux, l’incarnation symbolique du « nihilistic relativism »415
.
Visant au départ les grands systèmes spéculatifs, le refus historien416
de la
philosophie est venu progressivement à couvrir une part non négligeable de ce qui relève
d’un autre type de philosophie de l’histoire, à savoir l’épistémologie de l’histoire417
. Dans
ses approches historiciste, logiciste ou narrativiste, l’épistémologie de l’histoire a en effet
très peu interpelé les historiens dans la mesure où celle-ci s’intéressait peu à leur métier, à
ce qu’ils faisaient concrètement du savoir historique, comme si, pour paraphraser
412
Ibid., p. 427. M. Mandelbaum estime que H. White ne marque pas suffisamment la différence entre les
« presuppositions » de l’histoire et de la philosophie speculative de l’histoire en les regroupant dans son
concept d’« historical imagination ». (M. Mandelbaum, « The Presuppositions… », p. 42) 413
H. White, Metahistory…, p. 275-276. 414
H. White, Content of the Form…; Voir aussi du même auteur, The Fiction of Narrative: Essays on History,
Literature, and Theory, 1957-2007, Baltimore, John Hopkins University Press, 2010. 415
P. Novick, That Noble Dream…, p. 599. 416
Ce ne sont pas que les historiens de métier qui sont hostiles à la philosophie spéculative de l’histoire. En
plus des premiers épistémologues néokantiens de l’histoire qui se sont en bonne partie posés en s’opposant à la
philosophie spéculative de l’histoire (voir 1.2.3.1), plusieurs philosophes ont rejeté l’entreprise. David Carr
note, à cet égard, que la critique de la philosophie spéculative est un « significant chapter in twentieth-century
thought, especially in the post-World War II period ». (D. Carr, « On the Metaphilosophy… », p. 16) Pensons,
à titre d’exemple, aux philosophes Karl R. Popper et Karl Löwith. En considérant que le processus historique
n’a pas de signification, K. R. Popper voit en la philosophie spéculative de l’histoire une arme des régimes
totalitaires qui essayent de légitimer leur idéologie en l’ancrant dans une lecture déformatrice du processus
historique. (Cf. The Open Society and its Enemies, Princeton, Princeton University Press, 1971 [1943];
Idem, Misère de l’historicisme, Paris, Plon, 1956) K. Löwith, quant à lui, souligne que « the problem of history
as a whole in unanswerable within its own perspective. Historical processes as such do not bear the least
evidence of a comprehensive and ultimate meaning. History as such has no outcome ». (Meaning in History:
the Theological Implications of the Philosophy of History, Chicago, University of Chicago Press, 1949, p. 191) 417
J. Revel, « Les sciences historiques », p. 23.
115
Marc Bloch, les images qu’elle s’est successivement faites de lui n’avaient pas été prise
dans leur atelier418
. Ayant compris que la réception de la réflexion épistémologique des
philosophes dans la discipline historique sera directement proportionnelle à son utilité pour
les disciples de Clio, les tenants de l’épistémologie empirique ou naturalisée de l’histoire
ont cherché et cherchent à mettre en relation leurs analyses philosophiques du savoir
historique avec comment il s’est historiquement mis en œuvre. On notera que l’approche
naturalisée ou empirique en épistémologie de l’histoire n’est pas sans lien avec la
« philosophie pragmatiste » de l’histoire revendiquée par Gérard Noiriel pour qui
« la philosophie restera complètement marginale » dans la discipline historique tant qu’elle
continuera à s’exprimer dans un langage que les historiens « ne peuvent pas intégrer à leur
propre pratique »419
. Après s’être développée largement indépendamment de la pratique
effective des historiens, l’épistémologie de l’histoire, sous l’enseigne d’une philosophie
empirique, cherche à rétablir le contact avec la discipline historique de laquelle elle avait
originellement procédé. Elle pourra, dès lors, « follow a course of development parallel to
that of history itself », conformément aux vœux de R. G. Collingwood420
.
Les récents adeptes de l’épistémologie historique de l’histoire ne peuvent cependant
ignorer que les questions qu’ils souhaitent élucider à travers l’analyse de ce que font les
historiens en pratique « are ones that historians themselves have often discussed »421
dans
le discours qu’ils tiennent sur leur savoir – leur épistémo-logie, leur métalangage.
W. H. Dray considère même qu’il y a beaucoup à apprendre des essais de réflexion
théorique que se permettent de temps à autre les historiens422
. Pratiquée aussi par les
historiens, l’épistémologie de l’histoire, comme le souligne le philosophe Martin Bunzl,
existe « in two different worlds »423
. Le philosophe Louis O. Mink, qui a pris une part
active dans le tournant narrativiste de la philosophie de l’histoire des années 1960, avait
déjà noté cette division au sein de l’épistémologie de l’histoire dans « The Autonomy of
418
M. Bloch, Apologie…, p. 42. 419
G. Noiriel, Penser avec, penser contre, p. 15. 420
R. G. Collingwood, « The Idea of a Philosophy of History », Essays in the Philosophy of History, p. 125. 421
W. H. Dray, « Philosophy and Historiography », p. 164. 422
Idem, Perspectives sur l’histoire, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 1987, p. 13. 423
M. Bunzl, Real History. Reflections on Historical Practice, Londres, Routledge, 1997, p. 1.
116
Historical Understanding », article paru en 1966 dans History and Theory. Il constate qu’il
existe un dialogue de sourds entre les « philosophers of history » et les « theoretically
minded historians » : « neither seems to take account of the other or even to be curious
about its existence and direction »424
. Cette ignorance réciproque fait en sorte, comme le
note R. Stephen Humphreys, qu’une « characterization of historical thought useful both to
historians and philosophers has proved extremely difficult to achieve »425
. L. O. Mink
constate à juste titre que ce n’est pas tant que les philosophes ignorent les travaux des
historiens auxquels ils se réfèrent parfois pour exemplifier leurs analyses426
, mais plutôt que
l’on retrouve au sein de ces analyses « almost no references to what historians have written
on historiography »427
. L’historienne Irmline Veit-Brause affirme encore, quelque quarante
plus tard dans la même revue, le « divide between philosophers of history and (theoretically
minded) historians », arguant que les premiers ne se réfèrent à peu près jamais aux
réflexions des seconds428
. C’est comme si l’épistémologie de l’histoire (pratiquée par les
philosophes), même depuis qu’elle ait pris son tournant empirique ou historique, ne tient
pas compte du discours que les historiens tiennent sur leur savoir – l’épistémologie
424
L. O. Mink, « The Autonomy of Historical Understanding », History and Theory, vol. 5, no 1 (1966), p. 24. 425
R. S. Humphreys, « The Historian… », p. 1. Voir aussi E. Clark. Historians and the Linguistic Turn. 426
Il reste que maints historiens ne se reconnaissent pas dans le type de travail historique auquel se réfèrent
les philosophes. Il existerait un décalage entre la pratique historienne courante et celle – dépassée – dont
parlent les philosophes quand ils se donnent la peine de s’y référer. Par exemple, alors que le paradigme de
l’histoire sociale au sein de la discipline historique battait son plein, les philosophes de l’histoire concevaient
encore la pratique des historiens comme relevant d’une histoire événementielle centrée sur les faits et gestes
des hommes politiques. Fernand Ouellet parle, à cet égard, d’un « décalage chronologique » entre
« les réflexions des philosophes sur le métier d’historien » et « la pratique historienne » (F. Ouellet,
« La philosophie de l’histoire et la pratique historienne d’hier et d’aujourd’hui [1982] », dans Éric Bédard et
Julien Goyette (éd.), Parole d’historiens : anthologie des réflexions sur l’histoire au Québec, Montréal,
Presses de l’Université de Montréal, 2006, p. 198.) Les exemples de travaux historiques auxquels se réfèrent
les épistémologues pour appuyer leurs réflexions sont rarement à un degré de complexité comme celui atteint
par les historiens contemporains. Défendeur d’une approche empirique à l’épistémologie de l’histoire,
L. Goldstein soulignait, à cet égard, que « The choice of examples plays no small part in the character of
philosophical discussion, and there is really something to be said for limiting ourselves, in philosophy of
history, to genuines examples from the discipline of history ». (L. Goldstein, « The Primacy of Knowing »,
p. 34) 427
L. O. Mink, « The Autonomy of Historical Understanding », p. 25. 428
I. Veit-Brause, « Maintaining the Future of Hope », History and Theory, vol. 47, no 2 (2008), p. 250.
117
historienne –, comme en fait foi cette remarque de l’un de ses adeptes pour qui la nature de
l’histoire « is independant of the professional self-consciousness of historians »429
.
Parmi les adeptes de la philosophie empirique de l’histoire, seul Jonathan Gorman
accorde une attention sérieuse à la question de l’épistémologie historienne dans son récent
Historical Judgement: the Limits of Historiographical Choice. Ayant pour objectif de
proposer une « historiography-friendly philosophical response to historians’
theoretical concerns »430
qui tente autant que possible « to avoid the external imposition on
the discipline of some externally created model »431
, à l’instar de l’ensemble des adeptes
d’une épistémologie naturalisée de l’histoire, J. Gorman ne s’appuie pas sur les études
historiques comme le font ceux-ci. Il respecte l’exigence empirique en se référant plutôt à
l’auto-compréhension explicite des historiens ou ce qu’il nomme « the historians’ self-
understanding of their discipline »432
: « The philosophy of a discipline requires the
historiographical recovery of the model or models that the practitioners of the discipline
conceive as characterizing their discipline and under which they conceive themselves to be
operating […]. It is historians’ understanding of what is characteristic of their discipline
that counts, not some philosophical standard for that. »433
J. Gorman saisit la conception
que les historiens ont d’eux-mêmes et de leur savoir à travers leur discours réflexif qui
s’articule avant tout, selon lui, à travers des écrits historiographiques mélangeant
rétrospection et prescription. La philosophie de l’histoire doit non pas s’appuyer sur la
pratique des historiens, mais sur ce que les historiens pensent de cette pratique :
l’épistémologie de l’histoire a donc pour objet l’épistémologie historienne. Il est néanmoins
loin d’être sûr, comme certaines critiques ont pu le soulever, que l’épistémologie
historienne soit la meilleure voie pour comprendre la structure effective de la pratique
disciplinaire de l’histoire. J. H. Zammito souligne en effet que
The place to investigate the self-constitution of disciplinary practice is not,
Gorman notwithstanding, simply a few texts about how history should be done
429
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 4. 430
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 2. 431
Ibid., p. 68. 432
Ibid. 433
Ibid.
118
(which, he is right, historians deeply discount) or even other texts about how
history was done (which we do read, but selectively by research interest, not
comprehensively, and with a different agenda). Rather it is the intricate, day-to-
day labors of peer review, manuscript submissions, grant proposals,
publications, graduate student preparation and hiring, career promotions.434
Parallèlement, Herman Paul considère que « the self-images of the historical discipline »,
qui intéressent Jonathan Gorman, sont trop diversifiées et fluctuantes pour définir
« unambigiously »435
le savoir historique effectif. Elles renvoient moins à « what historical
studies are » qu’aux « goals, methods, attitudes, and values »436
que les historiens
considèrent comme essentiels à leur travail et qui ne peuvent être ignorés si nous
souhaitons comprendre le savoir historique dans sa dimension idéelle et idéale; le savoir
historique ne se réduisant pas à l’ensemble de la production empirique issue de sa mise en
œuvre. Si nous pouvons à juste titre le féliciter de ne pas avoir tout simplement balayé du
revers de la main le discours que les historiens tiennent sur leur savoir, J. Gorman souligne
l’importance de considérer l’épistémologie historienne en épistémologie de l’histoire sans
jamais vraiment la documenter et l’étudier. Il justifie d’ailleurs mal son importance dans la
mesure où il la questionne pour ce qu’elle n’est pas peut-être pas en mesure de nous dire, à
savoir comme un témoignage de ce qui caractérise le savoir historique effectif. Il nous
reviendra d’offrir une documentation de l’épistémologie des historiens que nous saisirons
non pas comme un médium de la structure de leur savoir, mais comme une idéologie par
laquelle ils en produisent des représentations en vue de le mettre en mots : des
représentations qui sont tout aussi essentielles que la production empirique pour
comprendre le savoir historique. Partant, nous pourrons aborder l’épistémologie historienne
pour qu’elle soit mieux à même de nous permettre de comprendre le rapport discursif que
les historiens entretiennent avec leur savoir et, du même coup, la relation complexe entre
434
J. H. Zammito, « Discipline, Philosophy, and History », p. 303. Cette remarque va dans la même sens que
la proposition de G. Noiriel qui, en a’appropriant la philosophie pragmatique de R. Rorty, plaide pour que les
historiens s’interrogent moins sur la nature de la connaissance historique – entreprises qui se soldent par des
« querelles philosophiques insolubles » – que sur les activités concrètes qui entrent dans l’exercice du métier
historien à l’aide de leur propre savoir-faire : des activités de savoir reliées à la production de connaissances,
des activités de mémoire reliées à leur diffusion sociale et des activités de pouvoir reliées à la gestion des
problèmes qui engagent la profession comme l’évaluation des pairs ou le recrutement. (G. Noiriel, Sur la
« crise »…, p. 211-260) 435
H. Paul, « Self-Images of the Historical Profession: Idealized Practices and Myth of Origin »,
Storia della Storiografia, nos 59-60 (2011), p. 164. 436
Ibid., p. 169.
119
épistémologie et histoire.
***
À vrai dire, qu’elle se soit logée à l’enseigne d’une épistémologie historiciste-
idéaliste, positiviste, narrativiste ou naturalisée, l’élucidation philosophique du savoir des
historiens n’a jamais vraiment considéré « l’idée qu’ils ont d’eux-mêmes de ce
qu’ils font »437
, comme le reconnaissait lui-même R. Aron. Dans La Philosophie critique
de l’histoire, R. Aron avouait ne pas tenir compte des réflexions que les historiens tiennent
sur leur savoir : « notre étude porte uniquement sur la philosophie de l’histoire et non sur
l’historiographie […] ». Il justifie son choix : « Sans méconnaître la contribution apportée
par les historiens à l’analyse de la méthode, cette contribution nous paraît assez solidaire de
la pratique et de la recherche pour que nous ayons le droit de la négliger. »438
Comme nous
le verrons dans nos esquisses méthodologiques (II), il n’est pas sûr que le discours que les
historiens tiennent sur leur pratique soit si « solidaire » de leur pratique et recherche
effectives. Nous verrons même que l’épistémologie des historiens, bien qu’elle en soit le
fruit, n’a pas nécessairement à se penser en fonction de leur pratique empirique. Dans tous
les cas, la solidarité entre la pratique et le discours sur la pratique des historiens n’est pas
une question qui peut se trancher de façon a priori. Nous pouvons, pour l’instant, dans le
cadre de notre conceptualisation opératoire de la relation entre épistémologie et histoire,
considérer l’hypothèse que les historiens seraient, comme le soutient l’historiographe
britannique Oliver J. Daddow, « in the best position to tell philosophers what they do and
how they do it »439
du fait de leur expérience du savoir historique. C’est le pari pris par
P. Ricœur, un philosophe qui a étonnamment été largement ignoré des adeptes de la
philosophie empirique de l’histoire soucieux d’établir une « disciplinarily relevant
philosophy of history »440
. Il constitue une escale incontournable de notre parcours
conceptuel de la question de la relation entre épistémologie et histoire dans la mesure où il
met en relation l’épistémologie de l’histoire avec l’épistémologie historienne. Au terme de
437
R. Aron, Leçons sur l’histoire, Paris, Fallois, 1989, p. 184. 438
Idem, La Philosophie critique de l’histoire, p. 19. 439
O. J. Daddow, « No Philosophy Please, We’re Historians », p. 109. 440
J. H. Zammito, « Discipline, Philosophy, and History », p. 302.
120
cette escale nous changerons de cap : de l’épistémologie de l’histoire nous passerons à
l’épistémologie historienne, dernière escale de notre parcours conceptuel de la relation
entre épistémologie et historique, escale encore très peu visitée et où, pour cette raison,
nous resterons jusqu’à la fin de notre propos, soit qu’au terme d’une recension de ce qui a
été dit sur le discours réflexif des historiens (chapitre 2), de l’élaboration d’une approche
méthodologique pour renouveler son traitement (partie II/chapitre 3) et d’une étude
documentée de l’épistémologie historienne (partie III) à travers trois enjeux
(chapitres 4 à 6) pour montrer le rapport discursif que les disciples de Clio entretiennent
avec leur savoir.
1.2.3.6 Le style épistémologique de l’histoire de P. Ricœur : un dialogue avec les
ressources réflexives des historiens
Contrairement à l’ensemble des épistémologues de l’histoire, les réflexions
philosophiques sur le savoir historique de P. Ricœur se sont constamment fondées sur un
dialogue avec l’épistémologie des historiens. P. Ricœur a bien su mettre en évidence les
ressources réflexives des historiens en étant un des rares philosophes contemporains de
l’histoire ayant dialogué avec eux. En prenant au sérieux l’épistémologie des historiens,
P. Ricœur est également lu par les historiens, dont plusieurs sont sans doute du même avis
qu’Antoine Prost, qui fait de lui « le seul philosophe de l’histoire que les historiens puissent
lire sans avoir le sentiment qu’il parle d’une planète étrangère »441
. Il est, du reste, la
dernière escale de notre parcours de l’épistémologie de l’histoire car sa contribution offre
une synthèse entre les différentes tendances ayant structuré ce domaine.
Dans « Objectivité et subjectivité en histoire » paru en 1955, Paul Ricœur cherche à
définir l’objectivité spécifique du savoir historique et à la rattacher à « une subjectivité qui
soit précisément appropriée à l’objectivité qui convient à l’histoire »442
. Il estime que « tout
ce qu’il faut pour poser les premières assises de notre réflexion » se retrouve dans
l’Apologie de l’histoire de l’historien français Marc Bloch. P. Ricœur soutient que la
philosophie n’a pas de leçons à donner à l’historien, ce qui exige d’« écouter d’abord
l’historien quand il réfléchit sur son métier, car c’est celui-ci qui est la mesure de
441
A. Prost, « Mais comment donc l’histoire avance-t-elle? », Le Débat, 103 (1999), p. 149. 442
P. Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », p. 28.
121
l’objectivité qui convient à l’histoire, comme aussi c’est ce métier qui est la mesure de la
bonne et de la mauvaise subjectivité que cette objectivité implique »443
. Il vaut la peine de
noter que M. Bloch présente son Apologie comme « le mémento d’un artisan qui a toujours
aimé à méditer sur sa tâche quotidienne » cherchant à élucider « les problèmes mêmes qu’à
l’historien impose, quotidiennement, sa matière »444
. P. Ricœur entreprend ainsi sa propre
réflexion épistémologique sur l’histoire sur l’assise d’une réflexion pragmatique d’un
historien sur son savoir – réflexion qui, du reste, a marqué, selon G. Noiriel,
« l’achèvement du “paradigme” constitutif de la science normale de l’histoire »445
.
Aux yeux de P. Ricœur l’objectivité n’est pas un état, mais est toujours le produit de
la méthode, c’est-à-dire d’un travail d’objectivation de la part du savant. Il y a « autant de
niveaux d’objectivité qu’il y a de comportements méthodiques »446
. L’histoire « ajoute une
nouvelle province à l’empire varié de l’objectivité »447
. Pour définir cette objectivité,
P. Ricœur se réfère à l’Apologie dans lequel M. Bloch montre que l’objectivité historique
est un processus qui se construit par la mise en œuvre d’un savoir. Il soutient en effet que
c’est par le travail critique des documents que l’historien parvient à expliquer, à analyser le
passé et non à le faire « revivre » : « Il [M. Bloch] a mille fois raison […] de souligner que
l’histoire n’a pas pour ambition de faire revivre, mais de re-composer, de re-constituer,
c’est-à-dire de composer, de constituer un enchaînement rétrospectif. L’objectivité de
l’histoire consiste précisément dans ce renoncement à coïncider, à revivre, dans cette
ambition d’élaborer des enchaînements de faits au niveau d’une intelligence
historienne. »448
La connaissance du passé n’est pas que l’étude passive des documents
qu’il s’agirait de laisser parler; l’historien a un rôle actif dans sa production.
Les réflexions de M. Bloch sur le savoir historique permettent à P. Ricœur de
rappeler que la subjectivité de l’historien consiste avant tout en celle « qui est mise en
443
Ibid., p. 29. 444
M. Bloch, Apologie…, p. 46-47 et 42. 445
G. Noiriel, « La formation d’une discipline scientifique », dans Sur la « crise »…, p. 104. 446
P. Ricœur, « Objectivité et subjectivité en histoire », p. 27. 447
Ibid., p. 28. 448
Ibid., p. 30.
122
œuvre par le métier d’historien ». Le métier d’historien « fait l’historien et l’histoire »449
.
Ce métier se caractérise par plusieurs traits, opérations et aptitudes : jugement
d’importance, l’analyse de la causalité, le transfert dans un autre présent imaginé, la
sympathie pour d’autres hommes et pour d’autres valeurs, la capacité de rencontrer un
autrui. Loin de livrer le savoir historique « à n’importe quelle folie subjective » ou
d’introduire dans sa demeure un « relativisme quelconque », ces « dispositions
subjectives » du métier confèrent à l’historien « une plus grande richesse d’harmoniques »
que n’importe quel praticien des sciences de la nature, et sont des dimensions de
l’objectivité historique elle-même. L’objectivité historique est, dans cette perspective, un
« corrélat de la subjectivité historienne », une subjectivité qui est éduquée et conditionnée
par la pratique d’un métier. L’historien, comme toute subjectivité scientifique, représente la
victoire d’une bonne subjectivité sur une mauvaise subjectivité450
. La méthode est
l’instrument de cette victoire et fait ultimement du savoir historique, ce que P. Ricœur
nomme, en citant toujours l’Apologie de M. Bloch, « une entreprise
raisonnée d’analyse »451
.
Quelque trente ans plus tard, P. Ricœur mobilise les réflexions sur le temps de
Fernand Braudel, rassemblées notamment dans ses Écrits sur l’histoire452
, pour illustrer et
étayer la thèse centrale de son Temps et récit (1983-85) concernant l’épistémologie de
l’histoire, à savoir le « caractère ultimement narratif de l’histoire », une thèse qui ne
s’identifie cependant aucunement à une apologie de l’approche de l’histoire narrative. Le
savoir historique procède de la compréhension narrative sans rien perdre de son ambition
scientifique. Si le savoir historique rompt avec son caractère narratif, il perd « son caractère
décisif dans le concert des sciences sociales ». De façon plus précise, P. Ricœur
soutient que
l’histoire la plus éloignée de la forme narrative continue d’être reliée à la
compréhension narrative par un lien de dérivation, que l’on peut reconstruire
pas à pas, degré par degré, par une méthode appropriée. Cette méthode ne
449
Ibid., p. 39. 450
Ibid., p. 38-39. 451
Ibid., p. 32. 452
F. Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Flammarion, 1969.
123
relève pas de la méthodologie des sciences historiques, mais d’une réflexion de
second degré sur les conditions ultimes de l’intelligibilité d’une discipline qui,
en vertu de son ambition scientifique, tend à oublier le lien de dérivation qui
continue néanmoins de préserver tacitement sa spécificité comme
science historique.453
Même lorsqu’elle délaisse l’étude des événements – ou « la courte durée » en
termes braudéliens – au profit de celle des structures – ou « la longue durée » en termes
braudéliens –, l’histoire ne perd pas son identité narrative. L’histoire reste un récit qui
s’articule autour d’une mise en intrigue dans laquelle se déploie une temporalité; même la
plus structurelle des histoires – comme la Méditerranée de F. Braudel – relève du registre
narratif, sinon elle ne serait plus histoire. La configuration du temps, opération sans
laquelle l’histoire serait coincée dans une synchronie pure – l’histoire-tableau –, passe par
la narration de l’historien.
Dans Temps et récit, P. Ricœur se réfère également aux réflexions épistémologiques
de l’historien Paul Veyne. P. Ricœur considère que Comment on écrit l’histoire participe
d’un tournant narrativiste revalorisant les ressources du récit dans le savoir historique. En
soutenant qu’il n’est rien qu’un récit véridique, P. Veyne abaisse la prétention scientifique
du savoir historique tout en élevant sa capacité narrative. P. Veyne rattache la
compréhension narrative à l’activité historique pour marquer la différence entre le savoir
historique et les sciences physiques : alors que celles-ci subsument des faits sous des lois,
celui-là les configure dans une intrigue que P. Veyne définit comme « un mélange très
humain et très peu “scientifique” de causes matérielles, de fins et de hasard »454
. P. Ricœur
souligne la compatibilité de cette définition avec la notion de synthèse de l’hétérogène à
l’enseigne de laquelle il conçoit la fonction du récit dans le savoir historique455
. Selon
P. Veyne, note P. Ricœur, expliquer en histoire n’est rien d’autre « la manière qu’a le récit
de s’organiser en une intrigue compréhensible »456
. Bref, P. Ricœur s’appuie sur le discours
que P. Veyne tient sur son savoir pour alimenter sa réflexion épistémologique mettant en
évidence le caractère central de la mise en intrigue dans la compréhension historique.
453
P. Ricœur, Temps et récit, tome 1, p. 165-166. 454
Cité dans Ibid., p. 303. 455
Ibid., p. 302-303. 456
Cité dans Ibid., p. 305.
124
Plus récemment, dans la deuxième partie de
La Mémoire, l’histoire, l’oubli (2000)457
, P. Ricœur s’approprie notamment des réflexions
des historiens Michel de Certeau, Bernard Lepetit, Roger Chartier, Jacques Revel,
Carlo Ginzburg et Pierre Nora. P. Ricœur a pris une certaine distance avec la sociologie de
la connaissance historique que M. de Certeau propose dans l’Écriture de l’histoire en
réaction à la philosophie critique de l’histoire qui occultait les conditions sociales de
production du discours historique. P. Ricœur craint que cette sociologie conduise à un
relativisme faisant de la connaissance historique le reflet de son contexte de production et
de réception458
. Il n’en demeure pas moins qu’il reconnaît sa dette envers « l’outsider du
dedans », ce « maître de la rigueur »459
. M. de Certeau a été le premier, du moins dans la
tradition française, à concevoir l’histoire explicitement comme une « opération
historiographique » qui ne peut se comprendre qu’à l’aune de trois dimensions ou aspects :
à savoir un lieu socio-institutionnel où se déploie le discours historique, une pratique
méthodologique par laquelle le passé, à travers un travail critique sur les sources
documentaires, seules traces du passé, est transformé en connaissance et une écriture à
travers l’historien effectue une mise en scène littéraire en vue de transmettre le produit de
son travail méthodologique. P. Ricœur s’approprie cette « structure triadique »460
pour
saisir le savoir historique à travers le prisme conceptuel de la représentation, à la fois
démarche, source et objet de l’histoire.
P. Ricœur construit en effet toute son épistémologie de l’histoire sur « une
hypothèse de travail particulière », soit « de mettre le type d’intelligibilité propre à
l’explication/compréhension à l’épreuve d’une classe d’objets de l’opération
historiographique, à savoir les représentations »461
. P. Ricœur fait d’elles « l’objet de
référence prochaine » du discours historique en les appréhendant comme la « composante
457
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », dans La Mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 165-369. 458
Voir à ce sujet F. Dosse, qui soutient que « [p]aradoxalement la rencontre qui aurait dû avoir lieu entre
Ricœur et Certeau sur le terrain de la réflexion sur l’histoire ne s’est pas vraiment produite ». F. Dosse
considère toutefois qu’il y a « une proximité tout à fait exceptionnelle quant à leur conception respective de ce
qu’est l’écriture de l’histoire ». (F. Dosse, Paul Ricœur, Michel de Certeau. L’Histoire entre le dire et le faire,
Paris, Hermès, 2006, p. 3) 459
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 253-254. 460
Ibid., p. 169. 461
Ibid., p. 236.
125
symbolique dans la structuration du lien social et des identités qui en sont l’enjeu »462
. La
question du rapport entre histoire et récit, travaillée dans Temps et récit, se trouve enrichie
d’une réflexion sur les représentations du passé463
.
Plus que tout autre philosophe de l’histoire, P. Ricœur nous fait ainsi prendre
conscience du fait que la notion de représentation(s) en histoire peut à la fois désigner la
démarche du chercheur comme « moment méthodologique » – la « phase représentative »
de l’opération historiographique qu’il croise avec les moments méthodologiques de
l’« archivation » et de l’« explication-compréhension »464
–, être mobilisée dans sa
référentialité comme source témoignant d’une réalité extra-linguistique et finalement être
saisie dans sa performativité comme objet, notamment dans le cadre d’une histoire de la
mémoire par laquelle celle-ci devient « l’une des provinces »465
du territoire de l’historien.
La dialectique entre histoire et mémoire est d’ailleurs au cœur de la réflexion
épistémologique de P. Ricœur.
Pour mieux penser la question des rapports entre histoire et mémoire en tant
qu’appropriations à la fois complémentaires et antagonistes du passé, Paul Ricœur entame
un dialogue avec l’historien français qui a sans doute le plus réfléchi à la question depuis
les trente dernières années, Pierre Nora. Cette question, comme l’a montré le directeur de la
monumentale entreprise des Lieux de mémoire (1984-1993), est la fois épistémique,
politique et éthique. Elle est intimement liée à la connaissance et aux usages sociaux du
passé. Si la question des relations entre histoire et mémoire ne date pas d’hier, elle a pris
une importance nouvelle depuis les trente dernières années sous l’impulsion de ce que
P. Nora a nommé le « moment-mémoriel »466
. L’historien français François Hartog et
l’historien américain Allan Megill, quant à eux, parlent respectivement de « flot mémoriel »
462
Ibid., p. 238 et 239. 463
B. Müller, « Cheminer avec Paul Ricœur. À propos de La Mémoire, l’histoire, l’oubli »,
dans B. Müller (dir.), L’Histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur, Lausanne, Payot,
2005, p. 17. 464
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 171. 465
Ibid., p. 182. 466
Pierre Nora, « Entre histoire et mémoire : la problématique des Lieux », Lieux de mémoire, vol. 1, Paris,
Gallimard, 1984, p. xvii.
126
et de « memory craze »467
. Ce commun diagnostic trouve également écho chez
F. R. Ankersmit qui évoque « the sudden predominance of the notion of memory in
comtemporary historical consciousness »468
et chez B. Müller qui parle de « l’irrésistible
montée du phénomène mémoriel »469
. Cette véritable révolution mémorielle fait en sorte
que « [l]a mémoire est aujourd’hui partout, et du même coup, la référence à la
mémoire »470
. L’irruption de la mémoire dans l’ensemble des sphères de la société est
portée par plusieurs facteurs : une « commémorite » aiguë; une (sur)patrimonialisation du
passé; un appel injonctif à un devoir de mémoire court-circuitant les opérateurs critiques de
l’histoire; l’explosion des mémoires minoritaires refoulées; l’« interventionnisme
historique » qui, en multipliant les « lois mémorielles », risque d’instaurer une vérité d’État
menant « tout droit à l’abolition de toute forme d’esprit et de raisonnement historiques »471
;
une rupture dans le régime de crédibilité par laquelle les témoins se voient accorder par la
société plus de légitimité et confiance que les historiens, rupture entraînant chez ceux-là
une course à la reconnaissance publique se déroulant sous la forme d’une concurrence
victimaire dont la principale « victime », si nous pouvons dire ainsi, est la connaissance du
passé. La mémoire s’empare, au détriment de l’histoire, de la totalité du champ ouvert en
arrière du présent par la représentation du passé472
: elle se place devant l’histoire comme
mode de gestion du passé. Elle tend à se substituer à l’histoire dans la sphère publique en
prétendant à une vérité « plus “vraie” que la véracité de l’histoire »473
– exprimant ce que
P. Ricœur nomme un rapport de fidélité au passé. La vérité plus vraie de la mémoire repose
sur l’énonciation subjective d’un témoignage fondé sur le vécu dans lequel il serait plus
facile de se reconnaître que dans le récit historien médiatisé par des procédures formelles,
467
F. Hartog, « Comment écrire l’histoire de France », Magazine littéraire, no 307 (1993), p. 28; A. Megill,
« History, Memory, Identity », History of the Human Sciences, vol. 11, no 3 (1998), p. 37. 468
F. R. Ankersmit, Historical Representation, p. 154. Voir aussi Kerwin Lee Klein, « On the Emergence of
Memory in Historical Discourse », Representations, no 69 (2000), p. 127-150. 469
B. Müller, « Avant-propos. Au risque de Ricœur », dans B. Müller (dir.), L’Histoire entre mémoire
et épistémologie…, p. 9. 470
Maurice Aymard, « Histoire et mémoire : construction, déconstruction et reconstruction », Diogène,
vol. 201 (2003), p. 12. 471
P. Nora et Françoise Chandernagor, Liberté pour l’histoire, Paris, CNRS, 2008, p. 18. 472
P. Ricœur, La Mémoire…, p. 511. 473
P. Nora, « Pour une histoire de second degré », Le Débat, no 122 (2002), p. 30.
127
récit qui consiste, au contraire, en une « délégitimation du passé vécu »474
aspirant à
l’objectivité. L’histoire ne cherche pas à reproduire authentiquement le passé, mais à
l’intelligibiliser via un savoir.
À l’instar de P. Nora, P. Ricœur soutient la thèse de « l’autonomie de la
connaissance historique par rapport au phénomène mnémonique ». Le savoir historique se
distingue de la mémoire par son intention, celle « de représenter en vérité les choses
du passé »475
. L’affirmation envahissante de la mémoire depuis les années 1970 a eu des
conséquences considérables sur le travail des historiens. L’autonomie de la connaissance
historique demeure en fait, selon P. Ricœur, la « présupposition majeure d’une
épistémologie cohérente de l’histoire en tant que discipline scientifique »476
. En réaction
aux injonctions mémorielles de groupes, plusieurs historiens, à la tête desquels se trouve
P. Nora, ont dénoncé les « abus » ou la « tyrannie » de la mémoire qui exalteraient les
particularismes communautaires et les identités fermées. Pour relever ce véritable défi
mémoriel, P. Nora récupère la notion de mémoire collective en vue de la reproblématiser
par l’histoire. Il propose un nouveau domaine de recherche en objectivant la mémoire :
l’histoire de la mémoire conçue comme une histoire des usages du passé par une
collectivité d’échelle variable dans les présents successifs. La constitution de l’histoire de la
mémoire est la véritable réponse ou réplique historiographique au défi mémoriel477
; elle est
venue accomplir le renversement conceptuel de l’histoire considérée comme partie de la
mémoire à la mémoire considérée comme un objet historique478
.
P. Ricœur, qui considère que la mémoire ne saurait se réduire à un objet historique,
voit cependant d’un bon œil l’émergence et le développement d’une histoire de la mémoire
qui établit une connexion entre histoire et mémoire sans laquelle celle-là ne serait que pure
extériorité incapable d’apprécier la présence du passé dans le présent. L’histoire de la
474
Idem, « Entre histoire et mémoire… », p. xx. 475
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 171. 476
Ibid., p. 168-169. 477
À ce sujet, voir P.-M. Noël, « Entre histoire de la mémoire et mémoire de l’histoire : esquisse de la réponse
épistémo-logique des historiens au défi mémoriel en France », Conserveries mémorielles [En ligne],
no 9 (2011), disponible sur : http://cm.revues.org/820 (page consultée le 9 février 2013). 478
K. Pomian, « De l’histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet de l’histoire », dans Sur l’histoire,
p. 267-343.
128
mémoire rétablit le lien nécessaire entre histoire et mémoire tout en contournant l’écueil de
leur recouvrement.
L’histoire de la mémoire, pensée comme histoire des représentations collectives du
passé, a été un produit et un agent du transfert paradigmatique qui a marqué la conjoncture
historiographique du dernier tiers du XXe siècle. Ce transfert déplace le centre de gravité
des recherches du socio-économique et du structuro-quantitatif au politico-culturel et aux
représentations. Pour mieux comprendre comment les représentations ont pu devenir un
objet de l’enquête historique, P. Ricœur s’intéresse à comment elles sont venues
progressivement remplacées, à titre d’objet historique, les mentalités, notion marquée par
un flou sémantique479
. P. Ricœur souligne en effet qu’à l’encontre de « l’idée unilatérale,
indifférenciée et massive de mentalités, l’idée de représentation exprime mieux la
plurivocité, la différenciation, la temporalisation multiple des phénomènes sociaux »480
.
Ce faisant, il s’approprie notamment des réflexions épistémologiques des historiens
B. Lepetit et R. Chartier, d’une part, et, d’autre part, de J. Revel et C. Ginzburg.
Les deux premiers ont tous les deux insisté, dans le cadre du tournant critique et
pragmatique entrepris par la revue des Annales481
, sur les ressources de réflexivité des
acteurs sociaux pour renouveler l’histoire sociale qui était empreint d’un certain
déterminisme socio-économique et qui priviliégiait l’étude des structures dans laquelle les
individus semblaient prisonniers. Ils proposent, selon P. Ricœur, une reformulation d’un
projet historiographique global où l’histoire des sociétés est saisie tant à travers les
pratiques sociales que les représentations intégrées à ces pratiques482
, ou plutôt, à
l’intersection entre ces pratiques et ces représentations. Dans cette optique, P. Ricœur
reconnaît, avec R. Chartier, que le travail de l’historien est de la même nature que le travail
d’interprétation de leur propre présent par les acteurs du passé, ce qui a pour conséquence
de relativiser la rupture entre les interprétations indigènes des acteurs et celles de
479
Voir aussi Geoffrey Lloyd, Demystifying Mentalities, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. 480
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 292. 481
Voir « Histoire et sciences sociales : un tournant critique? », Annales : ESC, vol. 43, no 3 (1988), p. 291-
293; « Tentons l’expérience », Annales : ESC, vol. 44, no 6 (1989), p. 1317-23; B. Lepetit (dir.), Les Formes
de l’expérience. Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995; R. Chartier, Au bord de la falaise… 482
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 238 et 278.
129
l’historien483
. Il existe ainsi un « rapport mimétique » entre la représentation-opération du
sujet historien et la représentation-objet historique484
. La dialectique entre pratiques et
représentations sociales est à mettre en relation avec la variation d’échelles du savoir
historique, variation qui donne une « voie privilégiée » pour la comprendre.
Paul Ricœur s’appuie sur les réflexions épistémologiques de Carlo Ginzburg et de
Jacques Revel pour articuler une question qui est au cœur de l’affirmation et de la fécondité
du projet historiographique de l’histoire des représentations, à savoir le choix d’échelle
d’analyse adoptée de même que le principe de variation d’échelles. P. Ricœur reconnaît que
l’accès à la mobilité du regard historien constitue une importante conquête de la discipline
historique du dernier tiers du XXe siècle. La microstoria italienne, notamment proposée par
Carlo Ginzburg485
, a porté au plan de la discussion le principe même de la variation
d’échelles, ces « jeux d’échelles » selon Jacques Revel486
. Selon Paul Ricœur, ce que la
notion d’échelle comporte de propre dans le savoir historique, renvoie à l’absence de
commensurabilité des dimensions. Changer d’échelle ne veut pas dire que nous voyons les
mêmes choses en plus grand ou en plus petit; nous voyons des choses différentes487
. La
notion d’échelles d’analyse compte moins que que le principe de variation des échelles.
En somme, P. Ricœur, en formulant une conception triadique du savoir historique
mettant en relation les « moments méthodologiques » d’archivation documentaire,
d’explication-compréhension et de représentation scripturaire, relève un – pour ne pas dire
le – défi ayant structuré l’épistémologie de l’histoire, à savoir concilier ressources
narratives et rhétoriques de l’écriture et procédures scientifiques de la recherche, sans
jamais laisser les unes absorber les autres. Si le récit – au-delà de sa fonction dans la
483
Voir notamment R. Chartier, « Le monde comme représentation », dans Au bord de la falaise…, p. 67-86. 484
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 295. 485
Voir son recueil Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, 1989. 486
J. Revel (dir.), Jeux d’échelles. La microanalyse à l’expérience, Paris, Gallimard, 1996. 487
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 270. Il faut dire que parmi les épistémologues anglo-saxons de
l’histoire dont les travaux sont généralement bien connus de P. Ricœur, M. Mandelbaum avait déjà insisté sur
la variablité et la complémentarité des « scales » en histoire : « […] historical studies using different scales
reinforce one another, even though the details will necessarily de different – and will be different precisely
because different scales are used » (M. Mandelbaum, The Anatomy of Historical Knowledge, p. 16).
Voir aussi, du même auteur, The Problem of Historical Knowledge: An Answer to Relativism, p. 255-
257 et 266-269.
130
transmission de la connaissance historique – joue un rôle essentiel dans la compréhension
historique par sa capacité configurante et synthétique de mise en intrigue, le discours
historique ne verse jamais, dans l’épistémologie ricœurienne de l’histoire, dans
l’autoréférentialité dans laquelle veulent la placer les narrativistes radicaux. Le discours
historique est animé d’une « pulsion extralinguistique, extratextuelle, pour tout dire
référentielle » et d’une « ambition véritative » qui la démarquent tant de la fiction que de la
mémoire et par lesquelles la représentation qu’il formule se fait « représentance » à l’égard
du passé « tout à la fois aboli et préservé dans ses traces »488
. P. Ricœur note par ailleurs
que la notion de « représentance » condense toutes les attentes et les exigences liées à
l’intention historienne dans la mesure où elle « désigne l’attente attachée à la connaissance
historique des constructions constituant des reconstructions du cours passé des
événements ». Cette attente est régie par un pacte implicite entre l’historien et son lecteur
qui, à la différence du pacte entre l’auteur de fiction et son lecteur reposant sur une
suspension volontaire de l’attente d’une description d’un réel extra-linguistique, exige
que le premier traite « situations, d’événements, d’enchaînements, de personnages qui ont
réellement existé auparavant, c’est-à-dire avant que récit en soit fait »489
. Au final, les
opérations de preuve documentaire, d’explication compréhensive et de représentation
scripturaire peuvent, selon P. Ricœur, accréditer la prétention fondatrice et fondamentale du
savoir historique à la vérité que si elles sont mises en relation490
. Et cette mise en relation
s’est effectuée, dans son « enquête épistémologique », dans un dialogue constant avec
l’épistémologie des historiens.
***
Comme l’a bien souligné l’historien français Christian Delacroix, l’intervention
épistémologique de Paul Ricœur « est avant tout un dialogue, une dialogique avec les
historiens eux-mêmes; elle a l’intérêt de proposer à ces derniers un regard réflexif sur leurs
488
Ibid., p. 319-320. 489
Ibid., p. 359. P. Ricœur n’est pas loin ici de R. G. Collingwood pour qui « As works of imagination, the
historian’s work and the novelist’s do not differ. Where they do differ is that the historian’s picture is meant to
be true. The novelist has a single task only to construct a coherent picture, one that makes sense. The
historians has a double task: he has both to do this, and to construct a picture of things as they really were
and of events as they really happened. » (R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 246) 490
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 363.
131
pratiques. Un regard qui ne se tient pas dans une extériorité de surplomb et qui peut être
mis en interaction avec leurs propres efforts de réflexivité. »491
En effet, si comprendre
l’histoire, ce n’est que comprendre « what historians are doing, not what they say
they do »492
comme le soutient Leon Goldstein, que faire du discours que les historiens
tiennent sur leur savoir – de leur savoir-dire –, bref de l’épistémologie historienne quand
nous savons qu’il ne peut être considéré comme un médium transparent de l’épistémè
historien? Le tournant empirique ou naturaliste en épistémologie de l’histoire par lequel
l’interrogation philosophique se réfère à la pratique des historiens, ne saurait se faire au
prix de l’ignorance du discours qu’ils tiennent sur leur pratique. En voulant se démarquer
de l’épistémologie positiviste, prescriptive et fondationnaliste, l’approche naturaliste
semble évacuer l’épistémologie au sein même de la discipline historique, soit celle énoncée
par les historiens. L’étude de ce discours que les historiens tiennent sur leur savoir, nourri
qu’il est de l’expérience de la pratique de celui-ci, sans pour autant constituer la voie royale
à son élucidation philosophique, n’est-elle pas pertinente, ne serait-ce que pour mieux
comprendre la relation complexe entre histoire et épistémologie? Pose-t-il plus
particulièrement« la question de la place et du rôle de la réflexion épistémologique dans le
travail de l’historien »493
, comme a pu le noter C. Delacroix? Bien qu’elle ait « souvent été
dévaluée par les épistémologues parce qu’elle n’a jamais été énoncée dans un langage
proprement philosophique », ne faut-il pas, comme nous l’enjoint G. Noiriel, « prendre au
sérieux » cette « réflexion “indigène” » dans la mesure où les propos des historiens sur leur
discipline ont rarement été dénués de pertinence494
? Renvoyant à l’image que se font les
historiens de leur savoir, cette question ne peut être, « taken for granted » tant par les
philosophes que par les historiens eux-mêmes comme l’a remarqué récemment le
philosophe italien Davide Bondì. Ce dernier, dans un dossier thématique de la revue
491
C. Delacroix, « De quelques usages historiens de Paul Ricœur », dans B. Müller (dir.), L’Histoire…,
p. 122. 492
L. J. Goldstein, The What and the Why of History…, p. 256. 493
C. Delacroix, « De quelques usages historiens de Paul Ricœur », p. 99. 494
G, Noiriel, « Objectivité », dans Christian Delacroix. François Dosse, Patrick Garcia et
Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, vol. 2, Paris, Gallimard, 2010, p. 799.
132
Storia della Storiografia495
, invite en effet à nous interroger sur la place le discours que les
historiens tiennent sur leur savoir peut avoir en épistémologie de l’histoire. Lancée par un
philosophe dans une revue avant tout historienne, cette invitation ouvre une piste
intéressante pour rapprocher les historiens et/de la philosophie de l’histoire, rapprochement
à l’enseigne de laquelle nous orientons cette thèse. Cela étant dit, la question du discours
que les historiens tiennent sur le savoir – l’épistémologie historienne – pourrait être abordée
selon différentes perspectives et approches. Avant de bien expliciter la nôtre au chapitre 3,
il faut toutefois s’arrêter quelque peu sur ce qui a déjà été écrit sur l’épistémologie
historienne – ailleurs que dans le monde des épistémologues de l’histoire. Que dit-on sur le
discours que les historiens tiennent sur leur savoir.
495
D. Bondì (éd.), « What Philosophers of History Can Do with the Self-Images of the
Historical Discipline? », Storia della Storiografia, nos 59-60 (2011), p. 150.
133
CHAPITRE 2 : L’ÉPISTÉMOLOGIE EN HISTOIRE : LE DISCOURS SUR LE DISCOURS
SUR L’HISTOIRE
Ce problème a longtemps été
délaissé par les historiens qui,
traditionnellement, se méfient de
la réflexion épistémologique et,
plus généralement, de la
philosophie, alors même que ce
type de réflexion sur l’histoire
est et a également été mené par
des historiens.
Christian Delacroix496
Avant de se pencher plus longuement sur la question de l’épistémologie en histoire,
il faut examiner le rapport que les historiens entretiennent avec l’exercice épistémologique
même. On s’est peu penché sur la question de l’épistémologie historienne; jusqu’à présent,
elle a été la plupart du temps déconsidérée. Certes, on se sert du discours que les historiens
tiennent sur leur savoir comme source pour faire – maladroitement497
– l’histoire du
discours substantiel historique, de la production empirique; on l’étudie rarement comme
objet. Lorsqu’on s’intéresse au discours des historiens, c’est presque toujours, comme le
soulignent respectivement Peter Novick et Rolf Torstendahl, à travers leurs
« substantive historical interpretations »498
ou pour étudier « matters of substance in the
historical stuff »499
. Ce que les historiens disent de leur savoir en fonction duquel ils
produisent une connaissance du passé est trop souvent ignoré ou mal étudié. À vrai dire,
l’épistémologie comme discours au sein de la discipline historique, comme dans l’ensemble
des disciplines, semble en effet ne pas avoir la cote. Elle est souvent associée, comme le
déplore l’historien des sciences français Gérard Simon, « à un prétentieux bavardage,
masquant l’absence de résultats réels et de familiarité vécue avec la pratique de la
496
C. Delacroix, « De quelques usages historiens de Paul Ricœur », p. 99. 497
Ainsi, étudier le discours que les historiens tiennent sur leur savoir ne permet pas de faire une histoire de
l’historiographie, c’est-à-dire de la mise en œuvre effective du savoir historique (voir 3.2.1.1). Trop souvent,
les bilans historiographiques se réfèrent au discours réflexif des historiens, alors qu’ils devraient plutôt
examiner la production empirique des historiens. 498
P. Novick, That Noble Dream…, p. 10. 499
R. Torstendahl, « “Correct” and “Fruitful” as Bases for Historiographical Analysis », dans R. Torstendahl
et I. Veit-Brause (dir.), History-Making. The Intellectual and Social Formation of a Discipline, Stockholm,
KVHAA, 1996, p. 91.
134
recherche »500
. À cet égard, le sociologue français Pierre Bourdieu écrit que l’épistémologie
pouvait être une façon pour « les historiens sans archives […] de masquer par un
métadiscours normatif une pratique scientifique défaillante, déclinante ou absente »501
. Le
médiéviste français Jacques Le Goff, qui s’est livré à l’exercice épistémologique à plusieurs
reprises502
, considère que bon nombre d’historiens considèrent l’exercice comme « quelque
peu ostentatoire »503
, tandis que l’historiographe britannique Michael Bentley est d’avis que
plusieurs disciples de Clio voit en lui une « superficial decoration »504
. Il existerait chez les
historiens ce que le philosophe irlandais Jonathan Gorman nomme « a dismissive attitude
[…] towards the philosophy or theory of their subject, even when that is written by
historians themselves »505
. Il appert ainsi qu’il faut pour bien comprendre la question de
l’épistémologie en histoire effectuer un départage important : le discours que les historiens
tiennent sur l’épistémologie de l’histoire est une chose, et l’épistémologie historienne en est
une autre. Au terme de ce chapitre, il nous sera possible de voir que le rapport difficile des
historiens avec l’épistémologie de l’histoire n’a pas empêché ces derniers de produire eux-
mêmes des réflexions épistémologiques sur leur savoir. Nous nous arrêterons sur ces
réflexions dans les esquisses empiriques de cette thèse (III).
Nous avons vu que, récemment, les philosophes s’inscrivant dans l’approche d’une
philosophie empirique ou naturalisée de l’histoire – à l’exception de J. Gorman –,
évacuaient la question. À leurs yeux, ce n’est pas ce que disent les historiens de leur savoir
qui est pertinent, mais bien comment ils le mettent en œuvre concrètement. À vrai dire, à
l’exception de Paul Ricœur qui ne la mobilise que de façon instrumentale pour construire sa
propre « enquête épistémologique », l’épistémologie des historiens comme objet en soi n’a
guère dépassé les impressions intuitionnistes sur sa présumée absence dans la discipline.
D’une part, cette absence est valorisée (2.1) au nom d’une conception artisanale du savoir
500
G. Simon, Sciences et histoire, p. 157. 501
P. Bourdieu, « Sur les rapports entre la sociologie et l’histoire en Allemagne et en France », Actes de la
recherche en sciences sociales, nos 106-107 (1995), p. 114. 502
Voir notamment Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard, 1988. 503
J. Le Goff et Nicolas Roussellier, « Préface », dans F. Bédarida (dir.), L’Histoire et le métier d’historien en
France 1945-1995, p. 5. 504
M. Bentley, Modern Historiography, Londres, Routledge, 1999, p. viii. 505
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 2
135
historique : le métier d’historien ne saurait faire l’objet d’une formalisation discursive; il ne
peut se penser abstraitement. D’autre part, cette absence est plus récemment déplorée (2.2)
pour dénoncer le prétendu empirisme anti-théoriciste des historiens.
2.1 Une absence valorisée
D’un côté, une absence valorisée. Les historiens ont été représentés et se sont
souvent représentés comme des hommes de métier, des artisans maîtrisant un savoir-faire.
Cette perception de la dimension artisanale de leur savoir fait de la culture disciplinaire
historienne, selon Michèle Lamont, l’une des plus consensuelles en ce qui concerne
l’« academic judgment », l’opération par laquelle les praticiens de disciplines s’(inter-
)évaluent. Bien que les historiens œuvrent dans différents domaines de spécialisation, ils
s’entendent « on what constitutes good historical craftmanship »506
. P. Ricœur souligne
aussi le caractère artisanal du rapport que les historiens entretiennent avec leur savoir. En
confrontant les réflexions historiographiques des historiens français associés à l’école des
Annales à l’épistémologie néo-positiviste des philosophes associés au Cercle de Vienne,
P. Ricœur peut observer que « [l]es essais les plus théoriques des historiens de cette école
sont des traités d’artisans réfléchissant sur leur métier »507
. Plus récemment, dans un
collectif consacré à l’épistémologie ricœurienne de l’histoire, l’historien Bertrand Müller
soulignait que « [c]’est bien du côté de l’atelier en tout cas que l’historien puise les
métaphores qui lui permettent de décrire et de représenter sa propre expérience; une
pratique qui s’organise autour d’un savoir-faire. Point besoin d’une épistémologie,
l’exercice et la confrontation aux instruments et aux sources suffisent à fonder la posture
historienne »508
. Antoine Prost souligne dans ses Douze leçons sur l’histoire que le
vocabulaire de « l’autoportrait » des historiens est dominé par la « métaphore artisanale »
qui « revient trop souvent pour n’être qu’une simple captatio benevolentiae, ou une
fausse modestie »509
. À travers la métaphore artisanale, ils expriment, selon lui, « le
506
Michèle Lamont, « History, the Consensual Discipline », dans How Professors Think: Inside the Curious
World of Academic Judgment, Cambridge, Harvard University Press, 2009, p. 80. 507
P. Ricœur, Temps et récit, p. 179. 508
B. Müller, « L’opération historiographique chez Paul Ricœur ou le statut de l’histoire
dans l’épistémologie », dans B. Müller, L’Histoire…,», p. 184-85. 509
A. Prost, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Seuil, 1996, p. 146-147.
136
sentiment très fort qu’il n’y a pas de règle qu’on puisse appliquer automatiquement et
systématiquement, que tout est affaire de dosage, de doigté, de compréhension »510
.
L’histoire ne relève pas, remarque Louis O. Mink, d’une « logic (which could be made
explicit) at all, but on learned capacities of tact, judgment, and sagacity »511
. D’où le
malaise, si ce n’est l’indifférence, que ressentent les historiens à l’égard des réflexions
épistémologiques des philosophes qui ne connaîtraient rien de leur métier quotidien. Cette
indifférence à l’égard de l’épistémologie est même souvent élevée au rang de vertu chez
les historiens512
.
Les historiens se seraient montrés plutôt réticents à l’égard de l’exercice
épistémologique, selon Nicole Gagnon et Jean Hamelin, puisqu’ils savent « d’instinct »
qu’il risque de générer une « codification [qui] serait une trahison et une sclérose » de leur
métier. En fait, les auteurs soutiennent que le savoir historique peut difficilement être
formalisé, car « la culture, la sensibilité, l’esprit de finesse » qui le caractérisent « ne se
codifient point »513
. Martin Pâquet fait écho à cette thèse en notant que la « rigueur » du
raisonnement historique repose sur des « formes de savoir – l’intuition, le flair, l’expérience
présente, etc. – dont les règles ne se prêtent ni à être formalisées ni à être dites »514
. Ces
« règles informelles », qui fondent la « déontologie » du métier d’historien515
, ne peuvent
être théorisées car elles seraient, selon l’historien britannique G. Kitson Clark, « largely the
rules of common sense ». Il estime que pour cette raison que bien qu’« a good many books
have been written by historians of varying eminence on the methods of historical research.
[…] you need not read any of them »516
– à part le sien, évidemment… L’histoire apparaît
510
Ibid., p. 147. 511
L. O. Mink, « Historians’ Fallacies. Toward a Logic of Historical Thought by David Hackett Fischer »,
History and Theory, vol. 10, no 1 (1971), p. 115. 512
B. Müller, « L’opération historiographique chez Paul Ricœur… », p. 184. 513
Nicole Gagnon et Jean Hamelin, l’Homme historien : introduction à la méthodologie de l’histoire, St-
Hyacinthe/Paris, Edisem/Maloine, 1979, p. 27. 514
M. Pâquet, « L’expérience de l’histoire. Pratique et pédagogie», dans Yves Frenette, Martin Pâquet et
Jean Lamarre (dir.), Les Parcours de l’histoire. Hommage à Yves Roby, Québec, Presses de l’Université Laval,
2002, p. 37. 515
Ibid., p. 48-49. 516
G. Kitson Clark, Guide for Research Students Working on Historical Subjects, Cambridge,
Cambridge University Press, 1969, p. 9.
137
plutôt comme une pratique foncièrement empirique, une sorte de bricolage, comme dirait
Michel de Certeau, lui qui s’est pourtant livré à une mise en mots de
« l’opération historiographique »517
.
Dans un récent article paru dans History and Theory, l’historiographe chilien
José Carlos Bermejo Barrera soutient, à cet effet, que les historiens préfèrent de loin
produire la connaissance sur le passé – « faire de l’histoire » – que de discourir sur le savoir
en fonction duquel elle est produite et évaluée. Les disciples de Clio estiment en effet que
« “[t]rue” historians are those who produce great historiographical works leaving
reflection on history to marginal areas, such as books on “thoughts about history” that
some historians write as they reach maturity ». Ils préfèreraient « making history over
thinking or talking about it, because […] its object does not correspond to the task that
suits the historian, that is to say, that of telling and analyzing events »518
. Raymond Martin
peut dire, à cet effet, que si les historiens sont « the acknowledge experts […] when it
comes to understanding the past », il est moins certain qu’ils le sont « when it comes to
understanding how we understand the past »519
. Oliver J. Daddow, dans le même ordre
d’idées, a pu souligner qu’« opting not to reflect on one’s craft seems to have a long
tradition within the discipline of history » et que la « natural predilection of the historian is
to “do” history rather than think about it », la première opération leur procurant « more
professional kudos, career benefits and rewards » que l’« introspective analysis »
caractérisant la seconde520
. Les textes épistémologiques des historiens, comme le note
Éric Bédard, « ont souvent été écrits parallèlement à d’autres travaux de recherche jugés
plus fondamentaux par les historiens ». Ils ne sont que purement épistémologiques que dans
de rares occasions et ils ne constituent pas, poursuit-il, « les plus significatifs de l’ensemble
d’une œuvre »521
.
517
M. de Certeau, « L’opération historiographique ». 518
José Carlos Bermejo Barrera, « Making History, Talking about History », History and Theory, vol. 40,
no 2 (2001), p. 190 et 203. 519
R. Martin, « Towards a Post-Analytic View », p. 31. 520
O. J. Daddow, « The Ideology of Apathy… », p. 432-433. 521
É. Bédard, « Présentation », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 12.
138
Mary Fulbrook a aussi constaté la valorisation de l’absence de discours réflexif
chez les historiens en soulignant que les historiens « “get on with their job”, rather than
engaging in introspective examination of their own enterprise ». Ils préfèreraient laisser
cette tâche aux « intellectual historians and philosophers who, by not engaging in the hard
slog of substantive research, have the luxury of time to spare for such rumination »522
. Son
collègue Keith Jenkins souligne en effet dans Re-thinking History que
« theoretical discussions are […] skirted by robustly practical practicing historians »523
.
Jacques Revel en dit autant lorsqu’il soutient que les historiens sont convaincus « que le
bon historien se forme et s’affirme dans l’exécution ». S’ils ont probablement en commun
le sentiment fort de partager un même métier, ils savent que le fondement de ce métier est
malaisé à circonscrire et à définir524
. Ce malaise s’observe aussi à travers l’attitude des
historiens à l’égard de l’épistémologie de l’histoire.
Spécialiste de l’historiographie américaine, Michael Kammen soutient que les
historiens montrent une « utter indifference »525
à l’égard de l’épistémologie de l’histoire.
Le philosophe William B. Gallie remarque que « historians show an almost pathological
desinclination to commit themselves to general statements about their work, its aims,
subject matter, and methods »526
. L’historien Fernand Ouellet ne mâche pas ses mots à
l’égard de l’épistémologie de l’histoire. Il la considère comme une spécialité exercée par
des philosophes ou des historiens, dans tous les cas des « individus qui ignorent presque
tout du travail concret de l’historien et qui, par conséquent, risquent de le juger de haut et
de loin »527
. Plus récemment, Franklin R. Ankersmit parle du « historians’ resistance to
philosophical reflection about the nature of their own discipline »528
. Pierre Chaunu et
Geoffrey Elton, deux historiens ayant occupé des positions dominantes au sein de leur
tradition historiographique nationale de part et d’autre de la Manche, se méfiaient tous deux
522
M. Fulbrook, Historical Theory, p. 6. 523
K. Jenkins, Re-thinking History, p. 66. 524
J. Revel, « Les sciences historiques », p. 24. 525
Cité dans P. Novick, That Noble Dream…, p. 593. 526
W. B. Gallie, Philosophy and the Historical Understanding, p. 53. 527
F. Ouellet, « La philosophie de l’histoire et la pratique historienne d’hier et d’aujourd’hui », p. 198. 528
F. R. Ankersmit, « Hayden White’s Appeal to the Historians », History and Theory, vol. 37, no 2 (1998),
p. 183.
139
de l’épistémologie. Qui ne connaît pas les mots durs prononcés par le premier, mots que
bien de ses collègues n’auraient pas désapprouvés :
L’épistémologie est une tentation qu’il faut savoir résolument écarter.
L’expérience de ces dernières années ne semble-t-elle pas prouver qu’elle peut
être une solution de paresse chez ceux qui vont s’y perdre avec délices – une ou
deux brillantes exceptions ne font que confirmer la règle –, signe d’une
recherche qui se stérilise? Tout au plus est-il opportun que quelques chefs de
file s’y consacrent […] afin de mieux préserver les robustes artisans d’une
connaissance en construction […] des tentations dangereuses de cette
morbide Capoue.529
G. Elton soutient, pour sa part, qu’un « philosophic concern with […] the nature of
historical thought only hinders the practice of history »530
. Il va même jusqu’à dire dans
son Practice of History – ouvrage dans lequel il se livre à une mise en mots du savoir
historique –, à propos de la principale revue consacrée à l’épistémologie de l’histoire,
qu’« every new number of History and Theory is liable to contain yet another article
struggling to give history a philosophical basis … they do not, I fear, advance the writing
of history »531
. Des propos qui font écho à ceux de Lucien Febvre pour qui les historiens
« n’ont pas de très grands besoins philosophiques ». La réflexion philosophique ne
viendrait que ralentir et entraver leurs recherches. Le co-fondateur de la revue des Annales
cite Charles Péguy à cet effet : « les historiens font ordinairement de l’histoire sans méditer
sur les limites et les conditions de l’histoire; sans doute, ils ont raison; il vaut mieux que
chacun fasse son métier; d’une façon générale, il vaut mieux qu’un historien commence par
faire de l’histoire […] : autrement, il n’y aurait jamais rien de fait! »532
. Bref, il semble que
la valorisation de l’absence de l’exercice épistémologique au sein de la discipline historique
est en bonne partie attribuable au fait que plusieurs de ses praticiens considèrent qu’il
compromettrait la pratique même du métier d’historien.
529
P. Chaunu, Histoire quantitative, histoire sérielle, Paris, EHESS-Armand Colin, 1978 [1960], p. 10.
Notre soulignement. 530
G. Elton cité dans E. Clark, Historians and the Linguistic Turn, p. 17. 531
Idem, The Practice of History, Londres, Collins, 1969. 532
L. Febvre, Combats pour l’histoire, p. 4.
140
Il appert que l’histoire n’a de place pour l’épistémologie entendue comme une
formalisation ou une systématisation discursive de son savoir. Le savoir historique ne
s’apprendrait que sur le tas : à l’instar du forgeron, c’est en faisant de l’histoire qu’on
deviendrait historien. À cet égard, H. White n’hésite pas à soutenir que les historiens « have
not theorized the form of their own discourses in such a way as to be able to teach it other
than by trial and error method ». Le savoir historique est, ajoute-t-il, une « craftlike
discipline governed by convention and custom rather than by methodology and theory »533
.
A. Prost, historien d’une toute autre tradition et qui a même critiqué les thèses
métahistoriques de H. White, doute aussi de l’existence d’une « vraie méthode » historique
qui pourrait être formalisée : « L’histoire apparaît plutôt comme une pratique empirique,
une sorte de bricolage où des ajustements chaque fois différents font tenir ensemble des
matériaux de texture variée en respectant plus ou moins bien des exigences contradictoires
[…] nous ne sommes pas en présence d’une méthode qu’on peut décrire, mais plutôt une
sorte d’intuition qui repose sur l’expérience antérieure de l’historien »534
. Les historiens ne
conçoivent pas leur savoir comme quelque chose qui puisse être mis en mots pour ensuite
être transmis « de façon didactique », mais comme un métier qui relève d’un
« apprentissage », un métier qu’on aprrend par un « compagnonnage d’atelier »535
. Dans
La Méthode en histoire, Guy Thuillier et Jean Tulard reconnaissent également que l’histoire
est « un véritable artisanat » et que « ce savoir-faire ne s’enseigne pas, on laisse
l’apprentissage au hasard, ou à l’inspiration ». La « déontologie de l’historien » consiste en
« des règles non écrites qui ne s’enseignent pas »536
. John Pocock fait écho aux constats des
historiens français quand il souligne que « the métier d’historien is […] primarly his craft
or his practice; his vocation and its significance, his experience of or action in history, are
to me matters of self-discovery, to be met with in a time still to some extent our own »537
.
533
H. White, « Response to Arthur Marwick », Journal of Modern History, vol. 30, no 2 (1995), p. 243. 534
A. Prost, Douze leçons…, p. 145 et 156. 535
Ibid., p. 146. 536
Guy Thuillier et Jean Tulard, La Méthode en histoire, Paris, Presses universitaires de France, 1993,
p. 63 et 91. 537
John Pocock, « The Concept of Language and the métier d’historien », dans Anthony Pagden (dir.),
The Language of Political Theory in Early-Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1987,
p. 19.
141
Bref, la pratique de l’histoire relèverait d’un apprentissage où l’épistémologie n’est guère
valorisée et où l’expérience et la sagesse priment.
Le philosophe Aviezer Tucker associe cette valorisation historienne de l’absence de
l’épistémologie à ce qu’il dénonce comme un « historiographical esotericism » :
Historiographical esotericism holds that historians do possess knowledge of
history, but it is impossible to explicitly explain how or why. Therefore
historians cannot teach how to obtain knowledge of history anymore than
statesmen of great virtue can teach it to their children and pupils according to
Plato. Historiographical wisdom would resemble Socratic virtue; gourmet
baking and beer brewing, an art that cannot be reduced to any « recipe »; sets
of theories and methods that can be described, replicated, and explained
abstractly, or explicitly taught to novices. Instead such an art is the outcome of
talent, common sense, insight, and above all practical experience.
Historiography would not be a science that can be taught in a classroom, but
an art that requires long apprenticeship before joining a guild.538
L’historien économique américain Christopher Lloyd considère parallèlement que la
valorisation de l’absence d’épistémologie au sein de la communauté historienne est
fallacieuse et mène à ce qu’il nomme le « problem of hidden epistemologies » :
« The problem of hidden epistemologies can mislead practioners into believing that
“common sense” or personal empathic insight or rhetorical persuasiveness are the only
possible arbiters of interpretation and explanation. In that case the rational idea of “truth”
is rejected in favor of pre-rational or irrational “understanding”, which cannot be
shared widely. »539
Les historiens ne pourraient ainsi se permettre de rejetter l’exercice
épistémologique au risque de s’induire en erreur sur ce qui valide la connaissance qu’ils
produisent du passé. C’est notamment sur la base de cet argument, comme nous le verrons
dans la prochaine section de ce chapitre, que des historiens ont déploré l’absence
d’épistémologie en histoire.
Par ailleurs, s’il y a épistémologie en histoire, les historiens semblent la dévaloriser.
Dans leur Introduction aux études historiques, Charles-Victoire Langlois et
Charles Seignobos sont catégoriques : « L’immense majorité des écrits sur la méthode
538
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 19. Notre soulignement. 539
C. Lloyd, The Structures of History, Londres, Wiley-Blackwell, 1993, p. 4.
142
d’investigation en histoire et sur l’art d’écrire l’histoire […] sont superficiels, insipides,
illisibles, et il en est de ridicules »540
. Auteur de plusieurs réflexions sur la nature de
l’histoire, le moderniste américain Jack Hexter remarquait dans son History Primer que
« the meditations of historians on the fundamentals of their craft have been with rare
exception turbid and rather messy ». Ce qui explique pourquoi le savoir-dire des historiens
n’aurait que peu d’effet sur leur savoir-faire. « Historians, souligne-t-il, have rarely been
tempted to adjust their actual historical practice to their loftier view of the nature of
history »541
. S’il va sans dire que les bons historiens maîtrisent leur savoir-faire, c’est-à-dire
« know how to perform the complicated operations of judgment, of incorporation or
rejection of data, of ordering of and emphasis on evidence that enable them to write good
history », il est moins certain, souligne J. Hexter dans Doing History, qu’ils « could give a
coherent account of how they perform them ». J. Hexter n’est meme pas certain que « such
accounts would be useful »542
. À cet égard, P. Novick n’affirme-t-il pas, dans l’introduction
de son analyse du traitement que les historiens états-uniens ont effectué de l’« objectivity
question », qu’il s’apprête à « spend a good deal of time talking about what historians do
worst, or at least badly: reflecting on epistemology », allant même jusqu’à se comparer à
un « sportswriter reporting their performances in the annual history department
softball game »543
?
Ces multiples constats historiens sur le rapport difficile que les historiens
entretiennent avec l’épistémologie donneraient raison à P. Bourdieu pour qui
« les scientifiques disent à satiété leur difficulté de dire avec des mots leur savoir ». Comme
l’ensemble des savants, lorsque les historiens tenteraient de dire leur savoir-faire,
ils n’ont pas grand chose à invoquer sinon l’expérience antérieure qui reste
implicite et quasi-corporelle et, quand ils parlent informellement de leur
recherche, ils la décrivent comme une pratique demandant du métier, de
l’intuition, du sens pratique, du flair, du « pifomètre », autant de choses qui sont
difficiles à transcrire sur le papier et qui ne peuvent être comprises et acquises
540
Charles-Victoire Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, Paris, Hachette, 1897,
p. 20. 541
J. Hexter, The History Primer, Londres, Penguin Press, 1972, p. 8. 542
Idem, Doing History, Bloomington, Indiana University Press, 1971, p. 13. 543
P. Novick, That Noble Dream…, p. 15.
143
vraiment que par l’exemple et à travers un contact personnel avec des
personnes compétentes.544
Le constat exprimé sur le métier historien de N. Gagnon et de J. Hamelin pour qui « [c]’est
assez dire que ce métier ne se laisse point cerner facilement »545
offre un exemple parlant
de la thèse bourdieusienne.
L’histoire semble l’archétype du tacit knowledge polanyien, un savoir « that cannot
be put into words »546
. La conceptualisation polanyienne n’est pas sans rappeler la
distinction que le philosophe britannique Gilbert Ryle établissait entre deux types de
rapport au savoir, le « knowing how » et le « knowing that ». Le premier renvoie à un
rapport pratique au savoir, de l’ordre de l’effectuation; il correspond au savoir-faire des
historiens. Le second renvoie à un rapport discursif au savoir, de l’ordre de l’explicitation;
il correspond au savoir-dire des historiens, à leur épistémologie. Il n’y aurait pas lieu de
s’étonner du primat du savoir-faire sur le savoir-dire chez les historiens qui sont, à l’instar
de tout savant, comme le rappellerait G. Ryle, « primarily a knower-how and only
secondarily a knower-that »547
, en ce qu’ils montrent leur savoir en le mettant en œuvre et
non en l’explicitant par la voie du discours. Les historiens, à l’instar de tout adepte d’un
« know-how », « cannot tell us what they know, they can only show what they know by
operating with cleverness, skill, elegance or taste »548
. Le savoir historique ne
s’apprécierait que dans les connaissances qu’il peut générer du passé, tout comme une
langue ne s’apprécie que dans les paroles à travers lesquelles elle s’actualise.
En cela, la discipline historique, comme dans la vie de tous les jours, supposerait,
comme le souligne J. C. B. Barrera, « that it is always better to make than to talk about
things, or, in other words, that acting is better than talking »549
. Ce que J. Hexter nomme la
« rhetoric of action » est en effet « the most common and universal method of
544
P. Bourdieu, « Un monde à part », Science de la science…, p. 80. 545
N. Gagnon et J. Hamelin, l’Homme historien…, p. 27. Notre soulignement. 546
M. Polanyi, « Tacit Knowing », dans The Tacit Dimension, Gloucester, Peter Smith, 1983 [1966], p. 4.
Voir aussi du même auteur « The Logic of Tacit Inference », Philosophy, vol. 41 (1966), p. 1-18. 547
G. Ryle, « Knowing How and Knowing That », p. 16. 548
Ibid., p. 14. 549
J. C. B. Barrera, « Making… », p. 190.
144
demonstrating that one knows »550
. Ce primat expliquerait d’ailleurs, selon le moderniste
étasunien, « the casualness with which historians have investigated the structure of
historiography, compared with the care and exacting scrutiny to which they subject the
nature of data, evidence, and inference in works of history »551
. J. Hexter compare le
praticien de l’histoire au joueur de baseball Willie Mays pour nous faire comprendre le défi
que représente l’exercice épistémologique pour le premier :
much of what he knows, he knows from long experience, and although some of
what he knows in this way can be rendered accessible in verbal form, […] that
is not in fact how he knows it. If we went further and insisted that he so exactly
communicate in words what he knows that others could test its validity by
replication, we would clearly be asking the impossible, because he does not
know what he knows with some abstraction from himself called his discursive
intellect but with his whole person.552
En un mot, la valorisation de l’absence de l’épistémologie en histoire exprime la
conviction que le bon historien, comme le souligne J. Hexter, « shows that he knows by
what he does »553
. Ce rapport pratique, non discursif au savoir – le « knowing how »
historien – relève de ce que P. Bourdieu nomme la « connaissance par corps » dont les
dispositions restent inaperçues aussi longtemps qu’elles ne sont pas mises en œuvre554
.
L’historien ne montre qu’il sait qu’à travers ce qu’il fait : le savoir-faire.
2.2 Une absence déplorée
Contre ce que certains qualifient du « matter-of-fact, antitheoretical and
antiphilosophical objectivist empiricism »555 des historiens, de leur « ostensible “a” or
anti-theoretical position »556
, de l’« empirisme anti-théoriciste » particulièrement
550
J. Hexter, Doing…, p. 19. 551
Ibid., p. 16. 552
Ibid., p. 20. 553
Ibid., p. 20. 554
P. Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 2003, p. 201. 555
P. Novick, That Noble Dream…, p. 593-594. 556
K. Jenkins, « On Being Open about our Closures », dans K. Jenkins (dir.), The Postmodern Reader,
Londres, Routledge, 1997, p. 1.
145
« vivace »557
au sein de la discipline historique, d’autres historiens, au lieu de valoriser la
prétendue absence d’épistémologie au sein de cette discipline, la déplorent. Cette position
est devenue plus manifeste notamment, mais pas exclusivement, depuis la mise en cause
postmoderne de l’histoire depuis les trente dernières années et la (perception de) crise
disciplinaire qu’elle a générée. Il faut dire que déjà en 1954, l’historien français
Philippe Ariès déplorait chez les historiens cette « insupportable vanité du technicien qui
demeure à l’intérieur de sa technique, sans jamais tenter de la regarder du dehors »558
.
Le défi postmoderne en mettant en question les fondements modernes du savoir
historique – la possibilité même d’une connaissance objective et véridique du passé – aurait
plongé la discipline dans une crise559
. Selon un des principaux tenants de la philosophie
postmoderne de l’histoire, le postmodernisme représente « the end of history »560
telle
qu’elle s’est pratiquée dans l’Occident moderne depuis le XIXe siècle. Le postmodernisme
en histoire peut notamment se comprendre comme une radicalisation de la linguistique
saussurienne : le langage serait un système de signes qui n’ont de relation qu’entre eux561
.
La référentialité du langage est mise en cause : il n’existe pas de réalité extra-linguistique
indépendante de nos représentations. Seul le langage est réel. Spécialiste de l’histoire de
l’historiographie, Georg G. Iggers soutient, à cet égard, que « the basic idea of postmodern
theory of historiography is the denial that historical writing refers to an actual
557
Le Comité de Rédaction d’EspacesTemps, « L’opération épistémologique. Réfléchir les sciences
sociales », EspacesTemps.net, 2004, disponible sur : http://espacestemps.net/document605.html,
(page consultée le 2 février 2013). Jacques Revel souligne que la profession historienne est très réticente « à
la formulation théorique et à l’interrogation épistémologique », tandis qu’Allan Megill note que
« the historical profession tends to be quite sharply antitheoretical, or at least untheoretical ». (J. Revel,
« Les sciences historiques », p. 24; A. Megill, « Jörn Rüsen’s Theory of Historiography »,
History and Theory, vol. 33, no 1 (1994), p. 40) 558
P. Ariès, Le Temps de l’histoire, Paris, Seuil, 1986 [1954], p. 216. 559
Il n’est pas le lieu ici de rendre compte de l’introduction et de la réception du postmodernisme en histoire;
cela nous éloignerait de notre propos. Voir à ce sujet, Willie Thompson, Postmodernism and History, Londres,
Palgrave Macmillan, 2004; Beverley Southgate, « Postmodernism », dans A. Tucker, A Companion…, p. 540-
549 et surtout E. Breisach, The Postmodern Challenge, qui offre l’étude la plus complète de la question en
historicisant le « postmodern challenge » à la discipline historique. 560
K. Jenkins, Re-thinking History, p. 1. 561
Ferdinand de Saussure n’a jamais soutenu, contrairement aux postmodernistes et aux post-structuralistes,
que la réalité n’existe pas indépendamment de notre discours. (Cf. Cours de linguistique générale, Wiesbaden,
Harrassowitz, 1968 [1916])
146
historical past »562
. Gabrielle M. Spiegel, dans la même veine, a pu remarquer, dans sa
contribution au dossier thématique « History and Post-Modernism » de Past and Present,
que « [t]his dissolution of the materiality of the verbal sign, its ruptured relation to extra-
linguistic reality, entails the dissolution of history, since it denies the ability of language to
“relate” to (or account for) any reality other than itself. Such a view of the closed
reflexivity of language – its radically intransitive character – necessarily jeopardizes
historical study as normally understood. »563
Nier la visée référentielle qui fonde l’ambition
de vérité du savoir historique compromettrait également la fonction sociale de l’histoire.
P. Zagorin a en effet fait remarquer que si les historiens souscrivaient au relativisme de la
théorie postmoderne de leur savoir, « it is difficult to see how the larger society could
continue to place any trust in the veracity and sincerity of history as a genuine discipline of
knowledge directed to the human past »564
.
En réaction au défi postmoderne, plusieurs historiens ont souligné la nécessité d’une
interrogation épistémologique qui aurait été jusque-là quasi inexistante au sein de la
communauté disciplinaire pour défendre leur savoir et légitimer sa prétention fondatrice à
produire une connaissance vraie du passé. Au-delà des différentes prises de position des
historiens sur les implications du postmodernisme pour leur savoir – pour une bonne part
rassemblées dans une anthologie565
et qui vont d’un appui quasi sans réserve566
à un rejet
hostile567
en passant par une critique qualifiée soulignant que le postmodernisme aurait au
562
G. G. Iggers, Historiography in Twentieth Century. From Scientific Objectivity to the
Postmodern Challenge, Wesleyan (CT), Wesleyan University Press, 2005 [1997], p. 118. De façon plus
générale, Bruno Latour a souligné que « postmodernism rejects all empirical work as illusory and
deceptively scientific » (B. Latour, We Have Never Been Modern, Cambridge, Harvard University Press, 1993,
p. 46). 563
G. M. Spiegel, « History and Post-Modernism », Past and Present, no 135 (1991), p. 195-6. 564
P. Zagorin, « History, the Referent, and the Narrative », p. 10-11.
565 K. Jenkins (dir.), The Postmodern Reader. Voir aussi Ewa Domanska (éd.), Encounters: Philosophy of
History after Postmodernism, Charlottesville, University of Virginia Press, 1998. 566
Par exemple : F. R. Ankersmit, « Historiography and Postmodernism »; F. R. Ankersmit et H. Kellner,
A New Philosophy of History…; Robert F. Berkhofer, Beyond the Great Story: History as Text and Discourse,
Cambridge, Harvard University Press, 1997; K. Jenkins, Rethinking History; Idem, Refiguring History: New
Thoughts on an Old Discipline, Londres, Routledge, 2003. 567
Par exemple : Geoffrey Elton, Return to Essentials: Some Reflections on the Present State of
Historical Study, Cambridge, Cambridge University Press, 1991; Keith Windschuttle, The Killing of History:
How Literary Critics and Social Theorists are Murdering our Past, New York, Free Press, 1997; P. Zagorin,
« History, the Referent, and the Narrative: Reflections on Postmodernism Now ».
147
moins le mérite d’inciter les historiens à une plus grande réflexivité et de leur rappeler
l’exigence éthique sous-tendant la mise en œuvre de leur savoir568
, – la nature du discours
sur le discours que les historiens tiennent sur leur savoir s’est infléchie.
Un des signes les plus tangibles de cette inflexion a été la création d’une revue
historique se réclamant ouvertement du postmodernisme et se consacrant en bonne partie à
l’étude des questions relevant de la théorie de la pratique historienne, questions ayant trop
longtemps été négligées par les historiens selon ses
fondateurs : Rethinking History: the Journal of Theory and Practice (1997-). Le titre de la
revue fait un clin d’œil à l’ouvrage éponyme de Keith Jenkins qui avait été l’un des
premiers historiens à intégrer le postmodernisme à l’épistémologie de l’histoire569
. Le passé
en tant que tel préoccupe moins la revue que « the study of the nature of history in all its
forms and conceptualization »570
. En faisant la promotion d’un savoir historique « self-
reflexive »571
, la revue se pense comme un forum où les historiens peuvent débattre de son
« epistemological status » : « What is the nature of historical evidence and what function
does it perform? What is the role of the historian, social theory, and the construction of
explanatory frameworks in historical understanding? How significant to our historical
understanding is its narrative form? »572
. Bref, la revue entreprend, dans le sillage du défi
postmoderne, de valoriser l’exercice épistémologique en histoire – trop longtemps méprisé
par les historiens – en vue d’offrir « significant insights into the nature of history as an
intellectual enterprise »573
et sortir les historiens du « collective apathy »574
qu’ils
entretiennent à l’égard de la théorie de leur pratique. Ce n’est pas seulement cette revue qui
568
Par exemple : Lawrence Stone, « History and Post-Modernism », Past and Present, no 135 (1991), p. 189-
194; G. M. Spiegel, « History and Post-Modernism »; R. Evans, In Defence of History; C. Behan McCullagh,
The Logic of History: Putting Postmodernism in Perspective, Londres, Routledge, 2004;
Elizabeth Deeds Ermarth, « Ethics and Method », History and Theory, vol. 43, no 4 (2004), p. 61-83;
J. Gorman, « Historians and their Duties », History and Theory, vol. 43, no 4 (2004), p. 103-117. 569
K. Jenkins, Re-thinking History. 570
Alun Munslow, « Editorial », Rethinking History, vol. 1, no 1 (1997), p. 15-16. 571
Ibid., p. 2. 572
Ibid., p. 3. 573
Ibid., p. 16. 574
O. J. Daddow, « Still no Philosophy Please, We’re Historians », Rethinking History, vol. 9, no 4 (2005),
p. 494.
148
atteste d’une inflexion dans le discours que les historiens tiennent sur l’épistémologie de
l’histoire.
Dans son introduction de In Defence of History, Richard Evans adopte une position
explicite en réaction au défi postmoderne. Il souligne que les questions épistémologiques
sont pour la plupart des historiens des « unnecessary distractions from their essential work
in the archives »575
. Pourtant, ajoute-t-il, la « theory of history is too important a matter to
be left to the theoreticians », à savoir les philosophes de l’histoire. Par leur expérience du
métier, les historiens peuvent et doivent offrir une perspective originale en l’épistémologie
de l’histoire : « Practicing historians may not have a God-given monopoly of pronouncing
sensibility on such matters, but they surely have as much a right to try to think and write
about them as anybody else, and the experience of actually have done historical research
ought to mean that they have something to contribute which those who have not shared this
experience do not. »576
Du reste, comme le note Martin Pâquet, cette « expérience de
l’histoire » est essentielle à la réflexion théorique. Le discours que les historiens tiennent
sur le savoir historique – discours par lequel ils passent de la posture d’« agent agissant » à
celle de « sujet réfléchissant » contrairement à celui tenu par les philosophes –, s’ancre dans
l’expérience du métier. Cette dernière prémunit mieux les premiers que les seconds des
risques liés à la théorisation qui peut souvent glisser vers l’extrapolation, la généralisation
et la prescription abusives. Selon M. Pâquet qui s’approprie ici la philosophie pragmatiste
de John Dewey, le savoir-dire des historiens ne prend réellement sens qu’en fonction de
leur expérience577
. R. G. Collingwood soulignait d’ailleurs dans The Idea of History que
celui qui souhaite élucider philosophiquement les « questions about the nature, object,
method and value of history » doit avoir de l’« experience of that form of thought »578
.
Puisque l’« experience comes first, and reflection on that experience second », un historien
« who has never worked much at philosophy », produira une épistémologie « more
575
R. Evans, In Defence of History, p. 9. 576
Ibid., p. 12. Dans le même ordre d’idées, l’historienne Irmline Veit-Brause encourage les « “working”
historians » à réfléchir davantage aux fondements philosophiques de leur savoir en vue « to break the almost
incestuous circle of philosophers of history talking entirely among themselves ». (I. Veit-Brause,
« Maintaining the Future of Hope », p. 260) 577
M. Pâquet, « L’expérience de l’histoire… », p. 27. 578
R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 7-8.
149
intelligent and valuable » que celle d’un philosophe « who has never worked much
at history »579
.
Même si les historiens sont bien placés pour dire ce qu’ils savent faire, il ne faut pas
penser pour autant que l’habileté et l’habilité de réfléchir sur le savoir historique dépendent
de l’expérience de ce même savoir. Si nous adhèrons à la logique voulant que les non-
historiens – les philosophes – ne soient pas qualifiés pour parler du savoir historique
puisqu’ils n’en ont pas une expérience de première main, comment est-il possible de
soutenir que les historiens soient qualifiés pour parler « about past events which they have
not experienced at first hand », comme le remarque l’historiographe britannique
Oliver J. Daddow? Il faut éviter de dépeindre, comme bon nombre d’historiens empiristes
l’ont fait en réaction au défi postmoderne, les philosophes de l’histoire comme des
« barbarians at the gates » cherchant à conquérir le territoire de l’historien580
. À cet égard,
Eugen Zeleňák a récemment soutenu que de déterminer qui entre les historiens ou les
philosophes sont les mieux placés pour définir la nature de l’histoire, est une
« wrong question ». Il considère que nous devrions éviter « “genetic” discussions
examining which sources are authoritative or reliable » en vue de « discuss particular
proposals about how to view history and how to deal with its problems », que lesdites
propositions aient été énoncées par des historiens ou des philosophes581
. Il recourt à une
analogie pour montrer que ce débat est « rather unproductive » :
“Obviously, if you regularly use a tool, you know a lot about it and so you are
an expert with regard to this tool. Wait a minute, if you use a tool, you focus on
the work to be done with the tool and, of course, you do not concentrate on the
tool as such. But how can you work with a tool and not reflect on it? There is no
doubt that precisely because of your use of the tool you are familiar with its
nature. Just the opposite is the case. The use of the tool prevents you from
achieving a necessary perspective to objectively think about the tool…”. It is
clear that such a debate may go on for quite some time, yet it is arguable
whether it may achieve any definitive conclusion.582
579
Ibid., p. 9. 580
O. J. Daddow, « No Philosophy Please, We’re Historians », p. 108. 581
E. Zeleňák, « Who Should Characterize the Nature of History? », p. 171. 582
Ibid., p. 180.
150
Bref, dans le sillage du postmodernisme et du défi lancé à leur savoir disciplinaire,
de plus en plus d’historiens valorisent l’exercice épistémologique qu’ils ne considèrent plus
comme l’apanage exclusif des philosophes. Les historiens estiment qu’il leur est tout aussi
légitime de s’adonner à l’épistémologie de l’histoire, sans pour autant prétendre être les
seuls à pouvoir dire le savoir historique.
Qu’elle soit entrainée par le postmodernisme ou par d’autres facteurs comme la
mise en cause des grands paradigmes marxiste, structuraliste ou fonctionnaliste583
, la
perception généralisée d’une crise de la discipline historique dans le dernier quart du
XXe siècle a engendré une valorisation de l’épistémologie parmi les disciples de Clio. À cet
égard, l’historien américain John H. Zammito relève que « [w]hile even into the most recent
past for the majority of practicing historians “theory” or “philosophy” constitute
unnecessary distractions from their “real work”, there has been a growing concern, in the
wake of a searing sandstorm of criticism from outside the discipline, with epistemological
self-examination584
. Dans le même ordre d’idées, Elizabeth Clark soutient que
l’épistémologie n’est apparue « significant » aux historiens que dans le dernier quart du
XXe siècle, lorsqu’ils « became disturbed by what they perceived as attacks by colleagues
in more theoretically oriented disciplines »585
. Dans cette perspective, l’exercice
épistémologique constitue le médium par lequel les historiens procèdent à un examen de
conscience pour restabiliser leur identité disciplinaire mise à l’épreuve. Du coup, la
perception historienne de l’épistémologie s’en trouve modifiée.
La (re)valorisation de l’épistémologie en histoire est aussi un constat déploré de son
absence. Dans History, Theory and Text: Historians and the Linguistic Turn qui dresse un
panorama des débats ayant structuré le champ conceptuel du savoir historique,
Elizabeth Clark soutient que, en dépit du profond renouvellement du savoir historique au
XXe siècle, les historiens « for the most part […] ignored the epistemological issues
attending history: philosophy was not in their province »586
. Quant à lui, Oliver J. Daddow
583
François Hartog, « La tentation de l’épistémologie? », Le Débat, no 112 (2000), p. 80-83. 584
J. H. Zammito, « Historians and Philosophy… », p. 64. 585
E. Clark, Historians and the Linguistic Turn, p. 5. 586
Ibid., p. 70.
151
souligne qu’il a fallu le défi postmoderne pour sortir les historiens de ce qu’il nomme
l’« ideology of apathy ». Depuis la transformation disciplinaire de leur savoir au
XIXe siècle, les historiens auraient en effet fait continuellement preuve de « reticence […]
about reflecting at any lenght on the theoretical and philosophical underpinnings of
their craft »587
. L’historien américain Dominick LaCapra a sans doute été l’historien
contemporain ayant le plus dénoncé le manque de culture épistémologique des historiens.
Selon lui, ils souscrivent à un « archival fetichism », demeurant confiants en leur « tacit
craftlike procedure » et résistant à la « theory »588
. Un des effets bénéfiques de la
perception d’une crise de l’histoire, estime-t-il, « is the pressure it places upon practioners
[…] to be more articulate about what they are doing and why they are doing it »589
. À cet
égard, Alan Munslow a pu relever que l’« anxiety » engendrée par la perception d’une crise
disciplinaire – une crise entrainée notamment par sa mise en cause postmoderne – a eu pour
« practical result » la production de textes adressant directement ou indirectement
« the epistemological foundations of the historical project »590
.
L’épistémologie des historiens deviendrait plus manifeste lorsque les historiens
doivent affronter les défis mettant en cause son autonomie et sa spécificité. Comme tout
praticien d’un savoir discipliné, les historiens ont une plus forte propension à expliciter ce
savoir lorsqu’il est questionné591
. Max Weber avait déjà souligné la relation entre insécurité
disciplinaire et réflexion épistémologique. Dans ses Essais sur la théorie de la science, il se
faisait critique : les spéculations épistémologiques sont aussi (in)utiles aux savants que la
connaissance de l’anatomie l’est pour un individu souhaitant marcher :
La méthodologie ne peut jamais être autre chose qu’une réflexion sur les
moyens qui se sont vérifiés dans la pratique, et le fait d’en prendre
expressément conscience ne saurait pas plus être la présupposition d'un travail
fécond que la connaissance de l’anatomie n’est la présupposition d'une
587
O. J. Daddow, « The Ideology of Apathy… », p. 419-420. 588
D. LaCapra, Soundings in Critical Theory, Ithaca, Cornell University Press, 1989, p. 206. 589
Idem, « Rethinking Intellectual History and Reading Texts », History and Theory, vol. 19, no 3 (1980),
p. 245. 590
A. Munslow, « Editorial », p. 4. 591
L. O. Mink fait remarquer, à cet égard, que « one of the lessons of the history of ideas is that only in
controversy are assumptions, premises, and fundamental principles brought to formulation and clarified ».
(« Historians’ Fallacies…. », p. 117)
152
démarche « correcte ». Tout comme l’individu qui voudrait sans cesse contrôler
sa façon de marcher d’après ses connaissances anatomiques risque finalement
de trébucher, le spécialiste pourrait connaître la même mésaventure s’il
cherchait à déterminer les buts de son travail sur des bases extérieures en se
fondant sur des considérations méthodologiques.
Il menionne néanmoins que l’épistémologie devient importante quand le chercheur
ressent une « certaine insécurité à propos de la “nature” de son propre travail »592
.
T. S. Kuhn reprend la position wébérienne : lors d’une « révolution scientifique » –
moment d’instabilité où les assises et les fondements d’une science sont remis en question
–, les scientifiques cessent de résoudre des énigmes empiriques – les « puzzles » de la
science normale – pour réfléchir aux règles qui doivent présider à leur résolution593
. Dans
les moments de crise, les considérations épistémologiques deviennent plus manifestes au
sein même de la discpline dont ses praticiens cherchent à légitimer ses nouvelles
perspectives et à opérer la refonte de ses cadres théoriques594
.
Devant les multiples mises en cause de la vérité et de l’objectivité historiques
engendrées par le « contemporary relativism » postmoderne, les historiennes américaines
Joyce Appleby, Lynn Hunt et Margaret Jacob proclamaient triomphalement, dans
Telling the Truth about History, « [that] [i]t is time we historians took responsability for
explaining what we do, how we do it, and why it is worth doing »595
. Elles estiment qu’il est
« most distressing » que les disciples de Clio aient jusque-là négligé l’opération
épistémologique. Cette négligence serait attribuable au fait qu’ils « have been so
successfully socialized by demands to publish that we have little time or inclination to
participate in general debates about the meaning of our work »596
.
Pourtant, loin d’avoir été « relegated to philosophers of history or left to those few
historians, usually, intellectual historians, with announced interests in such issues »597
, les
592
M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Pocket, 1992 [1904-1917]), p. 208. 593
T. S. Kuhn, La Structure… 594
A. Virieux-Reymond, L’épistémologie, p. 138. 595
J. Appleby, L. Hunt et M. Jacob, Telling the Truth about History, New York, Norton, 1994, p. 4 et 9. 596
Ibid., p. 9. 597
Ibid.
153
questions épistémiques du relativisme, de la vérité et de l’objectivité en histoire ont été
traitées par l’ennemble des historiens comme le montre en puissance P. Novick dans
That Noble Dream. Une des thèses importantes de cet ouvrage veut que les historiens ne
produisent pas seulement des « substantive historical interpretations »; ils ont aussi de tout
temps réfléchi sur un sujet « about which they know less and care more », à savoir
l’épistémologie de l’histoire dont le principal enjeu est, selon P. Novick, l’objectivité. Les
remarques de P. Novick sur la relation entre histoire et philosophie sont éclairantes pour
comprendre le rapport discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir :
Very few historians have any philosophical training, or even inclination. (Not a
crime; not even blameworthy; most philosophers are rotten historians.) Though
all historians have had views on the objectivity question, these views have
rarely been fully articulated; even more rarely have they been the fruit of
systematical thought. The historical profession does not monitor the
philosophical rigor of what historians have had to say on the question, and no
historians suffers professionally as a result of demonstrated philosophical
incompetence. All of which is to say that historians’ reflections on objectivity,
unlike their substantive historical work, have none of those positive attributes
which privilege it as “rational” in the sense of discourse entitled to
“professional courtesy”.598
Avec cet ouvrage, P. Novick énonce un objectif : « [p]rovoke my fellow historians to
greater self-consciousness about the nature of our work »599
, éveiller les historiens
contemporains au rapport théorique qu’ils doivent entretenir et que leurs prédécesseurs ont
entretenu – souvent plus qu’ils ne pensent – avec leur savoir.
Déplorant l’absence de l’épistémologie parmi « most practising historians –
whatever their specific, substantive area of study » qui « assume that attention is most
profitably focused on analysis of substantive problems with respect to their particular
periods or topics in the past », M. Fulbrook juge nécessaire que la communauté historienne
soit plus « explicit about theoretical issues in history »600
. Même si, comme a pu le noter le
598
P. Novick, That Noble Dream…, p. 10-11. 599
Ibid., p. 17. 600
M. Fulbrook, Historical Theory, p. 27. Peter Burke note que « [m]ost British historians would probably
raise an eyebrow if they were asked to describe their epistemology ». (P. Burke, « Historiography and
Philosophy of History », dans P. Burke (dir.), History and Historians in the 20th Century, Oxford,
Oxford University Press, 2002, p. 249)
154
philosophe des sciences américain Thomas Nickles qui a vanté les mérites de l’approche
historique dans ce domaine, plusieurs historiens sont d’avis que l’étude du passé
« is usually so complex and context-specific »601
qu’il serait vain d’en trouver un
algorithme universel, J. H. Zammito soutient qu’il n’est « pointless, however, to take
methodological bearings [et] to theorize the [historical] endeavor »602
. Les historiens ne
peuvent d’ailleurs faire l’économie de l’exercice épistémologique s’ils souhaitent faire face
aux sceptiques postmodernes remettant en cause la possibilité d’une connaissance vraie du
passé et contourner l’écueil du relativisme épistémique qui en procède. L’exercice
épistémologique permet de valider ce qui se dit du passé et de hiérarchiser « la pluralité
des visions et façons de faire (de) l’histoire »603
autrement que sur l’assise des préférences
politiques/esthétiques/morales foncièrement subjectives. Bref, l’exercice épistémologique
des historiens leur permet d’éviter l’incommensurabilité de l’anything goes où tout le
monde parle, mais personne ne se comprend. En un mot, la récente valorisation de
l’épistémologie s’est effectuée dans l’objectif de raffermir les fondements du
savoir historique.
L’absence de l’épistémologie en histoire est aussi déplorée au Québec. En regrettant
l’absence de réflexions sur les rapports entre connaissance historique et contexte social,
Jocelyn Létourneau affirme qu’on « compte sur les doigts d’une main les historiens qui au
Québec procèdent à l’archéologie du savoir qu’ils édifient »604
. Dans un bilan
historiographique paru dans la cadre du cinquantenaire de la Revue d’histoire de
l’Amérique française, Gérard Bouchard constate « le statut marginal » accordé à la
réflexion épistémologique605
. En déplorant « la rareté des écrits de nature épistémologique,
théorique, historiographique, méthodologique ou même critique » parmi les historiens
depuis les années 1960, G. Bouchard soutient « que la plupart des auteurs ne sont pas
601
T. Nickles, « Scientific Discovery… », p. 16. 602
J. H. Zammito, « Post-positivism Realism: Regrounding Representation », p. 410. 603
J. Létourneau, « Pour une épistémè ouverte, plurielle et compréhensive », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 63, no 1 (2009), p. 130. 604
Idem, « La production historienne courante portant sur le Québec et ses rapports avec la construction des
figures identitaires d’une communauté communicationnelle », Recherches sociographiques, vol. 36,
no 1 (1995), p. 9. 605
G. Bouchard, « L’histoire sociale au Québec. Réflexion sur quelques paradoxes », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 51, no 2 (1997), p. 243.
155
enclins à commenter leur propre démarche (pour la justifier ou simplement pour la situer
par rapport à d’autres) et qu’il n’existe guère de véritables discussions épistémologiques ou
théoriques sur la discipline »606
. Pour cette raison, il considère qu’il serait
« hautement souhaitable » que « la science historique québécoise accède à une conscience
critique plus vive à l’égard de ses pratiques, de son propre passé et de son objet »607
. Dans
Faire de l’histoire au Québec, Ronald Rudin déplore aussi que les historiens n’aient
« tenté que de la manière la plus sommaire d’éclairer les rapports entre cette historiographie
[québécoise] et la société dans laquelle elle s’est développée608
». Yves Gingras lui rappelle
cependant vigoureusement qu’il « ignore, ou à tout le moins passe sous silence » les
réflexions épistémologiques de Serge Gagnon ainsi que de Nicole Gagnon et Jean Hamelin
entre autres609
. Ce faisant, Y. Gingras identifie implicitement ce qui constitue à nos yeux la
principale lacune du traitement de la question de l’épistémologie historienne au Québec
comme ailleurs : son impressionnisme intuitif via lequel les historiens ne font que valoriser
ou déplorer son absence. L’historien français C. Delacroix a bien saisi le paradoxe
entourant la question de l’épistémologie historienne, paradoxe que ce chapitre a cherché à
mettre en lumière : « Ce problème a longtemps été délaissé par les historiens qui,
traditionnellement, se méfient de la réflexion épistémologique et, plus généralement, de la
philosophie, alors même que ce type de réflexion sur l’histoire est et a également été mené
par des historiens »610
. Comment aborder l’étude de cette question, essentielle à la
compréhension de la relation entre épistémologie et histoire?
2.3 Vers une meilleure compréhension de l’épistémologie historienne
En marge du discours sur l’absence valorisée ou déplorée de l’épistémologie
historienne, entre les historiens qui estiment que l’épistémologie est inutile à la production
de connaissances sur le passé et ceux qui estiment qu’elle n’est pas assez pratiquée,
quelques chercheurs ont posé quelques pistes intéressantes pour mieux comprendre la
606
Ibid., p. 260 et 264. 607
Ibid., p. 266. 608
R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec, Québec, Septentrion, 1998 [1997], p. 20. 609
Y. Gingras, « La fabrication de l’histoire », Bulletin d’histoire politique, vol. 8, no 2-3 (2000), p. 326. 610
C. Delacroix, « De quelques usages historiens de Paul Ricœur », p. 99.
156
question l’épistémologie historienne. Il est nécessaire de les emprunter afin d’être mieux à
même de penser l’épistémologie en histoire avant de nous même l’étudier (III).
Gérard Noiriel est sans doute l’historien qui a le plus réfléchi à la question du
discours que les historiens tiennent sur leur savoir. Il montre que les modalités et les
finalités du discours réflexif des historiens sont elles-mêmes historiques. G. Noiriel soutient
que ce discours a permis à « l’histoire de se constituer en paradigme scientifique »611
au
XIXe siècle. Les historiens ont en effet été obligés de quitter « le terrain du travail
empirique » pour développer « un métalangage »612
. Celui-ci leur a permis de se libérer de
la tutelle philosophique par l’élaboration d’une méthodologie, à savoir un ensemble de
règles codifiées conçues comme une technique spécialisée de critiques des sources, des
règles susceptibles d’établir l’authenticité des faits observés et de les interpréter, des règles
permettant surtout de fonder l’histoire comme discipline qui se consacre exclusivement à
l’étude empirique du passé613
. G. Noiriel estime que la prise en compte du le discours que
les historiens tiennent sur leur savoir permet de comprendre un aspect important de la
discipline historique, à savoir qu’« [i]l ne suffit pas de “faire” de l’histoire, encore faut-il
pouvoir la justifier ». En effet, les « écrits épistémologiques des historiens […] ne sont effet
pas de l’histoire et pourtant nous ne pouvons nous en passer car nous avons besoin de
justifier ce que nous savons faire »614
. Cette thèse est centrale à notre approche
méthodologique (chapitre 3) de la question de l’épistémologie en histoire.
Pour sa part, François Hartog soutient que la « posture réflexive » anime surtout la
communauté historienne depuis les années 1970-80615
. Cette période serait en effet
marquée par « l’émergence d’un espace théorique propre aux historiens »616
, par l’entrée de
l’histoire dans son « âge épistémologique »617
. Antoine Prost souligne dans la même veine
611
G. Noiriel, Sur la « crise »…, p. 64. 612
Ibid., p. 63. 613
Ibid., p. 389. 614
G. Noiriel, Penser avec, penser contre, p. 7, 14 et 15-16. 615
F. Hartog, « La tentation de l’épistémologie? ». 616
F. Dosse, L’Histoire, p. 6. 617
P. Nora cité dans Christian Delacroix, F. Dosse et Patrick Garcia, Les Courants historiques en France,
XIXe-XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2005, p. 326.
157
que « l’une des évolutions récentes les plus significatives de la discipline […] est l’intérêt
croissant pour la réflexion épistémologique »618
. Il est peut-être vrai que les historiens
français s’interrogent depuis les trente dernières années de plus en plus sur leur pratique, en
réponse notamment à l’abandon des grands paradigmes-guides des années 1950-60 –
marxisme, structuralisme, quantitativisme – qui aurait plongé l’histoire dans une « anarchie
épistémologique »619
. Néanmoins, il reste que les historiens ont discouru sur leur savoir
bien avant cette période. À cet égard, au moyen d’une « systematic examination » des
« historical treatises » produits à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle – période
qui fut féconde en matière de réflexion théorique sur l’histoire620
– en France,
l’historiographe italienne Bianca Arcangeli montre que le discours réflexif des historiens,
dont l’objectif principal était de définir la nature précise de la méthode historique en
réaction à la montée des jeunes sciences sociales notamment la sociologie, a participé à la
construction d’une image disciplinaire codifiant et justifiant l’étude du passé comme
discipline autonome621
.
Toutefois, pour bien comprendre la question de l’épistémologie historienne, il faut
tenir compte du fait qu’elle a non seulement participé à la constitution diachronique, mais
aussi au maintien synchronique de l’histoire en discipline. Éric Bédard admet que ce
discours a un rôle fondamental dans la discipline, puisqu’il est le médium à travers lequel
les historiens se prononcent sur une série d’« interrogations légitimes » renvoyant aux
« finalités de la recherche en histoire » : « l’histoire est-elle une science exacte ou le grand
récit d’une épopée, la description méthodique ou le “roman vrai” des origines? L’historien
doit-il être attentif aux questions du présent ou, au contraire, s’en méfier? Est-il, avant tout,
un antiquaire censé préserver avec précaution les belles choses du passé, un chercheur
méticuleux en quête de vérités, un intellectuel engagé chargé de reformuler les grands
618
A. Prost, « Histoire, vérités, méthodes. Des structures argumentatives de l’histoire », Le Débat,
no 92 (1996), p. 127. 619
François Furet cité dans C. Delacroix et al., Les Courants historiques…, p. 273. 620
Voir à ce sujet Georg G. Iggers, « The Méthodenstreit in International Perspective. The Reorientation of
Historical Studies at the Turn from the Nineteenth to the Twentieth Century », Storia della Storiagrafia,
no 6 (1984), p. 21-32; R. Torstendahl, « Fact, Truth, and Text: The Quest for a Firm Basis of Historical
Knowledge Around 1900 », History and Theory, vol. 42, no 3 (2003), p. 305–331. 621
B. Arcangeli, « The Historical Treatises and the Image of History in France between the 19th and the
20th Centuries », Storia della Storiografia, no 22 (1992), p. 57-78.
158
mythes de la nation? »622 Dans le même ordre d’idées, Jonathan Gorman a pu souligner que
le discours que les historiens tiennent sur leur savoir est structuré par des « interrelated
issues » sur lesquelles ils débattent : « the nature and justification of historical truth and
the role of historiographical truth-telling, the acceptability and grounds of moral
judgement in historiography, the historiographical synthesis of facts (including analytical
and substantive theories of historical explanation), and historians’ role or function in
society »623
. Ces enjeux au cœur des débats unissent néanmoins les historiens : « they agree
about what they are disagreeing about »624
. Nous aurons l’occasion de revenir sur la
question des enjeux structurant la parole historienne sur la langue historique.
***
L’épistémologie historienne renvoie au rapport discursif et théorique que les
historiens entretiennent avec leur savoir. L’intérêt de la question de l’épistémologie en
histoire réside en bonne partie dans le fait que son étude révèle comment des hommes de
métier, qui sont souvent représentés caricaturalement comme des artisans, formés et
encouragés avant tout à exécuter un savoir (voir 2.1), ont explicité leur savoir.
L’épistémologie donne à voir comment les historiens s’y prennent pour dire l’intelligence
de leur savoir. C’est une chose de pouvoir mettre en œuvre son savoir, c’en est une autre de
pouvoir le mettre en mots. Henri-Irénée Marrou nous dirait à ce sujet que la santé de la
discipline exige de la part de ses praticiens « le souci de prendre conscience du mécanisme
de son comportement »625
. L’épistémologie permet à l’historien de se livrer à une écriture
de l’histoire, pour reprendre le titre amphibologique d’un ouvrage de M. de Certeau, titre
désignant à la fois son objet et sa démarche. Par l’exercice épistémologique, nous écrit-il,
l’historien « [i]nterrompt[…] sa déambulation érudite dans les salles d’Archives, il se
détache un moment de l’étude monumentale qui le classera parmi ses pairs et, sorti dans la
rue, se demande : Qu’est-ce que ce métier? ». Le savoir historique devient alors « pour le
622
É. Bédard, « Présentation », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 10-11. 623
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 120. 624
Ibid., p. 98. 625
H.-I. Marrou, De la connaissance historique, p. 9..
159
praticien, l’objet même de sa réflexion »626
. Grâce à cette interrogation réflexive, en plus de
prendre du recul pour discuter des modalités et des finalités de leur savoir, les historiens
s’assurent que leur « métier » ne devienne pas un réflexe car, pour dire comme
G. Bachelard, « une méthode qui deviendrait une habitude perdrait ses vertus »627
.
La conceptualisation du rapport théorique que les historiens entretiennent avec leur
savoir exige par ailleurs de s’arrêter sur l’emploi de la notion de théorie au sein de la
discipline historique. La théorie fonctionne au moins sur deux plans au sein des études
historiques qu’il importe de ne pas confondre. D’une part, la théorie est un outil dont
dispose l’historien pour appréhender le passé. Le passé est l’objet même de la théorie prise
dans cette acception. Jörn Rüsen nomme cet usage de la théorie en histoire,
l’« object theory of historical studies »628
. Sur ce plan, la théorie entretient une relation
dialectique avec le réel. Si elle permet d’appréhender le réel, elle peut aussi se bâtir et se
modifier à partir de la saisie de données empiriques. Parmi les plus connues de ces théories
souvent issues des sciences sociales, se trouvent le marxisme – une théorie substantielle –
ou l’idéal-type de M. Weber – une théorie formelle ou méthodologique629
. D’autre part, la
théorie en histoire peut fonctionner non pas sur le plan de l’objet historique, mais sur celui
de la démarche historique. J. Rüsen nomme cet usage de la théorie en histoire « meta-
theory » : « From a metatheoretical perspective, one looks at historical study itself, at its
distinguishing characteristics, its scientific nature, the principles of historical knowledge,
the rules of historical research, historiography, etc. »630
. Nancy Partner emploie la notion
de théorie dans cette acception lorsque qu’elle définit la « historical theory » comme
626
M. de Certeau, « L’opération historiographique », p. 77 et 78. 627
G. Bachelard, « La surveillance intellectuelle de soi », dans Le Rationalisme appliqué, p. 66. 628
J. Rüsen, « What is Historical Theory? », dans History: Narration, Interpretation, Orientation, New York,
Berghahn Books, 2005, p. 78. 629
En employant cette acception du concept de théorie dans une communication présentée au Congrès de
l’Institut d’histoire de l’Amérique française en 2001, Donald Fyson a analysé les « sources théoriques de
l’historiographie du Québec » pour identifier quels « auteurs et théoriciens qui inspirent actuellement les
historiens du Québec ». (Cf. D. Fyson, « Les sources théoriques de l’historiographie du Québec : essai de
recherche empirique », Hull, 2001, disponible sur :
http://www.profs.hst.ulaval.ca/Dfyson/Historio_Quebec/Historio_Quebec.htm (page consultée
le 11 février 2013). 630
J. Rüsen, « What is Historical Theory? », p. 78.
160
« a coherent yet flexible framework which supports the analysis of historical knowledge,
and assists our understanding of what kind of knowledge we can have of the past, and
precisely how that knowledge is constructed, assembled, and presented »631
. Notons que
l’usage de théories sur le passé peut être également un enjeu de la métathéorie de l’histoire.
Jörn Rüsen souligne aussi qu’en objectivant le savoir historique, la métathéorie
devient « a different discourse in itself »632
, à savoir l’épistémo-logie, l’objet de notre
enquête. J. Rüsen soutient en effet que « to think “theoretically” » doit être « distinguished
from the “practice” of gaining knowledge through historical studies »633
. Comme le
signale l’historien du discours John Pocock, à l’instar de tout producteur de discours, les
historiens « perform speech acts according to the rules of the game; sometimes they discuss
the rules of the game and develop second-order languages in which to do so »634
.
L’épistémologie historienne peut se comprendre à cette enseigne.
À partir de la transformation disciplinaire de l’histoire qui s’est amorcée au
XIXe siècle en Occident, il est possible de mettre en relation épistémologie historienne et
conscience disciplinaire. La disciplinarisation de l’étude du passé change la nature du
discours que ses praticiens entretiennent sur elle. Si les historiens depuis l’Antiquité « n’ont
cessé de s’interroger sur la nature de l’histoire, sur ses méthodes, sur sa fonction »635
, la
métahistoire se transforme lorsque que la pensée historique est devenue une science à partir
du tournant du XIXe siècle en Allemagne. Nourri de la conception moderne de la science
héritée du XIXe siècle sans laquelle l’histoire comme « field of modern scholarship
631
N. Partner, « Foundations: Theoretical Frameworks of Knowledge of the Past », dans N. Partner et
Sarah Foot (dir.), Handbook of Historical Theory, Londres, Sage, 2013, p. 1. 632
J. Rüsen, « What is Historical Theory? », p. 78. 633
Ibid. 634
John Pocock, « The Concept of Language… », p. 33. 635
Voir Charles-Olivier Carbonell, « Introduction », dans C.-O. Carbonell et Jean Walch (éd.), Les Sciences
historiques. De l’Antiquité à nos jours, Paris, Larousse, 1994, p. 13 Nous pouvons évoquer, à titre d’example,
les réflexions de Lucien, Polybe, Cicéron, Bodin et de La Popelinière ainsi que la tradition des Ars Historica
étudiée par Anthony Grafton dans What Was History? The Art of History in Early Modern Europe,
Cambridge, Cambridge University Press, 2012.
161
is unthinkable »636
, le discours réflexif des historiens devient dès lors épistémologie :
« Historian […] came to know the science of historical thinking on the meta-level as part of
knowing his own task as a historian »637
. Ce que d’aucuns qualifient comme le premier
traité d’épistémologie de l’histoire s’intitulait d’ailleurs La tâche de l’historien638
. Dans son
Précis de théorie de l’histoire, Johann Gustav Droysen systématise la démarche initiée par
William von Humboldt. S’il admet qu’ « il y a bien déjà eu ici ou là des tentatives » de
réflexions sur les fondements du savoir historique « tantôt sur le terrain même de l’histoire,
tantôt par emprunt à d’autres disciplines »639
, J. G. Droysen considère que c’est en
réfléchissant par eux-mêmes à leur discipline que les historiens parviendront à la
rendre autonome :
C’est à elle [l’histoire] qu’il incombe d’expliciter la nature de ses fins, de ses
moyens, de ses fondements; et c’est seulement de cette manière qu’elle peut
s’élever à la hauteur de sa tâche véritable; c’est seulement ainsi qu’elle peut –
pour utiliser l’expression de Bacon – se débarasser des aniticipations, des
« idola theatri, tribus, fori, specus », qui exercent encore leur empire sur ses
procédés, et pour le maintien desquelles s’emploient des intérêts non moins
grands qu’il ne s’en trouvait jadis pour défendre l’astrologie, les procès en
sorcellerie et la croyance en la réalité des prodiges, qu’ils eussent été d’origine
pieuse ou superstitieuse; c’est par là seulement qu’elle affirmera sa compétence
à traiter d’un domaine incomparablement plus vaste que la sphère des intérêts
humains qu’elle n’a jusqu’à présent voulu ou pu couvrir.640
Cette théorie de l’histoire par les historiens et pour les historiens – ou l’épistémologie
historienne, l’Historik – péconisée par J. G. Droysen a pour tâche « d’être un organon de la
pensée et la recherche historiques ». Elle « embrasse la théorie de la méthode (methodik) de
la recherche historique, la théorie systématique (Systematic) de ce à quoi elle peut
s’appliquer, la topique (topik) des modes de présentation de ses résultats »641
.
636
Horst Walter Blanke, Dirk Fleischer et Jörn Rüsen, « Theory of History in Historical Lectures: the German
Tradition of Historik, 1750-1900 », History and Theory, vol. 23, no 3 (1984), p. 334. 637
J. Rüsen, « What is Historical Theory? », p. 79. 638
Wilhelm von Humboldt, La tâche de l’historien, traduit par André Laks et Annette Disselkamp, Lille,
Presses universitaires de Lille, 1985 [1821]. 639
Johann Gustav Droysen, Précis de théorie de l’histoire, traduit de l’allemand par Alexandre Escudier,
Paris, Cerf, 2002 [1868], p. 29. 640
Ibid., p. 31. 641
Ibid., p. 49-50.
162
L’épistémologie historienne est à mettre en relation avec la disciplinarisation de l’histoire
qui débuta en Allemagne au XIXe siècle. L’élucidation à proprement parler
épistémologique de la pratique historique n’a lieu qu’à partir de ce moment642
.
Au tournant du XIXesiècle en Allemagne, l’histoire passe d’une magistra vitae à un
processus ayant sa logique propre, à une « connaissance d’elle-même »643
– Geschichte.
Elle accomplit alors sa « rupture épistémologique » qui se traduit par son émancipation de
la spéculation métaphysique sur le processus historique et par son institutionnalisation
universitaire644. Produit de la transformation disciplinaire de l’étude du passé,
l’épistémologie y participe également en énonçant et justifiant les nouveaux principes qui
fondaient l’étude du passé comme discipline scientifique : « It laid down standards for
historical knowledge, controlling theses rules distinguished the historian from the laity as
an expert »645
. Il existe une réciprocité entre la discipline et le savoir-dire des historiens : la
transformation disciplinaire de l’étude du passé a transformé la nature que les historiens
tiennent sur leur savoir et le savoir-dire des historiens a réciproquement été un agent de
cette transformation.
Un dernier ensemble d’ouvrages parus récemment doit être pris en compte si nous
souhaitons formuler un cadre conceptuel cohérent pour aborder la question de
l’épistémologie historienne, à savoir les anthologies rassemblant des écrits de second degré
d’historiens646
. Ces anthologies mettent en cause ce que John H. Zammito considère
comme une « long-standing view that historians are incapable of theoretical self-
reflection ». Elles critiquent la conception d’une discipline historique dont les praticiens
642
K. Pomian, « De l’histoire, partie de la mémoire, à la mémoire, objet de l’histoire », dans Sur l’histoire,
p. 317-318. 643
J. G. Droysen, Précis de théorie de l’histoire, p. 45. 644
R. Koselleck, « Le concept d’histoire », dans L’Expérience de l’histoire, traduit de l’allemand par
A. Escudier, Paris, Gallimard, 1997, p. 15-99. 645
J. Rüsen, « What is Historical Theory? », p. 79; Eckhardt Fuchs, « Conceptions of Scientific History in the
Nineteenth-Century West », dans Q. Edward Wang et G. G. Iggers (dir.), Turning Points in Historiography.
A Cross-Cultural Perspective, New York, The University of Rochester Press, 2001, p. 147-161. 646
Voir notamment C.-O. Carbonell et Jean Walch, Les Sciences historiques…; C. Delacroix, F. Dosse et
P. Garcia (dir.), Histoire et historiens en France depuis 1945, Paris, ADPF, 2003; K. Jenkins et
A. Munslow (dir.), The Nature of History Reader, Londres, Routledge, 2004; É. Bédard et J. Goyette,
Parole d’historiens…
163
sont « inveteratly “naïve” »647
. Elles déboulonnent le mythe de l’historien comme un
indécrottable empiriste refusant l’introspection épistémologique. Elles montrent que
l’histoire est « matière à philosopher »648
parmi les historiens. Dès lors, comme
Alfred Dubuc le note dans un texte de Parole d’historiens, l’histoire « a la capacité d’une
interrogation épistémologique » par laquelle elle revient « constamment sur ses
fondements, ses postulats et la qualité de la connaissance qu’elle atteint »649
. Les
anthologies viennent rappeler que l’épistémologie parmi les historiens n’est pas qu’une
« tentation »650
récente. Bref, étant en marge du discours valorisant ou déplorant l’absence
de l’épistémologie en histoire, ces anthologies offrent un ancrage documentaire, ce qui est à
nos yeux la première et la plus importante exigence méthodologique pour s’interroger sur la
question de l’épistémologie en histoire.
647
J. H. Zammito, « Ankersmit and Historical Representation », p. 156. 648
J. Goyette, « Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », dans É. Bédard et J. Goyette,
Parole d’historiens…, p. 441. 649
A. Dubuc, « Histoire et culture [1970] », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 180. 650
F. Hartog, « La tentation de l’épistémologie? ».
165
II ESQUISSES MÉTHODOLOGIQUES
167
CHAPITRE 3 : APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE : CERNER L’ÉPISTÉMOLOGIE
HISTORIENNE DANS SA POSITIVITÉ DISCURSIVE
Question complexe et objet qui ne se laisse pas facilement cerner, l’épistémologie
historienne peut être analysée à partir de différentes approches ou perspectives qui agissent
comme autant d’éclairages : chacune d’entre elles ne met en lumière un des aspects ou une
des dimensions du savoir-dire historien qu’en faisant ombrage sur les autres. Par souci de
clarification et de modestie, nous nous contenterons d’expliciter, dans ce présent chapitre,
les exigences, conditions et paramètres d’une approche tout en étant soucieux de bien
montrer comment elle se distingue d’autres approches tout aussi légitimes. Cette approche
découle des objectifs général et particulier de cette thèse et de la conceptualisation que nous
avons effectuée dans les deux premiers chapitres, à savoir mieux comprendre formellement
la relation complexe entre épistémologie et histoire et la place de l’épistémologie en
histoire. Ce n’est qu’à cette condition que l’approche méthodologique peut être adéquate.
3.1 Cerner l’épistémologie historienne : l’espace disciplinaire québécois
La première exigence ou condition de l’approche à travers laquelle nous souhaitons
aborder la question de l’épistémologie historienne est celle de la documentation. Au lieu de
simplement parler de l’épistémologie historienne, nous avons décidé d’examiner ce qui en a
été de l’épistémologie historienne dans une perspective résolument empirique.
Pour ce faire, il faut ancrer notre réflexion sur la question de l’épistémologie
historienne sur une assise documentaire relativement délimitée. Cette documentation nous
permet de nous référer au discours que les historiens tiennent sur leur savoir. L’emploi, que
d’aucuns qualifieront d’abusif, de la citation directe dans la partie empirique de cette thèse
(chapitres 4 à 6) nous permet d’exposer ce savoir-dire plus souvent commenté qu’étudié.
Il va sans dire que nous ne prétendons aucunement constituer un corpus exhaustif de
l’épistémologie historienne depuis la transformation disciplinaire de l’histoire au
XIXe siècle. Nous avons choisi de limiter notre réflexion sur l’épistémologie historienne à
l’espace disciplinaire québécois. En effet, l’espace disciplinaire historien québécois fournit
ici un cadre relativement homogène pour étudier le savoir-dire historien. Il se présente aussi
comme un espace peu examiné par les chercheurs s’intéressant à la théorie de la discipline
168
historique, comparativement à l’Allemagne, la France, la Royaume-Uni ou les États-Unis.
D’entrée de jeu, bien que nous ancrons notre réflexion dans l’espace disciplinaire
québécois, nous n’en faisons pas pour autant un facteur, un déterminant ou un principe
explicatif du discours des historiens sur leur savoir. Dans le cadre de cette thèse qui
privilégie une approche internaliste, nous ne souhaitons pas mettre en relation
l’épistémologie historienne avec l’espace québécois en vue de déterminer, selon une
perspective externaliste, en quoi le second conditionne la première. Nous ne nions pas que
le contexte national ait pu conditionner le discours que les historiens québécois tiennent sur
leur savoir, qu’il constitue l’un de ses déterminants, même si le champ scientifique est de
tous les champs spécialisés celui où le poids des facteurs nationaux est le moins grand651
.
Comme nous verrons plus loin dans ce chapitre, nous ne cherchons pas à expliquer
l’épistémologie historienne, à identifier ses déterminants nationaux, géographiques ou
socio-institutionnels ou à identifier les réseaux internationaux dans lesquels elle s’imbrique.
Bref, le choix d’ancrer notre réflexion sur l’épistémologie historienne dans l’espace
disciplinaire québécois n’obéit qu’à un principe pragmatique de délimitation formelle pour
la mettre au jour : l’épistémologie historienne ne nous intéresse pas parce qu’elle a été
énoncée par des Québécois, mais parce qu’elle a été écrite par des historiens et surtout
parce qu’elle permet d’approfondir notre réflexion sur la dialectique entre épistémologie
et histoire.
L’une des récentes anthologies recense les écrits de second degré des historiens
québécois, à savoir Parole d’historiens652
. En déclarant que les historiens ont toujours
« ressenti le besoin de prendre du recul et de réfléchir sur leur pratique » afin « de faire le
point sur leur pratique, d’expliquer leur conception de la discipline, de se situer par rapport
à la production historiographique de leur temps ou d’exprimer leurs jugements sur de
nouvelles approches », l’anthologie regroupe près de cinquante « textes de réflexion très
stimulants sur la pratique historienne »653
qui attestent d’un savoir-dire historien au Québec.
651
P. Bourdieu, « L’état de la discussion », Science de la science…, p. 49. 652
É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…. 653
É. Bédard, « Présentation », dans Ibid., p. 11.
169
Plus de trente des quarante-huit textes sélectionnés sont parus après la
Seconde Guerre mondiale, tournant essentiel de l’histoire de l’histoire au Québec. À partir
de ce moment que l’écriture historique, présente sur le territoire depuis l’œuvre de
François-Xavier Garneau, sinon bien avant654
, s’est transformée en discipline dotée d’une
infrastructure universitaire durable, mais aussi d’une superstructure épistémique et d’une
représentation identitaire d’elle-même, deux invariants de toute disciplinarisation655
. Bien
que la transformation disciplinaire de l’étude du passé au Québec se soit amorcée durant
l’entre-deux-guerres avec les sociétés savantes qui mirent en place un espace de gestion
collégiale de l’historiographie656
, le savoir historique ne dispose des conditions
institutionnelles pour devenir un champ disciplinaire spécifique et relativement autonome
que depuis 1946-1947 avec l’apparition des premiers instituts universitaires d’histoire. Au
même moment, le discours réflexif de ses membres devient à proprement parler
épistémologique : les historiens parlent de leur savoir en tant que praticien d’un savoir
régulé. La disciplinarisation de l’étude du passé change la nature du discours que ses
praticiens entretiennent sur elle, comme nous avons eu l’occasion de le noter auparavant
(voir 2.3).
Certes, le corpus offert par l’anthologie, dont les textes résultent d’un choix
« déchirant »657
, doit être complété. Pour obtenir une documentation plus étoffée de
l’épistémologie, nous avons décidé de dépouiller les revues structurant le champ historien
québécois, surtout la Revue d’histoire de l’Amérique française, la seule revue savante
historienne généraliste au Québec. Les traces du discours réflexif des historiens sont le plus
susceptibles de se trouver dans ce type de revue. Furent aussi dépouillés les Mémoires de la
Société royale du Canada, la Canadian Historical Review, la Revue de la Société historique
du Canada et Histoire sociale, toutes des revues savantes historiennes généralistes
654
Voir la « rétrospective » de Gustave Lanctôt, Rétrospective de l’historiographie canadienne, Mexico,
Cultura, 1953. Il soutient que l’« historiographie canadienne remonte fort loin, presqu’aussi loin que notre
passé lui-même » (p. 2).Voir aussi, du même auteur, « Les historiens d’hier et l’histoire d’aujourd’hui »,
Rapports annuels de la Société historique du Canada, vol. 20, no 1 (1941), p. 5-14. 655
Yves Gingras, « L’institutionnalisation de la recherche en milieu universitaire et ses effets »,
Sociologie et sociétés, vol. 23, no 1 (1991), p. 41-54. 656
Patrice Régimbald, « La disciplinarisation de l’histoire au Canada français, 1920-1950 », Revue d’histoire
de l’Amérique française, vol. 51, no 2 (1997), p. 163-200. Nous aurons l’occasion de revenir sur cet article. 657
É. Bédard, « Présentation », p. 12.
170
canadiennes dans lesquelles quelques historiens québécois ont publié. Les revues
historiennes thématiques québécoises ont aussi été dépouillées : le
Bulletin d’histoire politique, Mens : la revue d’histoire intellectuelle et culturelle de
l’Amérique française. Enfin, certaines revues non historiennes mais dans lesquelles
quelques historiens québécois ont publié, notamment Recherches sociographiques, Liberté,
Revue de l’Université Laval et Journal of Canadian Studies, ont aussi été couvertes par
notre dépouillement. Le savoir-dire des historiens québécois se retrouve aussi, mais plus
rarement, dans des ouvrages, par exemple l’Homme historien de N. Gagnon et J. Hamelin.
Nous ne prétendons aucunement constituer un corpus exhaustif de l’épistémologie
historienne au Québec, tâche impossible, car celle-ci est paradoxalement partout et nulle
part en même temps. Son omniprésence la rend en quelque sorte absente au sein de l’espace
disciplinaire. Il s’agit du paradoxe de l’épistémologie historienne qui impose un défi de
taille à son étude. S’il n’existe que peu d’écrits épistémologiques historiens, c’est-à-dire
traitant systématiquement du savoir en dehors de tout contenu substantiel sur le passé,
plusieurs historiens, comme le soulignent Nicole Gagnon et Jean Hamelin, auteurs d’un tel
écrit, ont « égrené des confidences » sur leur métier « au hasard de comptes rendus, de
préfaces, d’introductions »658
. Jean Glénisson soulignait parallèlement que les historiens ont
livré leurs réflexions sur des « problèmes fondamentaux » de leur savoir « au hasard des
comptes-rendus »659
. Il va sans dire également que les historiens réfléchissent à leur savoir
dans le cadre de leur pratique empirique même. La mise en œuvre de leur savoir nécessite
qu’il se penche implicitement sur de telles questions. Ce traitement implicite des questions
épistémiques, cette « épistémologie en œuvre dans les pratiques », pour dire comme
l’historien français O. Dumoulin660
, ne saurait cependant se confondre avec le traitement
explicite qu’ils en font en marge de la pratique de leur « science normale ». Seul ce
traitement explicite, le savoir-dire historien, nous intéresse dans le cadre de cette thèse.
D’ailleurs, une bonne partie du discours que les historiens tiennent sur leur savoir se faufile
dans des interstices et, de ce fait, passe sous le radar. Face à l’éparpillement de
658
N. Gagnon et J. Hamelin, l’Homme historien…, p. 27. 659
J. Glénisson, « Introduction. L’historiographie française contemporaine : tendances et réalisations »,
dans La Recherche historique en France de 1940 à 1965, Paris, CNRS, 1965, p. vii. 660
O. Dumoulin, « Comment on inventa les positivistes? », p. 79.
171
l’épistémologie historienne, sa restitution exhaustive est une tâche impossible.
L’impossibilité de cette tâche ne doit pas nous paralyser en nous servant de prétexte pour
ne pas tenter d’aborder la question de l’épistémologie historienne. Nous ne cherchons qu’à
brosser un premier portrait – que d’autres pourront compléter – du savoir-dire des
historiens au Québec en vue de mieux comprendre la relation entre histoire et
épistémologie, objectif général de cette thèse. À cette exigence documentaire s’ajoute une
deuxième exigence qui renvoie au mode de lecture de l’épistémologie historienne.
3.2 Une lecture textualiste de l’épistémologie histoire
La deuxième exigence de notre approche de la question de l’épistémologie
historienne est que celle-ci soit appréhendée dans sa positivité discursive comme un texte.
Le mode de lecture textualiste de l’épistémologie historienne que nous préconisons –
soulignons-le d’entrée de jeu – n’a rien à voir les thèses postmodernistes ou
poststructuralistes réduisant à coup d’hyperboles la réalité à un texte. Il s’agit d’un choix
méthodologique que nous avons fait sciemment puisque nous reconnaissons qu’il est
impossible dans le cadre qui nous est imposé de rendre compte du discours que les
historiens tiennent sur leur savoir dans toutes ses dimensions. Il ne faut donc pas voir dans
notre approche une quelconque prise de position gnoséologique sur le rapport entre le
langage et la réalité. Bien qu’elle ne puisse se réduire au discours, la réalité a une
dimension discursive. Dit autrement, il est possible d’appréhender le discours dans son
registre performatif comme une dimension intégrante du réel sans nier qu’il puisse aussi
fonctionner dans un registre constatif décrivant le réel (extra-linguistique). Ces registres ne
sont pas mutuellement exclusifs, comme l’a souligné G. M. Spiegel en réaction aux
hyperboles postmodernistes et anti-postmodernistes qui réduisent le langage,
respectivement, à son registre performatif et à son registre constatif661
. En raison de la
double fonction du langage, nous avons tenu à préciser notre choix méthodologique
d’appréhender le discours que les historiens tiennent sur leur savoir comme un texte et non
comme un témoignage relatant une réalité extra-discursive : l’épistémologie historienne est
aussi réelle que la réalité à laquelle elle se réfère. Ce choix méthodologique, du reste,
correspond aux objectifs de cette thèse, documenter le savoir-dire des historiens identifier
661
G. M. Spiegel, « History and Post-Modernism », p. 201.
172
ses traits formels qui le caractérisent et, du coup, mieux comprendre la relation entre
épistémologie et histoire.
Nous n’avons pas la prétention de produire une analyse sociologique ou un récit
historique de l’épistémologie historienne la mettant en relation avec son contexte socio-
institutionnel ou, dans une perspective d’histoire d’intellectuelle, telle qu’adoptée
notamment par Quentin Skinner et l’école de Cambridge662
, de reconstituer les débats
autour duquel le savoir-dire des historiens s’est déployé ou encore d’interpréter, dans une
perspective herméneutique, les intentions des auteurs – ce qu’ils voulaient dire versus ce
que le discours nous dit. Nous ne souhaitons pas comprendre le discours que les historiens
tiennent sur leur savoir dans sa production. L’élucidation des circonstances de production
n’est pas nécessaire ni même pertinente pour atteindre l’objectif de cette thèse qui consiste
à documenter le discours que les historiens tiennent sur leur savoir en vue, d’une part, de
mieux comprendre la relation entre épistémologie et histoire et, d’autre part, de changer le
rapport difficile que la plupart des historiens actuels entretiennent à l’égard de l’exercice
épistémologique. Le savoir historique ne se réduit pas à un métier que l’on met en œuvre
pour connaître le passé; il est aussi une « idea », comme dirait R. G. Collingwood, dont ses
praticiens ont de tout temps tenté de cerner les contours à travers un discours réflexif.
L’approche textualiste n’est pas valorisée par les historiens. Devant un texte, ils
cherchent typiquement davantage à déterminer ce qu’il dit de la réalité extra-textuelle qu’à
comprendre ou analyser son contenu. A. Prost exprime bien le modus operandi historien :
« Dans le texte, l’histoire habituelle s’attache à ce que les linguistes appellent la fonction
référentielle : ce que le texte dit, ce qu’il veut dire, la situation qu’il prétend décrire,
l’événement qu’il entend raconter. L’histoire prend le texte comme trace de quelque chose
qui s’est passé, et qu’il permet de retrouver, de reconstituer. Elle s’intéresse à ce qui est à
l’extérieur du texte, indépendamment de lui, à la réalité extratextuelle qu’il vise. »663
662
Sur Q. Skinner et l’École de Cambridge, voir Richard Tuck, « History of Political Thought »,
dans Peter Burke (dir.), New Perspectives on Historical Writing, University Park, Pennsylvania,
Pennsylvania State University Press, 2001, p. 218-232; Robert Lamb, « Recent Developments in the Thought
of Quentin Skinner and the Ambitions of Contextualism », Journal of the Philosophy of History, vol. 3,
no 3 (2009), p. 246-265. 663
A. Prost, « Sociale et culturelle, indissociablement », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.),
Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 138.
173
L’historien allemand Reinhart Koselleck abonde dans le même sens : « L’historien
fondamentalement ne se sert des textes que comme des témoignages permettant de dégager
une réalité qui les déborde […] il thématise des faits qui, de toute façon, sont extra-textuels,
même s’il ne les constitue qu’au moyen du langage »664
. L’approche textualiste que nous
préconisons se définit peut-être par la négative, c’est-à-dire par ce qu’elle n’est pas.
3.2.1 Pas plus que nous abordons l’épistémologie comme un témoignage, pas plus que
nous voulons l’expliquer
Saisir l’épistémologie dans sa textualité implique, d’une part, de considérer le
discours que les historiens tiennent sur leur savoir pour lui-même et non comme renvoyant
à autre chose que lui-même. Le savoir-dire des historiens, dans cette perspective, n’est pas
abordé comme témoignage (3.2.1.1) de leur savoir-faire (a) ou d’une réalité extra-
textuelle (b) – les situations historiographiques successives – ou, ce que Michel Foucault
nommait, dans l’Ordre du discours, « le travail effectif des historiens »665
. D’autre part,
cela implique de ne pas tenter d’expliquer l’épistémologie historienne par autre chose
qu’elle-même (3.2.1.2). Dit autrement, nous ne cherchons pas à rendre intelligible le savoir-
dire des historiens en le contextualisant.
3.2.1.1 L’épistémologie n’est pas un témoignage
a. Le savoir-faire et le savoir-dire
D’une part, le savoir-dire des historiens n’est pas considéré ici, dans une perspective
wittgensteinienne, comme matière première pour déterminer les règles, la structure, la
grammaire effective du « jeu de langage » du knowing how historien. L’épistémologie
historienne n’est pas étudiée pour atteindre l’épistémè historien, car le rapport qu’entretient
le discours réflexif des savants, comme le remarquait T. S. Kuhn, « avec le corps même de
la science n’est jamais à prendre à la lettre, il soulève toujours des problèmes ». T. S. Kuhn
prenait toutefois soin de souligner qu’il ne voulait pas suggérer par-là que « ce que les
scientifiques disent sur ce qu’ils font n’a aucun rapport avec ce qu’ils ont effectué »666
,
664
R. Koselleck, L’Expérience de l’histoire, p. 197. 665
M. Foucault, l’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 59. 666
T. S. Kuhn, « Les relations entre l’histoire et l’histoire des sciences », dans La Tension essentielle, p. 191-
192.
174
comme le soutiennent les tenants de l’approche empirique ou naturaliste en épistémologie
de l’histoire. Ce serait sombrer dans l’écueil intellectualiste voire scolastique, que de penser
que le discours réflexif des historiens est « causally operative », qu’il s’identifie au
« underlying structure » du savoir historique, à sa rationalité en fonction de laquelle les
historiens étudient le passé667
. Nous pensons avec P. Bourdieu que « ce qui est au principe
de la pratique scientifique » de l’histoire n’est pas l’épistémologie – c’est-à-dire « une
conscience connaissante agissant conformément aux normes explicites de la logique » –
mais « un métier, c’est-à-dire un sens pratique des problèmes à traiter, des manières
adaptées de les traiter, etc. »668
. Que les historiens « n’agissent pas conformément à une
méthode […] mais pour l’essentiel en se laissant porter par un sens du jeu scientifique qui
s’acquiert par l’expérience prolongée du jeu scientifique avec ses régularités autant que ses
règles »669
, n’empêche toutefois aucunement que les historiens aient discouru explicitement
sur leur savoir, que celui-ci n’est pas que pratique mais aussi idée. Il ne faut pas confondre,
voire identifier les règles tacites inscrites dans l’habitus des historiens et constitutives du
fonctionnement disciplinaire, avec le discours que les historiens tiennent sur leur savoir –
l’épistémologie historienne. Il n’existe pas d’adéquation entre ce qui commande
implicitement le travail des historiens et ce qu’ils disent explicitement de lui. Le chercheur
ne peut donc étudier le savoir-dire des historiens pour connaître la structure effective de la
pratique historienne, contrairement à ce que J. Gorman soutient dans Historical Judgement.
Notre étude du discours que les historiens tiennent sur leur savoir emprunte la démarche
inverse de celle adoptée par H. White dans son Metahistory. Alors que ce dernier effectue
une analyse « of the deep structure » du savoir des historiens670
qui n’est pas sans
ressembler à la démarche transcendantale kantienne671
, nous cherchons à comprendre et à
voir comment ceux-ci le mettent en surface via le discours, soit comment ils l’extériorisent.
667
Sur l’intellectualisme, voir Charles Taylor, « To Follow a Rule », dans Philosophical Arguments,
Cambridge, Harvard University Press, 1995, p. 175. 668
P. Bourdieu, « Un monde à part », Science de la science…, p. 78. 669
Ibid., p. 83. 670
H. White, Metahistory…, p. 1. 671
Voir F. R. Ankersmit, « White’s New Neo-Kantianism » et H. Kellner, « Hayden White and the Kantian
Discourse: Freedom, Narrative, History », dans Chip Sills et Georges H. Jensen (dir.), The Philosophy of
Discourse. The Rhetorical Turn in Twentieth Century Thought, vol. 1, Portsmouth, Boynton, 1992, p. 246-267.
175
Le rapport théorique ou discursif des historiens à leur savoir ne s’identifie pas à leur
« sens pratique »; l’un ne peut être étudié pour atteindre l’autre. En ce sens, l’étude de
l’épistémologie historienne ne permet pas de restituer la succession des paradigmes ayant
structuré la recherche historique. À vrai dire, la relation entre le savoir et le savoir-dire ne
s’inscrit pas dans les objectifs circonscrits de notre recherche. En effet, pour bien élucider
cette relation, il faudrait confronter ce que les historiens disent de leur savoir à leur
production empirique, ce qui dépasse largement le cadre de cette thèse. Pour cette même
raison, nous ne traiterons pas ce que les historiens disent de leur savoir pour ce qu’il
pourrait nous révéler sur leur savoir-faire ou ce que John H. Zammito nomme les
« internal disciplinary structures of practice »672
qui commandent la mise en œuvre de ce
savoir. Ces structures ne peuvent pas être identifiées à travers le discours que les historiens
tiennent sur leur savoir : elles apparaissent par l’examen du lieu où elles agissent, à savoir
« the intricate day-to-day labors of peer review, manuscript submissions, grant proposals,
publications, graduate student preparation and hiring, career promotions » – toujours
selon J. H. Zammito, ce qui constitue « a very demanding body of material for empirical
inquiry »673
. Encore ici, un examen exhaustif de ce lieu outrepasserait les objectifs
résolument plus modestes de notre propos674
. Nous abordons alors le discours de second
degré des historiens dans sa positivité, ce qui implique qu’il ne soit pas considéré comme
un témoignage de la situation historiographique.
b. L’épistémologie ne témoigne pas de l’histoire-qui-se-fait
Pas plus qu’il n’est considéré comme un reflet de leur épistémè, le savoir-dire des
historiens n’est pas considéré comme un témoignage de son exécution, c’est-à-dire des
situations historiographiques successives pour restituer l’histoire-qui-se-fait, comme
diraient les anthroposociologues des sciences. Nous ne traitons pas le discours que les
historiens tiennent sur leur savoir dans ce que le philosophe analytique John L. Austin
nomme son « registre constatif »675
, soit comme un témoignage à critiquer pour combler
672
J. H. Zammito, « Historians and Philosophy… », p. 76. 673
Idem, « Discipline, Philosophy, and History », p. 303. 674
Pour une étude empruntant cette démarche, voir M. Lamont, How Professors Think…. 675
John L. Austin, « Performatif-constatif », dans Jean Wahl (dir.), La Philosophie analytique, Paris, Minuit,
176
l’écart ou le décalage entre le savoir explicité et le savoir effectué des historiens. Cette
perspective est préconisée par Gérard Noiriel : ce dernier signale avec raison que les
« discours historiens sur l’histoire » sont « [l]oin que d’énoncer des vérités » qui
correspondent « à leurs activités réelles »676
. Le propre de toute épistémologie est que, en
idéelisant le savoir, elle l’idéalise en produisant des représentations qui ne correspondent
pas nécessairement à la science telle qu’elle se pratique677
. En effet, l’épistémologue
américain Larry Laudan a noté ce hiatus entre savoir-faire et savoir-dire parmi les savants
en général : les valeurs explicites dont ces derniers se réclament ne sont pas nécessairement
les valeurs implicites qui les guident effectivement dans leur travail678
. L’épistémologue
polonais marxiste Adam Schaff relève également ce hiatus. À cet effet, il se montre très dur
dans son Essai sur l’objectivité de la connaissance historique – considéré comme un « très
bon livre » par Paul Veyne679
– à l’égard des historiens qui se prononcent sur leur savoir :
« Quand les historiens se prononcent sur des problèmes de ce genre […], ils répètent
d’habitude les idées philosophiques qui leur ont été inculquées au hasard de leurs études ou
de leurs lectures, mais qu’ils ont rarement soumises à une critique rigoureuse à la lumière
de leur propre pratique professionnelle. […] dans leurs analyses historiques concrètes, ils
ne s’appliquent pas ce qu’ils professent. »680
Plus récemment, Aviezer Tucker a noté que
les historiens « like to present their enterprise as fitting prevailing cognitive values and
ideals, even if their actual practices do not reflect these values at all »681
. Dans un récent
article paru dans History and Theory, Herman Paul souligne parallèlement que
« the conscientious, hard working historian » dépeint dans le discours que les historiens
tiennent sur leur savoir « is a highly idealized one ». Pour lui, « little imagination » est
requise « to see that scholars can pay lip service to this ideal without actually accepting it
1962, p. 271-281. Voir aussi, du même auteur, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. 676
G. Noiriel, Sur la « crise »…, p. 13. 677
P. Bourdieu, Science de la science…, p. 11-12. 678
L. Laudan, Sciences and Values, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 55. 679
P. Veyne, « Histoire et vérité. Essai sur l’objectivité de la connaissance historique, Paris,
Anthropos, 1971 », Annales : ESC, vol. 27, no 3 (1972), p. 667. 680
A. Schaff, Histoire et vérité. Essai sur l’objectivité de la connaissance historique, Paris, Anthropos, 1971,
p. 72. 681
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 3.
177
as constitutive for their day-to-day work »682
. En ce sens, l’épistémologie historienne est le
médium des « historiographic ideals » de la communauté disciplinaire683
. Dans une
perspective plus sociologique, Gérard Noiriel remarque un élément : à travers leur discours
réflexif, les historiens livrent des « interprétations partielles et partiales » de leur
savoir « destinées à justifier les positions qu’ils occupaient au moment où ils
écrivaient »684
. À cet égard, le théoricien littéraire Philippe Carrard considère
l’épistémologie des historiens comme « une langue de bois »685
, comme un artifice
rhétorique servant à faire de la politique dans les luttes de concurrence qui les opposent. En
aucun cas, elle ne témoignerait de l’histoire telle qu’elle est pratiquée. Le « pouvoir dire
son savoir-faire » serait indéniablement au cœur de ce que Hervé Coutau-Bégarie appelle
« la variable stratégique »686
dans l’histoire disciplinaire. Il est en effet le médium par
lequel les historiens tentent d’imposer une représentation de leur savoir en vue d’obtenir le
monopole de la compétence scientifique disciplinaire. Il ne faut cependant pas oublier que
l’épistémologie – si nous enlevons les lunettes de la sociologie du champ historien – est une
façon – la seule façon – pour les historiens d’expliciter le savoir en fonction duquel ils
produisent et évaluent la connaissance du passé. Si elle met au jour les rapports de force au
sein du champ disciplinaire – dont nous ne nions aucunement l’existence –, l’approche
socio-historique au savoir-dire des historiens – une approche certes légitime – tend à
réduire celui-ci à un reflet déformant de l’histoire telle qu’elle se pratique. Nous
emprunterons alors un moyen pour contourner cet écueil. Afin de discerner les traits
formels du savoir-dire historien, nous la considérerons en lui-même dans son autonomie
discursive, et non pas à l’aune de l’épistémè ou des situations historiographiques.
682
H. Paul, « Performing History… », p. 7. 683
Idem, « Self-Images of the Historical Profession… », p. 157. 684
G. Noiriel, Sur la « crise »…, p. 13. 685
P. Carrard, Poétique de la Nouvelle Histoire : le discours historique en France de Braudel à Chartier,
Paris, Payot, 1998, p. 211. 686
H. Coutau-Bégarie, Le Phénomène « nouvelle histoire » : stratégie et idéologie des nouveaux historiens,
Paris, Economica, 1989 [1983], p. 15.
178
Notre étude (III) pourra ainsi mettre au jour ce que F. Dumont nommait « l’écart entre ce
que l’histoire peut espérer être en droit et ce qu’elle est en fait »687
.
3.2.1.2 L’épistémologie n’est pas expliquée
Saisir l’épistémologie historienne dans sa textualité implique aussi de renoncer à
vouloir l’expliquer en la mettant en relation avec autre chose qu’elle-même. Dès lors, nous
renonçerons à une analyse de son contexte, que celui-ci se pense comme les circonstances
de sa production, de son énonciation et de sa réception, son horizon de signification ou
encore les intentions, les influences externes, les œuvres, la trajectoire sociale, l’affiliation
institutionnelle et l’appartenance générationnelle de ses auteurs688
. Nous ne chercherons pas
à produire, dans la perspective d’une sociologie de la connaissance, une explication de
l’épistémologie qui exigerait de tenir compte, en termes bourdieusiens, de « la position
dans le champ et les dispositions (habitus) »689
de celui qui énonce un discours sur son
savoir. Bien que légitime, une analyse contextuelle – un contexte conçu à la fois comme
référent (3.2.1.1) et déterminant (3.2.1.2) – s’écarterait de nos objectifs, qui s’inscrivent
dans une perspective résolument internaliste de l’épistémologie historienne. Nous ciblerons
notre étude sur le contenu des textes historiens690
.
3.2.2 L’épistémologie saisie dans sa positivité discursive
Reconnaissons-le, cette décision d’ordre méthodologique a de quoi surprendre dans
le cadre d’une thèse d’histoire, discipline qui conventionnellement « endeavor to locate
things in their context »691
. Dans un récent article paru dans Philosophia, adoptant ici une
perspective kantienne, Luke O’Sullivan fait du contexte une des « categories of
687
Cité dans J. Goyette, « Le prix de l’indéfinie liberté » : Fernand Dumont et l’histoire (1946-1997),
Thèse de doctorat (Histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2005, p. 233-234. 688
Dans Parole d’historiens…., É. Bédard et J. Goyette ont agencé d’ailleurs les textes de leur anthologie en
fonction de l’appartenance générationnelle de leur auteur. 689
P. Bourdieu, « Un monde à part », Science de la science…, p. 117. 690
Cette exigence est cependant quelque peu affaiblie dans la section 5.3.2. Dans cette section, nous mettons
davantage en relation le discours que les historiens tiennent sur leur savoir avec le fonctionnement
disciplinaire, sans pour autant faire une sociologie de l’épistémologie historienne cherchant à élucider
l’ensemble de ses déterminants. 691
W. H. Dray, « Philosophy and Historiography », p. 777.
179
historical thought » en fonction desquelles son identité disciplinaire se spécifie692
. L’objet
de cette thèse est exclusivement l’énoncé de l’épistémologie des historiens; nous ne le
rapportons pas à son énonciation dont nous ne tenons pas compte. Nous ne nions pas que
l’épistémologie historienne soit un exercice circonstanciel, que le savoir pour se textualiser
a besoin d’un prétexte – par exemple un débat sur une question historique substantielle.
Cependant, notre approche textualiste met de côté le prétexte et le contexte pour se
concentrer sur le texte.
Certes, il est possible de traiter l’épistémologie des historiens de manière plus
historique, par la médiation d’un contexte. D’ailleurs, plusieurs historiens s’identifiant
volontiers comme des « contextualizers »693 pour se démarquer des praticiens des autres
sciences humaines, jugent qu’il est impossible de comprendre toute forme de discours sans
la mettre en relation avec un contexte socio-historique. Le contexte semble comporter une
plus grande évidence que le texte. Pourtant, le contexte n’est pas un prêt-à-porter en
fonction duquel peut se lire un texte. Le contexte est toujours construit à partir de l’analyse
d’autres sources – pouvant prendre la forme de textes –, seules traces du passé. En ce sens,
il n’existe pas à notre avis de primat du contexte sur le texte. Lire un texte en fonction de
son contexte en suivant une « approche systémique », qui se traduirait par « l’analyse du
circuit complet de la production, de la diffusion, de la consommation, de la réception »694
du discours que les historiens tiennent sur leur savoir, est une approche légitime ayant fait
ses preuves695
. De ce fait, elle est fortement valorisée dans le milieu historien. Toutefois,
elle ne constitue aucunement un impératif catégorique.
Dès lors, il est possible d’aborder le savoir-dire des historiens autrement qu’en le
mettant en relation avec son contexte d’énonciation. À ce que Antoine Prost nomme une
lecture de « second degré » qui renvoie au « contexte », nous privilégions une « lecture au
692
L. O’Sullivan, « Categories of Historical Thought », Philosophia, vol. 36 (2008), p. 429-452. 693
Daniel Wickberg, « Intellectual History vs the Social History of Intellectuals », Rethinking History, vol. 5,
no 3 (2001), p. 393. 694
Yvan Lamonde, « L’histoire culturelle comme domaine historiographique au Québec », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 51, no 2 (1997), p. 291-292. 695
Notamment, Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, 2 vols, St-Laurent, Fides, 2000. Les
travaux de R. Chartier sur l’histoire du livre et de la lecture pourraient aussi être cités.
180
premier degré » qui s’attache aux représentations véhiculées par l’épistémologie
historienne696
. Loin de nous l’idée voulant que ces représentations ne soient aucunement
influencées par le contexte dans lequel elles sont énoncées. Toutefois, nous n’avons pas
l’ambition dans cette thèse d’éclairer la question de l’épistémologie historienne via une
contextualisation. Notre lecture de premier degré pourrait se loger à l’enseigne de ce
qu’Aviezer Tucker nomme une « meta-historiographic phenomenology ». Cette approche –
de laquelle il se dissocie – met entre parenthèses l’épistémologie historienne pour l’isoler
de ses déterminants en vue de comprendre « how […] historians perceive their enterprise »
en tant que « disciplinary practitioners »697
. Il s’agit d’une lecture, dans les termes
employés par Jonathan Gorman non pas « contextual », mais « literal » des textes réflexifs
des historiens. Comme lui, « we take as authoritative the explicit literally understood
historiographical texts that we shall use as our primary sources »698
. La textualité de
l’épistémologie historienne n’en est pas une « inherent property », mais découle de son
« mode of apprehension ». Elle procède d’un choix méthodologique : « the attribute of
being a text […] does not inhere in any given object; rather, textuality is assigned to such
an object by the reader ». Elle consiste « in abstracting verbal content […] from its original
material embodiment and, correlatively, from its original setting of action ». L’« abstracted
verbal content », dans le mode de lecture textualiste, « is assigned the quality of reality,
independent of its material embodiment »699
. Saisie dans sa positivité discursive,
l’épistémologie historienne n’est pas un témoignage de la réalité; elle est déjà en soi réelle.
Cette approche n’est pas sans lien avec une histoire philosophante du savoir-dire
historien. Cette histoire permet d’atteindre ce que le spécialiste de la méthodologie de
l’histoire de la philosophie Yves Zarka nomme la « signification philosophique » du
discours que les historiens tiennent sur leur savoir. La saisie de cette signification renvoie à
la compréhension formelle de l’épistémologie historienne, compréhension dont cette thèse
se veut une esquisse. Le discours que les historiens ont tenu sur leur savoir « est doté d’une
696
A. Prost, Douze leçons…, p. 14. 697
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 3. 698
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 8. Voir aussi p. 86. 699
A. Wilson, « What is a Text? », Studies in the History and Philosophy of Science, vol. 43 (2012),
p. 346 et 347.
181
historicité qui l’enracine dans un contexte déterminé et, en même temps, transcende cette
historicité dans sa signification philosophique qui ne saurait être rivée au contexte de son
apparition et doit pouvoir être réassumée dans un autre contexte »700
, en l’occurrence celui
d’une réflexion formelle sur la relation entre épistémologie et histoire. Bref, l’approche
d’une histoire philosophante de l’épistémologie historienne met au jour ce qu’elle donne à
penser comme énoncé; le souci proprement historique de contextualiser disparaît au profit
de l’effort de compréhension interne et formelle.
Nous atteignons les enjeux et les questions que l’épistémologie historienne donne à
penser comme discours en l’abordant comme énoncé. Contextualiser le discours que les
historiens tiennent sur leur savoir – opération dont nous ne nions aucunement la légitimité –
coupe la rétroaction que ce discours peut avoir sur nous aujourd’hui – une précieuse
rétroaction pour le « demi-habile » (P. Bourdieu) qu’est le doctorant « parvenu au seuil de
la recherche et anxieux de découvrir ce que signifiera pour lui devenir un historien »701
–
dans la mesure où cette opération présuppose une discontinuité historique empêchant qu’un
texte du passé puisse parler directement à un lecteur du présent. En effet, en établissant une
coupure entre le passé et le présent pour privilégier le rapport horizontal ou synchronique
entre les idées et leur contexte de production et de réception, entre postures
épistémologiques et positions socio-institutionnelles, l’approche contextualiste est moins en
mesure d’apprécier leur ascendance sur le présent de celui qui les étudie – pour apprendre
sa discipline –, c’est-à-dire le rapport dialogique vertical entre le sujet et l’objet qui
s’institue notamment, mais pas exclusivement, lorsqu’ils partagent une commune identité
disciplinaire. Avant de chercher à expliquer l’épistémologie historienne par sa
contextualisation et la réduire à autre chose qu’elle-même, nous cherchons plus
modestement à la lire suivant une approche textualiste qui, comme le note Adrian Wilson,
en extrayant le contenu discursif de son contexte original de production le
projette « onto the plane of the present » de celui qui l’étudie. Le mode de lecture
textualiste « entails the actual presence of the past »; elle implique en effet une
700
Y. Zarka, « Que nous importe l’histoire de la philosophie? », dans Y. Zarka, Comment écrire l’histoire de
la philosophie?, p. 30. 701
H.-I. Marrou, De la connaissance historique…, p. 7.
182
« apprehension of that content as copresent with the reader »702
. Nous posons ce que
Richard Rorty nommait « un regard anachronique assumé »703
sur le passé de
l’épistémologie historienne pour nouer un dialogue avec elle sur the idea of history704
.
Nous nous intéressons à l’épistémologie historienne moins dans un intérêt historique que
dans un intérêt philosophique, formel en vue de mieux penser notre discipline et la relation
qu’elle entretient avec l’épistémologie.
Traitant de questions et d’enjeux dont l’intérêt transcende leur contexte
d’énonciation, l’épistémologie historienne est abordée comme ce que Dominick LaCapra
nomme des « complex texts » qui doivent être lus et non, d’une part, exploités pour en
extirper des éléments attestant d’une réalité extra-textuelle ou, d’autre part, expliqués par le
contexte705
. Nous cherchons à éviter ce que D. LaCapra nomme « the denial or repression
of reading » dans lequel l’historien considère le contexte comme « decisive » et dans lequel
le texte est relégué à un « subordinate status »706
. Il ne s’agit pas de chercher ce à quoi
l’épistémologie historienne fait référence dans les situations historiographiques successives
avec lesquelles nous la mettrions en relation pour l’expliquer, ni de la considérer comme
une déformation de la structure effective de la pensée des historiens à critiquer/corriger. Il
va sans dire cependant qu’en projetant l’éclairage sur l’énoncé et non l’énonciation du
discours que les historiens tiennent sur leur savoir, qu’en nous tenant le plus près possible
de la parole épistémologique historienne, nous reléguons dans l’ombre le contexte
argumentatif ou socio-institutionnel de l’énonciation de l’épistémologie.
***
En l’étudiant dans sa positivité textuelle, notre approche permet de conceptualiser
l’épistémologie des historiens sous l’enseigne de ce qu’Aviezer Tucker nomme leur
702
A. Wilson, « What is a Text? », p. 347 et 341. 703
R. Rorty, « Quatre manières d’écrire l’histoire de la philosophie », dans G. Vattimo (dir.), Que peut faire la
philosophie de son histoire?, p. 58-94. 704
R. G. Collingwood, The Idea of History. 705
D. LaCapra, Rethinking Intellectual History: Texts, Contexts, Language, Ithaca, Cornell University Press,
1983, p. 72. 706
Idem, « History, Language, and Reading: Waiting for Crillon », American Historical Review, vol. 100,
no 3 (1995), p. 807-808.
183
« professional self-consciousness »707
ou Jacques Revel cerne comme leur « idéologie
scientifique »708
, une idéologie qui renvoie à l’ensemble des représentations que se font les
historiens de leur savoir et qu’ils souhaitent projeter à des fins d’identification et de
justification. L’épistémologie historienne est appréhendée sur le plan de son effectuation
performative, tel un texte par lequel les historiens produisent de leur savoir des
représentations pour lui donner forme. Comme le note Bianca Arcangeli, elle peut être ainsi
saisie « in its specific nature [...] as a conscious effort to working out a disciplinary
image »709
et non comme une description testimoniale de l’histoire qui se fait à mettre en
relation avec le savoir-faire des historiens ou la mise en œuvre effective de ce savoir ou à
expliquer en fonction du contexte socio-institutionnel du champ disciplinaire. Pas plus que
l’idéologie n’est une description testimoniale de la pratique, l’épistémologie n’en est pas
une de l’histoire-qui-se-fait. Pas plus que l’idéologie n’établit la loi, l’épistémologie n’est
pas le médium de l’épistémè qui régit l’agir scientifique des historiens. L’épistémologie
historienne examinée comme idéologie scientifique est une mise en mots formalisante – un
« primer » pour dire comme Jack Hexter710
– par laquelle les historiens définissent,
structurent et légitiment leur savoir. Ce faisant, ils adoptent des positions sur différents
enjeux épistémiques disciplinaires.
707
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 4. 708
J. Revel, « Les sciences historiques », p. 53. À ne pas confondre avec l’idéologie des scientifiques, en
l’occurrence la vision du monde des historiens qui conditionnent leur appréhension savante du passé.
L’idéologie scientifique des historiens ne renvoie qu’aux représentations explicites que se font les historiens
de leur savoir. 709
B. Arcangeli, « The Historical Treatises… ». 710
J. Hexter, Primer.
185
III ESQUISSES EMPIRIQUES
186
J’espère que nul ne s’étonnera si,
historien de métier, je parle en
philosophe : c’est mon droit et mon
devoir.
H.-I. Marrou711
L’histoire a la capacité d’une
interrogation épistémologique par laquelle
elle revient constamment sur ses
fondements, ses postulats et la qualité de
la connaissance qu’elle atteint.
A. Dubuc712
Comme il a déjà été donné de voir, nous ne cherchons pas à faire une restitution
exhaustive de l’épistémologie historienne au Québec. Nous nous limitons à documenter le
traitement de trois enjeux interreliés (A) autour desquels peuvent s’apprécier les ressources
réflexives des historiens au Québec. Cette documentation s’effectue en fonction d’une
hypothèse de travail (B) et a pour objectif de déboulonner le mythe de l’historien comme
indécrottable empiriste (C).
A. L’épistémè soumise à la discussion : des enjeux épistémologiques (le récit, le passé
disciplinaire et l’enracinement temporel de l’histoire)
L’histoire en tant que savoir produisant une connaissance sur le passé soulève des
problèmes épistémiques sur lesquels les historiens se sont prononcés. Ces problèmes
balisent le discours que les historiens tiennent sur leur savoir. Ils permettent de mettre en
relation les différents écrits épistémologiques de notre corpus. Ils permettent
d’homogénéiser et d’unifier celui-ci en vue, comme le souligne Patrick Clarke, « to provide
an enhanced degree of literary and morphological coherence » aux écrits épistémologiques
historiens qui prennent différentes formes – paratexte, essai, bilan, réflexion théorique713
–
et qui, comme le montrerait une analyse socio-historique contextuelle, ont été produits dans
différentes circonstances et selon différentes logiques. Bref, structurer l’épistémologie
historienne en fonction d’enjeux est une manière de systématiser notre appréhension d’elle,
de la rendre plus intelligible. Nous pouvons cerner l’épistémologie historienne, en donner
711
H.-I. Marrou, De la connaissance historique, p. 8. 712
A. Dubuc, « Histoire et culture [1970] », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 180. 713
É. Bédard, « Présentation », p. 13-14.
187
un premier portrait empirique à travers la mise en relation de différents textes que
permettent les enjeux sélectionnés.
Les enjeux à partir desquels peut se saisir le discours que les historiens tiennent sur
leur savoir pourraient se décliner à l’infini. L’intervention du sujet s’avère par conséquent
nécessaire pour construire un objet cohérent et adéquat au cadre qui est imparti, même s’il
introduit inévitablement une part d’arbitraire, de « philosophical interference »714
, à l’instar
de toute sélection, dans l’appréhension du savoir-dire historien. Nous documentons les
ressources réflexives des historiens à travers trois enjeux interreliés. Le premier enjeu
concerne la réflexion que les historiens tiennent sur le rapport de leur savoir au récit
(chapitre 4) : quelle est la place du récit dans l’opération historiographique? comment
s’articule la relation entre récit et science au sein du savoir historique? celle de la narration
et la fonction sociale de l’histoire? la discipline fait-elle l’objet même d’un récit? La
deuxième enjeu renvoie au rapport que les historiens entretiennent avec le passé de leur
discipline (chapitre 5) : quelle place occupe le passé disciplinaire dans le discours réflexif
des historiens? quelles formes prend le discours que les historiens tiennent sur le passé de
leur savoir disciplinaire? quelles sont ses fonctions et ses finalités? quel est le rapport entre
l’histoire de la discipline et la mémoire disciplinaire? Ce chapitre illustre le lien étroit entre
réflexion historiographique et réflexion épistémologique, comme si le discours que les
historiens tiennent sur leur savoir passe souvent, pour ne pas dire toujours, par une
rétrospection. Le troisième enjeu est celui de l’historicité de l’histoire (chapitre 6), à
savoir le rapport que le savoir historique entretient avec le présent : l’histoire est-elle le
reflet relativiste du présent ou est-elle une reproduction du passé? comment l’histoire peut-
elle se distancier des injonctions et sollicitations du présent? comment peut-elle concilier
les exigences de vérité scientifique et de pertinence sociale?
Ces trois enjeux ont en commun d’être ce que nous appelons des enjeux-carrefours,
à savoir des enjeux dont le traitement renvoie à d’autres enjeux, notamment la scientificité,
l’objectivité et la fonction sociale du savoir historique, de même que ses rapports avec les
sciences sociales, la littérature, la mémoire, etc. Il ne s’agit pas de savoir ce qui en a
effectivement été pour ces différents enjeux épistémiques dans la pratique disciplinaire des
714
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 99.
188
historiens, mais bien ce qu’ils ont dit de ces enjeux. Enjeux-carrefours, ces trois enjeux
offrent aussi trois différents angles à partir desquels nous pouvons cerner l’épistémologie
historienne, un objet qui ne se laisse pas facilement saisir. L’étude du traitement de ces trois
enjeux permet de brosser un premier portrait de l’épistémologie historienne qui, à défaut
d’être exhaustif, saura néanmoins la rendre plus intelligible et, de ce fait, enrichir notre
compréhension formelle de la relation entre épistémologie et histoire.
B. Une hypothèse de travail : un discours inséparablement historiographique et
théorique ou pourquoi l’épistémologie historienne est une « épistémologie historique »
(F. Hartog)
L’étude du discours que les historiens tiennent sur leur savoir au Québec à travers
les enjeux du récit en histoire, du passé disciplinaire de leur savoir et de son historicité
montre qu’il se décline sur deux modes non mutuellement exclusifs. Le premier mode,
dominant, pourrait être qualifié de réflexion historiographique. Lorsque les historiens
parlent de leur savoir, c’est en effet plus souvent qu’autrement sur le savoir effectué – la
parole historique – que sur leur savoir comme matrice abstraite – la langue historienne.
L’épistémologie historienne prend moins la forme de traités sur la nature de l’histoire –
bien qu’ils existent – que de commentaires sur leur savoir mis en œuvre – l’historio-
graphie, ce que l’historien américain David Hollinger nomme un « sustained commentary
on practice »715
. L’épistémologue polonais Adam Schaff abonde dans le même en
soulignant que le discours que les historiens tiennent sur leur savoir relève moins de
« spéculations philosophiques » que de « points de vue élaborés […] en rapport direct avec
leurs recherches »716
. En commentent le savoir effectué, les historiens formulent des
remontrances ou des recommandations qui ont souvent une portée générale ou
généralisante. Sans s’identifier aux comptes-rendus stricto sensu qui ont une logique
spécifique bien élucidée, entre autres, par Bertrand Müller717
, la réflexion historiographique
prend la forme de manifestes ayant des ambitions prescriptives plus saillantes ou de bilans
715
D. Hollinger, « The Return of the Prodigal: the Persistence of Historical Knowing »,
American Historical Review, vol. 94, no 3 (1989), p. 614. 716
A. Schaff, Histoire et vérité…, p. 123. 717
B. Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique, Paris, Albin Michel, 2003.
189
locaux ou transversaux. Ces bilans sont essentiels pour comprendre l’épistémologie
historienne puisqu’ils « donnent l’image que se fait d’elle-même l’historiographie »718
.
Au-delà des commentaires sur l’histoire telle qu’elle a été faite ou telle qu’elle se
fait, le mode historiographique est aussi, et de façon plus importante, un médium de prises
de position sur des questions épistémiques transcendant leur contexte d’énonciation
renvoyant à un savoir historique idéel et idéal, questions qui définissent le second mode de
l’épistémologie historienne. Ce mode prend la forme de réflexions théoriques s’efforçant de
penser l’histoire « as a whole », comme le note Jack Hexter, qui avoue, par ailleurs, que ce
type de réflexion fut « the most arduous and most perplexing intellectual exercise » de
toute sa carrière719
. L’historien réfléchit non pas à la situation de l’histoire, mais à sa
nature : il, comme le décrivait F. Dumont, « s’élève à une certaine conscience globale de
son métier »720
. Ce second mode constitue à proprement parler le métalangage des
historiens. Mais nous ne saurions balayer du revers de la main le discours historiographique
– qui fera l’objet notamment du chapitre 5 –, car il est au cœur du savoir-dire des
historiens : le discours que les historiens tiennent sur leur savoir est rarement sans rapport
avec le passé de leur discipline.
Le discours que les historiens tiennent sur leur savoir est un discours
inséparablement théorique et historiographique. Il prend, en effet, la forme, comme le note
François Hartog, « d’une sorte de mixte, pas une épistémologie “dure”, pas une histoire de
l’histoire “plate” (trop internaliste), mais une approche […] préoccupée de cognition et
d’historicisation […] quelque chose comme une épistémologie historique »721
. Il emprunte,
comme le souligne Philippe Poirrier, « deux directions – qui peuvent se retrouver, et se
combiner, sans se contredire chez les mêmes auteurs […] : une sociologie historique de la
discipline qui participe à la construction plus large d’une histoire des sciences de l’homme;
une approche plus théorique qui relève davantage de l’épistémologie »722
. Le discours que
718
J. Glénisson, « L’historiographie française contemporaine », p. 25. 719
J. Hexter, Primer, p. 6. 720
F. Dumont, « Idéologie et savoir historique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 35 (1963), p. 45. 721
F. Hartog, « La tentation de l’épistémologie? », p. 81-82. 722
P. Poirrier, « L’historiographie », dans Les Enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004, p. 232.
190
les historiens québécois tiennent sur leur savoir se caractérise tant par un souci descriptif le
portant à s’intéresser à son passé et à son devenir que par un souci plus prescriptif
cherchant à définir ses fondements ou à orienter et juger son exécution, souci animée par
une préoccupation, celle de l’avenir du savoir disciplinaire. L’épistémologie historienne a
bien, comme nous le disions plus haut (3.2.2), les traits d’une idéologie – une idéologie
spécifique, l’idéologie scientifique de la communauté historienne – telle que la
conceptualise F. Dumont723
, en ce qu’elle se réfère au passé et à l’avenir du savoir
disciplinaire pour en produire des représentations explicites le définissant et à le justifiant
en vue de l’action présente, soit sa mise en œuvre effective pour connaître le passé.
Les soucis descriptif et prescriptif sont d’ailleurs loin d’être mutuellement exclusifs.
En ce sens, le discours que les historiens tiennent sur leur savoir correspond à ce que
J. Barrera conceptualise sous l’enseigne de la « metahistory » qui combine l’histoire de
l’histoire, la méthodologie programmatique et la réflexion théorique724
.
Par ailleurs, l’épistémologie de l’histoire n’est presque jamais une spécialisation
parmi les historiens. Mise à part en Allemagne où des historiens ont fait de la théorie de
l’historiographie – l’Historik – un domaine de recherche à part entière725
, l’épistémologie
n’est pas une sous-discipline comme l’histoire culturelle, l’histoire économique ou
l’histoire intellectuelle. Elle transcende ces chantiers disciplinaires, car l’ensemble de leurs
praticiens ont pris parole sur le savoir historique. Énoncés par des hommes de métier, les
écrits épistémologiques des historiens ne sont pas ceux d’« épistémologues confirmés » et
sont rarement « le produit d’une réflexion purement théorique longuement mûrie », comme
le note Éric Bédard726
. L’historien Réal Bélanger pourrait être le porte-parole de plusieurs
723
F. Dumont, « Idéologie et savoir historique ». 724
J. Barrera, « Making… », p. 202-3. Avons-nous besoin de rappeler ici que cet usage de « métahistoire » n’a
rien avoir avec la metahistory de H. White qui, elle, renvoie aux éléments idéologiques, éthiques et esthétiques
qui façonnent l’appréhension historique. 725
Pensons par exemple aux Allemands Reinhart Koselleck et Jörn Rüsen qui est son principal représentant
actuel. Pour une analyse de la théorie historiographique de ce dernier dont la plupart des écrits n’ont pas été
traduits, voir Allan Megill, « Jörn Rüsen’s Theory of Historiography ». L’Historik comme « specific literary
genre in the general field of historical litrrature produced by historians » dans les universités allemandes
remonte au XVIIIe siècle. (Horst Walter Blanke, Dirk Fleischer et Jörn Rüsen, « The German Tradition
of Historik », p. 331) 726
É. Bédard, « Présentation », p. 12.
191
de ses homologues lorsqu’il souligne, dans un texte programmatique où il prend parole sur
son savoir, qu’il évite les « grandes envolées épistémologiques » afin que l’« accent soit
placé sur l’expérience d’un praticien »727
. Enraciné dans ce que l’historien Martin Pâquet
nomme « l’expérience de l’histoire »728
, le discours réflexif des historiens a un caractère
pratique pour ne pas dire spontané ou impressionniste qui la place aux antipodes des
réflexions plus abstraites, formelles et systématiques des philosophes de l’histoire
(voir 1.2.3)729
qui, comme l’a bien remarqué l’un d’entre eux, n’ont pas
d’« existential stake in the self-definition of the historical guild »730
.
Il vaut la peine ici d’ouvrir une parenthèse pour souligner, au grand dam de ceux qui
souhaitent instaurer un dialogue plus fructueux entre historiens et philosophes à partir
d’une philosophie empirique ou naturalisée de l’histoire (voir 1.2.3.4), que les philosophes
de l’histoire ne se considèrent pas tous au service des historiens. En effet, pour plusieurs
d’entre eux, le domaine dans lequel ils œuvrent est autonome. Leur objectif n’est pas
nécessairement d’ordre méthodologique, à savoir de donner des conseils pratiques aux
historiens pour qu’ils puissent mieux pratiquer leur métier. Ronald F. Atkinson a bien
souligné cette autonomie de la philosophie de l’histoire en soutenant que « philosophers
interest themselves in history for their own purposes: the intrumental value, or disvalue, of
their investigations to history is wholly accidental »731
. Les philosophes de l’histoire n’ont
pas le devoir, « let alone the authority, to instruct historians in the practice of
their craft »732
. C’est la position que partage William H. Walsh qui notait dans la
« Preface » de An Introduction to Philosophy of History – ouvrage dans lequel la
catégorisation entre « critical philosophy of history » et « speculative philosophy
727
R. Bélanger, « Pour un retour à l’histoire politique », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 51,
no 2 (1997), p. 225 728
M. Pâquet, « L’expérience de l’histoire… ». 729
R. Evans note, à cet égard, que « very few historians in practice have possessed the necessary expertise to
discuss the theory of history at a level that trained philosopher would consider acceptable ». (In Defence of
History, p. 9) 730
L. O. Mink, « The Autonomy of Historical Understanding », p. 25. 731
R. F. Atkinson, Knowledge and Explanation in History: an Introduction to the Philosophy of History,
Ithaca, Cornell University Press, 1978, p. 8. 732
Idem, « Methodology: History and its Philosophy », dans W. J. Van der Dussen et Lionel Rubinoff (dir.),
Essays in the Philosophy of History, New-York, E. J. Brill, 1991, p. 12.
192
of history » est formulée pour la première fois dans le monde anglo-saxon733
– que
« [n]aturally, I shall be pleased if historians show interest in what I have to say; though if I
am told that my questions are largely, or even wholly, irrelevant to historical studies
proper, I shall not count that as major reproach. Philosophers are notoriously rash men,
but I hope I shall not be thought to have the presumption to tell historians how to go about
their own business »734
. Morton White, pour sa part, estime que si le philosophe de
l’histoire n’assume plus le rôle hégélien de « metaphysical speculator », il n’est pas non
plus le « methodological consultant »735
des historiens. Plus récemment, le philosophe
slovaque Eugen Zeleňák a pu soutenir, dans un article de la revue Storia della Storiografia,
qu’« it is not a problem if philosophy of history focuses on proposals or issues that are
uncovered within a philosophical debate or issues that are interesting only for
philosophers »736
. Bref, la philosophie de l’histoire n’est pas à la remorque de la discipline
historique et n’a pas à lui être utile; les philosophes de l’histoire n’ont pas le même rapport
que les historiens au savoir historique. Ce facteur est incontournable si l’on souhaite
comprendre l’épistémologie historienne et sa spécificité par rapport à l’épistémologie de
l’histoire produite par les philosophes examinée ci-dessus (1.2.3).
Le discours que les historiens tiennent sur leur savoir est en effet un médium
stratégique à travers lequel s’expriment des prises de position sur différents enjeux du
savoir historique et où se joue, ultimement, la définition de l’identité disciplinaire. Ce
faisant, les historiens, comme le notait jadis le spécialiste de l’historiographie
Jean Glénisson, « ébauchent, bon gré, mal gré, une “philosophie de l’histoire”737
», une
philosophie différente de celle des philosophes.
733
À peu près au même moment aux États-Unis, M. Mandelbaum recourait aux catégories de
« formal philosophy of history » et de « material philosophy of history » : « a formal philosophy of history
represents a philosophic concern with the problem of historical knowledge, while a material philosophy of
history represents an attempt to interpret the historical process itself ». (« Some Neglected Philosophic
Problems Regarding History », p. 317) 734
W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, p. 7. Notre soulignement. 735
M. White, Foundations of Historical Knowledge, p. 2. 736
E. Zeleňák, « Who Should Characterize the Nature of History? », p. 171. 737
J. Glénisson, « L’historiographie française contemporaine », p. xviii.
193
Fruit de l’expérience de leur métier et médium par lequel il le formalise,
l’épistémologie des historiens est, par ailleurs selon P. Novick, « an enormously charged
emotional issue, one in which the stakes are very high much higher than in any disputes
over substantive interpretations », car ils renvoient au « meaning of the venture to which
they have devoted their lives, and thus, to a very considerable extent, the meaning of their
own lives »738
. Par l’entremise de l’épistémologie, les historiens, comme le note
Elizabeth Clark, se défendent et se lamentent par rapport à leur savoir 739
et ils réfléchissent
aux « splendeurs et misères de Clio »740
, dirait Pierre Savard. Mobilisatrice et combative,
elle illustre une thèse du rationalisme appliqué de Gaston Bachelard pour qui « la
philosophie de la science est ce qui, dans la science, appartient à la raison polémique »741
.
Une thèse que Pierre Bourdieu a réactualisée en soulignant que la définition de l’enjeu de la
lutte scientifique fait partie des enjeux de la lutte scientifique742
. Le caractère combatif du
discours que les historiens tiennent sur leur savoir sera notamment mis en évidence au
chapitre 5. À travers le discours qu’ils tiennent sur leur savoir, les historiens en produisent
des représentations mobilisatrices et unificatrices, pas forcément réalistes sur le plan
testimonial, mais réelles dans leur positivé discursive, plan sur lequel elles sont saisies dans
cette thèse.
Au final, l’étude de ce discours vient confirmer une thèse peu connue de
Hayden White – que les historiens, sauf rares exceptions743
, ont peut-être trop vite
discréditée – à savoir que le discours de l’histoire, à l’instar de tout discours, « always tends
towards metadiscurisve reflexiveness », ce qui fait en sorte, poursuit H. White, que
« every discourse is always as much about discourse itself as it is about the objects that
738
P. Novick, That Noble Dream…, p. 11. 739
E. Clark, « Defending and Lamenting History », dans Historians and the Lingusitic Turn, p. 9-28. 740
P. Savard, « Splendeurs et misères de Clio », Communications historiques, vol. 16, no 1 (1981), p. 1. 741
G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué, p. 69. 742
P. Bourdieu, « Un monde à part », Science de la science…, p. 126. 743
Franklin R. Ankersmit, « Hayden White’s Appeal to the Historians ». Notons que H. White a fait l’objet
d’une récente thèse de doctorat en histoire intellectuelle à la University of Groningen qui a été publiée :
Herman Paul, Hayden White: The Historical Imagination, Londres, Press, 2011. L’objectif de l’auteur est
« to offer a more sensitive interpretation of White’s philosophy by explaining not what others have said about
White, but what White himself might have wanted to say » (p. 6). H. White est l’un de ces philosophes plus
commentés que lus par les historiens.
194
make up its subject matter »744
. L’étude documentée du discours réflexif des historiens
permet de déboulonner un mythe tenace au sein de la discipline historique.
C. Le mythe empiriste et sa déconstruction
L’étude documentée de l’épistémologie historienne déboulonne le mythe de
l’historien-empiriste ne se donnant pour tâche que de « montrer comment les choses ont
vraiment été », pour reprendre l’aphorisme de Leopold von Ranke. En cherchant à définir le
savoir historique en vue de le démarquer de la philosophie spéculative de l’histoire –
incarnée à l’époque par Hegel745
– ou des instrumentalisations morales du passé, l’historien
allemand proposait de façon programmatique une réduction empiriste de la tâche de
l’historien, programme qu’il n’a d’ailleurs pas suivie à la lettre746
, mais derrière lequel les
historiens des générations ultérieures se sont massivement rangés et qui a durablement et
profondément marqué la discipline historique747
. Theodore M. von Laue a souligné, à cet
égard, que même si la production substantielle de L. von Ranke ne suivait pas toujours les
mots d’ordre qu’il énoncait dans son discours réflexif, « the fact is Ranke left a large school
of historians who are in fundamental agreement on common standard of objectivity.
744
H. White, Tropics of Discourse, Baltimore, John Hopkins University Press, 1978, p. 4. 745
Il vaut la peine de citer L. von Ranke sur la philosophie de l’histoire : « By way of a priori thinking,
conclusions were drawn about what must be. Without being aware that such ideas are exposed to many
doubts, men went about trying to find these ideas again in the history of the world. Out of the infinite number
of facts those were chosen which seemed to confirm these ideas. This kind of writing has also been called
philosophy of history. » (L. von Ranke, The Theory and Practice of History, édité par G. G. Iggers, Londres,
Routledge, 2011, p. 29) En réaction, Hegel estime que seule une approche philosophique au passé peut le
rendre significatif pour le présent. Seule la philosophie peut rendre le passé intelligible. Hegel note sur la
pratique historique de L. von Ranke : « focusing on the varied chaos of details, puny interests, actions by
soldiers, private affairs which have no bearing at all on what is of interest from a political point of view-and is
therefore a kind of history writing that is incapable of discerning some general purpose in history »
(Hegel cité dans F. R. Ankersmit, « Hayden White’s Appeal to the Historians », p. 182) 746
Sur l’écart entre la pratique et le discours sur la pratique de L. von Ranke, voir Georg G. Iggers et
James Powell (dir.), Leopold von Ranke and the Shaping of the Historical Discipline, Syracuse,
Syracuse University Press, 1990 et O. J. Daddow, « The Ideology of Apathy… »; Idem, « Still no Philosophy
Please… ». D’une part, on a souligné la persistance de la philosophie spéculative de l’histoire sous la forme
d’une théologie dans l’œuvre historique de L. von Ranke, théologie qui donnait une cohérence d’ensemble aux
reconstructions empiriques du passé. D’autre part, on a mis en évidence que derrière la posture d’objectivité
revendiquée par L. von Ranke dans son discours réflexif se cachait une « ideological persuasion » de tendance
conservatrice (Daddow, « The Ideology of Apathy… », p. 419) qui orientait la pratique effective de son métier. 747
Il n’est pas anodin que l’American Historical Association ait nommé en 1885, l’année après sa fondation,
L. von Ranke son premier membre honoraire. À l’occasion, Georges Bancroft, le considérait comme
« the greatest living historian ». (cité dans G. G. Iggers et Konrad von Moltke, « Introduction »,
dans L. von Ranke, The Theory and Practice of History, New York, Irvington, 1983, p. xv)
195
Academic historians everywhere […] still cling to the ideals of objectivity and
subordination of the historian to his materials »748
. Comme le soulignait P. Ricœur dans
La Mémoire, l’histoire et l’oubli, l’aphorisme rankien « fut avant tout l’expression d’une
retenue »749
. J. Goyette considère parallèlement l’aphorisme rankien comme un « simple et
légitime plaidoyer pour l’étude des faits »750
énoncé dans le contexte de la disciplinarisation
de l’histoire au XIXe siècle.
La performance même de l’énoncé rankien en contredisait cependant le contenu :
L. von Ranke spécule sur le savoir historique pour rejeter la spéculation dans le savoir
historique. Cette contradiction performative traverse l’histoire du savoir disciplinaire
historien qui pour s’exécuter a dû s’expliciter751
. Respecter l’exigence première
documentaire du savoir historique – que L. von Ranke personnifie – dans l’étude de la
question du discours que les historiens tiennent sur leur savoir (3.1) nuance paradoxalement
la représentation traditionnelle caricaturale de l’historien-artisan comme
« documentarist »752
mettant en œuvre un savoir-faire « tacite » vue au chapitre 2,
représentation alimentant la conviction, fortement répandue, que l’historien ne se forme et
ne s’affirme que dans l’exécution. Dit autrement, c’est en jouant – sur le mode ironique – à
l’historien que nous pouvons montrer que les historiens ne font pas que mettre en œuvre un
savoir dont l’aptitude centrale est la critique des documents – la Quellenkritik : si elle
constitue la condition essentielle à la production d’une connaissance sur le passé, la
pratique du métier n’est pas pour autant une « exhaustive definition »753
de ce qu’est un
historien. Il devient dès lors difficile de soutenir, comme le faisait H. White dans son
Metahistory, que « [t]hose who studied history as a profession were too busy writing
history to inquire very closely into the theoretical basis of their activity », que les historiens
748
T. M. von Laue, Leopold Ranke: The Formative Years, Princeton, Princeton University Press, 1950, p. 138.
Voir aussi J. Gorman, Historical Judgement…, p. 107. En servant de modèle au comportement discipinaire des
historiens, l’aphorisme rankien remplit la fonction du mythe tel que le définit Mircéa Eliade, Mythes, rêves
et mystères, Paris, N.R.F., 1957, p. 18. 749
P. Ricœur, « Histoire/épistémologie », p. 357. 750
J. Goyette, Fernand Dumont et l’histoire, p. 33. 751
G. Noiriel, Sur la « crise »…, p. 70-75. 752 D. LaCapra, History and Criticism, New York, Cornell University Press, 1985, p. 17. 753
Ibid., p. 19.
196
ont considéré l’épistémologie de l’histoire come « unnecessary and
unnecessarily prolix »754
. Les historiens se sont livrés à une explicitation discursive de
leur savoir.
Véhiculé notamment par les philosophes et les sociologues755
, le mythe empiriste a
aussi été entretenu par les historiens eux-mêmes pour se donner une image
d’« ouvriers »756
. Or ne serait-ce qu’en valorisant l’empirisme, les historiens le dépassent,
car l’empirisme est une posture épistémologique757
. Pour se démarquer des littéraires
imaginant le passé, des moralistes le jugeant ou des philosophes spéculant sur le processus
historique pour trouver son sens, les historiens spéculent sur la pratique historique, la jugent
et l’imaginent pour la fonder sur la proscription des imaginations littéraires, des jugements
moraux ou des spéculations philosophiques, proscriptions qui sont d’importants éléments
dans la définition de la posture épistémologique de l’empirisme en histoire. Les trois
énoncés réflexifs d’historiens québécois suivants peuvent se comprendre dans
cette optique :
L’histoire, au Canada français, est toujours confortablement assise dans la
chaire de la rhétorique et regarde de bien haut l’historien-chercheur qui veut
être scientifique. La première s’appuie sur de belles phrases, ce dernier s’appuie
sur des sources et c’est lui, malgré tout, qui pourra atteindre plus sûrement la
vérité historique.758
L’historien, interprète du passé, n’est ni un juge, ni un prédicateur, ni un
prophète. Il se limite à décrire aussi exactement que possible ce qui s’est
réellement passé. Sans préoccupations apologétiques ou patriotiques. […] Cette
étude méthodique de notre histoire doit être impartiale, complète et
désintéressée. Ceux qui s’y consacrent se laissent guider uniquement par la
recherche de la vérité historique. Leur objectif est de décrire le passé dans toute
754
H. White, Metahistory…, p. 135. 755
C’est le cas de Paul Valéry qui disait : « Ce que je reproche à l’histoire, c’est le peu de conscience qu’elle a
de ce qu’elle est, du métier qu’elle fait, de ce à quoi elle répond […] et ce qu’elle produit ». (Cité dans
Guy Thuillier et Jean Tulard, La Méthode en histoire, p. 3) 756
G. Frégault, « Antiquaires et historiens [1953] », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…,
p. 154. Voir aussi, pour une formulation plus récente, Martin Pâquet pour qui l’historien est un « bon ouvrier
collé à la routine quotidienne de ses pratiques ». (« L’expérience de l’histoire… », p. 31) 757
Gregor McLennan, « History and Theory », Literature and History, vol. 10, no 2 (1984), p. 139-164. 758
Marcel Trudel, « Louis XVI, le Congrès américain et le Canada 1774-1789 [1949] », dans É. Bédard et
J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 151.
197
sa réalité. Ils n’ont aucune cause à défendre. Ils taisent leurs sentiments
personnels. Leur piété filiale envers les ancêtres n’aveugle pas leur jugement.
Ils conservent toujours leur esprit critique car il n’est pas bon d’écrire l’histoire
avec son cœur. La froide raison est un meilleur guide. Ils n’étudient pas le passé
de leur nationalité pour y puiser des leçons sonores de fierté et de patriotisme.
Ce n’est pas la fonction de l’historien. Celui-ci a la responsabilité d’éclairer ses
contemporains en leur disant toute la vérité et rien que la vérité. C’est une
lourde responsabilité.759
[…] l’historien devrait selon nous prendre garde de ne pas tomber dans
l’histoire partisane et intéressée qui, sous des dehors d’objectivité et de
scientificité, ne fait que justifier des idées préconçues. Plus encore, il devrait
récuser cette attitude qui consiste à traîner ses devanciers au banc des accusés
du tribunal de l’Histoire, car nous croyons que l’objectif de tout travail
historique sérieux, honnête et utile, devrait être de rendre compte du passé dans
toute sa richesse, sa complexité et sa subtilité, avec ses grandeurs et ses
misères, ses coups de génie et ses contradictions. Bref, le travail de l’historien
consiste avant tout à comprendre le passé, non à le juger.760
Ces énoncés, au-delà de leur rhétorique d’autopromotion générationnelle que mettrait en
évidence une analyse contextuelle de leur énonciation, permettent de comprendre que la
valorisation de la démarche empirique de compréhension que les trois historiens effectuent
ne peut être issue elle-même de cette démarche; ils relèvent d’un « discours de
la méthode »761
, et non de l’exécution de celle-ci. Tout en histoire ne peut se résoudre par
l’étude critique des documents; les principes à partir desquels le savoir historique démontre
ne peuvent être démontrés, pour reprendre une des Pensées de Pascal. À titre de savoir
disciplinaire consacré à l’étude empirique du passé, à la manière de n’importe quel autre
savoir disciplinaire empirique, l’histoire repose sur des « philosophical principles » dont la
validité ne s’apprécie pas empiriquement, comme le remarque John H. Zammito762
.
Lorsque l’historien « se livre à une réflexion critique sur les principes, sur les résultats et
sur les méthodes de sa science », il traite de questions qui ne sont pas
759
Michel Brunet, « Histoire et historiens [1954] » dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…,
p. 159 et 166. 760
Maude Beausoleil, Yves Bégin, Damien-Claude Bélanger, Dominique Foisy-Geoffroy, Mathieu Lapointe,
« Présentation », Mens : revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, vol. 1, no 1 (2000), disponible
sur : http://www.revuemens.ca/Presentation_MENS_01-1.htm (page consultée le 26 février 2013). 761
G. Frégault, « Petit discours de la méthode [1943] », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…,
p. 147. 762
J. H. Zammito, « Are We Being Theoretical yet?... », p. 811.
198
« solubles techniquement », c’est-à-dire qui ne peuvent être résolues par les techniques du
savoir sur lequel il s’interroge : « il fait de la philosophie », comme l’observe A. Virieux-
Reymond763
. A. Schaff le note également : la mise en œuvre du savoir historique soulève
« des questions auxquelles on ne peut répondre qu’à la seule condition de procéder à une
réflexion métathéorique, une réflexion philosophique »764
. Pour dire comme Davide Bondì,
ce « philosophical stance » à partir duquel l’historien « adopts the meta-theoretical
position » sur son savoir, implique qu’il « is not bound up to the methods, the rules, the
procedures » du dit savoir qu’il veut expliciter et non exécuter765
. L’épistémologie
historienne s’engendre à partir de cette posture : nous allons maintenant en dresser un
portrait empirique.
763
A. Virieux-Reymond, L’épistémologie, p. 135. 764
A. Schaff, Histoire et vérité…, p. 168. 765
D. Bondì, « Is there still Room for the “Philosophy of History”? », p. 195.
199
CHAPITRE 4 : LA QUESTION DU RÉCIT EN HISTOIRE. ENTRE ENJEU
ÉPISTÉMOLOGIQUE ET VECTEUR IDENTITAIRE DU SAVOIR DISCIPLINAIRE
L’histoire est un conteur,
mais un conteur vrai. Cette
condition de l’histoire fait
d’elle une science.
Gabriel Hanotaux766
La question du récit en histoire est un enjeu qui a structuré la prise de parole des
historiens sur leur savoir. C’est avant tout cet enjeu qui fait en sorte que la
« question littéraire » dans la discipline historique a toujours une dimension
épistémologique767
. Le récit est à la fois un enjeu et un vecteur de l’identité disciplinaire
historienne. Nous documentons d’abord le premier volet de cette hypothèse, soit le récit
comme enjeu du discours que les historiens tiennent sur leur savoir. Nous verrons quels
sont les sous-enjeux que les historiens abordent en se penchant sur la question du récit en
vue d’apprécier la place que cette question occupe dans leur savoir-dire. Le discours que les
historiens tiennent sur leur savoir est d’ailleurs souvent lui-même médiatisé par un récit à
travers lequel les historiens mobilisent le passé de leur discipline pour se donner une
identité collective et unificatrice. Nous esquissons schématiquement, à cet effet, et d’autre
part, quelques pistes de réflexion sur le récit comme médium de l’identité disciplinaire de
l’histoire. Nous empruntons ces pistes au chapitre 5 qui traite de la question épistémique du
rapport que les historiens entretiennent avec le passé de leur discipline. Nous nous limitons
à montrer, dans ce présent chapitre, que les historiens, pour penser le devenir de leur
discipline, se sont donné un récit qu’ils actualisent et reconfigurent notamment lorsqu’ils
(re)programment leur savoir. Mais avant, une brève mise en scène conceptuelle et
historique s’impose.
766
Cité dans M. Trudel, « La conception de l’histoire chez les historiens contemporains, 1923-1946 »,
Rapports annuels de la Société historique du Canada, vol. 26, no 1 (1947), p. 41. 767
Nicolas Offenstadt, L’historiographie, Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 53.
200
4.1 Le récit, les historiens et la philosophie de l’histoire
Aux origines de l’historiographie occidentale, il n’existe pas de contradiction entre
l’histoire comme enquête et l’histoire comme récit768
. Faire de l’histoire et raconter une
histoire ont en effet longtemps été deux opérations associées. Le récit permettait aux
historiens de respecter une des deux exigences qui ont durablement fondé leur pratique. En
plus d’enquêter, exigence que l’historien et historiographe italien Arnaldo Momigliano
associait à l’observation médicale769
, l’historien devait mettre en forme le rendu de son
enquête critique par le récit pour répondre à un impératif d’éloquence associée à la
rhétorique judiciaire. Même la scientifisation de l’histoire qu’entraîna sa disciplinarisation
au XIXe siècle n’entraîna pas le rejet du récit de l’« opération historiographique ». Les
grands historiens du « siècle de l’histoire », de Leopold von Ranke à Gabriel Monod en
passant par Jules Michelet, ont tous présenté leurs recherches sous la forme d’un récit770
.
C’est au tournant du XXe siècle qu’apparaissent les premières critiques sérieuses de
l’usage que font les historiens du récit. Des sociologues comme François Simiand ou des
philosophes comme Carl G. Hempel considèrent que la narration ne peut fonder la
scientificité de l’histoire. Les deux souhaitent que l’histoire se conforme à un modèle de
scientificité imposé de l’extérieur de la discipline. Effectuant une critique de « la méthode
historique », F. Simiand soutient que l’histoire doit délaisser le récit érudit du singulier ou
de l’unique si elle a pour ambition de devenir une science digne de ce nom. Il n’est de
connaissance scientifique que construite en fonction d’une hypothèse générale explicitée
768
J. Revel, « Ressources narratives et connaissance historique », Enquête, no 1 (1995) disponible sur :
http://enquete.revues.org/document262.html (page consultée le 5 février 2013). 769
A. Momigliano, Problèmes d’historiographie ancienne et moderne, Paris, Gallimard, 1983. Voir aussi,
C. Darbo-Peschanski, L’Historia… 770
Sur l’historiographie du XIXe siècle, voir Sophie-Anne Leterrier, Le XIXe siècle historien :
anthologie raisonnée, Paris, Belin, 1997; M. Gauchet, Philosophie des sciences historiques. Le
moment romantique; Christian Delacroix et al., Les Courants historiques…. Pour le Québec et le Canada
anglophone, voir Serge Gagnon, Le Québec et ses historiens, 1840-1920, Québec, Presses de
l’Université Laval, 1978; M. Brook Taylor, Promoters, Patriots, and Partisans: Historiography in Nineteenth
Century English Canada, Toronto, University of Toronto Press, 1989.
201
devant être ensuite soumise à une validation empirique. Pour ce faire, F. Simiand préconise
le modèle sociologique théorisé par Émile Durkheim771
.
C. G. Hempel radicalisa le projet de transformer l’histoire en une science
nomologique. Au nom de l’unité non pas ici d’une science sociale fédératrice, comme chez
les durkheimiens, mais de la science tout court, et sous la bannière du positivisme logique
du Cercle de Vienne, le philosophe niait l’autonomie méthodologique de la discipline
historique revendiquée dans la tradition idéaliste et historiciste en philosophie de l’histoire,
notamment par les néokantiens du XIXe siècle, Benedetto Croce et
Robin G. Collingwood772
. L’unité – prescriptive et non descriptive – de la méthode
scientifique repose sur un modèle nomologique. L’histoire, pour être scientifique, doit
rejeter la compréhension empathico-narrative en vue de recourir à des « covering laws »
dans lesquelles elle subsume l’explication causale d’un événement773
. Ne tenant
aucunement compte de la pratique effective des historiens, à l’instar de la plupart des
philosophes de l’histoire, C. G. Hempel sera cependant réciproquement largement ignoré
par eux.
Parmi les historiens, le récit sera aussi remis en cause. La « nouvelle histoire »,
regroupant différents tendances historiographiques774
, comme l’école des Annales qui
récupéreront certains éléments de la réflexion de F. Simiand775
, mènera dans les deux
premiers tiers du XXe siècle un combat contre l’histoire narrative, événementielle et
politique au nom d’une historie sociale, c’est-à-dire une histoire qui recourt aux démarches
des sciences sociales, notamment l’économie, la sociologie et, plus tard, l’anthropologie.
Une histoire qui raconte moins pour notamment mieux compter afin d’élargir l’objet
771
F. Simiand, « Méthode historique et science sociale », Revue de Synthèse historique, 1903, t. VI, no 16,
p. 1-22, et 1903, t. VI, no 17, p. 129-157. 772
Sur les néokantiens, voir R. Aron, La Philosophie critique de l’histoire; B. Croce, Théorie et histoire
de l’historiographie; R. G. Collingwood, The Idea of History. 773
C. G. Hempel, « The Function of General Laws in History ». 774
Ignacio Olabarri soutient qu’on peut au moins regrouper sous l’étiquette de la « nouvelle histoire », l’école
des Annales, l’historiographie marxiste, les historiens américains recourant aux sciences sociales, les historiens
gravitant autour de la revue Past and Present et l’école de Bielefeld pratiquant l’Historische
Sozialwissenschaft. (Cf. I. Olabarri, « New New History: a Longue Durée Structure », History and Theory,
vol. 34, no 1 (1995), p. 1-29.) 775
Son texte « Méthode historique et science sociale » sera republié dans leur organe, Annales : ESC, en 1960.
202
historique aux masses, à la société dans toutes ses facettes et, de ce fait, d’élucider ses
structures profondes.
Si le récit a fait l’objet de nombreuses mises en cause chez les historiens au
XXe siècle dont il ne serait question ici de rendre compte, le philosophe P. Ricœur, qui n’a
cessé de dialoguer avec ces derniers contrairement à la plupart des philosophes de
l’histoire, a montré que le récit n’est pas disparu, mais s’est plutôt « éclipsé » de l’épistémè
historien. La présence du récit dans le savoir des historiens a en effet été masquée par le
discours qu’ils tenaient sur lui. Les historiens ont eu beau disqualifier le récit dans leur
métalangage, le récit reste au cœur de leur savoir, sinon il perd sa spécificité dans le concert
des sciences sociales : « l’histoire cesserait d’être historique »776
. Le récit est une condition
nécessaire mais non suffisante pour comprendre l’identité spécifique du savoir
disciplinaire. P. Ricœur souligne en effet « le caractère ultimement narratif de l’histoire »
qui n’implique en rien « une défense de l’histoire narrative » ou une récusation « de son
ambition scientifique »777
. Même le plus structural des discours historiques, même l’histoire
la moins évènementielle – P. Ricœur prend en exemple la Méditerranée de F. Braudel – est
toujours construit à partir de formules qui gouvernent la production d’un récit. H. White
faisait déjà, en 1973, de cette thèse un « important point » : « every history, event the most
“synchronic” or “structural” of them, will be emplotted in some way »778
. Ni temps
purement objectif, ni temps purement subjectif, le temps historique, selon P. Ricœur, ne
s’exprime qu’à travers le récit qui sert d’échangeur entre structure et événement. En
somme, la narration est bien la « master category » du savoir historique puisque ce n’est
qu’à travers elle que l’historien peut rendre intelligible le changement, aussi lent soit-il779
.
Le « retour du récit » diagnostiqué par l’historien britannique Lawrence Stone au
tournant des années 1980 a ainsi été un retour moins dans l’épistémè historien, dont
776
P. Ricœur, Temps et récit, p. 165. 777
Ibid., p. 165 et 166. 778
H. White, Metahistory…, p. 8. 779
L. O’Sullivan, « Categories… », p. 442.
203
l’exécution n’a jamais pu s’accomplir sans le recours aux ressources du récit, que dans
l’épistémologie historienne, retour auquel L. Stone participait d’ailleurs lui-même780
.
Le traitement que les historiens font de la question du récit via leur épistémologie ne
peut s’identifier avec ce qu’ils ont tacitement pensé de lui ou, encore moins, refléter sa
situation effective dans la discipline. Aussi, l’épistémologie historienne, faut-il le rappeler,
ne saurait se confondre avec l’épistémologie de l’histoire pratiquée par les philosophes. Elles
relèvent, selon P. Ricœur, de « deux univers de discours forts différents »781
.
L’épistémologie des philosophes est généralement détachée de la pratique effective
des historiens qui, réciproquement, se montrent peu réceptifs envers elle. L’historien
québécois G. Bouchard a souligné à cet égard que « les réflexions des philosophes pèchent
généralement par une méconnaissance totale de la dimension méthodologique qui constitue
le métier de l’historien et qui fonde la spécificité de son savoir »782
. Comme nous l’avons vu,
la philosophie de l’histoire, après avoir été dominée par le débat entre le positivisme logique
hempélien qui prescrivait un modèle de scientificité d’explication nomothético-déductive
aux historiens et l’idéalisme qui soulignait l’autonomie disciplinaire de la compréhension
historique, a substitué, à compter des années 1960-70, à la question de
l’explication/compréhension historique, celle du langage des historiens783
. La question de la
narration dans l’opération historiographique devient sa préoccupation centrale : on cherche à
déterminer les fonctions et les usages du récit. Il ne saurait évidemment être question ici de
rendre compte des multiples travaux aux nombreuses ramifications rattachés à l’approche
narrativiste en philosophie de l’histoire784
, mais il peut être utile de souligner quelques-unes
780
Lawrence Stone, « The Revival of Narrative: Reflections on a New Old History », Past and Present,
no 85 (1979), p. 3-24. Voir la réplique de J. Morgan Kousser, « The Revivalism of Narrative: a Response to
Recent Critiques of Quantitative History », Social Science History, vol. 8, no 2 (1984), p. 133-149. R. Chartier
s’est demandé à propos du récit en histoire : « Comment, en effet, pourrait-il avoir “retour” ou retrouvailles là
où il n’y a eu ni départ ni abandon? ». (R. Chartier, « Philosophie et histoire : un dialogue », p. 160) 781
P. Ricœur, Temps et récit, p. 171. 782
G. Bouchard, « La science historique comme anthropologie sociale », p. 7. 783
F. R. Ankersmit, « The Linguistic Turn: Literary Theory and Historical Theory »,
dans Historical Representation, p. 29-74; R. Vann, « Turning Linguistic…». 784
Voir ci-dessus (1.2.3.3). On consultera aussi Geoffrey Roberts (dir.), The History and Narrative Reader,
Londres et New York, Routledge, 2001; E. Clark, « Narrative and History », dans Historians and the
Lingusitic Turn, p. 86-105 et F. R. Ankersmit, « Narrative and Interpretation ».
204
des idées fortes de ce programme de recherche. Ce qu’il est convenu de nommer le
narrativisme soutient essentiellement que le récit est loin de se réduire à un simple mode
neutre de présentation des faits. Les philosophes ont délaissé leur ambition de transformer
l’histoire en une science nomologique et ont investi le récit de ressources esthétiques et
cognitives. Ils ont particulièrement souligné, sous différentes formes, que raconter, c’est déjà
expliquer. Ce faisant, ils confèrent une « respectabilité épistémologique » à la narration
comme mode de compréhension ou d’explication785
. L’écriture narrative détient à leurs
yeux, selon J. Gorman, « an explanatory and truth-telling use »786
. L. O. Mink, important
représentant du narrativisme, soulignait en effet que les historiens seraient « ill advised to
relegate skill in managing narrative complexity to the status of a merely literary grace
irrelevant to the hard cognitive stuff of historical research. Even though narrative form may
be, for most people, associated with fairy tales, myths, and the entertainments of the novel, it
remains true that narrative is a primary cognitive instrument […] an irreducible way of
making the flux of experience comprehensible. »787
La fonction cognitive du récit résiderait
dans sa capacité à ce que L. O. Mink identifie comme le propre de la démarche historique, à
savoir configurer le réel historique. Contre l’impérialisme méthodologique du modèle
nomologique qui « bears little relation to what they understand as their own mode of
inquiry », L. O. Mink revendique « the autonomy of historical understanding »788
. La
compréhension historique est définie comme un « synoptic judgment »789
par lequel
l’historien procède à une « colligation » – notion que L. O. Mink emprunte au logicien
britannique William Whewell qui l’a élaborée au XIXe siècle et à William H. Walsh qui l’a
réactualisée dans An Introduction to Philosophy of History790
–, à savoir une mise en relation
785
M. Lagueux, « Narrativisme… », p. 65. 786
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 174. 787
L. O. Mink, « Narrative Form as Cognitive Instrument », dans Historical Understanding,
édité par Brian Fay, Eugene O. Golob et Richard T. Vann, Ithaca, Cornell University Press, 1987, p. 185. 788
L. O. Mink, « The Autonomy of Historical Understanding », p. 26. 789
Ibid., p. 42. 790
Voir W. Whewell, The Philosophy of the Inductive Sciences Founded upon their History, New York,
Johnson Reprint Corporation, 1967 [1847]; W. H. Walsh, An Introduction to Philosophy of History, p. 59-64.
Sans jamais employer la notion de colligation, F. Dumont recourt à la notion d’« ensembles idéels » ou
« ensembles historiques » pour désigner les ensembles de faits contextualisés; il distingue ces ensembles des
« faits proprement dits ». (F. Dumont, « Idéologie et savoir historique », p. 43) Pour une discussion plus
contemporaine sur la notion de colligation, voir C. Behan McCullagh, « Colligation », dans A. Tucker,
205
de différents événements en vue de comprendre leur interrelation et les saisir comme un
ensemble intelligible contextualisé. La « Renaissance » est un exemple d’un concept
« colligé ». L’historien ne cherche pas à comprendre les événements isolés les uns des
autres, mais à les saisir ensemble. Le récit permet au savoir historique de constituer, à côté
des « theoretical » et « categoreal » « modes of comprehension » correspondant à la
démarche respective des sciences de la nature cherchant à produire des lois générales pour
rendre compte de façon hypothético-déductive des phénomènes et de la philosophie
cherchant à déterminer l’essence des choses, une compréhension « configurational »
permettant de saisir les « elements in a single and concrete complex of relationships »791
, de
les colliger.
L’activité configurationnnelle du récit, sur laquelle L. O. Mink insiste pour défendre
l’autonomie méthodologique du savoir historique, permet à ses praticiens de synthétiser
l’hétérogène – coordonner les événements multiples et les causes, intentions et hasard dans
une même unité de sens – à travers une mise en intrigue, pour dire comme P. Ricœur, rare
philosophe français à l’affût des thèses narrativistes anglo-saxonnes et qui a aussi participé à
la mouvance narrativiste en épistémologie de l’histoire792
.
Hayden White et la new philosophy of history participent aussi du tournant
narrativiste en philosophie de l’histoire. Ils ont en fait radicalisé ce tournant en s’appropriant
les thèses postmodernistes reproblématisant le rapport entre langage et réalité. Si
Arthur Danto, William B. Gallie ou Louis O. Mink ont insisté sur la fonction cognitive du
récit en histoire, H. White, pour sa part, cherche à relativiser la frontière entre récit
historique et récit de fiction qui partagent, selon lui, une commune structure narrative793
. En
fait, comme le souligne W. H. Dray, Metahistory entraîna un « seismic shift in the way
historical narrative was discussed by philosophers » :
A Companion…, p. 152-161. W. Whewell est un des rares philosophes anglo-saxons d’avant les années 1960 à
avoir adopté une démarche historique pour interroger les sciences. 791
L. O. Mink, « History and Fictions as Modes of Comprehension », New Literary History, vol. 1,
no 3 (1970), p. 549-551. 792
P. Ricœur, Temps et récit I, p. 102 et 254; Idem, « Histoire/épistémologie », p. 313. 793
M. Lagueux, « Narrativisme… », p. 66.
206
The focus of concern moved away from logical and conceptual characteristics
of narration toward ideological ones – toward the larger purposes narrative
supposedly served in the hands of historians seeking social relevance. In
consequence, it came to be viewed as essentially an exercise in rhetoric, as a
mode of discourse rather than an instrument of inquiry, or even of
understanding. Increasingly, the cognate discipline for philosophy of history
was seen as literary theory rather than philosophy of the natural or
social sciences.794
Comme il nous a déjà été donné de voir, H. White a théorisé et mis en œuvre une véritable
tropologie de l’historiographie où « the historical work » est pensé comme ce qu’il est
« most manifestly », à savoir « a verbal structure in the form of a narrative
prose discourse »795
, ce qu’il nommera plus tard sans équivoque un « literary artifact »796
.
Les procédés scripturaires en histoire ne relèvent pas seulement de la transmission de la
connaissance qu’elle produit; ils sont constitutifs de cette production et participent du
processus cognitif du savoir historique. Comme le rapporte Adrian Wilson dans un récent
numéro de History and Theory, le « fundamental insight » de la démarche métahistorique
de Hayden White a été de montrer que « the form of historical writing is
epistemologically consequential »797
. Elle s’inscrit pleinement en cela dans le moment
narrativiste de la philosophie de l’histoire. H. White accomplit ce que
Franklin R. Ankersmit nomme « the literary déniaisement of historiography »798
: Loin de
se réduire un simple médium « that can be filled with different contents » et qui n’ajoute
rien à la représentation historique, le récit, selon H. White, « already possesses a content
prior to any given actualization of it in speech or writing »799
. Il repose en fait sur un
794
W. H. Dray, « Explanation in History », p. 220. 795
H. White, Metahistory…, p. 9. Dans sa critique de H. White, M. Mandelbaum soutient que « the fact that
simply because every historical work is a verbal structure, and can be considered as such, it by no means
follows that this provides the most basic level at which all of its structural aspects are to be understood ».
(« The Presuppositions… », p. 45) 796
Idem, « The Historical Text as Literary Artifact », Clio, vol. 3, no 3 (1974), p. 277-303. Voir aussi son
The Content of the Form…, surtout le chapitre « The Value of Narrativity in the Representation of Reality »,
p. 1-25. 797
A. Wilson, « The Reflexive Test of Hayden White’s Metahistory », p. 1. 798
F. R. Ankersmit, « Narrative, an Introduction », dans F. R. Ankersmit et al., Re-figuring Hayden White,
p. 78. 799
H. White, « The Question of Narrative in Contemporary Historical Theory », dans The Content of
the Form…, p. 27.
207
« web of commitments »800
, à savoir des choix esthétique – les tropes –, épistémologique –
les « explanatory paradigms » – et éthique – qui renvoie aux implications idéologiques de
sa représentation du passé. Ces choix forment une « metahistory » qui préfigure
l’appréhension historienne du passé. En résumant sa réflexion sur la place de la narration
dans le savoir historique, H. White soutient que les « historical narratives » sont « most
manifestly » des « verbal fictions » dont le contenu est autant inventé que trouvé et dont les
formes ont plus en commun avec leurs « counterparts in literature than with those in
the sciences »801
.
La philosophie narrativiste de l’histoire s’est structurée autour d’un autre débat qui
est « notoriously difficult to pin down »802
, celui concernant l’origine et la nature de la
structure narrative ordonnant l’ensemble des faits composant le récit historique. Au risque de
schématiser un débat complexe, nous pouvons soutenir que deux camps s’affrontent. Des
narrativistes, comme David Carr803
, ont soutenu, dans une perspective réaliste et
phénoménologique, que le monde des actions humaines est ontologiquement déjà structuré
en récit, alors que d’autres, comme L. O. Mink, ont soutenu, dans une perspective
constructiviste ou nominaliste, que l’historien structure la réalité en un récit. L. O. Mink
soutient qu’il faut abandonner l’idée « that there is determinate historical actuality, the
complex referent for all our narratives of “what actually happen”, the untold story to which
narrative histories approximate »804
. Il ajoute que « stories are not live, but told »805
.
Comme a pu l’observer M. Lagueux806
, P. Ricœur a développé une position en quelque sorte
mitoyenne dans ce débat. Pour éviter de prêter carrément une structure narrative à la réalité
historique tout en soutenant qu’il serait néanmoins possible d’entrevoir dans cette réalité
historique la « préfiguration » d’un récit, P. Ricœur fait valoir que l’ensemble des faits
susceptibles de faire l’objet de ce récit doivent posséder certains traits « pré-narratifs », ce
800
Idem, « The Politics of Historical Interpretation… », p. 69-71. 801
H. White, Tropics of Discourse, p. 82. 802
F. R. Ankersmit, « Narrative and Interpretation », p. 202. 803
Entre autres, D. Carr, Time, Narrative and History, Bloomington, Indiana Univeristy Press, 1986;
« Narrative and the Real World », History and Theory, vol. 25, no 1 (1986), p. 117-132. 804
L. O. Mink, « Narrative Form as Cognitive Instrument », p. 202. 805
Idem, « History and Fiction as Modes of Comprehension », dans Historical Understanding, p. 60. 806
M. Lagueux, « Narrativisme… », p. 68.
208
qui revient à dire qu’on ne saurait faire l’histoire de n’importe quoi : seul le monde de
l’action humaine est doté de cette « structure pré-narrative »807
qui lui donne son historicité.
La réalité sans être dotée d’une structure narrative n’est pas pour autant une masse informe.
W. H. Dray a aussi tenté de concilier les thèses réaliste et nominaliste en soutenant que le
monde historique se compose de configurations potentiellement narrativisables encore
inconnues808
et que l’activité par laquelle les historiens construisent leur récit doit
nécessairement reposer sur des faits et sur des relations entre ces faits qu’ils établissent par
un travail de recherche critique. La place centrale, voire fondamentale du récit dans le savoir
historique ne doit pas faire oublier que l’histoire n’est pas qu’écriture; elle est tout autant une
recherche critique.
Toujours est-il que la réflexion sur le récit des philosophes de l’histoire a été menée
en parallèle sans jamais vraiment croiser l’épistémologie des historiens qui discourent aussi
sur le savoir historique. Le récit est au cœur du discours que les historiens tiennent sur leur
savoir. Montrons-le à travers l’espace disciplinaire québécois.
4.2 La discipline du récit
Le récit est un enjeu carrefour de la discipline historique. Sans prétendre examiner
tout ce que les historiens québécois ont écrit sur le récit, nous pouvons souligner que
discourir sur le récit leur permet notamment de spécifier la méthodologie de leur savoir, de
traiter de son rapport aux sciences sociales et à la littérature ainsi que de réfléchir à sa
fonction sociale. L’identité même de la discipline se définit à travers le discours que les
historiens tiennent sur le récit.
Aborder la question du récit permet d’abord aux historiens de spécifier la nature de
leur savoir. En 1947, dans un article paru dans le premier numéro de la Revue d’histoire de
l’Amérique française, important agent de l’affirmation disciplinaire de l’histoire au
Québec, Thomas Charland accorde une place centrale au récit dans sa définition de la
nature de l’histoire. Celle-ci consiste en « le récit du passé humain, dans son enchaînement
concret et au moyen de traces documentaires laissées par lui ». Il ajoute que l’histoire
807
P. Ricœur, Temps et récit I, p. 113 808
W. H. Dray, On History and Philosophers of History, p. 85.
209
« appartient au genre récit »809
. Le récit permet en effet à l’histoire de se démarquer
d’autres représentations du passé. Il permet aux historiens de dépasser la chronique ou les
annales en faisant « ressortir la continuité, l’interdépendance des faits » qu’ils établissent au
moyen d’un examen critique des documents. L’histoire, poursuit T. Charland, raconte les
faits « de façon à en faire voir la suite, le développement, le cours. Elle montre les points
s’engendrant les uns les autres, elle trace une ligne ». L’explication des faits en histoire est
impossible sans la médiation du récit car, au lieu de les appréhender comme des
manifestations de lois générales dans lesquelles il les subsumerait, l’historien recherche
« leurs causes et leurs conséquences concrètes », soit « les autres faits qui en sont les
antécédents et les aboutissants ». Une telle recherche exige que l’histoire « s’applique à
démêler l’écheveau des faits, à retrouver le fil qui les relie les uns aux autres, à en
reconstituer la trame ». Toutes ces opérations supposent la mobilisation de ressources
narratives qui seules peuvent conférer à l’histoire le titre de « science explicative
du passé »810
. Science et récit ne sont pas irréconciliables dans l’épistémologie historienne
de T. Charland; le récit est une condition même de la scientificité historienne.
Huit ans plus tard, à la question « Mais qu’est-ce donc que l’histoire? »811
,
Claude Galarneau – premier diplômé de l’Institut d’histoire de l’Université Laval –
identifiait l’histoire, dans ses « quelques réflexions sur la recherche en histoire »812
marquées du sceau de l’école des Annales, « au récit et à l’explication du passé »813
. Ce
faisant, il exprimait une tension animant le discours sur l’identité historienne, soit celle
entre l’art et la science. Scientifique dans la construction méthodique de son objet
d’enquête, l’histoire serait artistique dans sa transmission écrite.
S’interroger sur le récit en histoire revient souvent à qualifier non seulement sa
scientificité, mais aussi son objectivité. Dans un article paru en 2002 dans la revue Mens,
809
T. Charland, « Les limites de l’histoire », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 1, no 1 (1947),
p. 14. 810
Ibid., p. 10-11. 811
C. Galarneau, « Jeunesse de Clio ou la recherche en histoire », Revue d’histoire de l’Amérique française,
vol. 9, no 1 (1955), p. 5 812
Ibid., p. 3. 813
Ibid., p. 5.
210
É. Bédard, qui s’approprie les réflexions de P. Ricœur et de H. White examinées dans la
section précédente, souligne que la complexité de l’objet historique exige que l’historien
recoure à la narration avec les incertitudes que ce recours impose à son savoir. Le récit en
histoire est ainsi une voie par laquelle la nécessaire subjectivité de l’historien s’introduit
dans l’opération historiographique : « la façon de narrer les événements atteste, de mille
manières, de la subjectivité de l’auteur »814
. La « médiation par le récit » offre à l’historien
un espace dans lequel il exprime ce qu’É. Bédard nomme sa « sensibilité » au passé815
.
É. Bédard conçoit cette sensibilité comme une catégorie pour renouveler l’analyse de
l’historiographie qui ne saurait se réduire à une analyse des sources employées par les
historiens ou de leurs partis pris idéologiques. L’historiographe serait de la sorte capable de
percevoir « une posture de chercheur patenté ou d’intellectuel engagé », de décoder « les
sédiments d’une pensée qui se structure autour de quelques idées fortes et de valeurs
personnelles »816
. Ces éléments stylistiques requièrent une analyse du « langage des
historiens » – leitmotiv de la philosophie narrativiste de l’histoire – puisque l’histoire est
fondamentalement « narration d’événements, un récit, une mise en intrigue du
temps humain »817
.
Si la médiation par le récit est nécessaire pour que la connaissance historique puisse
« naître, se répandre et jouer un rôle dans le devenir de nos sociétés », bref pour qu’elle
puisse exercer sa fonction sociale, l’histoire ne saurait toutefois se réduire à un récit. Contre
certains « “narrativistes” radicaux [ayant] soutenu que le récit historique n’était au fond que
pure fiction »818
, É. Bédard rappelle que l’histoire dispose d’une méthode rigoureuse pour
établir la véracité de son discours et des procédés de falsification qui, en limitant l’éventail
des narrations possibles, permet à l’histoire de contourner l’écueil épistémique du tout se
814
É. Bédard, « Narration et historiographie. Le cas du XIXe siècle canadien-français »,
Mens : revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, vol. 3, no 1 (2002), p. 10. 815
Ibid. 816
Ibid., p. 12. 817
Ibid., p. 11. 818
Ibid., p. 9.
211
vaut relativiste819
. É. Bédard montre que la place centrale du récit dans le savoir historique
n’enlève rien au fait que celui-ci dispose d’une méthodologie critique par laquelle il peut
revendiquer une certaine objectivité scientifique.
Rare historien québécois à l’affût des réflexions épistémologiques sur l’histoire des
philosophes, J. Goyette considère que celles-ci sont venues bousculer « les habituelles
conceptions de la narration ». Ce qu’il nomme les « thèses narrativistes »820
sont apparues
en réaction modèle d’explication de type déducto-nomologique défendu par l’empirisme
logique. Elles réhabilitent la narration qu’elles considèrent comme un outil légitime du
savoir historique. J. Goyette note en effet que loin de se réduire à « un simple artifice
stylistique », la narration joue un rôle déterminant dans le « procédé explicatif en histoire ».
Raconter, c’est déjà expliquer. L’explication ne se pense plus strictement qu’en termes de
« relations causales » médiatisées par une loi générale, car le récit dispose de « virtualités
explicatives »821
. En somme, en se référant à la philosophie narrativiste de l’histoire,
J. Goyette vient souligner la place essentielle du récit dans le savoir historique.
Ardent défenseur de la scientificité de l’histoire et pourfendeur du relativisme en
histoire, G. Bouchard s’est prononcé sur la question du récit afin de renouveler le
programme de l’histoire sociale dont il s’est fait le promoteur depuis les 40 dernières
années au Québec. Au tournant des années 1990, il avait déjà constaté un certain
épuisement du paradigme de l’histoire sociale822
. Il préconisait, à cet égard, plusieurs
solutions pour la redynamiser. L’histoire doit se faire anthropologique en recourant
notamment aux procédés du comparatisme. Cette anthropologisation de l’histoire
permettrait à l’histoire d’atteindre le « langage universel de l’humanisme » et d’exercer sa
« vocation première », à savoir de « traduire pour soi-même et pour les autres cet
échantillon concret de la condition humaine incarnée » dans la collectivité circonscrite dans
819
É. Bédard, « Récits de fondation et téléologie. Réflexions autour de l’historiographie du réformisme
canadien-français », dans Anne Trépanier (dir.), La Rénovation de l’héritage démocratique : entre fondation
et refondation, Ottawa, Presses de l’Université d’Ottawa, 2009, p. 37-38. 820
J. Goyette, « Biographie, narration et philosophie de l’histoire », p. 82. 821
Ibid., p. 83. 822
G. Bouchard, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise : les chemins de la maturité [1990] »,
dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 284.
212
un espace-temps particulier formant l’objet de son enquête823
. Loin d’être un « spécialiste
du singulier », l’historien cherche dans celui-ci « les racines dans des trames
plus fondamentales »824
.
Cette anthropologie historique comparée ne peut cependant renouveler l’histoire
sociale qu’à la condition que celle-ci réintègre dans « sa pratique méthodologique et
analytique des composantes essentielles de la plus vieille tradition historiographique
auxquelles elle a paru un moment tourner le dos, à savoir l’individu, l’événement,
le récit »825
. Le récit permettrait, d’un côté, de faire de la « durée » la « trame principale »
de l’analyse historique qui s’est trop souvent employée, sous le paradigme de l’histoire
sociale fortement influencé par le structuralisme triomphant des années 1950 et 1960826
,
« à détecter et à exploiter des relations et des systèmes »827
. G. Bouchard soutient que le
récit est l’outil par lequel l’historien peut retrouver la diachronie.
D’un autre côté, le régime de vérité spécifique à l’histoire se fonde par ailleurs sur
une conjugaison de l’analyse et du récit. Le déchiffrage des « réalités singulières » du
devenir historique ne saurait s’effectuer qu’à l’aide des modèles analytiques des sciences
sociales. Il nécessite également « de l’intuition et de la sensibilité ». Pour cette raison,
prétend G. Bouchard, l’historien ne saurait se priver des « ressources du récit, du langage,
de son pouvoir évocateur »828
. La narration est essentielle à la fonction sociale de l’histoire.
Elle permet à l’historien de rejoindre la société à laquelle il s’adresse, car elle « recrée chez
le lecteur des images et des émotions » qui mettent en forme la vérité spécifique de
823
Ibid., p. 287. 824
Ibid. 825
G. Bouchard, « L’événement, l’individu et le récit : une nouvelle frontière pour l’histoire sociale »,
dans Simon Langlois et Yves Martin (dir.), L’Horizon de la culture. Hommage à Fernand Dumont,
Québec, Presses de l’Université Laval, 1995, p. 299. 826
F. Braudel a relevé le défi lancé à sa discipline par l’anthropologie structurale lévi-strausienne en intégrant
le structuralisme à la démarche historique. (Cf. F. Braudel, « Histoire et sciences sociales : la longue durée »,
Annales : ESC, vol. 13, no 4 (1958), p. 725-753). Sur le structuralisme, voir F. Dosse,
Histoire du structuralisme, 2 vols, Paris, La Découverte, 1991-1992. 827
G. Bouchard, « L’événement… », p. 311. 828
Ibid., p. 313.
213
l’histoire distincte de celle des sciences sociales829
. En 1997, dans un bilan – genre
important par lequel se textualise le savoir-dire historien – de la pratique de l’histoire
sociale au Québec, G. Bouchard réitéra son plaidoyer : « […] autant, d’un côté, l’histoire
sociale doit se donner des infrastructures et des méthodologies sophistiquées, autant, d’un
autre côté, elle doit se soucier d’intégrer d’une manière ou d’une autre dans ses analyses
[…] le récit : si, comme la plupart des historiens l’affirment implicitement, le social n’est
pas un système fermé, autodéterminé, il se déploie dans la durée et offre donc prise à une
forme de narration »830
. Le savoir-dire historien de G. Bouchard fait écho à la conclusion
que tirait Pierre Savard de sa rétrospective de l’historiographie produite entre 1947 et 1972,
à savoir que « la surenchère “scientifique” quantitative et modélisante dans les sciences
humaines », dont les théories nourrissaient de plus en plus la réflexion des historiens, ne
doit pas leur faire oublier que leur discipline « ne pourra jamais se dépouiller d’un certain
caractère narratif sans se nier elle-même »831
. La question du récit est au cœur de celle de la
relation entre l’histoire et les sciences sociales, autre enjeu autour duquel se déploient les
ressources réflexives des historiens.
La question de la relation entre l’histoire et les sciences sociales structure le savoir-
dire historien de Nicole Gagnon et Jean Hamelin dans L’Homme historien. L’ouvrage se lit
en effet avant tout comme une « tentative de définition de la démarche historienne »832
cherchant à cerner la spécificité de l’histoire dans le concert des sciences sociales dont le
développement récent au Québec lançait un sérieux défi à la discipline historique. Un défi
qui, par l’instabilité qu’il engendre, pousse les historiens à prendre la parole sur leur savoir
comme l’ont fait N. Gagnon et J. Hamelin.
Pour légitimer le savoir historique et réaffirmer son identité spécifique,
l’épistémologie historienne qu’ils énoncent se structure notamment autour de la question de
la place du récit en histoire. Ils soutiennent la thèse que l’explication en histoire n’est pas
829
Ibid., p. 313. 830
G. Bouchard, « L’histoire sociale au Québec… », p. 266. 831
P. Savard, « Un quart de siècle d’historiographie québécoise », Recherches sociographiques,
vol. 15 (1974), p. 96. 832
N. Gagnon et J. Hamelin, l’Homme historien…, p. 118.
214
centrale; l’historien, « fondamentalement », raconte. Face à la logique structurale des
sciences sociales et à leur ambition de produire une explication foncièrement scientifique
de la société, le discours « proprement historiographique » consiste plutôt en
« une description individualisante » qui ne peut être effectuée que si le processus historique
est raconté833
. « [E]ssentiellement spatialisante », la « pensée structurale » supprime la
temporalité en éliminant l’action du processus historique – la temporalité – et la subjectivité
des individus dans celui-ci. Ce faisant, elle produit une connaissance qui « place le
déterminisme en dehors de la causalité humaine »834
. Pour cette raison, les auteurs
implorent les historiens de résister aux chants des sirènes et ne pas « s’enfermer dans la
logique des structures », au risque de réduire la connaissance de l’Histoire, des hommes en
société à « une transformation des structures d’où le temps, la finalité et l’homme seraient
absents »835
. Les historiens sont munis d’un dispositif pour résister à la tentation
structuraliste, le récit. Ils ont encore « la tâche de raconter l’Histoire »836
en dépit de toutes
les théories et tous les outils que peuvent leur procurer les sciences sociales.
Le savoir historique « donne à comprendre »837
et peut atteindre le vécu que par le
truchement de la narration. Pour cette raison, il relève moins, dans l’Homme historien, de
l’ordre de la science que de celui de l’art : le discours historique demeure
« fondamentalement une narration »838
.
L’historien peut espérer, par le récit, dépasser la production d’une connaissance
abstraite et désincarnée du temps dans laquelle risque de le plonger la logique structurale
des sciences sociales. Pour évoquer la durée dans la conscience du lecteur, il ne suffit pas à
l’historien d’en fournir une mesure objective; il faut la rendre sensible par le mécanisme
même du récit. Même si les sciences sociales ont poussé les historiens à s’ouvrir aux
structures et aux conjonctures, le discours historique demeure une écriture narrative.
833
Ibid., p. 70. 834
Ibid., p. 79. 835
Ibid. 836
Ibid. 837
Ibid., p. 117. 838
Ibid., p. 55.
215
« Que le protagoniste en soit devenu la conjoncture plutôt que tel homme politique,
[l’histoire], soutiennent N. Gagnon et J. Hamelin, comme le soutiendra un peu plus tard
P. Ricœur dans Temps et récit, prend la forme d’un récit, c’est-à-dire mise en place,
déroulement et dénouement d’une intrigue »839
.
« [A]gencement particulier d’éléments », l’intrigue révèle la contingence du
processus historique. Elle vient briser la fatalité à l’aune de laquelle les modèles
déterministes des sciences sociales souhaitent l’appréhender en « mettant en évidence le
caractère problématique d’une situation », en introduisant « la tension vers le futur dans
l’esprit du lecteur comme transcription subjective, intériorisation vécue de l’objectivité du
devenir historique »840
et donnant aux agents historiques une certaine liberté. La mise en
intrigue à travers laquelle l’historien peut exprimer la temporalité se construit sur le mode
du récit841
.
La question du récit dans l’épistémologie historienne de l’Homme historien rejoint
aussi celle de la dimension scripturaire de la connaissance historique. Parce qu’elle se sert
du médium narratif pour exprimer adéquatement son objet, « la pensée historienne » est
plus « représentative que conceptuelle »842
, une thèse qui a été notamment réactualisée par
Franklin R. Ankersmit dans Historical Representation (2001)843
. L’écriture n’est pas une
opération secondaire en histoire comme elle peut l’être dans d’autres sciences. N. Gagnon
et J. Hamelin vont même jusqu’à soutenir que l’« intelligence du passé est travail
d’expression »844
. Produit d’un travail critique sur les sources, la connaissance historique,
selon les auteurs, ne s’achèverait que dans une représentation par laquelle l’historien rend
intelligibles les significations vécues845
. Ultimement, au nombre des qualités que devrait
posséder tout bon historien, il y en a une qui « les résume toutes », à savoir sa « capacité de
839
Ibid., p. 77. 840
Ibid., p. 55. 841
Ibid., p. 61. 842
Ibid. 843
Voir aussi son récent article « Representation as a Cognitive Instrument », History and Theory, vol. 52,
no 2 (2013), p. 171-193. 844
N. Gagnon et J. Hamelin, l’Homme historien…, p. 49. 845
Ibid., p. 47.
216
convaincre ». Et dans l’Homme historien, « convaincre c’est séduire » : « L’œuvre doit […]
briller par la rigueur et l’ordonnance de sa démonstration […] [et] doit être belle sur le plan
littéraire. Point de grands historiens qui n’aient été de grands écrivains. »846
En souhaitant que l’histoire se préoccupe davantage de sa forme, de son
« esthétique »847
, Pierre Trépanier, dans son « Plaidoyer pour l’histoire comme genre
littéraire », souhaite que l’histoire se réconcilie avec son caractère artistique. Après s’être
appropriée des sciences sociales desquelles elle a développé « son goût récent pour les
modèles et les formalisations »848
, l’histoire se doit maintenant de se rapprocher de la
littérature qui est une « source d’alimentation de la réflexion de l’historien »849
. Au nom du
caractère artistique du savoir historique, P. Trépanier soutient, que l’historien
« doit protéger la sauvagerie du passé et la quatrième dimension elle-même contre […]
l’urbanisme des sociologues théoriciens » et peut assumer son rôle de « délinquant qui
éprouve la solidité des conventions savantes et des modes intellectuelles »850
. L’art du
savoir historique réside avant tout la « recherche du bien-dire » qui, note-t-il, « a parfois
pour récompense la découverte d’un point de vue, d’une relation inaperçus jusque-là, bref
une meilleure connaissance ». P. Trépanier va même jusqu’à soutenir la thèse que « le beau
contrôlera le vrai »851
.
La « convergence de la littérature et de l’histoire »852
, revendiquée par P. Trépanier,
s’apprécie notamment dans la transmission écrite que l’historien effectue de la
connaissance qu’il produit au moyen d’une analyse critique des sources. Le récit permet à
l’historien de communiquer les résultats de cette analyse et de réparer « ses ravages » en
846
Ibid., p. 51. 847
P. Trépanier, « Plaidoyer pour l’histoire comme genre littéraire [1981] », dans É. Bédard et J. Goyette,
Parole d’historiens…, p. 325. 848
Ibid., p. 331. 849
Ibid., p. 328. 850
Idem, « L’historien et la tradition », dans Damien-Claude Bélanger, Sophie Coupal et
Michel Ducharme (dir.), Les Idées en mouvement : perspectives en histoire intellectuelle et culturelle
du Canada, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 80. 851
Idem, « Plaidoyer pour l’histoire comme genre littéraire », p. 330. 852
Ibid., p. 328.
217
« rescapant des significations ou en les rajeunissant »853
. Après s’être isolé de la société
dans les salles d’archives pour construire sa connaissance, l’historien la retrouve au moyen
d’une connaissance porteuse de sens pour ses contemporains par la médiation de l’écriture
qui permet à l’histoire d’être « socialement utile »854
. Par son habilité à produire un récit,
l’historien peut rejoindre ses contemporains et façonner la mémoire collective. L’historien
ne saurait donc se passer de « l’art du récit »855
sans lequel son savoir trahirait non
seulement « sa nature », mais aussi « son rôle social », son « utilité propre » qui est « de
veiller à la qualité du rapport au passé »856
.
Dans « L’histoire des historiens : entre la reconstruction d’une mémoire collective
et la recherche d’une identité », J. Hamelin traite, sans se « livrer à de longues réflexions
épistémologiques »857
, de ce qu’il nomme l’« identité historienne » en vue « d’entrevoir
quelle est la fonction spécifique des historiens »858
. Il souligne que l’émergence de la
pratique de l’interdisciplinarité « n’abolit pas les disciplines », qu’elle a même
« renforcé chez lui le sentiment que l’historien occupe un territoire qui lui est propre »859
.
Jean Hamelin soutient que deux « traits » délimitent le territoire de l’historien. Ces
deux traits nécessitent la médiation du récit. Le premier concerne la « visée »860
de
l’historien. S’il existe « autant d’histoires qu’il y a d’historiens », le « dénominateur
commun » des disciples de Clio est qu’ils ne « veulent pas rompre avec le contingent, c’est-
à-dire l’événement et le vécu ». Ils n’ignorent pas que des « déterminations » pèsent sur les
individus, mais ils sont sensibles « aux possibles, donc au hasard, à la liberté, aux
potentialités insoupçonnées de l’homme et aux événements qui, parfois, sont des
avènements qui rendent toute chose nouvelle ». L’historien s’intéresse au vécu concret de
853
Idem, « L’historien et la tradition », p. 80. 854
Idem, « Plaidoyer pour l’histoire comme genre littéraire », p. 331. 855
Ibid. 856
Ibid., p. 326 et 330. 857
J. Hamelin, « L’histoire des historiens : entre la reconstruction d’une mémoire collective et la recherche
d’une identité [1992] », dans É. Bédard et J. Goyette, Paroles d’historiens…, p. 225. 858
Ibid., p. 226 859
Ibid., p. 224. 860
Ibid., p. 225.
218
l’expérience de l’homme en société. Il ne cherche aucunement à expliquer en fonction de
lois. Sa « quête » en est une de sens et de significations. Dégager une signification de la
complexité de la réalité historique ne peut s’accomplir sans les ressources du récit qui
donne à l’historien les moyens de rendre intelligible le passé dans sa contingence et dans
son événementialité, bref dans sa temporalité : « l’expérience qu’il raconte – l’évolution des
hommes – n’a de réalité consistante que totalisée dans l’expérience vécue »861
. L’objet
même du savoir historique fait en sorte que ses praticiens ne sauraient mettre en œuvre ce
dernier sans les ressources de la narration.
Le second trait caractérisant l’identité historienne concerne sa fonction sociale.
L’historien produit une connaissance du passé certes pour lui-même et ses pairs, mais bien
davantage pour « la communauté » sans pour autant que cette connaissance soit
« une idéologie tournée vers l’action ». En faisant sienne la définition que le sociologue
Fernand Dumont donne du savoir historique, Jean Hamelin estime que l’histoire est « une
pratique de la solidarité ». Et c’est notamment par l’écriture narrative que l’historien peut
« garder le contact avec de vastes publics ». Bref, la nature et le rôle social de l’histoire font
qu’elle est « fondamentalement » un « récit »862
:
Ce discours narratif qui, à la différence du roman, est structuré tant par la
subjectivité de l’auteur que par l’objectivité des événements n’est pas un
discours inférieur aux discours scientifiques, comme le seraient les
balbutiements d’un enfant par rapport au langage d’un adulte. Il est l’une des
manières par lesquelles l’homme s’approprie lui-même et s’approprie l’univers.
Je souhaite que ce discours perdure car, de tous les discours inventés par
l’homme, il est celui qui me semble exercer sur lui le plus grand retentissement.
Mettant en scène des individus qui, tout à la fois, lui sont semblables et
dissemblables, l’histoire atteint l’homme profondément. Elle éveille en lui des
correspondances, des sympathies, des solidarités. Elle l’ouvre à des ailleurs
dont il n’a pas fait lui-même l’expérience. Elle concourt puissamment à la
formation du moi et du nous collectif.863
En somme, les ressources du récit, en permettant à l’historien de « rendre compte du
contingent et [de] garder le contact avec de vastes publics », lui donnent les moyens de
861
Ibid. 862
Ibid. 863
Ibid., p. 226.
219
remporter son « pari difficile, peut-être impossible » qui le tient sur une « corde raide »
d’où « il est lui est bien difficile de ne pas mettre un pied tantôt dans la littérature
romanesque, tantôt dans la science, donc de toujours savoir qui il est »864
. Le récit est, en ce
sens, au cœur de ce que Jean Hamelin nomme « l’identité historienne »865
à laquelle
l’épistémologie historienne cherche à donner forme.
Possiblement plus que tout autre historien québécois contemporain,
Jocelyn Létourneau a conjugué à travers son savoir-dire les questions de l’identité narrative
et de la fonction sociale de l’histoire. Au risque de schématiser et de simplifier une pensée
complexe qui ne se laisse pas aisément saisir, nous pouvons y relever, parmi quelques
tendances récurrentes, la thèse voulant que le récit en histoire soit plus qu’une composante
de son savoir. Chez J. Létourneau, le récit historique est considéré comme le fondement
identitaire de toute communauté. Le traitement qu’il fait de l’enjeu épistémique du récit
ouvre sur une réflexion plus large sur la fonction sociale de l’histoire et des historiens, autre
enjeu épistémique.
Selon J. Létourneau, un groupement humain existe dans la mesure où il peut se
mettre en récit, devenir sujet d’une narration. L’identité constitue en effet « un récit dans
lequel une communauté […] établit ses thématiques de rassemblement, évoque ses origines,
rétablit la prééminence de son espace mémoriel et récite ses incantations »866
. J. Létourneau
estime qu’il revient aux historiens de produire ce récit. Constatant le décalage entre la
représentation historienne du passé et la représentation que s’en fait la mémoire collective,
il déplore que les historiens faillissent à leur vocation de « chirurgiens chargés de
l’opération complexe et délicate des lobes mémoriels du sujet collectif »867
. Les historiens
tireraient en effet leur raison d’être ultime de leur participation à la reconstruction des
représentations qu’une communauté se fait d’elle-même dans sa diachronie868
.
864
Ibid., p. 225 865
Ibid., p. 226. 866
J. Létourneau, « La production historienne courante… », p. 13. 867
Ibid., p. 25. 868
Ibid., p. 10.
220
En accordant une fonction sociale si importante aux historiens, J. Létourneau en
vient à penser que le lien entre les historiens et le passé est moins de nature épistémique
que morale. Selon lui, l’histoire doit en effet moins chercher à connaître le passé qu’à s’en
servir pour bâtir l’avenir, comme si la connaissance pour la connaissance n’était d’aucune
utilité dans un tel projet :
Ce qui doit à tout moment guider l’historien dans sa quête de sens dans le
passé-présent, c’est le respect de la complexité inouïe des faits en vue de poser
les conditions pour qu’un avenir meilleur soit possible. En cela, son rôle
l’amène immanquablement au cœur de problèmes de morale collective, c’est-à-
dire que, en tant que scientifique accompli et initiateur de débat démocratique,
il lui faut tenter finalement de favoriser la victoire du bon sur le mauvais, c’est-
à-dire […] la victoire de l’espoir sur la douleur et celle de la délivrance
sur l’animosité.869
Toutefois, J. Létourneau oublie que l’exercice scientifique de l’histoire suppose un
espace disciplinaire prenant la forme d’une intersubjectivité épistémique qui, en fait comme
en droit, médiatise son rapport à la société. Cette médiation disciplinaire filtre non
seulement les injonctions de la société, mais aussi l’influence des historiens sur celle-ci,
sans pour autant éliminer leur fonction sociale de producteur de connaissances vraies du
passé. En fait, en tant que membres d’une discipline, les historiens forment en eux-mêmes
une communauté spécifique et autonome détenant sa propre temporalité, une temporalité
qu’ils mettent en récit à travers leur savoir-dire.
4.3 Le récit disciplinaire
Il n’est pas impertinent de s’interroger sur le récit qui sous-tend l’identité collective
des historiens. En plus d’être une balise de l’identité du savoir historique, le récit en est
aussi un vecteur. Le récit disciplinaire renvoie au rapport que les historiens, comme tous les
savants, entretiennent avec le passé de leur discipline. Nous analyserons plus finement, au
chapitre 5, ce rapport au passé disciplinaire qui constitue un enjeu structurant le discours
que les historiens tiennent sur leur savoir. Nous nous limiterons pour l’instant à examiner
ce rapport en tant que récit disciplinaire.
869
J. Létourneau, « Se souvenir d’où l’on s’en va [2000] », dans É. Bédard et J. Goyette,
Parole d’historiens…, p. 438.
221
L’historienne australienne Marnie Hugues-Warrington s’est penchée sur la question
du récit disciplinaire en histoire. Dans son Fifty Key Thinkers on History, elle soutient que
les « historical surveys of histories resemble one another to a striking degree […] their
resemblance is such that one might speak of a conventional narrative of
history making »870
. Le récit disciplinaire des historiens leur donne une identité collective
en leur permettant d’articuler leur « professional self-understanding by reference to
the past »871
. En générant une identification par filiation, une mémoire disciplinaire, ce que
M. Hugues-Warrington nomme le « history narrative » repose sur deux « assumptions »
« on the part of historiographers »872
: le savoir historique a progressé en ce qu’il est plus
rigoureux sur le plan méthodologique – notamment en s’appropriant les méthodes des
sciences sociales – et il s’est démocratisé tant sur le plan de son sujet que sur celui de son
objet873
. M. Hughes-Warrington fait ici écho à des thèses de P. Veyne et M. Gauchet, qui
ont souligné que la dynamique de l’histoire consiste respectivement en « l’allongement du
questionnaire » et en « l’élargissement de l’objet »874
, seuls plans où le progrès
historiographique peut s’apprécier.
Avancée par Marnie Hugues-Warrington, la thèse d’un « conventional narrative »
du passé disciplinaire du savoir peut être toutefois nuancée en la confrontant
empiriquement au discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir. Le récit
disciplinaire des historiens québécois est loin d’être homogène; il est le produit de
différents types de discours. En fait, le rapport que les historiens entretiennent avec le passé
disciplinaire prend plusieurs formes allant de remémorations spontanées à des études
empiriques rigoureuses sur le plan méthodologique.
Les études empiriques se caractérisent par l’emploi de la méthode historique pour
connaître le passé de la discipline. L’appréhension que l’historien effectue du passé est
870
M. Hughes-Warrington, Fifty Key Thinkers on History, Oxford, Routledge, 2008, p. xiii. 871
H. Paul, « How Historians Learn to Make Historical Judgments », Journal of the Philosophy of History,
vol. 3 (2009), p. 106; Idem, « Self-Images of the Historical Profession… ». 872
M. Hughes-Warrington, Fifty Key Thinkers on History, p. xv. 873
Ibid., p. xvi. 874
P. Veyne, « L’allongement du questionnaire », dans Comment on écrit l’histoire. Essai d’épistémologie,
Paris, Seuil, 1978, p. 281-309; M. Gauchet, « L’élargissement de l’objet historique », Le Débat,
no 103 (1999), p. 131-147.
222
médiatisée par un cadre théorique et méthodologique explicite. Serge Gagnon est le
véritable pionnier de ce type de rapport au passé disciplinaire au Québec. Reconnue par le
premier prix Lionel Groulx décerné par l’Institut d’histoire de l’Amérique française en
1978, sa thèse doctorale, puis le livre qui en est tiré, analyse de l’historiographie
canadienne-française entre 1840 et 1920 sous l’enseigne de la sociologie de
la connaissance875
.
L’article de Patrice Régimbald paru dans le numéro de la Revue d’histoire de
l’Amérique française célébrant son 50e anniversaire relève également d’une étude
empirique du passé disciplinaire. Son étude recourt à un modèle élaboré par les sociologues
des sciences, celui de la « disciplinarisation » que P. Régimbald préfère à celui de
professionnalisation qui renvoie à des pratiques disposant de l’autorité légale pour contrôler
l’accès à leurs rangs, comme la médecine ou le génie. P. Régimbald rend compte d’un
processus essentiel de l’histoire de l’histoire et décisif de son récit disciplinaire depuis le
XIXe siècle, soit la transformation de l’étude du passé en une discipline institutionnalisée.
P. Régimbald veut montrer que cette transformation ne remonte pas à la création des
premiers instituts universitaires en 1947. Selon lui, la première génération d’historiens
universitaires a construit le mythe de 1947 comme l’an zéro de la discipline historique au
Québec876
. P. Régimbald dément ce schème du récit disciplinaire en soulignant le rôle
important joué par les sociétés savantes durant l’entre-deux-guerres dans la création d’un
espace historiographique de production et d’évaluation intersubjectives.
À côté des études empiriques du passé disciplinaire se retrouve un autre type de
discours sur le passé disciplinaire qui atteste que le récit disciplinaire des historiens est loin
d’être homogène. Les remémorations spontanées ou mémorielles traitent le passé
disciplinaire moins pour lui-même qu’en fonction de besoins présents au sein de la
discipline. Cette rétrospection instrumentale du passé disciplinaire, quand elle ne s’appuie
pas tout simplement sur la mémoire de l’historien, ne repose sur aucun cadre théorique
explicité. Les cas de P.-A. Linteau et de J. Hamelin montrent ce type de discours sur le
passé disciplinaire.
875
S. Gagnon, Le Québec et ses historiens, 1840-1920. 876
P. Régimbald, « La disciplinarisation… », p. 164.
223
Dans « La nouvelle histoire du Québec vue de l’intérieur », P.-A. Linteau prétend
« raconter […] l’histoire »877
de la génération d’historiens qui entrent dans la discipline au
tournant des années 1970. À travers ce récit qu’il produit avant tout à partir d’une
remémoration, P.-A. Linteau n’aspire pas à en faire une « géographie sociale très précise,
mais plutôt de dégager quelques traits d’ensemble qui me paraissent significatifs »878
. Le
récit disciplinaire permet à P.-A. Linteau de donner un sens à sa pratique discipline. Il
légitime le paradigme de l’histoire sociale en démarquant temporellement cette dernière de
« l’historiographie traditionaliste », « centrée sur les hauts faits et les héros »879
. La
génération historienne à laquelle appartient P.-A. Linteau a été l’instigatrice de
« la nouvelle histoire du Québec », celle qui n’impose rien de moins que « la nouvelle
norme de l’historiographie »880. Dans une perspective similaire, F. Ouellet a produit un
récit disciplinaire dans lequel la « modernisation de l’historiographie » est associée à
l’émergence et au développement du paradigme de l’histoire sociale881
.
J. Hamelin produit aussi son récit de la discipline historique par l’entremise d’une
rétrospection mémorielle. À travers son « vécu »882
, il analyse l’évolution de la pratique
historienne entre 1947 et 1990 en portant une attention particulière à la relation qu’elle
entretient avec les sciences sociales en vue de spécifier l’identité des historiens. La
thématique de la relation entre histoire et sciences sociales est récurrente dans le discours
que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir. Elle constitue d’ailleurs la trame du
récit disciplinaire esquissé par Fernand Ouellet dans « L’émergence de l’histoire comme
science sociale »883
.
877
P.-A. Linteau, « La nouvelle histoire du Québec vue de l’intérieur [1983] », dans É. Bédard et J. Goyette,
Parole d’historiens…, p. 257. 878
Ibid., p. 259. 879
Ibid., p. 260. 880 Ibid. 881
F. Ouellet, « La modernisation de l’historiographie et l’émergence de l’histoire sociale »,
Recherches sociographiques, vol. 26, no 1-2 (1985), p. 11-83. 882
J. Hamelin, « L’histoire des historiens… », p. 209. 883
F. Ouellet, « L’émergence dans le Canada du XXe siècle de l’histoire comme science sociale »,
Mémoires de la Société royale du Canada, vol. XX (1982), p. 35-81.
224
Le récit disciplinaire donne aussi aux historiens un vecteur à partir duquel ils
peuvent formuler une conception programmatique de leur savoir. Les bilans
historiographiques, à cet égard, examinent le devenir disciplinaire en vue de poser des
diagnostics ou de formuler des prescriptions pour améliorer le savoir historique, comme en
témoigne notamment « Sur les mutations de l’historiographie québécoise : les chemins de
la maturité » de G. Bouchard. Il identifie les différents paradigmes ayant structuré le
parcours de la pratique historienne au Québec, soit essentiellement le paradigme de la
survivance ou l’histoire politico-nationale et le paradigme moderniste ou l’histoire sociale.
En constatant l’épuisement de celle-ci, l’auteur plaide pour une histoire qui se ferait
anthropologie, c’est-à-dire une histoire qui traduit pour les autres un échantillon concret de
la condition humaine. Au lieu de se refermer sur son espace-temps, l’historien se faisant
anthropologue doit s’employer à donner des références qui rendent la connaissance du
particulier qu’il produit accessible aux autres cultures. « Spécialiste du singulier, poursuit-
il, l’historien n’en est pas un fabricant. »884
La réflexion méthodologique ultérieure de
G. Bouchard sur la pertinence de l’histoire comparée s’inscrit dans ce programme d’histoire
anthropologique qu’il a défini en l’insérant dans un récit de la pratique de l’histoire
au Québec.
La rétrospection à laquelle se livre G. Bouchard et bien d’autres historiens est, à
l’évidence, animée par une préoccupation : celle de l’avenir de la discipline. Comme si,
pour bien se penser, l’histoire devait se penser dans le temps, que l’épistémologie
historienne devait se faire aussi historique ou, pour paraphraser la formule de J. Goyette
dans la postface de Parole d’historiens, que l’historiographie devait se saisir dans sa
dynamique historique885
. Cela dit, la temporalité disciplinaire peut s’exprimer à travers le
récit qui demeure, selon P. Ricœur, la forme irréductible de l’expérience humaine du
temps886
. L’analyse du traitement historien de l’enjeu épistémique du récit nous a non
seulement fait voir qu’il constitue une balise majeure de l’identité historienne, mais que le
discours que les historiens entretiennent sur leur savoir prend souvent la forme d’un récit
884
G. Bouchard, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise… », p. 287. 885
J. Goyette, « Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », p. 441. 886
P. Ricœur, Temps et récit.
225
prospectif mobilisant le passé disciplinaire. Nous exploreons plus systématiquement au
prochain chapitre la place importante que prend le passé de la discipline dans
l’épistémologie historienne.
227
CHAPITRE 5 : LA QUESTION DU PASSÉ DISCIPLINAIRE. LES HISTORIENS ET
L’APPRÉHENSION DU PASSÉ DE LEUR DISCIPLINE
La théorie de
l’historiographie, c’est en
quelque sorte son histoire.
Fernand Dumont
Le passé de la discipline historique est au cœur du discours que les historiens
tiennent sur leur savoir. Ce discours est rarement sans rapport avec le passé de leur
discipline. Aussi, l’épistémologie historienne prend souvent la forme d’une rétrospection.
En fait, à l’instar de n’importe quelle discipline, l’histoire ne se donnerait jamais mieux à
voir qu’au passé887
. À cet égard, le philosophe de l’histoire Jonathan Gorman a récemment
soutenu que le « self-understanding » des historiens s’articulerait avant tout à travers le
discours qu’ils tiennent sur le passé de leur savoir disciplinaire. Pour cette raison, il fait des
« historiographies of historiography » ses « primary sources » pour documenter leur
compréhension de leur savoir888
. L’historien qui s’intéresse au passé de son savoir fait,
ajoute-t-il, « a characteristically philosophical move »889
. Parce qu’elle a des implications
épistémologiques, l’histoire de l’histoire peut être considérée comme ce que Davide Bondì
nomme un « borderline space […] lying between history and philosophy »890
. Comme le
mentionne Gaston Bachelard pour l’histoire des sciences891
, l’histoire de l’histoire n’est pas
une histoire tout à fait comme les autres. Le discours que les historiens tiennent sur le passé
de leur savoir disciplinaire est le médium de prises de position sur la nature même de ce
savoir et de jugements rétrospectifs sur son exécution qui donnent à voir sur leurs
ressources réflexives. Il existe un lien étroit entre épistémologie et historiographie que
l’historien et l’historiographe français Georges Lefebvre résumait par un aphorisme :
887
L. Blondiaux et N. Richard, « À quoi sert l’histoire des sciences de l’homme? », p. 110. 888
J. Gorman, Historical Judgement…, p. 2. 889
Ibid., p. 78. 890
D. Bondì, « Philosophers and the History of Historiography », Storia della Storiografia, nos 59-60 (2011),
D. Bondì, « Philosophers and the History of Historiography », p. 151. 891
G. Bachelard, « L’actualité de l’histoire des sciences », dans L’Engagement rationaliste, Paris,
Presses universitaires de France, 1971, p. 137-154. Sur la conception bachelardienne de l’histoire des
sciences, voir aussi D. Lecourt, L’Épistémologie historique de G. Bachelard, p. 78-79.
228
« l’histoire s’explique historiquement »892
. Un lien également constaté par un sociologue
qui a été une référence majeure du discours que les historiens québécois tiennent sur leur
savoir : la « théorie de l’historiographie, c’est en quelque sorte son histoire »893
. Bref, pour
toutes ces raisons, il n’est pas étonnant que le passé disciplinaire du savoir historique ait été
au cœur de l’épistémologie des historiens québécois : quelles formes prennent le discours
que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir?
Pour répondre à cette question et bien comprendre la place du passé disciplinaire
dans le savoir-dire historien, il faut se référer d’abord minimalement à la riche réflexion
théorique pluridisciplinaire issue des études sur les histoires disciplinaires (5.1). Ensuite,
nous voyons en quoi le discours que les historiens tiennent sur le passé de leur discipline
constitue un cas intéressant pour apprécier cette réflexion théorique (5.2), un cas que nous
documentons, conformément aux balises de notre enquête, à travers l’espace disciplinaire
québécois (5.3).
5.1 Historicisme et présentisme : deux appréhensions du passé disciplinaire
La réflexion théorique sur l’histoire des disciplines se structure en fonction de
différentes catégories antinomiques autant employées que questionnées :
externalisme/internalisme, continuisme/discontinuisme, sciences naturelles/sciences
humaines, etc. Aussi, il est généralement admis que l’histoire des disciplines peut être
produite par deux sujets. Le passé des disciplines peut, d’une part, être appréhendé par leurs
praticiens respectifs et, d’autre part, par des historiens des sciences. Conditionnés par leur
formation spécifique, praticiens et historiens entretiennent des rapports distincts au passé
disciplinaire.
Pour rendre compte de ces rapports, l’anthropologue Georges W. Stocking Jr avait
articulé, il y a une quarantaine d’années, une catégorisation idéal-typique de l’appréhension
892
Cité dans C.-O. Carbonell, Histoire et historiens…, p. 63. 893
F. Dumont, « La genèse de la société québécoise et ses suites. Rencontre avec Fernand Dumont »,
Cahiers d’histoire du XXe siècle, no 1 (1994), p. 80. F. Dumont a été marqué par les travaux d’épistémologie
historique de G. Bachelard. Son projet de rendre compte historiquement de l’historiographie au Québec était
une façon de poursuivre « les raisons du savoir sur un autre terrain que celui de Bachelard ». (F. Dumont,
Récit d’une émigration, Montréal, Boréal, 1997, p. 62) Nous aurons l’occasion de revenir sur les réflexions sur
le savoir historique de F. Dumont et sur leur influence sur le savoir-dire des historiens québécois dans les
sections 6.5 et 6.6.
229
du passé des « behavioral sciences » – à entendre dans l’acception large de sciences
sociales –, catégorisation qui peut s’appliquer tout autant à celle des sciences
mathématiques et naturelles et qui est devenue une référence dans la réflexion sur la nature
et les fonctions de l’histoire des disciplines. Sa catégorisation oppose deux types
d’appréhension du passé disciplinaire, celle produite par les praticiens – le présentisme – et
celle produite par les historiens des sciences – l’historicisme. P. Novick atteste de l’acuité
sinon de l’actualité de la catégorisation de G. W. Stocking Jr quand il souligne que « those
of us interested in the development of academic communities and of organized knowledge
often emphasize the distinction between “disciplinary histories”, written by practitioners,
and “histories of disciplines”, produced by historians »894
.
Selon G. W. Stocking, les praticiens des disciplines étudient le passé pour
comprendre le présent, tandis que les historiens de métier l’étudient « for the sake of the
past »895
. Il qualifie le premier type d’appréhension de « presentism » et le second
d’« historicism », même si la première qualification et – dorénavant – la seconde ont une
« epistemological charge »896
.
Une parenthèse s’impose ici. L’« historicisme » est une doctrine philosophique qui a
notamment été articulée dans la tradition idéaliste allemande des XVIIIe-XIXe siècles. Chez
des penseurs comme Giovanni Battista Vico, Johann Gottfried von Herder ou
Friedrich Schlegel, l’historicisme renvoie à l’idée que toutes les idées et valeurs humaines
sont historiquement conditionnées et sujettes, pour cette raison, au changement. La réalité
humaine est par nature historique. Il existe une irréductible diversité fondamentale des
époques et des sociétés faisant en sorte qu’il n’existe pas d’universaux intemporels comme
le prétendait le rationalisme des Lumières. L’historicisme, dans cette acception, est venu à
s’identifier au relativisme. Dans une acception plus restreinte mais reliée à la première,
l’historicisme désigne aussi à partir du XIXe siècle, notamment chez des penseurs
néokantiens, la théorie de la connaissance en vigueur dans les sciences humaines par
894
P. Novick, That Noble Dream…, p. 12. Voir aussi S. Collini, « “Discipline History” and
“Intellectual History”… ». 895
G. W. Stocking Jr, « The Limits of “Presentism” and “Historicism” in the Historiography of the
Behavioral Sciences », Journal of the History of the Behavioral Sciences, vol. 1, no 3 (1965), p. 211. 896
Ibid., p. 212.
230
opposition à la théorie naturaliste de la connaissance en vigueur dans les sciences de la
nature. L’histoire s’est affirmée comme une discipline autonome et spécifique avec le
paradigme historiciste897
. Dans Misère de l’historicisme, Karl R. Popper accordait au
concept d’historicisme une tout autre acception, à savoir « une théorie, touchant toutes les
sciences sociales, qui fait de la prédiction historique leur principal but et qui enseigne que
ce but peut être atteint si l’on découvre les rythmes ou les patterns, les “lois” ou les
“tendances générales” qui sous-tendent les développements historiques »898
. Le
présentisme, pour sa part, désigne depuis longtemps, une théorie de la connaissance qui
prétend que celle-ci est fortement tributaire du présent par la médiation du savant et du
contexte historique dans lequel il s’inscrit. Certains philosophes comme Adam Schaff
identifiaient d’ailleurs le présentisme à l’historicisme899
. Le terme a toutefois récemment
gagné une nouvelle acception avec les réflexions sur les régimes d’historicité de
François Hartog. Ce dernier entend par « présentisme » une expérience du temps où le
présent est omniprésent au détriment du passé et du futur qui s’effacent900
.
La dichotomie élaborée par G. W. Stocking au sein des producteurs de discours sur
le passé disciplinaire entre les praticiens présentistes et les historiens historicistes repose
sur divers éléments. L’appréhension présentiste est de finalité utilitaire et s’adresse avant
tout à la communauté disciplinaire étudiée et de laquelle est membre le sujet de
l’appréhension. Le passé de la discipline est reconstruit en fonction de ses besoins présents,
souvent pour la légitimer et la définir ou pour promouvoir certaines de ses approches créant
une justification et une identification par filiation : on remonte la généalogie de la
897
G. G. Iggers, « Historicism: The History and Meaning of the Term Journal of the History of Ideas »,
Journal of the History of Ideas, vol. 56, no 1 (1995), p. 129 et 143. G. G. Iggers note que le concept
d’« historicism » a connu une récente articulation dans la théorie et la critique littéraires avec le
« new historicism » qui « seek to overcome the suppression of the subject and of history in structuralist and
postructuralist thought » (p. 137). Cet article constitue la meilleure analyse historique du concept
d’historicisme. Voir aussi Arnaldo Momigliano, « Historicism in Contemporary Thought »,
dans Studies in Historiography, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1966, p. 221-238 et les numéros
thématiques consacrés à la notion d’historicisme de History and Theory (vol. 34, no 3 (1995)) et du Journal of
the Philosophy of History (vol. 4, no 2 (2010)). 898
K. R. Popper, Misère de l’historicisme, p. xv. K. R. Popper employait le terme d’« historisme » pour
désigner le courant de pensée considérant que les idées ne peuvent être comprises qu’en étant replacées dans
leur contexte historique. 899
A. Schaff, Histoire et vérité… 900
F. Hartog, Régimes d’historicité, présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
231
discipline. Le présentisme obéit à un impératif mémoriel et commande souvent la
rétrospection à laquelle se livrent les disciplines incertaines de leurs fondements et de leur
avenir. L’appréhension présentiste prépare, selon l’historienne Irmline Veit-Brause,
« for new departures and essentially functions as legitimation for a new perspective or
approach »901
. Pour que le passé puisse être « useful for furthering his professional
activities in the on-going present »902
, le praticien opère une réduction de la complexité du
passé disciplinaire, opération qui conduit moins à une compréhension contextualisée qu’à
une évaluation de celui-ci. Aussi, le regard présentiste se limite souvent au contenu de la
production disciplinaire – au détriment de ses conditions – qu’elle analyse pour atteindre
l’objet même sur lequel le praticien objectivé se penchait.
L’appréhension historiciste cherche à comprendre le passé disciplinaire tel qu’il
s’est passé en vue de le saisir dans toute sa complexité. Elle obéit à un impératif
scientifique, celui de produire de la connaissance historique, production dont les règles sont
contrôlées par les praticiens de la discipline historique. Le passé de la discipline est moins
mis en relation avec le présent du sujet l’étudiant qu’avec les contextes multiples ayant
conditionné la production de connaissance qu’elle effectue. La démarche historiciste
implique ainsi une relativisation des normes disciplinaires du présent qui n’agissent plus
comme référence première dans l’appréhension du passé disciplinaire; celle-ci n’a plus le
caractère évaluatif du présentisme. Aussi, le regard historiciste ne se limite pas uniquement
à la production disciplinaire; il porte sur le phénomène disciplinaire contextualisé dans ses
dimensions intellectuelles, institutionnelles, socioculturelles et politiques, problématisé à
l’aide de modèles théoriques et de cadres conceptuels – les champs scientifiques, la
disciplinarisation, l’hybridation, les paradigmes – et documenté à l’aide de diverses sources
qui l’intéresse. Il va sans dire toutefois qu’on aurait tort de voir dans chaque praticien qui se
fait historien de sa discipline un présentiste naïf, ou, à l’inverse, dans chaque historien
(de métier) des disciplines, un historiciste obtus ignorant des enjeux disciplinaires. Comme
le souligne G. W. Stocking lui-même : « Presentism is by no means a dead issue in the
historical fraternity, and historians are undeniably conditioned in a thousand subtle ways
901
I. Veit-Brause, « Paradigms, Schools, Traditions. Conceptualizing Shifts and Changes in the
History of Historiography », Storia della Storiagrafia, no 17 (1990), p. 59. 902
G. W. Stocking Jr, « The Limits of “Presentism” and “Historicism”… », p. 213.
232
by the present in which they write »903
. Ne serait-ce que dans leur ambition de promouvoir
leur approche contra le présentisme des praticiens des disciplines dont ils veulent se
démarquer, les historiens des disciplines révèlent qu’ils ne travaillent pas dans un vase clos
à l’abri des rapports de force structurant le champ scientifique.
En effet, les historiens, en plus d’étudier le passé des disciplines, pratiquent eux-
mêmes une discipline, même si elle est, selon G. W. Stocking, « the most undisciplined
of disciplines », seulement qu’une « discipline of sorts »904
. Soutenir, comme P. Bourdieu,
que l’histoire des sciences sociales est « l’instrument privilégié de la réflexivité critique »905
dans ces disciplines ne doit pas nous faire oublier que l’histoire est, au même titre que les
sciences sociales, une discipline, c’est-à-dire une pratique cognitive autonome et spécifique
qui ne s’improvise pas. L’histoire ne se réduit pas à un mode réflexif auquel n’importe
quelle discipline peut recourir pour s’ausculter plus ou moins spontanément à des fins de
légitimation, d’identification ou de réflexivité. Bien qu’elle constitue aux yeux de plusieurs
une évidence, une démarche qui va de soi, l’histoire constitue un savoir qui s’acquiert au
moyen d’une formation et sur lequel ses praticiens se sont de tout temps interrogés à travers
leur épistémologie.
5.2 L’épistémologie historienne et le passé disciplinaire
Parmi les enjeux qui structurent l’interrogation des historiens sur leur savoir se
retrouve justement celui de son passé disciplinaire. De récents bilans montrent que le passé
de la discipline historique intéresse les historiens906
. Par-delà de ces bilans, le discours que
les historiens tiennent sur le passé de leur discipline mérite un examen plus attentif. En plus
d’être un enjeu structurant de l’épistémologie historienne, le discours que les historiens
tiennent sur le passé de leur discipline et la place de ce discours rétrospectif dans la
903
Ibid., p. 213. 904
Ibid., p. 211. J. Burckhardt considérait, à cet égard, la discipline historique comme « the most unscientific
of all the sciences » (Force and Freedom, p. 199.) 905
P. Bourdieu, « La cause de la science. Comment l’histoire sociale des sciences sociales peut servir le
progrès de ces sciences », Actes de la recherche en sciences sociales, nos 106-107 (1995), p. 3. 906
Entre autres : P.-M. Noël, « Réfléchir à l’histoire en historien. Vers une connaissance de l’histoire par
l’histoire », dans Julien Massicotte, Maria Neagu et Stéphane Savard (dir.), Actes du 7e Colloque du
département d’histoire de l’Université Laval, Québec, Artefact, 2008, p. 165-188; P. Poirrier,
« L’historiographie ».
233
discipline n’ont fait l’objet d’aucun questionnement chez les chercheurs s’intéressant à la
nature de l’appréhension du passé des disciplines.
L’intérêt du discours que les historiens tiennent sur le passé de leur discipline réside
dans le fait qu’il se démarque de celui que les praticiens de l’ensemble des autres
disciplines tiennent sur le passé de leur discipline respective. Les historiens sont, de tous les
praticiens, les seuls qui disposent, quand ils appréhendent le passé de leur discipline à la
fois d’une connaissance de sa technicité – la compétence disciplinaire – et des aptitudes
méthodologiques leur permettant d’en produire une connaissance historique – le savoir
historique. Compétence disciplinaire et savoir historique, à vrai dire, ne font qu’un en
histoire, ce qui ferait en sorte qu’un historien de l’histoire, selon I. Veit-Brause, « is always
a professional, never an amateur historian, as may happen in the history of physics ». En
histoire de l’histoire, il n’y pas, ajoute-t-elle, de « position outside or above the specific
universe of discourse being studied »907
. La conciliation de cette connaissance technique de
la discipline et des aptitudes méthodologiques pour étudier son passé – conférant à
l’historien de l’histoire – en théorie – une position avantageuse – est loin d’être une
garantie effective en pratique. Comme le souligne l’historien des sciences américain
Ken Alder, « practitioners bring valuable insider knowledge to bear on the telling of their
own past, but they would hardly be insiders if they didn’t have axes to grind. Professional
historians also have axes to grind, of course, though they do so mostly on the heads of
others historians »908
.
L’élucidation de la nature de l’appréhension du passé disciplinaire de l’histoire
constitue en ce sens un cas intéressant sur lequel nous pouvons nous pencher, non seulement
pour étudier l’épistémologie historienne, mais aussi pour interroger la pertinence et mesurer
la justesse de la distinction idéale-typique présentisme/historicisme pour catégoriser le sujet
énonçant le discours sur le passé disciplinaire. Le cas de l’appréhension du passé
907
I. Veit-Brause, « Review essay of Die Oekumene der Historiker. Geschichte der Internationalen
Historikerkongresse und des Comité international des sciences historiques. By Karl Dietrich Erdmann.
Göttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1987, Pp. 492 », History and Theory, vol. 29, no 3 (1990),
p. 360 et 361. 908
Ken Alder, « The History of Science, Or, an Oxymoric Theory of Relativistic Objectivity »,
dans Lloyd Kramer et Sarah Maza (dir.), A Companion to Western Historical Thought, Londres, Wiley-
Blackwell, 2006, p. 299.
234
disciplinaire du savoir historique met-il à l’épreuve le modèle de G. W Stocking dans la
mesure où son sujet n’est pas divisé entre des praticiens et des historiens, les historiens étant
des praticiens précisément formés à faire de l’histoire, à étudier le passé dans toute sa
complexité? L’histoire de l’histoire n’étant pas à l’extérieur de l’art de l’historien, comme
l’est celle de la psychologie pour le psychologue, un historien peut-il faire autre chose
qu’une histoire historiciste de sa discipline? Jusqu’à quel point sa formation conditionne-t-
elle le discours qu’il tient sur le passé de discipline? Si l’autorité des historiens et la
supériorité de leur discours sur le passé sur celui des amateurs reposent sur leur formation,
ne faudrait-il pas soutenir que celle-ci conditionnera en bonne partie ce discours? Ou est-ce
que leur affiliation disciplinaire et leur inscription dans un champ disciplinaire structuré par
des rapports de force prime sur leur formation dans l’appréhension qu’ils effectuent du passé
de leur discipline? Les historiens font-ils autre chose que leur métier quand ils s’intéressent
au passé de leur discipline? Des histoires présentistes historiennes existent-elles?
En faisant allusion aux catégories du « presentism » et d’« historicism », P. Novick
soutient que « histories of history are, in principle, an anomaly »909
. Or, afin de dépasser
l’énoncé de principe et de mieux comprendre l’« anomaly » que constituerait l’histoire de
l’histoire, nous étudions le discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir à
partir de notre assise documentaire ancrée dans l’espace québécois. Cette étude de cas
répond d’ailleurs au souhait de G. W. Stocking, qui exigeait que des « subtler analysis »
soient menées pour détruire le « neat dualism » de sa catégorisation et, du coup, identifier
ses « limits »910
dont il reconnaissait lui-même l’existence : le discours que les historiens
tiennent sur le passé de leur discipline constitue-t-il une « zone d’ombre »911
de la
catégorisation entre présentisme et historicisme? En plus de documenter un important enjeu
autour duquel se structure l’épistémologie historienne, l’examen du discours que les
historiens tiennent sur le passé de leur discipline permet d’obtenir une compréhension plus
fine de la relation complexe que les disciplines entretiennent avec leur passé. Enfin, il
importe de rappeler que le discours que les historiens tiennent sur le passé de leur discipline
909
P. Novick, That Noble Dream…, p. 12. 910
G. W. Stocking Jr, « The Limits of “Presentism” and “Historicism”… », p. 211. 911
L. Blondiaux et N. Richard, « À quoi sert l’histoire des sciences de l’homme? », p. 110.
235
ne nous intéresse pas comme un témoignage référant aux situations historiographiques
successives au Québec et à restituer dans ses circonstances d’énonciation. Nous ne
l’abordons que pour ce qu’il peut nous dire formellement sur le savoir-dire des historiens.
Le discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir disciplinaire est
particulièrement combatif. L’enjeu du passé de la discipline révèle le caractère polémique de
l’épistémologie historienne. Plus précisément, nous soutenons que ce discours est en tension
entre une historiographie de combat et un combat de l’historiographie. La première est très
présentiste et instrumentalise ou évalue le passé du savoir pour servir les intérêts des
historiens qui cherchent à se démarquer de leurs prédécesseurs ou de leurs contemporains
avec lesquels ils sont en concurrence pour les ressources matérielles et symboliques limitées
du champ. Ce type de discours sur le passé disciplinaire est avant tout intéressé par la
production historique – les objets, les méthodes, les approches, le contenu. Le combat de
l’historiographie, quant à lui, cherche à faire de l’appréhension du passé disciplinaire un
chantier de recherche autonome et spécifique pour qu’elle soit plus historiciste. Le but du
combat de l’historiographie est, pour reprendre l’expression de l’un de ses principaux
protagonistes, de transformer le discours sur le passé disciplinaire en une « authentique
histoire de l’historiographie »912
, à savoir une histoire dont « la méthode se définit
négativement, par le rejet des points de vue du philosophe, du critique littéraire […]; se
définit positivement par l’application à l’étude de l’historiographie de l’étude des curiosités
et des techniques de la « nouvelle histoire » : sociologie rétrospective, « pesée globale »,
analyse linguistique, recours à la statistique »913
. Les protagonistes du combat de
l’historiographie proposent une histoire non plus seulement de la production des historiens,
mais une histoire plus large de la discipline. Pour tout dire, l’enjeu du passé de la discipline
montre ce que B. Müller nomme la « dimension polémique de l’épistémologie » qui renvoie
tant « à la concurrence inégale à laquelle se livrent les savants dans le champ scientifique »
qu’à « un conflit d’interprétation sur le passé de la discipline »914
. Cette dimension
polémique est un trait formel du savoir-dire historien.
912
C.-O. Carbonell, « Pour une histoire de l’historiographie », Storia della Storiografia, no 1 (1982), p. 14. 913
Idem, Histoire et historiens…, p. 8. 914
B. Müller, « L’opération historiographique chez Paul Ricœur… », p. 201.
236
Par ailleurs, bien que l’appréhension historiciste du passé de l’histoire ne puisse se
comprendre sans tenir compte de l’appréhension présentiste contre laquelle elle s’oppose
pour se poser, le rapport entre les deux appréhensions ne peut se réduire à une mutation où
le présentisme se verrait remplacer triomphalement par l’historicisme que sous peine
d’introduire le whiggisme en histoire de l’histoire de l’histoire. Les historiens, en dépit de
leur formation à l’historicisation, demeurent des praticiens, comme ceux des autres
disciplines, devant se définir et se justifier et en concurrence les uns avec les autres pour le
monopole de l’autorité scientifique disciplinaire. Leur appréhension du passé disciplinaire
est conditionnée par les enjeux et les rapports de force de leur discipline au présent. Pour
tout dire, les historiens sont pris dans un champ structuré par des rapports de force, où ils
sont en concurrence avec leurs collègues pour ses ressources limitées, au même titre que
n’importe quel praticien de discipline. L’appréhension du passé disciplinaire est, dans cette
optique, un des médias par lesquels les historiens tentent d’imposer leur représentation du
savoir disciplinaire en fonction duquel ils produisent de la connaissance sur le passé. Les
historiens ne font pas qu’effectuer leur savoir qu’ils doivent tout autant expliciter via un
discours. L’étude du discours que les historiens tiennent sur le passé de leur discipline met
en lumière leur épistémologie qui mobilise le passé disciplinaire comme ressource en vue
de définir le savoir historique ou de promouvoir certaines approches pour le mettre en
œuvre. Possiblement plus que tous les autres praticiens de disciplines, les historiens « se
savent pris dans une tension entre les exigences contradictoires de l’historicisme et du
présentisme », à savoir « la production de connaissances utiles aux acteurs du présent et le
respect des exigences de la méthode historique »915
. Le passé de l’histoire est à la fois et
inséparablement un enjeu disciplinaire et un chantier de recherche. De ce fait, le discours
que les historiens tiennent sur ce passé est incontournable si nous souhaitons comprendre le
savoir-dire historien.
5.3 À la source de combats : le discours sur le passé du savoir disciplinaire au Québec
5.3.1 La fonction heuristique du passé disciplinaire
Il va sans dire que tout historien qui se respecte doit connaître minimalement le
passé disciplinaire pour entreprendre une recherche historique. R. G. Collingwood souligne
915
L. Blondiaux et N. Richard, « À quoi sert l’histoire des sciences de l’homme? », p. 123-124.
237
la nécessité de ce qu’il nomme la « second-order history » qu’il considérait comme « a
permanent and indispensable element in history itself »916
: « anyone who is anxious to
solve a particular historical problem must find out where he stands, and what his problem
exactly is, by looking into the history of the problem itself: that is, into the history of
research concerning the subject. […] no historical problem about any past event can be
settled until we have settled the problem of the history of its history »917
. Puisqu’elle est
« an interim report on the progress made in the study of its subject down to the present »,
toute recherche historique est une « history of history »918
. L’historien prend connaissance
de son objet d’abord à travers le bilan historiographique qu’il dresse de son sujet de
recherche. Cette condition préalable du travail normal de l’historien lui permet d’articuler
sa problématique et de montrer son originalité et sa pertinence. L’appréhension du passé
disciplinaire de l’histoire ne saurait toutefois se réduire à cette étroite conception
jurisprudentielle où le passé disciplinaire est réduit à un corpus de connaissances.
L’historien français Guy Palmade notait, à cet égard, dans la préface de la réédition
de La Naissance de l’historiographie moderne de Georges Lefebvre – qui a longtemps été
l’ouvrage de référence en histoire de l’histoire en France –, que les états de la question
accompagnant tout travail historique gardent une « signification limitée » pour la
connaissance du passé disciplinaire. À vrai dire, « l’assise historiographique » que tout
historien effectue dans le cadre normal de son travail « ne signifie rien, sinon qu’il a pris
conscience de ce que d’autres ont travaillé avant lui ». « Et c’est bien le moins en effet,
ajoute G. Palmade, que l’on puisse demander au praticien d’un métier dont le sens de
l’épaisseur du temps, de ses continuités et de ses ruptures constitue la première
qualité professionnelle »919
.
916
Cité dans W. J. Van der Dussen, History as a Science. The Philosophy of R. G. Collingwood, The Hague,
Boston and London, Martinus Nijhoff, 1981, p. 152. 917
Cité dans Wolfgang von Leyden, « Categories of Historical Understanding », History and Theory, vol. 23,
no 1 (1984), p. 68 et 75. 918
R. G. Collingwood, « The Philosophy of History », p. 138. 919
G. Palmade, « Préface », dans G. Lefebvre, La Naissance de l’historiographie moderne, Paris,
Flammarion, 1971, p. 6.
238
Ce type de discours que les historiens tiennent sur le passé de leur discipline est
orienté avant tout non vers la connaissance de celui-ci, mais « vers la connaissance au
premier degré » : il améliore « l’éclairage du problème historique »920
étudié. L’historien
québécois Jean-Pierre Wallot notait, dans « L’Histoire et la recherche du sens »,
l’importance de ce type de discours sur le passé de la discipline. Si l’historien « décode le
passé » avant tout par les « questions du présent » et « l’examen des sources » – exigence
fondamentale et fondatrice de la discipline historique –, il le fait aussi à partir « de la
lecture qu’en ont fait les historiens antérieurs, tout comme l’artiste peint peut-être moins le
réel tel qu’il le voit que le réel lu à travers des générations de peintres antérieurs ».
L’« historiographie », entendue comme rapport au passé de la discipline, est la « troisième
dimension » à travers laquelle l’historien saisit le passé921
.
Au-delà sa fonction heuristique évidente, le rapport que les historiens entretiennent
avec le passé disciplinaire peut aussi être médiatisé par deux opérations. Les historiens
peuvent instrumentaliser le passé disciplinaire pour expliciter leur savoir (5.3.2) en vue de
le définir et le justifier d’une part, et, d’autre part, effectuer leur savoir pour connaître le
passé disciplinaire (5.3.3).
5.3.2 Instrumentaliser le passé disciplinaire : une historiographie de combat
L’historiographie de combat consiste à instrumentaliser le passé disciplinaire pour
prolonger ou ancrer dans le passé un combat du présent. L’historien français
Philippe Poirrier se sert de cette notion dans son bilan de « l’historiographie » en France :
« Pendant longtemps – et cette caractéristique reste à bien des égards encore présente –,
l’historiographie est restée conçue comme une prise de position fortement normative,
destinée à stigmatiser les approches rivales et concurrentes, où [sic] à déclarer obsolètes des
pratiques plus anciennes »922
. Nous pouvons la qualifier de présentiste puisqu’elle cherche
moins à contextualiser le passé de la discipline qu’à légitimer son présent ou à (ré)habiliter
ou critiquer certaines de ses approches. Elle mène des combats au présent à la fois sur l’axe
920
Ibid. 921
J.-P. Wallot, « L’Histoire et la recherche du sens », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 37,
no 4 (1984), p. 541. 922
P. Poirrier, « L’historiographie », p. 218.
239
diachronique temporel (5.3.2.1) et sur l’axe synchronique spatial du champ
disciplinaire (5.3.2.2).
5.3.2.1 L’historiographie de combat sur l’axe diachronique ou « la querelle des Anciens et
des Modernes »923
Ce type de discours sur le passé disciplinaire est au cœur de l’une des conventions
structurant le savoir historique. Il est en effet convenu pour toute nouvelle génération
historienne de se démarquer de celle qui la précède en instaurant via son savoir-dire une
discontinuité entre leur manière respective de concevoir la mise en œuvre du savoir
historique. La rupture s’opère notamment à l’aide d’une historicisation qui devient un
procédé rhétorique produisant ce que Martin Pâquet nomme « un temps binaire » entre un
avant assimilé à la désuétude et un après programmatique porteur d’avenir et de progrès
dans la connaissance du passé924
. La démarcation temporelle, selon Irmline Veit-
Brause, vient du « need to position the new against the backdrop and in contrast to the
old »925
. Ce positionnement soulignant les différences entre deux générations historiennes
entraîne souvent une caricaturisation de la précédente à partir de laquelle l’épistémologie
historienne légitime la pratique de la suivante. Aux protagonistes de l’historiographie de
combat, Lionel Groulx, même s’il prétendait « qu’une génération est fatalement en réaction
contre celle qui la précède »926
, n’aurait pas manqué de dire que l’« historien doit rester
modeste, se rappelant que toutes les écoles d’historiens, l’une après l’autre, ont cru
renouveler, réinventer le genre historique »927
.
On constate une telle caricaturisation dans le discours que tiennent sur le savoir
historique les successeurs de L. Groulx, soit la première génération d’historiens
923
Nous empruntons l’expression à M. Pâquet, « Histoire sociale et histoire politique au Québec : esquisse
d’une anthropologie du savoir historien », Bulletin d’histoire politique, vol. 15, no 3 (2007), disponible
sur : http://www.bulletinhistoirepolitique.org/le-bulletin/numeros-precedents/volume-15-numero-3/histoire-
sociale-et-histoire-politique-au-quebec-esquisse-d%E2%80%99une-anthropologie-du-savoir-historien/
(page consultée le 28 février 2013). 924
Ibid. 925
I. Veit-Brause, « History of Historiography », p. 59. 926
Cité dans R. Rudin, Faire de l’histoire, p. 135. 927
Ibid., p. 140.
240
universitaires au Québec928
. Ces derniers, qui ont participé à la création des premiers
instituts universitaires d’histoire dans l’après-guerre immédiat, présentent en effet une
image déformée des historiens les ayant précédés. En vue de minimiser les liens entre les
deux régimes historiographiques, ils exagèrent certains de leurs traits – l’emprise de
l’idéologie sur leur appréhension du passé – et minimisent leur apport indéniable au corpus
disciplinaire, que cela soit sur le plan des connaissances qu’ils ont produites, de leurs
réflexions théoriques ou de leur rôle dans l’institutionnalisation de l’histoire929
. G. Frégault
et M. Trudel, deux des premiers historiens universitaires du Québec, allaient même jusqu’à
dire, respectivement, que « du point de vue du métier, le dialogue n’est pas possible entre
ceux qui ont eu cinquante ans en 1930 et ceux qui ont trente ans en 1950 »930
, et que
l’institutionnalisation universitaire de l’histoire allait « enfin » permettre « de faire de
l’histoire sérieusement »931
. En appréhendant le passé disciplinaire, ils formulent une
représentation d’une discontinuité majeure dans l’histoire de l’histoire entre deux régimes
de la pratique historique, le premier marqué du sceau de l’amateurisme, le second
inaugurant l’ère nouvelle et triomphante de l’histoire « professionnelle ». Comme le note
l’historiographe états-unienne Ellen Fitzpatrick : « [c]rucial to the model of a “new”
history has been the conceptualization of an “old” history, which the new history has held
itself very self-consciously in contradistinction to »932. Le savoir-dire des historiens effectue
cette conceptualisation.
Certains bilans historiographiques transversaux, qui constituent un médium
important de l’appréhension du passé disciplinaire et de l’épistémologie historienne,
928
Voir : G. Frégault, « Histoire, traditions et méthodes », Action universitaire, vol. 14, no 1 (1947), p. 35-42;
« Antiquaires et historiens », Notre temps, (22 août 1953); M. Trudel, « Préface », dans Louis XVI, le Congrès
américain et le Canada 1774-1789, Québec, Publications de l’Université Laval, 1949, p. x; « Un combat pour
la nouvelle histoire », dans Mémoires d’un autre siècle, Montréal, Boréal, 1987, p. 167-206; M. Brunet,
« Histoire et historiens », Canadians et Canadiens. Études sur l’histoire et la pensée des deux Canadas,
Montréal, Fides, 1954, p. 33-36. 929
Nous reviendrons sur cet apport négligé par l’historiographie de combat, apport que s’acharnent à mettre en
lumière les protagonistes du combat de l’historiographie dans leur lutte – au présent – pour une nouvelle, donc
meilleure appréhension du passé disciplinaire qui passe par une démarcation de l’historiographie de combat
perçue comme « traditionnelle »… 930
G. Frégault cité dans R. Rudin, Faire de l’histoire, p. 138. 931
M. Trudel, « Les débuts de l’Institut d’histoire à l’Université Laval », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 27, no 3 (1973), p. 399. 932 E. Fitzpatrick, History’s Memory, Cambridge, Harvard University Press, 2002, p. x.
241
peuvent se comprendre dans cette logique de démarcation temporelle. En 1972, à l’occasion
de son 25e anniversaire, moment propice à la rétrospection, la Revue d’histoire de
l’Amérique française publie un bilan de sa production historique. Ce bilan est écrit par
Fernand Harvey et Paul-André Linteau, deux jeunes historiens qui venaient de prendre les
commandes de cette revue qui définissait, en bonne partie, les orientations de la recherche
historique au Québec. Bien que ce bilan ne puisse se réduire à une entreprise visant à
discréditer la génération précédente, dans la mesure où il effectue un traitement quantitatif
pertinent du contenu de la revue et dresse un portrait d’ensemble juste des caractéristiques
sociales de ses auteurs, nous ne pouvons nier qu’il a constitué un médium par lequel la
génération montante a promu ses intérêts en dévalorisant celle qui l’avait précédée, la
qualifiant notamment de « primitive »933
. Les auteurs soutiennent en effet qu’à la mort de
L. Groulx – le premier directeur de la revue – au milieu des années 1960, la revue effectua
« le passage de la valorisation à l’explication » du passé934
, ce qui n’était pas peu dire dans
un contexte où le champ universitaire ne jurait de plus en plus que par la « rationalité
scientifique »935
. Bien que F. Harvey et P.-A. Linteau prétendent rétrospectivement que la
valorisation, dans le sens où ils l’employaient, « n’a aucune connotation de faible caractère
scientifique »936
, nous partageons plutôt l’avis de R. Rudin pour qui F. Harvey et P.-
A. Linteau, en postulant une opposition entre valorisation et explication, laissaient
« entendre que l’époque de Groulx avait procédé à une “valorisation” tout à fait différente
de l’entreprise d’“explication” qui, présumément, allait lui succéder »937
. D’ailleurs, si le
bilan de F. Harvey et P.-A. Linteau atteste de l’existence des textes de « méthodologie », il
omet de souligner que ceux-ci ont été le médium d’un discours réflexif par lequel les
933
R. Rudin, Faire de l’histoire, p. 149. 934
F. Harvey et P.-A. Linteau, « L’évolution de l’historiographie dans la “RHAF”, 1947-1972 »,
Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 26, no 2 (1972), p. 181. 935
J. Hamelin, « L’histoire des historiens… », p. 210. 936
F. Harvey et P.-A. Linteau, « Les étranges lunettes de Ronald Rudin », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 51, no 3 (1998), p. 419-420. 937
R. Rudin, « Les lunettes différentes », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 51, no 3 (1998),
p. 425-428.
242
historiens, notamment dès les premiers numéros de la revue, ont tenté de définir sciemment
les fondements et opérations d’une histoire considérée comme science spécifique938
.
Autant par ce qu’il contient que par ce qu’il ne contient pas, le bilan montre un trait
important de l’historiographie présentiste : il est le véhicule d’une épistémologie de la
démarcation entre la science et la non-science939
. Le passé de la discipline est
instrumentalisé pour définir une conception prescriptive de celle-ci au présent. P.-
A. Linteau a d’ailleurs souligné quelques années plus tard, dans un texte autobiographique,
que la génération d’historiens à laquelle il appartient – les historiens nés dans l’immédiat
après-guerre – a été l’instigatrice de « la nouvelle histoire du Québec »940
, celle qui élargit
l’objet historique à toutes les dimensions du social. À cet égard, Ellen Fitzpatrick note que
« the notion of an old and new history is more that a rhetorical device designed to highlight
new advances in historical scholarship. It reflects a way in which [...] historians have
thought about their own past, one that has profoundly shaped historical memory. »941
L’appréhension mémorielle du passé de l’histoire comme discours spontané sur le passé
disciplinaire – cette « vue de l’intérieur » comme l’écrit P.-A. Linteau – est produite à partir
de la représentation que les historiens ont de leurs intérêts au présent. Elle est au cœur de
l’activité par laquelle ils tentent d’imposer leur définition de l’identité disciplinaire, à savoir
l’épistémologie historienne.
En s’appuyant sur « une prise de vue quantitative » de la production historique entre
les années 1960 et 1985, Fernand Ouellet associe la montée de l’histoire sociale
« davantage scientifique »942
– l’approche dont il se réclame et qu’il promeut943 – à la
modernisation de l’historiographie québécoise. F. Ouellet juge que, sous l’impulsion des
changements de la société québécoise et à travers deux nouvelles approches historiques,
938
Par exemple : T. Charland, « Les limites… » (vol. 1, no 1 (1947)); « L’heuristique » (vol. 1, no 3 (1947),
p. 323-330); « La critique de l’authenticité » (vol. 1, no 4 (1948), p. 483-494); « La critique de la valeur »
(vol. 2, no 1 (1948), p. 3-12); Conrad Morin, « La formation archivistique de l’historien » (vol. 3, no 1 (1949),
p. 3-8) 939
L. Blondiaux et N. Richard, « À quoi sert l’histoire des sciences de l’homme? », p. 124. 940
P.-A. Linteau, « La nouvelle histoire du Québec… ». Notre soulignement. 941
E. Fitzpatrick, History’s Memory, p. x. 942
F. Ouellet, « La modernisation de l’historiographie… », p. 11. 943
Il est le fondateur de la revue éponyme (1968-).
243
soit l’histoire socio-économique et l’histoire socio-culturelle, les praticiens de l’histoire se
laïcisent et se professionnalisent, leurs perspectives idéologiques et méthodologiques
s’élargissent en s’ouvrant aux historiographies étrangères et aux sciences sociales, et le
contenu de leurs travaux se diversifie. Ces phénomènes suscitent un transfert
paradigmatique de l’histoire politico-nationale – que F. Ouellet nomme péjorativement une
« historiographie traditionnelle » centrée sur « le politique, la biographie et la religion »944
et privilégiant le mode narratif – vers une histoire-science sociale, une histoire moderne.
Pour l’historien polémiste, la bonne histoire est forcément l’histoire sociale puisqu’elle a
triomphé. F. Ouellet considère que la réussite contingente et historique de cette approche
justifie et fonde sa normalité hégémonique dans le champ historien.
Dans une perspective similaire, dans un bilan historiographique qualitatif paru au
tournant des années 1990, Gérard Bouchard soutient que le parcours de l’historiographie
québécoise en est un de « maturité », qui, sous l’impulsion de la Révolution tranquille, est
marqué par le passage du « paradigme nationaliste »945
au paradigme modernisateur.
Comme F. Ouellet, G. Bouchard associe étroitement la modernisation de la science
historique aux effets de la Révolution tranquille et à l’avènement de l’histoire sociale dont
les « méthodologies plus fines, plus solides [...] ont renouvelé et étendu d’une façon
spectaculaire notre connaissance des réalités québécoises »946
. Tous deux écrits au moment
où l’histoire sociale devenait la « science normale » de la discipline historique au Québec,
les textes de F. Ouellet et de G. Bouchard confirment la généralisation sociologique que
R. Graham, W. Lepenies et P. Weingart ont formulée sur les histoires disciplinaires :
lorsqu’une discipline change de paradigme, « the disciplinary past [...] [i]s rewritten in an
almost automatic way »947
pour justifier ce changement et le rendre intelligible en l’insérant
dans une trame narrative linéaire, voire téléologique.
En somme, le contraste opéré par l’historicisation entre un « avant » et un « après »
disciplinaire établit une démarcation départageant ce qui relève de l’histoire et de la non-
944
Ibid., p. 12. 945
G. Bouchard, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise… », p. 280. 946
Ibid., p. 284. 947
R. Graham, W. Lepenies et P. Weingart, Functions and Uses of Disciplinary Histories, p. ix.
244
histoire. Selon F. Harvey et P.-A. Linteau, F. Ouellet et G. Bouchard, cet « après » ne se
situe pas vraiment à la fin des années 1940 où apparaissent les premiers instituts
universitaires d’histoire. Il se déploierait plutôt durant la décennie des années 1960,
décennie pendant laquelle « the establishment of the first two history departments, in 1946
at the Université de Montréal and in the 1947 at Laval really started to bear fruit »948
,
c’est-à-dire, selon F. Ouellet, où l’histoire politico-nationale fut progressivement remplacée
par l’histoire sociale comme matrice disciplinaire.
Par ailleurs, en concentrant souvent son regard moins sur la discipline en tant que
telle que sur le contenu de sa production, le discours que les historiens tiennent sur le passé
de leur savoir mène aussi rétrospectivement un combat pour mieux connaître le passé. Le
passé disciplinaire est alors moins appréhendé pour le comprendre que pour réactiver un
débat dans un domaine historique substantiel. Le discours sur le passé disciplinaire peut
constituer le médium à partir duquel un historien prend position dans ce domaine en
évaluant l’état des connaissances produites sur lui. Cette évaluation donne souvent lieu à
des prescriptions pour le renouveler ou combler ses lacunes. Si ce type d’historiographie de
combat est implicitement pratiqué par presque tous les historiens quand ils se livrent à la
recension des écrits de la question historique sur laquelle ils se penchent, il est aussi
pratiqué, mais plus rarement, de façon explicite. Les bilans dressés par Jean Blain sur le
« cheminement des recherches concernant l’économie et la société en Nouvelle-France
dans leurs rapports avec l’historiographie dominante » depuis le début du XXe siècle
jusqu’aux années 1960, ainsi que les analyses de la production historique de F. Ouellet par
Serge Gagnon dans le Passé composé en 1999, montrent comment l’épistémologie
historienne peut être le médium de jugements sur la production historique. Dans leur
appréhension du passé disciplinaire, J. Blain et S. Gagnon ne s’intéressent guère au rapport
que leurs prédécesseurs historiens entretiennent avec leur présent en vue de comprendre
leur production à la lumière du contexte. Ils privilégient celui que les historiens
entretiennent avec le passé – leur objet d’enquête – pour l’évaluer en vue d’apprécier la
948
F. Ouellet, The Socialization of Quebec Historiography since 1960, Toronto, The Robarts Centre for
Canadian Studies, 1988, p. 5.
245
qualité du discours qu’ils tiennent sur celui-ci949
. Centrées sur le discours historique, ces
évaluations donnent lieu à des jugements critiques. J. Blain s’interroge « sur la façon dont
l’image projetée d’un objet historique, en l’occurrence la Nouvelle-France, se modifie au
cours des années »950
avant tout pour s’adonner à un exercice de critique historiographique
mesurant « la pertinence et la portée des œuvres », critique effectuée en fonction des
critères disciplinaires de son époque. Sans toutefois toujours l’appliquer, J. Blain établit une
distinction entre la valeur scientifique et la valeur « historiographique » d’une
œuvre : « une œuvre très déficiente au point de vue de la critique pouvant être très
importante au point de vue historiographique dont l’intérêt vient du fait qu’elle aura pu
influencer la vision que les générations ont de leur passé »951
.
Pour sa part, en réaction à ce qu’il perçoit comme un matérialisme excessif chez
F. Ouellet, S. Gagnon souligne que « la matière n’est pas le seul moteur de l’histoire. Les
hommes forgent en partie leur destin; leur volonté, leur désir, leur liberté mettent en œuvre
une énergie spécifique à l’évolution de la faune humaine. »952
En discourant sur le passé
disciplinaire, S. Gagnon prend position sur la nature de l’objet historique. Selon lui,
l’ultime objectif de ce type de discours sur le passé disciplinaire est d’améliorer la
connaissance du passé au présent via une appréhension critique pour ne pas dire combative
du passé disciplinaire.
L’historiographie de combat ne se déroule pas seulement sur l’axe diachronique des
générations, elle est aussi menée sur l’axe synchronique du champ disciplinaire, soit entre
les praticiens des différents domaines du « territoire historien ».
949
J. Blain, « Économie et Société en Nouvelle-France : le cheminement historiographique dans la première
moitié du XXe siècle », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 26, no 1 (1972), p. 3-31; « Économie et
société en Nouvelle-France : l’historiographie des années 1950-1960 – Guy Frégault et l’école de Montréal »,
Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 28, no 2 (1974), p. 163-186; « Économie et société en Nouvelle-
France : l’historiographie au tournant des années 1960 – la réaction à Guy Frégault et à l’école de Montréal – la
voie des sociologues », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 30, no 3 (1976), p. 323-362;
Serge Gagnon, Le Passé recomposé, Montréal, VLB, 1999. 950
J. Blain, « L’historiographie au tournant des années 1960 », p. 323. 951
Ibid., p. 324. 952
S. Gagnon, Le Passé recomposé, p. 117.
246
5.3.2.2 L’historiographie de combat sur l’axe synchronique: « se battre pour avoir une
place au soleil »
Pour comprendre l’historiographie de combat sur un axe synchronique, il faut se
rappeler que la discipline historique est un espace relativement autonome et spécifique de
positions et de prises de position, c’est-à-dire ce que P. Bourdieu nomme le « champ
scientifique »953
. Ses membres sont en concurrence pour le monopole de l’autorité
légitimant la connaissance qu’ils produisent et évaluent. Comme le notait J. Hamelin dans
une appréhension historico-mémorielle du passé de la discipline historique au Québec où il
s’interroge sur « l’identité historienne » : « la quête de la vérité s’accompagne d’une dure
lutte pour la vie. Le champ scientifique n’a l’apparence d’un sanctuaire que pour les non-
initiés. De fait, c’est un milieu fait de relations hiérarchisées et de réseaux enchevêtrés dont
les membres sont en concurrence les uns avec les autres »954
. Aussi, les historiens usent de
toutes les stratégies permises par les règles du jeu pour optimiser leur position dans le
champ. L’historicisation n’y échappe pas. L’histoire de l’histoire comme objectivation du
sujet de l’objectivation, peut constituer une stratégie de disqualification de l’adversaire
lorsque l’historien prend pour objet non le jeu disciplinaire dans son ensemble, mais une
approche rivale à la sienne955
.
Les bilans historiographiques de domaines disciplinaires se présentent comme le
médium par excellence de ce type d’historiographie de combat. Existant dans à peu près
tous les secteurs de la recherche, ces textes ne se contentent pas d’analyser les orientations
d’un secteur donné et de poser des diagnostics sur lui, mais en font une défense
programmatique au détriment d’autres secteurs qui s’en trouvent dévalorisés. En faisant état
des réalisations d’un secteur ou d’une approche sous la forme de ce que les historiens des
sciences nomment des « chroniques de découvertes », les auteurs de ces bilans luttent en
effet pour la promotion d’une manière de faire de l’histoire en l’ancrant dans le passé. Cette
lutte se porte sur deux plans. D’une part, elle cherche la création d’un continuum attestant
de la perpétuité du domaine de recherche historique. D’autre part, elle en montre comment
953
P. Bourdieu s’est prononcé à maintes reprises sur ce concept. Un des formulations les plus récentes peut se
lire dans « Un monde à part », Science de la science…, p. 67-166. 954
J. Hamelin, « L’histoire des historiens… », p. 220. 955
P. Bourdieu, « La spécificité du champ scientifique et les conditions sociales du progrès de la raison »,
Sociologie et sociétés, vol. 7, no (1975), p. 117.
247
ce domaine a été négligé pour le promouvoir – nous pouvons penser notamment à l’histoire
des femmes, domaine longtemps ignoré par la discipline, mais qui a suscité bon nombre de
rétrospections critiques et programmatiques ces dernières années956
. Dans les deux cas, la
pertinence disciplinaire du domaine est montrée. Ces bilans tentent de changer les rapports
de force structurant le champ historien et de modifier la répartition de ses ressources
matérielles et symboliques. Parmi ces bilans, trop nombreux pour être énumérés et
commentés dans le cadre qui nous est imparti, nous pouvons évoquer ceux parus dans le
cadre du 50e anniversaire de la Revue d’histoire de l’Amérique française. Parus dans le
numéro 2 du volume 51 intitulé « Les pratiques de l’histoire de l’Amérique française » sous
la direction de Jacques Rouillard, ces bilans traitent des domaines suivants : l’histoire
politique par Réal Bélanger, l’histoire sociale par Gérard Bouchard, l’histoire des femmes
par Andrée Lévesque, l’histoire culturelle par Yvan Lamonde, l’histoire religieuse par
Jean Roy957.
La confrontation de ces bilans permet de déceler ce que l’historien des disciplines
Rolf Torstendahl nomme les « optimum norms » du savoir disciplinaire, normes qu’il faut
distinguer, selon lui, de ses « minimum demands »958
. Alors que les minimum
demands fondent le bien historien et font l’objet d’un consensus – il y aurait un parallèle à
faire entre elles et le « noyau dur » dans la théorie des programmes de recherche
d’Imre Lakatos959
–, les « optimum norms » sont élaborées pour pratiquer une meilleure
histoire et font l’objet d’un débat au sein de la discipline. Ces normes – et les bilans qui en
956
Par exemple : Denyse Baillargeon, « Des voies/x parallèles. L’histoire des femmes au Québec et au Canada
anglais, 1970-1995 », Sextant, no 4 (1995), p. 133-168; Andrée Lévesque, « Réflexions sur l’histoire des
femmes dans l’histoire du Québec », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 51, no 2 (1997), p. 271-
284 et surtout Micheline Dumont, Découvrir la mémoire des femmes. Une historienne face à l’histoire
des femmes, Montréal, Remue-ménage, 2001. 957
Pour d’autres bilans, voir, parmi d’autres, Raymond Duchesne, « Historiographie des sciences et des
techniques au Canada », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 35, no 2 (1986), p. 193-216; les bilans
dans J. Rouillard (dir.), Guide d’histoire du Québec, Montréal, Méridien, 1993 [1989]; Guy Laperrière,
« L’évolution de l’histoire religieuse au Québec depuis 1945 : le retour du pendule? », dans Yves Roby et
Nive Voisine (dir.), Érudition, humanisme et savoir, Québec, Presses de l’Université Laval, 1996, p. 329-348;
Y. Lamonde, « L’histoire sociale des idées comme histoire intellectuelle », Mens : revue d’histoire
intellectuelle de l’Amérique française, vol. 1 no 2 (2001), p. 87-96; Stéphane Kelly (dir.), Les Idées mènent le
Québec : essais sur une sensibilité historique, Québec, Presses de l’Université Laval, 2003; D.-
C. Bélanger et al. (dir.), Les Idées en mouvement…. 958
R. Torstendahl, « “Correct” and “Fruitful”… », p. 79. 959
I. Lakatos, La Méthodologie…
248
sont le médium – découpent le territoire historien en différents domaines en concurrence les
uns avec les autres. Elles assurent la mise en œuvre du savoir historique dans des
programmes. La conjonction de ces deux types de normes fait en sorte que la discipline
historique devient un débat consensuel : si tous les historiens s’orientent vers une quête
véridique du passé qui se fonde sur les « minimal demands » de leur savoir, « tous les
chemins mènent à Rome et les guides se disputent volontiers sur l’itinéraire à prendre »,
comme le note Martin Pâquet dans son « anthropologie du savoir historien »960
. Les bilans
programmatiques sont précisément de tels itinéraires proposés aux historiens pour qu’ils
puissent cheminer vers une connaissance du passé aussi complète et véridique que possible.
Sous l’impulsion de l’éclatement, de la fragmentation et de l’émiettement du savoir
historique depuis les années 1980 au Québec – comme ailleurs – qui a entraîné la
disparition des matrices disciplinaires qui autrefois les unifiaient et guidaient, les historiens
deviennent moins certains d’où ils s’en vont. Ils s’interrogent alors de plus en plus sur le
passé disciplinaire pour (re)trouver le sens de leur savoir et pour en promouvoir une
conception génératrice de stabilité. Les bilans historiographiques, dans lesquels les parts
évaluative et programmatique priment souvent sur la part récapitulative961
, doivent être
compris dans ce contexte d’incertitude épistémique qui caractérise les disciplines « pré-
paradigmatiques » (T. S. Kuhn) dans lesquelles se rangent la plupart des sciences humaines
y compris l’histoire. En s’inspirant du « brilliantly controversial »
Structures of Scientific Revolutions, G. W. Stocking relève en effet que « When there is no
single framework which unites all workers in a field, but rather competing points of view or
competing schools, historiography simply extends the arena of competition among
them »962
. Par la création de catégories/étiquettes – « histoire sociale », « histoire
politique », « histoire des femmes », « histoire culturelle », etc. –, les bilans
historiographiques mobilisent les historiens en vue de les rassembler dans un projet par
lequel ils mettront en œuvre leur savoir pour appréhender l’« équivoque et inépuisable »
960
M. Pâquet, « Esquisse d’une anthropologie du savoir historien », en ligne. 961
I. Veit-Brause, « History of Historiography », p. 51. 962
G. W. Stocking Jr, « The Limits of “Presentism” and “Historicism”… », p. 215.
249
réalité historique, pour dire comme R. Aron963
. Ce caractère de la réalité historique fait en
sorte que le savoir historique peut faire l’objet de multiples programmes de recherche. En
subsumant les travaux des historiens dans des catégories, ces bilans sont le médium de ce
que Ian Hacking nomme le « nominalisme dynamique » par lequel les historiens se
façonnent mutuellement964
. Une fois assimilées par les historiens et institutionnalisés dans
le champ disciplinaire, les classifications engendrées dans ces bilans modifient la manière
dont ces praticiens se représentent leur savoir et eux-mêmes. La connaissance que les
historiens produisent du passé en mettant en œuvre leur savoir est profondément
conditionnée pour ne pas dire déterminée par les représentations qu’ils se font de celui-ci
dans une dialectique d’intériorisation-extériorisation médiatisée, notamment mais pas
exclusivement, par les bilans historiographiques qu’ils produisent et reçoivent. Les bilans
sont donc incontournables pour comprendre le savoir-dire des historiens par lequel ils se
représentent leur savoir.
En un mot, l’appréhension du passé disciplinaire de l’histoire, cette déclinaison
majeure du discours que les historiens tiennent sur leur savoir, constitue à bien des égards
une activité mobilisatrice qui révèle que « le front de l’histoire [...] est toujours celui d’un
combat [...] d’idées [...] pour mieux connaître le passé »965
. Ce combat, ils le mènent en
vue d’être reconnus par leurs pairs, premier principe de hiérarchisation au sein de toute
discipline. L’appréhension du passé de celle-ci constitue une des stratégies de ce combat.
Médiatisées par l’appréhension présentiste du passé disciplinaire, les luttes entre les
générations historiennes et les approches historiques sont le véritable moteur de l’histoire
de l’histoire. Le présentisme comme type de discours que les historiens tiennent sur le
passé de leur savoir ne peut ainsi être considéré comme un simple repoussoir de
l’historicisme. Il ne peut non plus être disqualifié comme un obstacle à une authentique
compréhension historiciste du passé disciplinaire. Au contraire, il doit être pris au sérieux
dans le cadre d’une étude de l’épistémologie historienne grâce à ses fonctions de
rétrospection programmatique et de légitimation d’approches, fonctions exercées dans la
963
R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire, p. 147. 964
I. Hacking, « Making Up People », dans Historical Ontology, p. 99-114. 965
J. Le Goff, Histoire et mémoire, p. 15.
250
discipline historique. Le présentisme est une composante à part entière de l’institution
disciplinaire, puisqu’il dote celle-ci d’un récit (voir 4.3) qui n’est pas autre chose que la
cristallisation momentanée des rapports de force qui s’expriment dans les luttes entre les
différents programmes de recherche966
.
5.3.2.3 L’historiographie provocatrice : le cas de Ronald Rudin
Le caractère polémique de l’épistémologie historienne au Québec se manifeste aussi
avec la controverse suscitée par les réflexions historiographiques de R. Rudin.
Faire de l’histoire au Québec967
, son principal ouvrage en la matière, a provoqué une
avalanche de commentaires témoignant de l’importante réception qui lui a été accordée
dans les médiums de la discipline968
. Pour cette raison, il mérite un traitement spécifique
dans notre réflexion sur le discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir.
En effet, sa réception – dont il serait ardu ici d’analyser tous les détails969
– est venue
révéler de manière éloquente l’enjeu de taille que représente le passé disciplinaire dans
l’épistémologie historienne. La controverse autour du livre de R. Rudin témoigne que
966
Voir à ce sujet, B. Müller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales »,
Les Annuelles, no 8 (1997), p. 173-190. 967
Il avait pour une première fois exposé ses thèses sur l’historiographie québécoise dans « Revisionism and
the Search for a Normal Society: A Critique of Recent Québec Historical Writing »,
Canadian Historical Review, vol. 73, no 1 (1992), p. 33-61. Sur l’évolution de la pensée rudinienne entre
l’article et le livre susmentionné, voir Jean-Marie Fecteau, « Entre la quête de la nation et les découvertes de la
science. L’historiographie québécoise vue par Ronald Rudin », Canadian Historical Review, vol. 80,
no 3 (1999), p. 440-76. Sébastien Parent a, pour sa part, réalisé un mémoire de maîtrise qui confronte les
thèses de R. Rudin sur les historiens québécois à leur production effective entre 1982-2002, pour déterminer si
elles s’avérent empiriquement vraies. (Cf. L’Historiographie moderniste québécoise (1982-2002). Une
production révisionniste?, Mémoire de maîtrise (histoire), Montréal, Université du Québec à Montréal, 2003) 968
Le Bulletin d’histoire politique a consacré deux dossiers aux thèses historiographiques de R. Rudin: «Y a-t-
il une nouvelle histoire au Québec?», Bulletin d’histoire politique, vol. 4, no 2 (1995), p. 6-74; « À propos de
Making History in Twentieth-Century Québec. Historians and their Society de Ronald Rudin »,
Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no 1 (1998), p. 106-156. La Revue d’histoire de l’Amérique française lui
consacre aussi un dossier dans son vol. 51, no 3 (1998), p. 419-429. Voir aussi S. Parent, « Ronald Rudin et
l’historiographie dite “révisionniste”: un bilan », Bulletin d’histoire politique, vol. 9, no 1 (2000), p. 169-83. 969
S. Parent a déjà analysé les dossiers parus dans le Bulletin d’histoire politique, voir S. Parent, « L’écho du
politique dans les débats historiographiques. Le BHP et le révisionnisme », Bulletin d’histoire politique,
vol. 15, no 3 (2007), p. 37-52.
251
« le passé de la science est un enjeu des luttes scientifiques présentes au sein de
la discipline », comme le soutient P. Bourdieu970
.
Qu’elles aient été le produit de lunettes « étranges » selon la critique de
Fernand Harvey et Paul-André Linteau, ou « différentes » selon la réplique de
Ronald Rudin, les thèses rudiniennes ont donné un « nouveau souffle »971
au discours que
les historiens tiennent sur le passé disciplinaire. Bien que critique par rapport aux thèses de
R. Rudin, J.-M. Fecteau reconnaissait un mérite de l’historien de
Concordia University : « En interrogeant celle-ci [l’historiographie québécoise] dans sa
globalité, [Rudin] a contribué de façon remarquable à en faire un objet historique à
appréhender de façon critique, et non une saga à raconter. Par le seul courage de son effort
de dévoilement, il nous a permis de nous interroger sur nos expériences et nos
pratiques. »972
. En plus de chercher à dépasser le récit disciplinaire et de lutter pour un
renouvellement de l’appréhension du passé disciplinaire comme son collègue étatsunien
Peter Novick auquel il se réfère explicitement, R. Rudin a aussi été un adepte de
l’historiographie de combat instrumentalisant le passé disciplinaire. S’arrêter sur son cas
nous permet de faire le pont entre ces deux types de combats structurant le discours que les
historiens québécois tiennent sur le passé de leur savoir disciplinaire.
Dans Faire de l’histoire au Québec, R. Rudin pratique l’historiographie de combat à
plus d’un titre. D’un côté, il montre une de ses fonctions, à savoir l’évaluation rétroactive
de certaines approches historiques. Comme l’a souligné l’historienne canadienne
Marlene Shore dans un compte rendu de l’ouvrage : « Analyser sa propre profession est une
tâche semée d’embûches, car elle mène à évaluer les travaux de collègues et de
970
P. Bourdieu, « Pour une sociologie des sociologues », dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 2002
[1984], p. 80. 971
É. Bédard, « Ronald Rudin et l’École de Montréal », Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no 1 (1998),
p. 127. 972
J.-M. Fecteau, « L’historiographie québécoise vue par Ronald Rudin », p. 463. Notre soulignement. Nous
partageons toutefois l’avis de J. Goyette qui soulignait qu’admettre que le travail de R. Rudin ait pu se révéler
profitable aux historiens québécois en les incitant à une plus grande réflexivité, n’est-ce pas céder au « coté
glorification » qu’il reproche lui-même à Carl Berger et à une bonne partie des historiens de l’histoire. « C’est
l’ennuie, selon J. Goyette, avec le relativisme radical [dont Rudin se réclame] : on se prive des éloges pour
autre chose que d’avoir noirci du papier ou semé la controverse ». (J. Goyette, « Saisir l’historiographie dans
sa dynamique historique », p. 451.)
252
contemporains, ce qui suscite inévitablement la critique. »973
De 1947 au début des années
1960, la rivalité entre les « écoles » de Montréal et de Québec (Université Laval), qui se
fonde essentiellement sur une différente interprétation historique de l’infériorité politique et
économique des Canadiens français par rapport aux Canadiens anglais – la première voyant
la Conquête comme déterminante dans le destin des Canadiens français, la seconde
attribuant la responsabilité de l’infériorité aux Canadiens français eux-mêmes974
–, a
structuré l’écriture historique et a constitué, à ce titre, un enjeu du discours que les
historiens tiennent sur le passé disciplinaire. Jean Lamarre, qui a consacré sa thèse de
doctorat en sociologie de la connaissance à l’école de Montréal, souligne le rôle critique
des historiens de cette école dans la rénovation de la tradition historiographique québécoise
pendant les années 1950. Ce rôle critique s’apprécie dans leur insistance « à donner à la
recherche historique un caractère résolument scientifique qui la dissocie de la littérature et
des entreprises apologétiques précédentes » en instituant les canons de l’histoire critique :
la vérité, l’objectivité, l’impartialité. Les historiens de l’école de Montréal ont été, selon
J. Lamarre, « les premiers à se consacrer exclusivement à la recherche et à l’enseignement
de l’histoire du Canada »975
au Québec. R. Rudin soutient, au contraire, que les historiens
montréalais se sont moins préoccupés de rigueur méthodologique que de défendre une
cause idéologique, celle du néonationalisme. Au lieu de comprendre le passé dans ses
propres termes, les historiens de l’école de Montréal concevaient l’histoire comme
une arme dans la lutte pour la survie culturelle de la nation canadienne-française. R. Rudin
prétend que ce sont plutôt les historiens de ce qu’il nomme « l’école de Laval » qui auraient
rénové le savoir historique au Québec, notamment en important les préceptes de l’école des
Annales976
– histoire-problème, interdisciplinarité, analyse des structures sociales,
973
M. Shore, « Rudin, Ronald, Making History in the Twentieth-Century Quebec (Toronto, UTP, 1997),
294 p. », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 53, no 4 (2000), p. 625. 974
Sur ce débat, voir René Durocher et Paul-André Linteau, Le « retard » du Québec et l’infériorité des
Canadiens français, Trois-Rivières, Boréal Express, 1971. Il serait intéressant de déterminer, en suivant
l’hypothèse de Hayden White pour qui les « historiographical disputes on the level of “interpretation” are in
reality disputes over the “true” nature of the historian’s entreprise », si la divergence interprétative sur la
Conquête et ses conséquences sur le devenir des Canadiens français entre les écoles de Montréal et de Québec
s’explique par leur différente conception du savoir historique. (H. White, Metahistory…, p. 13) 975
J. Lamarre, Le Devenir de la nation québécoise, Sillery, Septentrion, 1993, p. 20. 976
Sur l’influence de l’école des Annales au Québec, voir Alfred Dubuc, « L’influence de l’école des Annales
au Québec », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 33, no 3 (1979), p. 357-386 et P.-M. Noël et
253
méthodologie quantitativiste977
. Si J. Lamarre n’a jamais nié le rôle des historiens
montréalais dans la constitution du néonationalisme, R. Rudin n’accompagne pas son
jugement – admiratif – des historiens de Laval de considérations sur la relation qu’ils
entretenaient avec le fédéralisme – mis en évidence par d’autres historiens978
–, et ce, même
s’il soutient que tout historien est modelé « à la fois par des forces à l’œuvre au sein même
de cette société et par des fluctuations conceptuelles au sein de la profession
d’historien »979
. L’asymétrie entre le traitement effectué par R. Rudin des écoles historiques
de Laval et de Montréal, en plus de montrer comment il distingue l’apport scientifique des
positions idéologiques des historiens, et ce, malgré son relativisme professé sur lequel nous
reviendrons, engendre une historiographie de combat chez R. Rudin.
Son traitement du « révisionnisme » relève également de l’historiographie de
combat. Il désigne par cette expression floue – tout historien est par définition révisionniste,
comme n’ont pas manqué de relever maints de ses collègues980
, dans la mesure où son
travail s’inscrit dans une tradition historiographique qu’il vient réviser à la lumière de
nouvelles sources, approches, méthodes, etc. –, l’approche historique dominante d’une
génération d’historiens, soit ceux qui sont nés au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale. Cette approche, à compter du début des années 1970, se serait
mise à nier ce qui a distingué le Québec de sociétés du même type et à écarter la spécificité
historique de la société québécoise au profit de sa normalité en alignant son parcours sur
M. Pâquet, « L’Hexagone et la disciplinarisation de l’histoire au Québec. L’influence française sur
l’historiographie québécoise, 1895-1963 », Bulletin d’histoire politique, vol. 20, no 1 (2011), p. 98-112. 977
R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec, p. 115-198. Dans le même ordre d’idées, F. Ouellet, ténor de cette
« école de Laval », souligne, dans un bilan historiographique, les « insuffisances méthodologiques » de
l’interprétation historique de l’école de Montréal qui « justifie et répond [...] finalement aux aspirations
nationalistes et indépendantistes » (F. Ouellet, « Historiographie canadienne et nationalisme », Mémoires de la
Société royale du Canada, 4e série, XIII (1975), p. 34-35). 978
Par exemple, J. Lamarre, Le Devenir..., p. 414; S. Gagnon, Le Passé recomposé…, p. 27-114. 979
R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec, p. 14. 980
P.-A. Linteau, « De l’équilibre et de la nuance dans l’interprétation de l’histoire du Québec »,
Bulletin d’histoire politique, vol. 4, no 2 (1995), p. 14; Jean-Paul Bernard, « Histoire nouvelle et
révisionnisme », Bulletin d’histoire politique, vol. 4, no 2 (1995), p. 53; Pierre Trépanier, « Faire de l’histoire
à la manière de Ronald Rudin », Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no 1 (1998), p. 108-109. Nous
consulterons à profit sur la question de la révision en histoire le dossier thématique paru dans
History and Theory (vol. 46, no 4, 2007) et, du côté des philosophes, A. Schaff, « Pourquoi récrit-on sans
cesse l’histoire? », Diogène, vol. 30 (1960), p. 68-83 et Louis O. Mink, « On the Writing and Rewriting
of History », dans Historical Understanding, p. 89-105.
254
celui des autres sociétés occidentales. Les « révisionnistes » auraient mis en sourdine
pratiquement chaque élément suggérant que le parcours historique des Québécois
s’écarterait d’une norme occidentale favorisant l’urbanisation et la laïcisation. R. Rudin
juge que cette (sur)normalisation – les générations précédentes auraient, selon le
« révisionniste » G. Bouchard981
, sur-spécifié le passé des Québécois – opérée par les
révisionnistes aurait évacué de l’enquête historique les questions relatives à l’ethnicité, aux
mentalités et à la religion au profit des structures socio-économiques. Le discours que
R. Rudin tient sur le passé du savoir disciplinaire suit ici un des modus operandi de
l’appréhension présentiste : il ne cherche pas à contextualiser l’historiographie
révisionniste, mais à l’évaluer pour souligner ses lacunes sur le plan de la connaissance de
premier degré, celle qu’elle produit du passé.
R. Rudin critique aussi les révisionnistes sur un autre plan, à savoir le discours
qu’ils tiennent sur le passé disciplinaire. Ce faisant, il mène aussi le combat de
l’historiographie. R. Rudin soutient que le discours que les révisionnistes ont entretenu sur
le passé de leur savoir disciplinaire a été essentiellement un médium pour mettre en valeur
leurs propres titres scientifiques982
. Ce discours rétrospectif leur a permis d’établir une nette
démarcation entre leurs prédécesseurs et eux-mêmes et de légitimer leur approche dans le
champ disciplinaire. À cet égard, R. Rudin constate que la position des révisionnistes est
paradoxale puisqu’ils tiennent à la fois pour une évolution normale de leur société et pour
une évolution anormalement lente de son savoir historique. Il aurait fallu en effet attendre
les « révisionnistes » pour que le savoir historique au Québec soit enfin mis en œuvre de
façon savante. En caricaturant l’historiographie pratiquée avant leur génération, les
révisionnistes se percevraient comme les premiers historiens scientifiques au Québec. J.-
P. Bernard avait aussi noté cette contradiction avant R. Rudin. Il soutient, dans un texte
paru en 1995 dans la Revue d’histoire de l’Amérique française, à propos des historiens que
R. Rudin qualifie de « révisionnistes », qu’il peut « sembler paradoxal que se développe
une histoire du Québec qui aime bien montrer une modernisation hâtive de la société
981
Voir notamment G. Bouchard, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise… ». 982
R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec, p. 22.
255
québécoise et qui évoque au contraire une modernisation tardive de
l’historiographie correspondante »983
.
Le discours que les révisionnistes tiennent sur le passé du savoir disciplinaire verse,
selon R. Rudin, dans le « whiggisme » en célébrant « la libération de la profession de
l’emprise d’historiens dont les préjugés avaient empêché le développement d’une vision du
passé véritablement “objective” »984
. R. Rudin ne manque pas de noter avec P. Novick que
s’il est à peu près disparu de leurs enquêtes empiriques, le « whiggisme » est toujours bien
installé sur le terrain du discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir.
Souhaitant faire – triomphalement? – rupture avec le « ton triomphaliste »985
de la plupart
des études historiographiques québécoises, R. Rudin estime qu’il semble plus raisonnable
de parler, plutôt que de « progrès ininterrompu de l’historiographie », de « changements de
style et de perspectives »986
qui renvoient à la « nature intrinsèquement subjective de
l’historiographie »987
. En s’intéressant au passé du savoir historique, R. Rudin réfléchit
ainsi à la nature même de ce savoir, montrant en cela la relation étroite entre la réflexion sur
le passé du savoir disciplinaire et l’épistémologie.
R. Rudin propose et cherche à mettre en œuvre une nouvelle appréhension du passé
de l’histoire qui repose sur deux éléments. Cette appréhension est, d’une part, plus
contextualiste; elle accorde plus d’importance aux influences externes à la discipline dans
la détermination de l’historiographie qui doit être considérée, dans une perspective qui se
veut ouvertement « relativiste », « comme un miroir de la société globale »988
. Si R. Rudin
ne nie pas l’existence de normes disciplinaires pouvant médiatiser la détermination
sociétale de l’historiographie, il soutient que l’appréhension du passé disciplinaire doit être
symétrique, reprenant un des principes constitutifs de la sociologie de la connaissance
983
J.-P. Bernard, « Lamarre, Jean, Le devenir de la nation québécoise. Maurice Séguin, Guy Frégault et
Michel Brunet (1944-1969) (Québec, Septentrion, 1993) », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 48,
no 3 (1995), p. 446. 984
R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec, p. 15. 985
Ibid., p. 21. 986
Ibid., p. 114. 987
Ibid., p. 67. 988
Ibid., p. 20.
256
scientifique telle que conçue par ce que l’on est venu à nommer le « programme fort » : peu
importe la période ou l’approche concernée, l’historien de l’histoire doit mettre en relation
de la même façon l’historiographie et la société de laquelle elle est issue989
. L’usage
asymétrique de la contextualisation caractérise en effet généralement le présentisme auquel
s’opposent les protagonistes du combat de l’historiographie990
.
La profession de cet externalisme symétrique est liée au second élément de
l’appréhension rudinienne du passé de l’histoire au Québec, soit la réhabilitation de
L. Groulx dans le processus de disciplinarisation de l’histoire en vue d’en faire un historien
normal, c’est-à-dire conditionné à la fois par la discipline à laquelle il appartenait et la
société dans laquelle il vivait991
. La marginalisation de L. Groulx, notamment de ses
activités entre sa retraite et sa mort (1949-1967) et, par extension, de l’ensemble de la
communauté historique de la première moitié du siècle opérée dans le discours des
révisionnistes sur le passé disciplinaire relevait, selon R. Rudin, d’une stratégie globale
visant à nier toute légitimité à l’historiographie québécoise antérieure à l’entrée en scène
des historiens laïques dans les années 1940 et a fortiori des révisionnistes au tournant des
années 1970992
. La marginalisation de cette historiographie se fondait, selon R. Rudin, sur
l’ignorance de ses productions empiriques, de ses réflexions théoriques et de son rôle dans
l’institutionnalisation de l’étude du passé au profit de ses déterminations sociales et de ses
fonctions idéologiques993
. Le traitement de l’historiographie de l’après-guerre, notamment
celle d’à partir du tournant des années 1970, s’effectuait précisément dans la logique
989
Voir D. Bloor, Sociologie de la logique ou les limites de l’épistémologie. 990
L. Blondiaux et N. Richard, « À quoi sert l’histoire des sciences de l’homme? », p. 113. 991
R. Rudin, « Regard sur l’IHAF et la RHAF à l’époque de Groulx », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 51, no 2 (1997), p. 201-221. 992
R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec, p. 36. 993
Ibid., p. 31. R. Rudin ne fut pas le premier à souligner le rôle important de L. Groulx dans la
disciplinarisation de l’histoire au Québec. R. Rudin ne semble pas avoir lu J.-P. Wallot – un peu plus âgé que
les « révisionnistes » – qui s’est penché, dans le numéro de la Revue d’histoire de l’Amérique française
commémorant le centenaire de la naissance du Chanoine, sur « les articulations de ses réflexions sur l’histoire,
de son “cadre de référence” et de sa pratique du métier d’historien ». Outre ses nombreuses recherches
historiques, L. Groulx, selon J.-P. Wallot, « met sur pied […] une œuvre tout aussi importante et plus durable :
l’Institut d’histoire de l’Amérique française […] et la Revue d’histoire de l’Amérique française […] tâche dont
on mesure mal l’ampleur herculéenne pour l’époque. [Ils] ont […] assuré une continuité et un renouveau
constant à notre historiographie. En ce sens, […] Groulx a innové et tous ceux qui pratiquent l’histoire de
l’Amérique française lui en sont redevables ». (J.-P. Wallot, « Groulx historiographe », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 32, no 3 (1978), p. 408 et 412)
257
inverse. On aurait en effet trop peu insisté, selon R. Rudin, sur le rapport étroit entre le
révisionnisme et la Révolution tranquille : les révisionnistes souhaitaient rendre compte des
changements sociaux et structurels – montée de l’État-providence, urbanisation,
décléricalisation – engendrés par la Révolution tranquille. La modernisation de la société
québécoise exigeait de ses historiens qu’ils montrent la normalité de son parcours
historique, à retrouver dans le passé les indices de la modernité à venir. Bref, il existerait
une asymétrie dans le traitement que les révisionnistes font du passé du savoir disciplinaire
entre l’historiographie d’avant 1947 et celle de l’après 1947, mais surtout celle débutant au
tournant des années 1970, à savoir la leur : ils ne mettent pas en relation l’historiographie et
la société de laquelle elle est issue de la même façon dans les deux cas.
La réflexion de R. Rudin sur le discours que les historiens dits « révisionnistes »
tiennent sur le passé de leur savoir mène à une contradiction. Tout en critiquant la
normalisation historienne du passé de la société québécoise opérée par les
« révisionnistes », R. Rudin souhaite, pour combattre leur discours sur le passé
disciplinaire, normaliser le passé des historiens, eux qui font pourtant partie, comme il
insiste dans une perspective externaliste, de la société. Y. Gingras, dans un compte-rendu
acerbe de Faire de l’histoire, qu’il considère comme un « pamphlet » qui ne cherche pas à
comprendre mais à dénoncer les tendances historiographiques des trente dernières années, a
en effet montré que R. Rudin pratique lui-même un révisionnisme, un révisionnisme de
second degré, dans la mesure où il soutient que les historiens québécois – de L. Groulx à
G. Bouchard –, comme tous les historiens occidentaux, ont dû équilibrer les exigences
normatives de leur discipline et les pressions socio-idéologiques de leur temps994
.
Y. Gingras, en voyant dans la thèse de R. Rudin une « réinterprétation de type
révisionniste » de la contribution de L. Groulx à la discipline historique québécoise, serait
un « esprit malin » aux yeux de J.-M. Fecteau995
. À l’évidence, le passé disciplinaire est un
enjeu chaud du discours que les historiens tiennent sur leur savoir.
R. Rudin a oublié que l’équilibre entre les exigences scientifiques et les exigences
sociales est lui-même historique et a été profondément modifié par la transformation
994
Y. Gingras, « La fabrication de l’histoire », p. 319 et 328. 995
J.-M. Fecteau, « L’historiographie québécoise vue par Ronald Rudin », p. 444.
258
disciplinaire de l’étude du passé, notamment au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Ce faisant, R. Rudin en est venu, en bon relativiste, comme le souligne J. Goyette,
« à niveler in abstracto les différences entre les historiens, à abolir toute hiérarchie entre les
formes du connaître »996
. La normalisation rudinienne de l’historiographie pré-révisionniste
masque le fait que la disciplinarisation de l’histoire a institué une médiation non seulement
dans la relation entre le passé (sources) et les historiens – un savoir méthodologique –, mais
aussi dans celle qu’ils entretiennent avec la société – un espace relativement autonome où
ils peuvent mettre en œuvre ce savoir et où sa normativité peut s’exercer sans contrainte
externe, une discipline. Cette distanciation de la société permet aux historiens de
s’approprier des préoccupations sociétales pour les traduire en problèmes de science.
Distanciation ne signifie pas toutefois isolement de la société puisque les historiens
québécois ont continué d’entretenir des rapports avec elle, mais de nature différente. Ils
cherchent en droit à limiter leur intervention dans le domaine public à la question des
conditions de production de leur savoir – notamment l’accès aux archives et leur gestion et
le financement de la recherche – pour assurer sa reproduction997
. La prise en compte des
conditions de production du savoir historique est une revendication essentielle du combat
de l’historiographie qui lutte pour une appréhension plus historiciste ainsi que moins
« spontanée »998
et instrumentalisée du passé disciplinaire de l’histoire au Québec.
5.3.3 Le combat de l’historiographie : pour une connaissance scientifique du passé
disciplinaire
5.3.3.1 Renouveler l’histoire de l’histoire
Les protagonistes du combat de l’historiographie cherchent à promouvoir une
appréhension du passé disciplinaire qui se démarque de l’appréhension présentiste
caractéristique de l’historiographie de combat. Le combat de l’historiographie se pense en
effet en bonne partie comme une lutte contre l’appréhension du passé disciplinaire telle
qu’elle s’est traditionnellement ou spontanément pratiquée. Comme le soulignent
996
J. Goyette, « Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », p. 451-452. 997
Évidemment, la situation est toute autre dans les faits. Une sociologie du savoir historique viendrait nous
montrer assez vite que l’autonomie du savoir historique est toujours affaiblie en raison de l’importance sociale
que détient son objet. 998
Y. Gingras, « Une sociologie spontanée de la connaissance historique », Bulletin d’histoire politique, vol. 4,
no 2 (1995), p. 39-43.
259
R. Graham, W. Lepenies et P. Weingart, la mise en place d’une nouvelle appréhension d’un
passé disciplinaire est souvent « combined with a critical evaluation of the “traditional”
history of science »999
.
Le plaidoyer programmatique pour une meilleure histoire de l’histoire, au cœur du
combat de l’historiographie, comporte deux réclamations ou propositions majeures
interreliées. La première consiste en un élargissement de l’objet de l’appréhension du passé
disciplinaire. Elle doit dépasser la bibliographie érudite ne faisant que recenser les
recherches portant sur une période ou un problème en vue de critiquer les résultats obtenus.
J.-M. Fecteau soulignait, à cet égard, que l’appréhension du passé disciplinaire au Québec
s’est surtout contentée de produire « les habituels relevés historiographiques et autres “états
de la question” selon les différents domaines de recherche » et de « l’analyse rituelle et
périodique (et toujours quantifiée) de la production de la Revue d’histoire de
l’Amérique française »1000
. Pour ce faire, elle ne doit plus limiter son regard à la production
disciplinaire pour critiquer les résultats atteints ou promouvoir de nouvelles approches,
mais l’étendre au contexte de production. Au lieu de s’intéresser au contenu des
connaissances produites, on en vient à s’intéresser aux conditions qui permettent et limitent
la production historique. Le processus par lequel l’étude du passé s’est constituée et se
maintient en discipline devient par conséquent une, pour ne pas dire la problématique
centrale de l’appréhension du passé disciplinaire telle que proposée par le combat
de l’historiographie.
L’élargissement de l’objet de l’appréhension du passé de l’histoire participe de la
seconde réclamation du combat de l’historiographie, soit celle d’en faire un domaine de
recherche en soi, autonome et non instrumentalisé. En 1970, dans un compte-rendu de
The Idea of Perfect History de Georges Huppert paru dans la Revue d’histoire de
l’Amérique française, Claude Sutto, historien à l’Université de Montréal, soulignait que
l’histoire de l’histoire est une discipline plus souvent qu’autrement négligée.
Elle n’obtient généralement que la partie congrue dans les programmes
universitaires et les ouvrages qu’on lui consacre ne sont guère nombreux. […]
999
R. Graham, W. Lepenies et P. Weingart, Functions and Uses of Disciplinary Histories, p. ix. 1000
J.-M. Fecteau, « L’historiographie québécoise vue par Ronald Rudin », p. 441.
260
si les historiens utilisent volontiers les résultats de recherches qui y sont
menées, peu se hasardent à l’étudier pour elle-même et d’aucuns, la considérant
sans doute comme marginale, la laissent volontiers en pâture aux philosophes et
aux littéraires.1001
Protagoniste du combat de l’historiographie, C.-O. Carbonell soulignait, à cet égard, que
l’histoire de l’histoire devait se libérer de l’emprise des philosophes et des littéraires qui
« obscurcissent à plaisir » ce « territoire »1002
.
L’appréhension du passé disciplinaire fait l’objet d’une double instrumentalisation.
D’une part, elle prend souvent la forme d’une « science auxiliaire », pour reprendre une
expression vieillie, recensant les travaux effectués sur une question précise. Il s’agit de la
fonction heuristique de l’histoire de l’histoire sur laquelle nous nous sommes arrêtés en
début de chapitre. Pour qu’elle puisse une devenir un domaine autonome, l’appréhension
du passé de l’histoire, selon G. Palmade, « ne peut plus, alors, être conçue comme un
inventaire partiel, limitée à la récapitulation des éléments acquis ou des discussions
ouvertes sur tel ou tel champ de recherche isolé, mais comme une lecture globale de ce que
[…] les historiens ont mis, à chaque époque, derrière le nom d’histoire »1003
.
D’autre part, l’appréhension du passé de l’histoire sert souvent les intérêts divers
des historiens au présent – promotion ou dévaluation d’une approche par exemple. Pour
dépasser cette double forme d’instrumentalisation en vue de devenir un chantier autonome
de recherche historique, l’histoire de l’histoire doit se scientifiser. Cela implique, d’un côté,
qu’elle rejette de sa démarche les jugements normatifs sur le passé disciplinaire et, de
l’autre, qu’elle l’appréhende de façon moins spontanée en développant « a more
theoretically conscious approach »1004
. Cette approche permet de mettre en œuvre une
histoire qui cherche non pas à juger le passé disciplinaire historien, mais à le comprendre
1001
C. Sutto, « HUPPERT, Georges, The Idea of Perfect History – Historical Erudition and Historical
Philosophy in Renaissance. University of Illinois Press, Chicago, 1970 », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 24, no 3 (1973), p. 433. 1002
C.-O. Carbonell, Histoire et historiens…, p. 7. 1003
G. Palmade cité dans G. Lefebvre, La Naissance de l’historiographie moderne, p. 6. 1004
I. Veit-Brause, « History of Historiography », p. 53.
261
pour le connaître1005
. L’appréhension du passé disciplinaire peut ainsi passer d’une
rétrospective spontanée critiquant le traitement qu’effectue d’une question historique un
ensemble d’historiens à une analyse des conditions de production de la connaissance
historique. D’ailleurs, il est possible, c’est du moins ce que soutenait G. W. Stocking, que
ce soit précisément par une compréhension contextuelle du passé disciplinaire que
l’appréhension du passé disciplinaire puisse mieux servir le présent – être d’« actualité »
conformément au vœu de G. Bachelard1006
–, c’est-à-dire pertinente et efficace au
développement disciplinaire. Le passé disciplinaire peut le mieux rétroagir sur la culture
disciplinaire des praticiens du présent lorsqu’il est saisi dans toute sa complexité. Dans
cette optique, l’histoire de l’histoire peut devenir, pour dire comme l’un de ses éminents
représentants, un « ongoing dialogue that, while it never reaches finality, contributes to a
broadening of perspective »1007
. L’histoire de l’histoire permet aux historiens, selon
Julien Goyette qui mène le combat de l’historiographie au Québec, de parcourir
l’« indéniable distance sépare les travaux des différentes générations d’historiens », un
parcours qui ramène à « l’intention fondamentale de l’écriture historique ». Loin d’être un
« détour inutile », l’historiographie est la « voie royale » pour atteindre le « noyau dur » de
la discipline et « refaire constamment l’unité de la discipline »1008
menacée par
l’hyperspécialisation. G. W. Stocking nommait cette appréhension, historiciste sur le plan
de sa démarche, mais détenant une finalité utilitaire pour le présent,
« enlightened presentism »1009
. C’est à tout le moins le pari du combat de l’historiographie
dont les protagonistes cherchent à faire reconnaître – au présent – la connaissance
historique de leur discipline comme un domaine de recherche autonome. Quelle forme
prend ce combat dans l’épistémologie historienne au Québec?
1005
Y. Gingras, « La fabrication de l’histoire », p. 328. 1006
G. Bachelard, « L’actualité de l’histoire des sciences ». 1007
G. G. Iggers, Historiography in Twentieth Century…, p. 16. 1008
J. Goyette, « De la difficulté d’hériter en histoire », @nalyses : revue de critique et de théorie littéraire,
vol. 2, no 3 (2007), p. 14. 1009
G. W. Stocking Jr, « The Limits of “Presentism” and “Historicism”… », p. 215.
262
5.3.3.2 Le combat de l’historiographie au Québec
Si l’historien britannique Herbert Butterfield, qui avait alimenté la réflexion
métahistorique sur les disciplines de G. W. Stocking, souligne que « the protest » contre la
« primitive manner » de faire l’histoire de l’histoire « is as old as the demand for the
subject itself, and goes back to the 18th century »1010
, c’est surtout à compter du tournant
des années 1970 que le combat de l’historiographie débute au Québec. Il peut être
interprété comme l’expression locale d’un véritable moment historiographique ayant saisi
l’Occident dans la seconde moitié du XXe siècle. En effet, à compter des années 1950
l’histoire de l’histoire acquiert une « disciplinary dignity » et suscite un « real interest ».
À compter des années 1970-1980, elle se transforme progressivement en un domaine de
recherche relativement autonome et spécifique sur la scène historiographique
occidentale1011
. La parution de textes programmatiques et d’ouvrages substantiels1012
,
souvent issus de thèses de doctorat, ainsi que la création de revues consacrées à
l’historiographie1013
sont venues baliser et structurer le domaine de l’histoire de l’histoire
1010
Herbert Butterfield, Man on his Part. The Study of the History of Historical Scholarship, Cambridge,
Cambridge University Press, 1969 [1955], p. 4. 1011
Voir D. Bondì, « Philosophers and the History of Historiography », p. 150; C. Amalvi, « Naissance et
affirmation de l’histoire de l’Histoire ». 1012
Pour témoigner de cette synchronie historiographique occidentale des années 1960-1970,
citons : John Higham et al., History: Professional Scholarship in America, Baltimore, John Hopkins
University Press, 1965; Boyd C. Shafer (dir.), Historical Study in the West, New York, Appleton-Century-
Crofts, 1968; Richard Hofstadter, The Progressive Historians, New York, Knopf, 1968; D. Kelley,
Foundations of Modern Historical Scholarship…; H. White, Metahistory…; William R. Keylor, Academy and
Community. The Foundation of the French Historical Profession, Cambridge, Harvard University Press,
1975; Georg G. Iggers, New Directions in European Historiography, Middletown (Conn.),
Wesleyan University Press, 1975; Charles-Olivier Carbonell, Histoire et historiens…; Carl Berger,
The Writing of Canadian History. Aspects of English Canadian Historical Writing since 1900, Toronto,
University of Toronto Press, 1976; Arnaldo Momigliano, Essays in Ancient and Modern Historiography,
Oxford, Blackwell, 1977; C.-O. Carbonell, « Pour une histoire de l’historiographie »; Doris S. Goldstein,
« The Professionalization of History in Britain in the Late Nineteenth and Early Twentieth Centuries »,
Storia della Storiagrafia, no 3 (1983), p. 3-27; Guy Bourdé et Hervé Martin, Les Écoles historiques, Paris,
Seuil, 1983; E. Breisach, Historiography: Ancient, Medieval and Modern, Chicago,
University of Chicago Press, 1983. Des ouvrages historiographiques sont parus avant cette période, par
exemple J. T. Shotwell, The History of History; James Westfall Thompson, A History of Historical Writing,
New York, Macmillan, 1942. Pour un bilan plus exhaustif du domaine de l’histoire de l’histoire, voir P.-
M. Noël, « Réfléchir à l’histoire en historien… ». 1013
Surtout Storia della Storiografia/History of Historiography/Histoire de l’historiographie/Geschichte der
Geschichtsschreibung (1982-), organe de la Commission internationale pour l’histoire et la théorie de
l’historiographie. Bien qu’elle fût constituée sous le signe de la philosophie analytique de l’histoire,
History and Theory (1960-) consacre également une bonne partie de ses articles à l’histoire de
l’historiographie.
263
dont le nom ne désignait plus l’étude du « body of works interpreting a theme or subject in
the discipline of history and the study of the conflicts between those interpretations », mais
« the history of historical writing » comme déclinaison de l’histoire des sciences1014
.
Au Québec, c’est peut-être un sociologue croyant « beaucoup en la valeur de
l’histoire » qui a initié le combat de l’historiographie ou du moins qui en donné une de ses
revendications les plus explicites : « nulle part l’histoire des sciences ne me paraît plus
féconde pour la formation scientifique que dans son application à l’historiographie, cette
discipline qui, se méfiant des systématisations et ne pouvant ainsi se définir tout à fait par
des théories, ne peut rendre compte d’elle-même que par sa genèse. Il faut donc souhaiter
que l’histoire de l’histoire devienne une partie très importante de la recherche et de
l’enseignement dans nos universités. »1015
C. Sutto en 1970 vantait aussi les mérites de
l’histoire de l’historiographie, dont le « champ dépasse de loin la simple curiosité érudite »
à laquelle elle a longtemps été associée. À condition d’être menée « scientifiquement et
méthodiquement » – leitmotiv du combat de l’historiographie –, l’enquête
historiographique, qui considère l’historien comme un « témoin de la civilisation de son
époque et de son pays », peut fournir « des renseignements non négligeables qui viennent
éclairer et compléter les recherches qui sont menées simultanément dans
d’autres domaines »1016
.
Serge Gagnon peut être considéré comme le premier historien au Québec à avoir
répondu à l’appel programmatique de Fernand Dumont. Dans un article paru dans la
Revue d’histoire de l’Amérique française en 1973, S. Gagnon reconnaît que « [j]usqu’ici,
l’étude des représentations successives de notre passé n’a pas attiré suffisamment
l’attention de nos historiens ». Il ajoute que « notre pensée historique a été trop
superficiellement évaluée par notre histoire et notre critique littéraires, plus soucieuses de
mettre en relief les qualités et les défauts stylistiques que de s’attaquer à l’analyse de
1014
Lawrence D. Walker, « The History of Historical Research and Writing Viewed as a Branch of the
History of Science », Storia della Storiografia, no 2 (1982), p. 103. 1015
F. Dumont, « La fonction sociale de l’histoire », Histoire sociale, vol. 1, no 4 (1969), p. 15. 1016
C. Sutto, « Huppert », p. 433.
264
contenu proprement dite »1017
. Selon S. Gagnon, la faiblesse de l’histoire de
l’historiographie au Québec est en partie « le reflet de notre indéfectible attachement » aux
traditions intellectuelles de la France où ce genre « n’a jamais suscité l’enthousiasme »1018
.
Quelques années auparavant, l’historien français Jean Glénisson avait en effet souligné que
« l’Université encourage si peu ce penchant dangereux que nulle chaire d’historiographie
[…] n’y a encore été créée »1019
.
S. Gagnon esquisse « une théorie préliminaire à l’histoire de l’historiographie »,
n’ignorant pas que cette dernière est « un genre assez neuf de la discipline historique »1020
.
Il loge sa théorie sous l’enseigne d’une « sociologie de la connaissance historique ». En
s’appuyant sur les réflexions des sociologues français Émile Durkheim et, surtout,
Georges Gurvitch sur la sociologie de la connaissance qu’il cite directement, S. Gagnon
définit les buts de la « sociologie de l’historiographie » :
[…] la sociologie de l’historiographie a pour but de découvrir les cadres
sociaux qui président au savoir, en déterminent le contenu; en second lieu, de
mettre en relief les relations qui existent entre le savoir et le système ou les
groupes sociaux sujets de la connaissance; enfin, tâche infiniment plus délicate,
d’évaluer les rapports d’influences jouant tantôt dans le sens de l’influence des
cadres sociaux sur l’orientation et les caractères du savoir, tantôt dans le sens
inverse de l’influence du savoir sur le maintien ou sur l’éclatement des
structures sociales, tantôt enfin se manifestant comme leur
causalité réciproque.1021
Il met en œuvre cette sociologie dans trois études empiriques, soit Le Québec et ses
historiens de 1840 à 1920 (1978), révision de sa thèse de doctorat;
Québec and its Historians: the Twentieth Century (1985), un recueil de cinq textes portant
sur l’impact de la Révolution tranquille sur l’historiographie, sur l’évolution de
l’historiographie de la Nouvelle-France et sur la relation entre l’idéologie et la
méthodologie chez Fernand Ouellet; Passé recomposé (1999) qui traite l’historiographie
1017
S. Gagnon, « La nature et le rôle de l’historiographie : postulats pour une sociologie de la
connaissance historique », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 26, no 4 (1973), p. 481-482. 1018
Ibid., p. 482. 1019
J. Glénisson, « L’historiographie française contemporaine », p. x. 1020
S. Gagnon, « La nature et le rôle de l’historiographie », p. 480. 1021
Ibid., p. 504.
265
des années 1960 aux années 1990, période marquée par l’affirmation de l’histoire sociale
qui représente, à ses yeux, la seconde « grande révolution méthodologique » du savoir
historique après celle de l’« histoire critique ». S. Gagnon note d’ailleurs dans cet ouvrage
que l’appréhension du passé disciplinaire ne peut être bien menée que si le discours
historique est considéré comme une connaissance et non comme une simple idéologie et
que si l’on critique la part du présent projeté dans cette connaissance1022
tout en comprenant
que le métier d’historien se fonde sur le « dépassement de sa propre subjectivité, celle de
son temps et celle de l’époque étudiée »1023
. Cet « horizon »1024
confère à l’histoire sa
scientificité qui ne serait pas, en ce sens, à chercher dans l’application d’un modèle
nomologique d’explication comme le croyaient les tenants du positivisme logique. La
réflexion de S. Gagnon sur l’appréhension du passé du savoir disciplinaire l’incite à se
prononcer sur la nature même de ce savoir, montrant le lien entre passé disciplinaire
et épistémologie.
Patrice Régimbald participe également au combat de l’historiographie. Son
appréhension du passé disciplinaire repose sur un cadre conceptuel théorique qu’il prend la
peine de bien expliciter. P. Régimbald traite du passé du savoir historique en s’appropriant
un modèle proposé par les sociologues des sciences, celui de la « disciplinarisation ». Il
préfère ce modèle, en se référant à Yves Gingras, à celui de la professionnalisation qui
permet plutôt de rendre compte du passé des pratiques disposant de l’autorité légale pour
contrôler l’accès à leurs rangs, comme la médecine ou le génie. La notion de discipline est
associée « à la forme organisationnelle privilégiée dans les processus historiques de
différenciation des sciences et d’institutionnalisation sociétale de la recherche. Elle définit
un espace distinct de production et de transmission de savoir et un espace d’évaluation et de
reconnaissance autonome, qui fonctionne selon ses propres règles et où domine le jugement
des pairs comme premier principe de hiérarchisation. »1025
Conséquemment, la notion de
« disciplinarisation » renvoie au processus par lequel s’est mis en place cet espace. Elle
permet de mettre en évidence que la discipline est de part en part un produit historique. Le
1022
Idem, Le Passé recomposé, p. 146. 1023
Ibid., p. 17.
1024 Ibid.
1025 P. Régimbald, « La disciplinarisation… », p. 165.
266
concept de disciplinarisation permet à P. Régimbald de rendre compte d’un processus
essentiel de l’histoire de l’histoire, soit la transformation de l’étude du passé en une
discipline institutionnalisée.
L’analyse de la disciplinarisation de l’histoire permet en outre à P. Régimbald de
déboulonner le mythe du « big bang historiographique »1026
, selon lequel la création des
premiers instituts universitaires d’histoire en 1947 constitue l’an zéro de la discipline
historique au Québec. Ce mythe avait été formulé par la première génération d’historiens
universitaires pour établir une démarcation profonde et définitive entre leur pratique de
l’histoire et celle de leurs prédécesseurs dévaluée pour son amateurisme d’« antiquaires » –
pour reprendre l’expression de Guy Frégault1027
– et pour le primat qu’elle accorde aux
considérations littéraires et rhétoriques au détriment de la méthode1028
. La création de tels
mythes façonnant l’identité et la mémoire disciplinaires des historiens est le propre des
appréhensions présentistes du passé disciplinaire, mythes que cherche à déconstruire
l’appréhension historiciste du passé disciplinaire proposée par les protagonistes du combat
de l’historiographie.
Pour ce faire, P. Régimbald montre le rôle joué par les sociétés savantes dans la
disciplinarisation de l’histoire au Canada français depuis les années 1920. La marginalité
du savoir historique et sa subordination à la littérature, à la théologie et à la philosophie
dans le système universitaire sont compensées par sa présence dans les sociétés savantes
qui permettent « une première forme de gestion collégiale de la production
historiographique », condition essentielle pour qu’elle puisse s’autonomiser des injonctions,
sollicitations et pressions sociales1029
. P. Régimbald omet toutefois de mentionner que
d’autres ont avant lui ont relativisé l’importance de l’immédiat après-guerre dans l’histoire
de la discipline historique au Québec.
1026
Ibid., p. 164. 1027
G. Frégault, « Antiquaires et historiens ». 1028
P. Régimbald, « La disciplinarisation… », p. 164. 1029
Ibid., p. 164 et 166.
267
Par exemple, Marcel Trudel, qui fait partie de la première génération d’historiens
universitaires, relativisait déjà le rôle des instituts dans la modernisation de la recherche
historique au Québec :
Nous avons parfois tendance à nous croire les premiers à entrer en scène […]
Nous ne devons pas l’oublier : si nous avons acquis un certain niveau de
progrès […] nous le devons à ceux qui, dans des conditions souvent plus
difficiles que les nôtres, nous ont fait un chemin dans la mesure où le
permettaient les ressources d’une discipline encore pauvrement organisée. Si
l’Institut d’histoire de l’Amérique française a réussi dès sa fondation à grouper
presque tous ceux de langue française qui se dévouent à l’histoire, c’est que
bien des fois, dans le passé, quelqu’un avait tenté la même expérience et que
des expériences répétées avaient enfin créé le climat nécessaire. Parmi ces
expériences, signalons au moins ce groupe d’historiens canadiens-français,
membres de la Société royale du Canada, qui dans la première partie de notre
siècle ont, pour ainsi dire, lancé et soutenu un grand mouvement de recherches
historiques. D’autres expériences ont démontré que le travail en commun
pouvait être un phénomène tout naturel : nous songeons à cette Société des Dix,
formée de dix historiens qui se réunissent dix fois l’an et qui, chaque année,
publient ensemble dix travaux dans un même Cahier, et cela depuis vingt ans.
Ces expériences ont fini par créer chez nous un habitus et je pense qu’on peut y
voir une explication du grand succès de notre Institut.1030
Dans le même ordre d’idées, Pierre Savard déclarait, pour sa part, en 1974, qu’il ne
fallait pas
croire que l’histoire est née avec la création à Montréal et à Laval en 1947 des
départements de cette appellation. Sans remonter au siècle précédent et en se
contentant de rappeler les années qui précèdent 1947, on constate que l’histoire
est alors pratiquée abondamment sinon toujours avec bonheur. 1945 a vu une
brillante semaine d’histoire du Canada à Montréal consacrée à l’œuvre de
GARNEAU qui a provoqué de beaux discours mais aussi quelques
communications solides comme l’étude de Frégault sur la recherche au temps
de Garneau. Les historiens du temps se retrouvent dans les sociétés historiques
locales [...] dans le groupe des Dix qui publie un cahier annuel, dans la
Société royale du Canada dont les comptes rendus contiennent plusieurs articles
d’histoire, à l’Académie canadienne-française et à la Société canadienne
d’histoire de l’Église catholique [...].1031
1030
M. Trudel, « Les dix ans de l’Institut », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 10, no 1 (1956),
p. 6. 1031 P. Savard, « Un quart de siècle… », p. 79.
268
La documentation du discours que les historiens tiennent sur leur savoir à travers
l’enjeu du passé disciplinaire vient ici nuancer la thèse avancée par P. Régimbald pour
démarquer son appréhension du passé disciplinaire de celle de ses prédécesseurs. Les
protagonistes du combat de l’historiographie caricaturent, à l’évidence, parfois le discours
que tiennent sur le passé du savoir disciplinaire les adeptes de l’historiographie de combat
de laquelle ils veulent se distancier. P. Régimbald a raison de soutenir qu’il ne faut pas
sous-estimer l’importance de la création des instituts universitaires d’histoire dans l’après-
guerre puisqu’ils créèrent les conditions institutionnelles de son émancipation
épistémologique de la littérature, de la philosophie ou de l’idéologie. Ce n’est qu’à partir de
ce moment que la pratique de l’histoire peut commencer à se soustraire « des enjeux
sociaux, politiques et idéologiques »1032
qui structuraient encore l’écriture historique. Il
n’est toutefois pas le premier à avoir compris que 1946-1947 n’est pas l’« an zéro » de la
disciplinarisation de l’histoire au Québec1033
.
Martin Pâquet mène aussi le combat de l’historiographie. Sa démarche se veut
réflexive et repose sur un cadre théorique explicite et explicité se réclamant d’une
« anthropologie du savoir historien ». Il retrace ainsi l’histoire des relations entre les
domaines de l’histoire politique et l’histoire sociale au Québec. En plus d’avoir
durablement influencé et orienté l’écriture historique, ces deux domaines sont au cœur du
discours que les historiens tiennent sur le passé de leur savoir disciplinaire, comme nous
l’avons eu l’occasion de le constater dans la section consacrée à l’historiographie de
combat. En promouvant des perspectives différentes à la mise en œuvre du savoir
historique, ils ont effet souvent été l’objet de rétrospections instrumentalisées à des fins de
démarcation et de légitimation. En analysant les relations entre ces deux domaines à l’aune
du cadre théorique d’une anthropologie, M. Pâquet peut produire une appréhension du
passé disciplinaire plus « refroidie », conforme aux exigences de l’historicisme. Cette
appréhension montre que la frontière entre l’histoire politique et sociale a été beaucoup
moins étanche et hostile que ne l’a dépeinte l’historiographie de combat1034
.
1032
P. Régimbald, « La disciplinarisation… », p. 166. 1033
Ibid., p. 164. 1034
M. Pâquet, « Esquisse d’une anthropologie du savoir historien », en ligne.
269
En vertu de sa lecture anthropologique de la discipline, Martin Pâquet la dé-
essentialise en soutenant que sa construction socio-épistémique au Québec s’est effectuée
en fonction de conventions clivées d’ordre socio-institutionnels et méthodologiques qui se
reflètent dans les relations entre l’histoire politique et sociale. Ces conventions renvoient à
un « ethos historien », à savoir « cet ensemble de règles morales intériorisées »1035
régissant
l’agir des historiens et le rapport qu’ils entretiennent à la fois avec le présent dans lequel ils
vivent et le passé qu’ils étudient. Cet ethos est une dimension importante de la communauté
historienne que M. Pâquet conçoit, dans une perspective bourdieusienne, comme un espace
« avec ses positions, ses relations de domination, ses luttes pour la monopolisation des
biens symboliques et matériels »1036
. M. Pâquet peut ainsi comprendre les relations entre
l’histoire politique et l’histoire sociale autrement qu’à travers le simple prisme de leur
production empirique respective; il identifie les conditions de production, ce qui rejoint une
importante exigence du combat de l’historiographie, à savoir l’élargissement du regard de
l’appréhension du passé du savoir disciplinaire.
La rétrospective effectuée par Joanne Burgess de la production historique
québécoise depuis 1985 met en évidence ses « lignes de force » centrifuge et centripète, la
croissance importante de ses effectifs et la complexité de la nature de son enracinement
socio-institutionnel. Elle relève également d’une appréhension plus historiciste du passé
disciplinaire de l’histoire. Au contraire de bon nombre de tenants de l’approche historiciste,
elle ne réduit pas les bilans programmatiques présentistes en un simple repoussoir.
J. Burgess montre que l’histoire historiciste que revendique le combat de l’historiographie
ne doit pas seulement chercher à dépasser l’historiographie de combat de type présentiste :
elle doit chercher à élucider la fonction de celle-ci dans sa recherche d’une compréhension
contextualisée du passé du savoir disciplinaire. J. Burgess souligne en effet le
« rôle fondamental » des bilans programmatiques présentistes « en tant que marqueurs de
l’évolution disciplinaire et des étapes incontournables de la structuration du champ du
1035
Ibid. 1036
Ibid.
270
savoir favoris[an]t l’insertion de domaines de recherche dans l’univers de l’enseignement et
leur reconnaissance professionnelle »1037
.
L’analyse d’un tel domaine de recherche a retenu d’ailleurs l’attention
d’Yves Gingras et de Jean-Philippe Warren. En suivant une démarche relevant d’une
appréhension historiciste du passé disciplinaire, ils soutiennent que la création du
Bulletin d’histoire politique au début des années 1990 peut être interprétée comme
l’expression locale d’un phénomène historiographique structurel qui transcende les
frontières nationales depuis une vingtaine d’années, soit le retour de l’histoire politique
comme programme de recherche orientant la mise en œuvre du savoir historique1038
. Nous
assistons à un « retour du refoulé » : le politique, comme objet et perspective d’analyse en
histoire, refait surface après avoir été marginalisé par l’histoire sociale triomphante de la
seconde moitié du XXe siècle. Autrefois associé au geste des grands hommes d’État et aux
événements militaires et diplomatiques, le politique a maintenant une acception plus large
chez les historiens. Étant une dimension essentielle de l’existence en société, le politique
désigne le pouvoir dans toutes ses manifestations et est pensé comme le lieu où s’expriment
les rapports de force constitutifs de toute société.
Parmi les protagonistes du combat de l’historiographie, une place spéciale doit être
accordée à Éric Bédard et à Julien Goyette pour leur anthologie Parole d’historiens. Même
si sa postface plaide pour que nous saisissions « l’historiographie dans sa dynamique
historique », cet ouvrage n’offre pas à proprement parler une appréhension du passé
disciplinaire de l’histoire, mis à part quelques repères dans le texte de présentation et la
postface. Il constitue plutôt une anthologie regroupant près de cinquante textes « de second
degré », c’est-à-dire des écrits où les historiens discourent moins sur le passé que sur le
savoir en fonction duquel ils en produisent une connaissance. Comme nous l’avons déjà
mentionné, elle offre une assise documentaire incomparable pour prendre la mesure
historique de l’épistémologie historienne au Québec.
1037
J. Burgess, « L’histoire du Québec; tendances récentes et enjeux », dans Denise Lemieux (dir.),
Traité de la culture, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 37. 1038
Y. Gingras et J.-P Warren, « Le Bulletin d’histoire politique et le retour du refoulé. La lutte pour
l’imposition d’un domaine de recherche dans le champ de l’histoire québécoise (1992-2005) »,
Bulletin d’histoire politique, vol. 15, no 3 (2007), p. 25-36.
271
L’étude documentée de l’épistémologie historienne qui « n’est pas de l’histoire »1039
mais un discours sur celle-ci comme le note Gérard Noiriel, révèle ainsi que les historiens
ont dû faire aussi autre chose qu’étudier le passé pour l’étudier, à savoir représenter cette
étude en vue de la définir, en proposer des programmes et la justifier. Ces représentations
du savoir historique ont été aussi importantes que son institutionnalisation dans le
processus par lequel l’étude du passé s’est érigée et se maintient en une discipline1040
. Elles
sont un aspect du fonctionnement même de la discipline historique. En cela, et ce chapitre
espère l’avoir montré en prenant comme objet une de ses déclinaisons – le passé du savoir
historique –, l’épistémologie historienne ne saurait être négligée de l’appréhension
historiciste du passé de l’histoire. Appréhender ce passé à travers le discours que les
pairs/pères ont tenu sur le savoir historique, permet l’instauration du dialogue réflexif
ultime : nous étudions ceux qui nous permettent de mieux étudier le passé. Pour dire
comme G. W. Stocking, le passé disciplinaire n’est jamais aussi « historically (really)
significant »1041
que lorsqu’il est saisi via l’épistémologie de ses praticiens. D’où
l’importance, comme nous le réaffirmerons dans la conclusion de cette thèse, de son étude
par les historiens au cours de leur formation. En un mot, le savoir-dire des historiens doit
être considéré à la fois comme le vecteur et un objet de l’appréhension du passé
disciplinaire. À ce seul prix, l’historiographie peut espérer gagner sa « bataille »1042
.
5.4 Entre mémoire et connaissance : le discours sur le passé du savoir disciplinaire
En définitive, l’appréhension du passé disciplinaire de l’histoire est à maints égards
analogue à celle des autres disciplines. La catégorisation articulée par G. W. Stocking Jr
entre le présentisme et l’historicisme peut en rendre compte. L’appréhension du passé de
l’histoire est en tension entre une historiographie de combat cherchant avant tout à se
l’approprier et un combat de l’historiographie revendiquant et mettant en œuvre une
1039
G. Noiriel, Penser avec, penser contre, p. 15. 1040
Voir, à ce sujet, P.-M. Noël, « Histoire des représentations et représentations de l’histoire : vers une
nouvelle histoire de l’histoire », Le Convecteur temporel. Revue d’histoire de l’Université Sherbrooke, vol. 2,
no 1 (2008), disponible sur : http://www.rhus.info/?articles=histoire-des-representations-et-representations-de-
lhistoire-pour-un-renouvellement-de-lhistoire-de-lhistoire-au-quebec (page consultée le 2 mars 2013). 1041
G. W. Stocking Jr, « The Limits of “Presentism” and “Historicism”… », p. 217. 1042
Évelyne Héry, « La bataille de l’historiographie est-elle gagnée? », dans Sophie Cassagnes-Brouquet,
Amaury Chauou, Daniel Pichot et Lionel Rousselot (dir.), Religions et mentalités au Moyen Âge. Mélanges en
l’honneur d’Hervé Martin, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 17-23.
272
appréhension plus scientifique pour le comprendre. Cette analogie même oblige cependant
à nuancer le modèle, certes idéal-typique, de G. W. Stocking Jr sur le plan du sujet de
l’appréhension du passé disciplinaire. L’existence même d’histoires disciplinaires dans la
discipline historique montre que le praticien d’une discipline peut produire une
appréhension historiciste et que l’appréhension présentiste peut être produite par un
historien de formation. Si le cas de la discipline historique ne remet pas en cause le
présentisme et l’historicisme comme catégories d’analyse de l’appréhension du passé des
disciplines, il oblige à repenser le rapport entre elles non sous le signe d’une opposition ou
d’une substitution du premier pour le second, mais sous celui de leur complémentarité
fonctionnelle au sein d’une discipline où les praticiens sont précisément formés à faire
de l’histoire.
Appelées à jouer différentes fonctions au sein de la discipline, les appréhensions
présentistes et historicistes sont aussi nécessaires l’une que l’autre. En participant à la
justification et à la constitution en programmes de la recherche historique, les
appréhensions présentistes sont une des opérations constitutives de la discipline qui
permettent la production des études empiriques sur le passé, y compris sur le passé de la
discipline même. Quant aux appréhensions historicistes, elles cherchent à se démarquer des
précédentes. Ce faisant, elles ne doivent cependant pas tenter de les discréditer, mais de les
comprendre et de mettre au jour leur rôle dans le fonctionnement de la discipline. Ce
faisant, l’histoire historiciste de l’histoire montre qu’il a été impossible pour les historiens
de connaître le passé que par la mise en oeuvre de leur savoir; ils ont dû aussi l’expliciter
via une épistémologie, un savoir-dire dont l’un des enjeux est le passé disciplinaire.
Entretenant un rapport à la fois mémoriel et scientifique avec le passé de leur
discipline, les historiens ne sont jamais autant juges et parties que lorsqu’ils appréhendent
celui-ci. L’histoire de l’histoire est une entreprise épineuse parce que ses praticiens ont des
enjeux dans le jeu qu’ils prétendent analyser dans son historicité. La dialectique entre
l’identification et la connaissance peut rendre compte de la combativité du discours que les
historiens tiennent sur le passé de leur savoir. Les historiens tentent d’identifier leur savoir
273
et de connaître l’« identité historienne »1043
pour « donner sens »1044
à leur métier et prendre
conscience de ce qu’ils font quand ils font de l’histoire. Cette conscientisation définit
l’épistémologie historienne. Par « l’expérience de l’histoire »1045
, les historiens peuvent
alors – certes difficilement, car ils se trouvent dans la position ambiguë de sujet et d’objet –
se connaître eux-mêmes. D’où la place centrale du passé disciplinaire dans l’épistémologie
historienne. Le lien étroit que celle-ci entretient avec la réflexion historiographique vient du
fait que l’historien est un être historique qui s’inscrit dans la durée. Cette question de
l’enracinement temporel du savoir historique retiendra notre attention au prochain chapitre.
Du rapport au passé disciplinaire, nous passerons à l’enjeu épistémique du rapport que le
savoir historique entretient avec le présent. Saisie à travers à cet enjeu, l’épistémologie
historienne donne à voir sur ce qui constitue, aux yeux d’Agnes Heller, le « paradox » du
savoir historique : « It wants to find out the truth about the past from the standpoint of
the present »1046
.
1043
J. Hamelin, « L’histoire des historiens… », p. 226 1044
J.-M. Fecteau, « L’historiographie québécoise… », p. 463. 1045
M. Pâquet, « L’expérience de l’histoire… ». 1046
A. Heller, A Theory of History, p. 85.
275
CHAPITRE 6 : LA QUESTION DE L’HISTORICITÉ DE L’HISTOIRE. LES HISTORIENS
SUR L’ENRACINEMENT TEMPOREL DE LEUR SAVOIR
The past is an aspect or function of
the present; and that is how it must
always appear to the historian who
reflects intelligently on his own
work, or, in other words, attempts a
philosophy of history.
R. G. Collingwood1047
6.1 L’historicité de l’histoire
En tension entre un ethos scientifique et une fonction sociale, le savoir historique
aspire à produire une connaissance du passé épistémiquement irréductible au présent d’où il
est pratiqué et pour un présent avec lequel il tente néanmoins de mettre le passé en relation.
Aussi, en étant mis en œuvre au présent, le savoir historique détient une historicité.
La notion d’historicité détient un héritage philosophique complexe – notamment
dans l’idéalisme historiciste allemand – dont il ne serait question ici de rendre compte1048
.
Récemment, elle a connu au moins deux réactualisations, l’une en épistémologie, l’autre
dans le domaine très en vogue de la réflexion sur l’expérience temporelle à la tête duquel se
trouvent Reinhart Koselleck1049
et François Hartog1050
. En épistémologie, Jean-
Claude Passeron recourt à la notion pour qualifier le régime de scientificité des « sciences
historiques » en vue de les distinguer des sciences expérimentales « poppériennes ».
L’historicité désigne, dans cette perspective, l’impossibilité, lorsque nous procédons à la
dénomination des faits, de les dissocier complètement de leurs coordonnées spatio-
temporelles1051
. F. Hartog a peut-être contribué le plus à l’actuelle visibilité du concept
d’historicité. Il désigne par « régime d’historicité » différentes expériences du temps
1047
R. G. Collingwood, « The Philosophy of History », p. 130. 1048
Voir Daniel Creutz, « Droysen et l’historicité », dans C. Delacroix, F. Dosse et P. Garcia (dir.),
Historicités, Paris, La Découverte, 2009, p. 47-61. Voir aussi ci-dessus, p. 201. 1049
Surtout : R. Koselleck, Le Futur passé. Contribution à une sémantique des temps historiques, Paris,
Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1990. 1050
F. Hartog, Régimes d’historicité…. Voir aussi du même auteur Croire en l’histoire. 1051
J.-C. Passeron, Le Raisonnement sociologique : l’espace non-poppérien du raisonnement naturel, Paris,
Nathan, 2006 [1991].
276
mettant en relation le passé, le présent et le futur. Devant cette récente réactualisation du
concept d’historicité, nous recourons à une acception différente et beaucoup plus
circonscrite de la notion, à savoir l’enracinement temporel du savoir historique.
Retraçant la « généalogie » de la notion d’historicité dans une contribution parue
dans le récent collectif Historicités, Christian Delacroix souligne que parmi les nombreux
travaux mobilisant la notion, très peu se sont penchés sur l’historicité même de la pratique
historienne en mettant en relation régime d’historicité et régime historiographique, et ce,
même si F. Hartog met l’historicisation de l’histoire au centre des évolutions
historiographiques récentes1052
. À cet égard, M. de Certeau reconnaissait, dans
l’Écriture de l’histoire, que l’histoire avait une historicité, une historicité inscrite dans
l’ambigüité sémantique de son nom : « Il y a une historicité de l’histoire […] Historie et
Geschichte : ambigüité finalement riche de sens. En effet, la science historique ne peut pas
désolidariser entièrement sa pratique de ce qu’elle saisit comme objet. »1053
En nous
appuyant sur le jésuite français, nous désignons par la locution conceptuelle « historicité de
l’histoire » la sous-détermination de la connaissance historique par le passé, sous-
détermination constituant une déclinaison de celle de la théorie par l’expérience posée par
W. V. O. Quine et la philosophie post-positiviste des sciences et radicalisée par la
« nouvelle » sociologie des sciences1054
.
Déjà en 1929, le sociologue Karl Mannheim soulignait, dans son Introduction à la
sociologie de la connaissance, que « toute connaissance historique est une connaissance
relationnelle » dans la mesure où « ce qui est intelligible en histoire ne peut être formulé
qu’en rapport avec les problèmes et les constructions conceptuelles qui prennent eux-
mêmes naissance dans le flux de l’expérience historique »1055
. L’histoire, parce qu’elle
1052
C. Delacroix, « La généalogie d’une notion », dans C. Delacroix et al. (dir.), Historicités, p. 29-45;
F. Hartog, Évidence de l’histoire : ce que voient les historiens, Paris, Éditions de l’École des hautes études en
sciences sociales, 2005, p. 215-236. 1053
M. de Certeau, L’Écriture de l’histoire, p. 38 et 71. 1054
W. V O. Quine, « Epistemology Naturalized ». Sur la « nouvelle » sociologie des sciences, voir
Barry Barnes, David Bloor et John Henry, Scientific Knowledge: A Sociological Analysis, Chicago,
University of Chicago Press, 1996. 1055
Karl Mannheim, Idéologie et utopie. Une introduction à la sociologie de la connaissance, Paris,
Marcel Rivière, 1956 [1929], p. 46, disponible en édition électronique sur :
277
s’inscrit elle-même dans la durée, dans l’Histoire, n’est donc pas seulement déterminée par
le passé – son objet –, mais aussi par les présents successifs qui conditionnent le rapport
cognitif qu’elle entretient avec le passé.
L’histoire ne saurait dès lors s’identifier au passé, car, comme le souligne
Jörn Rüsen, « [t]he present must give the latent historical character of the past the status of
history »1056
. En ce sens, Wolfgang von Leyden, dans une perspective kantienne, fait de
l’historicité une des catégories du savoir historique : « an historian’s standpoint at the time
he is writing […] must be regarded as of utmost, indeed categorial, significance for the
character and outcome of his work […] some of the determinant factors of every historical
version of the past – acceptable and unacceptable alike – are inherent in an historian’s
own standpoint in the present and in his particular historical »1057
. Le présent est aussi
important que le passé pour comprendre l’intelligence du savoir historique.
Ceci dit, la question de l’historicité n’est évidemment pas sans lien avec ce que l’on
nommait jadis la question du présentisme en histoire, question personnifiée par celui que
l’on reconnaît comme le « père spiritualiste du présentisme »1058
, Benedetto Croce. Pour
celui-ci, qui « toute histoire est histoire contemporaine »1059
. Intimement reliée à la question
de l’objectivité historique, la question du présentisme historique aborde le problème de la
variabilité de la connaissance d’un objet qui ne peut pourtant pas changer – le passé, la
réalité historique – en vue d’apprécier l’élément subjectif dans l’opération
historiographique. Les « présentistes » se posaient en s’opposant aux « positivistes » pour
qui la connaissance du passé est libre de tout conditionnement socio-temporel. Nous avons
préféré, pour thématiser l’enracinement temporel de l’histoire, nous tenir loin de l’étiquette
du « présentisme » qui, depuis les dernières années, est plutôt employée pour désigner notre
régime d’historicité actuel où le présent, devenu omniprésent, est voué à un culte et devient
http://classiques.uqac.ca/classiques/Mannheim_karl/mannheim_karl.html (page consultée le 17 février 2013). 1056
J. Rüsen, « What is Historical Theory? », p. 82. 1057
W. von Leyden, « Categories of Historical Understanding », p. 68. Il y aurait un lien à développer ici avec
la théorie herméneutique de Hans-Georg Gadamer pour qui la comprehension procède de la dialectique entre
le présent et le passé, la comprehension étant ancrée dans le présent de l’interprète. (Cf. Vérité et méthode : les
grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Seuil, 1996) 1058
A. Schaff, Histoire et vérité…, p. 15. 1059
B. Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, p. 14.
278
la catégorie principale pour ne pas dire exclusive de notre compréhension de nous-
mêmes1060
. Le présentisme, dans cette acception, renvoie à l’ontologie de la condition
historique humaine; la notion d’historicité, telle que nous l’employons dans ce chapitre,
renvoie à l’épistémologie de l’histoire en ce qu’elle constitue une condition de production
de la connaissance du passé.
6.2 L’historicité de l’histoire et l’épistémologie de l’histoire
L’enjeu de l’historicité de l’histoire est en effet au cœur de cette épistémologie. La
question de savoir jusqu’à quel point la connaissance du passé est liée au présent auquel
appartient l’historien est une des interrogations qui ont dominé la réflexion sur le savoir
historique1061
. L’historien allemand J. G. Droysen, dans son Précis de théorie de l’histoire –
récemment réédité par Alexandre Escudier qui en fait « le premier traité d’envergure à
formaliser en détail les différentes phases de l’opération historiographique »1062
–, soulignait
l’historicité de toute histoire, historicité qu’il problématise avec la notion
d’« historische Frage » : la connaissance du passé procède toujours d’un questionnement du
présent. La philosophie critique de l’histoire, initiée en Allemagne au XIXe siècle, en a fait
son leitmotiv, comme il a été donné de voir dans la section 1.2.3.11063
. En transposant la
démarche kantienne à l’histoire, elle avait pour projet une critique de la raison historique
élucidant les conditions permettant et limitant la connaissance du passé. Un de ses tenants,
Wilhelm Dilthey, soutenait que la condition première de l’étude historique réside dans le
fait que l’historien est lui-même un être historique : la « condition première des sciences
1060
F. Hartog, Régimes d’historicité… 1061
R. Aron, Leçons sur l’histoire, p. 15. 1062
A. Escudier, « Présentation », dans J. G. Droysen, Précis…, p. 8. Hayden White défend aussi cette thèse. Il
a souligné que « [t]he intention of the book [de Droysen] was to do for historical studies what Aristotle had
done in his Topic for dialectic, in his Logic for demonstration, in his Rhetoric for oratory, and in his Poetic for
literary art », à savoir les formaliser. Le sous-titre de l’édition originale allemande du livre pouvait se traduire
en anglais, selon H. White, comme « Lectures on the Anatomy and Methodology of History » (H. White,
Metahistory…, p. 270). 1063
La meilleure étude sur la philosophie critique allemande de l’histoire reste celle issue de la thèse de
doctorat de Raymond Aron publiée sous le titre La Philosophie critique de l’histoire.... Pour un regard plus
synthétique, voir Arnaud Dewalque, « Le tournant épistémologique de la philosophie de l’histoire… ».
279
historiques réside dans le fait que je suis moi-même un être historique, que celui qui étudie
l’histoire est aussi celui qui la fait »1064
.
Pour Max Weber, qui prolongea cette tradition épistémologique au XXe siècle,
l’historicité de l’histoire assure son « éternelle jeunesse ». L’histoire compte parmi les
disciplines pour lesquelles « le flux éternellement mouvant de la civilisation procure sans
cesse de nouveaux problèmes »1065
. Adam Schaff ne dit rien d’autre quand il soulignait
qu’« il faut réécrire l’histoire en raison de la découverte de sources et de faits inconnus et
surtout parce que le développement de l’histoire nous révèle des aspects et des traits
nouveaux de faits déjà connus, montrant les processus historiques sous des couleurs
nouvelles et les éclairant d’une lumière plus pénétrante »1066
. Important la philosophie
critique de l’histoire outre-Rhin, le philosophe français Raymond Aron souligne également
l’historicité fondamentale de l’histoire qui est « fonction à la fois de la situation actuelle [de
l’historien], qui par définition, change avec le temps, et de la volonté qui anime le savant,
incapable de se détacher de lui-même ». L’historien « appartient au devenir qu’il
retrace »1067
. Son interrogation « exprime un dialogue du présent et du passé dans lequel le
présent prend et garde l’initiative »1068
. Rare historien à s’être montré réceptif à la
philosophie critique de l’histoire, à l’enseigne de laquelle il logeait son De la
connaissance historique, Henri-Irénée Marrou exprimait l’articulation constitutive du savoir
historique entre le passé et le présent sous la forme d’une
équation : « histoire=passé/présent »1069
. En vertu de cette équation, « l’histoire est
inséparable de l’historien »1070
. Michel de Certeau est venu qualifier cette thèse dans son
analyse de « l’opération historiographique ». Tout en reconnaissant l’historicité de l’histoire
telle qu’articulée par la philosophie critique de l’histoire, il soutient cependant que ses
tenants oublient que la « philosophie personnelle » des historiens est médiatisée par des
1064
W. Dilthey, cité dans J. Goyette, Fernand Dumont et l’histoire, p. 44. Voir aussi W. Dilthey, Critique de la
raison historique, Paris, Cerf, 1992 [1883]. 1065
M. Weber, Essais sur la théorie de la science, Paris, Plon, 1965, p. 202. 1066
A. Schaff, « Pourquoi récrit-on sans cesse l’histoire? », p. 79. 1067
R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire…, p. 105. 1068
Idem, Dimensions de la conscience historique, Paris, Plon, 1961, p. 16. 1069
H.-I. Marrou, De la connaissance historique, p. 34. 1070
Ibid., p. 56.
280
contraintes collectives imposées par l’institution disciplinaire à laquelle ils appartiennent :
« il est impossible d’analyser le discours historique indépendamment de l’institution en
fonction de laquelle il est organisé en silence ». L’« institution historique » est ce qui permet
et interdit, elle constitue ce que de M. de Certeau nomme « la loi du groupe » :
« La médiation de ce “nous” élimine l’alternative qui attribuerait l’histoire ou à un individu
(l’auteur, sa philosophie personnelle, etc.) ou à un sujet global (le temps, la société,
etc.) »1071
. Le jésuite souligne la priorité de cette loi intersubjective, de ce qu’il nomme,
dans la tradition de l’épistémologie bachelardienne du Rationalisme appliqué1072
, le « sur-
moi collectif »1073
sur chaque ouvrage historique particulier. Ce faisant, l’auteur de
l’Écriture de l’histoire propose une variable qui, comme nous le verrons, est essentielle
dans le traitement de la question de l’historicité de l’histoire, à savoir la disciplinarité de
ce savoir.
L’historicité de l’histoire n’a du reste pas seulement été soulignée par la philosophie
critique de l’histoire. La question de l’enracinement temporel du savoir historique donna
lieu à plusieurs autres formulations issues de différentes traditions de pensée. Sans
prétendre en faire le tour, nous pouvons mentionner, à titre d’exemple, l’historien-
philosophe britannique Robin G. Collingwood, pour qui « the historian himself […] is a
part of the process he is studying […] and can see it only from the point of view which at
this present moment he occupies within it »1074
; le philosophe français Paul Ricœur qui
considére, dans son Histoire et vérité, que « l’historien fait partie de l’histoire »1075
;
l’historien britannique Edward Hallett Carr – la figure (encore) dominante de la théorie de
l’histoire chez les (nombreux) historiens anglo-saxons qui n’ont pas été séduits par
Hayden White1076
–, qui estime, dans son Qu’est-ce que l’histoire?, que l’« historien fait
1071
M. de Certeau, « L’opération historiographique », p. 82-87. 1072
G. Bachelard, Le Rationalisme appliqué. 1073
M. de Certeau, « L’opération historiographique », p. 88. 1074
R. G. Collingwood, The Idea of History, p. 248. 1075
P. Ricœur, Histoire et vérité, p. 37. 1076
Sur la place importante accordée à E. H. Carr dans la théorie de l’histoire chez les historiens britanniques,
voir K. Jenkins, On « What is History? »: from Carr and Elton to Rorty and White, Londres, Routledge, 1995.
Pour montrer la difficile réception historienne de H. White, l’historien américain P. Zagorin compare la
281
partie intégrante de l’histoire »1077
; le philosophe français Michel Foucault qui, dans
Les Mots et les choses, soutient que plus l’histoire « essaie de dépasser son propre
enracinement historique […] plus évidemment apparaît à travers elle l’histoire dont elle fait
elle-même partie »1078
; l’historien-philosophe polonais Krzysztof Pomian qui souligne
carrément, dans Sur l’histoire, que « parler de l’histoire, sans prendre en compte son
historicité, c’est se condamner d’emblée à n’y rien comprendre »1079
. Plus récemment, ce
sont Hayden White et la new philosophy of history ayant pris le linguistic turn qui ont
fortement insisté sur la sous-détermination de la connaissance historique par la réalité
passée1080
. La thèse métahistorique de H. White, qui est la matrice de cette « nouvelle »
philosophie, soutient, comme il a déjà été donné de voir, que la connaissance historique est
moins déterminée par le passé qu’on découvrirait par une étude critique des sources que par
les choix esthétique, épistémologique et idéologique à travers lesquels l’historien
« préfigure » la réalité historique : la forme détermine le contenu1081
.
Préoccupation majeure de plusieurs tendances en épistémologie de l’histoire, la
question de l’historicité de l’histoire met au défi ses praticiens, les historiens, à réfléchir au
rapport que leur savoir entretient avec les présents successifs en vue d’apprécier ses
conséquences sur l’exigence de vérité sous-tendant le rapport épistémique qu’ils
réaction des historiens aux thèses narrativistes de H. White à leur réaction au modèle nomologique de
l’explication historique proposée par C. G. Hempel :
It is therefore noteworthy that in contrast to literary theorists, who have provided the majority
of supporters of White’s view, most philosophers and philosophically-inclined historians have
been decidedly critical of it, when they have not simply ignored it. Many historians in
particular seem as resistant to it as they were previously to the Hempelian positivist covering-
law doctrine of historical explanation. Just as they opposed Hempel’s scientism as a damaging
misconception of the character of historical knowledge, so they have likewise tended to reject
White’s linguistic turn and its rhetorical approach for its disregard and distortion of certain
essential characteristics of historical inquiry and writing.
(P. Zagorin, « Historiography and Postmodernism: Reconsiderations », p. 263-264). Sur la réception
historienne de H. White, voir aussi R. T. Vann, « The Reception of Hayden White », History and Theory,
vol. 37, no 1 (1998), p. 143-161; F. R. Ankersmit, « Hayden White’s Appeal to the Historians ». 1077
E. H. Carr, Qu’est-ce que l’histoire?, Paris, La Découverte, 1988 [1961], p. 85. 1078
M. Foucault, Les Mots et les choses, p. 382. 1079
K. Pomian, Sur l’histoire, p. 332. 1080
F. R. Ankersmit et H. Kellner, A New Philosophy of History. 1081
H. White, Metahistory…; Content of the Form…. Voir aussi Nancy Partner, « Hayden White: the Form of
the Content », History and Theory, vol. 37, no 2 (1998), p. 162-172. Selon elle, l’œuvre de H. White
« insists that linguistic form is the primary carrier of content in historical writing, indeed, in
historical knowledge » (p. 162).
282
entretiennent avec le passé. Ce rapport en est-il un de soumission – le relativisme –,
d’autonomie – le positivisme – ou relève-t-il d’un mixte?
6.3 L’historicité comme enjeu de l’épistémologie historienne
Conformément à la problématique générale de cette thèse, nous ne cherchons pas,
dans le cadre de ce chapitre, à élucider la question de l’historicité de l’histoire en
déterminant jusqu’à quel point la mise en œuvre de ce savoir reflète le présent duquel elle
est issue. Pareille tâche devrait être assumée par des socio-historiens des sciences au moyen
d’études de cas précises mettant en relation la production empirique des historiens et les
contextes sociohistoriques successifs dans lesquels elle s’inscrit. Loin de nier la pertinence
de l’établissement de corrélations entre la pratique historienne et le processus historique,
notre objectif est résolument plus modeste. L’historicité est plutôt considérée comme une
question épistémique à laquelle les historiens ont eux-mêmes réfléchi. Nous travaillons
avec l’hypothèse que l’historicité de l’histoire, comme toute question portant sur la théorie
de ce savoir, ne peut être posée sans tenir compte du discours que les historiens tiennent
non pas sur le passé, mais sur le savoir en fonction duquel ils en produisent une
connaissance – étymologiquement « épistémo-logie historienne », objet de cette thèse.
Contre ceux qui estiment que comprendre l’histoire consiste à comprendre ce que les
historiens font et non « what they say they do »1082
, nous estimons avec l’historien
Richard Evans que « Practicing historians may not have a God-given monopoly of
pronouncing sensibility on such matters, but they surely have as much a right to try to think
and write about them as anybody else, and the experience of actually have done historical
research ought to mean that they have something to contribute which those who have not
shared this experience do not »1083
. Les historiens seraient peut-être les mieux à même non
seulement de pratiquer l’histoire, mais aussi, de par l’expérience que leur procure cette
pratique, de la dire, d’élucider sa nature qui est, comme l’a souligné l’un d’entre eux,
« d’être étroitement unie à l’histoire vécue dont elle fait partie »1084
.
1082
L. Goldstein, The What and the Why of History…, p. 256. 1083
R. Evans, In Defence of History, p. 12. 1084
J. Le Goff, Histoire et mémoire, p. 352.
283
À cet effet, nous examinons comment certains historiens québécois ont, depuis
l’institutionnalisation universitaire de leur savoir, mais surtout depuis les quarante dernières
années, pensé cette « union », c’est-à-dire le rapport que l’histoire entretient avec l’Histoire.
Nous cherchons à mieux définir comment ils ont effectué leur « tâche indéfinie de préciser
les modes successifs de cette articulation », pour le dire comme Michel de Certeau1085
.
Cette période est marquée par un foisonnement réflexif bien attesté par une récente
anthologie1086
et par Fernand Ouellet qui soulignait, en 1984, que « depuis une vingtaine
d’années les historiens qui pratiquent […] l’épistémologie […] n’ont pas chômé »1087
.
Notre propos sur l’épistémologie historienne saisie par la question de l’historicité de
l’histoire s’arrête d’abord sur Fernand Dumont qui, sans être le premier à l’avoir posée,
permit à à cette question de se formaliser au Québec. À l’instar d’Henri-Irénée Marrou dont
les réflexions épistémologiques permirent à la philosophie critique de l’histoire de gagner
le territoire historien français, F. Dumont a été un passeur entre les historiens québécois et
cette réflexion philosophique. Nous documenterons ensuite la manière dont les historiens
ont traité de la question de l’historicité de leur savoir. La documentation s’articule en trois
moments qui constituent moins des étapes que des thématiques balisant son traitement : le
relativisme, la dialectique passé/présent du savoir historique et la disciplinarité de l’histoire.
Ces balises agissent comme des « variables » dans la résolution de la question de
l’historicité. Nous soutenons que les historiens ont négocié ce que M. Aymard nomme
« l’ambigüité » de leur posture, partagée entre « la conception scientifique de leur métier et
leur statut de citoyens »1088
en posant cette question du rapport entre la connaissance du
passé et le présent. L’ambigüité résulterait, selon François Bédarida, d’une tension entre
deux conceptions de l’histoire renvoyant à des « missions contradictoires »: « L’une prône
un savoir désintéressé, sorte “d’histoire pour l’histoire” […] L’autre conception accorde au
1085
M. de Certeau, l’Écriture de l’histoire, p. 71. 1086
É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens… 1087
F. Ouellet, « Les classes dominantes au Québec, 1760-1840. Un bilan historiographique »,
Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 38, no 4 (1984), p. 224. 1088
M. Aymard, « Histoire et mémoire… », p. 12.
284
contraire à l’histoire une fonction éminente dans la société […] »1089
. Cette ambigüité
fondant l’histoire et animant son histoire est générée par la tension entre une exigence
épistémique – dire vrai du passé – et une exigence éthique – s’engager dans la Cité. Ces
deux exigences renvoient à ce que Gérard Bouchard nomme les « deux principes
antinomiques » de leur savoir : « exactitude » et « signification »1090
. La tension entre
l’exactitude et la signification résulte de la double visée des historiens formulée par
Julien Goyette : « D’un côté, ils [les historiens] participent à la formation de la conscience
historique, à l’écriture de la référence. […] D’un autre côté, les historiens interrogent,
critiquent, expliquent, traînent le passé en justice »1091
. Dans le même ordre d’idées,
Martin Pâquet a pu souligner l’existence d’une « tension créatrice » dans le savoir
historique « où l’exigence de vérité n’exclut pas l’engagement civique »1092
. Réfléchir à la
question de l’historicité de l’histoire revient ainsi pour les historiens à déterminer comment
se conjugue la vérité que le savoir historique veut dire du passé à la pertinence que la
connaissance issue de sa mise en œuvre veut avoir au présent. L’enjeu central structurant la
réflexion sur la question de l’historicité l’histoire tient dans une interrogation-défi :
comment reconnaître l’enracinement temporel de l’histoire sans la réduire à l’Histoire? Si
presque tous les historiens admettent implicitement que l’histoire est fille de son temps,
moins se sont prononcés sur les conséquences de cette lapalissade ou, du moins, connaît-on
peu sur cette prononciation.
La récente anthologie Parole d’historiens offre une documentation incomparable
pour examiner ce que les historiens ont dit sur la question de l’historicité de leur savoir. La
postface de J. Goyette invitant à « saisir l’historiographie dans sa dynamique
1089
F. Bédarida, « La dialectique passé/présent et la pratique historienne », dans F. Bédarida (dir.),
L’Histoire et le métier d’historien…, p. 84; « L’histoire entre science et mémoire? », dans Jean-Claude Ruano-
Borbalan (dir.), L’Histoire aujourd’hui, Paris, Sciences humaines, 1999, p. 337. Voir aussi F. Bédarida,
Histoire, critique et responsabilité, Bruxelles, Complexe, 2003. 1090
G. Bouchard, « La science historique comme anthropologie sociale », p. 3. 1091
J. Goyette, Fernand Dumont et l’histoire, p. 321-322. 1092
M. Pâquet, « Conclusion », dans Tracer les marges de la Cité. Étranger, Immigrant et État au Québec,
1627-1981, Montréal, Boréal, 2005, p. 246.
285
historique »1093
constitue d’ailleurs une récente articulation de la question de l’historicité,
enjeu central autour duquel l’épistémologie historienne s’est déployée.
J. Goyette considère que la question de l’historicité du savoir historique est au cœur
de son épistémologie dans la mesure où il conçoit l’exercice épistémologique non pas
comme une activité prescriptive cherchant « à déterminer ce que les historiens devraient
faire », mais comme une réflexion sur « les implications philosophiques et les conditions de
production du savoir historique »1094
. Réfléchir aux conditions de production du savoir
historique revient d’abord à comprendre la relation qu’il entretient avec le présent dans
lequel il est mis en œuvre. Toute épistémologie de l’histoire commence par la question de
la relation entre histoire et société.
J. Goyette soutient que deux écueils doivent être contournés dans la réflexion sur la
question de la relation entre histoire et société, soit le positivisme et le relativisme. Ils ont
en commun de disqualifier la subjectivité sans laquelle aucune connaissance du passé n’est
possible, car elle en est son moyen et sa finalité. Le positivisme, en prétendant que
l’historien est atopos, rejette toute corrélation entre contexte et connaissance. Soumis aux
documents, l’historien n’a qu’un rôle passif dans l’opération historiographique. Le
relativisme verse dans l’excès contraire en soumettant le sujet à son contexte. L’historien
est prisonnier de son présent. Dans les deux cas, l’historien ne dispose d’aucune liberté,
condition pourtant essentielle de son autodétermination disciplinaire1095
. J. Goyette
contourne ces écueils en concevant l’histoire « comme une pratique sociale située dans
l’espace et dans le temps, qui bénéficie, d’une part, d’une relative autonomie par rapport au
domaine public et participe, d’autre part, à l’analyse des vicissitudes des sociétés ». Le
savoir historique réussit cette conjugaison en se disciplinarisant, processus médiatisant la
relation qu’il entretient avec la société. La médiation disciplinaire permet aux historiens,
comme le souligne Julien Goyette se référant à l’épistémologie historique de
Gaston Bachelard, de s’approprier les « préoccupations et controverses qui traversent les
1093
Idem, « Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique ». 1094
Idem, Fernand Dumont et l’histoire, p. 5. 1095
Voir P.-M. Noël, « Une question de (méta-)épistémologie historique : la liberté de l’historien ou
l’autodétermination disciplinaire ».
286
sociétés » pour « les traduire en problème de science »1096
. L’exigence éthique de
pertinence sociale empêche toutefois le savoir historique de se refermer sur lui-même
comme le voudrait le positivisme1097
. L’historien ne peut entièrement se retirer du présent
pour et dans lequel il travaille.
L’« inéluctable relativité » de la connaissance historique, sur laquelle insistait la
philosophie critique de l’histoire de Wilhelm Dilthey à Raymond Aron, vient du fait que
pour l’historien, « l’histoire est à la fois milieu, lieu d’action et mode d’expression » et que
la connaissance qu’il produit est « sans cesse revitalisée par un présent inédit »1098
. La
discipline relativise toutefois le relativisme de la connaissance historique dans la mesure où
elle constitue le lieu de ce que Julien Goyette nomme « l’enracinement du discours
historique », enracinement qui lui « permet de se tenir debout » malgré le vent de
l’évolution sociale qui « rabat inlassablement au sol la parole historienne »1099
. Il ne faut
pas, par conséquent, « déclarer nulle et non avenue la question des rapports entre l’historien
et la société »1100
ou, comme le prétendent les praticiens sciences studies, dans leur
tentative de discréditer l’épistémologie, « indécidable »1101
. Ces rapports, selon J. Goyette,
« ont à être constamment repensés »1102
.
6.4 Une question disciplinaire structurelle
De fait, ces rapports ont été repensés par les historiens québécois, notamment depuis
que le sociologue Fernand Dumont les problématisa formellement. Il a abordé la question
de l’historicité sous l’angle sociologique de la relation entre connaissance (du passé) et
culture (au présent)1103
. Il soutient que dans « l’historiographie se manifeste mieux que
1096
J. Goyette, « Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », p. 444. 1097
Idem, Fernand Dumont et l’histoire, p. 245. 1098
Idem, « De la difficulté d’hériter en histoire », p. 6 et 7. 1099
Ibid., p. 12. 1100
J. Goyette, « Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », p. 449. 1101
Dominique Pestre, « Science des philosophes, science des historiens », Le Débat, no 102 (1998), p. 103. 1102
J. Goyette, « Saisir l’historiographie dans sa dynamique historique », p. 453. 1103
Voir Idem, Fernand Dumont et l’histoire, p. 208-50. Notre propos sur F. Dumont et la question de
l’historicité de l’histoire s’appuie en bonne partie sur la thèse de J. Goyette malheureusement encore non
publiée.
287
partout ailleurs la conjonction et le procès réciproque […] de la culture et de sa
critique »1104
. La dialectique passé-présent fonde la science historique, car sa spécificité
réside moins dans « les progrès de la documentation et des schémas d’analyse » que dans
« le jeu de la réciprocité et de la distance entre les situations présentes et les situations
passées »1105
. Cette dialectique a pour « axe principal » « les modes divers dans lesquels
s’opère la réciprocité de la situation de l’historien et des événements passés »1106
:
Chaque conjoncture nouvelle implique une relecture du passé. Il ne s’agit pas
simplement d’une amélioration progressive de la documentation ou des
techniques d’analyse […] le passé n’est pas un stock de souvenirs figés […]
nous entretenons des rapports mouvants avec lui. Nos problèmes et nos crises
d’aujourd’hui constituent des questions originales à poser au passé et celui-ci
est une mémoire vivante où les héritages rejoignent les engagements. La
science historique doit le redire pour chaque génération nouvelle.1107
J. Goyette a bien compris le rôle décisif de l’œuvre de F. Dumont dans la formalisation de
la question de l’historicité du savoir historique au Québec. Il soutient que son œuvre
« éclaire moins la pratique quotidienne de l’historien que l’identité de la discipline
historique. Elle ne dit pas comment écrire l’histoire; elle cherche plutôt les raisons qui
devraient nous pousser à le faire. Elle ne prescrit pas de méthode précise; en revanche, elle
invite l’historien à prendre un virage réflexif, c’est-à-dire à s’interroger sur son statut et
celui de sa discipline dans la culture. »1108
Un « virage réflexif » qui peut s’apprécier à
travers le traitement que les historiens font de la question de l’historicité de l’histoire.
F. Dumont ne fut toutefois pas le premier à traiter du rapport entre histoire et
présent, soulignant lui-même que « l’historiographie est la seule discipline qui a toujours
spontanément affirmé qu’elle était relative aux générations successives ».
« Cette confession répétée des historiens » atteint, à ses dires, « les racines même de
l’interrogation historique »1109
. La réflexion des historiens sur la relation entre connaissance
1104
F. Dumont, Chantiers. Essais sur les sciences de l’homme, Montréal, Hurtubise, 1973, p. 1. 1105
Ibid., p. 82. 1106
Idem, « Idéologie et savoir historique », p. 57. 1107
Idem, cité dans S. Gagnon, « La nature et le rôle de l’historiographie », p. 484. 1108
J. Goyette, Fernand Dumont et l’histoire, p. vi. 1109
F. Dumont, « La fonction sociale de l’histoire », p. 13.
288
et présent/société oriente l’appréhension qu’ils effectuent du passé. Au cœur du discours
que les historiens tiennent sur leur savoir se retrouve l’enjeu de son enracinement temporel.
Déjà à la fin du XIXe siècle, Henri-Raymond Casgrain soutenait qu’il y a
« deux écoles » d’historiens : « ceux qui se désintéressent du présent et se contentent de
narrer et d’expliquer les événements et ceux qui, en étudiant le passé, n’oublient pas le
présent »1110
. Claude Galarneau considère parallèlement, en 1955, qu’« on trouve d’une
part des historiens qui ont voulu faire objectif […] D’autre part, des historiens militants qui
se donnaient pour mission […] de faire de l’histoire une leçon d’instruction civique »1111
.
C. Galarneau soutient qu’« il faut organiser notre connaissance de l’histoire […] en
fonction de la vie actuelle »1112
en ajoutant, toutefois, « qu’il y a une différence essentielle
entre l’histoire recherchée comme justification du présent, et l’histoire construite en vue de
comprendre le passé, pour mieux comprendre le présent »1113
. Pour atteindre une telle
compréhension, C. Galarneau défend une « histoire problématique » qui, à l’instar de
l’histoire-problème de l’école des Annales à l’enseigne de laquelle il loge sa réflexion
épistémologique, part de « problèmes du présent » et pose des « hypothèses »1114
avant de
les résoudre. Si C. Galarneau souligne que « l’intérêt pour le présent est d’importance
première » et, paraphrasant l’historien belge Henri Pirenne, que « l’historien c’est celui qui
aime la vie et qui sait la regarder »1115
, l’histoire ne saurait être en aucun cas « un trésor où
l’on puise des justifications pour l’engagement immédiat »1116
. L’articulation de la question
de l’historicité permet à C. Galarneau de défendre l’autonomie de l’histoire qui ne peut être
compromise si elle veut demeurer une « discipline scientifique » tout en exerçant une
« fonction sociale »1117
.
1110
H.-R. Casgrain, « Notre passé littéraire et nos deux historiens [1884] », dans É. Bédard et J. Goyette,
Parole d’historiens…, p. 48. 1111
C. Galarneau, « Jeunesse de Clio… », p. 4. 1112
Ibid., p. 7. 1113
Ibid., p. 10. 1114
Ibid. 1115
Ibid., p. 12 1116
Ibid., p. 13. 1117
Ibid., p. 12 et 10.
289
Il faut dire que la première et principale association des historiens universitaires au
Québec, l’Institut d’histoire de l’Amérique française (IHAF), a été fondée au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale sur une tension entre les exigences de vérité et de pertinence,
en l’occurrence entre la rigueur scientifique et l’exaltation patriotique. L’IHAF était associé
à la défense des intérêts de la nation tout en tentant d’inculquer, comme le souligne son
fondateur Lionel Groulx, « la vraie notion de l’histoire, [d’]en faire connaître les lois et
l’austère discipline »1118
. L’historien est, aux yeux du chanoine, « un être engagé qui
s’enracine dans le milieu auquel il appartient. Tout ce qu’on lui demande, c’est de ne pas
être prisonnier de son optique particulière qui provient de sa mentalité particulière [...] on
ne peut séparer l’historien de l’histoire qu’il crée »1119
. En 1948, L. Groulx soulignait
encore que l’Institut cherche à concilier vérité scientifique et pertinence sociale :
Certes, l’Institut d’histoire de l’Amérique française n’est pas une œuvre de
propagande nationale. Et, pour ma part, aussi longtemps que je serai directeur
de la Revue, j’en écarterai impitoyablement toute étude ou tout article qui
paraîtrait s’inspirer de cet esprit. Mais rien n’oblige l’histoire la plus objective
ou la plus scientifique à se fermer les yeux sur la portée ou les résultats
possibles de son travail. Dans cette perspective, avons-nous tort de croire que
l’Institut d'histoire de l’Amérique française ne peut s’empêcher de servir, de
façon appréciable et malgré qu’il en ait, notre cause commune?1120
Dans le travail de l’historien, passé, présent et avenir ne peuvent être isolés les uns des
autres par « d’imperméables cloisons » :
Et la raison en est qu’en nous révélant le passé, elle [l’histoire] nous révèle du
même coup, et nous rend intelligible, le présent, notre présent, car enfin et
malgré que nous en ayons, nous sommes faits d’autant de passé que de présent;
et ce passé, nous ne pouvons l’arracher ni de la contexture de notre esprit, ni
même de nos veines qu’en nous vidant, le plus souvent, du meilleur de nous-
mêmes. Que la chose en effet, nous plaise ou ne nous plaise pas, nous sommes
une résultante, un aboutissant d’histoire. Dans les vivants que nous sommes,
survivent combien de morts qui nous expliquent?1121
1118
L. Groulx, « Pages liminaires », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 1, no 1 (1947), p. 4. 1119
Cité dans J.-P. Wallot, « Groulx historiographe », p. 420-421. 1120
Cité dans G. Frégault, « Allocution du président de l’Institut d’histoire de
l’Amérique française », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 23, no 1 (1969), p. 3. 1121
Cité J.-P. Wallot, « Groulx historiographe », p. 421.
290
Dans ses Mémoires, L. Groulx notait que « Si parfaite que soit sa volonté d’impartialité et
d’objectivité, l’historien […] reste de son pays, de sa nationalité, de sa foi […] dont il ne
peut s’abstraire »1122
. En somme, la question de l’historicité du savoir historique est au
cœur du discours que L. Groulx entretenait sur lui. À cet effet, Jean-Pierre Wallot note,
dans son « Groulx historiographe », que L. Groulx rejoint plusieurs de « ses jeunes
détracteurs contemporains » en ce qu’il conçoit l’historien « comme un homme impliqué
dans l’histoire et non comme un simple observateur “savant” qui prétendrait la décortiquer
en toute objectivité »1123
.
Dans sa Rétrospective de l’historiographie canadienne, Gustave Lanctôt,
contemporain et « rival » idéologique de Lionel Groulx, dégage pour sa part « deux
tâches » s’imposant aux historiens : « faire entrer dans l’histoire la vérité documentaire […]
et projeter dans cette histoire un sentiment et un éclat qui s’accordent […] à l’avenir plus
grand encore qui s’annonce ». L’effectuation de ces tâches permet la conciliation des
exigences de vérité et de pertinence du savoir historique, en l’occurrence « à édifier […]
une connaissance exacte et un orgueil moral du passé, qui devraient contribuer à
l’ascension nationale »1124
. Cette conciliation fait de l’histoire « une science particulière »
ayant une un « but plus élevé que celui de satisfaire une légitime curiosité, ou de servir à
des fins pratiques comme les autres sciences ». En concourant à la « formation
intellectuelle » des individus tout en constituant une « force sociale qui anime toute une
société », le savoir historique a une importante fonction sociale et, de ce fait, il se doit
d’atteindre « la plus haute excellence possible »1125
.
Cette excellence se fonde sur des « exigences » que G. Lanctôt identifie dans un
« décalogue de l’historien »1126
. Ces exigences prennent la forme de « qualités morales »
puisque chez « le travailleur historique » celles-ci « sont infiniment plus importantes que la
1122
L. Groulx, Mes Mémoires, Montréal, Fides, 1970, p. 280. 1123
J.-P. Wallot, « Groulx historiographe », p. 421. 1124
G. Lanctôt, Rétrospective de l’historiographie canadienne, p. 19. 1125
Idem, « L’Histoire et ses exigences [1945] », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 124. 1126
Ibid., p. 122.
291
connaissance de la technologie du métier »1127
. Ces qualités sont au nombre de quatre. La
« probité » consiste « à vouloir ne dire que la vérité et à décrire les événements d’après les
seules données des documents ». L’historien doit être honnête. La seconde qualité morale
est celle de « l’exactitude » qui est à proprement parler « la raison d’être des historiens » et
sur laquelle G. Lanctôt insiste davantage : « Il ne faut rien écrire dont on ne soit sûr
documentairement, et ne pas s’en rapporter à sa mémoire et encore moins à la logique ou la
psychologie du fait. Au moindre doute, il faut se référer au document. L’historien ne doit
jamais céder à la tentation du moindre effort. […] Une vigilance de tous les moments est la
seule garantie de l’exactitude qui est indispensable. » La troisième qualité morale de
l’historien est « l’objectivité » qui implique que l’historien soit « uniquement préoccupé de
la matière qu’il étudie » pour « laisser parler les documents, sans jamais y mêler ses
opinions, ses sympathies ou son imagination »1128
. Cette exigence n’implique pas que
l’historien soit soumis pour autant aux documents. La « subjectivité ou la liberté
personnelle » de l’historien demeure nécessaire pour construire la « synthèse historique », à
savoir « l’agencement et la présentation des faits, […] leur interprétation et leur
explication ». La quatrième qualité morale qui « est la forme la plus haute de l’intégrité
intellectuelle » est « l’impartialité »1129
. Bref, la conciliation de la vérité et de la pertinence
dans le savoir historique passe dans l’épistémologie de G. Lanctôt passe par une réflexion
prescriptive sur ce qu’est le bon historien.
Membre de la direction de l’IHAF de 1946 à 1967, Léo-Paul Desrosiers concilie aussi
vérité et pertinence dans le discours qu’il tient sur le savoir historique. Il souligne que les
historiens ne sont pas exemptés « de cette vertu que l’on nomme le patriotisme » qui
les incite « à produire les meilleurs ouvrages possibles selon les exigences plus strictes de
la science historique ». Loin d’être incompatible avec celles-ci, « il renforce la conscience
1127
Ibid., p. 120. 1128
Ibid. 1129
Ibid., p. 121.
292
professionnelle de l’historien et il ne saurait conduire en aucune façon au biaisement des
faits »1130
.
Premier directeur de l’Institut d’histoire de l’Université de Montréal, fondé en 1947,
Guy Frégault considère, pour sa part, que la dialectique passé-présent est au cœur du savoir
historique sans renier sa scientificité. Remarquons qu’il se distancie des « théoriciens » :
L’histoire digne de ce nom s’écrit en relation avec le présent. Une société
évolue, ses besoins changent, ses besoins de savoir varient. Bien sûr, le passé
reste ce qu’il était, les historiens ne l’inventent pas pour répondre aux désirs de
la société. Mais celle-ci, en face de situations nouvelles et de problèmes inédits
pose à ses historiens des questions différentes […] l’historien cherche, dans les
temps, des réponses aux questions de “son” temps. Il ne s’agit pas d’affirmer
avec Benedetto Croce qu’il n’y a d’histoire que contemporaine : le tort des
théoriciens est de se perdre dans les théories jusqu’à en devenir déraisonnables.
[…] La fonction de l’historien consiste […] à satisfaire les exigences d’une
société actuelle, fille, plus ou moins ressemblante, d’une société passée […]
l’histoire demeure [cependant] une science1131
.
Son collègue à l’Université Laval, Marcel Trudel, soulignait parallèlement que
l’enracinement temporel de l’historien, loin de compromettre l’objectivité, était une de ses
conditions :
Si l’historien écrit l’histoire, il ne peut être autrement que de son temps, il ne
peut installer son observatoire ailleurs que dans son temps : comment pourrait-il
se situer dans un avenir qu’il ne peut connaître ou dans un passé qu’il cherche
précisément à connaître; chassez-le de son temps et la position que vous lui
donnez, en plus d’être aussi localisée que celle que vous lui reprochez, aura le
désavantage d’être bien plus dangereuse. […] L’historien sera de son temps
[…] : ce sera pour lui une excellente disposition pour respecter l’intégrité de
son objet, pour être objectif.1132
L’épistémologie de M. Trudel ne confond cependant pas objectivité avec
impartialité : « l’objectivité ne comporte que l’intégrité, l’impartialité fait partie de la
1130
L.-P. Desrosiers, « Nos jeunes historiens servent-ils bien la vérité historique et leur patrie? [1957] »,
dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 128. 1131
G. Frégault, « Antiquaires… », p. 155. 1132
M. Trudel, « L’objectivité en histoire », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 5, no 3 (1951),
p. 317-8. M. Trudel se prononce sur le savoir historique dans Mathieu d’Avignon, « Connaître pour le plaisir
de connaître ». Entretien avec l’historien Marcel Trudel sur la science historique et le métier d’historien
au Québec, Québec, Presses de l’Université Laval, 2005.
293
méthode et non de la nature même de l’objet »1133
. L’historien ne peut se détacher de lui-
même, de ce que la société a fait de lui. À l’instar des tenants de la philosophie critique de
l’histoire, M. Trudel estime que la philosophie personnelle de l’histoire ne compromet pas
la connaissance du passé; au contraire, elle la rend possible :
Peut-on concevoir un homme qui se dépouille entièrement de lui-même, de ses
principes, de sa conception de la vie, de ses traditions et même de ses goûts
pour reconstituer, expliquer et juger le passé? Si l’historien parvient à un tel
détachement, nous voyons d’ici le résultat : une histoire photographique […]
une histoire qui n’est éclairée par aucun principe, par aucune conception de vie;
une histoire qui fait fi de ce qui nous relie précisément au passé […] Cette
histoire serait la moins objective de toutes les histoires : d’abord, parce qu’étant
impossible à écrire, elle détruit l’objet lui-même, et ensuite, en supposant qu’on
puisse l’écrire, elle rejette d’avance tout ce qui peut conduire à la
compréhension humaine d’une histoire humaine.1134
La philosophie personnelle de l’historien à travers laquelle peut s’apprécier l’historicité de
l’histoire est une condition de l’objectivité historique chez M. Trudel en ce qu’elle la
permet et la limite en même temps.
Dès les débuts de son institutionnalisation universitaire, voire avant celle-ci, la
question de l’historicité du savoir historique structure le discours réflexif de ses praticiens.
À compter des années 1960, les historiens bénéficieront d’une articulation plus formelle de
la question en la personne de F. Dumont.
6.5 Un passeur : F. Dumont
La réflexion épistémologique de Fernand Dumont s’approprie la philosophie
critique de l’histoire à laquelle il faut « fatalement se référer » si l’on souhaite comprendre
la nature du savoir historique1135
. F. Dumont se distancie cependant du subjectivisme
relativiste de cette approche philosophique. Il procède à un renversement de la
problématique : si Raymond Aron s’interrogeait sur « les limites de l’objectivité
historique » dans son Introduction à la philosophie de l’histoire, F. Dumont s’interroge sur
les limites de la subjectivité historienne. Bien que les historiens entretiennent des « rapports
1133
M. Trudel, « L’objectivité en histoire », p. 318. 1134
Ibid. 1135
F. Dumont, Chantiers…, p. 63.
294
mouvants »1136
avec le passé, il soutient que leurs points de vue sont « moins variables et
moins strictement subjectifs qu’on veut bien le dire »1137
. Les conventions
méthodologiques, comme la périodisation et la qualification des totalités historiques – la
Renaissance, la Nouvelle-France, etc. –, ont une « remarquable permanence » et les
événements estimés « pour eux-mêmes »1138
font en sorte que la connaissance du passé ne
peut être se réduire à un reflet relativiste de la société dans laquelle les historiens évoluent.
La relation entre le présent historien et le passé historique est médiatisée par des
« structures préalables de la perception historique par rapport auxquelles peuvent
précisément jouer les variations de points de vue des divers historiens ». Ces structures
partagées entre les historiens prennent la forme de schémas de développement.
Par conséquent, « la mise en relation de la subjectivité de l’historien et de la masse des
événements ne s’effectue pas directement et, du même coup, tous les points de vue
théoriquement possibles ne sont pas appliqués à la matière historique »1139
. L’histoire
contourne l’écueil relativiste. L’historien, comme subjectivité, se réfère toujours à des
« traditions historiographiques » collectives lorsqu’il appréhende le passé1140
. Parce que la
relation entre passé et présent est médiatisée, l’histoire n’est pas plus le reflet du second –
l’épistémologie relativiste – qu’elle n’est la reproduction du premier –
l’épistémologie positiviste.
Fernand Dumont souligne également les limites de la subjectivité historienne en
atténuant la valeur existentielle de l’histoire. Sa fonction sociale ne doit pas être surestimée.
Elle n’est qu’« une voie parmi d’autres pour faire l’avenir »1141
: prétendre le contraire
reviendrait à exagérer la place des historiens en société. F. Dumont rappelle l’historicité de
l’histoire en déclarant qu’on y recourt qu’« en raison des exigences de conjonctures
1136
Ibid., p. 60. 1137
Idem, « Idéologie et savoir historique », p. 43. 1138
Idem, Chantiers…, p. 67 et 82. 1139
Idem, « Idéologie et conscience historique dans la société canadienne-française du XIXe siècle »,
dans Claude Galarneau et Elzéar Lavoie (dir.), France et Canada français du XVIe au XXe siècle, Québec,
Presses de l’Université Laval, 1966, p. 269. 1140
Ibid. 1141
Idem, « Idéologie et savoir historique », p. 45.
295
sociales bien déterminées »1142
. Quand les traditions et les coutumes se sont désagrégées
sous la double impulsion des révolutions libérale et industrielle du XIXe siècle en Occident,
l’histoire est apparue pour combler le vide et raccorder le présent, générateur d’angoisses,
au passé1143
. Il fallait « quelqu’un qui n’est pas historien mais qui croit beaucoup en la
valeur de l’histoire »1144
pour rappeler aux historiens « qu’il n’est pas du tout certain que
nos sociétés contemporaines aient besoin de la science historique »1145
. Réfléchir aux
rapports entre savoir historique et société qui « ont été et resteront variables » permet tout
en le dé-essentialisant de déterminer pourquoi il existe. L’histoire tiendrait son existence
même de son historicité sans pour autant se réduire à l’Histoire, c’est-à-dire aux présents
successifs dans lesquels elle s’inscrit.
Le rapport entre histoire et idéologie est au cœur de l’articulation dumontienne de la
question de l’historicité. L’historien, comme l’idéologue, « privilégie une situation passée
dont la signification lui apparaît à la fois particulièrement riche et patente avec les
difficultés et les espérances du présent en vue de proposer une orientation à l’action »1146
.
L’histoire est toutefois une idéologie comportant « son propre mécanisme de
contestation »1147
, à savoir la référence « aux événements passés » envers lesquels elle a
« un souci tout particulier »1148
. La référence aux événements empêche la raison de se
contempler librement et sans contrainte dans le passé. Les événements « rendent la
conscience de l’historien opaque à elle-même et la renvoient sans cesse à son objet »1149
.
1142
Idem, Chantiers…, p. 67. 1143
Idem, L’Avenir de la mémoire, Québec, Nuit blanche, 1995. 1144
Idem, « La fonction sociale de l’histoire », p. 15. 1145
Idem, Chantiers…, p. 51. 1146
Idem, « Idéologie et savoir historique », p. 60. 1147
Idem, Chantiers…, p. 82. 1148
Idem, « Idéologie et savoir historique », p. 56. 1149
Ibid., p. 56-57. La position de F. Dumont sur la question du rapport entre histoire et idéologie est ambiguë.
Il soutient à la fois que l’histoire se différencie de l’idéologie par la considération qu’elle accorde aux
événements et que « l’historiographie est une idéologie ». Le philosophe Maurice Lagueux reproche au
sociologue de mal concevoir le rapport entre historiographie et idéologie, qui ne peuvent se penser sur le
même plan; l’une étant un genre, l’autre étant une fonction. Il n’existe pas de « corpus idéologique que l’on
peut circonscrire, il y a seulement une façon de tirer un parti idéologique de tout ce qui est crédible » y
compris l’historiographie. Cette dernière n’est pas idéologie, mais peut exercer, dans une conjoncture
déterminée, à l’instar de l’économie ou de la biologie, une fonction idéologique. (M. Lagueux,
296
L’histoire ne saurait s’identifier simplement à l’idéologie, car elle considère les faits dans
leur irréductibilité. L’histoire consiste ainsi en une dialectique entre idée et événement,
entre présent et passé, dialectique générant son historicité : « l’“idée” agit comme une sorte
d’aimant où viennent se rassembler les événements significatifs : mais, à l’inverse, l’idée
est indéfiniment relativisée et remise en question par les événements »1150
. Le
« dernier mot » de la question de l’historicité de l’histoire correspond ainsi, selon
F. Dumont, au « lieu commun le plus vieilli de la pensée historienne » : « écrire vraiment
l’histoire, c’est s’intéresser à la multiplicité des événements passés estimés pour
eux mêmes ». C’est par cette voie que le l’histoire comme savoir peut prétendre à ce qui
aux yeux de F. Dumont « est un vocable beaucoup trop rigide et beaucoup trop simpliste
pour elle » : l’objectivité1151
. Historicité et objectivité de l’histoire sont des enjeux liés dans
la réflexion dumontienne sur le savoir historique.
L’histoire ne saurait dès lors rendre compte d’elle-même par un quelconque
fondationnalisme logiciste, comme celui proposé par le philosophe Carl G. Hempel ayant
longtemps eu une emprise sur l’épistémologie de l’histoire (voir 1.2.3.2), mais « que par sa
genèse »1152
, d’où la revendication dumontienne que « l’histoire de l’histoire devienne une
partie très importante de la recherche et de l’enseignement dans nos universités »1153
.
L’histoire de l’histoire montre à la fois comment le savoir historique maintient son statut
« statut de discipline sans cesse en recherche » et « la multiplicité des renvois au présent de
l’historien »1154
. C’est à travers elle qu’on peut dégager les « configurations réelles » de la
dialectique à quatre termes de laquelle procède l’historicité de l’histoire : « la situation de
« Historiographie, philosophie de l’histoire et idéologie. À propos d’un texte de Fernand Dumont »,
dans S. Langlois et Y. Martin, L’Horizon de la culture…, p. 102). Pour Julien Goyette, l’historiographie chez
F. Dumont est une « idéologie dont les interprétations du passé ne parviennent pas à se fermer sur elles-
mêmes ». (J. Goyette, Fernand Dumont et l’histoire, p. 226) 1150
F. Dumont, « Idéologie et savoir historique », p. 56. 1151
Ibid., p. 60. 1152
Idem, « La fonction sociale de l’histoire », p. 15. 1153
F. Dumont, « La fonction sociale de l’histoire », p. 15. 1154
Idem, « Idéologie et savoir historique », p. 56.
297
l’historien, les principes explicatifs […], les ensembles historiques (auxquels sont liées
diverses conceptions du devenir global), et enfin, la référence aux événements »1155
.
6.6 Autour du relativisme
Serge Gagnon fut le premier historien à répondre à l’appel dumontien en esquissant
« une sorte de théorie préliminaire à l’histoire de l’historiographie »1156
dans laquelle il
présente la « thèse relativiste de la connaissance historique »1157
. Avant de présenter son
traitement relativiste de la question de l’historicité, il convient de nuancer le propos de
S. Gagnon qui souhaitait « domestiquer » et « vulgariser » la démarche historiographique
« étrangère aux praticiens de la science historique d’ici »1158
. Les historiens québécois
n’étaient pas si étrangers à la réflexion historiographique.
6.6.1 Les précurseurs
Contemporain de Serge Gagnon, Alfred Dubuc a considéré dans « L’histoire au
carrefour des sciences humaines » – article issu d’une communication présentée au
13e Congrès du Comité international des sciences historiques à Moscou en 1970 – que
l’historicité de l’histoire résulte du fait qu’elle est autant « science du passé » que « science
du présent »1159
. « De toute antiquité », note A. Dubuc, « le savoir historique a été mis en
œuvre en fonction de deux préoccupations différentes » : les historiens « ont cherché à
décrire le passé, non seulement pour le plaisir de connaître, mais aussi pour le comprendre,
pour l’expliquer »1160
. Le savoir historique est en tension entre deux exigences qui le
« définissent indissolublement »1161
. L’« histoire positive » qui cherche à « retrouver les
faits du passé pour eux-mêmes » et l’« histoire compréhensive » par laquelle « l’humanité
interroge sans cesse son passé de façon à mieux le comprendre et, ultimement, à mieux
1155
Ibid., p. 57. 1156
S. Gagnon, « La nature et le rôle de l’historiographie… », p. 481. 1157
Ibid., p. 479. 1158
Ibid. 1159
A. Dubuc, « L’histoire au carrefour des sciences humaines », Revue d’histoire de l’Amérique française,
vol. 24, no 3 (1970), p. 334. 1160
Ibid., p. 332. 1161
Ibid.
298
expliquer le présent, sinon à prévoir l’avenir »1162
. La tension entre l’exigence de
connaissance et l’exigence de compréhension anime l’histoire du savoir historique qui a été
entrainée « dans un mouvement de pendule », « recherchant pendant quelque temps la
connaissance exacte du passé, puis se préoccupant davantage de comprendre son évolution,
pour revenir ensuite vers la préoccupation antérieure »1163
. Toutefois, le savoir historique ne
saurait jamais se passer d’une exigence au profit de l’autre : « Vouloir tout connaître de
l’histoire, c’est prétendre se situer dans le passé pour lui-même, tandis que vouloir
comprendre l’histoire, c’est analyser le passé à la lumière de la compréhension que l’on a
du présent »1164
.
Devant les « derniers développements de sciences sociales » qui risquent de faire
naître « un nouveau positivisme en histoire »1165
, Alfred Dubuc souligne que l’histoire ne
pourra jamais devenir une discipline strictement positive. Elle est sans cesse ramenée vers
l’exigence de compréhension, considérée par A. Dubuc comme sa « fonction indispensable
et inaliénable »1166
, en raison de son ambiguïté conceptuelle fondamentale : « Il n’est pas
sans signification que le mot histoire désigne à la fois l’objet de l’enquête et la méthode qui
sert à percevoir cet objet. Par le même mot, le langage désigne le passé et l’interrogation de
l’homme sur son passé »1167
.
Au final, puisque cette interrogation est inscrite dans le devenir historique, le savoir
historique, « [a]u contraire des autres disciplines qui cherchent à marquer l’indépendance
obligée du sujet connaissant et de l’objet d’analyse, […] établit constamment les ponts qui
relient entre eux […] les deux pôles de l’opposition épistémologique »1168
que sont le
(passé-)objet et le (présent-)sujet. Par ces ponts, l’homme devient mieux connu et cette
1162
Ibid., p. 332-333. 1163
Ibid., p. 333. 1164
Ibid., p. 334. 1165
Ibid. 1166
Ibid., p. 331. 1167
Ibid., p. 337. 1168
Ibid., p. 339.
299
connaissance reflète sur le sujet connaissant, pénètre sa conscience et le transforme1169
.
Nous retrouvons ici la dialectique passé/présent, matrice de l’articulation de la question de
l’historicité de l’histoire.
Dans leur bilan des vingt-cinq premières années de la Revue d’histoire de
l’Amérique française, Fernand Harvey et Paul-André Linteau ont aussi esquissé une
réflexion historiographique. En s’appropriant l’aphorisme de Lucien Febvre voulant que
chaque époque se fabrique sa représentation du passé, ils soutiennent que les mutations
historiographiques doivent être mises en relation « avec l’évolution de la société
québécoise ». Les auteurs présentent plusieurs « indices » témoignant de cette relation,
comme « le phénomène de laïcisation » qui, à partir des années 1960, réduit
considérablement la place des clercs et du religieux comme sujet et objet historiques. Ils
soulignent cependant que « l’historiographie ne se réduit pas à un phénomène sociologique;
c’est aussi un lieu de production scientifique »1170
. Comme il a déjà été donné de voir, ce
lieu disciplinaire relativise le relativisme en histoire.
La démarche historiographique a aussi été mise en œuvre par Pierre Savard qui
s’était intéressé à l’évolution de l’histoire entre 1860 et 1960 dans une perspective
d’histoire littéraire brossant des portraits plutôt louangeurs des historiens1171
. S’il fournit
des renseignements sur les mutations de l’historiographie québécoise, il ne se prononce
guère sur la manière dont doivent être traités ses rapports successifs avec le présent. Aussi,
Serge Gagnon lui reproche de ne pas « relier le contenu idéologique de la production
[historique] à la société elle-même »1172
. En réaction probable à cette critique, P. Savard
dégage subséquemment les rapports entre production historique et société dans le processus
1169
Ibid., p. 332 et 339. 1170
F. Harvey et P.-A. Linteau, « L’évolution de l’historiographie…», p. 181. Jean-Paul Coupal,
Gérard Bouchard et Sébastien Parent donnent suite à cet article en traitant avec le même cadre
méthodologique, respectivement, des années 1972-81, 1962-1996 et 1982-2002. (Cf. J.-P. Coupal, « Les dix
dernières années de la Revue d’histoire de l’Amérique française 1972-1981 », Revue d’histoire de
l’Amérique française, vol. 36, no 4 (1983), p. 553-567; G. Bouchard, « L’histoire sociale…»; S. Parent,
L’Historiographie moderniste québécoise…) 1171
P. Savard, « L’histoire (1860-1900) », « L’histoire de 1900 à 1930 », « L’histoire de 1930 à 1945 »
et « L’histoire, de 1945 à nos jours », dans Pierre de Grandpré (dir.), Histoire de la littérature française
du Québec, Montréal, Beauchemin, 1969-1971, Tome I : 294-311, Tome II : 134-48 et 306-16,
Tome IV : 235-53. 1172
S. Gagnon, « La nature et le rôle de l’historiographie… », p. 482.
300
par lequel « l’étude de l’histoire passe d’une activité intellectuelle, exercée surtout par des
autodidactes dans un esprit de louange du temps passé ou de défense nationale
traditionnelle, à une discipline aux spécialistes nombreux offrant une production abondante
et fort diverse tant par les méthodes que par les idéologies sous-jacentes »1173
. De cette
transition, l’histoire y gagne quant « à la méthodologie et à l’extension des curiosités »1174
,
mais y perd peut-être quant à sa place dans la société avec laquelle elle est de moins en
moins contact.
La rétrospective de Pierre Savard sur le savoir historique débouche sur une réflexion
plus prescriptive sur le rapport des historiens à la société, réflexion qui atteste d’une
articulation de la question de l’historicité de l’histoire avant celle de Serge Gagnon. Selon
P. Savard, en dépit de la transformation disciplinaire du savoir historique qui tend à le
placer dans une « position de retrait »1175
, l’historien a toujours un rôle social essentiel
« dans notre monde en proie à la fois aux prophètes et aux scientifiques myopes » : celui de
« défendre les droits de l’esprit critique, de rappeler la totalité du réel et d’aider les hommes
à vivre avec leur passé, partie d’eux-mêmes au même titre que leurs présents et leurs rêves
d’avenir »1176
. Dans « Splendeurs et misères de Clio » en 1981, P. Savard reviendra sur le
rapport que le savoir historique entretient avec la société. Ce rapport est au cœur de la
question de son historicité à travers « deux problèmes », soit celui de « la coupure des
historiens du monde ambiant » et celui de « leur devoir critique »1177
. Ces problèmes
renvoient inévitablement à l’historicité de leur savoir et à la tension inscrite au cœur de
celui-ci entre les exigences de pertinence sociale et de vérité scientifique. La production
d’une connaissance scientifique du passé ne doit pas se faire au prix de l’isolement des
historiens de la société. Se faisant porte-parole des historiens, P. Savard note en effet :
« Le danger qui nous guette : c’est de devenir de froids analystes d’un monde qui n’est
signifiant que pour nous et pour ceux de notre caste. Nous devons nous redire sans cesse
que nous travaillons pour l’honnête homme de notre temps, et non seulement pour les rares
1173
P. Savard, « Un quart de siècle… », p. 77. 1174
Ibid., p. 95. 1175
Ibid. 1176
Ibid., p. 96 1177
P. Savard, « Splendeurs et misères de Clio », p. 6.
301
collègues qui liront notre prose dans quelque revue spécialisée. »1178
Les historiens ne
doivent cependant pas tomber de Charybde en Scylla, et chercher à tout prix à plaire à leur
temps ou abdiquer leur esprit critique. Pour éviter cet « autre écueil non moins
redoutable », Pierre Savard estime qu’ils doivent accepter que leur métier déçoive les
hommes d’action et de pouvoir. Le savoir historique ne produit qu’une connaissance
indirecte du passé, à partir de « restes ». L’incertitude dont est marquée la connaissance
qu’il produit rend les acquis du savoir historique « mal utilisables ». Les travaux des
historiens restent ouverts sur trop de questions pour servir de « justifications faciles et
rapides ». En rappelant la nature « humaniste » du savoir historique qui n’a pas
« la prétention de la science », P. Savard considère que les historiens offrent avant tout
« matière à réflexion ». Leur rôle est avant tout critique :
Nous avons beaucoup à faire pour lutter contre les nostalgies pourries qui
pervertissent le passé, pour rappeler, suivant les règles élémentaires de notre
métier, que toute information est subjective et que tout témoignage doit être
critiqué. […] Être historien, c’est accepter de ne pas espérer change le monde à
court terme. Cependant, il faut espérer changer quelque chose, sinon notre
métier serait bien vain. Cette fonction critique nous réserve un rôle quelque peu
ingrat de Cassandres. Prenons-en notre parti : l’histoire ne joue pas dans la
culture contemporaine le rôle qu’elle a jadis assumé. Et il en est sans doute
mieux ainsi.1179
La réflexion sur l’enracinement temporel de l’histoire incite P. Savard à se prononcer sur la
nature même de ce savoir, enjeu ultime de l’épistémologie.
Enfin, les analyses de l’historiographie de la Nouvelle-France du début du
XXe siècle aux années 1960 de Jean Blain témoignent aussi d’une certaine familiarité chez
les historiens québécois avec l’exercice historiographique. Elles révèlent comment le
traitement d’un objet même reculé est fonction de préoccupations présentes. Il soutient que
s’il y a entre la Nouvelle-France de L. Groulx – idéalisée et interprétée travers le schème
d’un volontarisme providentiel – et celle des historiens de l’École de Montréal – plus
préoccupés de montrer sa normalité par l’étude des « pulsations économiques et sociales de
la réalité coloniale » – un demi-siècle qui sépare leur vision du monde, « le processus de
1178
Ibid. 1179
Ibid.
302
l’historien qui consiste à projeter […] son présent dans le passé reste le même »1180
. Le
présent n’aurait pas pour autant le dernier mot, car « l’état des connaissances historiques »
se définit aussi par la relation qui existe entre les « théories de l’explication globale » et les
« orientations historiographiques »1181
. Ces éléments médiatisent l’influence du contexte
socio-idéologique de l’historien dans son appréhension du passé.
Les réflexions historiographiques de Jean Blain, comme celles de Pierre Savard, de
Fernand Harvey et Paul-André Linteau, d’Alfred Dubuc ou encore celles de
Claude Galarneau, Marcel Trudel et de Guy Frégault révèlent que la démarche
historiographique, saisie à travers l’articulation de la question de l’historicité du savoir
historique, n’était pas si étrangère aux historiens du Québec comme l’estimait
Serge Gagnon. Toutefois, l’articulation de la question de l’historicité de S. Gagnon se
démarque néanmoins, notamment par les références extra-disciplinaires qu’il mobilise.
Celles-ci lui permettent de bâtir un échafaudage théorique avec lequel il peut articuler
moins spontanément la question de l’historicité de l’histoire.
6.6.2 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de S. Gagnon
En s’appuyant sur des historiens comme Edward H. Carr, des philosophes-historiens
comme Robin G. Collingwood et Benedetto Croce, des philosophes comme Raymond Aron
et des sociologues comme Georges Gurvitch, Karl Mannheim et Fernand Dumont,
Serge Gagnon loge son articulation de la question de l’historicité sous l’enseigne d’une
« sociologie de la connaissance historique ». En se référant à History de Felix Gilbert,
John Higham et Leonard Krieger, il conçoit cette sociologie comme « l’étude du statut de
l’historien, de sa situation dans la structure sociale, l’étude la professionnalisation du
1180
J. Blain, « Économie et société en Nouvelle-France: l’historiographie au tournant des années 1960 – la
réaction à Guy Frégault et à l’école de Montréal – la voie des sociologues », p. 325 et 327. 1181
Idem, « Économie et société en Nouvelle-France : le cheminement historiographique dans la première
moitié du XXe siècle », p. 4. S. Gagnon s’est aussi penché sur l’historiographie de la Nouvelle-France dans
« Le XVIe siècle canadien de Narcisse-Eutrope Dionne à Marcel Trudel (1891-1963) »,
dans Mélanges d’histoire du Canada français offerts au professeur Marcel Trudel, Ottawa, Presses de
l’Université d’Ottawa, 1978, p. 65-83; « The Historiography of New France, 1960-1974: Jean Hamelin to
Louise Dechêne », Journal of Canadian Studies, vol. 13, no 1 (1978), p. 80-99.
303
métier, mais aussi la connaissance des milieux de consommation du produit
de l’historien »1182
.
En œuvrant en sociologie de la connaissance historique, il adhère à « la
thèse relativiste » soutenant que l’historien épouse « les préjugés de son temps, de son
milieu national, de sa classe sociale, de sa génération, etc. ». Cette thèse se pense en
opposition à celle des « historiens objectivistes ». Ces derniers « mettent l’accent sur le
raffinement des méthodes, sur le caractère cumulatif sinon plus ou moins définitif de la
connaissance historique » et « refusent ou considèrent futile qu’on mette en doute la
connaissance historique, ou plus précisément qu’on tente d’établir une relation entre la
connaissance et d’autre part, la société et l’individu sujet connaissant »1183
. En concevant
l’histoire strictement comme « simple connaissance » et non comme « expression de la
culture », les « objectivistes » estiment que l’historien n’est « d’aucun temps ni
d’aucun pays »1184
.
Pour sa part, Serge Gagnon soutient que l’histoire détient une historicité.
L’enracinement temporel de l’histoire résulte de la place que tient la subjectivité de
l’historien dans l’opération historiographique, notamment avec le choix des sources et de
l’objet, et de l’emprise du contexte de production et réception duquel il ne peut se
soustraire. En effet, selon S. Gagnon, « le progrès des méthodes tout autant que
l’accroissement documentaire disponible influent moins en fin de compte sur le contenu de
la connaissance que les grandes questions qui agitent le milieu dont le chercheur n’est
jamais complètement détaché. Celui-ci lui suggère des champs d’étude où les
contemporains peuvent trouver des ressemblances à leurs problèmes. »1185
En s’appropriant les réflexions de deux historiens-philosophes idéalistes,
Benedetto Croce et Robin G. Collingwood, Serge Gagnon estime par ailleurs que
« l’historien ne peut faire abstraction d’un ensemble de conditionnements dans l’acte même
1182
S. Gagnon, « La nature et le rôle de l’historiographie… », p. 491. 1183
Ibid., p. 480. 1184
Ibid. 1185
Ibid., p. 519.
304
de connaissance. Il y a, entre l’historien et son milieu, sa personnalité, son époque, un
ensemble de données qui déterminent sa perception à la lumière des craintes, des
aspirations, des angoisses ou des certitudes de ses contemporains. »1186
. Le milieu dont
l’historien est le produit est en même temps celui qui consomme son produit, qui le reçoit.
Le contexte de réception autant que le contexte de production sont incontournables pour
bien comprendre l’enracinement temporel de la connaissance historique. Le rapport que
l’historien entretient avec le passé est un dialogue influencé par un ensemble de
déterminants issus de l’inscription de l’historien dans un présent et une société, c’est-à-dire
de son historicité. Autant qu’il nous parle du passé, l’historien est « le témoin de son
époque »1187
. Placée sous l’enseigne du relativisme, « toute sociologie de
l’historiographie » doit considérer que l’œuvre historique ne se réduit pas au travail
individuel de l’historien, mais doit la considérer comme une « œuvre collective », à savoir
« le témoignage d’un individu socialement déterminé par son environnement »1188
.
S. Gagnon cite ici un des aphorismes du What is History? d’E. H. Carr pour qui
« [t]he historian, before he begins to write history, is the product of history »1189
. L’histoire
de l’historiographie exige « une connaissance préalable de la société dont fait
partie l’historien »1190
à l’étude.
Le relativisme de Serge Gagnon ne verse toutefois pas dans un réductionnisme
puisqu’il souligne la réciprocité entre historien et société. L’historien est influencé par la
société qu’il influence tout autant par sa fonction « d’agent de la mémoire collective »1191
.
Même si « [l]es recherches historiques sont rarement gratuites » et que la connaissance du
passé « est toujours de quelque manière contemporaine »1192
, l’histoire est loin d’être
soumise aux pressions sociales. L’historien est un « définisseur de situation », comme le
note Fernand Dumont, participant à la constitution de la référence en fonction de laquelle
1186
Ibid., p. 488. 1187
Ibid., p. 501. 1188
Ibid., p. 502. 1189
Ibid. 1190
Ibid., p. 503. 1191
Ibid., p. 509. 1192
Idem, « Introduction », Mourir hier et aujourd’hui, Québec, Presses de l’Université Laval, 1987, p. 2.
305
toute société s’oriente, la conscience historique étant une balise de son identité. En
s’inspirant des travaux du sociologue américain Robert N. Bellah, S. Gagnon loge le savoir
historique à l’enseigne d’une « philosophie publique » qui « ferait du chercheur un homme
de son temps, engagé dans le destin de la cité, commis à certaines valeurs, à un quelconque
humanisme. Ses travaux, ses publications voudraient engager un dialogue avec l’ensemble
de ses contemporains plutôt qu’un échange exclusif avec la communauté savante »1193
.
Aussi, bien qu’il insiste sur sa relativité, S. Gagnon soutient que « refuser de reconnaître à
l’histoire une certaine adéquation au réel, c’est donner dans l’absurde »1194
. Il affirmera
d’ailleurs rétrospectivement avoir vers 1980 « a peu près cessé de m’intéresser à l’histoire
comme idéologie pour désormais réfléchir à la production historique en tant que
connaissance »1195
. Étant « au-dessus des individus qui la recherchent »1196
, la vérité agit
comme une instance contrôlant la qualité du discours sur le passé.
En somme, S. Gagnon a contribué plus que tout autre à faire de la question de
l’historicité de l’histoire un enjeu disciplinaire au Québec. D’autres historiens en ont fait
une préoccupation.
6.6.3 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de N. Gagnon et
J. Hamelin
Nicole Gagnon et Jean Hamelin soulignent également l’importance de la question
de l’historicité en déclarant qu’il serait urgent que les historiens débattent « la nature du
discours historiographique et son insertion dans la culture »1197
. Les auteurs traitent
l’historien dans son humanité, comme un être situé soumis aux « contraintes du présent » :
« le discours historiographique jaillit du présent. Il se construit à partir d’une enquête qui
1193
Ibid., p. 3. 1194
Ibid., p. 531. 1195
Idem, « Nicole Gagnon aurait-elle “perdu les pédales”, elle aussi? », Recherches sociographiques, vol. 41,
no 2 (2000), p. 404. 1196
Idem, Le Passé recomposé, p. 158. 1197
N. Gagnon et J. Hamelin, l’Homme historien…, p. 7.
306
remonte du présent au passé, et s’exprime par une synthèse qui descend du passé vers
le présent »1198
.
Le présent exerce triplement sa contrainte sur l’élaboration de la connaissance du
passé. D’abord, les sources en fonction desquelles l’historien peut appréhender la réalité
historique n’ont pas été toutes conservées ou encore trouvées par l’historien. Comme le
mentionnent N. Gagnon et J. Hamelin, la connaissance historique, « est plus ou moins à la
merci de la découverte ou de la disparation des témoignages »1199
. Ensuite, pour que les
sources puissent dirent quelque chose du passé, l’historien doit les travailler à l’aide de son
« outillage mental »1200
, qui est foncièrement conditionné par la société dans laquelle il vit.
La relation que l’historien avec le passé est non seulement médiatisée par les sources, mais
aussi par « sa vision du monde, son expérience, sa méthode, ses concepts »1201
. La place de
la subjectivité historienne, de « sa vision » dans l’élaboration de la connaissance historique
confirme que le présent y exerce une contrainte qui est aussi une de ses conditions de
possibilité :
Le fait historique n’existe pas indépendamment de l’historien. On ne le trouve
pas à l’état brut dans les témoignages comme des cailloux sur une plage. Les
sources recèlent une poussière de données brutes (date de naissance, clauses
d’un traité, etc.), un ensemble de signes d’une réalité d’un autre ordre, que
l’historien doit structurer en faits historiques. Ceux-ci ne sont que des
complexes construits par la subjectivité de l’historien s’appuyant sur une
méthode. […] La vision de l’historien conditionne, encore plus que les sources,
la significativité des faits retenus.1202
Enfin, le présent exerce sa contrainte dans l’élaboration de la connaissance du passé dans la
mesure où l’historien l’appréhende toujours non seulement à travers l’intermédiaire des
sources et de sa philosophie personnelle, mais aussi à distance et non comme un
contemporain, c’est-à-dire rétrospectivement. L’historien appréhende le passé « d’un point
de vue », soit celui d’un présent. Tel que le notent N. Gagnon et J. Hamelin, le passé
1198
Ibid., p. 27. 1199
Ibid. 1200
Ibid., p. 28. 1201
Ibid. 1202
Ibid.
307
reconstitué en vertu de cette perspective a « déployé dans le temps ses virtualités »1203
dont
les contemporains n’avaient connaissance. L’historien comprend les évènements du passé
d’une manière qu’ils ne pouvaient être compris par ceux qui les vivaient. Comme le
remarquait le philosophe Arthur Danto, qui a participé au tournant narrariviste de la
philosophie de l’histoire, l’historien peut écrire dans son récit des « narrative sentences »,
c’est-à-dire des phrases qui décrivent des « events under which those events could not have
been witnessed »1204
.
Ne pouvant être occultée lorsqu’on s’interroge sur sa nature, l’historicité du savoir
historique fait en sorte que la connaissance qu’il produit, selon N. Gagnon et J. Hamelin,
« s’élabore dans un univers ambigu, structuré par la subjectivité de l’historien et
l’objectivité de l’événement ». L’événement en histoire n’est pas un obstacle à franchir, un
élément à subsumer dans une théorie ou un modèle pour « accéder à un système
d’intelligibilité » abstrait et général. Aussi, parce que l’événement en soi est son objet, le
savoir historique est « fondamentalement ouvert », contrairement à celui du
« discours idéologique » qui enferme l’événement dans un « univers de signification » en
l’instrumentalisant1205
. La dialectique incessante entre l’historien et l’événement fait en
sorte que la connaissance historique se prête continuellement à une remise en question.
L’épistémologie de N. Gagnon et J. Hamelin accorde une place importante à « la visée de
l’historien » dans cette dialectique :
À une vision axée sur l’édification de la cité correspondra une histoire
fortement idéologisée : manipulation symbolique des hommes en vue de
l’action collective ou cautionnement des significations que l’historien prête aux
faits du présent par leur projection sur les événements passés. Mais à une
entreprise décollée des préoccupations des hommes d’aujourd’hui correspondra
une authentique connaissance historienne, bien distincte d’une idéologie. Ce
n’est pas que l’historien refuse la fonction sociale que lui attribue l’idéologue; il
refuse de s’y asservir.1206
1203
Ibid. 1204
A. Danto, Analytical Philosophy of History, p. 61. 1205
N. Gagnon et J. Hamelin, l’Homme historien…, p. 108. 1206
Ibid.
308
Il reste que le discours historique « en droit comme en fait n’est que
partiellement scientifique »1207
. Cette scientificité qualifiée résulte de son historicité qui le
rend « relatif »:
[…] le discours historiographique est relatif; d’une culture à l’autre, d’une
génération à l’autre, d’une classe à l’autre, il jaillit de visions du monde
particulières, de préoccupations variables et emprunte des procédés différents.
Dit au sein d’une culture pour une culture, il n’est valide que pour le temps et le
lieu d’où il émerge. L’histoire ne se comprend donc pas d’abord comme
développement d’une discipline évoluant par approfondissement de son corpus
théorique […]; elle se comprend à partir […] des temps et des lieux qui
l’ont générée.1208
Il existerait autant d’histoires qu’il y a d’historiens, car l’histoire est « une connaissance du
fait singulier opérée par une conscience singulière »1209
.
Le relativisme tempéré auquel souscrivent Nicole Gagnon et Jean Hamelin implique
que la nature de l’histoire ne puisse se comprendre que si ce savoir est saisi dans son
historicité, dans « ses situations historiques ». À cet effet, l’« Introduction » de
l’Homme historien prend la forme d’une « histoire de l’histoire »1210
qui retrace à grands
traits le parcours du savoir historique de l’Antiquité au paradigme de l’histoire quantitative
de la seconde moitié du XXe siècle. L’historicité de l’histoire est attribuable au fait que
« [d]e génération en génération, sa culture [de l’historien] lui fournit les techniques, les
objets, les questions, les méthodes, les représentations qui ont renouvelé sa connaissance
du passé »1211
. Cet enracinement temporel de l’histoire implique de rejeter toute conception
évolutionniste ou continuiste de la connaissance historique. L’histoire de l’histoire se pense
sous le signe de la discontinuité : « Point d’évolution continue d’Hérodote à nos jours.
L’histoire ne s’est pas développée à la manière d’un gland qui devient chêne et les
historiens ne se sont pas multipliés, comme des couples, par un système de parenté. Au
1207
Ibid., p. 59. 1208
Ibid., p. 11. 1209
Ibid., p. 59. 1210
Ibid., p. 11. 1211
Ibid., p. 58.
309
contraire. L’histoire de l’histoire est pleine de genèses, d’errements, de ruptures, de reprises,
comme la vie qui la produit. »1212
La dynamique de connaissance historique repose sur un « double mouvement »1213
qui résulte de la tension entre deux exigences s’alimentant réciproquement, à savoir celles
de la science et de la signification. Les historiens les ont conjugué différemment d’une
époque à l’autre, des conjugaisons qui donnent au métier d’historien son « ambigüité »1214
:
L’un [mouvement] génère des connaissances – ce sont les connaissances
acquises par de nouvelles questions, une extension de la documentation, le
progrès des sciences sociales ou des sciences auxiliaires. L’autre [mouvement]
élabore un savoir par juxtaposition de représentations – ce sont celles qui
jaillissent de la personnalité de l’historien : sa vision du monde, sa conception
de l’homme, sa connaissance des hommes et de lui-même. Les connaissances
acquises par addition sont de l’ordre des faits et relèvent de la chronique; celles
acquises par juxtaposition sont de l’ordre des significations et relèvent de
l’histoire proprement dite.1215
L’exigence de signification permet de comprendre pourquoi le développement de la
connaissance historique ne peut se comprendre comme une « ligne de progrès continu » au
terme de laquelle les historiens, corrigeant les erreurs et réfutant les fausses explications,
parviendraient à « une connaissance de plus en plus adéquate du réel »1216
. Bien que
« l’outillage mental » de l’historien se soit enrichi avec le temps, N. Gagnon et J. Hamelin
soulignent en reprenant un des leitmotivs de la philosophie critique de l’histoire, que la
connaissance historique est déterminée d’abord par une « philosophie enracinée dans le
présent de l’historien »1217
. Par cette seule philosophie, l’historien peut réellement saisir la
signification de l’objet qu’il étudie. Les valeurs sur lesquelles repose la philosophie
1212
Ibid., p. 11. 1213
Ibid. 1214
Ibid., p. 20. 1215
Ibid., p. 11. 1216
Ibid., p. 24. 1217
Ibid. Nous retrouvons notamment ce leitmotiv dans l’aphorisme aronien « la théorie précède l’histoire »
par lequel R. Aron voulait montrer que « seule une théorie », au sens d’un certain système de valeurs, d’une
philosophie, « antérieure à l’enquête historique, permet de fixer la valeur propre à chaque interprétation, les
possibilités des explications externes, la nature de la compréhension intrinsèque ». (R. Aron, Introduction à la
philosophie de l’histoire…p. 111 et 114)
310
personnelle de l’historien ne peuvent être mesurées en termes de progrès. À chaque époque,
les historiens choisissent les outils méthodologiques adéquats à la philosophie en fonction
de laquelle ils interrogent le passé en vue de le signifier : « Qu’elle demeure implicite ou
qu’elle soit rationalisée en une philosophie, la vision du monde de l’historien est le point
d’appui indispensable au dialogue qu’il établit entre le passé et sa propre culture »1218
. Cette
vision du monde, ce paradigme médiatise la dialectique entre le passé et le présent
constitutive du savoir historique et en fonction de laquelle la question de l’historicité peut
être articulée.
Cela étant dit, le présent ne détermine pas le discours historique. Si sa vision du
monde influence indéniablement les questions que l’historien pose au passé, elle
n’influencera pas les réponses qu’il en tirera. Selon N. Gagnon et J. Hamelin, cette nuance
fondamentale distingue l’historien
du philosophe, qui s’efforce de donner à l’événement et au processus historique
une signification absolue qui puisse satisfaire certaines exigences existentielles
de l’homme, et de l’idéologue, qui cherche dans le passé les justifications d’une
action politique. Les questions, non les réponses. La formule est belle, parce
qu’elle est juste. Puiser les réponses dans sa vision du monde, c’est parfois
transmuer en philosophie de l’Histoire un programme d’action politique; c’est
souvent réduire l’histoire à une idéologie et l’historien, à n’être que l’interprète
d’un quelconque messianisme.1219
On retrouve dans l’épistémologie historienne de N. Gagnon et J. Hamelin un des mots
d’ordre ayant présidé à la transformation disciplinaire de l’histoire, à savoir le rejet de la
philosophie spéculative de l’Histoire au profit de l’étude empirique du passé.
Nicole Gagnon et Jean Hamelin considèrent que, en dépit de sa foncière historicité,
le savoir historique ait pu faire l’objet d’une progression dans la mesure où son objet, au
nom peut-être d’un idéal démocratique, n’a cessé de s’élargir notamment au XXe siècle à
l’ensemble de l’humanité, sans discrimination à l’égard du statut socio-économique ou
politique, de l’appartenance culturelle ou de l’identité sexuelle. Par « l’élargissement de son
1218
N. Gagnon et J. Hamelin, l’Homme historien…, p. 101. 1219
Ibid.
311
humanisme »1220
, au-delà de la diversification de sa méthodologie, le savoir historique a
appris à percevoir de « nouveaux visages »1221
. En reconnaissant que la connaissance du
passé puisse faire l’objet d’un certain progrès et donc d’une comparaison transhistorique
implicite, l’épistémologie historienne de N. Gagnon et J. Hamelin se pense sous le signe
d’un relativisme nuancé : relative au présent de l’historien, la connaissance historique ne
s’y réduit pas.
6.6.4 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de F. Ouellet: idéologie,
méthodologie et discipline
Fernand Ouellet a également réfléchi à la question de l’historicité de l’histoire. Il
considère que, malgré leurs « prétentions répétées à l’objectivité », « le présent intervient
tellement » dans la démarche des historiens « qu’on pourrait croire qu’ils sont les seuls
intellectuels à coller d’aussi près à l’immédiat et au milieu »1222
. Il soutient qu’« [i]l ne fait
pas de doute que l’historien, quel qu’il soit, entretient des rapports plus ou moins
complexes et subtils avec le présent, qu’il se situe dans un milieu social donné qu’il assume
ou rejette à des degrés divers, qu’il appartient à une classe sociale et qu’il possède une
idéologie »1223
. Ces « diverses formes d’engagement »1224
imprègnent son travail en
exerçant une « fonction nourricière »1225
: ce sont à partir d’eux que l’historien interroge le
passé, que le passé est en mesure de lui dire quelque chose. L’historien ne fait pas preuve
« d’impassibilité » devant les sources; il a un rôle actif dans leur transformation en
connaissance. L’historien, dès lors, ne devrait pas chercher à « s’abstraire de son
temps »1226
puisque son inscription historique lui donne un outillage mental en fonction
duquel il peut faire parler les sources.
Au cœur de cet outillage se retrouve l’ensemble des valeurs de l’historien, c’est-à-
dire son idéologie. Fernand Ouellet récuse la croyance chère aux « chercheurs positivistes »
1220
Ibid., p. 24. 1221
Ibid., p. 25. 1222
F. Ouellet, « L’histoire comme science sociale », p. 35. 1223
Idem, « La philosophie de l’histoire et la pratique historienne d’hier et d’aujourd’hui », p. 202. 1224
Ibid. 1225
Ibid., p. 204. 1226
Ibid., p. 202.
312
de « l’objectivité absolue » du savoir historique : « Il n’est pas besoin de creuser bien
longtemps […] pour comprendre que le récit a un sens et que cette signification […]
provient d’abord d’une invasion inconsciente du travail de l’historien par son idéologie, en
particulier, par ses propres valeurs. »1227
Alfred Dubuc rejoint ici le propos de
Fernand Ouellet en soulignant « le rôle indispensable de l’idéologie » – entendue comme
« l’ensemble des valeurs qui motivent mes choix »1228
– dans le savoir historique qui ne
saurait en aucun temps s’en passer. L’idéologie est pour le savoir historique ce qu’est
« l’imagination créatrice pour les mathématiques ». Elle donne l’impulsion à l’activité
épistémique : elle est le « ferment de la connaissance »1229
. Si A. Dubuc tout comme
F. Ouellet et la tradition de la philosophie critique de l’histoire, fait des valeurs une
catégorie du savoir historique, celui-ci « concède immédiatement qu’il faille introduire une
distinction fondamentale entre valeurs de l’action et valeurs de la connaissance. Celles qui
motivent mes choix politiques ne sont pas du même ordre que celles qui inspirent mes
hypothèses de travail ». A. Dubuc départage ainsi dans l’historien l’« homme de science »
du « citoyen »1230
dans l’articulation de la question de l’historicité du savoir historique.
Fernand Ouellet considère la question de l’historicité de l’histoire sous l’angle « du
rapport intime entre l’idéologie et le travail scientifique »1231
: « tous les courants
idéologiques qui, depuis un siècle et demi, ont remué notre société et celles qui l’entourent,
se sont reflétés plus ou moins directement dans les travaux des historiens »1232
. Par
exemple, le nationalisme, qu’il soit clérical ou politique, a eu une emprise sur
l’historiographie canadienne-française, du nationalisme de survivance au lendemain de
l’échec des Rébellions de 1837-38 jusqu’au nationalisme indépendantiste des années 1970.
Il se développe en effet au cours de cette décennie une « nouvelle version de l’histoire »
qui, en ancrant la modernisation du Québec dans la longue durée au lieu d’en faire un
1227
Ibid., p. 201-202. 1228
A. Dubuc, « L’histoire au carrefour des sciences humaines », p. 339. 1229
Ibid., p. 340. 1230
Ibid., p. 339. 1231
F. Ouellet, « La philosophie de l’histoire et la pratique historienne d’hier et d’aujourd’hui », p. 203. 1232
Idem, « L’histoire comme science sociale », p. 35.
313
phénomène récent, souhaite montrer que son « indépendance finale » était « l’inéluctable
apogée »1233
– donc normal – de sa longue marche vers la modernité.
Toutefois. l’histoire engendre réciproquement l’idéologie, bien que sa tâche ne s’y
réduit, car « l’historien n’a jamais accepté consciemment ce rôle exclusif de pourvoyeur
d’idéologies et […] a toujours, plus ou moins confusément selon les moments, prétendu
accéder à l’objectivité, à la vérité, à une certaine transcendance »1234
. L’historien y parvient
à l’aide de sa méthodologie. Celle-ci peut conduire à « des résultats scientifiquement
acquis » à la seule condition que l’historien accomplisse un « geste indispensable » par
rapport à l’historicité de son savoir :
c’est qu’il prenne conscience des conditions dans lesquelles il opère, qu’il
marque une certaine distance entre lui et les sollicitations du présent et qu’il
admette le relativisme de ses explications. Trop croire à l’objectivité ou
accorder trop de crédit à la subjectivité revient au même, c’est plus ou moins
gager en faveur de l’histoire propagande. Il est vrai que le discours de
l’historien porte sur des valeurs de la société. Dans tout milieu où la tradition
scientifique est assez bien enracinée, les vérités historiographiques se font et se
défont autant par le « haut » que par le « bas », puisque, pour construire son
objet, l’historien qui désire faire œuvre scientifique, doit être actif à ces
deux niveaux.1235
L’importance de cet exercice de transparence et de réflexivité a aussi été soulignée par
Jean-Pierre Wallot pour qui « l’histoire n’est scientifique que dans la mesure où l’historien
explicite ses postulats, ses valeurs »1236
. L’épistémologie historienne québécoise reprend ici
une des thèses de l’épistémologie historiciste de l’histoire issue de la tradition
néokantienne, formulée par Raymond Aron dans Dimensions de la
connaissance historique : « [L]e relativisme historique est pour ainsi dire surmonté, dès
lors que l’historien cesse de prétendre à un détachement impossible, reconnaît son point de
vue et, par suite, se met en mesure de reconnaître les perspectives des autres. »1237
Fernand Ouellet articule la question de l’historicité du savoir historique en négociant la
1233
F. Ouellet cité dans R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec, p. 231. 1234
Idem, « Historiographie canadienne et nationalisme », p. 26. 1235
Idem, « La philosophie de l’histoire et la pratique historienne d’hier et d’aujourd’hui », p. 204. 1236
J.-P. Wallot, « L’Histoire et la recherche du sens », p. 61. 1237
R. Aron, Dimensions…, p. 21.
314
tension entre science et signification inscrite au cœur de celui-ci. Entendue comme
ensemble de valeurs, l’idéologie conditionne le travail de l’historien sans pour autant le
déterminer. En prenant conscience de son poids par l’exercice d’une réflexivité pratique,
d’une réflexivité réflexe mentionnerait Pierre Bourdieu, l’historien peut espérer produire
une connaissance du passé au présent qui ne s’y réduit pas.
Fernand Ouellet introduit par ailleurs une perspective historique dans l’articulation
de la question de l’historicité en considérant que le rapport que l’historien entretient avec le
socio-idéologique varie dans le temps. La disciplinarisation de l’histoire depuis l’après-
guerre a complexifié ce rapport. Elle instaura entre l’historien et la réalité historique, d’une
part, et, d’autre part, entre l’historien et le présent un savoir disciplinaire ayant
« des exigences spécifiques et scientifiques »1238
. Il devient donc difficile de traiter la
question de l’historicité uniquement en fonction des idéologies sans situer l’histoire en
regard de son évolution disciplinaire1239
. Le moment décisif de cette évolution se situe
moins dans l’immédiat après-guerre avec la création des premiers instituts universitaires
d’histoire, que dans les années 1960. F. Ouellet soutient que l’étude du passé connut à
compter de cette décennie « une modernisation », prenant l’allure d’une « révolution
historiographique » : laïcisation et professionnalisation des historiens, ouverture aux
historiographies étrangères et alliances avec les sciences sociales engendrant une
multiplication des chantiers de recherche1240
. En somme, F. Ouellet estime que la
compréhension de la question épistémique de la relation que le savoir historique entretient
avec le présent ne peut faire l’économie d’une mise en perspective historique, montrant en
cela que l’épistémologie historienne est elle-même historique.
6.6.5 L’historicité du savoir dans l’épistémologie de PierreiTrépanier :
un « relativisme modéré »
Pierre Trépanier articule également la question de l’historicité du savoir historique
autour du relativisme. Il soutient que son « option épistémologique » est le « relativisme
1238
F. Ouellet, « Historiographie canadienne et nationalisme », p. 36. 1239
Ibid., p. 26. 1240
Idem, « La modernisation de l’historiographie… ». Voir également Alfred Dubuc, « L’influence de l’école
des Annales au Québec ».
315
mitigé ou modéré »1241
. Pour défendre cette position, P. Trépanier énonce « un petit
discours de la méthode »1242
qui l’incite inévitablement à se prononcer sur la nature du
savoir historique. Il considère que celui-ci procède de trois « intentionnalités »1243
en
tension qui sont en même temps ses exigences : la science, la pertinence sociale et la
justesse morale. La hiérarchisation effectuée de ces exigences détermine la position
épistémologique sur la question du rapport entre histoire et société.
Pierre Trépanier critique la position du « relativisme radical » qui estime que « la
pertinence et la justesse ont autant de droit que la quête de la connaissance à gouverner
l’entreprise historienne »1244
, voire qui subordonne l’exigence scientifique à celles de la
pertinence et la justesse, et ce, « au mépris de la hiérarchie historienne »1245
. P. Trépanier
associe le relativisme radical à ce qu’il appelle la « tyrannie du présentisme »1246
dans
lequel les exigences de pertinence et de justesse sont hypertrophiées. L’épistémologie
présentiste dissimule la convoitise de « l’ingénierie sociale », à savoir « la prétention – un
comble pour l’historien ! – de changer le passé pour réinventer le présent »1247
.
Pour contrer « l’écrasement du passé par le présent » engendré par ce
« constructivisme social »1248
, Pierre Trépanier se fait le défenseur de ce qu’il nomme un
« relativisme modéré ou mitigé » qui repose sur une série prises de position
épistémologique quant à la nature du savoir historique et à la relation qu’il entretient avec
le présent. Il reconnaît une certaine légitimité aux exigences de pertinence et de justesse qui
agissent souvent comme un « adjuvant de la recherche », en inspirant à l’historien des
questions ou des paradigmes à partir desquels il peut rendre intelligible le passé. Elles
1241
P. Trépanier, « L’historien et la tradition », p. 81. 1242
Ibid., p. 84. 1243
Ibid., p. 82. 1244
Ibid., p. 84. 1245
Ibid., p. 81. 1246
Ibid., p. 87. 1247
Ibid. 1248
Ibid.
316
deviennent cependant un écueil quand elles viennent à régenter les réponses1249
. À cet
égard, P. Trépanier note qu’il est « intolérable » que « dans l’exercice proprement dit de
son métier », l’historien « déplace sans vergogne la priorité, de la fonction théorique de la
connaissance à la fonction pratique »1250
vers laquelle le poussent les exigences de
pertinence et de justesse. La « mission première » de l’historien, sa
« redoutable responsabilité », consiste « à monter la garde autour des faits »1251
et à
« s’efforcer de saisir le passé tel qu’en lui-même, dans sa réalité multidimensionnelle et
pluridirectionnelle […] dans le foisonnement de ses virtualités et à la lumière de ses
intelligibilités propres »1252
. En somme, adopter la position épistémologique du relativisme
modéré consiste à soutenir que « la science historique est possible, mais
imparfaite; imparfaite, mais perfectible » parce que l’exigence de la connaissance est
toujours au sommet des intentionnalités historiennes même si, dans l’ordre de la pratique, il
est inévitable que « connaissance, pertinence et justesse entretiennent des rapports
équivoques »1253
. L’évacuation des exigences de pertinence et de justesse du savoir
historique pousserait tout droit l’historien dans une épistémologie positiviste où il laisse
passivement parler les documents et où la connaissance du passé qu’il produit n’a pas
d’écho, de résonnance sociale pour ses contemporains.
6.6.6 L’historicité du savoir historique dans l’épistémologie de Gérard Bouchard :
entre méthodologie et paradigme
L’articulation de la question de l’historicité du savoir historique de
Gérard Bouchard peut aussi se situer autour du relativisme. La question du rapport de
l’histoire à la société traverse l’épistémologie de G. Bouchard. En 1982, dans les actes d’un
colloque international sur la philosophie de l’histoire tenu à l’Université d’Ottawa – qui
comptaient entre autres comme intervenants Michel de Certeau, Reinhardt Koselleck,
Robert Fogel et Paul Ricœur –, G. Bouchard estime que l’historicité de l’histoire résulte
ainsi d’une tension entre « deux impératifs ou deux principes antinomiques » orientant sa
1249
Ibid., p. 83. 1250
Ibid. 1251
Ibid., p. 105. 1252
Ibid., p. 88 et 79. 1253
Ibid., p. 81.
317
mise en œuvre. Cette tension n’est pas sans rappeler celle que Fernand Dumont établissait
entre vérité et pertinence, ainsi que celle de Nicole Gagnon et Jean Hamelin entre science et
signification. Le premier de ces impératifs est « l’exactitude ». Il exige de l’historien la
production d’une connaissance exacte, fiable et vérifiable du passé, à savoir
« des constructions rigoureuses et durables appuyées sur des instruments fiables et des
opérations vérifiables ». Le second impératif, la « signification », oblige l’historien de
« proposer des interprétations, dégager des sens au jour le jour, affirmer des choix, bref de
discourir sur des valeurs »1254
. Puisque « l’histoire exacte » est un discours renonçant à sa
fonction sociale et l’« histoire signifiante », « qu’un écho des idées du temps »1255
, les
historiens ont adopté des compromis à travers lesquels ils négocient la dialectique passé-
présent et articulent la question de son historicité. G. Bouchard cherche d’ailleurs à
formuler une « position épistémologique » qui, en préservant la « tension irrémédiable »
entre science et pertinence, correspond « à une sorte de compromis entre les sollicitations
pressantes et éphémères du présent et la tentation d’exactitude et de permanence de la
connaissance scientifique »1256
.
De façon plus précise, Gérard Bouchard s’interroge sur « la relation qui fait dériver
la connaissance historique de ce qu’on appelle trop vaguement l’“actuel” » en vue de
« mieux définir ce qu’on appelle le relativisme »1257
. G. Bouchard souligne que si « les
historiens se sont parfaitement accommodés à cette idée », il est moins certain qu’ils en
aient vu « toutes les implications dans la pratique de leur métier »1258
.
Gérard Bouchard prend d’abord soin de s’interroger sur la relativité de l’histoire.
L’histoire serait relative au présent pour au moins trois raisons. Primo, le présent
« suggère ou lui impose » des « catégories, des plans d’interrogation, des avenues
d’enquête et de réflexion »1259
. Le présent inspire ou dicte à l’historien les domaines à
1254
G. Bouchard, « La science historique comme anthropologie sociale », p. 3. 1255
Ibid., p. 4. 1256
Ibid., p. 5. 1257
Ibid., p. 16. 1258
Ibid., p. 5. 1259
Ibid., p. 6.
318
explorer et les questions pour les traiter. Secundo, il intervient plus directement dans les
contenus même de l’enquête « qui s’alimentent à même des expériences collectives
fondamentales et des projets sociaux plus ou moins explicités […] qui ne sont jamais
unanimes du fait même qu’ils font écho à la diversité et aux divisions du tissu social lui-
même […] ». Cette division engendre un pluralisme théorique qui alimente « dans des
directions parallèles ou opposées les constructions scientifiques de l’historien »1260
. Tertio,
l’histoire est conditionnée par le présent via la « subjectivité de l’historien », car la
connaissance historique « ne surgit pas spontanément d’un réel préexistant »1261
.
Pour Gérard Bouchard, le poids du présent en histoire ne doit cependant pas
nécessairement nous amener à accepter sans nuance le relativisme qui cautionne « un
laisser-faire méthodologique et une grande désinvolture dans la formation et l’affirmation
des idées dites scientifiques »1262
. Si l’histoire est relative à son contexte de production,
« comment se constitue-t-elle en discours scientifique, c’est-à-dire en discours qui prétend
faire valoir ses énoncés sur ceux du sens commun, des opinions, des idéologies, des
vogues, des modes »1263
la distinguant « des autres entreprises de récupération du
passé »1264
comme la mémoire?
La scientificité de l’histoire ne résiderait ni dans l’exactitude de la connaissance
qu’elle produit, ni dans l’impartialité de l’historien, mais plutôt dans « la logique des
procédés de l’enquête », c’est-à-dire la « méthodologie ». Gérard Bouchard fait valoir
« la fonction essentielle » de la méthodologie dans le savoir historique. Elle est le « seul
véritable fondement de la scientificité »1265
de l’histoire. La science n’est pas unitaire; mais
régionale : elle varie de discipline en discipline selon les méthodologies adaptées à leur
objet spécifique. En reprenant un des mots d’ordre de l’épistémologie historique,
G. Bouchard souligne que « la connaissance scientifique est le résultat d’un arrangement ou
1260
Ibid. 1261
Ibid. 1262
Ibid., p. 5. 1263
Ibid. 1264
Ibid., p. 8. 1265
Ibid., p. 16.
319
d’un compromis en vertu duquel chaque discipline construit sa vérité selon des procédés,
des règles, une méthodologie adaptés à son objet »1266
. La méthodologie « renvoie à
l’ensemble des règles qui devraient gouverner toutes les opérations impliquées dans la
production et la révision » de la connaissance du passé depuis le décantage du matériau
idéologique qui sert de déclencheur au présent jusqu’à la création et la gestion du corpus de
données empiriques à travers lesquelles l’historien dépeint le passé1267
. Selon G. Bouchard,
ces opérations « circonscrivent le lieu de la science ». De ce fait, elles permettent au savoir
historique d’« être tenu pour autonome et le siège d’une authentique objectivité »1268
.
L’épistémologie de G. Bouchard contre le relativisme fait valoir la fonction essentielle de la
méthodologie qui s’interpose dans la relation entretenue par l’historien à partir d’un présent
avec le passé.
Toutefois, la méthodologie ne permet pas seulement de canaliser l’influence du
présent dans la production de la connaissance historique et de la prémunir « contre les
contaminations ou les falsifications »1269
. Elle transforme le savoir historique en
« anthropologie », à savoir en une authentique science de l’homme. Par cette
transformation, l’histoire peut ainsi exercer sa « vocation première » : atteindre « le langage
universel de l’humanisme » en traduisant « pour soi-même et pour les autres l’échantillon
concret de la condition humaine incarnée »1270
dans la collectivité particulière qu’elle
étudie. Ce « projet d’anthropologie sociale rétrospective », à l’aune duquel G. Bouchard
institue un programme de mise en œuvre du savoir historique, assure à l’historien « une très
riche et authentique prise de parole à l’échelle la plus fondamentale »1271
. L’histoire cesse
d’être coincée dans l’alternative entre la mémoire et la science pour devenir
« conscience »1272
, un savoir critique permettant à ses praticiens d’agir sur leur
1266
Idem, « L’événement… », p. 313. 1267
Ibid., p. 8. 1268
Ibid., p. 7. 1269
Ibid., p. 9. 1270
Idem, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise… », p. 287. 1271
Idem, « La science historique comme anthropologie sociale », p. 5. 1272
Idem, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise… », p. 288.
320
environnement en vue de le transformer au lieu de le subir. Plus qu’un écho du présent,
l’histoire en est une « voix »1273
.
En dernière instance et en dépit de l’importance qu’il accorde à la méthodologie
dans son épistémologie de l’histoire, Gérard Bouchard estime que « les vérités
historiographiques naissent et meurent non par le “bas”, c’est-à-dire par le jeu des
vérifications et des contre-preuves, ou par l’arbitrage implacable des données empiriques,
mais par le “haut”, c’est-à-dire au gré de glissements qui affectent les préoccupations, les
façons de percevoir, les valeurs, les idées, tout ce qui fonde et oriente la construction
théorique de ce savoir »1274
. G. Bouchard rassemblera ces éléments du « haut » dans le
concept de « paradigme » qui devient la matrice de son articulation de la question de
l’historicité1275
. Par le truchement de ce concept, il est possible de déceler « dans les
travaux des historiens les matériaux de la culture – sinon de la société – qui se fait »1276
.
L’historicité du savoir historique ne s’apprécierait dès lors pas en termes d’« un écho passif
du présent » comme le prétendent les philosophes critiques de l’histoire, ces
« techniciens du relativisme historique »1277
; son historicité se pense plutôt sous l’angle de
sa participation active à la construction culturelle de la société. L’historien doit pour
« articuler sa démarche à l’actuel » viser à « éclairer » et non à « refléter »1278
. Si, avec les
années, Serge Gagnon a relativisé son relativisme en insistant sur l’horizon de vérité
orientant la démarche historienne, Gérard Bouchard l’a a contrario renforcé, sans pour
autant l’absolutiser. Ce renforcement s’est effectué en remplaçant la notion de
méthodologie par celle de paradigme comme clé pour comprendre la nature du savoir
historique et la relation qu’il entretient avec le présent, son historicité.
1273
Ibid., p. 16. 1274
Idem, « La science historique comme anthropologie sociale », p. 4. 1275
Étonnament, G. Bouchard ne se réfère pas aux réflexions de T. S. Kuhn qui, plus que tout autre, a donné
une visibilité au concept de paradigme. Sur les mérites et limites du « paradigme » kuhnien pour traiter la
question de l’historicité du savoir historique, voir Hubert Watelet, « Les rapports entre science et culture et les
paradigmes du mouvement des Annales », dans G. Bouchard (dir.), La Construction d’une culture, Québec,
Presses de l’Université Laval, 1993, p. 221-250. 1276
G. Bouchard, « Sur les mutations de l’historiographie québécoise… », p. 275. 1277
Ibid., p. 298. 1278
Idem, Genèse des nations et culture du Nouveau Monde, Montréal, Boréal, 2000, p. 75.
321
Au-delà de la conjugaison des exigences de l’histoire exacte et de l’histoire
signifiante à travers laquelle il articule la question de l’historicité, Gérard Bouchard
souhaite que le savoir historique obéisse à une troisième exigence qu’il considère comme
« plus noble et plus fondamentale » et qui ferait de l’historien « un observateur, un témoin
de la condition humaine et un partisan inconditionnel de son relèvement » : « Dans cette
direction, l’histoire vise à insérer les expériences du présent […] dans des conjonctures plus
englobantes, dans un registre plus étendu où elles acquièrent une autre substance. Ici
l’histoire est réflexion, approfondissement de la condition humaine considérée à l’échelle
collective, et ce, de deux façons au moins : elle est d’abord un déclencheur de cette
réflexion; elle constitue ensuite le champ où elle se nourrit. »1279
Gérard Bouchard déplore
pour cette raison que l’histoire ait tourné le dos à la société. Dans le cadre de sa réflexion
sur l’héritage et le devenir de l’histoire sociale paru dans la Revue d’histoire de
l’Amérique française, il identifie deux « paradoxes » qui relèvent du rapport entre
historiens et la société. Le « paradoxe élitiste » résulte du fait que l’élargissement de l’objet
de l’histoire « pour y intégrer tous les acteurs » – revendication fondatrice de l’histoire
sociale – a nécessité une complexification du savoir historique qui a restreint son lectorat
aux « gens du métier »1280
. En conséquence, l’historien « ne sait pas bien se faire entendre
de ceux-là même dont il se fait le porte-parole ». Le public comble alors son besoin
d’histoire par « la télévision, le cinéma, les musées, les reconstitutions de sites ou
d’épisodes historiques, le roman ». Les nouvelles exigences méthodologiques de l’histoire
sociale ont déplacé les recherches historiques vers la « microhistoire » – qui n’a rien à voir
ici avec la microstoria italienne1281
–, c’est-à-dire des enquêtes ayant « des sujets de plus en
plus pointus »1282
, éloignés des « urgences du présent »1283
et dont la pertinence sociale est
mise en cause par G. Bouchard : « Mais quelles sont les finalités de ces connaissances si
elles ne sont pas conjuguées dans des représentations plus amples, au profit d’une véritable
conscience historique, vivante et éclairée, en vue d’une meilleure compréhension de la
1279
Idem, « La science historique comme anthropologie sociale », p. 17. 1280
Idem, « L’histoire sociale au Québec… », p. 245. 1281
Voir Carlo Ginzburg et Carlo Poni, « La micro-histoire », Le Débat, no 17 (1981), p. 133-136. 1282
G. Bouchard, « L’histoire sociale… », p. 262. 1283
Ibid., p. 265.
322
société dans laquelle nous vivons? »1284
Quelques années plus tard, dans la
Genèse des Nations, il soutient que l’historien doit produire une connaissance en ordonnant
des « données empiriques » à partir de « questions » dont la « pertinence » est déterminée
« par leur articulation aux problèmes de la cité »1285
. Mettre le passé en continuité avec
l’actuel fait partie des « postulats du métier d’historien » : il définit « le propre de la science
historique »1286
. Dans « l’actualité », l’histoire trouve alors « l’indispensable principe de
cohésion » en fonction duquel elle peut rendre intelligible « le fourmillement événementiel
du passé »1287
.
Le second paradoxe de l’histoire sociale identifié par Gérard Bouchard est celui
« de l’actuel ». Depuis que cette approche prétend, sous l’enseigne de l’histoire-problème
théorisée par le mouvement des Annales, partir de questions posées par le présent, le savoir
histoirique s’est détaché de lui : « l’historien part de l’actuel, mais n’y revient guère »1288
.
Pour éviter que le savoir historique ne devienne « inutile socialement – et peut-être stérile
intellectuellement »1289
, G. Bouchard revendique qu’il se pense comme une « science de
l’actuel capable de projeter sur les grands problèmes de l’heure des aperçus éclairants – et
sans se dénaturer comme discipline scientifique »1290
. À cette fin, il préconise notamment
que les historiens accroissent leur participation « dans l’entreprise générale de
construction mémorielle » d’une part. D’autre part, les historiens devraient renouer
« avec une grande tradition critique de l’historiographie occidentale », à savoir la « critique
des pouvoirs et de leurs stratégies; critique des machinations, des faux-semblants, des
stéréotypes, des tabous de la pensée et de l’action »1291
. En réfléchissant à l’historicité de
l’histoire, G. Bouchard plaide pour que l’historien exerce une plus grande fonction sociale.
1284
Ibid., p. 263. 1285
Idem, Genèse…, p. 50. 1286
Idem, « La réécriture de l’histoire nationale au Québec », dans Robert Comeau et Bernard Dionne (dir.),
À propos de l’histoire nationale, Québec, Septentrion 1998, p. 121. 1287
Ibid., p. 132. 1288
Idem, « L’histoire sociale au Québec… », p. 263. 1289
Ibid., p. 264. 1290
Ibid., p. 266. 1291
Ibid., p. 266-267.
323
La question de la fonction sociale de l’histoire se retrouve ainsi intimement liée à
celle de son historicité. G. Bouchard estime d’ailleurs que le traitement de cette seconde
question doit occuper une place plus importante dans la discipline car le
« discours historiographique n’étant pas innocent, il devrait sans cesse instruire lui-même
son procès »1292
. L’articulation de la question de l’historicité consiste pour l’historien à
faire preuve de l’ultime réflexivité : se servir de l’histoire pour la comprendre. Le lien étroit
entre réflexion historiographique et réflexion théorique est mis en évidence dans
l’épistémologie de G. Bouchard.
6.7 La dialectique passé/présent et la fonction sociale de l’histoire
Depuis le tournant des années 1990, le rapport entre histoire et présent est une
question « à la mode ». Selon Jean Hamelin, son articulation permettrait « d’attribuer à
l’historien un rôle important dans la construction de la cité, au moment même où celui-ci
remet en question tant sa pratique que sa place dans la société ». J. Hamelin recourt à la
« dialectique du passé/présent » pour articuler la question de l’historicité du savoir
historique. La connaissance historique se structure tant par la subjectivité historienne que
par l’objectivité des événements. Cette structuration dialectique révèle que « l’historien ne
travaille pas en vase clos » et que, en conséquence, « construction de l’histoire et
construction de la société vont de pair »1293
. Historicité et fonction sociale de l’histoire sont
encore mises en relation.
Quelques études historiographiques parues dans les années 1990 se fondent sur une
articulation de la question de l’historicité. Ouvrage issu d’une thèse doctorale codirigée par
Fernand Dumont, Le Devenir de la nation québécoise de Jean Lamarre montre la
dialectique entre connaissance historique et présent, en soutenant que les mutations de cette
connaissance « s’interprètent en fonction du cadre général des mutations sociales qui leur
ont donné jusqu’à un certain point naissance et auxquelles elles vont participer
en retour »1294
. Loin de compromettre la connaissance qu’il produit du passé, l’« insertion
dans un présent » pour l’historien aurait d’ailleurs un « caractère heuristique » permettant à
1292
Ibid. 1293
J. Hamelin, « L’histoire des historiens… », p. 209. 1294
J. Lamarre, Le Devenir de la nation québécoise, p. 20.
324
ses travaux d’acquérir un sens pour ses contemporains1295
. La symbiose histoire-société fut
aussi examinée en montrant l’influence sociopolitique du maître à penser de
l’École de Montréal, Maurice Séguin. Des historiens se sont penchés sur lui pour formuler
l’historicité du savoir historique, que ce soit en traitant de son rapport à Lionel Groulx et à
l’historiographie contemporaine, de sa conception de l’histoire et de la nation exposée dans
ses Normes ou de sa biographie1296
. Le genre (auto-)biographique a également constitué un
médium pour articuler la question de l’historicité de l’histoire. Il permet aux historiens de
mettre en relation leur cognition et expérience vécue. Si l’affirmation du « je » historien n’a
pas atteint au Québec l’envergure qu’elle a prise en France ou ailleurs avec « l’ego-
histoire »1297
, il reste que plusieurs de ses historiens se sont prononcés sur la relation entre
histoire écrite et vécue à travers une anamnèse, que cela soit sous la forme de Mémoires, de
rétrospections spontanées ou d’essais personnels et critiques sur l’évolution du domaine de
recherche auquel ils ont participé. Ces écrits relatant souvent l’itinéraire d’historiens
attestent d’un traitement plus introspectif de la question de l’historicité1298
.
6.7.1 Savoir historique, éthique et devoir moral : l’historien comme intellectuel
Le discours tenu par Jean-Marie Fecteau sur le savoir historique a également pour
thème général la fonction sociale de l’histoire, soit la relation que les historiens
entretiennent avec la société, thème qui est au cœur de l’enjeu de l’historicité de ce savoir.
S’il applaudit Ronald Rudin pour avoir pensé « le contexte changeant de l’écriture de
l’histoire au Québec », J.-M. Fecteau estime qu’il pose « un diagnostic erroné des
contradictions épistémologiques dans lequel [sic] notre historiographie s’enfonce en toute
1295
Idem, « Les normes pour une sociologie du national », dans Pierre Tousignant et Madeleine Dionne-
Tousignant (dir.), Les Normes de Maurice Séguin, Montréal, Guérin, 1999, p. 50-51. 1296
Robert Comeau et Josiane Lavallée (dir.), L’Historien Maurice Séguin. Théoricien de l’indépendance et
penseur de la modernité québécoise, Montréal, Septentrion, 2006, surtout Michel Bock, « Lionel Groulx,
l’École de Montréal et le destin de la nation », p. 18-26; R. Comeau (dir.), Maurice Séguin, historien du pays
québécois vu par ses contemporains, Montréal, VLB, 1987, surtout p. 13-20, 31-71. 1297
Sur les autobiographies historiennes, voir l’étude de Jeremy Popkins, History, Historians
and Autobiography, Chicago, University of Chicago Press, 2005. Voir aussi, sur « l’ego-histoire »,
P. Nora (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987. 1298
Par exemple : L. Groulx, Mémoires; P.-A. Linteau, « La nouvelle histoire du Québec vue de l’intérieur »;
M. Trudel, Mémoires d’un autre siècle; Micheline Dumont, Découvrir la mémoire des femmes; Y. Lamonde,
Historien et citoyen. Navigations au long cours, Montréal, Fides, 2008.
325
bonne conscience scientifique »1299
. Le problème ne se situe pas sur le plan de la substance
du discours historique – la normalité et la spécificité du parcours historique des Québécois.
Il se situe plutôt sur le plan méthodologique. Selon J.-M. Fecteau, ceux que R. Rudin
nomme les « révisionnistes » auraient moins nié les spécificités du développement
historique de la société québécoise que « fait silence sur ce qui était difficilement
explicable »1300
avec les instruments des sciences sociales qu’ils se sont appropriés pour
« moderniser » leur discipline.
Ce silence a eu des conséquences sur la relation entre historiens et société. Selon
Jean-Marie Fecteau, les historiens laissent « dans un grand silence froid les questions
d’aujourd’hui »1301
pour se complaire dans une « histoire empiriste » se limitant à
l’« accumulation exponentielle des connaissances »1302
. J.-M. Fecteau vilipende sa
communauté disciplinaire qui n’a « RIEN à dire » sur ces questions : « nous nous taisons,
car tout ce que nous savons, tout ce que nous avons appris à savoir ne nous dit rien sur ce
qui nous advient! Nous sommes sérieux jusqu’à en être lugubre, rigoureux jusqu’en devenir
rigides, mais ce sérieux et cette rigueur ne nous disent rien sur le sens de notre vie présente,
de notre vie collective encore plus fragile de jour en jour. »1303
L’épistémologie de J.-
M. Fecteau réinsère l’enjeu éthique dans le travail des historiens après que ceux-ci aient
tenté de s’émanciper de ses injonctions pour se constituer en un champ savant spécifique et
autonome. Sur une note des plus pessimistes, il soutient que « [n]ous ne savons pas
contrôler la violence, réagir aux inégalités, assumer les différences » parce que le savoir
historique ne s’est jamais pensé comme une « éthique de l’agir ». L’incapacité d’agir des
historiens serait ainsi la principale « limite épistémologique » de l’historiographie
québécoise1304
. Nous sommes cependant en droit de nous demander si cette limite n’est pas
1299
J.-M. Fecteau, « La quête d’une histoire normale : réflexions sur les limites épistémologiques
du “révisionnisme” au Québec [1995] », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…, p. 369-70. 1300
Ibid., p. 371. 1301
Ibid., p. 375. 1302
Ibid., p. 374-375. 1303
Ibid., p. 375-376. 1304
Ibid., p. 376.
326
plutôt d’ordre éthique. En tous les cas, J.-M. Fecteau atteste de l’angoisse historienne de
l’inutilité sociale évoquée ci-dessus par J. Hamelin.
Pour réconcilier les historiens avec la société, J.-M. Fecteau propose un programme,
une « nouvelle façon de faire de l’histoire », qu’il loge à l’enseigne d’une « histoire
politique »1305
. Cette histoire a son médium avec le Bulletin d’histoire politique dont J.-
M. Fecteau rédige le manifeste1306
et plusieurs de ses textes théoriques d’orientation1307
.
Expression amphibologique, l’histoire politique veut rapprocher les historiens du politique,
entendu à la fois comme objet et perspective de recherche et comme espace duquel
l’historien ne peut s’isoler, à savoir la Cité. De façon plus précise, l’histoire politique
serait en fait une histoire des modes de constitution et des fragilités de la polis,
de la communauté des hommes et des femmes. Une histoire qui tienne compte
(sans prétendre en prendre la mesure…) du contingent. Une histoire qui
retrouve et discerne la fragilité et perçoive le caractère essentiel des aspirations
qui structurent nos vies, et celles de nos ancêtres.
Une histoire qui montre que, par-delà les contraintes structurelles, s’ouvre à
chaque moment un univers de possibles, une nécessité du choix et de l’agir qui
constitue le caractère le plus fondamental, réellement distinctif de ce qui est
humain, et donc de ce qui est historique.1308
Dans l’un de ses derniers textes, J.-M. Fecteau rappelle que son projet ne consistait pas à
faire de l’histoire politique « une sous-discipline » ou « une “spécialité” étoite », mais à
promouvoir un savoir historique qui considère le politique comme
une dimension essentielle de l’existence en société, dimension qui permettrait
de comprendre […] les exigences propres du pouvoir et de la décision
collective, de ce type d’agir ensemble où la contrainte sur tous et toutes est
centrale, et où l’avenir de la collectivité se joue. […] Il s’agissait de
comprendre […] que le politique résidait dans le social aussi, qu’il représentait
1305
Ibid. 1306
J.-M. Fecteau, « “Manifeste” », Bulletin d’histoire politique, vol. 1, no 1 (1992), p. 4-5. 1307
Notamment « Le retour du refoulé : l’histoire et le politique », Bulletin d’histoire politique, vol. 2,
no 3 (1994), p. 5-9 et « Notre histoire politique », Bulletin d’histoire politique, vol. 7, no 1 (1998), p. 6-9. 1308
Idem, « La quête d’une histoire normale… », p. 376.
327
moins une « sphère » qu’une modalité de l’action humaine, et que son étude
avait des exigences analytiques propres.1309
L’histoire politique permet au savoir historique de retrouver sa fonction sociale, et
cela d’une double manière. D’une part, elle fait « revivre l’exigence éthique qui est à la
base de toute opération historique depuis l’aube des temps démocratiques ». Cette exigence
permet de penser l’histoire comme « un moyen de construire l’avenir » et non comme
« simple objet de notre insatiable curiosité »1310
. D’autre part, l’histoire politique permet de
faire du savoir historique « une recherche de sens »1311
à travers laquelle il retrouvera « le
sens de sa fin », à savoir « servir à l’action »1312
. À cette seule condition, l’histoire
dépassera la « simple connaissance érudite » pour s’ériger en un véritable « savoir » et
l’historien pourra assumer sa fonction critique dans la Cité1313
. Dès lors, comme J.-
M. Fecteau le mentionne, l’histoire sera « une entreprise scientifique (et ultimement
politique) digne de ce nom »1314
. Une thèse défendue également par M. Pâquet pour qui
l’histoire politique permet à l’historien de réfléchir au politique au sein même de la
discipline historique. Cette réflexion
tend vers la complétude de l’acte de connaissance, en cherchant à cerner et à
assumer sa fonction sociale, sa pertinence contemporaine, sa responsabilité vis-
à-vis de l’humanité […] [et] ancre l’historien dans son temps présent, dans son
expérience non seulement de praticien d’une discipline, mais de citoyen. Dans
cette perspective politique, l’histoire acquiert une toute autre signification : elle
devient un dialogue entre l’intellectuel et ses concitoyens qui place l’historien
au cœur de la Cité et de ses valeurs.1315
Le traitement de la question de l’historicité du savoir historique abordée sous
l’angle de la relation qu’il entretient avec la société incite J.-M. Fecteau à se prononcer sur
1309
Idem, « Histoire politique et histoire nationale au Québec », Action nationale, vol. CI, nos 9-10 (2011),
p. 220. 1310
J.-M. Fecteau, « L’historiographie québécoise vue par Ronald Rudin », p. 462. 1311
Ibid. 1312
Idem, « La quête d’une histoire normale… », p. 376. 1313
Ibid. 1314
Idem, « Histoire politique et histoire nationale au Québec », p. 211. 1315
M. Pâquet, « L’expérience de l’histoire… », p. 51.
328
sa nature et à proposer un programme pour le mettre en oeuvre, deux aspects essentiels de
l’épistémologie historienne.
Pour une bonne part rassemblés dans Passer à l’avenir, les travaux de
Jocelyn Létourneau sur les rapports entre histoire, mémoire et identité, offrent une
formulation complexe de la question de l’historicité du savoir historique. Faisant d’elle un
axe central de ses recherches et de son enseignement, J. Létourneau soutient que son
articulation doit non seulement tenir compte du rapport que l’histoire entretient avec le
présent, mais aussi avec l’avenir : « Le passé doit être […] racheté dans l’action et le
questionnement présent des contemporains […] en vue de la construction d’un
avenir ouvert »1316
.
L’articulation de la question de l’historicité du savoir historique est aussi l’occasion
pour J. Létourneau de traiter de la relation entre historiens et société. L’historicité de
l’histoire s’apprécie dans sa participation à la construction et à la mutation de la référence
identitaire de la communauté dans laquelle elle s’inscrit, processus conditionnant à leur tour
l’actualisation historienne du passé. À ce sujet, il constate un décalage entre la
représentation historienne du passé et celle que s’en fait la mémoire collective, un décalage
dont il tient responsable les historiens. Selon lui, ces derniers auraient voué un culte au
professionnalisme et à la scientificité à compter des années 19601317
. Se traduisant dans leur
pratique effective par l’emploi d’une « raison technocratique »1318
, ce culte les aurait
éloignés des grands enjeux de leur société, enjeux sur lesquels ils sont pourtant tenus
d’intervenir, ne serait-ce que pour assumer leur responsabilité fondamentale et ancestrale
d’agents de la mémoire collective.
Jocelyn Létourneau souhaite en effet que les historiens retrouvent leur fonction
sociale de « chirurgiens chargés de l’opération complexe et délicate des lobes mémoriels du
1316
J. Létourneau, Passer à l’avenir, Montréal Boréal, 2000, p. 31. 1317
Idem, « La production historienne courante… », p. 9. 1318
Idem, « Critique de la raison technocratique », dans Fernand Dumont (dir.), La Société québécoise après
30 ans de changements, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1990, p. 341-356.
329
sujet collectif »1319
. À cet effet, il affirme dans Passer à l’avenir, le « rôle cardinal,
absolument irremplaçable » des historiens qui se résume à celui « d’opérateur de la
transmission mémorielle » par laquelle ils font « passer le passé » en vue d’un avenir
porteur d’espoir. J. Létourneau rappelle aux historiens les tâches extra-scientifiques, c’est-
à-dire morales que leur incombe leur place fondamentale dans la société :
l’historien est appelé […] à faire converger […] ses qualités de savant et ses
responsabilités de citoyen. […] En cela, son rôle l’amène immanquablement au
cœur de problèmes de morale collective, c’est-à-dire que, en tant que
scientifique accompli et initiateur de débat démocratique, il lui faut tenter
finalement de favoriser la victoire du bon sur le mauvais, c’est-à-dire […] la
victoire de l’espoir sur la douleur et celle de la délivrance sur l’animosité.1320
Dans une « réflexion historiographique et épistémologique » en réaction aux thèses
létourniennes1321
, Thierry Nootens s’est demandé si cette description de tâche relève de « la
mission de l’historien, ou plutôt celle du philosophe, du politicien ou du prêtre ».
T. Nootens reconnaît l’historicité de l’histoire, mais souligne que la méthodologie que
l’historien doit mettre en œuvre limite les usages non cognitifs qu’il peut faire du passé au
présent :
L’historien lit le passé avec la subjectivité du présent, tout en étant tenu à une
application rigoureuse de ses méthodes d’enquête et de questionnement, cela en
vue de rendre compte le mieux possible de ce même passé. A contrario, l’idée
d’un élagage en vue du bonheur collectif mène tout droit à la mise au rancart
des conflits qui ont ponctué les sociétés d’antan, choix idéologique qui équivaut
à une instrumentalisation crue de l’histoire.1322
En réintroduisant des considérations éthiques et morales dans le savoir historique,
J.-M. Fecteau et J. Létourneau cherchent tous les deux à faire de l’historien moins un
savant qu’un intellectuel. Cette ambition trouve aussi écho dans le « projet critique »
1319
Idem, « La production historienne courante…. », p. 25. Voir aussi, Idem, « Québec d’après-guerre et
mémoire collective de la technocratie », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 90, no 1 (1991), p. 67-87;
« Le Québec moderne, un chapitre du grand récit collectif des Québécois », Revue française de
science politique, vol. 42, no 5 (1992), p. 767-787. 1320
Idem, « Se souvenir d’où l’on s’en va [2000] », dans É. Bédard et J. Goyette, Parole d’historiens…,
p. 438. 1321
T. Nootens, « Un individu “éclaté” à la dérive sur une mer de “sens”? Une critique du
concept d’identité », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 62, no 1 (2008), p. 35. 1322
Ibid., p. 43-44.
330
formulé récemment par Martin Petitclerc dans l’espoir que les historiens ne courent pas le
risque d’« avoir peu de chose à dire sur les grands enjeux collectifs du passé, du présent et
de l’avenir »1323
. M. Petitclerc, J. Létourneau et J.-M. Fecteau oublient toutefois que la
dialectique entre historiens et société, à travers laquelle ils articulent la question de
l’historicité du savoir historique, est médiatisée par leur appartenance à un champ leur
procurant une autonomie relative qui les isole des pressions sociales et limite leur influence
sur la société1324
. L’occultation de cette médiation empêche d’appréhender la disciplinarité
de l’histoire, ce qui permet à J. Létourneau d’avancer que la réalité historique « réside –
nonobstant la volonté des historiens – dans l’image de la mémoire collective »1325
. Avec
une telle déconsidération de l’horizon de vérité et d’objectivité balisant l’intentionnalité
historienne, il réduit l’histoire à une quête identitaire moralisante aspirant à produire un
« récit régénérateur »1326
de la mémoire collective québécoise. La frontière entre histoire et
mémoire, dans l’épistémologie de J. Létourneau, est incertaine pour ne pas dire
inexistante : il semble les identifier dans le concept flou de « conscience historique ».
6.7.2 La présence sociale de l’histoire
L’« histoire publique » atteste aussi de l’actualité de la question du rapport entre
l’historien et la société. Elle devient un enjeu disciplinaire, comme en atteste un numéro de
la Revue d’histoire de l’Amérique française consacré à cette thématique. Jacques Rouillard
y souligne que la « popularité » dont jouit l’histoire dans la société québécoise contraste
avec le peu de place que les historiens prennent sur la « place publique ». J. Rouillard
insiste sur l’importance pour « les historiens de profession »1327
de « conjuguer le passé au
présent », ce qui implique que « l’histoire dite publique » fasse partie du « métier de
l’historien professionnel » sans quoi « le soin de façonner la conscience historique de
1323
Martin Petitclerc, « Le projet critique de l’histoire sociale et l’émergence d’une nouvelle
sensibilité historiographique », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 63, no 1 (2009), p. 87. 1324
P.-M. Noël, « Le projet d’une histoire autonome », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 64,
no 1 (2010), p. 83-90. 1325
J. Létourneau, « La production historienne courante… », p. 33. 1326
J. Létourneau, Passer à l’avenir, p. 11. 1327
J. Rouillard, « Conjuguer le passé au présent », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57,
no 1 (2003), p. 71.
331
notre société » ira dans les mains « amateurs d’histoire »1328
. Il déplore le faible
engagement des historiens dans leur milieu qui s’explique en partie par le fait que le travail
de vulgarisation est dévalorisé par rapport « aux travaux ultraspécialisés » dont la
production permet aux historiens d’obtenir la « reconnaissance des pairs »1329
, premier
principe régulateur du champ disciplinaire. Le faible engagement extra-disciplinaire des
historiens fait en sorte que « [l]eurs travaux ne pénètrent pas suffisamment le grand public,
de sorte qu’ils ont une faible influence sur la représentation collective du passé »1330
. En
récusant « l’idée que l’actualité ne relève pas du domaine de l’historien ou qu’elle menace
[son] objectivité », J. Rouillard plaide pour une histoire ayant une plus grande « résonnance
sociale »1331
: « l’intervention sur la place publique est un moment privilégié pour faire
sentir l’utilité sociale de la recherche historique ». Par cette intervention, les historiens
peuvent exercer leur « devoir de mémoire » en contribuant à éclairer le présent grâce au
passé. J. Rouillard estime, au final, que c’est la moindre des choses que de demander aux
historiens de diffuser leurs travaux à un public plus large et de participer aux débats de la
société qui « constitue la matière de leur discipline » et qui « finance largement leur
formation et leur recherche »1332
.
En saisissant la question de l’historicité dans la dialectique histoire-mémoire, Jean-
Claude Robert, dans le même numéro, estime que la vulgarisation relève de la
responsabilité citoyenne de l’historien. La médiatisation accrue de l’histoire nécessite par
ailleurs une vigilance des historiens pour « dépasser les obstacles mémoriels à la
connaissance historique »1333
. Bref, la présence sociale de l’histoire constitue un enjeu
essentiel à partir duquel s’est déployé le savoir-dire historien au Québec.
Ronald Rudin a tenté de mettre au jour cette présence sociale de l’histoire que dans
sa réflexion historiographique que nous avons déjà examinée au chapitre précédent. Il a
1328
Ibid., p. 73. 1329
Ibid., p. 72. 1330
Ibid., p. 75. 1331
Ibid. 1332
Ibid. 1333
J.-C. Robert, « L’historien et les médias », Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 57, no 1 (2003),
p. 69.
332
voulu montrer que les historiens québécois ont, tout au long du XXe siècle, tenté
d’équilibrer exigences disciplinaires et exigences sociales1334
. Cet équilibrage détermine le
rapport effectif que la connaissance du passé entretient avec le présent, son historicité.
R. Rudin oublie cependant que le rapport historien au présent a été profondément modifié
par l’institutionnalisation disciplinaire de l’étude du passé au lendemain de la
Seconde Guerre mondiale1335
. Ce processus distancie les historiens de la société en créant
un espace où ils peuvent traduire les sollicitations de celle-ci en problèmes de science qu’ils
résolvent en fonction de règles disciplinaires qu’ils s’imposent collectivement dans une
dialectique d’autodétermination1336
. Distanciation ne signifie pas isolement de la société;
seulement que le rapport des historiens à elle se limite de plus en plus aux conditions de
production de leur savoir assurant son autonomie par rapport à elle1337
. Ces conditions sont
une variable importante de la formulation de la question de l’historicité de l’histoire qui,
pour ne pas verser, comme l’avertit Yves Gingras, dans une « sociologie spontanée »1338
,
1334
R. Rudin, Faire de l’histoire au Québec. 1335
J.-M. Fecteau souligne, à cet égard, que la recherche révisionniste d’une société normale est non seulement
une impulsion issue du contexte de la Révolution tranquille, mais elle est aussi une exigence épistémologique
héritée de l’appropriation historienne des sciences sociales dans l’après-guerre. (J.-M. Fecteau, « La quête
d’une histoire normale… », p. 371) 1336
P.-M. Noël, « Une question de (méta-)épistémologie historique : la liberté de l’historien ou
l’autodétermination disciplinaire ». 1337
Voir Micheline Dumont, « Histoire et Société : quel a été le rôle de l’Institut d’histoire de
l’Amérique française? », Bulletin d’histoire politique, vol. 6, no 2 (1998), p. 90-114. La participation des
historiens au débat sur l’enseignement scolaire (et dans une moindre mesure universitaire) de l’histoire –
soulignée par M. Dumont –, dont la littérature est beaucoup trop vaste pour être abordée ici en détails, révèle
que les interventions des historiens ne se limitent pas aux conditions de production de leur métier. L’immixtion
des historiens dans la controverse sur l’enseignement scolaire de l’histoire peut être vue comme une des
exceptions confirmant la règle. Voir, entre autres, Brian Young, « L’éducation à la citoyenneté et l’historien
professionnel », dans R. Comeau et B. Dionne (dir.), À propos de l’histoire nationale, p. 57-64; J.-
M. Fecteau et al., « Quelle histoire du Québec enseigner? », Bulletin d’histoire politique, vol. 15, no 1 (2006),
p. 183-190; « Débat sur le programme de l’enseignement au Québec », Bulletin d’histoire politique, vol. 15,
no 2 (2007), p. 7-106; Michèle Dagenais et Christian Laville, « Le naufrage du projet de programme d’histoire
“nationale”. Retour sur une occasion manquée accompagné de considérations sur l’éducation historique »,
Revue d’histoire de l’Amérique française, vol. 60, no 4 2007), p. 517-550 et Félix Bouvier et Michel Sarra-
Bournet (dir.), L’Enseignement de l’histoire au début du XXIe siècle au Québec, Québec, Septentrion, 2008.
Sur la question de l’enseignement universitaire de l’histoire, Éric Bédard soutient que l’histoire nationale et
l’histoire politique sont négligées dans une publication qui a suscité une avalanche de critiques. (É. Bédard,
avec la collaboration de Myriam D’Arcy, Enseignement et recherche universitaires au Québec : l’histoire
nationale négligée, Montréal, Fondation Lionel Groulx, 2011) Sur la réception du rapport Bédard-D’Arcy,
voir Julien Massicotte, « La place de l’histoire nationale », Histoireengagée.ca, 2011, disponible sur :
http://histoireengagee.ca/lactualite-en-debat-la-place-de-lhistoire-nationale/ (page consultée le 2 août 2014)). 1338
Y. Gingras, « Une sociologie spontanée de la connaissance historique ».
333
exige de tenir compte de sa transformation en une discipline médiatisant le rapport entre
historiens et société.
6.8 L’histoire comme discipline
Jean-Claude Robert formule l’historicité de l’histoire en examinant ses « conditions
de production » dont elle serait « inséparable ». Il analyse l’expansion du système
institutionnel du savoir historique des années 1960 à la fin des années 1980 qui a été portée
par différents phénomènes ayant transformé la pratique historienne et son rapport avec le
présent : croissance de l’Université, expansion et régionalisation des archives, création
d’une structure étatique de financement de la recherche et multiplication d’associations et
d’organes de publication1339
. J.-C. Robert soutient, à cet égard, que si l’historiographie
apparaît « comme étant de son temps », c’est moins parce qu’elle est soumise aux
demandes du contexte social ou national que parce qu’elle est « sensible aux interrogations
et aux débats qui sollicitent la discipline historique partout dans le monde »1340
. Jean-
Paul Bernard souligne, dans la même veine, que le rapport entre « l’évolution historique
elle-même et le développement de l’historiographie » ne saurait être conçu comme « un
simple reflet qui irait […] de la société à l’institution historienne » puisque celle-ci possède
« par définition une certaine autonomie » lui conférant « une consistance propre qui peut
être tout autant en concurrence qu’en harmonie avec les sollicitations de l’actualité »1341
. La
« consistance » de la discipline historique, qui lui donnerait ce que l’historien des sciences
Alexandre Koyré nommerait « une vie propre, une histoire immanente » ne pouvant être
étudiée qu’« en fonction de ses propres problèmes »1342
, ne peut se comprendre sans tenir
compte du processus par lequel elle est devenue discipline, à savoir sa disciplinarisation.
Les réflexions de Patrice Régimbald, Patrice Groulx et Martin Pâquet témoignent de
l’importance prise par l’étude de ces procédures disciplinaires dans l’articulation de la
1339
J.-C. Robert, « La recherche en histoire au Canada », Revue internationale des études canadiennes, vo. 1,
no 2 (1990), p. 11-33. 1340
Ibid., p. 26. 1341
J.-P. Bernard, « L’historiographie canadienne récente (1964-94) et l’histoire des peuples du Canada »,
Canadian Historical Review, vol. 76, no 3 (1995), p. 337. 1342
A. Koyré, Études d’histoire de la pensée scientifique, p. 399. A. Koyré exprimait par un aphorisme cette
« vie propre » de la pensée scientifique : « Aussi me paraît-il vain de vouloir déduire la science grecque de la
structure de la cité; ou même de l’agora » (p. 378).
334
question de l’historicité du savoir historique. Elles ont commun de mettre en perspective
historique le rapport que le savoir historique entretient avec le présent et la société :
l’épistémologie historienne est ici aussi historique. Le discours qu’ils tiennent sur leur
savoir est issu lui-même d’une démarche historique.
Le premier s’intéresse, comme il a déjà été donné de voir, à la « disciplinarisation »
du savoir historique au Canada français, à savoir au processus par lequel celui-ci est devenu
un espace autonome et spécifique de production, de transmission et d’évaluation de la
connaissance du passé. Concevoir la discipline ainsi en fait un produit de part en part
historique. De façon plus précise, P. Régimbald s’intéresse au rôle des sociétés savantes
dans la « disciplinarisation » de l’histoire durant l’entre-deux-guerres. Le faible
développement des études historiques dans le système universitaire durant cette période a
été compensé par la multiplication des sociétés savantes. Ces sociétés ont permis une
première forme de gestion collégiale de l’historiographie et ont contribué à la mise en place
graduelle d’un espace d’encadrement, de réunion, de production et de reconnaissance
spécifique au savoir historique. Ce faisant, P. Régimbald éclaire la genèse de la discipline
historique qui n’est pas apparue soudainement, tel un big bang, avec la création des
premiers instituts universitaires en 1946-1947. Ce n’est toutefois qu’avec la formation de
ces instituts dans l’après-guerre immédiat qu’apparurent les conditions suffisantes propres à
favoriser une prise de distance aux différentes injonctions externes – doctrinales,
idéologiques, sociales et politiques – et permettant au savoir historique de s’émanciper de
la littérature, de la philosophie et de l’idéologie, bref, de devenir un champ aspirant à
l’autonomie et à la spécificité1343
.
Dans La Marche des morts illustres, Patrice Groulx offre, à travers une étude de
l’œuvre et l’activité historico-commémorative de Benjamin Sulte, une articulation de la
question de l’historicité jetant un éclairage sur qu’on pourrait qualifier de préhistoire de la
disciplinarisation de l’histoire. L’historicité du savoir historique résulterait du
« grand paradoxe »1344
de la discipline telle qu’elle a été cconceptualisée à partir du
1343
P. Régimbald, « La disciplinarisation…». 1344
P. Groulx, La Marche des morts illustres. Benjamin Sulte, l’histoire et la commémoration, Gatineau,
Vents d’Ouest, 2008, p. 14.
335
XIXe siècle, soit celui d’une appréhension du passé en tension entre les exigences
mémorielles et scientifiques. Bien que la commémoration soit devenue une affaire d’État,
notamment à partir de la création en 1919 de la Commission des lieux et monuments
historiques à laquelle Benjamin Sulte a participé activement, la « persistance paradoxale »
de la mémoire, d’« une visée commémorative »1345
dans le savoir historique empêcherait
celui-ci de s’autonomiser des sollicitations sociales du présent. P. Groulx articule ainsi la
question de l’historicité de l’histoire en la mettant en relation avec le rapport congénital que
son épistémè entretient avec les injonctions mémorielles. Les impasses de la dialectique
histoire/mémoire ne seraient pas seulement imputables aux abus de mémoire que les
historiens (Pierre Nora en tête) dénoncent, mais aussi à l’histoire « telle qu’elle a été pensée
par nos prédécesseurs comme ciment national »1346
. La dialectique histoire/mémoire qui
permet de penser l’historicité de l’historie bénéficie, avec la réflexion de P. Groulx, d’une
historicisation.
Martin Pâquet souligne l’historicité du savoir historique en le dé-essentialisant1347
.
Ce savoir est en effet le produit d’un processus qui s’est effectuée en fonction de
conventions clivées. Parmi celles-ci, M. Pâquet identifie trois conventions d’ordre socio-
institutionnel. Le clivage le plus ancien est celui qui renvoie à la distinction sociale générée
par la disciplinarisation de l’étude du passé entre « les historiens dits “amateurs”, perçus
comme des dilettantes ayant une maîtrise imparfaite des règles et de la pratique du métier,
et les historiens “professionnels”, reconnus comme tels grâce à la sanction des pairs ». Ce
clivage apparaît toutefois « obsolète » aux yeux de M. Pâquet en raison de la « prégnance
de la formation scientifique » qui s’apprécie dans la qualification massive des praticiens de
l’histoire. Cette prégnance fait en sorte que les « amateurs » sont moins réfractaires que
l’on pense aux approches des « professionnels ». Une deuxième convention d’ordre socio-
institutionnel renvoie à une distinction temporelle entre générations au sein du savoir
disciplinaire, distinction que nous avons déjà examinée au chapitre précédent. Les
historiens qui entrent dans la discipline veulent se démarquer nettement de l’histoire jugée
1345
Ibid., p. 235 et 20. 1346
Ibid., p. 23. 1347
M. Pâquet, « Esquisse d’une anthropologie du savoir historien », en ligne.
336
traditionnelle et désuète de leurs devanciers occupant les positions dominantes dans le
champ en proposant une histoire porteuse d’avenir et de progrès. Cette
« querelle conventionnelle entre Anciens et Modernes » donne lieu à des
« postures discursives », celle de la « néoténie » par laquelle les dominants du champ se
réclament d’une éternelle jeunesse, toujours prêts au renouvellement, et celle de la
« refondation » par laquelle les dominés essaye de redéfinir des approches en marge de la
science normale, comme l’histoire politique ou l’histoire intellectuelle. Une dernière
convention d’ordre socio-institutionnel identifiée par M. Pâquet renvoie à la répartition
entre les historiens du national et les « historiens de l’ailleurs » au sein du champ
disciplinaire. Il souligne qu’ils se sont longtemps mutuellement ignorés conformément au
modèle du « chacun-pour-soi-dans-son-espace-temps ». Il nuance toutefois son portrait en
soulignant que les historiens du national et de l’ailleurs ont pu dialoguer dans les revues
thématiques et dans les centres de recherche interdisciplinaires.
M. Pâquet identifie aussi trois conventions d’ordre méthodologique. La première
renvoie aux usages de la temporalité : les historiens peuvent saisir leur objet dans une
perspective diachronique ou synchronique, privilégiant en théorie la première qui, en
abordant des périodes plus étendues, leur permet de mieux discerner « les différents
rythmes du changement socio-historique ». M. Pâquet souligne cependant que les historiens
québécois entretiennent un « paradoxe » : dans les faits, la majorité des études historiques
saisissent leur objet dans des « périodes très courtes » – en deçà du demi-siècle. Ce faisant,
les historiens enchâssent les processus socio-historiques dans une périodisation aussi stricte
et courte que rassurante, conformément à une conception « euchronique », expression que
M. Pâquet emprunte à l’historien de l’art Georges Didi-Huberman. Cette conception
euchronique de l’objet d’étude rend difficile la compréhension de l’événement, qui est
ramené à un simple fait et non, faute d’être inscrit dans une temporalité, à une
« condensation dans une courte durée de significations plurielles et variables ».
L’épistémologie de M. Pâquet veut montrer que ce n’est pas parce qu’un objet d’étude se
situe dans le passé qu’il est pour autant historique.
Pour Martin Pâquet, une deuxième convention disciplinaire d’ordre méthodologique
renvoie à la production empirique disciplinaire qui est en tension entre des « grands
337
programmes de recherche » et des « monographies spécialisées ». Plus rares, les premiers
se caractérisent par l’ampleur de leur ambition interprétative et des ressources qu’ils
mobilisent pour leur mise en œuvre. Le genre monographique privilégie un objet plus
circonscrit et peut prendre la forme de mémoires et de thèses, d’articles dans les revues
savantes, de chapitres dans les recueils collectifs ou de livres. Le primat de la monographie
sur les programmes de recherche s’explique, d’une part, par les « nouvelles contraintes de
l’industrie universitaire », de plus en plus soumise à l’impératif de la productivité et,
d’autre part, par un « trait inconscient enclavé dans l’habitus historien », soit celui de la
méfiance devant l’esprit de synthèse et l’ambition théorique ou conceptuelle. La troisième
et dernière convention disciplinaire d’ordre méthodologique relève de l’administration de la
preuve. M. Pâquet soutient que la preuve s’apprécie par sa « rigueur » qui « se dégage de
l’établissement méthodique de son authenticité et de son enchâssement le plus pertinent
possible dans un dispositif argumentatif, celui de l’analyse ». Les historiens administrent la
preuve autour de deux pôles qui renvoient à deux finalités du savoir historique, soit la
recherche scientifique d’objectivité – la vérité – et la recherche herméneutique de
signification – la compréhension. Les approches relevant du premier pôle cherchent avant
tout à établir les faits en vue de produire une connaissance correspondant à la réalité socio-
historique. L’historien cherche à se distancier autant que possible de son objet d’enquête.
Les approches herméneutiques estiment, au contraire, que la subjectivité de l’historien est
essentielle pour comprendre la réalité socio-historique. On cherche moins l’adéquation avec
cette réalité qu’à la dévoiler pour « débusquer toutes ses significations » et « révéler les
processus socio-historiques »1348
.
Ces conventions socio-institutionnelles et méthodologiques renvoient à un ethos
historien s’articulant autour de trois valeurs normatives : le vrai, le bien et le beau1349
. Si
ces valeurs ne sont pas sans rappeler l’idéalisme platonicien ahistorique, il demeure, selon
M. Pâquet, que l’« immersion de l’historien dans l’actualité de son environnement » – son
historicité – est une exigence. En effet, ce n’est qu’à cette condition qu’il peut « saisir les
dynamiques socio-historiques, les analyser pour en comprendre les tenants et les
1348
Ibid. 1349
Idem, « L’expérience de l’histoire ».
338
aboutissants et appréhender la profonde altérité du passé »1350
, objet de son savoir dont la
mise en œuvre, s’insérant dans une dialectique passé-présent, consiste, rappelle M. Pâquet
en citant M. Bloch, « à unir l’étude des morts à celle des vivants »1351
. L’historicité est ainsi
une catégorie fondamentale du savoir historique. L’historien ne saurait produire une
connaissance du passé sans être inscrit dans un présent lui donnant les ressources
nécessaires pour le connaître et le comprendre :
Sa participation et son engagement aux affaires sociales et politiques de la Cité
et de son temps conditionnent fortement son intelligence des problèmes que,
comme scientifique, il s’acharne à résoudre. Pour saisir le mode de
fonctionnement des groupes humains à travers le temps, il lui est indispensable
d’avoir accès de l’intérieur à l’expérience socio-historique de ces êtres humains
dans toute sa complexité. Sans engagement et sans participation actives [sic] de
l’historien, mus par cette double éthique de responsabilité à l’endroit des
vivants et des morts, toute construction du savoir historique se révélerait
tronquée et inadéquate.1352
En somme, M. Pâquet articule la question de l’historicité du savoir historique au
moyen d’une dé-essentialisation anthropologique identifiant les conventions disciplinaires
qui le définissent, mais qui ne s’orientent pas moins autour des valeurs de la vérité, du bien
et du beau. L’épistémologie historienne est ici résolument empirique : le discours sur le
savoir de M. Pâquet tient compte de sa mise en œuvre disciplinaire, de « l’expérience »
des historiens.
6.9 L’historicité de l’histoire et l’épistémologie historienne
Ce chapitre s’est penché non sur l’historicité effective de l’histoire, mais sur son
historicité telle que ses praticiens l’ont articulée comme enjeu épistémologique. Nous avons
cherché, via une étude documentée non exhaustive de cette articulation, à mettre au jour,
comme dans les deux chapitres précédents, le discours que les historiens tiennent sur leur
savoir au lieu de livrer des intuitions impressionnistes sur sa présumée absence dans la
discipline en ayant pour objectif, soit de la valoriser au nom d’un métier historien ne
s’apprenant par que par expérience, soit de la déplorer pour dénoncer le prétendu
1350
Ibid., p. 50. 1351
Ibid., p. 31. 1352
Ibid., p. 50.
339
empirisme des historiens. Il va sans dire que notre examen du traitement historien de la
question de l’historicité du savoir historique n’a pas fait le tour du sujet. Plutôt qu’à le
clore, nous avons tenté d’apporter une modeste contribution à la problématique de cette
thèse, soit celle du rapport discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir, leur
épistémo-logie.
L’historicité du savoir historique est son enjeu épistémologique central. Son
articulation est la réflexivité suprême, l’historien se trouvant à historiciser l’histoire. Jean-
Marie Fecteau soutient en effet que l’épistémologie passe par « une mise systématique à
l’explicite des rapports entre la société et la recherche faite sur elle »1353
. En inscrivant son
métier « dans le temps »1354
, l’historien lui donnerait sens. Encore faut-il montrer en quoi
cette historicité consiste pour apprécier la complexité de la méditation entre le passé et le
présent et ses conséquences sur la pratique du métier historien. L’historien effectue cette
appréciation via l’articulation de la question de l’historicité. Le savoir historique ne peut
être compris sans que l’historien s’interroge, comme le signale Michel de Certeau, sur « sa
relation au corps social »1355
. L’articulation de la question de l’historicité permet aux
historiens de se prononcer sur la réciprocité entre histoire et société, sur la scientificité et la
fonction sociale de leur savoir; à déterminer le poids respectif du passé et du contexte
socio-idéologique dans la connaissance historique, aucun d’eux n’admettant que l’histoire
en dit plus sur son présent que sur le passé ou, inversement, qu’ils travaillent en vase clos.
L’historicité de l’histoire constitue un véritable enjeu carrefour de
l’épistémologie historienne.
La dialectique passé-présent constitue la matrice de l’articulation de la question de
l’historicité de l’histoire. Cette articulation est structurée par deux balises conceptuelles,
soit le relativisme et la discipline pour penser respectivement la détermination du présent
dans l’appréhension du passé et la médiation de cette détermination. Si l’historicité de
l’histoire a d’abord été soulignée par la philosophie critique néokantienne de l’histoire pour
lutter contre un positivisme alignant son régime de scientificité sur celui des sciences de la
1353
J.-M. Fecteau, « L’historiographie québécoise vue par Ronald Rudin », p. 456. 1354
Ibid., p. 463. 1355
M. de Certeau, « L’opération historiographique », p. 85.
340
nature, la mise en relation de la science historique à l’histoire-processus ne doit pas pour
autant la faire sombrer dans un relativisme la réduisant à la subjectivité de l’historien
comme l’avertissaient déjà simultanément en 1938 deux philosophes de traditions
radicalement différentes : Raymond Aron et Maurice Mandelbaum1356
. Malgré la diversité
des articulations de la question de l’historicité, qui pourraient être, à leur tour et dans une
perspective contextualiste, historicisées par une mise en relation avec les positions
institutionnelles et les situations idéologiques des historiens, nous croyons que la nature du
rapport entre l’histoire écrite et vécue ne peut s’élucider sans recourir à la notion de
médiation disciplinaire. Elle permet de contourner les écueils positiviste et relativiste : la
connaissance historique n’est ni une reproduction du passé, ni un reflet du présent. Elle est
le produit d’une conjugaison entre le passé et le présent effectuée en fonction d’un savoir
disciplinaire dont les modalités et les finalités sont formalisées par le discours que les
historiens tiennent sur lui. Cette épistémologie, en cherchant à expliciter ce que
Fernand Dumont nomme « la structure de la pensée historienne »1357
, participe à la
constitution de l’identité disciplinaire, un des invariants de toute disciplinarisation. Ce
processus ne saurait en effet se réduire à une analyse de facteurs socio-institutionnels. En
tant que superstructure, l’épistémologie historienne a été aussi importante que
l’infrastructure institutionnelle dans la création et le maintien d’une étude du passé
disciplinarisée au Québec comme ailleurs.
1356
R. Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire…; M. Mandelbaum, The Problem of Historical
Knowledge: An Answer to Relativism. 1357
F. Dumont, Chantiers…, p. 75.
341
DE L’IMPORTANCE DE L’ÉPISTÉMOLOGIE HISTORIENNE DANS LA FORMATION
DISCIPLINAIRE
Logeant à l’enseigne de la métaphilosophie de l’histoire, cette thèse est partie d’une
interrogation conceptuelle sur la dialectique entre épistémologie et histoire pour aboutir à
une étude documentée de l’épistémologie historienne, en passant par une réflexion d’ordre
méthodologique visant à définir la façon dont nous allions l’aborder. Le discours que les
historiens tiennent sur leur savoir est le véritable impensé des nombreuses entreprises ayant
conjugué épistémologie et histoire. Il a en effet été montré que, face à l’épistémologie qui
est devenue de plus en plus historique à partir des années 1960 sans jamais se référer à
l’épistémologie de l’histoire qui, pour sa part, n’est devenue historique que récemment en
s’intéressant au savoir historique tel que mis en œuvre par les historiens, la question du
discours que les historiens tiennent sur leur savoir – l’épistémologie historienne – n’a guère
été traitée, si tant elle a été posée. L’épistémologie de l’histoire, conçue comme une
philosophie naturalisée ou empirique, s’est certes rapprochée de la pratique disciplinaire
historienne qu’elle considère comme essentielle à l’élucidation du savoir historique, sans
cependant tenir compte du fait que ses praticiens entretiennent (déjà) un discours sur lui.
Tant l’épistémologie historique que l’épistémologie (historique) de l’histoire font fi de
l’épistémologie historienne qui constitue le véritable angle mort de la réflexion
conceptuelle sur la relation entre épistémologie et histoire.
Si les philosophes, à l’exception notoire de Paul Ricœur, sont restés plutôt muets sur
l’épistémologie historienne, les historiens, quant à eux, se sont livrés à des intuitions
impressionnistes, de surface valorisant ou déplorant son absence. Pourtant, la parution
récente d’anthologies atteste que les historiens ont de tout temps ressenti le besoin de poser
un regard philosophique sur leur savoir. Le rapport qu’ils entretiennent avec leur savoir
n’est pas seulement de l’ordre de la pratique d’un métier, il est aussi de l’ordre de
l’explicitation discursive d’une idée de ce qu’ils savent faire. L’épistémologie historienne
consiste en ce rapport discursif et théorique que les historiens entretiennent avec
leur savoir.
En opérant une volontaire abstraction du contexte à la fois comme son référent et
son déterminant pour être mieux à même d’aborder de plain-pied – dans une perspective
342
résolument internaliste – son contenu, nous avons conceptualisé l’épistémologie des
historiens comme une « idéologie scientifique » selon l’acception de Jacques Revel,
idéologie qui renvoie à l’ensemble des représentations explicites qu’ils se font de leur
savoir et qu’ils souhaitent projeter à des fins d’identification et de justification.
L’épistémologie historienne a été cernée dans sa positivité discursive comme un texte par
lequel les historiens produisent de leur savoir des représentations pour lui donner forme.
Ces représentations ne sont pas forcément réalistes sur le plan testimonial, mais réelles dans
leur discursivité. Pas plus que l’idéologie n’est une description testimoniale de la pratique,
l’épistémologie n’en est pas une de l’histoire-qui-se-fait; pas plus que l’idéologie n’établit
la loi, l’épistémologie n’est pas le médium de l’épistémè qui régit l’agir scientifique des
historiens. L’épistémologie historienne examinée comme idéologie devient une mise en
mots formalisante – un « primer » pour dire comme Jack Hexter – par laquelle les
historiens définissent, structurent et légitiment leur savoir. Ce faisant, ils adoptent des
positions sur différents enjeux épistémologiques.
Notre étude de l’épistémologie historienne s’est limitée à trois enjeux
épistémologiques : la place du récit dans le savoir historique, le passé disciplinaire et
l’historicité du savoir historique. Ces trois enjeux sont des enjeux-carrefours, à savoir des
enjeux dont le traitement renvoie à d’autres enjeux, notamment la scientificité, la vérité,
l’objectivité et la fonction sociale du savoir historique, de même que ses rapports avec les
sciences sociales, la littérature et la mémoire, etc. Le discours que les historiens tiennent sur
leur savoir au Québec est un discours inséparablement historiographique et théorique.
Énoncé par des hommes de métier et aux antipodes des réflexions plus abstraites, formelles
et systématiques des philosophes de l’histoire, le savoir-dire des historiens se caractérise
tant par un souci rétrospectif le portant à s’intéresser à son passé, comme il a été donné de
voir notamment au chapitre 5, et à son devenir que par un souci prescriptif et prospectif
cherchant à définir ses fondements ou à orienter et juger sa mise en œuvre. Ces deux soucis
sont d’ailleurs loin d’être mutuellement exclusifs. En ce sens, le discours que les historiens
québécois tiennent sur leur savoir correspond à ce que Jose Barrera conceptualise sous
l’étiquette de la métahistoire qui combine l’histoire de l’histoire, la méthodologie
programmatique ainsi que la réflexion théorique. L’épistémologie historienne est un
343
médium stratégique à travers lequel s’expriment des prises de position sur différents enjeux
du savoir historique et où se joue, ultimement, la définition de l’identité disciplinaire.
L’étude documentée de l’épistémologie historienne déboulonne le mythe de
l’historien-empiriste ne se donnant pour tâche que de « montrer comment les choses ont
vraiment été », pour reprendre l’aphorisme de Leopold von Ranke. Toutefois, la
performance même de l’énoncé en contredit le contenu : L. von Ranke spécule sur le savoir
historique pour rejeter la spéculation dans le savoir historique. Cette contradiction
performative traverse l’histoire de la discipline qui, pour s’effectuer, a dû s’expliciter. Le
retour à sa première et traditionnelle exigence documentaire – que L. von Ranke
personnifie et qui a orienté notre approche à la question de l’épistémologie historienne –
nuance paradoxalement la représentation traditionnelle et quelque peu caricaturale de
l’historien-artisan mettant en œuvre un savoir-faire « tacite » – que nous avons vue au
chapitre 2. Il nuance aussi la conviction fortement répandue que l’historien ne se forme et
ne s’affirme que dans l’exécution. Le savoir historique n’est pas hors des prises de la
conscience, de l’abstraction et de l’explicitation. Lorsqu’on prend la peine d’étudier, au
moyen d’une documentation le discours que les historiens tiennent sur le savoir –
l’épistémologie historienne – et non simplement de livrer des impressions ou des intuitions
sur l’absence de réflexivité parmi eux, il devient difficile de persister à penser que les
disciples de Clio sont des empiristes anti-théoricistes ou qu’ils sont complètement
apathiques à l’égard des questions théoriques soulevées par la mise en œuvre de leur savoir.
Il va sans dire que notre thèse n’a pas fait le tour du sujet de l’épistémologie
historienne. Elle l’a à peine effleurée à travers quelques esquisses conceptuelles,
méthodologiques et empiriques qui soulèvent autant, sinon plus de problèmes qu’elles en
répondent. Loin d’épuiser la question de l’épistémologie historienne, notre contribution se
voulait tout au plus un premier débroussaillement conceptuel, méthodologique et
documentaire. Nous espérons qu’elle encouragera d’autres à l’aborder dans des
perspectives différentes qui mettront en évidence les faiblesses, les limites et les
astigmatismes de la nôtre. Le discours que les historiens tiennent sur leur savoir pourrait
être étudié à partir d’autres enjeux que ceux auxquels nous nous sommes limités. Aussi, le
savoir-dire historien pourrait être saisi à partir d’autres angles qui jetteraient différents
344
éclairages sur lui. Il pourrait faire notamment l’objet une sociologie qui mettrait davantage
en évidence ses déterminants intellectuels et institutionnels, ou d’un récit historique qui le
saisirait dans sa diachronie en vue de rendre compte de ses mutations et ses inflexions dans
le temps. Ces deux approches exigeraient de s’arrêter non plus seulement sur l’énoncé,
mais aussi sur l’énonciation de l’épistémologie historienne en vue de la mettre en relation
avec son contexte. L’absence de contextualisation poussée du discours que les historiens
tiennent sur leur savoir est une importante lacune de cette thèse. Reconnaissons-le, ce
silence sur les conditions et circonstances de l’énonciation historiographique a de quoi
surprendre dans le cadre d’une thèse de doctorat en histoire. Cette absence de
contextualisation fut en fait un refus volontaire, un choix méthodologique que nous avons
effectué en connaissance de cause pour limiter la portée de notre analyse. Nos ambitions
étaient modestes, soit de brosser un premier portrait de l’épistémologie historienne au
Québec qui, à défaut d’être exhaustif et contextualisé, saura néanmoins la rendre plus
intelligible et surtout d’enrichir notre compréhension formelle de la relation entre
épistémologie et histoire. De ce fait, ce portrait veut répondre respectivement aux objectifs
particulier et général de cette thèse. À la frontière de l’histoire et de la philosophie, nous
estimons que la question de l’épistémologie historienne ne peut être contournée par les
historiens et les philosophes préoccupés d’élucider ce que faire de l’histoire veut dire.
Enfin, en guise d’ouverture, nous aimerions clore dans une perpective réflexive,
cette épreuve ultime de la formation de l’historien que constitue la thèse de doctorat par
quelques courtes et modestes remarques sur cette formation. Au-delà de l’éclairage qu’il
nous apporte tant sur la relation conceptuelle entre épistémologie et histoire que sur le
rapport discursif que les historiens entretiennent avec leur savoir, le traitement de la
question de l’épistémologie historienne constitue pour l’historien une piste intéressante
pour un apprentissage autre de sa discipline, moins tacite et plus contemplatif, formel et
réflexif. Devenir historien ne saurait se réduire à l’apprentissage sur le tas ou par
compagnonnage d’un « métier », d’une compétence dont on fait montre via une œuvre. On
n’apprend pas qu’en pratiquant. L’histoire ne se réduit pas à un métier : on n’apprend pas à
devenir historien comment on apprend à devenir forgeron. Au grand dam de Charles-
Victoire Langlois et Charles Seignobos ou d’Antoine Prost, nous considérons qu’il n’est
345
pas entièrement vrai, qu’« on l’apprend [l’histoire] suffisamment en la pratiquant »1358
ou
que « c’est en faisant de l’histoire qu’on devient historien »1359
.
Au-delà de la maîtrise pratique de son savoir – le métier –, l’historien doit aussi en
avoir une connaissance théorique. Sans cette connaissance théorique, il verse dans ce que le
sociologue Steve Fuller et le philosophe de l’histoire Aviezer Tucker nomment
respectivement un « practice-mysticism »1360
et un « historiographical esotericism »1361
,
ces phénomènes accordant trop de place au tacite et à la pratique au détriment de l’explicite
et de la théorie dans la formation savante. Selon nous, la voie royale pour remédier à cette
situation pourrait être l’étude contemplative du discours que les historiens ont tenu sur leur
savoir. Si elle ne reflète pas nécessairement l’histoire-qui-se-fait, l’épistémologie
historienne offre en effet un idéal, un horizon, une référence en fonction de laquelle
l’historien en devenir peut apprendre, au moyen d’un dialogue réflexif avec ses pairs/pères,
ce que signifie son métier et, ultimement, alimenter sa pratique empirique. Elle constitue –
et c’est peut-être ici que réside avant tout l’intérêt de s’arrêter sur l’épistémologie
historienne – une ressource pédagogique incomparable – notamment en ces temps
pragmatiques de fragmentation disciplinaire – pour se faire une Idea of History, une
représentation de ce qui unit minimalement les historiens. À cet égard, Herman Paul a
récemment souligné que le discours réflexif des historiens est le médium par excellence de
la « socialization, value acquisition, and identity development within the historical
discipline »1362
. Des historiens « taught others to become good historians »1363
par leur
discours réflexif qui a une importante « unifying function »1364
au sein de la discipline.
1358
Charles-Victoire Langlois et Charles Seignobos, Introduction aux études historiques, p. 20. Pour défendre
leur conception artisanale du savoir historique, ils notaient que « c’est une remarque incontestablement exacte
que presque tous les érudits et presque tous les historiens actuels sont, au point de vue de la méthode, des
autodidactes, formés par la seule pratique ou par l’imitation et la fréquentation des maîtres antérieurs » (p. 21). 1359
A. Prost, Douze leçons…,, p. 146. 1360
S. Fuller, « Of Conceptual Intersections and Verbal Collisions », Social Studies of Science, vol. 19,
no 4 (1989), p. 635. 1361
A. Tucker, Our Knowledge of the Past…, p. 19. 1362
H. Paul, « Self-Images of the Historical Profession… », p. 165. 1363
Ibid., p. 159. 1364
A. Megill, « Jörn Rüsen’s Theory of Historiography », p. 39.
346
Existe-t-il, par conséquent, un « better setting »1365
pour étudier le savoir-dire des historiens
que dans le cadre de l’épreuve doctorale dans la mesure où celle-ci est l’exercice ultime de
la socialisation disciplinaire? Chose certaine, l’épistémologie historienne n’est pas un objet
tout à fait comme les autres pour un historien en devenir, car elle exerce une ascendance sur
lui. Pour qu’elle puisse rétroagir sur lui, il doit chercher moins à l’expliquer en la rapportant
à autre chose qu’elle-même – une analyse contextuelle de type socio-historique dont ne
nous nions aucunement la pertinence – qu’à la lire dans sa positivité discursive – une
analyse textuelle de type philosophique. Ce type d’analyse lui permet d’enrichir son idée
de l’histoire.
En définitive, il serait illusoire de vouloir répondre à la question historique « que
s’est-il passé? » sans se pencher minimalement sur la question métahistorique par laquelle
se définit l’épistémologie de l’histoire et qu’Edward H. Carr a si bien posée à l’automne de
sa carrière : « What is history? ». C’est au printemps de sa carrière, c’est-à-dire dans le
cadre même de sa formation, que nous croyons qu’il revient à l’historien de se frotter non
pas seulement aux archives mais aussi au discours réflexif d’historiens qui ont pris la peine,
à l’instar de Michel de Certeau, d’interrompre leur « déambulation érudite dans les salles
d’Archives » pour répondre à la question « Qu’est-ce que ce métier? »1366
.
1365
H. Paul, « Self-Images of the Historical Profession… », p. 170. 1366
M. de Certeau, « L’opération historiographique », p. 77.
347
BIBLIOGRAPHIE
La distinction classique entre sources primaires et sources secondaires n’est pas
opératoire dans le cadre de cette thèse. Par conséquent, l’ensemble des sources auxquelles
nous nous référons dans les notes de bas de page a été classé en ordre alphabétique.
Précisons toutefois que le corpus sur lequel reposent les trois chapitres formant la
documentation empirique de notre propos, en plus de s’appuyer largement sur l’anthologie
Parole d’historiens éditée par É. Bédard et J. Goyette, est aussi, tel que mentionné au
chapitre 3, le produit du dépouillement des revues structurant le champ historien québécois,
surtout la Revue d’histoire de l’Amérique française, la seule revue savante historienne
généraliste au Québec. Furent aussi dépouillés les Mémoires de la Société royale
du Canada, le Canadian Historical Review, la Revue de la Société historique du Canada et
Histoire sociale, toutes des revues savantes historiennes généralistes canadiennes dans
lesquelles quelques historiens québécois ont publié. Les revues historiennes thématiques
québécoises ont aussi été dépouillées : le Bulletin d’histoire politique et Mens : la revue
d’histoire intellectuelle et culturelle de l’Amérique française. Enfin, certaines revues non
historiennes, mais dans lesquelles quelques historiens québécois ont publié, ont aussi été
dépouillées : Recherches sociographiques, Liberté, Revue de l’Université Laval et
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