Philosophie de Balzac
De la Substance à la sensation
De Tempé la vallée un jour sera montagne,
Et la cyme d’Athos une large campagne,
Neptune quelque fois de blé sera couvert.
Contre les bûcherons de la forêt de Gastine
Élégie de Ronsard
L’élégie si connue de Ronsard s’achève par cette cette philosophique sentence du
poète, obsédé par la fuite du temps, La matière demeure et la forme se perd. Les
relations complexes entre matière et forme, qu’il postule après une foule de
penseurs, au premier rang desquels Aristote, n’ont jamais cessé sous des modes
variés de susciter l’intérêt passionné des philosophes, des artistes, des scientifiques ;
car ce qui est en jeu, quels que soient les vocables employés, c’est une vision
d’ensemble, une conception unitaire du monde. Les physiciens qui depuis 2009
travaillent près de Genève sur le Large Hadron Collider (LHC), l'accélérateur géant
de particules, ont pour objectif de pénétrer plus avant dans le secret de ce que l’on
nomme la matière, dont la forme se dissout, se perd, se dissipe, avec les progrès des
instruments de mesure, dans un nuage de plus en plus vaporeux de matière et
d’énergie noires. La difficulté est identique à celle qui dans un vaste pan de la
pensée occidentale a disjoint le Corps et l’Âme ―ou l’Esprit, les écrivains n’opérant
pas toujours, expressément du moins, cette seconde division. Divorce douloureux
qui fut la source d’interminables et parfois sanglantes querelles quand les fanatismes
religieux ou politiques s’en mêlaient, mais dans tous les cas, de profondes
dissensions entre doctrines ennemies. Or ne pourrait-on pas soutenir que les
sommités du passé avaient de longue date embrassé et compris l’essentiel des
questions, en y apportant des réponses divergentes, mais plausibles, ou surtout
cohérentes, la cohérence étant une métaphore de l’Unité ?
J’ai donné pour titre à mon exposé De la Substance à la sensation, et non De la
Matière à la sensation ; il ne s’agit pas d’une décision arbitraire de ma part, mais de
la nécessité où je me trouve de situer, dans l’architecture de ce que j’appelle « le
système balzacien », les notions de Matière et de Substance qui posent un problème
philosophique majeur, étroitement corrélé à celui de l’immatérialité et de
l’immortalité de l’âme : on arguera que c’est ce dernier qui mérite le qualificatif de
majeur, puisqu’il introduit à l’un des textes les plus anciens de Balzac à ses débuts,
et qu’il est à de nombreuses rencontres perpétué dans la suite ; mais immatérialité et
2
immortalité désignent des prédicats, des « qualités », non des « sujets » comme
matière et substance. Adjoignons-y la forme, mot dont il se sert si volontiers, plutôt
dans un cadre littéraire, tel celui des « nouvelles artistiques », et à ces constituants
de base ajoutons le concept capital de fusion ; quant à la sensation, elle agrège
l’essentiel des controverses dans le courant de notre XVIIIe siècle. Mais Substance,
matière, forme, n’est-ce pas le lexique d’Aristote, qui du reste n’en est pas le
créateur ? L’œuvre de Balzac offre peu de références ou même d’allusions à la
doctrine du Lycée ; je recopie cependant ce passage de la Métaphysique, parce qu’il
s’y discute une définition de la Substance, réadaptée ultérieurement par quantité de
philosophes de tous horizons, croyants, agnostiques ou athées :
La Substance se prend, sinon en un grand nombre d’acceptions, du moins en
quatre principales : on pense d’ordinaire, en effet, que la substance de chaque être
est soit la quiddité, soit l’universel, soit le genre, soit, en quatrième lieu, le sujet.
Le sujet, c’est ce dont tout le reste s’affirme, et qui n’est plus lui-même affirmé
d’autre chose. Aussi est-ce de lui qu’il convient tout d’abord de fixer la notion,
étant donné que dans l’opinion courante, c’est le sujet premier d’une chose qui
constitue le plus véritablement sa substance. Or, ce sujet premier, en un sens, on
dit que c’est la matière, en un autre sens que c’est la forme, et en un troisième
sens, que c’est le composé de la matière et de la forme. Par matière, j’entends par
exemple l’airain, par forme la configuration qu’elle revêt, et par le composé des
deux, la statue, le tout concret [l’entéléchie]. […] Nous avons maintenant donné
un exposé schématique de la nature de la substance, en montrant qu’elle est ce qui
n’est pas prédicat d’un sujet, mais que c’est d’elle au contraire que tout le reste
est prédicat.1 (Je souligne)
Une étude plus circonstanciée serait du ressort des hellénisants et spécialistes
d’Aristote2, sans rapport direct avec le vocabulaire spécifique au texte de Balzac ;
d’ailleurs, quoique son écriture et sa pensée s’inscrivent dans une longue tradition
philosophique, elles se condensent, j’aimerais le montrer, en une synthèse de
composantes compatibles avec ses propres intuitions. Les éventuelles inadvertances
1. Aristote, Métaphysique, Z 3, 1028b-1029b (trad. Tricot) ; en très bref, pour les scolastiques,
quiddité, forme substantielle ou âme sont le principe de vie intrinsèque informant le corps ; des dix
catégories d’Aristote, l’essentielle est la substance (dont les sensualistes et les Idéologues nient la
pertinence) : les autres n’en sont que des qualités ou accidents ; en général, le mot substance, et
surtout matière, désigne dans la philosophie « moderne » du XVIIIe siècle, ce à quoi ces qualités
ou accidents se rapportent, sans qu’on sache rien de son essence... En savons-nous beaucoup plus ? 2. Je me borne à un excellent article de Suzanne Mansion, « La première doctrine de la substance :
la substance selon Aristote », Revue philosophique de Louvain, Troisième série, tome 44, n° 3,
1946, p.355.
3
commises au cours des premières lectures cursives qui lui procurent les matériaux
congruents, et une appréhension inévitablement imparfaite de leur contenu, ne
trahissent-elles pas les indices d’une sélection, consciente ou non, qui privilégierait
ses inclinations ? Une multiplicité de références, sans pour autant accuser
d’hypothétiques « influences », se révèlent dans la suite du texte balzacien, à
commencer par les « Essais philosophiques » réunis et annotés dans les « Premiers
essais », grâce à l’irremplaçable et rigoureux travail de René Guise et Roland
Chollet3. Mettant à profit ces fragments jetés au fil d’abondantes lectures sans
véritable orientation, le lecteur peut, dans une certaine mesure, en fonction de ses
compétences et préférences, en fonction aussi de ce qu’il sait des transitions
scripturales ultérieures, choisir et interpréter. Mais il serait aventuré, dans l’espace
d’un article, de s’évertuer à préciser avec la minutie nécessaire les nomenclatures
particulières à chaque auteur concerné : au risque obligé d’appauvrissement de la
pensée complexe de Balzac4, s’ajouterait la vaine prétention à se lancer dans une
généalogie détaillée ne serait-ce que de ces notions, matière et substance, qui
équivaudrait à mettre en jeu toute l’histoire des idées en Europe ; disons qu’en
général, pour le XVIIIe siècle philosophique français, Locke, revu par Condillac, est
l’une des principales sources, ainsi que l’enseigne Victor Cousin dans la leçon sur
Laromiguière qui ouvre les Fragments philosophiques5. Je me contenterai d’aperçus
sommaires, limités à mon sujet, sur des écrivains que Balzac commente ou qu’il
nomme6. Et avec pour toile de fond les ouvrages de La Mettrie (qu’il ne nomme
pas) et d’Holbach, plutôt que ceux d’Helvétius ou Cabanis ―le Cabanis d’avant la
« conversion » de 1805 et sa « Lettre à M. Fauriel »―, je m’abstiendrai de recenser
les acceptions diverses que les discours des philosophes reçus donnent à ces termes,
sur lesquels ils peinent à s’accorder malgré une infinité de subdivisions, sans
3. René Guise et Roland Chollet, Pl., Œuvres diverses, t. I, p. 527 à 589. 4. Pour les premiers textes, l’article de Martin Kanes, Balzac et la psycholinguistique donne une
idée de l’extrême complexité des références qui s’enchevêtrent (« L’Année balzacienne » 1963 pp.
107 à 131) ; celui d’Henri Gauthier, consacré à la « Dissertation sur l’homme », fait état d’un
« système » embryonnaire, dont se dessineraient, selon lui, les linéaments (« L’Année
balzacienne » 1968, pp. 63 à 103). 5. Victor Cousin, Fragments philosophiques, Ladrange, 1833, p. 51 (réédition des Fragments… de
1826). Laromiguière aurait révisé les thèses de Locke en distinguant « quatre manières de sentir ». 6. À l’exception des libéraux : Balzac a écrit en 1824, pour le « Feuilleton littéraire », un compte
rendu de « l’opuscule » de Benjamin Constant, devenu par la suite un gros livre, De la Religion
considérée dans sa source, ses formes et ses développements, chez Bossange père : compte rendu
reproduit, commenté et annoté dans Pl., op.cit., t. II, pp. 97 à 105. Son examen permettrait une
mise au point sur les relations de Balzac avec des écrivains libéraux, Constant ou Courier, dont il
admirait le style ; mais si l’ouvrage du « huguenot » Constant relève certes du domaine de la
philosophie, il n’y est guère question d’ontologie, et c’est pourquoi je n’en préoccuperai pas ici.
4
compter les discordances entre leurs traducteurs ou glossateurs7. Dans le cadre ainsi
balisé, je tenterai d’approcher de plus près ce que Balzac entend quand il les
emploie, éventuellement décorées d’une majuscule, au long de La Comédie
humaine ; il serait souhaitable, mais hors de question ici, d’aborder le très ou trop
vaste domaine du langage, primordial aux yeux des sensualistes, de leurs
successeurs les Idéologues et de leurs ancêtres : sans remonter en deçà, Galilée
considérerait la Nature comme un grand livre, écrit en caractères géométriques ou
mathématiques, accessible à de rares initiés8 ; et pour Locke, surtout pour Condillac
ou Condorcet …, tout l'art de raisonner se réduit à l'art de bien parler, donc la
science est une langue bien faite, un système de signes, sans substance. On notera
l’importance que les auteurs de l’école sensualiste9 attachent aux mots et
définitions : mais, outre qu’ils avaient pu gêner la politique concordataire de
l’Empereur, ces auteurs étaient en nette perte de prestige vers la fin de l’Empire et
dans la France de la Restauration. Sans doute, quels que soient ses inspirateurs
présumés, Balzac n’est-il le disciple ni le sectateur de personne ; néanmoins, le
sensualisme imprégnait encore la langue, même courante, dont il se sert de
préférence, et dont il exploite les inépuisables richesses en la soumettant à ses
exigences de clarté. À l’inverse, il tourne en dérision, par exemple dans l’article Des
mots à la mode, le « jargon de clinquant » (La Duchesse de Langeais10), ces
nouveautés dont le monde se délecte jusqu’à l’abus, sans y réfléchir, ou pour éviter
d’y réfléchir : « Parle-t-on de philosophie ? Oh ! qui que vous soyez, songez que, si
vous ne suivez pas attentivement la mode, vous pouvez être perdu à jamais… » :
succède alors une énumération de formules techniques, moins la « triplicité
phénoménale », du lexique cousinien importé d’Allemagne (Cousin y avait à
plusieurs reprises rencontré Hegel entre 1821 et 1828) que Balzac ne manque pas
7. Les « Premiers essais » ne mentionnent ni le nom d’Helvétius, ni ceux de La Mettrie ou de
Cabanis, ni celui de Destutt de Tracy, contemporain de Balzac. Helvétius était plus mondain que
« métaphysicien », et Cabanis, avant tout physiologiste, rabrouait les sensualistes (dont Helvétius
pour ses thèses sur l’égalité, dans De l’esprit), qui ne l’étaient pas assez à son gré. Balzac n’a
connu d’Holbach (et le curé Meslier) que plus tard, après Sténie. Presque tous, sauf Helvétius, ont
accordé une large place aux notions, inéludables à l’époque, de substance et de matière. 8. Ces phrases communément citées d’Il Saggiatore de Galilée appelleraient quelques remarques :
d’abord, se rappeler que le Saggiatore (L’Essayeur) est un texte polémique, ironique, dirigé contre
un plagiaire jésuite, permettrait de mieux situer des affirmations à première vue surprenantes de la
part d’un homme de haute culture, littéraire autant que scientifique. Ensuite, se poserait la question
de savoir ce que Galilée entend par « Nature »… 9. Le romancier, par une équivoque usitée à l’époque, lui accole dans l’« Avant-propos » l’épithète
de « matérialiste » : « sensualiste et matérialiste » ; j’y reviendrai. 10. Pl., t. V, p. 1012.
5
une occasion de brocarder11. Ce n’est pas le cas de matière et de substance, qui
ressortissent à la fois aux registres du parler le plus ordinaire et à l’idiome
philosophique le plus abscons12, lesquels ne sont d’ailleurs pas sans relation, ce que
montrerait justement l’œuvre de Hegel. Les deux vocables apparaissent très tôt, dans
les fragments des Essais... issus d’un parcours préalable plus qu’à demi classique,
de Platon et Aristote à Descartes rompant avec la scolastique et dissociant Substance
pensante et Substance étendue (approximativement, esprit ou « âme », et corps ou
« matière »), à Bossuet13, Spinoza, Locke, Malebranche, Leibniz…, et aux
philosophes des Lumières. La rue Lesdiguières avoisine la bibliothèque de
l’Arsenal : Balzac pouvait y fréquenter à loisir leurs ouvrages, les agencer, lire
l’article « Âme » de l’« Encyclopédie » où l’apprenti philosophe a puisé une bonne
part de sa documentation initiale ; il a regroupé ses notes dans une ébauche, le
Discours sur l’immortalité de l’âme : elles accompagnaient, soutenaient,
nourrissaient ses propres méditations. J’y relève au bout de quelques pages les
propositions ou phrases suivantes : « […] qui dit substance dit matière. Or qu’est-ce
que de la matière sans matière ? », puis un peu plus loin, « Rien ne s’oppose à ce
que nous croyions que toutes les substances possibles ne soient que des
modifications d’une même matière »14 : la matière au sens plein, incluant les
substances, est alors hyperonyme relativement à substance, et les modifications, les
« accidents », quasi-synonymes de formes, renvoient à la sensation en général. M.
11. Pl., op.cit., t. II, p.754, et Code conjugal, p. 286. Balzac aurait-il suivi, vers 1817, les premiers
cours en Sorbonne de Cousin ? Oui, si l’on en croit certains témoignages, dont celui de sa sœur
Laure : « Je me souviens encore de l’enthousiasme que lui causaient les éloquentes improvisations
de Villemain, de Guizot, de Cousin. C’était la tête en feu qu’il nous les redisait pour nous associer
à ses joies et nous les faire comprendre. Il courait travailler dans les bibliothèques publiques afin
de mieux profiter des enseignements de ses illustres professeurs » (voir M. Ambrière-Fargeaud,
Balzac et la recherche de l’absolu, PUF, 1999). Pourtant, il ne nomme Cousin, et seulement en
1829, que pour se moquer de lui. Rien avant dans sa correspondance... 12. Cependant, Rousseau, déjà, n’employait guère le mot de substance (au sens métaphysique) que
dans l’Émile, où il affiche ses convictions dualistes ; sauf erreur, Mme de Staël ne l’employait pas
du tout dans De l’Allemagne, dont la troisième partie expose pourtant la philosophie allemande,
qui, avec la philosophie écossaise, allaient prendre la relève du sensualisme dès ou avant la fin de
l’Empire (Maine de Biran, Royer-Collard, puis Victor Cousin, Jouffroy après son retentissant
article de 1825 « Comment les dogmes finissent » etc.). 13. Bossuet a rédigé, à l’intention du Dauphin, un ouvrage didactique, De la connaissance de Dieu
et de soi-même, qui mettait à la portée de son royal élève des théories cartésiennes ; mais il n’a été
publié sous le nom de l’auteur et dans une version correcte qu’à partir de 1856 (OC de Bossuet,
Volume XXIII, Louis Vivès, 1864). 14. Pl., op.cit., t. I, pp. 542 et 543. Néanmoins, dans le même texte, Balzac a écrit (paragraphe 28,
p. 531) : « Soutenir et prouver que l’homme est une même substance » ; substance, non matière…,
hésitation, peut-être, mais dans les deux cas, négation du dualisme, « cartésien » ou autre.
6
Ambrière-Fargeaud l’a remarqué15 : l’assertion d’origine cartésienne, mais qu’elle
restreint à « la grande querelle » de 1829-30 au cours de laquelle s’affrontèrent
Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire sur l’unité de composition, est proche de celle de
La Mettrie à la fin de L’Homme machine, « Concluons donc hardiment que
l’Homme est une Machine ; et qu’il n’y a dans tout l’Univers qu’une seule
substance diversement modifiée » ou, de façon imagée, dans le cours du texte, que
« la Nature n’a employé qu’une seule et même pâte, dont elle a seulement varié les
levains »16. La phrase était bien avant La Mettrie, un lieu commun philosophique :
sans préjudice du postérieur Dictionnaire philosophique de Voltaire (article
« Âme ») que Balzac ne pouvait guère méconnaître, on la trouve presque telle quelle
dans l’article « Spinoza » de « l’Incomparable Dictionnaire » de Bayle, véritable
éreintement de l’Éthique et de son auteur, recopié et augmenté par Diderot pour
l’Encyclopédie, puis, plus tard, dans le Système de la nature de d’Holbach etc., en
bref chez ceux que heurtaient l’identité déclarée ou implicite de la Substance avec
Dieu, ou la simple profession de l’effectivité d’une substance. Quant aux raisons qui
auraient conduit Balzac à faire de ces notions des piliers de son système, elles sont
multiples : une sorte de disposition spontanée, je n’ose pas dire naturelle ou innée,
une inébranlable confiance dans une certaine réalité des choses, puis les précoces
« Lectures de philosophes », dont il ne faut peut-être pas exagérer l’importance17,
car elles se déroulent sur un terrain largement défriché par le labourage préalable de
conversations ou de livres théosophiques et mystiques (voir les ouvrages très
informés d’A.M. Baron18), à quoi il faut joindre le récit des « expériences » vécues
de Louis Lambert enfant. Au moment de la rédaction du Discours sur
l’immortalité…, et disons jusqu’à Sténie, Balzac semblait s’inscrire plutôt dans la
ligne de la philosophie des Lumières, sans pour autant cesser de s’interroger,
comme dans les paragraphes 94-95 de son Discours… Descartes, dont il a consulté
et annoté les œuvres, écrit dans le Discours de la méthode : « […] je connus de là
que j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui
15. M. Fargeaud, « Introduction » à l’Avant-propos, Pl., t. I, p. 1118, note 11 de la p. 8. 16. La Mettrie, L’Homme machine, OC, Londres, Jean Nourse, 1751, p. 79 et 44. 17. « […] comment ne pas s’étonner de ne pas rencontrer dans tout ce massif de réflexions, de
ʺlecturesʺ, d’hypothèses une seule référence explicite à la pensée de son temps ? […] Aucune
allusion aux Idéologues ou aux penseurs catholiques » (Notes des Essais philosophiques, Pl.,
op.cit., t. I, p. 1402). C’est aussi qu’en 1818, la mode avait changé ; les mots d’Idéologie ou
d’Empirisme sont rares chez Balzac (« Empirisme », dans l’article Sur les ouvriers, en 1840) ; le
second, pris au sens médical, est souvent synonymes de charlatanisme. 18. Balzac spiritualiste moderne (titre provisoire, à paraître), ou, parmi d’autres, Balzac occulte,
L’Âge d’homme, 2013.
7
pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle »19 ―ce
qu’avait compris à sa manière la Béline des Femmes savantes parlant de l’amour :
La substance pensante y peut être reçue
Mais nous en bannissons la substance étendue.
C’est là le motif central de la controverse, ou mieux, de l’algarade qui, dans les
« Objections » aux Méditations et les « Réponses », mit aux prises, sans excès de
courtoisie intellectuelle ni d’irénisme universitaire, Descartes et Gassendi, le
rationalisme « spiritualiste » et le sensualisme « matérialiste » : « Ô esprit », « Ô
chair », s’apostrophaient-ils…, antithèse que Berkeley exploitera dans son Dialogue
entre Hylas [la matière] et Philonous [l’esprit]. J’aurais volontiers dit un mot de la
célèbre discussion sur le morceau de cire, dans la mesure où elle tourne autour de
cette notion fondamentale de substance ; mais le mot cire n’apparaît dans les
« Premiers essais » que lorsque Balzac recopie un extrait de La Recherche de la
vérité, sans le commenter, sinon par deux ou trois parenthèses malveillantes ; c’est
dans la présentation philosophique de ce texte qu’il reproche à Malebranche de
penser, et de donner à penser, que l’âme est immortelle et « immatérielle ». Ses
incursions dans les œuvres de Descartes s’avèrent beaucoup plus riches et touffues :
il s’est assez longuement arrêté sur les « Méditations », près de trois pages, dans
lesquelles il examine l’une après l’autre chaque Méditation (surtout la troisième, Sur
Dieu), sauf les cinquième et sixième, regroupées et suivies de XXVIII paragraphes
relatifs aux Principes de la philosophie. À mon grand regret, je n’engagerai pas de
discussion sur ce flot de notes, hâtivement griffonnées, quoiqu’elles soulèvent des
questions de poids, mais démesurées eu égard à mon travail ; en outre, la lecture de
Balzac, et on le comprend, est loin d’être exhaustive : pas de mention de la critique
par Hobbes, dans les « Premières objections », de la substance, des « idées claires et
distinctes », des « idées adventices » et « factices », défiance à propos d’une des
preuves de l’existence de Dieu, qu’il juge mal développée (Kant réfutera
spéculativement la preuve « ontologique »), fortes réserves sur le doute provisoire
cartésien, qui ne doute pas de son doute, négation dialectique de la négation, qu’il
reprendra plus tard dans Séraphîta…
Je me bornerai à ce qui, de mon point de vue est l’essentiel : refus du dualisme,
car si le néophyte divise à son gré les idées en naturelles (basées sur « les
substances ») et rationnelles, il veille à ne pas séparer, à ne pas rompre l’unité de
19. Descartes, Pl., Discours de la méthode, Quatrième partie, p. 148.
8
Dieu ; rejet persistant et sans réplique de l’innéisme20, donc de l’immortalité de
l’âme : la discussion sur l’innéisme cartésien et son contexte philosophique ne
semble pas l’intéresser, ni la thèse de la « table rase » et l’adage aristotélicien
complété par Leibniz ; et surtout, refus radical, réitéré, péremptoire, de toute
adhésion à l’hypothèse de son immatérialité ; les paragraphes LI-LIII seraient sous
cet angle les plus intéressants : Balzac y conteste une objection de Hobbes, « Nous
concevons la substance, une chose qui existe en telle façon qu’elle n’a besoin que de
soi-même pour exister » (la phrase côtoie pourtant Spinoza ?), parce que « ce mot »
serait appliqué à toutes les substances, « immatérielles comme matérielles », alors
qu’il nie catégoriquement qu’il puisse y avoir le moindre soupçon d’une substance
immatérielle (il souligne l’expression), ou « insubstantielle ». En revanche,
Descartes admet que nos sentiments (sensations) « viennent de quelque autre chose
que de notre pensée » ; c’est un raccourci de Balzac, qui résume à sa manière les
Méditations troisième et sixième, et il s’empresse d’applaudir : « [Descartes]
prouve que l’âme ne peut rien, pas même penser, si le corps ne lui transmet pas de
sensations, ce qui détruit bien des choses : 1° la prétendue séparation totale de l’âme
et du corps ; 2° l’immatérialité de l’âme, etc, etc. »21. Par la suite, la fougue du
génie22 remplaçant les acquis liés à l’exploration de constructions théoriques, il
change ses batteries, et prend la peine de traduire, moyennant quelques à-peu-près,
les pages de début (Première partie – De Dieu, jusqu’à la Proposition 8) de l’Éthique
de Spinoza23, texte des plus ardus, sans l’assortir de remarques désobligeantes, alors
qu’il n’hésitait pas à réprimander vertement Malebranche ou à désavouer et
contredire Descartes. Pourtant, Spinoza, déjà sous le coup d’accusations de
panthéisme ou d’athéisme, était la cible de l’article alambiqué, agressivement
réprobateur de Bayle, dont Sténie et Séraphîta retiendront l’argument majeur contre
le panthéisme ; et le Traité des systèmes de Condillac, étrillant les
« métaphysiciens », lui avait dédié tout le chapitre X, sobrement intitulé « […] le
20. « Locke a prouvé d’une manière irréfutable qu’il n’y a aucun principe inné » (Essais
philosophiques, Discours…, Pl., op.cit., t. I, p. 547, paragraphes 111 et 112). Balzac souligne.
Voir Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, Livre I et II, chap. I, § 1, 2,
3, pp. 60-61 etc. La distinction entre âme et esprit n’est pas toujours claire dans tous les textes. 21. Lectures de philosophes, Pl., op.cit., t. I, pp. 574-576, et notes pp. 1454-56. 22. « le génie au galop », « le feu du génie », Discours…, Pl., op.cit., t. I, p. 555 ; Essai sur le génie
poétique, id., p. 194. 23. « Lectures de philosophes », Pl., op.cit., t. I, p. 581 et suiv. Il n’est sans doute pas fortuit que
l’essai de traduction de Spinoza mette le point final à ces « Lectures » (la lecture d’Holbach est
nettement plus tardive). Du temps de Balzac, et jusqu’en 1842, il n’existait pas, semble-t-il, de
traduction française de l’Éthique, si ce n’est… celle de Condillac, qui lui aussi n’en avait traduit
que le début, mais en poussant un peu plus loin que le jeune philosophe. À cette époque, une
traduction était d’ailleurs peu utile : dans les milieux lettrés, on lisait couramment le latin.
9
spinozisme réfuté, ou Réfutation de Spinoza » (titre emprunté ensuite par
Boulainvilliers dans sa tentative de traduction, restée inédite jusqu’en 1907). Sans
entrer dans le détail de la dispute, notons son abrupte critique de la Définition de la
Substance (Première partie – De Dieu, Def. III : « J’entends par substance ce qui est
en soi et est conçu par soi […] ») : elle revient à la taxer d’idée abstraite, de
verbiage vide qui, telle la quiddité des scolastiques, échappe irrémédiablement à sa
fameuse statue : « […] si par l’idée de la substance, on entend l’idée de quelques
qualités réunies quelque part, nous connaissons ce que nous appelons substance :
mais, si on entend la connaissance de ce qui sert de fondement à la réunion de ces
qualités, nous l’ignorons tout à fait »24 . On se heurte ici non seulement à une
flagrante équivoque sur le mot substance, mais à un véritable dilemme : ou le
quelque part possède une réalité extérieure, et le sensualisme est indubitablement
matérialiste ; ou le quelque part est une expression dont nous ignorons l’idée, et
dans ce cas l’inflexion vers le scepticisme de Hume ou l’immatérialisme de
Berkeley devient inéluctable, puisque les qualités se résolvent indéfiniment en
sensations et perceptions internes.
De ce qui précède, on inférera que Balzac n’avait abordé à ce moment-là ni le
Dictionnaire de Bayle, ni probablement le Traité de Condillac, ni Condillac lui-
même, très peu cité dans La Comédie humaine, en compagnie de Locke dont il était
un disciple. Mais il gardait mémoire des railleries de Voltaire, des échanges entre
Descartes et ses interlocuteurs ou détracteurs qu’il a parcourus dans le texte des
Méditations et de leurs gloses, et qui ne l’ont pas convaincu : ses notes sont pour la
plupart dépréciatives A l’inverse, la méthode déductive de Spinoza avait tout pour
plaire à son esprit systématique, adjectif qui n’est pas forcément synonyme, selon un
des mots creux aujourd’hui « à la mode », de totalitaire : le jeune Balzac semble
avoir été séduit par la forme déductive de la philosophie spinoziste. La Comédie
humaine inclut souvent, aux côtés de Machiavel, Hobbes, Kant, Rousseau etc., dans
ces palmarès de hautes figures pour lesquels Balzac s’affectionne sans trop se
soucier de leur idéologie, « le grand et immortel Spinoza, si niaisement rangé parmi
les athées, et qui a mathématiquement prouvé Dieu »25. Or, l’Éthique, dont le titre
latin complet est Ethica Ordine Geometrico (ou more) Demonstrata, est construite
sur un modèle esquissé par Descartes dans les réponses aux « Secondes objections »
« recueillies par le R.P. Mersenne, de la bouche de divers théologiens et
philosophes, contre les IIe, IIIe, IVe, Ve, et VIe Méditations ». Afin de satisfaire à une
très large demande de mise en ordre et de clarification, Descartes s’est détourné de
24. Condillac, Traité des systèmes, OC, t. II, An vi-1798, p. 221. Je souligne. 25. La Cousine Bette, Pl., t. VII, p. 260. Voir les « Lectures de philosophes ».
10
sa voie, qu’il déclare en général analytique, pour aligner une série synthétique de dix
Définitions numérotées more geometrico, et les axiomes concordants26 : le premier,
sur Dieu, « l’immensité même de sa nature est la cause ou la raison pour laquelle il
n’a besoin d’aucune cause pour exister », est quasi spinoziste, et le geometrico
spinoziste prolonge le géométrique ou mathématique, cher à Balzac. L’Éthique
commence, on l’a vu, par les propositions essentielles de la doctrine de Spinoza,
assise sur une définition stricte de la Substance ; elle tranche la question des
rapports entre Substance et matière (mais Balzac n’a pas traduit aussi loin !) :
Si nous considérons la quantité [les corps] comme l’imagination nous la donne,
ce qui est le procédé le plus facile et le plus ordinaire, nous jugerons qu’elle est
finie, divisible et composée de parties ; mais si nous la concevons à l’aide de
l’entendement, si nous la considérons en tant que substance, chose très difficile à
la vérité, elle nous apparaîtra alors […] comme infinie, unique et indivisible27.
Donc, en schématisant sans doute à l’excès : dans la postérité de Descartes, d’un
côté la Substance, l’intérieur, Spinoza et le rationalisme, de l’autre la Sensation,
l’extérieur, Condillac et le sensualisme ou ses héritiers dissidents, les Idéologues ;
pour Spinoza, la Substance n’est pas une fioriture inane ou un signe commode (le
signe, cet argot, dira avec dédain de Maistre) indiquant un agrégat de sensations,
comme l’allègue Gassendi ou le postule Condillac, ni une catégorie de
l’entendement, comme l’enseigne Kant, mais la réalité effective de Dieu (ou de la
Nature). La Pensée est l’un des deux attributs de la Substance (« Définition IV.
J’entends par attribut ce que l’entendement perçoit dans la substance comme
constituant son essence »), alors que suivant Condillac et les siens, si la pensée
émane toute de la sensation, la substance (et peut-être l’âme ?) devient une notion
inutile. On mettra en regard de la conception substantialiste ou réaliste du
spinozisme celle, diamétralement opposée, empiriste et idéaliste, du sensualisme :
Le jugement, la réflexion, les désirs, les passions, etc. ne sont que la sensation
même qui se transforme différemment. […] Cet objet est neuf, et il montre toute
26. Descartes, Secondes Réponses…, op.cit., pp. 388 et suiv. 27. Spinoza, Éthique, Première partie, De Dieu, prop. 15 (trad. Appuhn, GF) : Tout ce qui est, est
en Dieu, et rien ne peut sans Dieu être, ni être conçu, et son scolie. Spinoza y a précisé une fois
pour toutes, à l’intention de ses contradicteurs, que la substance corporelle, divisible en tant
qu’elle est abstraitement imaginée, est indivisible en tant que substance. Voir l’aristotélicien saint
Thomas d’Aquin, à propos de la substance du Christ dans l’eucharistie : « Or la substance, en tant
que telle, n'est pas visible pour l'œil du corps, et ne donne prise à aucun organe des sens, ni à
l'imagination, mais à l'intelligence seule, dont l'objet est l'essence des choses, comme il est dit au
livre III du De anima [Aristote, chap. 6] » (Somme théologique, IIIe Partie, question 76, art. 7).
11
la simplicité des voies de l'auteur de la nature. Peut-on ne pas admirer, qu'il n'ait
fallu que rendre l'homme sensible au plaisir et à la douleur, pour faire naître en lui
des idées, des désirs, des habitudes et des talents de toute espèce ?28
Ou telle phrase de Destutt de Tracy : « Quoi qu'il en soit, je persiste à soutenir qu'à
lui seul [Condillac] appartient l'honneur d'avoir découvert que penser n'est rien que
sentir, et que toutes nos idées ne sont que des sensations diverses dont il ne s'agit
que de démêler les différences et les combinaisons »29. Balzac a écrit à leur propos
deux phrases en apparence contradictoires : dans les Complaintes satiriques sur les
mœurs du temps présent, il s’élève (voir De la mode en littérature ou Des mots à la
mode) contre les abus du romantisme, « ce mot absurde », et il s’en prend à ceux,
Victor Cousin et son école, qui ont « depuis Cabanis et Bichat, fait subir à la
connaissance de l’homme une restauration rétrograde »30 : regret ou palinodie
« matérialistes » bien improbables, compte tenu du contexte et de l’évolution de
l’écrivain. Mais après la conversion du docteur Minoret (sur le modèle de celle de
Cabanis, ou de la défection de Maine de Biran ?), il dirige cette même accusation
contre, précisément, les sensualistes « matérialistes » : « Locke et Condillac ont
alors retardé de cinquante ans l'immense progrès que font en ce moment les
sciences naturelles sous la pensée d'unité due au grand Geoffroy Saint-Hilaire »31.
Certes, les dates et les conjonctures diffèrent ; mais ces phrases expriment toutes
28. Condillac, Traité des sensations, Paris, 1788, p. 6 : cette doctrine de la « sensation
transformée » souleva d’abondantes critiques et réfutations, et les réserves de ses partisans, y
compris Destutt de Tracy. Notons que Condillac a pris ses précautions vis-à-vis de l’orthodoxie :
« Avant le péché », l’âme avait des idées indépendantes des sens ; mais ensuite, « les choses ont
bien changé », et il n’y a plus pour elle de connaissances que celles que les sens lui transmettent :
« C’est cet état de l’âme que je me propose d’étudier, le seul qui puisse être l’objet de la
philosophie, puisque c’est le seul que l’expérience fait connaître. Ainsi, quand je dirai que nous
n’avons point d’idées qui ne nous viennent des sens, il faut bien se souvenir que je ne parle que de
l’état où nous sommes depuis le péché » (Essai sur l’origine des connaissances humaines,
Amsterdam, Pierre Mortier, 1746, t. I, par. 8, pp. 20-21). De l’art et la manière d’esquiver… 29. Destutt de Tracy, Projet d’éléments d’idéologie, Didot, an IX, t. I, chapitre 11, p. 192. Il
distingue les « éléments », travail d’organisation, des « recherches ». L’ouvrage écrit pour la
jeunesse, se veut donc didactique ; Idéologie lui paraît le « terme générique » approprié, « parce
que la science des idées renferme celle de leur expression, et celle de leur combinaison »
(« Introduction », p. 19, note). Il avance une première définition, anticartésienne : « Penser, c’est
donc sentir une sensation, ou tout simplement sentir/ Penser, comme vous voyez, c’est toujours
sentir, et ce n’est rien que sentir » (p. 35) : c’est-à-dire sentir des sensations, des souvenirs, des
rapports, des désirs (p. 38), au lieu de l’arbitraire des subdivisions qu’il « ose » reprocher à
Condillac… Il s’agit évidemment de sensations sans dessous, sans substance, mot qui lui paraît de
peu de pertinence. 30. Pl., op.cit., t. II, pp. 743 et 741 : avant Juillet, l’expression était rude... 31. Ursule Mirouët, Pl., t. III, p. 823. Je souligne dans les deux citations.
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deux le souci de fondre en un seul jet les perspectives opposées, l’une surannée et
ankylosée, l’autre sans rien d’étroitement exclusif, et qui se voudrait novatrice …
On est en droit bien entendu d’estimer réducteur le mode de pensée des
sensualistes, fût-il dialectisé par les marxistes ; La Mettrie ouvre son livre le plus
réputé par une déclaration peu originale, trop évidente, sans nuances, mais dont
Louis Lambert aurait pu faire un prosaïque point de départ : « Je réduis à deux, les
systèmes des philosophes sur l’âme de l’Homme. Le premier, et le plus ancien, est
le système du matérialisme ; le second est celui du spiritualisme »32. La Mettrie,
adepte du « matérialisme » dans sa banale ambiguïté, puisque le matérialisme a
maints visages, était aussi déiste, voire athée, en tout cas sceptique, dit-il : avec
Locke, il insiste ou feint prudemment d’insister sur l’impuissance où nous sommes,
« vraies Taupes dans le champ de la Nature », d’appréhender l’essence de l’âme ou
de la matière. Une vingtaine d’années plus tard, D’Holbach, écrivain d’une autre
trempe (grâce à Diderot), construit de façon plus conséquente que La Mettrie un
homme machine, tout entier guidé par la nécessité, ce qu’il appelle la fatalité33 ; tous
deux disent tantôt matière, tantôt substance, parfois l’une et l’autre, mais en
rapportant de fait et méthodiquement la seconde notion à la première, la matière, qui
leur semble seule susceptible de s’accorder avec les données des sens, et d’éliminer
enfin le recours à un hypothétique principe immatériel que rendrait pensable une
interprétation adaptée du dualisme de Descartes. Pour cela, il convenait tout d’abord
d’accroître l’antonymie des deux « substances » cartésiennes, la pensée et l’étendue,
en étoffant celle-ci par l’adjonction (arbitraire ?) d’importantes propriétés, la force
motrice, et l’organisation : car là serait le point faible du sensualisme condillacien.
C’est pourquoi La Mettrie précise d’emblée : « Qu’on m’accorde seulement que la
matière organisée est douée d’un principe moteur, qui seul la différentie de celle qui
ne l’est pas […] et que tout dépend dans les animaux de la diversité de cette
organisation, comme je l’ai assez prouvé ; c’en est assez pour deviner l’énigme des
substances et celle de l’homme. On voit qu’il n’y en a qu’une dans l’univers, et que
32. La Mettrie, L’Homme machine, op.cit., p. 9. 33. Sur ce point, d’Holbach se sépare de La Mettrie : il distingue les « mouvements spontanés » des
« mouvements réfléchis », dont il nie l’existence, et donc celle du libre arbitre : « La volonté de
l’homme est remuée ou déterminée secrètement par des causes extérieures qui produisent un
changement en lui ; nous croyons qu’elle se meut d’elle-même, parce que nous ne voyons ni la
cause qui la détermine, ni la façon dont elle agit, ni l’organe qu’elle met en action » (Système de la
nature ou des lois du monde physique et du monde moral, Londres, 1770, chap. II, Du mouvement
et de son origine, pp. 15-16 : l’ouvrage parut sous le nom d’emprunt de Mirabaud, authentique
Secrétaire perpétuel de l’Académie Française… mais décédé depuis dix ans). La Comédie
humaine apportera à la question une réponse plus subtile (mon Système balzacien, p. 183 et suiv.).
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l’homme est la plus parfaite »34. L’étendue cartésienne, aspect purement passif de la
matière réduite à ses dimensions extérieures (tel n’est pas l’avis de Victor Cousin,
on le verra plus bas), ne serait alors qu’un élément de l’Âme, et l’énigme de
l’homme tiendrait à ce que l’Âme, où se noue l’organisation de la matière apportée
par les sens dans le centre des sensations, le sensorium commune, est sensible et
active. Sous cet angle, elle n’est rien d’autre « qu’un principe de mouvement, ou une
Partie matérielle sensible du Cerveau, qu’on peut, sans risque d’erreur, regarder
comme le ressort principal de toute la Machine […] »35 ; elle aurait son siège dans le
corps calleux ou la glande pinéale selon Descartes, voire dans le parenchyme, ou
dans tout le corps. Quant à « l’énigme des substances », La Mettrie l’explique en
faisant appel à l’autorité des « Anciens » : il emprunte à Platon ou Aristote la
classique division en trois âmes, végétative, sensitive… et s’en tient là, quitte à ne
traiter de l’âme rationnelle36 que bien après les deux autres : les sept paragraphes de
ce dernier chapitre (XIII) soulèvent maints problèmes que le philosophe considère
insolubles. Comme à peu près tout a été attribué à l’âme sensitive dans les premiers
chapitres, et plus particulièrement dans le chapitre V, De la puissance motrice de la
substance, il ne reste guère de place pour les facultés (ou aptitudes) rationnelles, par
exemple les « perceptions intellectuelles », la « liberté » etc. ; et La Mettrie fait en
sorte de les ramener à la faculté sensitive qui les appréhende. Les longs chapitres qui
séparent l’analyse des deux premières « âmes » de celui de l’âme rationnelle
abondent en considérations très détaillées, avant tout sur l’âme sensitive, qui, on n’a
pas de mal à le soupçonner, suffirait à satisfaire l’auteur : et le § IX du chapitre X
s’intitule bravement Que l’être sensitif est par conséquent matériel. Il doit
cependant concéder (chapitre XII, § VI, Conclusion sur l’être sensitif), que bien des
questions « sont d’une nature à rester éternellement indécises »37, ou qu’elles
relèvent de la Révélation (chapitre XIV), concessions qui, malgré tout, ont les
34. La Mettrie, L’Homme machine, OC, op.cit., p. 69 (je souligne) ; et plus loin : « Je crois la
pensée si peu incompatible avec la matière organisée, qu’elle semble en être une propriété, telle
que l’Electricité, la Faculté motrice, l’Impenétrabilité, l’Etendue. Etc. » (p. 72). 35. Id., op.cit., p. 63 : « Le corps n’est qu’une horloge, dont le nouveau chyle est l’horloger » (p.
64). Le chyle anticipe les Cabales de Voltaire : il fallait bien une cause, faute d’un auteur vivant… 36. La Mettrie, Traité de l’âme, OC, pp. 85 à 208 (chapitre VIII, p. 103, chapitre IX à XII, p. 106-
169, et chapitre XIII, p. 169 et suiv.) ; la très brève Conclusion de l’ouvrage (p. 208) résume ce
qu’il tient pour acquis : « Point de sens, point d’idées. Moins on a de sens, moins on a d’idées. Peu
d’éducation, peu d’idées. Point de sensations reçues, point d’idées. Ces principes sont les
conséquences nécessaires de toutes les observations et expériences, qui sont la base inébranlable
de cet ouvrage. Donc l’Âme dépend essentiellement des organes du corps, avec lesquels elle se
forme, croît, décroît. » Pour finir, un vers de Lucrèce, Ergo participem leti quoque convenit esse…
Donc [l’esprit] doit aussi avoir part à la mort (De Natura rerum Chant III, vers 462). 37. Id., p. 169.
14
apparences d’une défaite. Balzac, sauf erreur, ne cite pas La Mettrie, ce qui ne
signifie pas qu’il l’ignorait : il mentionne comme lui, et comme d’Holbach, le
physiologiste et mécaniste italien Borelli…38 ; et certains paragraphes, dans les
textes des « Premiers essais », ne sont pas sans analogie avec les procès de
l’argumentation du philosophe. L’Essai sur le génie poétique énumère, envisageant
le langage, trois espèces de mots relatifs aux « réalités » : les « mots simples », qui
représentent les « objets de nos sensations », les « mots mixtes » qui indiquent des
rapports « encore apercevables », bien qu’établis « sur une réalité aussi matérielle
que celle des premiers », et les mots « abstraits », qui « n’ont pour cause aucune
substance réelle, aucun rapport visible », justiciables d’une « véritable science »39,
qui d’ailleurs trouve son origine chez les Anciens autant ou plus que chez les
sensualistes. D’Holbach, après avoir défini ce qu’il entend par Nature40, pose une
série de questions rhétoriques visant à éliminer la potentielle thèse « cartésienne »
d’une substance immatérielle :
Mais comment concevoir une pareille substance qui n’est qu’une négation de tout
ce que nous connaissons ? Comment se faire une idée d’une substance privée
d’étendue et néanmoins agissante sur nos sens, c’est-à-dire sur des organes
matériels qui ont de l’étendue ? Comment un être sans étendue peut-il être mobile
et mettre de la matière en mouvement ? Comment une substance dépourvue de
parties peut-elle répondre successivement à différentes parties de l’espace ? En
effet, comme tout le monde en convient, le mouvement est le changement
successif des rapports d’un corps avec différents points d’un lieu ou de l’espace
ou avec d’autres corps ; si ce qu’on appelle esprit est susceptible de recevoir ou
de communiquer du mouvement, s’il agit, s’il met en jeu les organes du corps,
pour produire ces effets, il faut que cet être change successivement ses rapports,
sa tendance, sa correspondance, la position de ses parties relativement aux
différents points de l’espace, ou relativement aux différents organes de ce corps
qu’il met en action : mais pour changer ses rapports avec l’espace et les organes
qu’il meut, il faut que cet esprit ait de l’étendue, de la solidité et par conséquent
des parties distinctes. Dès qu’une substance a ces qualités elle est ce que nous
appelons de la matière et ne peut être regardée comme un être simple au sens des
modernes 41.
Sans précautions oratoires superflues, il assène en deux lignes la preuve considérée
logiquement irréfutable par les « matérialistes » de toutes tendances : « Si nous ne
38. L’Homme machine, op.cit., p. 61 ; Balzac, Théorie de la démarche, Pl., t. XII, pp. 272-274… 39. Pl., op.cit., t. I, pp. 595-96. Qui n’aurait donc pas de substance ? 40. D’Holbach, op.cit., chap. I, De la Nature, NB de la p. 11. 41 . Id., chap. VII, De l’âme et du système de la spiritualité, p. 91. [Car la matière est divisible].
15
pouvons avoir d’idées que de substances matérielles, comment pouvons-nous
supposer que la cause de nos idées puisse être immatérielle ? »42. Il établit la
distinction entre les deux mots, matière et substance, spécifie plusieurs des mots
qu’il emploie, Nature et Essence ainsi que d’autres de ce registre, et demeure
intraitable quant au recours à une seconde substance inaccessible aux sens. Pour lui,
comme pour La Mettrie, la substance première, ou matière, recèle une force motrice
intrinsèque (c’est la distinction entre intellect agent et intellect patient d’Aristote,
d’Averroès, et même de saint Thomas d’Aquin…) : « En examinant ces
dispositions, d’où dépendent nos facultés, nous les trouverons toujours corporelles
et matérielles. La première de ces dispositions est la sensibilité physique de laquelle
nous verrons découler toutes nos autres qualités intellectuelles ou morales », liées au
fonctionnement du cerveau. Il laisse ensuite libre cours à son athéisme, à son
exécration militante des mœurs, des coutumes et des religions quand elles n’ont pas
la sanction de l’expérience et du bon sens : « Le parricide, le sacrifice des enfants, le
vol, l’usurpation, la cruauté, l’intolérance, la prostitution ont été des actions licites,
et même louables et méritoires chez quelques peuples de la terre. La religion surtout
a consacré les usages les plus révoltants, et les plus déraisonnables »43 etc.
Ces philosophes s’attachent donc à démontrer qu’on peut rendre compte des
qualités de l’esprit ou de l’âme en tant que propriétés d’une seule substance
matérielle, plutôt d’une seule matière, diversifiée, et incréée, car « [l]’éduction du
Néant ou la Création n’est qu’un mot qui ne peut nous donner une idée de la
formation de l’univers »44 ; le mot substance devient lui aussi dans le meilleur des
cas insignifiant, dans le pire fallacieux, parce qu’il est, disent Gassendi, La Mettrie,
ou d’Holbach (qui ne s’en sert que pour en dénoncer la vanité), un produit trompeur
de l’imagination… Toutefois le mot, sinon la notion de substance, n’a pas disparu :
le texte de d’Holbach n’aboutit qu’à la négation des « qualités premières » de Locke
ou Descartes ; mais le sensualisme, idéalisme qui se veut matérialisme sans trop y
parvenir45, finit par aligner les « qualités premières » sur les « qualités secondes »,
de manière à ne pas accorder le moindre faux-fuyant à l’assertion de la réalité d’une
substance, fût-elle matérielle, comme dans ce passage d’une Lettre de Diderot :
Peu à peu, on s'est accoutumé à croire que ces noms [les substantifs abstraits,
impénétrabilité, étendue etc.] représentaient des Êtres réels : on a regardé les
qualités sensibles comme de simples accidents et l'on s'est imaginé que l'adjectif
42. Id., chap. X, p. 159, Notre âme ne tire point ses idées d’elle-même... [mais des sensations]. 43 . Id., chap. IX, p. 127, et p. 147, De la diversité des facultés intellectuelles (la suite à l’avenant). 44. Id., chap. II, Du mouvement et de son origine, p. 26. Voir Héraclite, Fragment 30. 45. Voir Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, Crapelet, An X-1802, t. I, p. 37.
16
était réellement subordonné au substantif, quoique le substantif ne soit
proprement rien et que l’adjectif soit tout. Qu'on vous demande ce que c'est qu'un
Corps, vous répondrez que c'est une substance étendue, impénétrable, figurée,
colorée et mobile. Mais ôtez de cette définition tous les adjectifs, que restera-t-il
pour cet Être imaginaire que vous appeliez substance ? Si on voulait ranger dans
la même définition les termes, suivant l’ordre naturel, on dirait-, colorée, figurée,
étendue, impénétrable, mobile, substance. C'est dans cet ordre que les différentes
qualités des portions de la matière affecteraient, ce me semble, un homme qui
verrait un Corps pour la première fois. L'œil serait frappé d'abord de la figure, de
la couleur et de l'étendue ; le toucher rapprochant ensuite du Corps, en
découvrirait l’impénétrabilité ; et la vue et le toucher s'assureraient de la
mobilité46. (C’est Diderot qui souligne.)
La croyance à une « seconde substance » n’a plus alors de refuge que dans le
dualisme cartésien, ou dans une paraphrase de la Révélation ; mais les philosophes
« matérialistes » ou « sensualistes » ne triomphaient pas pour autant : il leur eût été
difficile de passer sous silence, même si elles n’emportaient pas la conviction, les
réponses de Descartes aux objections qui lui étaient opposées, ou le système de
Berkeley, dont Diderot, et des matérialistes ou scientifiques nos contemporains,
estiment impossible une réfutation théorique. D’Holbach consacre au sentiment, aux
facultés intellectuelles et à la conscience le chapitre VIII de son Système de la
nature (Des facultés intellectuelles ; toutes sont dérivées de la faculté de sentir) ; il
y propose une solution négative (ou une défaite ?), identique à celle que doit
consentir La Mettrie : « La première faculté que nous voyons dans l’homme vivant,
et celle d’où découlent toutes les autres, c’est le sentiment [la faculté de sentir].
Quelque inexplicable que cette faculté paraisse au premier coup d’œil, si nous
l’examinons de près nous trouverons qu’elle est une suite de l’essence et des
propriétés des êtres organisés, de même que la gravité, le magnétisme, l’élasticité
l’électricité etc. résultent de l’essence ou de la nature de quelques autres, et nous
verrons que ces derniers phénomènes ne sont pas moins inexplicables que ceux du
sentiment »47. Malebranche interrogeant l’imagination48, soutient, en sens inverse,
46. Lettre sur les sourds et muets à l’usage de ceux qui entendent et qui parlent, sd, [1751], pp. 5 à
8. D’Holbach est tout proche, et la statue de Condillac n’est jamais très loin… 47. D’Holbach, op.cit., chap. VIII, Des facultés intellectuelles…, p. 103 ; « l’essence et les
propriétés des êtres organisés… » : qualités occultes ? ou virtus dormitiva… ? 48. « De sorte que la faculté d’imaginer, ou l’imagination, ne consiste que dans la puissance qu’a
l’âme de se former des images des objets, en produisant du changement dans les fibres de cette
partie du cerveau que l’on peut appeler principale, parce qu’elle répond à toutes les parties de
notre corps, et que c’est le lieu où notre âme réside immédiatement, s’il est permis de s’exprimer
ainsi » (Malebranche, De la Recherche de la vérité, Livre II, De l’imagination, Première partie,
Chapitre 1, André Pralard, 1688, pp. 74-75).
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que l’Âme, substance corporelle unie essentiellement à la substance de Dieu, peut
mettre en jeu des changements dans les « petits filets qui d’un côté se terminent aux
parties extérieures du corps et à la peau, et de l’autre aboutissent vers le milieu du
cerveau. Or ces petits filets peuvent être remués en deux manières, ou en
commençant par les bouts qui se terminent dans le cerveau, ou par ceux qui se
terminent au dehors ». Ainsi, matérielle ou non, la substance serait sauvegardée…
mais avec elle l’immortalité de l’âme, ce dont Balzac fait rudement grief à
Malebranche49 ; sur de tels exemples, on n’aura pas de peine à concevoir les
obstacles que rencontraient ses tentatives de conciliation ou de fusion.
Balzac ne partageait évidemment pas cette propension généralisée à supprimer
toute mention et jusqu’au mot de substance, divine ou non ; elle mérite qu’on
s’interroge sur les motifs d’un pareil acharnement ; les révisions de l’approche des
modes de pensée, dans les sciences et la philosophie, qu’avaient préconisées Bacon
et Locke, et que Voltaire, Condillac et les sensualistes transplantèrent en France au
début du dix-huitième siècle exprimeraient-ils le symptôme d’une mutation radicale
du socle épistémologique, selon les modèles suggérés par Bachelard50 (« obstacles
épistémologique » dans l’esprit du savant et « ruptures épistémologiques »),
Althusser ou Foucault (épistémè de l’époque classique), les deux derniers se
rattachant au mouvement structuraliste des années 1960-70 ? Cette question n’entre
pas dans le cadre de mon exposé ; mais, je le répète, la dénégation, pour ne pas dire
l’ostracisme, frappant la substance (et l’âme ?), conduisent inévitablement au
scepticisme radical de Hume et à l’immatérialisme de Berkeley, conceptions
incompatibles avec le substantialisme de Balzac. De telles orientations seraient
conditionnées par la tendance à l’abstraction caractéristique d’une société où les
échanges commerciaux et financiers ont pris le pas sur le mode de production féodal
et la propriété foncière, prégnants dans les sociétés rurales. Chez Luther, et les
protestants souvent marchands ou commerçants, le travail se sublime ainsi en Beruf,
vocation (voir, de Max Weber, L'Éthique protestante et l'Esprit du capitalisme).
49. « Lectures de philosophes », « Malebranche, livre V », OD, t. I, pp. 563-566 (surtout p. 565), 50. « A notre avis, il faut accepter, pour l'épistémologie, le postulat suivant : l'objet ne saurait être
désigné comme un ʺobjectif" immédiat ; autrement dit, une marche vers l'objet n'est pas
initialement objective. Il faut donc accepter une véritable rupture entre la connaissance sensible et
la connaissance scientifique » (Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1967, p. 239.
Première édition : 1938). Selon Foucault, l’épistémè serait le fondement synchronique non dit sur
lequel s’appuient tous les savoirs d’une période donnée, séparée des autres par une « rupture
épistémologique » ; on le retrouve par un type de procédure à sens évolutif, qu’il appelle
l’« archéologie du savoir ». Comme il est difficile de rendre compte des causes qui amènent à
cette « rupture », on peut se demander si elle n’est pas une création arbitraire du philosophe : des
modes de pensée très différents coexistent dans le même moment historique, certains d’entre eux
venant au premier plan en fonction de conditions concrètes accessibles à l’analyse.
18
L’extension, vers 1600, des bourses de commerce, à Anvers, Amsterdam, Londres,
et, bien plus tard, Lyon, Paris, marque le passage ou l’évolution vers ce qu’il est
convenu d’appeler l’ère « moderne »51, où la valeur d’usage des marchandises tend à
s’évanouir dans les brumes dorées de la valeur d’échange ; j’ai déjà cité cette phrase
de Marx : « […] le capitaliste est dominé par sa passion aveugle pour la richesse
abstraite, la valeur52 » ―la valeur d’échange, dissociée de la valeur d’usage. Au
XVIIe siècle, les guerres religieuses, les débordements des sectateurs les plus
fanatiques de l’Église (persécution de Théophile de Viau, poète du Discours sur
l’immortalité de l’âme, ou « affaire », sans doute l’une des dernières, des possédées
d’Auxonne, dénouée peu de temps avant la naissance de Voltaire…), les luttes entre
le pouvoir central renforcé sous Richelieu ou Mazarin et l’insubordination de la
noblesse, épisodiquement alliée aux parlementaires pendant la tourmente
enchevêtrée des deux Frondes, s’achevaient à peine. Elles contribuèrent à fomenter
ou accentuer de vives réactions en Hollande ou Suède (asiles de Descartes…), en
Prusse, en Russie avec les « rois philosophes », et dans toute l’Europe. Ce qui se
jouait autour des notions de Matière et de Substance, et cela non seulement dans le
cercle des théologiens et des écrivains ou auteurs laïcs, mais à travers les influents
salons et loges maçonniques qui se multipliaient et faisaient la loi dans les sociétés
aristocratiques, c’était l’éventualité d’une oscillante et compromettante
identification du Corps et de l’Esprit. Dans le sillage des « libertins », les
philosophes des Lumières, porte-parole de la « bourgeoisie » parlementaire ou
capitaliste soutenaient, sans se proclamer pour autant « matérialistes », qu’interdire
à la puissance divine de faire penser la matière, reviendrait à la diminuer en lui
imposant des bornes, et ils avaient pour cela la caution des Anciens, voire le renfort
de maints canonistes. Après et d’après Locke, sceptique, mais prudent,53, voici, à
titre d’échantillon d’un cliché d’époque, quelques lignes du célèbre dialogue entre
51. La création des bourses de commerce, puis de valeurs dès le XVe siècle a été précédée ou
accompagnée très tôt en Occident par l’émergence de « ligues » commerciales en Italie du nord,
Belgique, Allemagne, Baltique (la Ligue hanséatique), et de familles de banquiers (les Médicis à
Florence, les Fugger à Augsbourg) etc. Les mêmes configurations ou « épistémès » se retrouvent à
différentes époques (Athènes aux Ve-IVe siècles…), sans préjudice de civilisations dont, hors les
spécialistes, on ne sait pas grand-chose. 52. Le Capital, Livre premier, VII, L’accumulation du capital, Éditions sociales, p. 32. 53. « Nous avons des idées de la Matière et de la Pensée ; mais peut-être ne serons-nous jamais
capables de connaître si un Être purement matériel pense ou non, par la raison qu’il nous est
impossible de découvrir par la contemplation de nos propres idées, sans Révélation, si Dieu n’a
pas donné à quelques amas de Matière disposées comme il le trouve à propos, la puissance
d’apercevoir et de penser ; ou s’il a joint et uni à la Matière ainsi disposée une Substance
immatérielle qui pense » (Locke, op.cit., Liv. IV, Chap. IIII, § 6, pp. 440-443 ; en note les
critiques du Dr. Stillingfleet et les réponses de Locke). Texte cité par Voltaire, article « Âme ».
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« l’Énergumène » et le « Philosophe » (dans l’article « Matière » du Dictionnaire
philosophique de Voltaire) :
L’Énergumène — Qu’est-ce que la matière ?
Le Philosophe. — Je n’en sais pas grand-chose. Je la crois étendue, solide,
résistante, gravitante, divisible, mobile [qualités premières chez Locke] ; Dieu
peut lui avoir donné mille autres qualités que j’ignore.
L’Énergumène. — Mille autres qualités, traître! je vois où tu veux venir : tu vas
me dire que Dieu peut animer la matière, qu’il a donné l’instinct aux animaux,
qu’il est le maître de tout.
Le Philosophe. — Mais il se pourrait bien faire qu’en effet il eût accordé à cette
matière bien des propriétés que vous ne sauriez comprendre.
Notamment celle de penser, fonds de controverses qui n’étaient donc pas seulement
académiques, ce qui explique l’animosité qui y régnait ; quant à l’affirmation de
l’immatérialité de l’âme et de son immortalité, elle n’avait à l’évidence rien qui ne
suscitât l’approbation, bien au contraire, des autorités ecclésiastiques et des croyants,
et n’entretînt l’hostilité des philosophes de la coterie libertine ou sensualiste, et
l’indifférence de ceux que ces disputes laissaient de marbre. Elle figurait dans la
doctrine officielle de l’Église entre le XVIIe et le XIXe siècles, en dépit des thèses
« matérialistes » de théologiens antérieurs malicieusement colligées par Voltaire dans
son article « Âme » à la fois souple, circonspect et virulent (on trouve des références
analogues chez d’Holbach54, plus proche de Diderot, et pour cause) : « Nous avons un
besoin si évident de la décision de l’Église infaillible sur ces points de philosophie
que nous n’avons en effet par nous-mêmes aucune notion suffisante de ce qu’on
appelle esprit pur, et de ce qu’on nomme matière. L’esprit pur est un mot qui ne nous
donne aucune idée ; et nous ne connaissons la matière que par quelques
phénomènes ». Puis il poursuit : « Nous la connaissons si peu, que nous l’appelons
substance55 ; or le mot substance veut dire ce qui est dessous; mais ce dessous nous
sera éternellement caché, mais ce dessous est le secret du Créateur ; et ce secret du
Créateur est partout. Nous ne savons ni comment nous recevons la vie, ni comment
nous la donnons, ni comment nous croissons, ni comment nous digérons, ni comment
nous dormons ni comment nous pensons, ni comment nous sentons. La grande
difficulté est de comprendre comment un être, quel qu’il soit, a des pensées ». Balzac
a recopié et en partie utilisé, dans un contexte et un esprit différents, ce passage de
Voltaire ; en somme, sa phrase du Discours sur l’immortalité de l’âme citée ci-dessus
54. Voir par exemple, la longue énumération de la note 87, p. 287 dans le Système de la nature. 55. Locke, faute de mot anglais jugé adéquat, conserve dans son texte le latin substratum (Essai…,
op.cit., p. 52), en insistant sur le caractère inconnaissable de la notion.
20
serait plus « matérialiste » encore que les reparties voltairiennes56, ou les
provocations de La Mettrie, et tout aussi « matérialiste » que celles de d’Holbach, qui
n’emploie le terme de substance que pour le réfuter, ce qu’on nomme la substance ne
pouvant être que matérielle ; toujours dans le Discours…, Balzac aggrave son cas un
peu plus loin, par rien de moins qu’une définition et une étymologie :
Axiome : le monde existe ! Définition : Il faut comprendre par substance,
l’essence des choses elles-mêmes, ce qui fait qu’elles sont, ce qui est dessous,
sub-stans : ainsi la substance est la partie constitutive considérée
indépendamment des formes et des couleurs. La substance du monde, c’est ce
qu’on nomme aussi la matière57.
Définition qui soulève plus de questions qu’elle n’en résout ; l’assimilation de la
substance à l’essence (un mot hasardeux58), au minimum suspecte, prête à
équivoque ; de plus, diraient Condillac, Voltaire, Diderot etc., la tautologie n’éclaire
en rien ce qu’est cette substance, placée cette fois avant la matière. Le Discours…
reste problématique : ce qui vaut des « choses elles-mêmes » vaut-il des choses
spirituelles aussi bien que des matérielles ? Au premier abord, d’après le jeune
Balzac, oui, très nettement, témoin le paragraphe que j’ai en partie cité : « L’âme
doit avoir une substance et l’on n’a jamais réfléchi sur ce singulier assemblage
d’idées : substance immatérielle. Que les philosophes qui l’ont inventé m’expliquent
ce que c’est car qui dit substance dit matière. Or qu’est-ce que de la matière sans
matière ? »59 On sait que d’Holbach y avait au contraire beaucoup réfléchi, puisque
son Système de la nature est presque exclusivement affecté à l’examen de ce sujet,
56. Discours sur l’immortalité de l’âme …, paragraphe 121 (Pl., op.cit., t. I, pp. 550-551), sur la
même page où il exalte, on l’a vu, les beautés de la prière... Mais Voltaire peut l’avoir copié de
Condillac, plutôt l’inverse ―et l’avoir hérité de Bacon ou de Locke etc. : « Les qualités que nous
démêlons dans les objets paraissent se réunir hors de nous sur chacun d’eux, et nous ne pouvons
en apercevoir quelques-unes, qu’aussitôt nous ne soyons portés à imaginer quelque chose qui est
dessous, et qui leur sert de soutien ; en conséquence, nous donnons à ce quelque chose le nom de
substance, de stare sub, être dessous » ; et Condillac s’empresse de préciser que ce « quelque
chose » ou n’est rien du tout, ou est inconnaissable : « Quand on a voulu pénétrer plus avant dans
la nature de ce qu’on appelle substance, on n’a saisi que des fantômes » (Condillac, Cours d’étude
pour l’instruction du Prince de Parme, Parme, Imprimerie royale, 1775, Deuxième partie,
Grammaire, chap. I, p. 134). Je m’en tiens à ce bref extrait, relatif à mon sujet, d’un ouvrage
d’importance pour les thèses des sensualistes et des Idéologues, d’autant qu’il s’agit du langage. 57. Discours…paragraphe 84, Pl., op.cit., t. I, p. 543 ; aussi « substances élémentaires contenues
dans l'atmosphère ou que fournit la terre à l'homme » (La Messe de l’athée, Pl., t. III, p. 386),
Séraphîta (Pl., op.cit., p. 648) ; dans Louis Lambert, « les corps élémentaires » (Pl., t. XI, p. 685). 58. Ci-dessus, diverses définitions ; en bref, l’essence désigne le plus souvent une abstraction, qui
relève d’un autre registre que la substance, ou que la matière supposée accessible aux sens. 59. Pl., op.cit., t. I, paragraphe 83, p. 542 (cité en partie plus haut).
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essentiel dans son optique « matérialiste » ; Balzac a lu et annoté d’Holbach (et le
curé Meslier), mais seulement après 1818, vers 1820, à supposer que les incertitudes
qui grèvent les « Premiers essais » autorisent à avancer des dates précises60. Or, si la
proposition interrogative formulée par Balzac visait en premier lieu des
interprétations de Descartes, de Malebranche ou les prédications des écrivains
chrétiens conformistes, elle n’était pas moins embarrassante pour les auteurs
sensualistes…
On se demandera, plus succinctement, pour respecter une symétrie propice à la
fusion, pourquoi le « catholique » Balzac observe cette extrême réserve, relevée, on
l’a vu, par R. Guise et R. Chollet, à l’égard des écrivains catholiques ses
contemporains. Je vais de nouveau me permettre une digression, légitimée d’un côté
en ce que Balzac ne pouvait être intéressé par d’insipides folliculaires
« orthodoxes », lui-même ne l’étant guère, ce dont font foi ses relations délicates
avec l’Index romain61 ; et d’autre côté, parce que les plus éminents théocrates dont il
avait parcouru les œuvres, ou qu’il connaissait, Joseph de Maistre, Bonald, ne lui
fournissaient pas d’éléments solides pour une réflexion sur la substance. Comment
expliquer cette lacune ? Balzac met à égalité, mais rarement, « les grands traités de
M. de Bonald et ceux de M. de Maistre, ces deux aigles penseurs », qui ne tiennent
pourtant qu’une place limitée dans les lectures provinciales et formatrices de Mme
de Bargeton62. Joseph de Maistre, savoisien, savoyard, piémontais ou sarde, en tout
cas écrivain de langue française, est certes l’un des plus admirables prosateurs de
son temps ; il n’empêche que lorsque Louis Lambert lit « M. de Maistre », il lit Le
Lépreux de la vallée d’Aoste, de Xavier, et pas Les Soirées… de son frère cadet
Joseph. Le compte rendu (donc, neutre formellement) consacré à la « Partie
60. Pl., op.cit., t. I, pp. 587 et suiv. ; op.cit., p. 1467. René Guise et Roland Chollet attribuent à
d’Holbach Le Testament du curé Meslier ; la première partie, que lit et critique Balzac, Le Bon
Sens puisé dans la nature…, est bien de d’Holbach, aidé du cercle des Encyclopédistes ; un
Testament de Jean Meslier (formant par la suite Le Bon Sens du curé Meslier) aurait-il été écrit
par le curé avant 1729, et revu par Voltaire, qui, informé depuis 1735, finit par l’éditer en 1762 ? 61. Voir l’article de Loïc Artiaga, Les censures romaines de Balzac, « Romantisme », 2005/1, n°
127, p. 29 à 44. Les motifs de le censurer ne manquaient pas : par exemple, l’abbé, puis évêque
Dutheil, disciple de Lamennais, deux fois condamné par Grégoire XVI (encycliques Mirari vos en
1832 et Singulari nos en 1834), est pourtant présenté, dans Le Curé de village, sous un jour très
favorable : « [ce] prêtre appartenait à cette minime portion du clergé français qui penche vers
quelques concessions, qui voudrait associer l'Église aux intérêts populaires pour lui faire
reconquérir, par l'application des vraies doctrines évangéliques, son ancienne influence sur les
masses, qu'elle pourrait alors relier à la monarchie » (Pl., t. IX, p. 674). Parmi ses ouailles, le curé
Bonnet, et donc Véronique Graslin. 62. À Angoulême, le personnage n’est pas du tout ridicule, comme, ses illusions perdues, il le sera
à Paris ; après la mort du marquis de Cante-Croix sur le champ de bataille de Wagram, « [e]lle
vécut par la poésie, comme la carmélite vit par la religion » (Illusions perdues, Pl., t. V, p. 159).
22
mythologique » de la « Biographie Michaud »63 par Valentin Parisot déborde de
gratitude pour l’auteur, et d’enthousiasme pour la mythologie hindoue ; et Balzac
n’hésite pas, c’est en 1833, à mêler, sous la rubrique de la « littérature des idées »
destinée à une élite, le « public de Spinoza, de Hobbes, de Bacon, de Vico, de M. de
Bonald, de Ballanche » (noms qui, mis côte à côte, jurent évidemment, sauf
quelques points d’accord), mais sans Joseph de Maistre. À quel motif imputer une
telle omission ? Balzac aurait-il considéré que malgré des idées qui leur étaient
communes, son dogmatisme ou fanatisme, l’écrasant mépris avec lequel il traite
Locke dans les Soirées…, et surtout Bacon, dépecé et disséqué ligne à ligne, pas
toujours avec raison, dans l’Examen de la philosophie de Bacon, fermaient la porte à
toute opportunité de transaction ou de fusion, et rendaient en conséquence les
négociations superflues ? Louis XVIII, un des politiques favoris du romancier avec
Louis XI, Catherine de Médicis, Napoléon, avait, pour des raisons identiques, mal
accueilli l’auteur de l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques et
des autres institutions humaines qui professait un absolutisme rigide, à l’opposé des
impératifs divers auxquels obéissaient, contre les ultras, les royalistes de la
Restauration, occupés en 1814 à parachever et polir la Charte. Sans doute
Chateaubriand sympathisait-il avec les préceptes de de Maistre, mais sans excès,
comme en témoigne son « Discours sur la déclaration faite par la Chambre des
Députés, le 7 août 1830… », « prononcé et paru ce jour », au cours du vote sur la
ratification du régime de Juillet : « Je me contenterai de remarquer que, lorsque le
peuple a disposé des trônes, il a souvent aussi disposé de sa liberté ; je ferai observer
que le principe de l’hérédité monarchique, absurde au premier abord, a été reconnu
par l’usage, préférable au principe de la monarchie élective »64. Pourtant, Balzac
n’affichait pas une franche admiration pour Chateaubriand, si modéré que fût ce
chantre de la liberté (ou plutôt des libertés) ; il lui a même reproché d’avoir, par son
opposition à la politique de la Restauration, contribué à la révolution bourgeoise de
63. [De l’état actuel de la littérature], Biographie Michaud. Partie mythologique. (Pl., op.cit., t. II,
pp. 1221 à 1233). Dans le tableau particulièrement flatteur de la littérature française sous la
Restauration, Les Soirées de Saint-Pétersbourg sont à peine mentionnées, entre « M. de
Lamennais » et les appréciations critiques de « M. Sainte-Beuve » (id., p. 1225). Balzac y fait une
notable constatation : « Les peuples aiment les images […] De là deux littératures : celle des idées
et celle des images […] » ; la popularité va à celle des images, l’intelligence des idées est réservée
au public d’élite… (id., pp. 1230-31). Cette taxinomie sera reprise, élargie et explicitée en 1839,
dans un important article de la « Revue parisienne » du 25 septembre 1840 (pp. 273 à 278),
intitulé « Étude sur M. Beyle », à la louange, en principe, de La Chartreuse de Parme. 64. Chateaubriand, OC, t. XVII, « Mélanges politiques et littéraires», Dufour, Mulat et Boulanger,
1856, p. 158 : on est loin de de Maistre. Balzac applique exactement de la même façon ce mot,
absurde, à « la légitimité » dans « Du Gouvernement moderne » (Pl., op.cit., t. II, p. 1082), article
refusé par « Le Rénovateur », journal… légitimiste.
23
Juillet. Et comment Balzac, fils, si rebelle qu’il fût, de la Révolution française
aurait-il souscrit à l’implacable « portrait du bourreau », panégyrique de cet « être
inexplicable », agent nécessaire et pierre angulaire de l’ordre social, que d’après
Manou, « grand législateur de l’Inde », le théocrate dresse de l’exécuteur des hautes
œuvres ?65 Doit-on adhérer à la thèse de critiques ou écrivains, dont Lise Queffélec,
Michel Butor, Roger Caillois, qui croient, peut-être avec raison, déceler dans Un
épisode sous la Terreur ou El Verdugo, des réminiscences maistriennes ? En effet,
le personnage du bourreau, ou son substitut, joue le rôle majeur et amène le
dénouement dans ces deux nouvelles de Balzac ; toutefois, la première, tirée des
Mémoires plus ou moins apocryphes de Sanson, manifeste son repentir ; et la
portion du texte des Mémoires attribuée à Balzac est un plaidoyer pro domo, si l’on
peut dire, où Sanson, ayant la parole, disculpe et plaint le « pauvre paria » dont la
société a fait une créature à jamais maudite et proscrite66. L’action d’El Verdugo se
situe en Espagne au temps de l’occupation par l’armée impériale : Juanito, un jeune
noble héritier de la grande famille des Léganès est contraint de faire office de
bourreau parricide, à la fois par décision arbitraire du général français, et sur
injonction formelle de son père, qui exige ce sacrifice pour que se perpétuent le nom
et le titre de ses ancêtres, valeurs suprêmes à ses yeux, tout absurdes qu’elles
paraissent. Il faut ici peser les mots : le sacrifice n’a pas pour Balzac et de Maistre la
même signification ; chez Balzac il ne s’agit pas simplement du sang, c’est-à-dire de
la vie, anathématisée par le Péché et rachetée par le sang théandrique qui nettoie les
souillures de l’homme, ce que soutient Joseph de Maistre, dans l'Éclaircissement sur
les sacrifices), mais du renoncement couronné par l’attitude chrétienne de la
Résignation67. Aucun de ses textes n’est placé sous le patronage du théocrate, et si, à
défaut du mot rédemption, le mot rédempteur figure dans La Comédie humaine,
Balzac, c’est le moins qu’on puisse dire, n’en abuse pas… Pourtant, dans l’un de ses
chefs-d’œuvre, Le Curé de village, le texte évoque incontestablement les
conceptions de de Maistre : déroulé à l’intention de Véronique, l’historique du curé
Bonnet, quoique protégé de l’évêque « progressiste » Dutheil, s’apparente aux
brillants échanges de conversation des Soirées…, ou au registre sérieux de
65. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, OC, tome quatrième, Premier entretien,
Vitte et Perrussel, Lyon 1884, pp. 32-33. Le texte est paru en 1821, huit ans avant Le Dernier jour
d’un condamné de Hugo, et la grande controverse qui s’amplifia après Juillet sur la peine de mort,
réclamée par les républicains contre quatre ministres de Charles X. 66. René Guise et Roland Chollet ont démêlé autant que faire se peut l’histoire compliquée de
l’ouvrage, publié au début de 1830 après un simulacre mis sur le marché en 1829, puis revu et
modifié (Pl., op.cit., t. II, pp. 1403 et suiv.). 67. C’est la vertu que prône, avec l’Imitation de Jésus-Christ, l’œuvre de Balzac.
24
l’Éclaircissement…, sur l’adhésion universelle à la certitude de la chute ou du péché
originel :
Depuis le fétichisme informe des sauvages jusqu'aux gracieuses intentions de la
Grèce, jusqu'aux profondes et ingénieuses doctrines de l'Égypte et des Indes,
traduites par des cultes riants ou terribles, il est une conviction dans l'homme,
celle de sa chute, de son péché, d'où vient partout l'idée des sacrifices et du rachat.
La mort du Rédempteur, qui a racheté tout le genre humain, est l'image de ce que
nous devons faire pour nous-même : rachetons nos fautes ! rachetons nos erreurs !
rachetons nos crimes ! Tout est rachetable, le catholicisme est dans cette parole ;
de là ses adorables sacrements qui aident au triomphe de la grâce et soutiennent le
pécheur.68
Mais en fait, la première phrase de ce prêche s’inscrit dans un discours où toute
l’époque se reconnaissait, du libéral et protestant Benjamin Constant (De la religion
considérée dans sa source…) au catholique récalcitrant La Mennais, et à l’Église
officielle : unanimité qui ne pouvait que réjouir l’écrivain de la fusion. Néanmoins,
Balzac ne s’est jamais, que je sache, prononcé sur la vertu expiatoire de l’effusion
du sang ou sur le caractère divin de la guerre ; au contraire, il n’admet pas sans
scrupules la peine de mort, et, comme le remarque Sanson dans un paragraphe de
son autobiographie supposée, « […] pour un méfait, quelque grave qu’il soit, le
corps social n’est pas malade; il est seulement affligé, et la vindicte qui réclame
meurtre pour meurtre ne lui offre qu’une bien triste consolation : un meurtre ne
remédie à rien »69 : on lira à cet égard le bel ouvrage de Michel Lichtlé, Balzac, le
texte et la loi70. Bonald, lui, défend à sa manière des doctrines théocratiques, mais il
n’a ni l’ampleur ni la puissance tragiques, ni l’effrayante érudition de de Maistre : il
est plus proche et, oserait-on dire, plus humain. Après l’exposé de ses « trois idées
générales » (obsession du « ternaire »), les causes, les moyens, les effets, qui
« comprennent absolument tous les êtres, depuis Dieu lui-même jusqu’au
vermisseau », et se traduisent dans la société par pouvoir, ministre, sujet, puis dans
la famille, par père, mère, enfants, etc., il rédige un chapitre sur le sacrifice ; en
dépit de l’hommage flatteur de de Maistre qui aimerait faire de lui son émule ou son
68. Pl., op.cit., t. IX, p. 756. Le substantif « rachat » et le verbe « racheter », au sens religieux, sont
plus fréquents dans La Comédie humaine que ceux de rédemption ou rédimer ; le nom du Sauveur
y revient souvent. Parfois, c’est Balzac lui-même, ou le narrateur, qui parle : « Pour bien peindre
la physionomie de ce Christ de la Paternité, il faudrait aller chercher des comparaisons dans les
images que les princes de la palette ont inventées pour peindre la passion soufferte au bénéfice des
mondes par le Sauveur des hommes » (Le Père Goriot, Pl., t. III, p. 231. Je souligne). 69. Mémoires de Sanson, Pl., op.cit., t. II, p. 443. 70. Michel Lichtlé, PUPS 2012, pp. 235 à 263, en particulier le chapitre X, « Du roman et de la
société en France à l’époque romantique : Balzac devant la peine de mort ».
25
zélateur, honneur qu’il décline avec une ferme courtoisie, il définit le sacrifice selon
qu’il l’entend : « Le sacrifice est le don de soi que le ministre fait au pouvoir, au
nom et dans l’intérêt des sujets, et par lequel il offre la société tout entière, en
offrant l’homme et la propriété, qui composent toute la société »71 : donc, rien de
sanglant, rien de terrifiant, rien qui puisse traumatiser. Aussi, La Comédie humaine
associe-t-elle Bonald à Bossuet, jumelage qui met ses ouvrages entre les mains des
jeunes filles sages, Renée de Maucombe dans les Mémoires de deux jeunes
mariées : « […] mon père m'a fait lire un des plus profonds écrivains de nos
contrées, un des héritiers de Bossuet, un de ces cruels politiques dont les pages
engendrent la conviction. Pendant que tu lisais Corinne, je lisais Bonald, et voilà
tout le secret de ma philosophie : la Famille sainte et forte m'est apparue »72 (à noter
la restriction qu’introduit l’adjectif cruel : sans pitié, ou plutôt lucide ?). Mais
Bonald gardait ce côté « paysan… du Danube », qui dit coram populo la vérité, ou
ce qu’il tient pour tel : toujours à l’avant-garde, il était en 1816 le promoteur de la
loi sur le divorce qui abolissait les articles concordants du Code civil napoléonien ; à
la veille de Juillet, ses prises de position politiques un peu trop concrètes sur le
rétablissement « provisoire » de la censure (son article Sur [ou Contre ?] la liberté
de la presse, qui ne manque ni d’habileté ni de justesse, parut en1826), lui attirèrent
l’inimitié d’un ex-ministre, Chateaubriand, qu’il taxe indirectement de mauvaise
foi..., et les sarcasmes des (mauvais) sujets journalistes ou abonnés à la presse
libérale73. Il serait cependant caricatural de réduire Bonald à son « ternaire »
d’époque et ses « trois idées générales » : écrivain de grande culture, il est intervenu
(à tort et à travers ?) sur tous les terrains, quoiqu’il soit surtout, pour ses lecteurs ou
partisans, dont Balzac, qui le nomme quatre fois dans l’Avant-propos, un maître à
penser politique. Concernant le thème de la substance, qu’il aborde sous tous ses
angles, aussi bien dans le domaine social que dans les considérations théologiques
sur la Trinité chrétienne, il en disserte beaucoup, mais malheureusement sa religion,
pour ainsi dire, est faite : sa phrase fameuse, « l’homme est une intelligence servie
71. OC de M. de Bonald, Démonstration philosophique du principe constitutif de la société J.P.
Migne, 1859, t. I, p. 40, et pp. 87 à 93. 72. Pl., t. I, p. 272. Renée (et Balzac avec elle) a probablement lu vers 1840 la Démonstration…,
dont voici la première phrase : « Le genre humain a commencé par une famille, et la preuve en est
sensible, puisqu’il continue par des familles ; et que, si on pouvait le supposer réduit à une famille,
il suffirait d’une famille pour le recommencer ». Difficile de faire plus lourd, ce n’est pas de
Maistre ; d’ailleurs Balzac se disait disciple de Bonald, grand penseur « à qui le style a
manqué »... On consultera les annotations très complètes de M. Ambrière-Fargeaud sur l’«Avant-
propos » (Pl., op.cit., pp. 1110 à 1142, et sur Bonald, les pp. 1127-28, note 5 de la p. 12). 73. « Messieurs, si nous prêtions des ridicules aux hommes vertueux de la Droite ? Si nous disions
que monsieur de Bonald pue des pieds ? s'écria Lousteau » (Illusions perdues, op.cit., p. 436).
Mais la chronologie interne du roman ne correspond pas aux dates de la « censure provisoire »…
26
par des organes » 74, devenue le mot d’ordre de toute la « droite » cléricale, écartait
l’éventualité de la transaction rêvée par son disciple… qui se garde d’y faire la
moindre allusion : et selon le théocrate, il y a bien deux substances, dont l’une
matérielle, corporelle, et l’autre ―l’« intelligence »―, « incorporelle » ou
« spirituelle », l’auteur préférant éviter l’adjectif « immatérielle », que Malebranche,
qu’il magnifie, utilise à peine dans La Recherche de la vérité. Pour plus de détails,
la Théorie du pouvoir, dont un chapitre s’intitule sans ambages « Spiritualité et
immortalité de l’âme »75, procure les lumières souhaitées.
Balzac, s’abstenant de trop s’engager dans le labyrinthe des systèmes que j’ai si
laborieusement résumés, doit cependant répondre aux questions qu’ils posent ; et
s’il y a un point sur lequel il ne se démentira jamais, c’est le désaveu radical de
l’immatérialité de l’âme ou de la substance : il le rappellera parfois, avec ironie,
pour l’édification de quelques-uns de ses confrères adeptes d’un spiritualisme tombé
au rang de trivialité. Dans un passage des Employés, une quinzaine d’années après le
Discours sur l’immortalité…, le grotesque Phellion, qui travaille, dit-il, « à un
nouveau petit traité sur la morale », une sorte de catéchisme, en lit un extrait à ses
collègues de bureau : « D. Qu’est-ce que l’âme ? - R. C’est une substance spirituelle
qui pense et qui raisonne ». Et Thuillier de l’interrompre par cette remarque
narquoise : « Une substance spirituelle, c’est comme si l’on disait un moellon
immatériel »76 ; logiquement, la comparaison implique dans ce contexte
l’équivalence des adjectifs spirituel et immatériel, et par contraposition la
matérialité de la « substance spirituelle ». L’aspiration de Balzac à l’unification dans
l’écriture ne pouvait s’accommoder de l’ignorance que confessaient ou feignaient de
professer Voltaire et ses amis, et moins encore des deux opinions antinomiques qui
fournissaient le canevas des théories du matérialisme et du spiritualisme ―non de
l’idéalisme, mot absent de son œuvre dans l’acception philosophique. Les romans de
jeunesse de Balzac esquissent l’opposition fondamentale dès Jean-Louis, avec le
discours d’inspiration plébéienne et rabelaisienne que Barnabé Granival, oncle du
74. Formule inspirée de Proclus (traduit par Cousin) ? Bonald la répète et l’enjolive en toute
occasion ; une autre formule, découlant de la précédente, et qu’il a ardemment défendue, concerne
l’origine du langage ; Bonald y attache autant d’importance que Condillac, dont il rejette la théorie
sensualiste : la création de signes ne saurait résulter de l’expérience sensible ; substantiellement
liée à la pensée, elle est, après la pensée, un don de la suprême puissance : « […] la question tout
entière du langage réel ou inventé peut être réduite à la démonstration de l’impossibilité de son
invention ; et cette démonstration se trouve dans cette proposition sérieusement méditée : QUE
L’HOMME PENSE SA PAROLE AVANT DE PARLER SA PENSÉE, ou autrement, QUE L’HOMME NE PEUT
PARLER SA PENSÉE SANS PENSER SA PAROLE. » (OC, op.cit., tome III, Recherches philosophiques,
chap. II, « De l’origine du langage », p. 64). 75. OC de M. de Bonald, op.cit., tome I, Théorie du pouvoir, Partie II, Livre I, chapitre IV, p. 470. 76. Pl., t. VII, p. 1078. Voir aussi La Peau de chagrin, Les Martyrs ignorés etc.
27
héros, adresse à son neveu en conclusion de la liste des « philosophies des
écoles » : « […] ces diverses enseignes se sont rangées en deux armées modernes :
le spiritualisme et le matérialisme. Mais le pyrrhonisme est resté !... »77. L’évolution
(cousinienne !) vers la prise en considération de la pensée mystique, manifeste dans
le Traité de la prière ou dans Sténie, s’amorçait déjà, sans concession à
l’immortalité de l’âme ni à la religion officielle, dès le Discours…78, dont un
paragraphe célèbre les magnificences de la prière, et dans les « Lectures de
philosophes », bien qu’il n’y soit pas question des théosophes que Balzac, à en
croire sa sœur Laure et lui-même, aurait pourtant fréquentés au sortir du berceau.
Vers la fin du XVIIIe siècle, outre la vogue européenne de Rousseau, Swedenborg,
traduit par dom Pernety, puis par J.P. Moët, vulgarisé par Daillant de la Touche,
Jacques Matter, Édouard Richer, les Illuministes, défendait une variété de dualisme
non manichéen : il existe deux hommes, « l’homme intérieur et l’homme extérieur,
qui sur la terre n’en font qu’un »79 : homme double dont toutes les parties
correspondent, « car ce terme exprime une idée spirituelle dans Swedenborg, qui
s’éloigne du matérialisme, et le confond, en matérialisant, pour ainsi dire, les choses
spirituelles, en spiritualisant les choses matérielles. Parlant de l’esprit, il ne parle pas
d’une idée, d’un souffle, d’un être de raison, de rien, mais d’une substance réelle,
qu’il vous démontre […] »80 ; Balzac adopte et adapte ces hautes spéculations,
refondues avec beaucoup d’autres : à titre d’exemple, les emprunts à L’Homme de
désir de Saint-Martin sont parfois recopiés à la lettre, ou presque. Plus
succinctement, avec Séraphîta, les sectateurs de Swedenborg proclament que « [s]ur
la terre, [les objets] sont d’une substance terrestre, tandis que dans les cieux, ils sont
sous les apparences célestes et relatives à l’état d’ange » : il y aurait donc deux
substances ? Il fallait, conciliant des courants doublement divergents, concevoir un
système compréhensif, apte à fusionner la diversité des points de vue, et à dépasser
dialectiquement les oppositions entre matériel et « immatériel » ou plus exactement,
77. Viellerglé-Lord Rhoone, Jean-Louis ou la fille trouvée (Bouquins, Premiers romans, Robert
Laffont, p. 412). Je reviens plus loin sur cette phrase, à propos de Victor Cousin. 78. Pl., op.cit., t. I, pp. 549-550 : quand la Pensée humaine n’a plus de substance qu’elle-même... 79. Louis Lambert, lorsqu’il reçoit la visite de son « ami de collège », l’aperçoit « sous une autre
forme, je ne sais laquelle », dit Pauline de Villenoix : sans doute en voit-il séparément « l’homme
intérieur », confondu, dans la vision commune, avec son être extérieur. (Pl., op.cit., t. XI, p. 774). 80. ABRÉGÉ des ouvrages d’ÉM. SWÉDENBORG (sic) contenant La doctrine de la nouvelle
Jérusalem-Céleste…, Stockholm et Strasbourg, 1788, « Discours préliminaire » de Daillant de la
Touche, p. XLI-XLII. Balzac laisse de côté les correspondances un peu trop concrètes établies par
le théosophe entre cœur-volonté, poumon-entendement (voir la traduction ou adaptation de son
œuvre, p. 17) ; elles ne figurent d’ailleurs dans aucune version du texte biblique connue de moi.
28
spirituel, Corps et Esprit, Matérialisme et Spiritualisme : et c’est cette notion de
substance qui allait permettre le dépassement.
Balzac qui, à ses débuts, paraissait tenté d’acquiescer au mécanisme sensualiste de
la formation des idées81, répudie expressément dans l’« Avant-propos », en 1842,
« l’école sensualiste et matérialiste, deux faces du même fait, le panthéisme » ; déjà
dans Sténie, le « spiritualiste » Del Ryès réprouvait « notre triste philosophie qui
dessèche l’âme, qui voit matière en tout »82 : Del-Ryès est une incarnation du
« spiritualisme », Vanhers celle d’un matérialisme anarchisant, instable, qui tâtonne
à la recherche du « vrai » ; et sous sa plume, le mot substance signifie bien matière
« malgré les termes » malcommodes :
Ainsi donc, le principe qui consacre que rien n’existe sans cause est vrai dans ce
sens seul qu’à un effet quelconque, il faut deux sortes de matières, la substance
qui reçoit et celle qui donne. Rien dans l’univers ne se fait sans cette condition :
que l’on appelle mouvement, force, volonté, la substance qui donne, et l’autre,
matière enfin malgré les termes ; que les deux substances sortent de la même
mère ou qu’elles soient d’origine différente, quand il n’y aurait que la substance
force et la substance inertie, il est clair qu’il faut deux choses pour produire un
mode, un effet, un ce que tu voudras, car en admettant qu’il est des principes purs,
indécomposables, je pense qu’ils ne produiront rien seuls. La création n’a lieu que
par des mixtes.83
Le problème est posé, mais non résolu, et tout le discours est dans ce ton ; Vanhers,
l’un des personnages qui par certains traits annoncent le grand Vautrin, aligne dans
la page suivante de Sténie des arguments contre le matérialisme et le spiritualisme,
« contre toutes les philosophies existantes, sauf la nôtre », dit-il ; mais celle-ci, « la
nôtre », reste scindée en deux tendances elles-mêmes doubles, chacune portée par
l’un des deux épistoliers. Vanhers ressent le défaut d’une substance, aspiration qui
transparaît en creux dans une de ses phrases : « Si ton amour n’embrasse que les
qualités de Sténie, ce n’est plus de l’amour »84 : il y aurait donc quelque chose au-
delà, en deçà ou en dessous de ces qualités ? Et Del Ryès, commence, dès la Lettre
VI, à évoluer vers une attitude moins éthérée à l’égard de sa sœur de lait : Balzac
81. Par exemple, Essai sur le génie poétique, Pl., op.cit., t. I, p. 595 et suiv. 82. Sténie, Lettre V, Pl., op.cit., t. I, p.747. 83. Id., Lettre II, p. 730. Ce passage trahit pourtant son embarras, et celui de Balzac : il hésite à
écrire que mouvement, force, volonté sont des matières, dans la même lettre où il précise qu’une
des substances (« la substance mue ») « est en toi », et « que la substance motrice est en dehors ». 84. Il va jusqu’à concéder, afin d’entretenir del Ryès dans son apaisante illusion, que « oui, l’âme
de ta douce amie est immortelle […] » (id., lettre XII, p.762). Mais après la crise, la lettre XVIII
met les choses au point… (p. 773).
29
n’a pas encore, comme plus tard le fera Louis Lambert, fondu d’un seul jet la
matière et l’esprit. Chose curieuse, les romans de jeunesse signés Lord Rhoone ou
Viellerglé s’affranchissent totalement de considérations sur la substance ; l’auteur
s’attaque plutôt, avec une rafraîchissante naïveté, à l’examen d’axiomes ou de
préjugés qui intéressent les fondements de la société ou de la civilisation dans
laquelle il vit : pourquoi la prohibition de l’inceste, pourquoi l’interdiction de la
polygamie, pourquoi le célibat des prêtres etc. : s’agirait-il de provocation ? C’est
surtout Lousteau et les Parisiens qui s’y livreront à Sancerre dans le salon de Dinah
de la Baudraye, et au détriment du procureur général. En tout cas, la réaction fut
immédiate, et Le Vicaire des Ardennes censuré…
Dans sa critique –sévère– de l’éclectisme, Bonald écrivait :
Ils sont [le système sensualiste ou matérialiste, et le système religieux ou
spiritualiste], chacun dans leur genre, deux systèmes absolus, et il ne peut y en
avoir d’autres ; deux systèmes complets, positifs : l’un dans l’affirmation de la
seule substance corporelle, l’autre dans l’affirmation de deux substances,
corporelle et spirituelle, qui composent l’être humain ; deux systèmes
diamétralement contradictoires, et, pour en composer un tiers système, un
système moyen qui ne soit ni l’un ni l’autre et qui soit tous les deux, vous
chercherez en vain, vous vous condamnerez, comme les Danaïdes, à remplir un
tonneau sans fond, vous chercherez toujours, et vous ne choisirez jamais de
manière à faire un corps de doctrine, un et lié dans toutes ses parties et
universellement reçu : et prenez garde que, tant que vous cherchez, vous n’êtes
que des sceptiques ; dès qu’une fois vous aurez choisi, vous n’êtes plus
éclectiques85.
L’auteur de ces assertions catégoriques a omis de consulter les œuvres de son
présumé disciple (parmi celles parues avant 1840, date de sa mort…) qui, sans en
savoir plus long, avait relevé le défi dès ses premiers romans ou dans le Livre
mystique ; déjà on lit dans le Discours… ces phrases prémonitoires : « […]
l’unanimité est un des grands signes de la vérité. Elle réunit tout sans division sous
ses étendarts. Les uns reconnaissant l’âme immortelle et immatérielle ; les autres
immortelle et matérielle. Un troisième parti, s’appuyant sur les substances, trouve
moyen de concilier les inconciliables sentiments des autres »86 : quel est ce tiers
parti « conciliateur » ou « fusionniste », sinon celui que choisit Balzac ? Fusion
―ou confusion ?― contre laquelle s’élèvera Nietzsche, aussi réticent que Condillac
vis-à-vis de ce terme de substance : « Rien n'est plus erroné que de faire des
85. Démonstration philosophique du principe constitutif de la société, op.cit., p. 8. 86. Discours…, Pl., op.cit., t. I, p. 559. Je souligne.
30
phénomènes psychiques et physiques les deux visages, les deux révélations d'une
même substance. Par là on n'explique rien ; l'idée de "substance" est absolument
inutilisable lorsque l'on veut expliquer »87. En fait, la déclaration provocatrice de
Bonald s’adresse et convient parfaitement à l’éclectisme de Cousin et de son école :
Cousin s’essouffle à parcourir toutes les philosophies que lui présente l’histoire des
idées pour y retrouver en tous temps et tous lieux la succession des quatre systèmes,
le sensualisme lié au matérialisme, puis l’idéalisme ; et comme ces deux systèmes
sont « vrais par un côté et faux par un autre », ou « moitié vrais, moitié faux », donc
incomplets, vient le scepticisme qui fait la guerre aux précédents avant de
succomber à son tour en s’abîmant dans une sorte de « compromis » entre la religion
et la philosophie. Ce compromis, d’un seul mot, c’est le mysticisme, acte de
désespoir de la raison humaine renonçant à la vie corporelle et intellectuelle, et
fondé sur la « spontanéité », intuition primitive, antérieure à toute « réflexion » de la
pensée sur elle-même, et rétive à l’analyse88. L’issue, une fois l’hommage rendu aux
systèmes indispensables à la vie de la philosophie, tient, on le devine, dans un
éclectisme spiritualiste qui unit le spontané et le réfléchi sous l’égide de la raison, et
dans la ligne de la philosophie écossaise de Reid. À juste titre, beaucoup de lecteurs
furent ou sont agacés par le pédantisme de Cousin : oui, ce professeur abuse de
développements abstraits ; oui, il a peu ou pas compris Hegel ; oui, il indispose par
l’antienne de ce combat permanent et circulaire que se livrent en champ clos les
systèmes qu’il convoque et juxtapose, sans la lueur d’une ouverture sur le
mouvement social ou politique qui les construit et les pénètre, et dont il était
pourtant l’un des acteurs en vue ; oui, son arrogance, qui cache peut-être une secrète
insatisfaction, est souvent exaspérante... On n’oubliera pas cependant que lui et son
équipe ont été de grands traducteurs et vulgarisateurs, et que, dans une conjoncture
politique difficile, ils ont défendu les droits de la philosophie, certes libérale
« bourgeoise », contre les empiètements de l’Église attachée à l’Ancien Régime puis
au Second Empire, continuant donc sur le plan idéologique la Révolution de 1789.
Victor Cousin, malgré les quelques amendements qu’il a apportés à ses thèses, n’a
jamais reconquis la faveur du public, gagné après 1848 à l’orthodoxie catholique
87. Nietzsche, La Volonté de puissance, Livre troisième, par. 260 ; l’authenticité de ce titre étant
mise en doute, je ne m’y réfère pas plus avant ; mais dans Le Gai Savoir, Nietzsche considère que
la découverte des similitudes est une condition de la survie des humains, et que le penchant « à
traiter, dès l’abord, les choses semblables comme si elles étaient identiques », illogique certes,
mais nécessaire pour éviter de dangereuses irrésolutions, explique le formation du concept de
substance (Friedrich Nietzsche, Œuvres, Collection Bouquins, Robert Laffont, t. II, pp. 124-125.) 88. Je ne discuterai pas ici les thèses de Cousin, qui n’entrent pas dans mon projet ; mais il est
évident que cet « éclectisme » n’a de commun que le nom avec celui de Balzac, pour qui tout
système est vrai et faux, mais non pas moitié vrai, moitié faux.
31
romaine, ou au renouveau spiritualiste de l’école écossaise qu’il avait contribué à
répandre ou encore, pour la partie de la couche intellectuelle déçue par l’échec de la
révolution de 1848, aux mystères tellement plus excitants du spiritisme.
Dans la vaste ou trop vaste enquête de Cousin, à qui Louis Lambert reproche de
déployer une érudition qui n’aboutit à aucune construction théorique89, en somme de
ne pas donner la « raison du mouvement », le concept de substance, support des
attributs, occupe d’évidence une place éminente : notons seulement, Cousin le fait
observer, que l’opposition de la pensée et de l’étendue, de l’esprit et du corps, ne
rend pas un compte exact de la vision cartésienne, plus élaborée, ce que montrent les
Principes 51 à 54 des Principes de la philosophie90. Dans la perspective esquissée
par Balzac, et n’en déplaise à Phellion… ou à Nietzsche, il est possible de faire état
parallèlement, grâce à son double aspect, d’une Substance matérielle, et, sinon
d’une Substance spirituelle, du moins d’une chose qui pense, fondement substantiel
de l’activité spirituelle. Et ce n’est certainement pas hasard si Louis Lambert
inaugure, sur le modèle spinoziste, ses « Pensées » mûrement méditées, en
définissant ce qu’est pour lui la Substance dans ses relations avec la Matière :
Ici-bas, tout est le produit d’une SUBSTANCE ÉTHÉRÉE, base commune de plusieurs
phénomènes connus sous les noms impropres d’Électricité, Chaleur, Lumière,
Fluide galvanique, magnétique, etc. L’universalité des transmutations de cette
Substance constitue ce que l’on appelle vulgairement la Matière91.
Balzac s’est ici efforcé de gagner en rigueur et en complexité : l’intérêt majeur de
cette « Pensée » tient dans l’inversion, décisive pour ma lecture de La Comédie
humaine, des deux vocables, Substance et Matière : le premier, débarrassé des
adjectifs de routine qui en neutralisaient les virtualités et à présent hyperonyme, se
révèle le mieux adapté au dessein unitaire de l’écrivain. La Matière s’est faite
transmutations dynamiques au lieu d’être source des modifications condillaciennes ;
les phénomènes inventoriés « sous des noms impropres » ont leur en dessous dans la
Substance éthérée, donc à la fois éther ou esprit et matière, mots du langage courant
comme scientifique de l’époque. Et il convient d’accorder autant d’importance à
l’adjectif qu’au substantif : dans les textes littéraires, il servait d’ordinaire à qualifier
89. « Un professeur de philosophie devient illustre, en expliquant comment Platon est Platon »
(Louis Lambert, op.cit., p. 649). 90. Descartes, Principes…, Première partie, 53. Que chaque substance a un attribut principal, et
que celui de l’âme est la pensée, comme l’extension est celui du corps (il dit aussi nature pour
substance) : le dualisme des substances est ici nuancé et amendé. 91. Pl., op.cit., t. XI, p. 684 (voir Per Nykrog, La pensée de Balzac…, Munksgaard, 1965, p. 82 et
suiv.). Le « etc. » permet d’élargir la liste à des qualités occultes, mais toujours matérielles.
32
la matière subtile du ciel, mais il appartenait aussi à la terminologie des chimistes.
Dans cette première « Pensée », Louis Lambert qualifie et spécifie donc la
Substance, et non la matière, contre d’Holbach92 : et malgré les suggestions d’Adam
de Wierzchownia, le génial chimiste méconnu, Polonais passé par la Suède où il
aura peut-être fréquenté Berzélius, voire Swedenborg, c’est l’irrémédiable méprise
consommée par Balthazar Claës dans son dialogue avec sa femme Pépita : « Assez,
Balthazar ; tu m'épouvantes, tu commets des sacrilèges. Quoi ! mon amour serait...
―De la matière éthérée qui se dégage, dit Claës, et qui sans doute est le mot de
l'Absolu ». Mais précisément non, « le mot de l’Absolu » n’est pas la matière
éthérée, c’est la Substance, cette réalité qui échappe aux investigations et aux
expériences des savants les plus habiles et les plus ingénieux. La promotion de la
Substance, suggérée ou renforcée par la réflexion sur quelques extraits de l’Éthique,
est bien un geste capital : elle permet d’étayer la thèse célèbre de Louis Lambert,
suivant laquelle matérialisme et spiritualisme expriment « les deux côtés d'un seul et
même fait »93, ou à Adam de déclarer à Balthazar qu’« une substance commune à
toutes les créations, modifiée par une force unique, telle est la solution nette et claire
du problème offert par l’Absolu »94. Demeurait néanmoins en suspens l’exigence de
déterminations plus tangibles, non verbales, de ce qu’est cette Substance
coordonnée à la Matière, exigence à laquelle Balzac entreprit de répondre. Un
premier éclaircissement est fourni par Louis, qui admet non pas que la matière
pense, mais, ce qui est tout différent, que la matière est pensée : « matière » à la fois
et contradictoirement hétérogène et homogène à celle que nous percevons par
l’intermédiaire de nos sens extérieurs, de nos sensations, puisqu’elle est issue dans
tous les cas des transmutations de la Substance. La Sensation condillacienne, elle, se
profile dans un paysage moins austère : la philosophie, exulte Novalis, « dort
maintenant sur les rayons de ma bibliothèque. Je suis heureux d’avoir fini la
traversée des Spitzbergs de la Raison pure et de pouvoir habiter de corps et d’âme le
monde sensible, si coloré et si frais. Le souvenir des tourments endurés me réjouit.
Cela fait partie des Années d’apprentissage de la culture »95.
Malgré cette attrayante invite, je poursuis cahin-caha mon obscur chemin dans les
contrées glaciales : et d’abord, quelle origine conférer à la Substance ? Louis
92. Le Système de la nature, op.cit, chap. II, Du mouvement et de son origine, p. 23. 93. Ibid., p. 616. Gobseck, entre autres, disait déjà : « […] vous n’arriverez jamais à séparer l’âme
des sens, l’esprit de la matière » (Ajout sur le « Furne » en 1842, voir Pl., t. II, p. 976). 94. La Recherche de l’Absolu, Pl., t. X, p. 717. 95. Novalis, Heinrich von Ofterdingen, Pl., Romantiques allemands, t. I, citation d’une « Lettre à
un ami », p. 1575, note de la p. 381. Autre version chez Goethe, ces deux vers fameux dans la
leçon de Méphistophélès à l’écolier : « Grises, cher ami, sont toutes théories, et vert le bel arbre
précieux de la vie » (Faust, Première partie).
33
Lambert l’attribue à une puissance inconnue, et selon lui inconnaissable : la Parole
(Pensée IX, première série), « raison suprême des Voyants et des Prophètes »96, qui
l’engendre incessamment. Elle se présente pour nous, ici-bas, comme Matière,
laquelle n’est plus que le produit de ses combinaisons avec les milieux sous
l’impulsion du Mouvement suscitant la forme, réservoir de la Volonté, de la Pensée
et de la sensation97, cette « connaisssance du premier genre » (Spinoza). Telle que la
concevaient les condillaciens, elle correspond peu à l’idée que nous nous en faisons
aujourd’hui : « […] l’expérience sensorielle n’est jamais immédiate : les sensations
se structurent en des perceptions qui sont toujours investies de préalables culturels et
idéologiques invérifiables, d’anticipations et de significations implicites, véhiculées
par le langage »98. Mais qu’en advient-il si nous quittons l’aromatique domaine de la
Matière, de la Sensation, vers un niveau plus élevé ? La Substance alors s’expurge,
s’épure, et, sans être pour autant « spirituelle », devient Esprit ; ou encore, l’homme
susceptible d’atteindre au degré requis d’élévation, affiné, épuré, « spiritualisé », la
perçoit et perçoit les êtres sous un aspect nouveau99. Raphaël mourant, réfugié à la
cime d’un rocher, au sein d’une nature vierge, très au-dessus, pour peu de temps
hélas, des vicissitudes sensibles de l’existence quotidienne, « s’était si parfaitement
uni à cette terre animée, qu’il en avait en quelque sorte saisi l’âme et pénétré les
secrets. Pour lui, les formes infinies de tous les règnes étaient les développements
d’une même substance […] »100 ―la suite renvoyant à une conception hylozoïste de
la Création, que l’on retrouve plus tard dans le verbe de Séraphîta. Lorsque celle-ci
cherche à faire comprendre à Minna ce qu’est la Spécialité dont elle jouit, elle use
d’une comparaison avec l’œuvre d’un statuaire101, qui offre une image palpable de
la conversion liée au changement de hauteur, la Substance restant ce qu’elle est dans
son essence. Jusqu’où aller ainsi ? Jusqu’aux « principes ? Jusqu’à Dieu ? Il y a dès
le Discours… une curieuse métaphore ou hypothèse102 qui, par extrapolation,
conduirait la Substance presque à ces sommets… Ce qui est vrai du microcosme
l’est du macrocosme : dans l’exposé grandiose, objet de sa dernière leçon rue du
Fouarre, l’illustre docteur Sigier déroule l’ordonnance de l’univers en des termes qui
96. Séraphîta, op.cit., p. 819. 97. Louis Lambert, op.cit., p. 819 et 685. 98. Jean-Paul Charrier, Scientisme et Occident, éd. Connaissances et Savoirs, 2005, p. 117. 99. Louis Lambert, Pl., op.cit., t. XI, p. 683. 100. La Peau de chagrin, Pl., t. X, p. 282. 101. Pl., t. XI, p.794. 102. Discours…, op.cit., paragraphe 69, pp. 538 et suiv. La thèse de la matérialité de Dieu n’aurait
rien d’une nouveauté blasphématoire : le Dieu des chrétiens (mais pas celui des juifs ni des
musulmans) ne s’est-il pas incarné, « matérialisé », dans le Fils ?
34
préfigurent les développements de Séraphîta, et constituent un abrégé de la vision
du monde dans l’écriture de La Comédie humaine :
Les faux dogmes des deux principes et ceux du panthéisme tombaient sous sa
parole qui proclamait l’unité divine en laissant à Dieu et à ses anges la
connaissances des fins dont les moyens éclataient si magnifiques aux yeux de
l’homme. Armé des démonstrations par lesquelles il expliquait le monde matériel,
[…il] construisait un monde spirituel dont les sphères graduellement élevées nous
séparaient de Dieu, comme la plante était éloignée de nous par une infinité de
cercles à franchir. […Il] décrivait la substance de Dieu même, coulant à pleins
bords comme un fleuve immense du centre aux extrémités, des extrémités vers le
centre. La nature était une et compacte103.
En « proclamant » l’immanence de la Divinité dans l’homme et hors de l‘homme, le
Docteur en théologie semble aller à l’encontre de son assertion initiale, puisque la
description de « la substance de Dieu » irriguant la nature pourrait être interprétée
dans le sens d’un panthéisme pourtant écarté dès les premiers mots. Le docteur
Sigier serait-il hérétique, ou sa parole incohérente ? La Substance, qui sous le nom
de Matière constitue le monde d’ici-bas, participe bien, Séraphîta le confirme, de la
nature divine, ce qui entraînerait une fois de plus pour conséquence l’affirmation
réciproque mais au premier abord choquante de la « matérialité » de
Dieu. Rétorquera-t-on que le docteur Minoret, absourdi par l’expérience du pouvoir
immense qu’il a constaté chez la « pythonisse sans trépied » que lui a présentée un
swedenborgiste, en induit que sa vieille science, « basée sur les assertions de l’école
de Locke et de Condillac », en un mot du sensualisme, « était en ruine » ? Et bien
pis, que le magnétisme, « en prouvant que les sens, construction purement physique,
organes dont tous les effets s’expliquent, étaient terminés par quelques-uns des
attributs de l’infini », « renversait ou du moins lui paraissait renverser la puissante
argumentation de Spinoza : l’infini et le fini, deux éléments incompatibles selon ce
grand homme, se trouvaient l’un dans l’autre »104. La cohabitation de Spinoza et de
Condillac est, il est vrai, surprenante dans le portrait d’un vieux sensualiste ; mais le
narrateur a pris soin d’user de formules paradoxales, autorisant à avancer que si la
Substance est, directement ou non, accessible sous ses deux espèces à la faible
étendue de nos facultés, c’est parce que le « magnétisme » leur permet de pressentir
103. Les Proscrits, Pl., t. XI, pp. 540 et suiv. Il est question, dans une lettre à Mme Hanska, de
« Dieu qui nourrit les mondes de sa substance » (LH, t. II, p. 598, lettre 385 du 25 juin 1847). Je
ne relève pas les rapprochements avec, entre tant d’autres, Dante, Jacob Boehme, Swedenborg… 104. Ursule Mirouët, Pl., t. III, p. 837-38. La restriction (« du moins lui paraissait… ») laisse
entendre que le docteur Minoret commet une erreur, que Séraphîta se charge de corriger.
35
les rapports occultes, quoique réels, substantiels, « matériels », qui se dérobent à
nos sens agrandis par les appareillages les plus raffinés de la science officielle : c’est
un type similaire de rapports qui unit, tout en les dissociant, la Cause et l’Effet105.
L’Ange discutera et résoudra les difficultés qui naissent de ces questions : une
analyse détaillée de sa démonstration, mathématiquement construite, n’est pas
impossible, mais elle est épineuse dans la pratique. En voici, suivant mon optique,
les lignes principales : une fois écarté le Doute où s’achoppe le pasteur Becker106,
malgré les leçons qu’il aurait pu tirer de sa familiarité avec les œuvres de
Swedenborg dont il raconte la biographie et la doctrine, l’Ange prend la parole107. Il
passe au crible les doctrines métaphysiques, et confronte les deux options, toutes
deux exclusives, qui s’offrent à nous, et que la stérilité découlant de cette
confrontation rend également « pernicieuses » : le dualisme et le panthéisme. Avant
de se livrer à l’impitoyable critique qu’appellent les aléas de la conception humaine
des sciences (« La science est une, et vous l’avez partagée »), le futur Séraphin
tourne l’obstacle que lui oppose l’inaptitude où nous sommes, à notre niveau, de
recevoir son message avec profit : il accepte donc de poser les problèmes en des
termes voisins de ceux qu’employaient les sensualistes :
À vous, comme à la plupart des penseurs, les rapports que vous avez la faculté de
découvrir entre les choses dont la réalité vous est attestée par vos sensations ne
semblent point devoir être matériels. L'univers Naturel des choses et des êtres se
termine donc en l'homme par l'univers Surnaturel des similitudes ou des
différences qu'il aperçoit entre les innombrables formes de la Nature, relations si
multipliées qu'elles paraissent infinies ; car si, jusqu'à présent, nul n'a pu
dénombrer les seules créations terrestres, quel homme pourrait en énumérer les
rapports ?108
De la sorte, la voie analytique ou inductive étant fermée, il condescend, « afin
d’adapter le problème de la Création à la mesure de votre logique », à considérer
que « tout ce que nos yeux et nos esprits aperçoivent, toutes les choses nommées et
innommées » (les choses, pas la logique) composent « un bloc de matière finie »,
concédant à lui-même, à ses auditeurs… et aux lecteurs de La Comédie humaine ce
105. La Fausse Maîtresse, Pl., t. II, p. 216. 106. Le pasteur, protestant imbu de scepticisme rationaliste tout autant que Constant et les libéraux,
ne croit pas en Séraphîta, ni à son mysticisme, ni même en Dieu… (op.cit., id., pp.788 et 807).. 107. Séraphîta : voir Chapitre III, « Séraphîtüs-Séraphîta », et chapitre IV « Les nuées du
sanctuaire ». 108. Le mot Surnaturel ne semble pas revêtir ici de sens ésotérique : comme le plus souvent dans
La Comédie humaine, il s’oppose au Naturel ou au trivial de notre monde ; sur le Falberg,
Séraphîta le dit à Minna : « Vous appelez surnaturels les faits dont les causes vous échappent »…
36
mot inadéquat de matière : inadéquat, mais qui présente l’avantage de mettre le
discours à notre portée, dans un langage qui nous est accessible. Car il inclut à la
fois les objets sensibles de notre monde familier, celui qui tombe sous les sens, celui
que perçoit ou croit percevoir « l’opinion » (Platon), l'« observation qui connaît »
(Aristote), la « connaissance du premier genre » (Spinoza) etc., ―et les relations
matérielles, mais échappant à la sensibilité extérieure, établies par notre esprit :
Quelque abstraite que l'homme la suppose, la relation qui lie deux choses entre
elles comporte une empreinte. Où ? sur quoi ? Nous n'en sommes pas à
rechercher à quel point de subtilisation peut arriver la Matière. Si telle était la
question, je ne vois pas pourquoi celui qui a cousu par des rapports physiques les
astres à d'incommensurables distances pour s'en faire un voile, n'aurait pu créer
des substances pensantes, ni pourquoi vous lui interdiriez la faculté de donner un
corps à la pensée ? Donc votre invisible univers moral et votre visible univers
physique constituent une seule et même Matière. Nous ne séparerons point les
propriétés et les corps, ni les objets et les rapports. Tout ce qui existe, ce qui
nous presse et nous accable au-dessus, au-dessous de nous, devant nous, en nous ;
ce que nos yeux et nos esprits aperçoivent, toutes ces choses nommées et
innommées composeront, afin d'adapter le problème de la Création à la mesure de
votre Logique, un bloc de matière fini ; s'il était infini, Dieu n'en serait plus le
maître109. (Je souligne).
Il établit ainsi qu’à ce « bloc » fini, il est impossible pour nous de mêler un Dieu
infini ; toute l’argumentation reprend et rectifie la théorie des « quatre systèmes » de
Victor Cousin ; mais au lieu de s’achever par le triomphe de la Raison, elle va
s’épanouir dans l’apothéose de la Foi. L’antagonisme (masculin) du dualisme et du
panthéisme se dénoue en unité de l’Esprit et de la Matière dans le verbe Croire
(féminin) par le passage à la hache des « sciences de la matière » aux « sciences de
l’esprit » ; la dissension entre matière et substance y perd de sa pertinence dans
l’unité de composition qui donne priorité aux principes, puis s’efface au profit de la
notion de force : « Sachez-le donc, il y a les sciences de la matière et les sciences de
l’esprit. Là où vous voyez des corps, moi je vois des forces qui tendent les unes vers
les autres par un mouvement générateur ». Et lorsqu’enfin la Foi a surmonté et
submergé tous les obstacles, Séraphîta trace à l’intention de ses disciples le
« chemin pour aller au Ciel » et chante l’hymne sublime à la Prière, qui, jointe à la
« vertu suprême », la Résignation, précède l’Assomption : car « tout est action dans
la Prière, mais action vive, dépouillée de toute substantialité, et réduite à être,
comme le mouvement des Mondes, une force invisible et pure. Elle descend partout
109. Id., p. 807-809. Claires allusions à Locke, à Voltaire, aux idées répandues par les philosophes.
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comme la lumière, et donne la vie aux âmes qui se trouvent sous ses rayons, comme
la Nature est sous le soleil »110. La Prière, dans ce contexte, revêt, on le voit, une
acception toute particulière, qu’il est malaisé de dégager des pages génialement
poétiques qui la circonscrivent ; elle n’est ni matière ni substance, ni, comme dans le
langage de la terre, une requête ou un hommage qui monte vers la Divinité, mais une
force qui au contraire en descend depuis le véritable foyer de l’énergie universelle.
Dans l’état de complète quiétude où l’esprit ne parvient qu’au prix de lourds
sacrifices, « l'univers appartient à qui veut, à qui sait, à qui peut prier ; mais il faut
vouloir, savoir et pouvoir ; en un mot posséder la force, la sagesse et la foi. Aussi la
prière qui résulte de tant d'épreuves est-elle la consommation de toutes les vérités,
de toutes les puissances, de tous les sentiments ». Par la prière, « véritable aspiration
de l’âme séparée du corps », la nature humaine spiritualisée s’unit à Dieu…111
Dans les sphères inférieures cependant, le débat n’est pas parvenu à sa
conclusion ; les « spiritualistes » admettent une substance, mais sans pouvoir dire en
quoi elle consiste ni comment elle agit ; les « matérialistes » supposent une matière,
mais dépourvue de support112. Pour ce qui est de l’œuvre de Balzac, une
contradiction, ou contrariété, continue de subsister ; elle travaille l’alliance
substantielle de l’Unité et de la Variété qui domine la philosophie et l’écriture
balzaciennes. Sans l’Unité, le dualisme réduirait la Variété à l’hétérogénéité infinie
et chaotique des formes, des sensations, des mots qui les créent ou les interprètent ;
110. Id., pp. 815, et 826. De même, contre les thèses libérales, le Pouvoir du génie porteur d’un
« système » descend sur les masses et les met en mouvement : mens agitat molem… 111. On a quelque scrupule à déchiqueter et défigurer ce texte splendide : je ne peux qu’y renvoyer.
L’exhaustif et remarquable travail d’Henri Gauthier sur Séraphîta commente ces pages (pp. 847
et suiv.), et recense (Ibid., pp. 1702-1704, surtout note 3, p. 1702) les très nombreuses
« influences » ―dont l’empreinte d’idées gnostiques exposées par Jacques Matter dans son
Histoire critique du gnosticisme― « magnifiquement assimilées et dominées » dit-il avec raison,
qu’il a pris pour tâche d’y retrouver : mais c’est la fusion de ces « influences » qui est l’apport
propre au génie de Balzac. 112. Les physiciens actuels, malgré les progrès d’une techiques raffinée, sont-ils plus avancés quant
à déterminer l’essence de la matière ? Sur ce point, il semble que non, mais les questions se posent
sans doute autrement, en termes de prédictibilité : « Les théories et découvertes de milliers de
physiciens au cours du siècle dernier ont permis une compréhension remarquable de la structure
fondamentale de la matière. L’Univers est fait de douze constituants de base appelés particules
fondamentales et gouverné par quatre forces fondamentales. C’est le Modèle standard de la
physique des particules qui nous aide le mieux à comprendre la façon dont ces douze particules et
dont trois des quatre forces de la nature sont reliées entre elles. Élaboré au début des années 1970,
il a permis d’expliquer les résultats d’un grand nombre d’expériences et à prédire avec exactitude
une grande variété de phénomènes. Avec le temps, et bien des expériences plus tard, le Modèle
standard s’est imposé comme une théorie ayant de solides fondements expérimentaux » (Modèle
standard du CERN). Reste que les scientifiques ont bien pour programme de relier, d’unifier les
« quatre forces » -qui ne sont en fait que trois, le Modèle en l’état présent excluant la gravitation...
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il n’y aurait plus d’écriture, mais des membra disjecta, des pièces dispersées qui
resteraient à l’état de débris octroyés par les hasards de la conjoncture. Et sans la
Variété, l’Unité du panthéisme la détruirait tout autant, puisque rien ne viendrait
insuffler la vie à ce qui ne serait qu’un squelette dépourvu de chair : c’est en cela
que ces doctrines sont « pernicieuses ». « L’Univers », écrit Louis Lambert, « est
donc la variété dans l’Unité »113 : le but philosophique de l’art, son objectif politique
dans une société plus déchirée que jamais par le conflit des couches et des classes
sociales, enfin sa mission esthétique, c’est, indissolublement, d’atteindre à cette
« Unité variée », cette co-ordonnation qui fait par la « loi des contrastes » le beau
spectacle de l’univers et la puissance de l’écriture. Mais les épousailles queer, à la
mode anglo-saxonne, de l’Unité avec la Variété, de la Substance avec la Matière, de
l’Esprit avec le Corps, n’ont rien d’un placide mariage bourgeois, ni leur vie d’un
long fleuve tranquille ; elles ne résultent pas d’un accord irénique, ni d’un contrat de
type éclectique par lequel chaque conjoint occuperait au cœur d’un ménage
harmonieux un espace intrinsèque. À notre niveau, si le fini et l’infini sont en effet
« incompatibles », ils sont en même temps bel et bien « l’un dans l’autre », réunis
par le fait, comme l’enseigne Séraphîta ; mais (c’est la réponse au docteur Minoret)
leur association, leur fusion, se révèle contradictoire, génératrice de péripéties,
d’affrontements, de révolutions. L’œuvre de Louis, raconte son « faisant » le
narrateur, « portait la marque de la lutte que se livraient dans cette belle âme ces
deux grands principes, le Spiritualisme, le Matérialisme, autour desquels ont tourné
tant de beaux génies, sans qu’aucun d’eux n‘ait osé les fondre en un seul. D’abord
spiritualiste pur, Louis avait été conduit invinciblement à reconnaître la matérialité
de la pensée »114 : le vocabulaire porte les traces de l’antagonisme des deux notions,
qui aboutira à la synthèse dialectique exprimée par le mot Substance. Dans un texte
admirable, le narrateur met l’accent sur les tourments endurés par Wilfrid, amoureux
de l’être mystérieux qu’est pour lui Séraphîta :
Si quelque pensée vigoureuse enlève sur ses ailes de Chimère un savant ou un
poète dans dans les régions sans bornes où les plus immenses collections de faits
deviennent des abstractions, ou les plus vastes ouvrages de la nature sont des
images, malheur à lui si quelque bruit soudain frappe ses sens et rappelle son âme
voyageuse dans sa prison d’os et de chair. Le choc de ces deux puissances, le
Corps et l’Esprit, dont l’une participe de l’invisible action de la foudre, et dont
l’autre partage avec la nature sensible cette molle résistance qui défie
momentanément la destruction ; ce combat ou mieux cet horrible accouplement
113. Louis Lambert, op.cit., p. 691, Pensée III, Deuxième série. 114. Id.., op.cit., p. 637. Je souligne.
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engendre des souffrances inouïes. Le corps a redemandé la flamme qui le
consume, et la flamme a ressaisi sa proie. Mais cette fusion ne s’opère pas sans
les bouillonnements et les tortures dont les visibles témoignages nous sont offerts
par la Chimie quand se séparent deux principes ennemis qu’elle s’était plu à à
réunir115.
Hors les philosophes ou scientifiques patentés, peu d’écrivains ont tenté par la suite
de donner une définition ou illustration de ces antinomies : quarante ans plus tard,
George Sand par exemple, recourant dans un texte philosophique aux mêmes
notions, ne s’attardera pas à lever les ambiguïtés, ni à établir de différence entre
matière et substance116 ; Théophile Gautier, sceptique et grand admirateur de
Balzac, écrivit des nouvelles inspirées par un spiritisme sincère, pourquoi pas, mais
plutôt esthétique et parodique, très « à la mode » de son temps. Publiée en feuilleton
vers 1850 dans « Le Moniteur », l’une d’elles, Avatar, au confluent du spiritisme et
de la métempsycose, développe, cum grano salis bien sûr, une vision des « âmes »
très proche de celle des « esprits » des spirites, quoique étrangère à l’enseignement
de l’Église autant qu’à celui de Swedenborg ; mais sous le règne du positivisme, on
pouvait en plaisanter plus librement. Dans la péripétie décisive, au moment où le
docteur Balthazar Cherbonneau intervertit les âmes du comte Olaf Labinski (russe,
homme du Nord, comme il se doit) et d’un Parisien, Octave de Saville, « […] deux
petites lueurs bleuâtres et tremblotantes scintillaient incertaines au-dessus de leurs
têtes »117 : image d’âmes trop « matérialisées » qu’auraient récusée Swedenborg…
ou Balzac.
Partant de l’unité de l’Être, source de la vénérable doctrine qui remonte aux
orphiques ou plus loin encore, la dégradation, le morcellement de l’Unité
primordiale a laissé surgir des formes, des figures, des modes individuels, singuliers,
isolés, matières et sensations perçues par des organes eux-mêmes divisés. L’auteur
de La Comédie humaine est alors l’héritier de très anciennes traditions
philosophiques et ésotériques : le dédoublement par couple ou dyade, l’Amour et la
Haine, le masculin et le féminin, Adam et Ève, le phallus et l’œuf, la lumière et les
ténèbres, le ciel et la terre, le yin et le yang, etc., bref, le dualisme interne des êtres,
que l’écrivain traduit par des tournures ou tropes, telle l’oxymore. L’Un se change
115. Séraphîta, op.cit., pp. 757 et suiv. À la fin des Proscrits, les deux « poètes », Dante et
Godefroid, absorbés dans l’évocation du supplice d’Honorino, sont ramenés à la réalité terrestre
par l’arrivée d’un émissaire florentin : « Le douloureux brisement de cette chute courut comme un
autre sang dans leurs veines, mais en sifflant, en y roulant des pointes acérées et cuisantes. Pour
eux, la douleur fut en quelque sorte une commotion électrique » (Les Proscrits, Pl., XI, p. 554). 116. Voir « Fragment ou exposé d’une croyance spiritualiste », dans Souvenirs et idées, 1904,
Calmann-Lévy, p. 272 passim, ou encore Monsieur Sylvestre. 117. Avatar, Œuvres de Gautier, coll. Bouquins, Robert Laffont, p. 804.
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en deux, qui obéissent à deux pôles contraires, à deux tendances opposées ; mais le
désir subsiste de regagner l’Unité, le Ternaire, une unité qui réclame et intègre ses
propres ruptures : le monument balzacien est dans tous les domaines un des plus
solides témoignages de cette infatigable obstination à la reconstruire, et la notion de
Substance est l’un des instruments de la dynamique d’une telle reconquête. Une fois
posés les principes, il faudrait maintenant tenter d’en montrer les prolongements
littéraires, d’après moi essentiels, dans l’écriture, l’agencement, l’engagement de La
Comédie humaine118. Je me contenterai ici de dire que, comme le Hanz des Sept
cordes de la lyre de George Sand119, les masses « veulent la poésie et la philosophie
sous de saisissantes images »120, parce qu’elles les reçoivent ou en ont plus aisément
l’intuition dans les œuvres de l’art que dans les traités souvent arides des
philosophes de profession. Ainsi, le système balzacien n’abandonne rien, ne tient
rien à l’écart ; chaque élément occupe sa place dans l‘économie de l’ensemble
utopique suivant une hiérarchie qui assure aux objets, aux membres, aux organes les
plus éloignés, ou en apparence les plus négligeables, leur rôle dans la vie du Tout.
La Matière ou les matières, la Sensation ou les sensations, la Volonté et les forces
spirituelles se conjuguent alors dans la Substance sans jamais cesser de se distinguer
et de se heurter, instituant entre elles un jeu de correspondances manifestes ou
subreptices jusqu’à tenter de parvenir à la coïncidence des contraires rêvée par les
poètes et les mystiques, sans jamais se confondre ni se perdre dans une unité
ténébreuse, dans cette nuit profonde où, pour reprendre le mot de Hegel, toutes les
vaches sont noires.
Max Andréoli
118. Voir à titre d’exemple dans ce sens, mon article sur La Rabouilleuse, dans l’« Année
balzacienne » 2006. 119. Hanz veut « concilier les idées d’ordre et de logique avec l’enthousiasme des arts et l’amour
de la rêverie » (George Sand, Les Sept cordes de la lyre, Flammarion, 1973, p. 64). 120. Balzac, Avant-propos de La Comédie humaine, op.cit., p. 10, et l’article Mythologie de la
biographie Michaud, mentionné ci-dessus.