(année universitaire 2011-2012)
Grade : L3 Pôle d’enseignement : Economie, entreprises et secteur public Matière : Les réalités des entreprises Date de la soutenance : Mercredi 15 février 2012
Les rémunérations des dirigeants du CAC 40 sont-elles justifiées ?
Correspondant du groupe : Anne Renoncet Membres du groupe : - Sandrine Hedel - Sandra Lazzarini - Anne Renoncet - Sarah Uiterdijk - Camille Zami
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SOMMAIRE
Développement du sujet page 3 à 34
I/ Des rémunérations justifiées par un modèle économique libéral dominant
II/ Une demande de justice sociale : vers une justification « éthique » des rémunérations des dirigeants ?
III/ La controverse sur les rémunérations des dirigeants du CAC 40 : Comment changer un modèle entrepreneurial en crise ?
Table des matières page 35/36 Annexes à partir de page 37 à 77
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INTRODUCTION
«Jamais le fossé n'a paru aussi profond entre le pays et ses grands patrons, au banc des
accusés, pour leurs rémunérations mirobolantes, leur obsession du cours de Bourse, leur
indifférence au mal-être de leurs salariés, voire leur incompréhension»1, «Ce Zacharias,
assurément, en a fait plus que "trop". Il n'empêche qu'il n'a fait que pousser jusqu'aux dernières
limites une voracité plus répandue qu'on ne le dit (…) Disons que, au lieu de rouler à 200
kilomètre-heure sur l'autoroute, il a poussé le compteur jusqu'à 300 !»2, « L'argent en France se
cachait, aujourd'hui il s'affiche. Les gens riches avaient honte de l'être, ce n'est plus le cas
(…)3»: c’est avec ces mots que débutent les multiples enquêtes, thèses et mémoires qui traitent
des rémunérations des dirigeants des grandes entreprises dans nos sociétés actuelles.
Ces constatations mettent en évidence deux questionnements essentiels aujourd’hui : d’une part
que l’argent est un sujet tabou pour les français et que d’autre part ceux-ci se méfient de plus en
plus du capitalisme. La culture française catholique ainsi que le mythe fondateur de l’Etat
jacobin alimentent les débats actuels sur la rémunération des grands dirigeants. Ceux-ci ne se
posent pas seulement en termes économiques ou financiers mais s’intéressent plus
particulièrement à des questions humaines et idéologiques profondes. Quels intérêts l'entreprise
doit-elle servir ? Quelle doit-être la place des différentes parties prenantes ? Les rémunérations
des dirigeants de nos plus grandes entreprises sont-elles « justifiées » et sur quelle échelle morale
faut-il inscrire le jugement porté sur celles-ci ?
Ces grands patrons dirigent les entreprises dites du CAC 40, indice étant déterminé à partir des
cours de quarante actions cotées en continu sur le premier marché parmi les cent sociétés dont les
échanges sont les plus abondants sur Euronext. Ces sociétés reflètent en principe la tendance
globale de l'économie des grandes entreprises françaises ; leur liste étant revue régulièrement
pour maintenir cette représentativité. Etant les chefs de l’exécutif des entreprises françaises les
plus puissantes, ces dirigeants disposent donc de rémunérations astronomiques, complexes dans
leur attributions, et, évidemment, fortement contestées devant la montée des inégalités. Devenus
les « bêtes noires » de la presse, ces salaires sont devenus controversés et polémiques depuis la
fin des années 1990, et si depuis une dizaine d’années ces rémunérations sont particulièrement
pointées du doigt comme dérives d’un système capitaliste qui encourage les inégalités, ce n’est
pas tant du au « package » effectif des rémunérations patronales qu’à une indignation éthique,
pour ne pas dire morale, que suscitent ces dérives au regard de la crise économique.
Mais pourquoi s’intéresser finalement à un sujet qui concerne un nombre restreint de
dirigeants, dont les rémunérations ne sont au final qu’une partie insignifiante du profit de leur
entreprise ? Parce qu’il s’agit en fin de compte d’un problème profond à la fois de justesse
économique et de justice sociale. Il s’agit en réalité de savoir s’il peut exister une rémunération
« raisonnable » et « justifiée » pour de tels managers dont les sociétés brassent une masse
d’argent considérable et qui sont considérés comme des hommes aux compétences indéniables.
1 L’Express, 25 mars 2010 2 Sud Ouest, 4 juin 2006
3 Alain Minc, essayiste dans Marianne, 12 janvier 2008
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Les enjeux sont alors à la fois économiques et managériaux : il y a une demande de justice
sociale, d’une moralisation d’un système qui semble obsolète, surtout depuis la crise de 2008. Le
questionnement est logique et des plus simple : pourquoi une telle inflation des salaires des
dirigeants du CAC 40, alors que la rémunération des salariés a baissé, ainsi que les profits et le
cours de la Bourse ? Pourquoi de telles inégalités flagrantes : depuis 2002, 90% des salaires
moyens ont stagné, alors que le salaire moyen d’un dirigeant du CAC 40 est passé de 550000
euros en 1999 à 3,1 millions d’euros en 2009 soit 240 fois le SMIC. La complexité de ces
problèmes provoque des débats animés et plusieurs polémiques virulentes. Ils reflètent
l’incohérence des pratiques actuelles, devenues difficilement supportables pour l’opinion. S’il
faut rester prudent quant à l’image que véhiculent les médias et tenter de comprendre réellement
les justifications techniques de ces rémunérations, le décideur public ne peut rester aujourd’hui
indifférent au déchainement de violence que provoque cette controverse : l’action publique se
doit d’être incitative et proscrire les dérives de ce système de rémunérations, afin de le rendre
plus méritocratique, plus « juste ».
On peut donc se demander si face aux crises économiques et sociales qui secouent nos
sociétés dominées par le libéralisme, il est possible de justifier à la fois techniquement et
moralement les rémunérations perçues par les dirigeants du CAC 40. Comment la controverse
publique émergeant de ces rémunérations, qui semblent à la fois « injustifiées » et «injustes »,
devient-elle finalement révélatrice d’un modèle entrepreneurial en crise et d’une impasse
idéologique, devant l’impossibilité à conjuguer théorie libérale et réalité sociale ?
Si, dans un premier temps, il semble que les rémunérations des grands dirigeants
paraissent « justifiées » par le modèle économique libéral dominant, l’on se rend compte, par la
suite, devant une demande grandissante de justice sociale et un déchainement de scandales, qu’il
est bien plus complexe de trouver des justifications « éthiques » à ces salaires. Enfin, au regard
de la controverse sur les rémunérations des dirigeants du CAC 40, il parait alors important de se
demander s’il est finalement possible de changer aujourd’hui un modèle entrepreneurial en crise.
Anne Renoncet
I/ Des rémunérations justifiées par un modèle économique libéral dominant
1) Etat des lieux : les différentes formes de rémunération des dirigeants du CAC 40 et leur justification technique issue des rapports annuels
a) Une multiplicité de composantes forme la rémunération d'un dirigeant
Longtemps dissimulées au public, les rémunérations des dirigeants d'entreprise sont
rendues visibles à tous en France depuis la loi NRE du 15 mai 2001. Ce texte contraint les
entreprises à publier, dans leur document de référence, la rémunération totale ainsi que les
avantages en nature versés à chaque mandataire social. La loi Breton du 26 juillet 2005 vient
renforcer ce principe de transparence en exigeant une description des différentes formes de
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rémunération des dirigeants, qui sont à la fois fixes, variables et exceptionnelles ainsi que les
différents critères ayant permis leur attribution, ou pour ainsi dire, les justifications de ces
rémunérations. Mais qui fixe la valeur de ces rémunérations ainsi que leurs critères d'attribution ?
Le conseil d'administration, avec le comité de rémunération, est chargé, en tant qu'organe
indépendant de l'entreprise, de fixer la rémunération du président du conseil d'administration, du
directeur général et des directeurs généraux délégués.
La rémunération d'un dirigeant du CAC 40 se compose de plusieurs éléments. Comme on peut le
voir avec le tableau récapitulant tous les salaires des dirigeants du CAC 404, la rémunération est
tout d'abord composée d'un salaire de base, reposant sur un salaire fixe et un salaire variable. Le
salaire fixe joue un rôle essentiel dans le calcul du salaire variable car ce dernier est souvent
élaboré à partir d'un pourcentage du salaire de base. La part fixe du salaire d’un dirigeant est
généralement fixée à l'issue de nombreuses études réalisées par des cabinets de conseils
spécialisés en gestion des ressources humaines qui déterminent, en fonction des rémunérations
des dirigeants des autres entreprises et de la taille de l'entreprise, la rémunération qui permettra
d'attirer le dirigeant le plus qualifié au prix le plus intéressant pour lui et pour l'entreprise.
Cependant, il semble important de noter que le recours à ces groupes de référence que forment
les cabinets de conseils est l'occasion de contradiction entre le salaire moyen que peut toucher le
futur dirigeant et le salaire qu'il touchera finalement. En effet, une entreprise qui veut attirer un
dirigeant lui versera un salaire supérieur à ce salaire médian. Si toutes les entreprises pratiquent
cette même méthode, les salaires fixes des dirigeants sont toujours surévalués, ce qui génère
donc une augmentation de salaire de l'ordre de 5%, selon une étude menée aux Etats-Unis5. La
part de rémunération variable joue aussi un rôle important dans la rémunération totale d'un
dirigeant. Un système de bonus repose souvent sur trois composantes : un objectif à atteindre, le
montant du bonus si l'objectif est atteint et une zone d'incitation qui détermine à partir de quel
pourcentage de l'objectif le bonus commence à être payé et jusqu'à quel niveau de performance le
bonus cesse d'augmenter.
Quant aux stock options ou options sur actions, ils constituent une rémunération différée. Il est
donné droit, à leur bénéficiaire, d'acheter des actions à un prix donné durant une période donnée.
La durée de vie d'une option se décompose ainsi en deux temps : une période d'indisponibilité
durant laquelle l'option ne peut être exercée, et une seconde période durant laquelle l'option peut
être exercée. L'objectif principal de la période d'indisponibilité est d'inciter le bénéficiaire à
rester dans l'entreprise afin de percevoir ses options plus tard. Mais de plus en plus d'entreprises
françaises complètent ces stock-options par des plans d'attribution d'actions gratuites formant une
autre forme de rémunération différée.
En France, la loi de finance de 2005 rend possible l'attribution d'actions gratuites aux salariés et
aux mandataires sociaux. A l'issue d'une période d'indisponibilité, les bénéficiaires deviennent
propriétaires de leurs actions et ils deviennent donc actionnaires. Puis, la fin de cette période
coïncide avec l'acquisition de l'action à laquelle succède une période de conservation obligatoire,
4 En annexe 5 Comment faut-il payer les patrons? de Frédéric Palomino, publié aux éditions Rue d’Ulm en 2011
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durant laquelle les actions gratuites ne peuvent être revendues. Dans la plupart des cas,
l'attribution d'actions gratuites est soumise à des conditions de présence et de performance.
D'après une étude menée en 2007 par le groupe international de conseil en management des
ressources humaines, Hewitt Associates, les grandes entreprises françaises adoptent de plus en
plus les standards anglo-saxons en matière de rémunération, ce qui conduit à l’attribution
d’actions gratuites en plus des traditionnelles stock-options. Concernant les mandataires sociaux,
leur enveloppe est composée à hauteur de 80% de stock-options alors que les actions gratuites
n'en représentent que 20%.
En dehors de ces modes de rémunérations fixes et variables apparaissent également les
rémunérations exceptionnelles, à commencer par les indemnités de départ ou « parachutes
dorés ». Cette indemnité de départ peut parfois s'accompagner d'une clause de non concurrence
(auquel on ajoute une prime), assurant à l'entreprise que son ancien dirigeant n'ira pas travailler,
pour une durée spécifiée, chez un concurrent. L'existence d'une retraite-chapeau, versée à la fin
de l'activité d'un dirigeant est courante mais on constate cependant un fort affaiblissement de ces
attributions. Le dirigeant perçoit également d’autres formes de rémunération comme les
avantages en nature ou les jetons de présence. Les jetons de présence sont touchés par un
dirigeant quand il est aussi administrateur de l'entreprise. Ces formes de rémunérations
paraissent cependant dérisoires face à l'essentiel de ce qui constitue leur rémunération : la part
fixe et à plus forte raison, la part variable de leur rétribution.
b) Quelles sont les justifications apportées par les rapports annuels des entreprises?
Tout d'abord, le niveau de rémunération fixe, évalué comme nous l'avons vu par des cabinets de
conseils, permet de refléter les compétences et l'expérience du dirigeant d'une entreprise puisque
les plus grandes entreprises emploient les meilleurs dirigeants. Il est intéressant d'observer que le
PDG de MICHELIN, Michel Rollier, à la tête de la première entreprise du CAC 40, possède le
salaire le plus élevé des dirigeants du CAC 40 (4 500 000 €) mais que cette rémunération est
uniquement variable. Mr Rollier, en effet, ne possède pas de base de salaire fixe ce qui laisse
envisager l'importance de la part variable dans la rémunération des dirigeants.
La rémunération variable fait l'objet de davantage de justifications. Appelée aussi bonus, elle a
en effet pour but premier de faire coïncider l'intérêt du dirigeant avec celui des actionnaires. Ce
type de rémunération correspond à une forme d'incitation à accroître la performance de
l'entreprise selon la théorie de l'agence. Il existe donc des critères d'évaluation de performance
qui sont détaillés dans les rapports annuels des entreprises, ce qui permet d'analyser le lien
supposé fort entre l'atteinte d'objectifs prévus et le niveau de la rémunération variable. Dans le
rapport annuel de l'entreprise l'Oréal par exemple, il s'agit d'objectifs qui doivent être
quantifiables comme l'évolution du chiffre d'affaire, les résultats d'exploitation, ou les parts du
marché par exemple. Mais il existe également des critères qualitatifs comme la pertinence des
choix stratégiques, la qualité des projets, le renouvellement des structures ou encore la qualité de
la communication. Le directeur général de Saint-Gobain reçoit une rémunération variable
7
comprenant une part qualitative fixée sur la base de 40%. Les objectifs de performance pour
l'entreprise peuvent être accompagnés d'objectifs de performance personnelle. C'est le cas par
exemple de la société LAFARGE qui détermine la part variable de la rémunération de son PDG
en fonction, d'une part pour 75% des résultats financiers du groupe, comparés à des objectifs
fixés en début d'année, et 25% de l'appréciation de la performance individuelle. A la suite d'un
rapide calcul compte tenu des parts de rémunération fixe et variable des dirigeants du CAC 40, il
convient d'observer que 77% de ces rémunérations comportent une part variable supérieure à la
part fixe ce qui laisse envisager que cette forme de rémunération est très incitative.
L'attribution de stock-options lie aussi rémunération des dirigeants aux gains des actionnaires
selon la méthode d'incitation des dirigeants. On peut noter que les rapports annuels sont peu
éloquents sur la justification apportée à l'attribution de ces stock-options. S'il y est détaillé
l'ensemble des actions perçues durant l'exercice d'un mandat, on ne sait pourquoi ils font partie
de la composante des rémunérations des dirigeants, sauf au regard des mêmes critères de
performance détaillés concernant la rémunération variable. Cette forme de rémunération suscite
de nombreuses interrogations, notamment lorsque le cours de l'action est inférieur au prix
d'exercice de l'option, on constate que la valeur intrinsèque de l'option est indépendante du cours
de l'action. Le gain potentiel lié à une option est donc illimité (quand il y a hausse du cours des
actions), mais la perte est limitée. Or, si le prix de l'action devient très inférieur au prix
d'exercice, l'option est peu incitative à agir dans l'intérêt des actionnaires. Par ailleurs, une
rémunération reposant sur des options peut inciter le dirigeant à prendre des risques, c'est-à-dire
choisir des stratégies fragiles, ayant peu de probabilité de succès, afin d'engendrer, en cas de réel
succès, une très forte augmentation de la valeur de l'entreprise et donc pour eux une importante
rémunération à travers l'exercice de leurs options.
Les dirigeants d'entreprise sont dans une situation relativement incertaine dans le sens où ils sont
révocables ad nutum par le Conseil d'Administration. C'est la raison pour laquelle ont été mises
en place des indemnités de départ. Elles sont souvent comprises dans le contrat de rémunération
du dirigeant. L'inclusion de cette indemnité se justifie par le fait qu'elle rend une révocation très
coûteuse, donc moins probable. On parle de parachute doré quand la valeur de cette indemnité
parait excessive. Pour une grande majorité d'entreprises pratiquant cela, le montant de
l'indemnité de départ est limité à deux années de rémunération (fixe et variable). C'est le cas de
la société Lafarge qui évalue les indemnités de départ d'un dirigeant à l'équivalent de deux ans de
rémunération brute totale.
Un état des lieux initial, réalisé à partir de l'étude des rapports annuels des entreprises, sur
les différentes formes de rémunérations des dirigeants du CAC 40 ainsi que les justifications
émanant des entreprises elles-mêmes permet de mettre en avant des points importants. On peut
conclure à une diversité des formes de rémunérations des dirigeants du CAC 40 et à des
justifications plus ou moins explicites des dirigeants. Les raisons avancées s'inscrivent encore
pleinement dans la théorie de l'agence et l'importance de la notion de performance, et il est
intéressant de relever l'absence de critères sociaux ou environnementaux. Les justifications
reposent essentiellement sur l'évaluation de la performance de l'entreprise et du dirigeant à
8
travers des critères davantage quantitatifs que qualitatifs. Cette théorie de l'agence mérite donc
qu'on s'y attarde plus longuement afin d'en analyser l'essence.
Sarah Uiterdijk
2) Le modèle économique libéral : la théorie de l’agence outil majeur concernant la justification des mécanismes de rémunérations
Au XIXème siècle, Karl Marx dénonçait la lutte entre les riches propriétaires (souvent
bourgeois), et les pauvres ouvriers. Aujourd’hui nous sommes au cœur du système capitaliste, de
l’économie de marché, et surtout d’une lutte entre d’une part le capitaliste (ou l’actionnaire, celui
qui détient le capital nécessaire pour financer l’activité de l’entreprise), et d’autre part le
travailleur salarié.
Or dans notre économie, tout tourne autour de l’actionnaire, lui seul fait la loi selon les
journalistes. En effet en plus de percevoir des flux de trésorerie en fonction de la part de
l’entreprise dont il est le propriétaire, ce dernier détient un droit de vote, véritable moyen de
pression exercé vis-à-vis des entreprises. Le vote décide des objectifs, des prévisions, du budget.
Quand nous parlons de l’actionnaire, il est fait référence à celui qui détient une grosse part du
capital, et non pas aux « petits actionnaires ». En effet, rappelons que 40% des salariés du CAC
40 sont aussi des actionnaires ; 15 entreprises du CAC 40 ont un actionnariat salarié qui dépasse
3 % du capital, 7 franchissent la barre des 5 % (AXA, BNP Paribas, Bouygues, Crédit Agricole,
Essilor, Vinci, Société Générale, Saint-Gobain) et une seule (Bouygues) celle des 10 %6La
théorie des mandats ou de l’agence, est donc aujourd’hui la quasi unique justification à propos
des rémunérations des dirigeants. Le point de départ de la théorie de l'agence est donné par un
texte publié en 1976 par Jensen et Meckling dans le Journal of Financial Economies. Pour ces
auteurs, il existe dans toutes les firmes managériales une divergence d'intérêt potentielle entre les
actionnaires et les managers non propriétaires. Les deux parties étant liées par une relation
d'agence.
Tout d’abord, il faut rappeler qu’au regard de cette théorie, le comportement de l’entreprise est
comparable à celui d’un marché dans la mesure où il est la résultante d’un processus complexe
d’équilibrage. A.Quintard écrit d’ailleurs : « La théorie de l’agence est bâtie sur une réflexion
réaliste. Les différents partenaires à la vie de l’entreprise, pris séparément, ont des objectifs et
des intérêts spécifiques qui ne sont pas nécessairement conciliable d’une manière spontanée ; il
y a en conséquence des occasions de conflits entre eux, d’autant plus que le fonctionnement de
l’entreprise moderne, fondé sur la séparation entre la propriété et le pouvoir, requiert que la
gestion soit confiée aux dirigeants par les fournisseurs de fonds. »7
On parle de relation de mandat entre deux personnes dès lors que l’une d’entre elles, appelée
mandataire (ou agent) exerce une activité pour le compte du mandant. Toute relation d’agence
implique donc nécessairement une délégation de la prise de décision au mandataire. Ainsi, les
6 Données extraites du site la finance pour tous www.lafinancepourtous.com/spip. 7 extrait de l’ouvrage Finances d’entreprise écrit par Y. Le Sur, P.Quiry, P.Vernimmen
9
actionnaires mandatent les dirigeants pour gérer au mieux les fonds qu’ils leur ont été confiés.
Or la crainte des actionnaires est que les dirigeants aient d’autres objectifs que la maximisation
de la valeur des capitaux propres qui leur ont été confiés. Par exemple, accroître la taille du
groupe de l’entreprise au détriment de sa rentabilité. Jensen et Meckling ont donné plusieurs
raisons à la divergence d’intérêts des dirigeants et ceux des actionnaires. L’aversion au risque en
est une. En effet, le dirigeant travaille la plupart du temps dans une seule et unique entreprise
dans laquelle il développe ses compétences, ses connaissances, son réseau… Ce capital humain
est difficile à diversifier alors que l'actionnaire est peu averse au risque dans la mesure où il peut
diversifier son capital d’action. La divergence d’horizon temporel en est une autre. Les dirigeants
agissent en fonction de leur « mandat » et de la probabilité qu’il se renouvelle. Aussi vont-ils
préférer les investissements à courts et moyens termes aux dépens de ceux à longs termes et donc
de la recherche et du développement.
Les stock options semblent être la réponse idéale à cette opposition d’intérêts. En effet, en faisant
dépendre la rémunération du salaire du PDG des actions, ce dernier aura un double intérêt à
satisfaire le critère de performance de l’entreprise : celui de la hausse du cours des actions en
bourse, mais aussi celui d’une hausse du bénéfice en cas de vente des actions. Ce système de
stock option relativise l’ancienne séparation entre la propriété (actionnaires) d’un côté, et la
gestion de l’autre (dirigeants), et crée une convergence d’intérêts. La dichotomie parfois
existante entre les intérêts poursuivis par les PDG et les actionnaires fait naître un certain nombre
de coûts appelés « coût d’agence » qui recouvrent :
- Des coûts de surveillance correspondant aux dépenses de contrôle consenties par le
mandant pour s’assurer de l’adéquation entre la gestion du mandataire et ses propres
objectifs (système d’audit, procédure de contrôle…). C’est le coût des stock options qui,
lorsqu’elles sont exercées, conduisent à l’émission d’actions à un prix inférieur à la
valeur de l’action du moment.
- Des coûts de « dédouanement » pour rassurer l’actionnaire sur la qualité de gestion du
dirigeant (édition de rapports annuels…).
- Des coûts résiduels.
J.Ang, R.Cole, et J.Wuhlin , ont ainsi montré que les marges et les rotations des actifs
économiques des entreprises étaient d’autant plus faible que la participation des dirigeants au
capital était faible, que le nombre d’actionnaires non dirigeants était fort et que l’entreprise était
gérée par un dirigeant non actionnaire. Puis ont suivi les travaux de M.Jensen et W.Meckling,
S.Grossman et E.Fama. L’intérêt de leurs recherches réside dans le fait qu’elles tentent
d’expliquer scientifiquement la nature des liens entre dirigeants et actionnaires et leur incidence
sur la valeur de la firme ou de l’entreprise. Leur apport principal réside donc dans une mise en
parallèle de la théorie financière et de la théorie des organisations.
Les travaux de recherche sur la rémunération des dirigeants et la question des bonus sont aussi
essentiellement fondés sur le cadre conceptuel de la théorie de l’agence. Cette dernière suggère
que les bonus doivent être liés à la performance financière, ce qui conduit à une maximisation
10
des revenus des actionnaires et des dirigeants.
Ainsi on peut se demander si l’on n’assiste pas à une sorte de retour « financiarisé » de la lutte
des classes. En effet, le CAC 40 fait la belle part aux actionnaires et laisse les salariés sur leur
faim. Or les PDG, s’ils sont les « intendants du château actionnarial » selon l’expression de Jean
Peyrelevade (ancien PDG du Lyonnais), sont eux-mêmes souvent actionnaires de leur entreprise.
L’entreprise Total se surpasse pour ses actionnaires. Leur rente versée entre 2003 et 2009 (sous
forme de dividendes et de rachat d’actions), dépasse de 19% les sommes dédiées à la
rémunération des salariés (selon une étude menée par le magazine économique : L’Expansion).
Autrement dit, la somme versée par Total entre 2003 et 2009 à ses actionnaires est de 49
milliards d’euros, contre 41 milliards payés à ses salariés. On comprend alors bien pourquoi la
rémunération pour valorisation des options du PDG de Total (Christophe de Margerie), s’élève
en 2010 à 1 387 200 euros. Par ailleurs, en 2010 le CAC 40 a versé aux actionnaires 36 milliards
d’euros, soit 77% de leurs bénéfices.8
Tant que l’on restera dans ce système libéral où l’actionnaire est le roi et le propriétaire de
l’entreprise, leur rémunération et par voie de conséquence celles des dirigeants généraux
actionnaires ne cessera d’augmenter aux dépens des salariés, maigrement récompensés pour leur
travail au sein de l’entreprise. Le CAC 40 use également d’une autre technique. En effet, il
augmente les cadences des salariés sans forcément les récompenser à la mesure de leur effort, ou
de leur participation. Une étude du cabinet Détroyat le démontre. En dix ans (1999-2009), les
employés de Lafarge ont augmenté leur productivité de 56% (chiffre d’affaire par personne)
pendant que leurs salaires progressaient d’à peine 26% (charges de personnel par personne). Karl
Marx parlait de « prédation des richesses », les économistes actuels évoquent plus pudiquement
« une déformation de la valeur ajoutée ».
S’agissant des conditions de performance liées à l’attribution de la part variable de la
rémunération des dirigeants, les résultats démontrent la prééminence des préconisations issues de
la théorie de l’agence. Les dirigeants du CAC 40 sont en effet principalement incités sur le
résultat et le cours de la bourse. Nous pouvons alors adopter les conclusions qui sont celles
proches de Healy (1985) et Holthausen (1995) sur la rémunération des dirigeants du CAC 40.
Ces deux chercheurs américains précisent que le profit est le principal critère de mesure de la
performance dans le calcul des bonus suivi par le retour sur capital investi. Leur étude montre
également que 80% des critères utilisés dans la détermination des bonus, sont relatifs à la
performance financière.9
Comme nous avons pu le constater, la rémunération variable a essentiellement pour but de faire
coïncider l’intérêt des dirigeants avec celui des actionnaires. Ceci se traduit par une évaluation de
la performance qui est axée sur la création de valeur financière de l’entreprise à court terme.
Camille Zami
3) Les limites du modèle : les incohérences entre théorie et réalité 8 Calcul de Sonia Bonnet-Bernard, expert financier pour le cabinet Ricol-Lasteyrie 9 Annual bonus scheme and the manipulation of earnings, Journal of Accounting & Economics, Vol.19, 1995 et The Effect of
Bonus Schemes on Accounting Decisions, Journal of Accounting & Economics, Vol.7, pp. 85-107, 1985
11
Les justifications des rémunérations des dirigeants sont largement apportées par la théorie
de l'agence, inscrite dans un modèle économique libéral dominant. Mais qu'en est-il lorsque
cette théorie est confrontée à la réalité et la singularité des situations ? De nombreuses études
concernant les rémunérations des dirigeants ont été menées et leurs conclusions sont doubles : si
certaines confortent ce modèle économique, d'autres en revanche le remettent en question en
interrogeant sa capacité à rendre raison des méthodes de rémunérations des dirigeants .Il faut tout
d'abord mettre en avant les idées soutenant le modèle libéral mais dont certaines pratiques
soulèvent quelques incohérences et une nécessité d'encadrement, avant d'insister sur les remises
en question que ce modèle occasionne.
Tout d'abord, comme le soulève très bien Benjamin Chapas dans sa thèse10
, le problème en
matière de rémunération est principalement soulevé par les dirigeants jugés peu performants sur
la gestion de leur entreprise. En effet, les rémunérations des dirigeants qui dirigent une entreprise
qui affiche de bons résultats sont rarement critiquées. Que penser d'une rémunération qui
continue d'augmenter alors que les résultats de l'entreprise sont en chute libre? L'archétype de ce
"mauvais dirigeant" est Noël Forgeard qui a suscité de nombreuses polémiques lors de son
départ en tant que PDG d'Airbus et co-président d'EADS. En effet, cet ex-PDG a touché plus de
6millions d'euros d'indemnités source de départ (ou parachutes dorés) en quittant l'entreprise
alors même qu'il a provoqué trop fort le licenciement de plusieurs milliers d'employés suite à une
erreur de management de sa part. "Ce qui est choquant, c'est l'échec récompensé", résume le
sénateur Philippe Marini. L'actuel président de la République française a également réagi à ce
scandale en s'exclamant : "Je veux dire à ce grand patron dont la gestion est un échec et qui
négocie une prime d'éviction en forme de parachute en or qu'il est légitime que la réussite paye,
mais qu'il est scandaleux que l'échec enrichisse et que son parachute en or n'est rien d'autre
qu'une forme d'abus de bien social". Ce type de scandale est donc le reflet d'un échec du "juste
prix" des dirigeants dans un modèle où ceux-ci sont évalués à la lumière de leurs performances.
Cependant, d'autres théories viennent s'opposer et critiquer la théorie de l'agence en tant que
théorie dominant le processus d'élaboration des rémunérations des dirigeants du CAC 40. En
effet, comme on a pu le voir précédemment, la part variable de la rémunération d'un dirigeant a
pour objectif d'inciter le dirigeant à la performance à gérer pour maximiser la valeur pour
l'actionnaire. Pourtant, des auteurs comme Jensen et Murphy, dans l’article Performance Pay
and Top-Management Incentives11
, sont parvenus à démontrer que le lien entre performance et
rémunération n'est pas toujours évident, notamment quand la performance du dirigeant est
mauvaise.
De plus, le prix élevé d'une action ne relève pas seulement de la stratégie suivie par le dirigeant
qui la possède, mais également d'une part "chance" : les options peuvent prendre de la valeur
suite à une hausse du cours de l'action sans que les dirigeants soient en rien responsables de cette
hausse. Des auteurs tels que Marianne Bertrand et Sendhil Mullainathan parlent ainsi dans ce cas
10
La justification du "prix" des dirigeants dans l'idéologie libérale. Une interprétation girardienne de la controverse publique
sur la rémunération des dirigeants (2010) 11
publié en 1990 dans le Journal of « Political Economy
12
de « rémunération de la chance »12
. Il semble donc compliqué d'expliquer un lien clair entre
variation de la valeur des stock-options et celles de la performance. On constate peu à peu que
derrière le principe simple de rémunération par la performance, se dessine une réalité composée
d'un ensemble de variables sur lesquelles les dirigeants n'ont pas de contrôle. D'après une étude
réalisée par Tosi, Werner, Katz et Gomez-Mejia, en 2000, la performance n'explique que 5% de
la rémunération du dirigeant, quand la taille de l'entreprise en explique 40%.
Il existe également des pratiques au sein de l'entreprise rompant le lien entre performance et
rémunération comme le buy-back, c'est-à-dire le rachat d'actions par l'entreprise afin de faire
grimper artificiellement le bénéfice net par actions et donc la valeur des stock-options
indépendamment des performances réelles des entreprises. Le conseil d'administration peut lui
aussi augmenter sans raison le prix d'exercice des stock-options afin d'en conserver un caractère
incitatif pour le dirigeant ce qui contribue à dissocier la performance de la rémunération : ceci
s'appelle du "repricing". Finalement, comme Stiglitz l'a très bien résumé concernant les stock-
options : "Face, je gagne, pile tu perds."
On converge donc vers une dénonciation des pratiques de rémunérations émanant du modèle
libéral, telles que les stock-options, les parachutes dorés ou encore les retraites-chapeau quand
elles enrichissent des dirigeants dont l'entreprise est peu ou pas performante. Par ailleurs, le
système de rémunération des dirigeants, émanant de la théorie de l'agence repose sur une
séparation entre contrôle et incitation. Pourtant on constate que 60% des directeurs généraux des
entreprises du CAC 40 sont également présidents du conseil d'administration chargé de fixer leur
rémunération. Un dirigeant peut en effet agir sur les règles servant à l'élaboration de sa propre
rémunération, grâce à son statut de manager. S’il ne peut faire partie du comité de rémunération
et ainsi fixer directement son salaire, il peut en revanche disposer d'une certaine "influence
sociale" auprès des administrateurs chargés de la contrôler pour négocier une hausse de sa
rémunération par exemple. De plus, il peut peser sur les décisions du comité de rémunération en
choisissant ses membres. Ces membres lui sont donc "redevables" et ont ainsi intérêt à aller dans
le sens de la volonté du dirigeant s'ils souhaitent rester longtemps au sein du conseil
d'administration. C'est ce en quoi consiste la théorie du pouvoir managérial, proposée par
Bebchuk et Fried, qui met en doute la logique libérale de justifications de la rémunération par
l'existence de conflits d'intérêts entre les dirigeants et les personnes chargées de prendre des
décisions sur un sujet de façon indépendante.
Les dirigeants peuvent par ailleurs chercher à accroître la dépendance de l'ensemble des
partenaires aux ressources qu'ils contrôlent : l'information principalement. Williamson, en effet,
fait partie des théoriciens qui ont cherché à mettre en évidence les difficultés apportées par
l'opportunisme managérial, notamment à partir du fait que les dirigeants sont les mieux placés
pour jouer sur la rareté de leurs compétences afin de se protéger de la logique du marché. Du fait
d'un nombre très réduit de concurrents aux compétences équivalentes voire supérieures à celle du
dirigeant, celui-ci peut, à loisir, se comporter en "price-maker" c'est à dire qu'il peut abuser de sa
"rareté" pour négocier sa rémunération auprès des personnes qu'il a lui même choisi au sein du
12
Are CEOs Rewarded For Luck ? The Ones Without Principals Are, Quarterly Journal of Economics (2001)
13
conseil de rémunération. Les dirigeants cherchent donc à développer des stratégies afin de
conserver leur place dans l'organisation et donc à "s'enraciner", d'où l'appellation de théorie de
l'enracinement, dont les premiers théoriciens étaient Shleifer et Vishny en 1989. Les dirigeants
rendent ainsi leur remplacement coûteux pour leur entreprise ce qui leur permet d'augmenter leur
pouvoir ainsi que leur espace discrétionnaire.
Les mécanismes d'incitation et de contrôle pour accroître l'efficacité de la gestion des
dirigeants sont donc parfois insuffisants pour contraindre les dirigeants à gérer l'entreprise en
conformité avec les intérêts des actionnaires, comme le voudrait la théorie de l'agence. En effet,
en insistant sur l'hypothèse d'opportunisme managérial, on constate que le système de
rémunération des dirigeants proposé par la théorie de l'agence est constamment menacé de
l'intérieur. Les polémiques suscitées par les rémunérations des dirigeants semblent donc bien
refléter les contradictions internes du modèle libéral, dans lequel l'opportunisme du dirigeant
parvient à s'exercer au cœur même des dispositifs conçus pour définir une rémunération justifiée
des dirigeants. Les justifications apportées sur les rémunérations des dirigeants du CAC 40
semblent parfois contradictoires avec la réalité. Par ailleurs, leur niveau, relativement élevé, peut
sembler injuste au niveau social…
Sarah Uiterdijk
II/ Une demande de justice sociale: vers une justification « éthique » des rémunérations des dirigeants ?
1) Crise économique, inégalités sociales et demande d'une moralisation du système
a) Des inégalités sociales croissantes et une crise économique partielle Les mouvements dits des « Indignés » montrent aujourd’hui la contestation du modèle
économique libéral. La crise économique de 2008 a accentué la crise sociale avec un chômage
croissant, l'aggravation de la précarité et des inégalités qui ne cessent d'augmenter. Le
mouvement « Occupy Wall Street » a débuté le 17 septembre 2011. Ils se disent les « 99% » et
s'opposent au 1% des très fortunés qui concentrent l'argent et le pouvoir. Eugene Joseph Dionne,
professeur de sciences politiques à l'université Georgetown et éditorialiste au Washington Post
constate que: « Tout le monde désormais parle des inégalités en Amérique. On est donc passé des
Tea Parties à Occupy Wall Street, des conversations sur le déficit budgétaire aux conversations
sur les 99% face aux 1% des plus riches »13
. John Krinsky, sociologue américain et directeur du
département de sciences politiques de la City University of New York, a étudié ce mouvement
Occupy Wall Street. Selon lui, ce mouvement est un « levier militant » qui a servi de catalyseur
pour la gauche. Tout commence en Espagne où dès le 15 mai, des groupes manifestent et se donnent le nom des
« Indignados ». Au départ une simple manifestation, le mouvement prend de l'ampleur pour
13 Libération, jeudi 5 janvier 2012
14
devenir un campement contestataire qui se maintiendra quatre semaines. Au delà des frontières,
ce mouvement s'organise. Ainsi, le 15 octobre dernier, une manifestation mondiale a eu lieu, avec
des rassemblements dans de grandes villes comme Londres, Francfort, Montréal, Paris, Madrid,
… Ils dénoncent le système libéral, dirigé par les marchés financiers et l'argent, la montée du
chômage et des inégalités. Ils veulent changer de système. Certains réclament le partage des
richesses. Les revendications sont devenues globales avec une exigence de société éthique et plus
démocratique. Mais c’est particulièrement depuis la crise économique et financière que les rémunérations des
dirigeants sont particulièrement mal perçues. En 2008, la rémunération moyenne annuelle des
dirigeants du CAC 40 était d'environ 3,6 millions d'euros. Contrairement aux salariés avec des
rémunérations stagnantes voire en diminution, les rémunérations des dirigeants du CAC 40 est
bien colossale et augmente parfois, malgré la crise. Ce fut le cas de Baudouin Prot en 2009, PDG
de BNP Paribas: malgré la crise il s'est vu attribué 1,4 million d'euros de bonus, qui seront versés
sur quatre ans selon certaines conditions. La Première agence d'analyse de gouvernance et de
politique de vote, a conclu qu'en moyenne les rémunérations des dirigeants du CAC 40 ont
connu une baisse de 14%. La part salariale a augmenté de 5%. Mais un dirigeant gagne toujours
5 fois plus en moyenne qu'un patron des 130 capitalisations de l'indice. Au sein même de la
sphère décisionnelle et de pouvoir, les inégalités sont présentes. Avec la crise, comme nous
l'avons précédemment vu avec les Indignés, il y a une réelle demande de justice salariale. On voit
aussi que les salariés n'ont plus confiance en leurs dirigeants. Un sondage réalisé par TNS Sofres
pour le cabinet Altedia en janvier 2010 montre que seulement 40% des salariés du public et du
privé ont confiance dans leur employeur.
Le constat des inégalités salariales entre PDG et salariés n'est pourtant pas nouveau, dans son
livre14
, Pascal Lainé, universitaire et agrégé de Philosophie, fait remarquer que l'écart entre le
salaire médian d'un employé (moins de 1900€ mensuels) et le salaire moyen d'un patron du CAC
40 est de 1 à 200. Dans les années 1960, cet écart était de 1 à 20. D'après les données publiées
par Les Echos le 26 avril 2011, le revenu annuel d'un grand patron représente de 200 à 350
années de SMIC, avec des rémunérations annuelles allant de 2,6 millions d'euros pour Benoit
Potier le PDG d' Air Liquide à 4,5 millions pour Michel Rollier le PDG de Michelin. C'est ce
que montre le tableau suivant:
14
Maman quand je serai grand je veux être patron du CAC 40 (2008)
15
L'opinion persiste à être choquée par ces rémunérations et les salariés ordinaires demandent une
moralisation du système. Mais en même temps il y a ce respect voire cette fascination pour le
patron et leurs rémunérations. Thierry Aimar15
fait ce drôle de constat: « Les Français ne sont
jamais à court de paradoxes. […] Ils n'aiment pas le capitalisme. […] Pourtant, la majorité des
Français ne sont pas loin d'adorer leurs patrons. […] Pourquoi nos compatriotes critiquent-ils le
capitalisme, alors qu'ils ont une image positive de l'acteur qui l'incarne le mieux, à savoir le chef
d'entreprise ?».
b) Des inégalités salariales et sociales liées aux rémunérations des dirigeants qui montrent une transparence nécessaire et un besoin d'éthique
Les inégalités sociales et le besoin d'éthique se font durement ressentir. Pour les salariés,
cela s'explique aussi par le fait que la plupart des dirigeants du CAC 40 est issue de l'élite.
Docteur en sciences politiques et chercheur en sociologie au CNRS François Xavier Dudouet et
Hervé Joly, Docteur en Histoire et directeur de recherches au CNRS montrent cela16
. 84% des
15 Dans Golden Boss, Patrons ou rentiers (2006) 16
Les dirigeants français du CAC 40 : entre élitisme scolaire et passage par l'État (2007)
Les revenus des patrons d'entreprises du CAC 40 les mieux rémunérés
Société Revenus annuels * (en
milliers d'euros)
En années de
Smic **
Michel Rollier Michelin 4 500 349
Franck Riboud Groupe
Danone 4 392 341
Bernard Arnault LVMH 3 928 305
Jean-Paul Agon L Oréal 3 780 293
Christopher
Viehbacher Sanofi-Aventis 3 600 279
Gérard Mestrallet GDF-Suez 3 109 241
Christophe de
Margerie Total 3 008 234
Henris de Castries Axa 2 994 232
François-Henri
Pinault PPR 2 663 207
Benoit Potier Air Liquide 2 650 206
Salaires fixes,variables et/ou exceptionnels en milliers d'euros, hors stocks-options,
actions gratuites, dividendes et avantages annexes. ** Smic net annuel janvier 2011
Source : Les Echos - 26 avril 2011. Année des données : 2010
16
dirigeants français sont issus des grandes écoles et 67% des « très grandes écoles ». Une grande
partie est allée à Polytechnique. Sur l'ensemble des sociétés du CAC 40 les deux tiers sont
managées par d'anciens hauts fonctionnaires. Ils sont aussi considérés comme issus de l'élite
compte tenu de leur manière de vivre et de l'image qui leur est donnée. Aymeric Mantoux17
insiste sur le fait qu'un grand nombre de ces dirigeants n'a pas de vie ordinaire. Beaucoup
possèdent des yachts, des propriétés viticoles et autres, des jets privés,.. C'est le cas par exemple
de Bernard Arnault, PDG de LVMH, qui possède avec son ami Albert Frère le château viticole
Cheval-Blanc à Saint-Émilion et le domaine voisin La Tour du Pin-Figeac annexé. Il a également
un jet privé le Falcon 900. C'est aussi lui qui a invité Nicolas Sarkozy et sa femme Cécilia au
lendemain des présidentielles, sur son yacht Paloma, long de 60 mètres. La Théorie de la justice
(1971) de John Rawls est intéressante à ce sujet car l'auteur cherche à faire émerger une justice
sociale qui a pour fin la « répartition adéquate des bénéfices et des charges de la coopération
sociale. ». Sa théorie se veut celle de l'équité, de l'équité démocratique et de la justice sociale.
Ceci se passe dans le cadre de « l'individualisme libéral ». De plus, il faut arbitrer les
revendications concurrentes des partenaires sociaux. Les inégalités sociales doivent être à
l'avantage de tous (principe d'égalité des chances) et de chacun (principe de différence). Ce qui
est fondamental est que pour qu'il y ait justice, il faut que les membres de la coopération sociale
se mettent d'accord sur une distribution correcte des parts, des bénéfices et des charges.
Tableau représentatif de ces inégalités salariales et sociales Alternatives économiques hors-
série, « Les chiffres de 2012 » Le titre est évocateur: « Les écarts se creusent ». C'est en comparant ses revenus à ceux des
17
Voyage au pays des ultra-riches (2010)
17
patrons que l'opinion courante a davantage l'impression que les inégalités se creusent.
Le premier graphique néanmoins montre que les écarts se sont plutôt resserrés entre 1999 et
2009. L'écart a beaucoup diminué entre 1970 et 1980 en passant d'un écart de 4,5 à 3,5.
Cependant, malgré la crise économique, on observe que cet écart augmente à nouveau pour se
rapprocher de 3,5. Le second graphique est particulièrement révélateur des ces écarts entre
milieux sociaux. Ils sont particulièrement représentatifs entre le niveau de vie mensuel d'un cadre
supérieur à 2838€ et un ouvrier à 1178€. Mais ce qui n'est pas montré ici est l'écart davantage
important entre ce même ouvrier et un patron du CAC 40. Cet écart est déjà lui-même important
entre un cadre supérieur et un patron du CAC 40, ce qui permet de s'interroger sur l'échelle de
valeurs salariales et sociales. Il y a bien des lois en France pour encadrer les rémunérations des
dirigeants mais elles ne sont pas suffisamment contraignantes. Une moralisation du système doit
passer par le comportement des dirigeants eux-mêmes
Les dirigeants façonnent leur image et se donnent eux-mêmes un côté éthique. Ainsi
Liliane Bettencourt a créé sa Fondation en 1987 afin « aider à entreprendre, soutenir,
accompagner des projets pour qu'ils prennent corps et vie. ». De cette manière, l'opinion générale
a l'impression que ces grands dirigeants mettent une partie de leur argent au service des autres.
Mais quel est le vrai but ? Dans le rapport annuel financier 2010 de Capgemini, il est précisé que
pour les rémunérations de 2009: « Le Conseil rappelle que MM. Kampf et Hermelin, constatant
l’impact que les résultats de nombreuses filiales du Groupe – inférieurs à ceux prévus dans les
budgets arrêtés en début d’année – avaient eu sur la partie variable de la rémunération de leurs
managers, avaient propose de renoncer symboliquement a 20 % de leur propre rémunération
variable. ». Comme cela est dit, il s'agit d'un acte symbolique qui montre bien la volonté de
certains dirigeants de valoriser leur image ou simplement la prise de conscience que beaucoup
critiquent leurs rémunérations très élevées.
Sandrine Hedel
2) Un désir de justice sociale: comment rendre ces rémunérations « acceptables » ?
L'action directe pour se rebeller contre ces rémunérations est-elle une solution ?
L'actualité, avec la publication de Lumières le 19 janvier 2012 du récit de l'ex-gangster Alain
Caillol sur l'enlèvement du baron Empain en 1978, rappelle les enjeux de ce désir de justice
sociale. Le ravisseur dit avoir agi face aux licenciements qu'il considérait comme injustes. Les
ravisseurs disent avoir hésité avec Liliane Bettencourt et Marcel Dassault, cela montre qu'ils
voulaient s'en prendre aux symboles du patronat du CAC 40. Le 23 janvier 1978, Édouard-Jean
Empain, patron du groupe Empain-Schneider, est enlevé à Paris. Il est retenu en captivité
pendant soixante-trois jours. Pour prouver leur détermination, les ravisseurs le mutilent et
envoient la phalange coupée à sa famille. La rançon demandée est de 80 millions de francs. Le
baron est finalement retrouvé et les ravisseurs mis en prison. Édouard-Jean Empain se dira très
déçu par le comportement de ses proches qui avaient déjà vendu sa voiture et réparti l'héritage.
Peut-on parler ici d'action directe en vue de justice sociale, si le profit était pour quelques
18
personnes ? La vengeance, même si elle exprime un désir de justice sociale, rend t-elle ces
rémunérations acceptables ?
Le présentateur et écrivain Éric Brunet 18
souligne le paradoxe suivant: « […] toujours le même
prêchi-prêcha: les licenciements boursiers et les délocalisations sont la seule réponse cynique du
patronat à ces « superprofits ». […] D'un côté un fait: ces licenciements représentent une part
très faible des emplois détruits en France, moins d'un 1%. De l'autre la représentation
collective: ils sont la volonté d'un patronat âpre au gain, cupide, déshumanisé, la face
inacceptable du capitalisme moderne. ». Mais cela veut-il dire qu'il faille accepter ces
licenciements puisqu'ils sont peu nombreux par rapport aux emplois maintenus ? Que dire des
grèves d'employés d'entreprises du CAC 40, qui ne comprennent pas leurs maigres salaires, face
à ceux de leurs dirigeants ? Une augmentation de salaires est-elle la solution pour amoindrir cet
appétit de justice sociale ? Les grèves d'employés de Carrefour market en avril 2011 sont un
exemple pour illustrer notre propos. Un véritablement mouvement social se met en place dans le
pays avec le blocage de parking, grèves de caissières pour trouver de nouvelles propositions
salariales. Dans un reportage pour le journal de France 2, des grévistes sont filmés dans une
enseigne de Carrefour près de Toulouse en train de scander « Du pognon, pas que pour les
patrons ! ». Dominique Moualek, le délégué syndical FO à Carrefour Grenoble, explique la
mobilisation pour « dire qu'on en a marre, on veut des salaires décents ». Ce désir de justice
sociale s'inscrit en parallèle avec les rémunérations des dirigeants car, comme pour ces grèves au
sein de Carrefour, les salariés ne comprennent pas que leurs salaires n'augmentent pas alors que
les bénéfices de l'entreprise sont, eux, en hausse avec 6 milliards d'euros en 2010. Les
propositions de la direction de Carrefour étaient d'une augmentation de 1% des salaires en mars
et en octobre ainsi que 10% de réduction pour les salariés sur les produits. Guillaume Vicaire, le
Directeur des hypermarchés de Carrefour France dit que la direction a décidé de rouvrir les
discussions avec les partenaires sociaux, ce qui montre que ce type d'action directe arrive à avoir
des répercussions mais, sans doute dans une mesure limitée. Selon les syndicats, 150 magasins
Carrefour sur 200 ont participé à cette journée de grèves. La majorité des employés de Carrefour
gagne tout juste le SMIC. Les employés rappellent aussi les 10 000 suppressions d'employés par
le groupe ces cinq dernières années.
Pour certains spécialistes, la solution pour rendre les rémunérations des dirigeants du CAC 40
acceptables, réside dans la performance de l'entreprise. C'est le cas de Sylvain Perrier, consultant
en rémunération des dirigeants chez Towers Perrin (cabinet de conseil ayant pour mission d'aider
les entreprises à améliorer leur performance). Selon lui, pour rendre leurs rémunérations
socialement acceptables, il faut les lier étroitement à la performance de l'entreprise et en premier
lieu du PDG. Mais il reconnaît que notamment en période de crise, ce critère est difficile à
évaluer. Il permet néanmoins de s'assurer en partie de son implication et de son travail. Les
rémunérations des dirigeants du CAC 40 deviendraient acceptables en raison de leur prise de
risque et de leur implication. De plus, cela suppose une plus grande surveillance de l'attribution
des rémunérations pour qu'il y ait corrélation avec leur activité dans l'entreprise.
18
Être riche un tabou français (2007)
19
Ainsi, après quarante années à Publicis, son PDG Maurice Lévy décide, à partir de janvier 2012,
de renoncer à sa rémunération fixe, pour n'avoir que celle fixée sur la performance. Dans un
article du Monde du 30 novembre 2011, le PDG précise: « Je veux hypermériter ma
rétribution. ».
Dans le micro-trottoir que nous avons effectué, à la question « Les rémunérations sont-elles trop
élevées ? »: 8 personnes sur 12 ont répondu oui. Mais 7 personnes sur 12 trouvent que ces
rémunérations sont justifiées. On voit que, même s'il y a une demande de justice sociale, de
nombreuses justifications de ces rémunérations semblent presque assimilées. Les justifications
que les personnes interrogées donnaient, étaient surtout celles des responsabilités du dirigeant
dans l'entreprise, la quantité de travail et la prise de risques. Un homme a même parlé de « ce que
les journaux disent », plutôt de son propre avis.
Comme le dit Marie D'Heygère dans son mémoire19
« Face à des écarts de
rémunérations considérés comme injustes par l'opinion publique, la crise financière a joué
comme un électrochoc pour les pouvoirs publics qui se sont saisis de la question en urgence, dès
la fin de l'année 2008 ». C'est ce que révèle le discours de Toulon de Nicolas Sarkozy du 25
septembre 2008, en disant qu'il veut inscrire de la moralité dans le milieu des affaires.
De nombreux politiques, par conviction ou pour médiatisation, critiquent le comportement du
milieu des affaires. Ainsi François Hollande dit lors d'un débat télévisé en 2007 pour résumer
l'opinion générale sur l'argent: « Je n'aime pas les riches. […] Si nous ne dominons pas l'argent,
l'argent nous dominera. » . Les politiques doivent répondre aux attentes de la population qui
regarde avec scandale la rémunération des dirigeants. Le Président de la République, Nicolas
Sarkozy, comme le souligne Le président des riches de Michel Pinçon et Monique Pinçon-
Charlon le montre. Lors de la campagne de 2007, il se disait le candidat de « La France qui se
lève tôt ». Or, l'opinion a l'impression que l'argent s'affiche de plus en plus depuis 2007. Avoir
fêté son élection au Fouquet's avec des PDG du CAC 40 et des célébrités est un symbole de
l'argent décomplexé. Les auteurs disent de lui qu'il est le « porte-parole […] de l'oligarchie
politico-financière ».
Dans notre entretien du 26 janvier 2012 avec Hervé Joly, Docteur en Histoire et Directeur de
recherche au CNRS, il montre cette suspicion à l'égard des politiques et des patrons: « Ces gens
là sont amenés à se fréquenter et cela paraît suspect. Un homme politique qui va fréquenter un
grand patron, on a l'exemple au sommet de l'État, on sait tout de suite que c'est suspect. On se
demande quand ils partent en vacances ensemble, qui est-ce qui paye ? S'il est toujours invité
par son ami patron qui a plus de moyens, on se demande s'il y a des contreparties, qu'en échange
on lui demande de prendre des décisions en faveur des patrons. Alors est-ce que la solution
serait d'augmenter les salaires des hommes politiques, mais c'est difficilement envisageable sur
de l'argent public. » On voit que certaines lois favorisent les plus riches, quitte à endosser les
critiques. C'est le cas de certaines dispositions de la loi TEPA ou « paquet fiscal », qui a favorisé
les plus riches en offrant de nombreuses exonérations fiscales comme le bouclier fiscal fixant un
maximum de 50% d'imposition.
19
Quel encadrement pour la rémunération des dirigeants des sociétés anonymes cotées ? (mai 2010)
20
Cela peut-il expliquer la méfiance de la population à l'égard des hommes politiques ? Un article
publié sur internet est révélateur de ce malaise général. Son titre qui fait sourire: La Nuit du 4
août 2012: Abolition des Privilèges des Patrons du CAC 40. Publié sur le site Polémia le 2
septembre 2011, son auteur, Marc Rousset, est économiste, écrivain et ancien PDG d'Aventis,
Carrefour et Veolia. Avec des propos incisifs envers les dirigeants du CAC 40 aussi que les
hommes politiques, il dépeint le monde de 2011. Il rappelle que de nombreux dirigeants dont
Maurice Lévy proposent d'être davantage taxés. L'article de Challenges du 23 août 2011 intitulé
« Seize grands patrons demandent à être davantage taxés » en est une preuve. Parmi ces patrons
figurent Liliane Bettencourt et Jean-Paul Agon (L'Oréal), Frédéric Oudéa (Société Générale) ou
encore Christophe de Margerie (Total). Il s'agirait d'une contribution exceptionnelle des
contribuables les plus favorisés de 3%. Mais l'auteur qualifie ce geste d'acte d'hypocrisie et de
démagogie.
Pour terminer, nous pouvons voir que la comparaison des rémunérations des patrons avec ceux
des salariés moyens n'est pas la seule à faire. De plus en plus, les rémunérations des dirigeants du
CAC 40 sont comparées à celles d'autres catégories des plus riches comme dans les milieux du
show business ou du football. Pascal Boniface, le Directeur de l'IRIS (Institut de relations
internationales et stratégiques) et enseignant à l'Institut d'Études européennes de l'Université de
Paris 8, propose une loi sur l'économie de marché. En effet, il faut relativiser les salaires des
dirigeants du CAC 40. Désormais ce sont ceux d'autres domaines des affaires qui sont visés,
comme le dit Aymeric Mantoux. Par exemple, le salaire des footballeurs fait de plus en plus
polémique. Dans notre entretien avec Hervé Joly, ce dernier relativise la comparaison: « Dans
l'article, je contestais le fait que les patrons aient une valeur exceptionnelle. Dans le Football, il
existe un marché où les propositions de rémunération sont liées étroitement à la valeur sportive
du joueur. Le salaire est supposé être justifié par la valeur ajoutée qu'il apporte au club. Pour les
patrons, cela est moins net : on peut penser que leurs qualités contribuent au bon résultat de
l'entreprise or, l'entreprise est une collectivité donc il est difficile d'attribuer le mérite à une
personne précise. Les décisions dans l'entreprise sont toujours collectives. On a donc
l'impression que les patrons profitent de leur position de pouvoir pour imposer des
rémunérations élevées. Il est difficile à voir pourquoi leurs résultats sont exceptionnels. Le
marché est moins international que celui des footballeurs. ». Les scandales liés aux rémunérations des dirigeants du CAC 40 sont beaucoup plus
présents que ceux liés aux rémunérations des joueurs de football, ce qui montre, qu'en France la
vision n'est pas la même et traduit des enjeux différents.
Sandrine Hedel
3) Les enjeux des scandales : bouc-émissairisation et désir d’égalité
Devant une demande de justice sociale insatisfaite, les scandales sur la question des
rémunérations des grands dirigeants du CAC 40 ont pris de l’ampleur, et ce finalement depuis
déjà une vingtaine d’années. Devant les médias qui alimentent ces scandales et stigmatisent ces
21
dirigeants, deux hypothèses sont défendus : l’une par Benjamin Chapas, professeur en sciences
économiques, dans sa thèse20
(en référence à la théorie girardienne) qui défend l’idée de la
« bouc-émissairarisation », l’autre par l’historien et philosophe, Pierre Rosanvallon21
, qui tente
de comprendre ces scandales comme un affaiblissement du lien social.
a) Une prolifération des scandales du au décalage croissant entre les salaires
moyens et les salaires des dirigeants
Suite aux avancés suscitées par la loi NRE et à cette nouvelle politique de transparence,
les scandales ont fleuri : le départ à la retraite de Lindsay Owen-Jones en 2006, dont le salaire
annuel de 6,6 millions d’euros a fait du bruit. Lors de son départ en 2005, Daniel Bernard, PDG
de Carrefour, avait également déclenché des contestations en s’octroyant un « golden
parachute » de 40 millions d’euros. Jean-Marie Messier n’était pas en reste en réclamant une
indemnité de départ de 20 millions alors que son entreprise était au bord du gouffre. Il en va de
même pour Serge Tchuruk en 2008 : l’ex-PDG d’Alcatel est parti avec 5,6 millions d’euros
d’indemnités malgré un cours de bourse en chute libre de 35% d’après le site de conseils
boursiers et d’analyse technique TradingSat. Enfin, en 2008, Antoine Zacharias a fait la Une
après s’être fait pointer du doigt pour avoir été trop gourmand : sa demande de prime de 8
millions d’euros pour le rachat réussi de la société ASF avait alors fait couler beaucoup d’encre.
Un sentiment de « fracture sociale » apparait, le système de rémunération étant devenu
excessivement complexe mais superbement rentable pour les dirigeants : Carlos Ghosn, par
exemple, dont le revenu a gagné 328% entre 2003 et 2010 alors que le revenu moyen des salariés
évoluait seulement 15%22
. Le journalise Arnaud Parienty dans un article d’Alternatives
Economiques23
rappelle que le salaire est certes le prix d'une marchandise mais qu’il est aussi
une traduction du statut ou de la reconnaissance sociale associés à une profession ou à un
individu. En ce sens, le salaire est une « norme sociale » et comme le démontrait l’économiste
Keynes, les individus restent très sensibles à leur salaire relatif c'est-à-dire à la différence entre
ce qu’ils gagnent et ce que gagnent les autres. Or cette norme sociale du salaire est contournée
par les dirigeants qui justifient ces inégalités à partir de considérations morales (« le talent doit
être récompensé ») ou idéologiques (liberté économique et d’entreprendre), considérations dont
on peut douter de la sincérité devant la réalité : si Antoine Zacharias n’avait pas touché le
cinquantième de son indemnité en partant de Vinci, il aurait pu, si l’on regarde strictement la
quantité de l’indemnité, remettre à flot la filiale « Vinci Energie », qui coulait.
20 La justification du « prix » des dirigeants dans l’idéologie libérale. Une interprétation girardienne de la controverse publique
sur la rémunération des dirigeants (2010)
21
La société des égaux (2011)
22 Chiffres publiés sur le site lexpansion.lexpress.fr le 1er juin 2011 23 Arnaud Parienty , Alternatives Economiques Poche, n° 046 en novembre 2010
22
Pétillon dans www.les-crises.fr
b) Les scandales, reflet d’un malaise social
Il y a alors une véritable vigueur du débat public, et cela particulièrement depuis la
divulgation du salaire de Jacques Calvet en septembre 1989 (180000 francs par mois). Les
scandales ont explosé au sein de médias très prolifiques : L’Express, le 27 octobre 1999, a mis en
évidence le manque de repères sociétaux, suite à la Une publiée au sujet de l’indemnisation de
Philippe Jaffré, PDG de Elf, « Cet homme vaut-il 200 millions24
? ». Il s’agit d’une question de
responsabilité personnelle : le problème technique devient un problème d’individus. Les
dirigeants sont qualifiés dans les divers journaux de goinfres, de rentiers, de Picsou etc25
. C’est le
syndrome du « patron voyou » stigmatisé par les politiques, de l’ « hybris » antique, une
démesure qui porterait atteinte à l’ordre social et provoquerait un déchainement de violence
verbale (« racaille patronale », Nicolas Sarkozy26
).
24
En francs 25
Cité dans La justification du « prix » des dirigeants dans l’idéologie libérale. Une interprétation girardienne de la controverse
publique sur la rémunération des dirigeants (2010) de Benjamin Chapas au chapitre 2 la conscience sur la rémunération des
dirigeants : un effet d’ignorance ? 26 Cité lors de l’Intervention du chef de l’Etat à l’université du Medef le 30 aout 2007
23
Paradoxalement les acteurs de ces débats restent attachés à l’idée de performance. Il n’est rien
reproché à Sir Lindsay Owen-Jones archétype du dirigeant légitimement payé chez l’Oréal,
comme le montre cet extrait du Figaro d’octobre 2003 : « Chiffre d'affaires qui grimpe de
quelque 8 % par an en moyenne depuis son accession à la présidence, en 1988. Bénéfices qui
s'envolent de plus de 10 % chaque année. Capitalisation boursière multipliée par 15 sur la
période. Trop payé, lui ? » (Le Figaro, 20/10/2003). Cependant les acteurs des débats dénoncent
la perversion du système, ils pointent du doigt les instances de contrôle pour leur manque de
neutralité et les dirigeants pour aller à l’encontre de la stabilité sociale, Nicolas Sarkozy parle
même au sujet des parachutes dorés d’« abus de bien social »27
. Les patrons sont alors
collectivement regardés comme percevant des rémunérations disproportionnées et faiblement
liées à leur performance, cette relative acceptation de cette justification « par la performance »
étant déjà bien étrange car loin d’être si évidente que cela, on le voit notamment dans un sondage
effectué par nos soins au sein de cadres en informatique au siège de Monoprix à Clichy (92)28
.
Sur la question des inégalités sociales les dirigeants ne suivent pas clairement les règles du jeu,
cette transparence qui a permis aux médias de s’emparer de ces controverses et de créer une
dynamique de scandales a eu un effet pervers : elle a fait l'objet d'une instrumentalisation de la
part des dirigeants. Elle a été le fruit d'une évolution inéluctable, originaire des Etats-Unis. Ce
« benchmarking » a entrainé un phénomène de mimétisme : dans le cadre du marché
international, chaque dirigeant a commencé à agir en reflétant les actions des autres dirigeants.
En effet les médias ont encouragé la comparaison avec les dirigeants américains, augmentant
l’effet de scandale mais permettant aux patrons français d’obtenir plus d’arguments pour se
défendre (ceux-ci arguant qu’ils sont finalement payés beaucoup moins que leurs collègues
d’Outre-Atlantique), il n’est alors pas étonnant que la comparaison ne soit jamais faite vis-à-vis
des dirigeants asiatiques, patrons d’entreprises qui brassent autant d’argent, si ce n’est plus, que
les entreprises européennes, mais qui gagnent beaucoup moins.
Si en France, les arguments libéraux ont été utilisés un peu facilement par les médias pour
critiquer les patrons, les dirigeants français les ont également amplement instrumentalisés, et
récupérés afin de manipuler la rhétorique libérale.
c) Une révolte croissante contre le système libéral : bouc-émissarisation ou affaiblissement du lien social ?
Le sociologue René Girard dans ses travaux
29 a fait appel à la notion de «désir
mimétique» : ce concept montre que la valeur d’un objet s’accroit proportionnellement à la
résistance que l’on rencontre pour son acquisition. Selon le sociologue et Benjamin Chapas dans
sa thèse, les acteurs de la controverse désirent les rémunérations des dirigeants ce qui explique
l’intérêt pour ces affaires. Le « déceptif » est alors roi puisque l’opinion publique demeure
27
Idem 28
Voir annexes 29 Le bouc-émissaire (1982) et Celui par qui le scandale arrive (2001)
24
constamment déçue par cette minorité qui obtient « plus » que les autres. Cela entraine une
mécanique sociale infernale : on ne peut pas tous avoir de telles rémunérations, la raison nous dit
donc de les détruire. Paradoxalement les scandales ont une valeur ordonnatrice et punitive, et
deviennent un substitut de justice. On assiste à une désolidarisation du monde patronal qui tombe
dans une logique victimaire, les scandales faisant peser sur une minorité d’hommes toute la
rancœur à l’encontre du système libéral. Les dirigeants deviennent des « bouc-émissaires », des
cibles privilégiés sur lesquels se déverse toute la déception d’une société qui ne croit plus dans
les illusions du libéralisme. Benjamin Chapas dans l’entretien que nous avons réalisé, nous livre
ses impressions : parmi ces « Indignés », la plupart sont choqués car ils envient ceux qu'ils
critiquent dans une logique de mimétisme, si on leur donnait la rémunération des dirigeants, leur
indignation serait « rachetée ».
L’historien et philosophe, Pierre Rosanvallon, à l’inverse, adopte une autre approche dans son
ouvrage récemment sorti La société des égaux. Pour lui, les notions d’égalité ou d’inégalité
doivent être pensées comme des relations sociales, dont l’affaiblissement crée les controverses.
Dans la condamnation globale des inégalités qui passe par la stigmatisation des dirigeants, ce
sont des faits sociaux, objectifs, qui sont pris en compte, pas seulement des situations
particulières, il s’agit davantage de pointer du doigt des comportements sociaux collectifs plutôt
que des choix individuels. L’auteur rappelle qu’il faut aller au-delà de la condamnation évidente
des salaires des PDG, et s’intéresser à la notion d’égalité, idée « matricielle » en Europe, qui a
subit de nombreuses dérives : « L’égalité ne peut y être limitée aux exigences d'une juste
distribution des ressources entre les individus[…]. Elle suppose plus profondément un
certain régime de relations entre ces individus »30
. Autrement dit, il ne suffit pas
d'éradiquer les inégalités pour produire une société d'égaux : il faut encore qu'un lien
positif et social de reconnaissance réciproque les anime et les réunisse.
Les dirigeants ne sont donc pas moins « moraux » que les autres : le problème se situe
plus profondément au cœur même du lien social qui régit la société, d’où une remise en cause de
tout un système de représentation. Ce qu’il faut, ce n’est pas se voiler derrière une logique
d’indignation perpétuée par les médias, mais s’engager réellement en cherchant de nouveaux
systèmes et de nouveaux modèles, plus justes socialement tout en étant efficaces
économiquement.
Anne RENONCET
III/ La controverse sur les rémunérations des dirigeants du CAC 40 : Comment changer un modèle entrepreneurial en crise ?
1) Les théories moins libérales et plus sociales et éthiques concernant les mécanismes de rémunération.
Certains libéraux ont choisi de justifier les mécanismes des rémunérations autrement que
30
Propos recueillis par Sébastien Legay dans Alternatives Economiques n° 306 - octobre 2011
25
par les lois du marché financier ou économique. Gary Becker dans sa théorie du capital humain,
explique que la formation accroît la productivité du travail, ce qui permet d’escompter un salaire
plus élevé. Autrement dit, les différences de salaires sont dues aux différences de formation,
obligeant à s’interroger sur la formation des qualifications. Le capital humain, c’est l’ensemble
des capacités physiques ou intellectuelles d’un individu ou d’un groupe d’individus favorisant la
production d’un revenu (monétaire ou extra monétaire). La formation constitue une forme
d’investissement en capital humain. Pour aller plus loin il faut distinguer deux types de capital
humain : le capital humain général qui est non spécialisé et transférable d’une entreprise à une
autre (caractérisé par le diplôme et par l’expérience professionnelle), et le capital humain
spécifique qui est mesuré par l’âge et la durée de présence dans l’entreprise (mesuré par l’âge et
la durée de présence dans l’entreprise). L’acquisition de capital humain implique pour l’individu
un accroissement de sa productivité marginale, qui devrait se traduire en retour par une
augmentation de revenus. Autrement dit, dans la mesure où les dirigeants plus compétents et plus
expérimentés sont plus efficaces et accompagnent l’entreprise vers de meilleurs niveaux de
performance, ils sont en droit d’exiger une part de la valeur créée au travers d’une rémunération
supérieure.
La théorie basée sur les ressources31
apporte d’ailleurs un éclairage intéressant sur la relation
entre capital humain et rémunération des dirigeants. Le capital humain des dirigeants peut
effectivement être appréhendé comme une ressource rare et difficile à imiter, qui fournit à
l’entreprise un avantage compétitif durable, source de performance. Afin de s’approprier une part
de cette création de richesse, les dirigeants exigeraient une rémunération supérieure.
Si la notion de capital humain suggère une idée fondamentale, sa mise en œuvre se heurte à de
nombreuses difficultés. En effet, les différences de salaires ne s’expliquent que pour une faible
partie par des différences de formation. L’investissement en capital humain dépasse l’acquisition
de formation.
Par ailleurs, d’autres théories ont choisi de justifier les mécanismes des rémunérations autrement
que par les lois du marché, et cherché à apporter plus de justice. En réaction contre l’iniquité
croissante des revenus entre les actionnaires et les salariés, dès les années 1950, émergent des
théories permettant un équilibre des rémunérations entre tous : actionnaires, dirigeants, salariés,
participants. Aujourd’hui, même Nicolas Sarkozy s’est intéressé à ce phénomène de lutte des
classes, c'est-à-dire sur la façon dont les fleurons du CAC répartissent leur richesse. Un rapport
réalisé alors à sa demande par l’INSEE lève le voile sur la répartition de la valeur ajoutée entre
actionnaires et salariés. Ses conclusions ont provoqué de nombreuses controverses.
En effet, au niveau national, les entreprises françaises réservent deux tiers de la valeur ajoutée
aux salariés et un tiers aux actionnaires (donnée qui resterait stable depuis une vingtaine d’année
Au niveau du CAC 40, la répartition semble moins bien équitablement répartie. En 2009, Saint-
Gobain donne 86% de la richesse produite aux salariés, contre 6% aux actionnaires. Lafarge leur
en réserve à peine la moitié.
Distribution de la valeur ajoutée* en 2009**
31
Castanias et Helfat, 1991 ; Barney, 1991
26
Sanofi-
Aventis
EDF Total Lafarge Saint-
Gobain
BNP
Paribas
France
Télécom
Salaires 53% 53% 29% 51% 86% 61% 54% Dividende 23% 10% 24% 13% 6% 8% 22%
Intérêts à la
banque
2% 21% 0% 20% 9% 0% 14%
Impôts 6% 8% 29% 12% 2% 13% 14%
Investissemen
t disponible
16% 8% 16% 4% -3% 18% -4%
*Résultat opérationnel avant charges du personnel
** tableau disponible dans la revue L’Expansion n°= 758
L’idée de bénéfices équitablement répartis entre les salariés et les actionnaires, a été l’un des
objectifs sinon sincères du moins affichés du Président de la République. Ainsi ont peu à peu été
réaffirmé, les notions pourtant déjà existantes de « participation financière » et d’ « actionnariat
salarié ». Les systèmes de participation financière consistent à faire bénéficier les salariés des
résultats de l’entreprise, et à créer ce que l’on peut appeler un « capitalisme de partage ».
Atténuant l’opposition entre salariés et gros actionnaires (rappelons que beaucoup de salariés du
CAC 40 sont aussi des actionnaires), ces mécanismes peuvent être des instruments de cohésion
sociale. La participation des collaborateurs aux résultats et au capital de leur entreprise constitue,
au-delà du minimum imposé par la loi, un moyen de reconnaissance des performances
collectives. Elle peut de ce fait être un moyen de motivation.
Les premiers systèmes de participation financière mis en place sont l’intéressement et la
participation, qui ont concrétisé la volonté annoncée par le général de Gaulle, dès le lendemain
de la Seconde Guerre mondiale, « d’associer le capital au travail ». Plus tard seront institués les
plans d’épargne entreprise :
-L’intéressement (1959) : est un dispositif facultatif instauré par un accord négocié avec les
partenaires sociaux, qui permet d’associer financièrement les salariés aux performances de
l’entreprise. L’accord comporte une formule de calcul choisie librement par les parties
contractantes. Ses critères peuvent être liés aux performances (productivité, qualité…) ou aux
résultats de l’entreprise dont l’appréciation doit reposer sur des éléments objectivement
mesurable. Le montant global de l’intéressement peut être réparti entre les salariés de différentes
façon : uniformément entre tous, proportionnellement au salaire, en fonction du temps de travail
effectif sur la période considérée ou bien en combinant ces différents critères.
-La participation des salariés aux fruits de l’expansion de l’entreprise (1967) : est un système
obligatoire de distribution d’une partie des bénéfices réalisés dans les sociétés de plus de 50
salariés, et donc évidemment dans le fleuron du CAC 40. La participation résulte d’une formule
de calcul imposée par la loi, celle de la Réserve Spéciale de Participation ( RSP)
RSP= ½ ( B- 5 % C) X (S/VA)
27
Avec : B= bénéfice net ; C= capitaux propres ; S=salaires ; VA= valeur ajoutée
La formule s’applique à tous les collaborateurs. Il ne peut y avoir de participation variable selon
des catégories de salariés ou selon des performances individuelles.
Le PEE, Plan d’épargne entreprise (1986), est un dispositif d’épargne collectif et facultatif
qu’une entreprise peut proposer à ses salariés afin de permettre de se constituer une épargne
individuelle dans des conditions fiscales et financières avantageuses. Depuis la loi Formation
professionnelle du 4 mai 2004, le PEE doit être négocié. Tous les salariés de l’entreprise doivent
pouvoir participer au PEE s’ils le désirent. Toutefois, une durée minimum d’ancienneté dans
l’entreprise peut être exigée. Chaque adhérent au PEE est titulaire d’un compte individuel à son
nom. Les placements sont investis soit uniquement en actions de l’entreprise pour l’actionnariat
direct, soit essentiellement en actions de l’entreprise du fonds actionnariat, soit enfin en valeur
mobilière (actions, obligations, part de Sicav…) pour les fonds diversifiés. En contrepartie d’un
blocage de cinq ans, les versements effectués dans le cadre de l’épargne salariale bénéficient
d’un régime fiscal avantageux.
Mais aujourd’hui, la participation et l’intéressement aux résultats permettent-ils de rééquilibrer,
au moins partiellement, le partage des fruits de la croissance au profit des salariés ? Certes dans
les groupes rentables (comme ceux des entreprises du CAC 40), ils arrondissent largement les
fins de mois : 6600 euros en moyenne en 2009 à Total (en additionnant tous les mois), jusqu’à
10000 euros à L’Oréal (également sur toute l’année). Mais de là à parler de rééquilibrage, il y a
un pas de géant qui impose la prudence. En effet, au niveau national, ces dispositifs améliorent à
peine l’ordinaire du salarié moyen : ils représentent 2,2% de la masse salariale, d’après le rapport
sur le partage de la valeur ajoutée réalisé sous la direction du patron de l’Insee, Jean-Philippe
Cotis. Certains syndicats critiquent vivement ces dispositifs : « Quand une entreprise verse des
sommes confortables à ce titre, les salariés sont moins tentés de revendiquer sur les salaires. Or
ceux-ci sont pérennes, alors que la participation et l’intéressement sont aléatoires », déclare
Mohammed Oussedik, chargé des salaires à la direction de la CGT32
.
De plus, on constate depuis trois ans, que le CAC 40 se déleste chaque mois de 1900
salariés français, mais, dans le mêmes temps, augmente les effectifs à l’étranger de 7600
personnes, avec une prédilection pour les contrées asiatiques low cost. Les effectifs français chez
Veolia ont diminué de 11% entre fin 2006 et aujourd’hui, mais ont grossi de 38% en Asie. Ainsi,
les profits du CAC 40, réalisés surtout à l’étranger, font le bonheur des actionnaires aujourd’hui.
Camille Zami
2) Les attentes en matière de législation : faut-il contrôler juridiquement les
rémunérations des dirigeants ?
D'une part, dans le modèle économique libéral, toute entrave au marché nuirait à son
fonctionnement, le marché étant postulé comme auto-régulateur. D'une autre part, la conception
de l'Etat comme garant de la cohésion sociale rend légitime l'intervention de la puissance
32
Interview réalisée par l’Expansion, magazine n° 178
28
publique pour répondre aux attentes de l'opinion publique en matière de législation suite aux
scandales provoqués par la publication des rémunérations des dirigeants des entreprises du CAC
40 , scandales dont les médias se sont faits le relais. Ainsi, réglementer les rémunérations des
dirigeants des entreprises du CAC40 semble dans une certaine mesure "paradoxal" dans le
modèle économique libéral : le salaire étant considéré comme un prix résultant de la
confrontation de l'offre et de la demande sur un marché, l'intervention de l'Etat via la législation
viendrait contraindre le fonctionnement du marché. Tout comme la fixation d'un salaire
minimum suscite des critiques dans le modèle libéral, celle d'un salaire maximum fait
aujourd'hui l'objet de débats. D'où la question : faut-il contrôler juridiquement les rémunérations
des dirigeants ?
a) Les réponses apportées par le Législateur33 Dans un premier temps, le législateur s'est emparé de la question des rémunérations des
dirigeants d'entreprise. Inspiré fortement des rapports de M. Marc Viénot sur le gouvernement
d'entreprise de juillet 1995 et juillet 1999 et M. Daniel Bouton de septembre 2002, le
renforcement de la réglementation applicable aux dirigeants des sociétés qui s'opère depuis 2001
s'est fait dans le sens de plus de contrôle interne et plus de transparence sur les rémunérations
octroyées. Plus précisément, les législations établies ont porté sur les composantes variables
(stock options) ou exceptionnelles (parachutes dorés) ; ces éléments de la rémunération étant
considérés, autant par l'opinion publique que par certains économistes34
, comme les moins
justifiés et donc objet de vives critiques. Le cadre juridique des plans d’options de souscription
ou d’achat d’actions a sensiblement évolué afin de faire davantage place aux exigences de justice
sociale.
b) Les démarches d'autorégulation privilégiées par les organisations professionnelles :
Pourtant, les milieux d’affaires considèrent que la norme édictée par le législateur ou le
pouvoir réglementaire est souvent trop rigide pour être efficace. Conscients que les
débordements constatés en matière de rémunération des principaux dirigeants appelaient une
réponse éthique, ils ont donc échafaudé des principes moralisateurs, au sein de codes de bonne
conduite ou de recommandations, privilégiant ainsi les démarches d'autorégulation. Les
premières recommandations officielles du MEDEF (Mouvement des Entreprises de France) et de
l’AFEP (Association Française des Entreprises Privées) datent de janvier 2007. Il s'agit d'une
initiative des entreprises elles-mêmes soucieuses de préciser certains principes de bon
fonctionnement et de transparence où l’on trouve un volet porte spécifiquement sur la
33
Voir annexes 34
Michel Aglietta & Antoine Rebérioux, Dérives du capitalisme financier ; Bibliothèque Albin Michel Economie ; 2004.
29
rémunération des dirigeants mandataires sociaux de sociétés cotées.35
Quelles sont ces
recommandations concernant les rémunérations des dirigeants et dans quelle mesure sont-elles
appliquées par les entreprises ? Certaines portent sur la détermination de la rémunération qui doit
prendre en compte cinq principes (cohérence, benchmark, lisibilité des règles, mesure). Selon le
code AFEP-MEDEF institué par la loi du 3 juillet 2008, le respect de ces principes doit permettre
de renforcer la solidarité et la motivation dans l'entreprise, aussi bien à l'égard des salariés que
des dirigeants.
Le code de bonne gouvernance apporte des justifications aux rémunérations : la référence au
marché, les missions attribuées, la prise en compte des situations particulières, les résultats
obtenus, la responsabilité assumée ainsi que des éléments plus précis : la politique d'association
au capital via l'attribution d'options d'actions et d'actions de performance doit permettre de
renforcer la convergence d’intérêts des actionnaires et de la direction de l’entreprise. Les
indemnités de départ font aussi l'objet de recommandations : l'indemnisation en situation d'échec
de l'entreprise ou d'échec du dirigeant étant inacceptable, elle ne doit être autorisée qu’en cas de
départ contraint et lié à un changement de contrôle ou de stratégie. Le code de bonne
gouvernance AFEP-MEDEF participe au mouvement de transparence en rendant obligatoire dans
les rapports annuels des entreprises la publication des rémunérations totales des mandataires
sociaux de l'entreprise de manière individuelle, complète, détaillée. Le troisième rapport sur
l'application du code de bonne gouvernance d'entreprise souligne des progrès dans l'application
du code AFEP-Medef et dans la qualité de l'information fournie dans les rapports annuels. Les
principes de présentation pour une lecture claire et détaillée sont dans l'ensemble respectés par
les sociétés du CAC40, les critères qualitatifs et quantitatifs et les conditions de performance
déterminant l'attribution de la partie variable sont dans l'ensemble indiqués. En pratique, de
nombreuses sociétés les appliquent volontairement, faute de quoi elles ont à se justifier auprès
des marchés financiers selon le principe du « comply or explain » (elles doivent expliquer
pourquoi ils ne suivent pas certaines recommandations, avançant des raisons de confidentialité
par exemple). De plus, comme le soulignait Benjamin Chapas lors de notre entretien, il ne faut
pas sous-estimer le phénomène mimétique qu'entraine l'application de ce code : les entreprises le
respectent puisque les autres le font.
En outre, créée en 2003 par la loi portant sur la Sécurité Financière, l’Autorité des Marchés
Financiers (AMF) s’assure elle-aussi de la qualité et de la transparence de l’information
financière délivrée par les émetteurs. La loi du 3 juillet 2008 lui a octroyé la mission d’examiner
dans quelle mesure les sociétés respectent le principe « comply or explain ». L’AMF publie aussi
des recommandations : elle décrit l’information que les sociétés doivent donner concernant les
rémunérations de leurs dirigeants et les programmes d’options pour les aider à établir leur
document de référence, elle invite les sociétés à établir des critères de performance sérieux et
exigeants pour l’attribution d’options de souscription et incite les entreprises à prendre en
compte la recommandation de la Commission européenne du 30 avril 2009. L'AMF détient un
pouvoir de sanction en ce qui concerne les règles touchant aux marchés financiers.
35
en référence à la loi du 3 Juillet 2008
30
Pourtant, ces soft laws n’ont pas de valeur juridiquement contraignante, elles énoncent des lignes
directrices que les sociétés restent libres de suivre ou de ne pas appliquer. Toutefois, le MEDEF
et l’AFEP se sont engagés dans l’hypothèse où ils constateraient un défaut d’application « sans
explication suffisante », à saisir les dirigeants en cause. De plus, en 2009, les organisations
professionnelles des entreprises ont annoncé la création d’un comité des sages chargé de
contribuer à la bonne application des principes de mesure, d’équilibre et de cohérence des
rémunérations des dirigeants mandataires sociaux mais seulement en cas de recours massif au
chômage partiel ou de plans sociaux d’ampleur.
c) Quelles prochaines étapes ? Il s'agit de s'intéresser maintenant aux potentiels moyens entre les mains de la puissance
publique afin d'aller plus loin dans l'encadrement des rémunérations des dirigeants d'entreprise
du CAC40. En 2009, le rapport d'information sur les rémunérations des dirigeants mandataires
sociaux et des opérateurs de marchés de M. Phillipe Houillon, député du Val-d'Oise et deux
propositions de loi se sont penchées sur cette question.36
Tout d’abord utiliser la fiscalité, instrument aux mains de l’État ayant pour principe la justice
sociale, fait partie des solutions avancées susceptibles d'être efficace mais à employer avec
discernement pour ne pas nuire aux performances des entreprises. Dans un premier temps, l’idée
d’une suppression du bouclier fiscal a été envisagée en vue de ramener les rémunérations des
dirigeants d’entreprises à davantage de mesure mais cette solution présente la limite que les
dirigeants mandataires sociaux n'en sont pas les seuls, ni les principaux bénéficiaires. Une autre
solution en matière fiscale préconisée concerne un plafonnement de la déductibilité de
rémunération totale des dirigeants mandataires sociaux de l’assiette de l’impôt sur les sociétés : il
s'agit de déterminer la limite en deçà de laquelle la rémunération totale, directe ou différée, ainsi
que les avantages de toutes natures resteraient déductibles du bénéfice imposable. Enfin une
législation portant sur le régime fiscal des stock-options permettrait d'ajuster le système : selon
l'Institut Montaigne, la solution suggérée consiste en une meilleure distinction entre les gains
réalisés du fait des performances des bénéficiaires de ces options et les profits réalisés grâce à la
cession de titres délivrés uniquement au titre d’une rémunération complémentaire. Pourtant, les
amendements de l'opposition visant à augmenter la fiscalité sur les retraites chapeaux comme les
golden parachutes ont été repoussé lors du vote de la loi de finance 2012 à l'Assemblée
Nationale.
Des propositions de loi datant de 2009 préconisent certaines mesures législatives ou principes ,
notamment allant dans le sens d'un plafonnement des rémunérations37
: le total des rémunérations,
36 Proposition de loi visant à rendre plus justes et plus transparentes les politiques de rémunérations des dirigeants d’entreprises et
des opérateurs de marché (Assemblée Nationale-Septembre 2009) ; Proposition de loi visant à encadrer les rémunérations des
dirigeants d’entreprises (Assemblée Nationale- Avril 2009).
37 en annexe : le Revenu Maximal Acceptable et le salaire maximum
31
indemnités et avantages de toute nature, attribués annuellement ne pourrait excéder vingt fois le
montant annuel du salaire minimal applicable dans l’entreprise considérée ; plafonner la
rémunération des dirigeants d’une société dès lors que la société bénéficie d’aides publiques sous
forme de recapitalisation... Parmi ces propositions figure la volonté de mettre en place les
dispositifs pour une autorégulation efficace en donnant un pouvoir réglementaire au comité des
sages du MEDEF et de l’AFEP. L'intervention du législateur permettrait à des actionnaires
minoritaires qui contestent les choix effectués par les conseils en matière de rémunération des
dirigeants mandataires sociaux de faire un recours devant le juge afin d'obtenir l'annulation de
celle-ci.
Reposant sur un effet mimétique, il s’est installé un véritable cercle vicieux inflationniste ; dans
ce contexte, une des procédures privilégiées dans les propositions de loi précédemment citées
reste une harmonisation européenne et internationale. Au niveau européen, le droit des sociétés
relevant des compétences communautaires, les institutions communautaires privilégient
l'incitation à la contrainte. Bien qu'elles n’aient pas jugé utile d’élaborer un code européen de
bonne gouvernance, elles encouragent les principes édictés par le MEDEF et l'AFEP notamment
s’agissant du conditionnement aux performances et des plafonnements des indemnités à quelques
années de rémunération. Au niveau international, une des propositions faites dans le rapport
d'information présenté en Juillet 2009 par le député du Val d'Oise Phillipe Houillon sur les
rémunérations des dirigeants mandataires sociaux et des opérateurs de marchés serait de
formaliser, au sein d’un engagement international juridiquement contraignant, les choix de
réforme réalisés par les pays du G20 s’agissant des modalités de rémunération des dirigeants de
sociétés
3) La rémunération des dirigeants : une solution n’est-elle pas plutôt à trouver du coté de la gouvernance d’entreprise ?
À chaque fois qu'elle a été posée au sein des discussions législatives, la question de la
rémunération a été envisagée dans le cadre plus général de la gouvernance d'entreprise. Trois
champs juridiques interviennent dans ce domaine : le droit bousier ; le droit des sociétés ; le
droit du travail. Le cadre juridique permet d'améliorer les principes de gouvernance interne des
sociétés et de renforcer la transparence applicable aux rémunérations des mandataires sociaux.
Au-delà de la fixation de principes généraux édictés soit par le législateur, soit par les
organisations représentatives des entreprises, ce serait aux acteurs de la gouvernance des
entreprises d’assurer par eux-mêmes le respect d’un certain nombre d’impératifs éthiques et
d’exigences de justice sociale.
a) Administrateurs indépendants et comités de rémunérations : quelle efficacité ?
Les conseils d’administration ou de surveillance et le comité des rémunérations sont
censés devoir encadrer les rémunérations des dirigeants, notamment concernant la part variable.
32
Sous l’impulsion des rapports Viénot (1995, 1999) et Bouton (2002), les comités de
rémunérations se sont multipliés en France au cours de ces dernières années.
Mais il s'agit de s'interroger sur l'efficacité de ces dispositifs afin de contrôler le niveau des
rémunérations des dirigeants : dans quelle mesure ces mécanismes jouent effectivement un effet
modérateur sur la politique de rémunération ? Empiriquement, l'influence de ces deux organes
sur les rémunérations est à nuancer : il faut s'intéresser à leur composition pour cela. Concernant
les comités de rémunération, selon les recommandations du code AFEP-MEDEF, il ne doit
comporter aucun dirigeant mandataire social, doit être composé majoritairement
d'administrateurs indépendants et doit délibérer sur les rémunérations hors la présence des
dirigeants mandataires sociaux. Selon le troisième rapport d'application du code MEDEF-AFEP,
aucune des sociétés du CAC 40 ne prévoit la présence d’un administrateur exécutif au sein du
comité des rémunérations et la proportion de sociétés se conformant à la recommandation d'avoir
des comités de rémunérations composé majoritairement d'administrateurs indépendants est en
hausse constante (91% pour 2009 et 97% pour 2010). En Grande-Bretagne, Main et Johnston
(1993) et Conyon et Peck (1998) ont montré que la rémunération des dirigeants est plus élevée
dans les entreprises disposant d’un comité de rémunération du fait que les membres non
exécutifs du comité sont souvent eux-mêmes des dirigeants d’entreprise : le salaire des membres
du comité aurait un effet positif sur la rémunération des dirigeants. Ainsi, cela remet en cause
l'effet modérateur que joueraient ces conseils.
Or, dans l'hypothèse où l'on introduit des administrateurs indépendants dans les conseils, on
pourrait penser que la fonction modératrice est susceptible d’être d’autant plus efficace car ces
administrateurs indépendants s’opposeraient plus librement aux dirigeants. Un administrateur est
défini comme étant indépendant « lorsqu’il n’entretient aucune relation de quelque nature que ce
soit avec la société, son groupe ou sa direction, qui puisse compromettre l’exercice de sa liberté
de jugement » (rapport Bouton 2002). L'indépendance des administrateurs constitue une des
valeurs prônées par les rapports sur la bonne gouvernance d'entreprise : le rapport Viénot I
préconisait la présence d'au moins deux administrateurs indépendants, le rapport Viénot II fixait
leur nombre au tiers du conseil, le rapport Bouton à la moitié. Bien que les sociétés cotées aient
suivi cette recommandation , l'incidence de la présence d'administrateurs indépendants est
discutable, comme le montre les résultats contradictoires d'études anglo-saxonnes sur cette
question : Conyon et Peck (1998) et Westphal et Zajac (1995) ne trouvent pas d’incidence
significative de la proportion d’administrateurs indépendants sur la rémunération des dirigeants
alors que d’autres études trouvent une relation positive entre la rémunération du PDG et la
proportion d’administrateurs indépendants.
b) Une implication progressive des salariés dans les organes directeurs de l'entreprise ? Toutefois, même si l'effet modérateur des comités de rémunérations et des
administrateurs indépendants est discutable, ces dispositifs sont révélateurs d'une volonté plus
profonde qui est celle d'impliquer les parties prenantes dans la gouvernance d'entreprise
33
(promotion d'une démarche RSE : Responsabilité Sociale de l'Entreprise). Le modèle théorique
des parties prenantes justifie la réintégration du rapport salarial dans les discussions positives sur
la gouvernance mais aussi dans les organes directeurs de l'entreprise et fait que rien ne justifie
que les débats sur la gouvernance soient exclusivement fondés sur les institutions se rapportant
aux marchés financiers ou aux actionnaires. Ainsi, la participation des salariés parait légitimée.
Dans le modèle continental européen de gouvernance d'entreprise, les salariés interviennent
mais dans une moindre mesure : les comités d'entreprise leur donnent certains droits, comme le
droit à l'information et à la consultation mais ils n'ont aucun pouvoir de gestion. Le modèle
européen de gouvernance d'entreprise correspond alors au modèle de la participation négociée.
Toutefois, le modèle des parties prenantes présente des limites, notamment la question de savoir
quel organe est le plus légitime pour représenter l'ensemble des salariés : le comité d'entreprise
ou les syndicats ? Or, comme avec les administrateurs indépendants, la participation des salariés
dans les organes exécutifs n'est effective et utile que si leurs voix sont écoutées face aux
actionnaires majoritaires. Il s'agit alors de trouver les moyens pour leur donner plus de poids face
à la "démocratie actionnariale", comme par exemple en introduisant une catégorie d'actionnaires
dont l'intérêt est de promouvoir des critères de performance qui soutiennent les principes
démocratiques de gouvernance et de donner plus de poids à la grande masse des salariés
actionnaires. Comme le concluait Pierre-Yves Gomez38
, «Cette question, posée depuis des
décennies, n'a-elle jamais fait consensus et encore moins débouché sur une loi. »
c) Comment répondre au désir de justice sociale ? Plafonner les hauts salaires resserrerait la hiérarchie des salaires dans l'entreprise et
répondrait au désir de justice sociale. Si on se place sur le terrain de la justice sociale, la question
des rémunérations des dirigeants du Cac40 induit d'élargir notre regard aux salaires dans
l'entreprise. Ainsi, face «à une rémunération du capital disproportionnée et une rémunération
du travail toujours plus faible », les syndicats tels que la CGT revendiquent des augmentations
de salaires et un relèvement du SMIC. Or, selon le Conseil d'Analyse Économique39
, «Les études
existantes ne montrent pas qu’un salaire minimum élevé et contraignant réduit la pauvreté et les
inégalités. Par exemple, il est symptomatique qu’il n’y a pas eu de baisse significative du taux
pauvreté en France depuis une douzaine d’années malgré la hausse importante du SMIC sur
cette période, aussi bien en termes de pouvoir d’achat que relativement au salaire médian. Ce
paradoxe apparent s’explique assez simplement : c’est la situation face à l’emploi qui détermine
le plus la pauvreté et non le niveau du salaire minimum. ». Il faut s'intéresser plus largement à la
question : quelle répartition peut être jugée acceptable ? Pour l'économiste John Hicks, il est
38 Pierre-Yves Gomez , «La parité dans les CA d'accord, et la représentation des salariés ? »,Alternatives Economiques n° 305 -
septembre 2011. 39
Pierre Cahuc , Gilbert Cette ,André Zylberberg ; «Salaires minimums et hauts-revenus : comment concilier justice sociale et
efficacité économique ? » , Rapport du Conseil d'Analyse Economique , Juillet 2008.
34
difficile de s'entendre sur une répartition juste des revenus mais selon la force de la coutume qui
dépend de l'imprégnation de la logique de marché , la répartition est acceptée une fois établie car
elle correspond à ce que chacun s'attend.
Enfin, et si la réponse au désir de justice sociale passait par un changement de modèle
économique ? En effet, face aux dérives du capitalisme financier et du modèle libéral tels qu'ils
sont exposés par Michel Aglietta et Antoine Rebérioux, certains auteurs40
proposent l'émergence
d'une «économie sociale et solidaire » appuyée sur le solidarisme.
Sandra Lazzarini
CONCLUSION
Devant les rémunérations des dirigeants du CAC 40, nous sommes donc aujourd’hui en
face de problèmes certes peu nombreux mais criants. Dans l’absolu, les dirigeants ne sont pas
« trop payés » mais il y a un doute qui ne cesse d’augmenter sur la corrélation entre leurs
rémunérations et leur mérite effectif. Cette controverse met en question l’utopie libérale et le
pouvoir managérial. Logiquement pourquoi devrait-on être choqué que les PDG, dont les
décisions commandent le destin de plusieurs centaines de milliers de personnes, gagnent autant ?
Pour Duns Scot auteur scolastique du Moyen-âge, un prix est juste à deux conditions : « la
première est que l’échange soit utile à la communauté et la seconde que la personne reçoive
dans l’échange une récompense en fonction de sa diligence, de sa peine et du risque encouru ».
C’est ce que la théorie libérale tente de mettre en évidence et c’est ce qui fonde le type de
justification économique présent dans les rapports annuels des entreprises. Or, force est de
constater que le salaire des dirigeants du CAC 40 ne vise clairement pas à récompenser leurs
efforts, qui de toutes les façons ne justifieraient pas de telles sommes. Le désir de justice qui
dévalorise ces rémunérations est devenu un moteur de violence, véhiculée par l’opinion
publique, la société se soulevant aujourd’hui contre l’obsolescence d’un concept libéral qui
stigmatise les comportements humains. L’incohérence interne du modèle produit un
déchainement de violence symbolique, dont les débats sur les rémunérations sont la plus parfaite
illustration.
Si aujourd’hui la transparence des rapports annuels et le désir de législation apportent un
semblant de remède à un problème de justification qui menace de faire chanceler le modèle
entrepreneurial, l’on se retrouve tout de même dans une impasse idéologique, la société
acceptant difficilement un arbitraire de l’Etat tout en ne parvenant pas à faire émerger un contre-
modèle effectif, qui allierait efficacité économique et justice sociale. Il est étonnant que l’Europe,
qui offre une vision de l'entreprise différente, n'ait pas profité de la crise pour confirmer son
propre modèle, où l'intérêt des actionnaires ne serait pas le seul reconnu mais où toutes les
parties prenantes seraient représentées. Le tout étant de redonner à l’action publique les moyens
de lutter contre les risques globaux et le manque de cohésion sociale que provoquent les
inégalités et les injustices.
Anne Renoncet
40
Benjamin Chapas, «Redécouvrir le solidarisme : un enjeu de taille pour l'économie sociale et solidaire ».
35
Table des matières Introduction page 3
I/ Des rémunérations justifiées par un modèle économique libéral dominant page 4
1) Etat des lieux : les différentes formes de rémunération des dirigeants du CAC 40 et leur
justification technique issue des rapports annuels page 4
a. Une multiplicité de composantes forme la rémunération d'un dirigeant page 4
b. Quelles sont les justifications apportées par les rapports annuels des entreprises? Page 6
2) Le modèle économique libéral : la théorie de l’agence outil majeur concernant la
justification des mécanismes de rémunérations page 8
3) Les limites du modèle : les incohérences entre théorie et réalité page 10
II/ Une demande de justice sociale: vers une justification « éthique » des rémunérations des dirigeants ? page 13
1) Crise économique, inégalités sociales et demande d'une moralisation du système page 13
a. Des inégalités sociales croissantes et une crise économique partielle page 13
b. Des inégalités salariales et sociales liées aux rémunérations des dirigeants qui montrent
une transparence nécessaire et un besoin d'éthique page 15
2) Un désir de justice sociale: comment rendre ces rémunérations « acceptables » ? page 17
3) Les enjeux des scandales : bouc-émissairisation et désir d’égalité page 20
a. Une prolifération des scandales du au décalage croissant entre les salaires moyens et les
salaires des dirigeants page 21
b. Les scandales, reflet d’un malaise social page 22
c. Une révolte croissante contre le système libéral : bouc-émissarisation ou affaiblissement
du lien social ? page 23
36
III/ La controverse sur les rémunérations des dirigeants du CAC 40 : Comment changer un modèle entrepreneurial en crise ? page 24
1) Les théories moins libérales et plus sociales et éthiques concernant les mécanismes de
rémunération page 24
2) Les attentes en matière de législation : faut-il contrôler juridiquement les rémunérations
des dirigeants ? page 27
a. Les réponses apportées par le Législateur page 28
b. Les démarches d'autorégulation privilégiées par les organisations professionnelles page 28
c. Quelles prochaines étapes ? page 30
3) La rémunération des dirigeants : une solution n’est-elle pas plutôt à trouver du coté de la
gouvernance d’entreprise ? page 31
a. Administrateurs indépendants et comités de rémunérations : quelle efficacité ? page 31
b. Une implication progressive des salariés dans les organes directeurs de l'entreprise ? page 32
c. Comment répondre au désir de justice sociale ? page 33
Conclusion page 34
37
ANNEXES
Bibliographie
Listes des entretiens
Entretiens détaillés
Tableau récapitulatif des rémunérations des dirigeants du CAC 40
Questionnaire rempli par un panel de cadres de Monoprix sur les rémunérations des dirigeants du CAC 40
Entretien avec Pierre Rosanvallon, historien et philosophe, propos recueillis par Sébastien Legay, Alternatives Economiques n° 306 - octobre 2011
Tableau relatif à la législation en vigueur
Dates clés des différents scandales
Rapport 2010 de Proxinvest sur la rémunération des dirigeants des sociétés cotées
du SBF 250
Enquête sous forme de micro-trottoir, réalisée les mercredi 11 et jeudi 12 janvier 2012
Article du Dictionnaire historique des patrons français
Rappel sur le Revenu Maximal Acceptable (RMA) et le salaire maximal page
38
Bibliographie
1. Ouvrages généraux
AIMAR Thierry, Golden Boss, patrons ou rentiers? Editions d'Organisation, 2006
AGLIETTA Michel/ REBERIOUX Antoine, Les dérives du capitalisme financier,
Albin Michel, 2004
BONAZZA Patrick, Les Goinfres : enquête sur l'argent des grands
patrons français, Flammarion Enquête, 2007
BRUNET Éric, Être riche un tabou français, Éditions Albin Michel 2007
COENEN-HUTHER Jacques, Sociologie des élites, Éditions Armand Colin, 2004
GIRARD René, Le bouc-émissaire, Grasset, 1982
GIRARD René, Celui par qui le scandale arrive, Desclée de Brouwer, 2001
LAINE Pascal, Maman quand je serai grand je veux être patron du CAC 40, Éditions
Gutenberg, 2008
MANTOUX Aymeric, Voyage au pays des ultra-riches, Éditions Flammarion, 2010
PALOMINO Fréderic, Comment faut-il payer les patrons? éditions Rue d'Ulm, 2011
PINCON Michel et PINCON-CHARLOT Monique, Le président des riches, Enquête
sur l'oligarchie dans la France de Nicolas Sarkozy, Éditions La Découverte, 2010
PREVOST-DESPREZ Isabelle, Une juge à abattre, Fayard, 2010
PIKETTY Thomas, Les hauts revenus en France au XXème siècle, Inégalités et
redistributions 1901-1998 Éditions Broché 2001
RAWLS John, Théorie de la justice, Seuil, 1971
ROSANVALLON Pierre, La société des égaux, Seuil, 2011
VERNIMMEN Pierre, QUIRY Pascal, LE SUR Yann, Finances d'entreprise, Dalloz-
Sirey, 2005
2. Thèses, Rapports et actes législatifs
ALBOUY Michel, Rémunérations des dirigeants et performance boursière, Analyse
financière n° 10, 2004
BROYE Géraldine et MOULIN Yves Rémunérations des dirigeants et gouvernance
des entreprises: Le cas des entreprises françaises cotées.
CAHUC Pierre, CETTE Gilbert, ZYLBERBERG André, Salaires minimums
et hauts-revenus : comment concilier justice sociale et efficacité
économique ? Rapport du Conseil d'Analyse Economique, Juillet
2008
39
CELERIER Claire Comment faut-il payer les patrons ? sur « laviedesidees.fr » le 11
juillet 2011
CHAPAS Benjamin, La justification du « prix » des dirigeants dans l’idéologie
libérale. Une interprétation girardienne de la controverse publique sur la
rémunération des dirigeants, 2010
CHAPAS Benjamin, Redécouvrir le solidarisme : un enjeu de taille pour l’économie
sociale et solidaire, 2011
D'HEYGERE Marie, Quel encadrement pour la rémunération des dirigeants des
sociétés anonymes cotées ? mai 2010
HOUILLON Philippe, Rapport d'information sur les rémunérations des dirigeants
mandataires sociaux et des opérateurs de marchés, Assemblée Nationale, Juillet
2009.
JENSEN Michael C. et MECKLING William H., Theory of the firm, managerial
behaviour, agency costs, and ownership structure, Journal of financial economics,
1976
JENSEN Michael C. et MECKLING William H., Performance Pay and Top-
management incentives, Political Economy, 1990
JOLY Hervé Diriger une grande entreprise française au XXème siècle: modes de
gouvernance, trajectoires et recrutement, mémoire, 2008
JOLY Hervé Faut-il s'inquiéter de la restauration des PDG ? et Grands patrons,
grandes écoles: fin de l'endogamie ? sur le site telos
JOLY Hervé Les dirigeants français du CAC 40: entre élitisme scolaire et passage à
l'État co-écrit avec François-Xavier DUDOUET, septembre 2010
JOLY Hervé Les élites politiques: regard croisé sur le cas français, 2005
JOLY Hervé Pourquoi les grands patrons sont-ils si bien payés ? mars 2009
MANIERE Philippe, Comment bien payer les dirigeants d’entreprise ? Institut
Montaigne, Amicus Curiae, juin 2007
PESQUEUX Yvon, DAMAK-AYADI Salma, La théorie des parties prenantes en
perspective, 2004
POTIN Yvan, La rémunération des dirigeants français, CREG, 2009
PROXINVEST, Rapport sur les rémunérations des dirigeants des sociétés cotées du
SBF 250, 14 décembre 2010
TERRA NOVA Pour une régulation des hautes rémunérations, projet 2012 n°20
TERRA NOVA Synthèse du rapport, décembre 2011
Comment faut-il payer les patrons ? CEPREMAP (Centre pour la recherche
économique et ses applications), janvier 2011
Proposition de loi visant à rendre plus justes et plus transparentes les politiques de
rémunérations des dirigeants d’entreprises et des opérateurs de marché, Septembre
2009
40
Proposition de loi visant à encadrer les rémunérations des dirigeants d’entreprises,
Avril 2009
Pourquoi faut-il augmenter les salaires, L'Expansion, n° 758, décembre 2010
3. Sites Internet
www.salairemaximum.net/
site « www.inegalites.fr » de l'Observatoire des inégalités
site alternatives-economiques.fr
site journaldunet.com
site polemia.com
www.challenges.fr
le site http://www.creg.ac-versailles.fr
41
Liste des personnes interviewées
Benjamin Chapas, docteur en Sciences Economiques, professeur à l’Université Lumière
Lyon 2 et à la Faculté de Sciences Economiques IFGE/EM Lyon, auteur de la thèse : « La
justification du « prix » des dirigeants dans l’idéologie libérale. Une interprétation
girardienne de la controverse publique sur la rémunération des dirigeants (1989-
2008) ». (9 décembre 2011)
Hervé Joly, Docteur en Histoire, Directeur de recherches. (26 janvier 2012)
Pascal Debay, Dirigeant confédéral en charge de la
campagne salaires. (3 février 2012)
42
Entretien du vendredi 9 décembre avec Benjamin Chapas, Docteur en Sciences Economiques, professeur à l’Université Lumière Lyon 2 et à la Faculté de Sciences Economiques IFGE/EM Lyon, auteur de la thèse : « La justification du « prix »
des dirigeants dans l’idéologie libérale. Une interprétation girardienne de la controverse
publique sur la rémunération des dirigeants (1989-2008) ».
Vous dîtes que la problématique sur les rémunérations reflète un problème plus global, celui du désenchantement de la population face au modèle libéral de la société : pensez-vous qu’il y aurait une possibilité qu’un contre-modèle parvienne à émerger et à résoudre ces problèmes ? (RSE, Parties Prenantes, Capital Humain)
Le problème n’est pas tant de savoir si un contre-modèle peut émerger, c’est plus profond que
cela. Le modèle libéral est profondément ancré : « En fait le problème avec les rémunérations
des dirigeants est qu'elles sont incompréhensibles ». De même, le souci avec la pensée libérale
est qu'elle est difficile à déchiffrer, à comprendre.
Le seuil de rémunération acceptable proposé par Proxinvest (240 fois le SMIC) est utile mais il
existe un « problème de détermination et de frontière entre ce qui est de l'ordre de
l'acceptable/inacceptable ; du juste/de l'injuste ».
Dans l'entreprise, il n'y a pas d'intérêt commun entre les différents acteurs/parties prenantes :
l'intérêt des salariés n'est pas le même que celui des actionnaires ou des dirigeants.
Le libéralisme est fondé sur « l'ubris » des personnes. Les dirigeants doivent conjuguer leur
intérêt individuel et l'intérêt de l'organisation.
Les Etats-Unis sont plus libéraux que la France et leurs scandales sont plus grands, plus
spectaculaires. En France, on utilise les arguments libéraux quand ils nous servent, nous
arrangent. Les dirigeants instrumentalisent, récupèrent, manipulent la rhétorique libérale. Les
dirigeants se sentent dans leur droit.
Face à l'internationalisation de la finance, certains pays tels que l'Allemagne ou les pays
scandinaves affichent des résistances alors que la France est plus ouverte aux investisseurs
extérieurs.
Il faut donc distinguer le modèle néo libéral du libéralisme en ce qui concerne l’écart de salaires.
(Le modèle libéral du début du XXème siècle posait moins de problèmes de « justice »)
Devant les manquements de l’autorégulation des marchés, que pensez-vous de l’intervention étatique ? L’a trouvez-vous efficace ? légitime ? Que pensez-vous de la législation française sur le sujet (loi NRE, Breton, TEPA, recommandations du Medef …) faut-il aller plus loin ? est-ce de la poudre aux yeux ? le problème est-il pour vous une affaire de droit privé ?
Fixer un plafonnement des rémunérations serait politiquement infaisable, même si à titre
43
personnel, cela serait souhaitable. Le vrai levier, la vraie solution est à trouver du côté de la
fiscalité. La fiscalité permettrait de régler le problème très rapidement.
Mais, il faut aussi s'intéresser au fonctionnement du gouvernement d'entreprise. Les codes visant
une bonne gouvernance (référence à un « code de bonne gouvernance » adopté par les
entreprises américaines) ont un effet mais le respect de ces codes est en quelque sorte « forcé»
par mimétisme : les entreprises les respectent puisque les autres entreprises le font.
Les entreprises appartiennent aux actionnaires mais la « démocratie actionnariale » est accaparée
par les fonds de pension. Les actionnaires minoritaires ou les actionnaires salariés ont donc
moins de pouvoir. Il y a toujours moyen de détourner le système tant que les actionnaires
minoritaires n'ont pas les moyens de voter aux Assemblées Générales, de se coaliser ...
La composition des conseils d'administration des sociétés du CAC 40 révèle une « consanguinité
administrative » (Bourdieu) , une technocratie dont les grandes écoles servent de vivier au
recrutement de cette élites managériale (HEC, Polytechnique, ENA). L'indépendance vise à faire
éclater cela (par exemple en instaurant un « non cumul des mandats des présidents ») donc elle
est nécessaire. Pour qu'il n'y ait pas de connivence, il faut donc des administrateurs indépendants
compétents et courageux qui puissent s'exprimer dans un conseil où serait prôné la diversité (par
exemple, la parité). Or ce n'est pas toujours facile, il n’est pas évident de s'exprimer devant le
Conseil face aux actionnaires majoritaires.
Comment comprenez-vous le déchainement médiatique des dernières années ? est-ce du à un contexte de crise qui rend les scandales insupportables ? est-ce finalement cette augmentation de « transparence » qui a eu un effet pervers et à révéler à la société des mécanismes qu’elle ne comprend pas ?
La transparence a un effet pervers sur les controverses : cela les a alimentées en donnant des
bonnes raisons à la société de se révolter. La transparence n'a donc pas aidé à résoudre les
problèmes. La volonté de transparence, pourtant demandée par la société civile, n'a pas changé
grand chose. Les mesures allant dans ce sens n'ont pas aidé à comprendre les mécanismes dans la
mesure où ce sont juste des chiffres qui sont affichés et non les mécanismes économiques qui
sont expliqués.
Cette volonté de transparence fait aussi l'objet d'une instrumentalisation par les dirigeants. Elle
est le fruit d'une évolution inéluctable, originaire des Etats-Unis. Ce « benchmarking » entraine
un phénomène de mimétisme : dans le cadre du marché international, chacun va se copier les uns
les autres. Or, la comparaison se fait par rapport aux dirigeants américains et finalement, peu
avec les dirigeants asiatiques (chinois par exemple). Mais, on observe toutefois un phénomène de
résistance face à cette intrusion de la part de certains dirigeants d'entreprise.
Pourtant, « flinguer » les dirigeants sur leur rémunération ne change rien et n'aide pas à la
compréhension des mécanismes. Cela participe d'un phénomène dans lequel le sentiment
d'injustice finit par se cristalliser dans la violence qui va s'exercer. A l'époque de la controverse
44
(la bonne rémunération de Messier était choquante alors que les résultats de Vivendi n'étaient pas
au rendez-vous), Messier était celui que tout le monde enviait. Or, avec la vitesse de
l'actualité/des informations, l'opinion publique change de cible et finit par oublier, alors que les
rémunérations continuent de grimper. Ce phénomène de controverse peut paraître pour une part
rationnel étant fondé sur le mimétisme mais comporte malgré tout un « côté délirant »,
déraisonnable.
Les controverses font l'objet de stratégies de la part des dirigeants qui cherchent à défendre leur
position. Finalement, leurs stratégies résultent dans la volonté de ne pas être l'objet de scandale,
voilà comment on pourrait interpréter la décision de Carlos Ghosn de renoncer à sa part variable
suite à l'affaire d'espionnage qui a touché Renault.
Certains patrons ayant une intégrité morale essaient de montrer l'exemple mais ils sont rares.
Mais, les dirigeants ne sont pas moins moraux que les autres : tous les hommes sont
opportunistes. Le problème est donc un problème de système de représentation.
Que pensez-vous du palmarès 2011 des rémunérations des dirigeants publié par les
Echos ? Concernant Michel Rollier (1er avec 4,5M mais du uniquement aux rémunérations variables) est-ce pour vous finalement une rémunération justifiée tant socialement qu’économiquement ?
La controverse est d'autant plus forte quand les rémunérations des dirigeants sont déconnectées
de la performance, le mérite (et la performance) constituant une référence idéologique. Or, le lien
avec la performance n'est pas toujours visible. La part variable fait l'objet d'une spéculation et
d'une instrumentalisation par le Conseil d'administration : sachant que, quand les cours bousiers
vont baisser, ils font le choix de se rémunérer davantage d'où une déconnexion avec une
justification par la performance. Le problème n'est donc pas tant la part variable que
l'arrangement institutionnel dont il fait l'objet : dans le cas d'une baisse des cours, on utilise plus
le salaire fixe alors que dans le cas d'une hausse des cours, on s'appuie sur la part variable.
L'idéal serait que dans le cas où l'entreprise gagne de l'argent et fait du profit, tout le monde doit
pouvoir en profiter : il faut une répartition de la rente. Or en réalité, cela n'est pas réalisé, pas
observé.
Devant le phénomène des Indignés, trouvez-vous qu’il y a finalement une remise en cause du modèle économique libérale ?
Il y a en effet certains individus qui sont des véritables déçus du libéralisme mais parmi les
indignés, certains s'indignent car ils envient ceux qu'ils critiquent dans une logique de mimétisme
: si on leur donnait la rémunération des dirigeants, leur indignation serait « rachetée ». Les
indignés instrumentalisent eux-aussi le modèle libéral. Selon l'idéologie libérale, les hommes
sont opportunistes : il y a donc une forme d'opportunisme dans cette indignation. Mais, cette
45
indignation émergeant de la société civile, il faut toutefois la prendre en compte. Le phénomène
du « bouc-émissaire » renforce la croyance en la justice.
La croyance libérale correspond aujourd'hui à un « monde désacralisé dans lequel les dieux ont
été tués ». Les hommes ont été nourris de cet idéal libéral : l'homme peut se déterminer
librement. Nous avons envie d'y croire car nous sommes éduqués comme cela et nous sommes
attachés à cette croyance. Donc, quand le modèle auquel on croit ne fonctionne pas, on doute et
on remet en cause la possibilité de s'épanouir. Cela correspond davantage à une « croyance par
défaut » dans la mesure où nous n'avons plus la possibilité de croire en autre chose, nous avons
oublié d'où l'on venait... Mais cette forme de croyance est « totalisante ». Le village global dans
lequel nous vivons est finalement « une prison ».
Bien que nos idéaux d'hier soient « pervertis », nous continuons d'y croire, nous partageons la
chimère que cela reste possible. Benjamin Chapas reste optimiste : il n'est pas trop tard, il est
temps de faire des propositions positives. « Il y a du boulot ». Il faut donner davantage de sens à
une économie plus humaine. Il faut prendre conscience de cette forme structurante qui anime nos
sociétés et l'analyser.
46
Entretien avec M. Hervé Joly, Docteur en Histoire, Directeur de recherches, 26 janvier 2012
avec mouvements des indignés et donc des 99% contre les 1% qui représentent l'élite, pensez-vous que c'est le signe d'une prise de conscience de ce que représentent les rémunérations des dirigeants des grandes entreprises ? Comment percevez-vous ce mouvement vis-à-vis des dirigeants ?
Il y a d'une part les inégalités sociales et de l'autre, les inégalités de rémunérations. Les grandes
fortunes aujourd'hui ne sont pas des salariés, elles se font sur des revenus de patrimoine issus de
la création d'entreprises dont ils sont actionnaires ou ne le sont plus ou d'un héritage qui leur
permet d'avoir un capital considérable. Mais, parmi ces grandes fortunes, il y a aussi des salariés
à hautes responsabilités dont les rémunérations sont sans commune mesure avec les autres cadres
supérieurs. Cumulant un salaire et un revenu des stock-options, les dirigeants cumulent aussi des
revenus salariaux et du capital considérables.
Vous avez écrit un mémoire Diriger une grande entreprise française au XXème siècle, face à crise économique pensez que les dirigeants CAC 40 doivent changer leur manière de diriger l'entreprise ?
A priori, une part importante de leurs rémunérations est variable donc soumise à l'évolution de
résultats. Or, on peut se demander si les critères retenus reflètent l'évolution de l'activité de
l'entreprise. Dans certains cas, les résultats de l'entreprise sont en baisse mais il n'en est pas de
même des rémunérations pour autant.
Vous avez écrit un article en mars 2009 intitulé « Pourquoi les grands patrons sont-ils
si bien payés ? »: – vous montrez que les rémunérations des dirigeants du CAC 40 sont souvent justifiées, et
par la population même, par le fait que les dirigeants appartiennent à l'élite comme des joueurs
de football ou autres, et qu'ils ont « une valeur exceptionnelle », comment expliquer que cette
justification soit autant assimilée par la population ?
Je ne sais pas si elle est assimilée. Dans l'article, je contestais le fait qu'ils aient une valeur
exceptionnelle. Dans le Football, il existe un marché où les propositions de rémunération sont
liées étroitement à la valeur sportive du joueur. Le salaire est supposé être justifié par la valeur
ajoutée qu'il apporte au club. Pour les patrons, cela est moins net : on peut penser que leurs
qualités contribuent au bon résultat de l'entreprise or , l'entreprise est une collectivité donc il est
difficile d'attribuer le mérite à une personne précise. Les décisions dans l'entreprise sont toujours
collectives. On a donc l'impression que les patrons profitent de leur position de pouvoir pour
47
imposer des rémunérations élévées. Il est difficile à voir pourquoi leurs résultats sont
exceptionnels. Le marché est moins international que celui des footballeurs. Le marché évolue et
il y a des passerelles mais il est encore très national. La manière dont les choses se décident font
que les dirigeants ont encore du pouvoir : le PDG a une grande influence car il préside le
Conseil d'Administration et les administrateurs pour ne pas être désagréables auront tendance à
laisser passer. Les administrateurs sont aussi des dirigeants d'autres entreprises donc il y a un jeu
à la hausse et ils ne vont pas contester les salaires. Pourtant, les rémunérations sont plus élevées
ailleurs, dans d'autres pays. Il n'y a plus d'échelle de valeur: si c'est 300 fois le SMIC pourquoi
600 pourquoi pas 1000 ? Pour les très grandes entreprises qui emploient des milliers de
personnes, payer un salaire comme ceux là est possible car il représente une goutte d'eau par
rapport aux chiffres d'affaires.
– Vous énumérez d'autres justifications comme celle de la peur de la fuite des talents ou
encore la performance personnelle du dirigeant mais en les critiquant, donc d'après vous ces
rémunérations ne se justifient pas du tout ?
Dans cette proportion là, il ne me semble pas qu'il y ait de justifications évidentes. On pourrait
effectivement raisonnablement fixer une règle. Il y a aussi la hiérarchie salariale: ceux qui ont
fait des efforts pour arriver là, prennent des décisions qui ont de grands enjeux, c'est normal
qu'ils aient des rémunérations plus importantes. C'est vrai qu'on pourrait considérer que par
exemple de 1 à 20 on est dans des écarts qui pourraient paraître suffisant; et que de 1 à 200 ça
paraît démesuré. Le problème est comment imposer ? Est-ce le rôle du législateur ?
– les hautes rémunérations s'expliquent, d'après vous, par le fait que ce sont quasiment les
dirigeants qui fixent leurs salaires, malgré le conseil d'administration et comité de
rémunérations: comment pourrait-on rendre plus indépendantes ces instances et davantage
contrôler les rémunérations ?
Il s'agit d'un vieux problème. On a inventé depuis quelques années le concept de l'administrateur
indépendant. L'administrateur indépendant ne doit pas être l'un des dirigeants de l'entreprise , ni
un actionnaire important ou dirigeant d'une entreprise liée à l'entreprise qu'il administre, par
exemple comme client ou fournisseur. Les administrateurs indépendants ne peuvent pas
s'imposer car n'ont pas de poids important. Les administrateurs indépendants sont invités au titre
de leur compétence, à titre personnel donc ils peuvent être désinvités. Ils ne vont donc pas dire
que les rémunérations du patron sont trop élevées. En France, on a encore le système très spécial
du Président-Directeur général qui n'existe pas ailleurs. Le PDG jouant un rôle important dans
les choix des administrateurs : les administrateurs sont proposés puis sont cooptés par le CA en
place. Les vrais indépendants sont les gros actionnaires qui sont en mesure de s'imposer au CA
car ils peuvent dire au PDG, marquer leur désaccord et ne sont pas en mesure d'être chassé. Il
faudrait trouver des administrateurs vraiment indépendants, qui ne devraient rien au PDG : des
48
administrateurs qui représentent les salariés ou d'autres intérêts. Or, comment les choisit-on ?
Intégrer les salariés parait difficilement imaginable sauf à changer le modèle de l'entreprise.
– L'intégration des salariés dans ces instances pourrait-elle permettre de contrôler ces
rémunérations ?
Oui mais en même il est difficile d'imaginer que les salariés aient la majorité du CA. Est-ce que
ce sont les salariés qui peuvent diriger la stratégie d'une entreprise ? C'est difficilement
imaginable sauf à changer totalement de système économique. On pourrait avoir une plus grande
représentation des salariés mais je ne suis pas sûr que c’est ce que veulent les syndicats par
exemple en cas de suppression d'emplois ou de grèves le problème se pose si des salariés
appartiennent au CA.
– Une baisse des salaires permettrait une « meilleure cohésion sociale »:
-dans sa thèse « La justification du « prix » des dirigeants ... », Benjamin CHAPAS dit que la
critique des rémunérations des hauts dirigeants par la population est due au fait qu'elle aimerait
avec leurs rémunérations, quel est votre avis ?
Ce type de rémunérations suscite des jalousies. Les écarts paraissent excessifs. C'est notamment
le problème de la comparaison de leurs salaires avec d'autres catégories sociales qui ont
également des responsabilités importantes. Pourquoi les patrons auraient un salaire beaucoup
plus élevé qu'un haut fonctionnaire ou un ministre par exemple. Ces gens là sont amenés à se
fréquenter et cela paraît suspect. Un homme politique qui va fréquenter un grand patron, on a
l'exemple au sommet de l'État, on sait tout de suite que c'est suspect. On se demande quand ils
partent en vacances ensemble, qui est-ce qui paye ? S'il est toujours invité par son ami patron qui
a plus de moyens, on se demande s'il y a des contreparties, qu'en échange on lui demande de
prendre des décisions en faveur des patrons. Alors est-ce que la solution serait d'augmenter les
salaires des hommes politiques, mais c'est difficilement envisageable sur de l'argent public.
-faut-il fixer un salaire maximum d'après vous ?
Cela est possible dans le secteur public mais dans le privé, cela est plus difficile. Beaucoup
d'entreprises sont internationalisées. Si on impose une restriction, un plafonnement, il est
probable qu'une partie d'entre elles aillent installer leur siège au Luxembourg, ... pour y échapper
ou faire verser une partie de leurs rémunérations par filiales étrangères. Ce type de
réglementation est difficile dans le secteur privé et il y a toujours la comparaison avec les autres
pays qui ne fixent pas de réglementation de salaires.
-y a t-il d'après vous des solutions pour intégrer plus de justice sociale ?
49
On a le montant des rémunérations des dirigeants mais il y a un manque d'éléments sur la
question si ces montants s'inscrivent dans la hiérarchie des salaires de l'entreprise. La législation
oblige de publier dans des rapports les salaires des hauts dirigeants mais on n'a pas ceux des
échelons inférieurs. Est-ce que ces salaires s'inscrivent dans une continuité ? Je pense qu'il y a un
moment où on explose les plafonds, avec des niveaux très supérieurs aux autres.
Dans votre article « Les dirigeants français de CAC 40: entre élitisme scolaire et
passage par l'État » que vous avez coécrit avec François-Xavier Dudouet: -vous montrez que de nombreux dirigeants du CAC sont issus de l'élite du fait de leurs études et
de leur formation, dont de nombreux dirigeants qui étaient anciennement fonctionnaires pour
l'État dirigent ces grandes entreprises: quelles conséquences politiques et sociales en tirez-vous
? cf réponses précédentes
-Dans Le président des riches, Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot montrent le lien étroit
de Nicolas Sarkozy et du monde des élites économiques comme Martin Bouygues, … est-ce que
cela peut expliquer l'impression de silence des hommes politiques sur la question de ces
rémunérations ? cf réponses précédentes
Vous avez écrit De la sociologie à la prosopographie historique des élites : regards
croisés sur la France et l'Allemagne : – si vous devient comparer de manière générale le dirigeant français et allemand...
En Allemagne, le Directoire et le Conseil de surveillance sont complètement distincts. Le
dirigeant a fait la majorité de sa carrière dans l'entreprise, alors qu'en France il y a un passage
dans fonction publique puis la perspective d'une carrière dans de grandes entreprises notamment
parce qu'il y a cette différence de salaires. Ce qui éventuellement pose problème c'est qu'en tant
que fonctionnaires ils doivent surveiller ces entreprises mais ils veulent par la suite les intégrer.
Traditionnellement en Allemagne, les dirigeants étaient issus de l'entreprise dans laquelle ils ont
fait carrière mais les choses tendent à évoluer : il y a certains dirigeants dont la carrière se fait
dans plusieurs entreprises. Le recrutement est moins élitiste : universités alors qu'en France, les
formations impose une hiérarchie au départ : polytechnique, HEC. Ce sont souvent ceux issus
des grandes écoles comme Polytechnique ou La Chaussée qui accèdent aux fonctions les plus
importantes. Mais à l'arrivée, les salaires allemands sont aussi très élevés.
Quelle perspective pour les rémunérations des dirigeants du CAC 40 pour les années à venir et notamment avec la crise ?
Les entreprises du Cac 40 se portent bien. Elles ne sont pas si affectées par la crise car une bonne
partie de leurs activités se font à l'étranger. Leurs profits globaux ne sont pas si affectés par la
crise et ils compensent. Ils continuent de faire des profits. Est-ce qu'elles vont réduire leurs
rémunérations ? Mais elles font partie d'un système international, se serait donc inefficace que
50
seule la France impose des restrictions de salaires. Il faudrait s'entendre avec d'autres pays. En
France, notamment avec son héritage catholique, on a un rapport très particulier à l'argent. Il est
toujours difficile de gagner beaucoup d'argent et cela choque plus qu'à l'étranger. Ce qui choque
à l'étranger c'est quand les rémunérations sont importantes alors que les résultats de l'entreprise
sont mauvais. Aux USA, si un patron réussit, il sera normal qu'il gagne beaucoup. En France de
manière générale, on est plus réticents à l'idée d'avoir de telles rémunérations.
51
Entretien du 3 février 2012 : M. Pascal Debay - Directeur confédéral de la campagne salaires à la CGT
Que pensez-vous du palmarès 2011 des rémunérations des dirigeants publié par les Echos, notamment celle de Michel Rollier ?
Comment ne pas avoir une réaction d'incompréhension, voire de colère devant de tels salaires,
devant le problème du chômage, de la paupérisation, du smic jamais revalorisé, du pouvoir
d'achat faible. Les écarts pharamineux crées par le salaire de quelques dirigeants entrainent un
sentiment d'injustice extrême. Il faut que cela soit plus encadré.
Dans quelle mesure les rémunérations des dirigeants peuvent être justifiées ? Notamment, dans quelle mesure les justifications données par le modèle libéral sont-elles valables ? Croyez-vous à une « politique de rémunération socialement acceptable » ?
Les sommes que l'on voit aujourd'hui sont l'objet d'éléments liés aux résultats, d'accords avec le
conseil d'administration. De façon rationnelle, morale, sociale, rien ne justifie, n'argumente de
telles rémunérations. Face à ces rémunérations, il faut un salaire minimum bien plus important
(1700 euros) et des grilles de salaires correspondant aux qualifications. Ces préoccupations sont
discutées au niveau européen avec les syndicats européen. Face à ces écarts de salaires beaucoup
trop importants, il faut du changement et un écart de salaire acceptable (de 1 à 20). Il faut cesser
avec les propos complètement dogmatiques du modèle libéral. C'est une question de raison.
Certains auteurs comme Hervé Joly montre que les rémunérations des dirigeants du CAC 40 sont souvent justifiées par la population elle-même, par le fait que les dirigeants appartiennent à l'élite comme des joueurs de football ou autres, et qu'ils ont « une valeur exceptionnelle », êtes vous d'accord avec ces propos ?
Des millions de personnes ont une valeur exceptionnelle avec des qualifications pointues, mais
ce n'est pas une raison pour de telles rémunérations (d'ailleurs grand ingénieurs, par exemple, pas
toujours bien payé).C'est une façon de voir un peu étrange, presque monarchique, pourquoi
autoriser de telles privilèges vis à vis des salaires ? Oui, il y a la capacité intellectuelle, cela fait
évoluer la société. Il n'y a pas que les grands employeurs qui ont des responsabilités lourdes,
surtout qu'ils sont extrêmement aidés, aiguillés. C'est sûr ils font des choix déterminants, mais
rien ne vient argumenter, expliquer, jamais excuser de telles rémunérations excessives. La
question caricaturale sur le marché des dirigeants est un sujet qu'il faut traiter au niveau surtout
national. Eux-mêmes le disent d'autres choses les motivent que l'argent, l'envie du projet, défi à
relever. L'aspect pécunier ne les motive pas fondamentalement. Donc, si demain un écart de 1 à
20 est instauré en France, ce n'est pas vrai pas vrai qu'ils partiront. Il existe des possibilités pour
eux afin d'échapper à des dispositifs fiscaux, sociaux, légaux. Notamment, cela soulève la
question des paradis fiscaux contre lesquels la CGT se bat.
Pensez-vous qu’il y aurait une possibilité qu’un contre-modèle au modèle libéral parvienne à émerger et à résoudre ces problèmes ? Certains auteurs proposent l'émergence d'une «économie sociale et solidaire » appuyée sur le solidarisme , qu'en
52
pensez-vous ?
Cela fait une vingtaine d'années que l'on dit que ce modèle est perdu mais il demeure. C'est un
modèle unique et qui se veut "totalitaire", un modèle qui veut s'imposer à tout le monde dans
tous les domaines. On a calqué des modèles de management qui pose un tas de problèmes :
problèmes financiers insolubles, problèmes de santé assez lourds, pression du travail. C'est un
modèle asservissant. Aujourd'hui on est à un carrefour, en période électorale, le problème est
soulevé. Les dirigeants syndicaux n'ont pas de modèle en poche mise à part le besoin de plus de
démocratie. Il faut mettre en avant les questions de justice sociale, d'inégalités, du vivre
ensemble. Il est devenu difficile pour une population de voir une minorité avoir trop. En Europe,
en Grèce en 2012, il parait incroyable que le patronat continue à baisser les salaires. "En train de
tuer les gens", on en est là. Le modèle et le système poussé à l'extrême risque d'entrainer une
violence incroyable. C'est une question politique, économique, morale. Il faut casser la dette,
l'étape suivante clairement est la diminution des salaires. Le mouvement syndical du 29 février
va être déterminant. Pour éviter la machine à tuer, c'est une histoire de choix économique.
Croyez-vous en une auto-régulation par les associations pros telles que le code de bonne gouvernance du MEDEF-AFEP ? La CGT prône des droits d’intervention des salariés dans les choix de gestion des entreprises, pensez-vous que l'intégration des salariés dans les organes exécutifs de l'entreprise (conseils de rémunération ou d'administration) peut avoir des conséquences sur les rémunérations des dirigeants?
L'auto régulation est très à la mode. J'ai rencontré des grands patrons (Lafargue). Ils consacrent
des segments importants liés aux ressources humaines et à la communication externe dans les
entreprises. Les thématiques comme le développement durable sont reprises par les grandes
entreprises et sont instrumentalisées. Qu'ils commencent à en parler c'est bien, ils ne sont plus
dans le déni car ils sont obligés de l'aborder. Il est compliqué franchement de trouver soi-même
les problèmes, dans tout type d'équipe, c'est compliqué partout, pourquoi cela serait plus simple
dans une grande entreprise? Franchement non vu l'importance des problèmes. Il faut que cela soit
encadré, notamment l'acceptation de représentants des salariés dans les conseils d'administration.
Les syndicats ne sont pas acceptés par le patronat dans les conseils d'administration. Il faut donc
une intégration et une participation des salariés avec droit de vote et expression intégrant plus de
démocratie ! Il faut encadrer cela, législativement et économiquement. Il est rare que ces
discussions soient volontaristes. Il faut de la négociation, les dirigeants ne sont pas prompts à
faire cela .Il y a des accords gagnant-gagnant pour eux. Cela est révélateur que ce soient des
questions qui sont loin d'être prêtes à être abordées. C'est une affaire compliqué.
Que pensez-vous de la législation française sur le sujet (loi NRE, Breton, TEPA …) ? Comment aller plus loin ?
Il faut prendre en compte les différentes échelles que soulève la question des rémunérations des
dirigeants. Les politiques doivent reprendre le pas sur la finance contre la dictature des marchés
financiers. La discussion sur la mise sous tutelle de la Grèce est un événement incroyable, tout
comme ce qui se passe en Grèce. L'Europe n'est plus du tout sociale, c'est une Europe de la
finance. Dans un tel contexte, certaines entreprises sont devenues des "zones de non-droit" sans
délégués syndicaux, sans représentants des citoyens européens. Ils vivent des choses terribles.
53
Non, on a besoin de la loi. Aujourd'hui, beaucoup d'employeurs ne montrent pas qu'ils sont prêts
à dialoguer : "on vous entend" mais c'est tout, rien n'est fait.
Benjamin Chapas parle dans sa thèse de "boucémisarisation" des dirigeants, qu'en pensez-vous ?
On assiste à une perte de repères, à un délitement de la société. Le monde a changé, l'électorat a
changé, les évènements se sont précipités, des changements très structurant de la société ont eu
lieu. Il faut être très attentif sur la question des "boucémissaires". Les "boucémissaires"
aujourd’hui ne sont pas tellement ceux là. Pour le gouvernement aujourd'hui, c'est beaucoup
l'immigré, le jeune, la question est là. Le rapport à l'argent est complexe, irrationnel c'est vrai, qui
échappe à la raison. On n'a pas l'impression qu'ils sont victimes d'une telle campagne, ils ne sont
pas vraiment des victimes, c'est une exagération. Ils ne sont pas vraiment maltraités. Rares sont
les fois où la parole est donné aux salariés alors qu'elle l'est donnée plus souvent aux dirigeants,
notamment à travers les médias (dirigeants, représentants d'entreprise, think tanks).
La CGT propose une réforme fiscale de grande ampleur, dont celle de l’impôt sur les sociétés. Quel moyen est selon vous le plus efficace pour agir sur les rémunérations des dirigeants : jouer sur la fiscalité ou alors agir par l'édiction d'une norme générale (notamment plafonnement par salaire maximum)? Quelles solutions pour plus de justice sociale ?
Au niveau des transactions financières, on a besoin d'encadrement. Il faut de l'encadrement. Où
et quand dans l'histoire une telle pauvreté ne mène pas proche de la catastrophe (montée de
l'extrême droite en Europe). Il faut une réforme de la fiscalité, notamment sur l'imposition des
hauts salaires. Plus largement, cela soulève la question de la justice sociale : une des réponses
économiques est l'emploi, l'augmentation des salaires, la reconnaissances des qualifications, une
réforme de la fiscalité. La principale fraude ce n'est pas tant la fraude sociale mais la fraude des
employeurs, qui fraudent sur les cotisations sociales (exonération exonération des cotisations
sociales comme étant un salaire "socialisé" mais qui appartient aux salariés). La TVA sociale est
franchement l'impôt le plus inégalitaire et particulièrement sur l'aspect économique. Mais, la
question des rémunérations des dirigeants n'est pas l'axe principal mais forcément c'est lié ; les
rémunérations liées aux dividendes ne sont pas possibles. Cela échappe à la compréhension de la
population.
Avec le mouvement des indignés et donc des 99% contre les 1% qui représentent l'élite, pensez-vous que c'est le signe d'une prise de conscience de ce que représentent les rémunérations des dirigeants des grandes entreprises ? Comment percevez-vous ce mouvement vis-à-vis des dirigeants ? Benjamin Chapas nous a confié que si on versait aux Indignés la rémunération des dirigeants, leur indignation cesserait , qu'en pensez-vous ?
S'Indigner ne suffit pas, il faut s'engager. La culture politique ou intellectuelle fait que quand on
est indigné, on construit quelque chose. Il faut créer une dynamique, former, avoir des débats,
avoir une force. Les Indignés sont un mouvement respectable, avec un bon dynamisme de la
jeunesse mais il faut plus. Il faut une organisation comme partout ailleurs pour pouvoir se
54
renforcer et atteindre un idéal de justice sociale. Le vivre ensemble est très en danger
aujourd'hui. Il faut faire attention aux thèses, il est sur qu'il y aura toujours des "filous" mais ce
n'est pas toujours quelque chose de structurant. Franchement, c'est un peu facile de dire que tous
les indignés céderaient. On ne peut pas rendre anodin le fait qu'ils s'exposent, c'est une prise de
conscience. Ils ne s'indignent pas par plaisir ou ne font pas grève par plaisir.
55
Tableau récapitulatif des rémunérations des dirigeants du CAC 40
Nom de
l’entreprise
Nom du PDG Rémunération
au titre de
l’exercice
R. fixe R.
Variables
Valorisation
des options
Jeton en
présence
Accor Gilles Pélisson 2546101 1000000 1500000 1258750 0
Air liquide B.Potier ? 1060000 1550000 ? 37000
Alcatel-Lucent B. Verwaayen 1182000 1200000 1062000 ? ?
Alstom P.Kron 1505300 1035000 1300000 ? ?
Arcelormital L.Mittal 2503817 1035679 1468138
Axa H.de Castries 3284364 600000 2599327 ? 80887
BNP paribas BaudouinProt 2713015 950000 669621 ? 84907
Bouygues M.Bouygues 3473647 920000 1380000 79266
Capgemini Paul Hermelin 2154680 1320000 834680 ? 0
Carrefour Lars Olofsson ? 1350000 55000 ? ?
Crédit agricole J.C Bassien 1805731 750000 916000 ? 51000
Danone F.Riboud ? 1050000 1842750 ? ?
EADS Louis Gallois ? 900000 1732500 0 ?
EDF Henri Proglio 1604820 1000000 600000 ? 0
Essilor
international
Hubert
Sagnières
1809993 650000 871000 ? 21800
France Telecom Didier
Lombard
1 041 826 650 000 387 500 ? ?
GDF Suez Gérard
Mestrallet
3322568 1192687 1917099 207313
L’Oréal Jean Paul
AGON
3 835 000 6 868
000
1680000 6868000 55000
Lafarge Bruno Lafont 1 778 000 950 000 796 000 27 000
LVMH Bernard
Arnault
4 046 863 1 728
399
2 200 000 1 387 670 118 464
Michelin Michel Rollier 4 500 000 0 4 500 000 ? 0
Natixis Laurent
Mignon
2 007 784 802 604 1 200 000 0 0
Pernod Ricard Pierre Pringuet 2 661 134 1 000
000
1 657 434 65220 0
Peugeot Philippe Varin 3 253 700 1300
000
1 651 000 0 0
PPR François-Henri
Pinault
2 830 965 999 996 1 663 200 895 964 157 799
Publicis Maurice Levy 3600000 900000 2700000 ? ?
56
Renault Carlos Ghosn 1242655 ? ? ? 28000
Saint-Gobin de
CHALENDAR
2437696 974907 1460137 561600 ?
Sanofi Viehbacher 3605729 1200000 2400000 2499750 ?
Schneider
Electric
J-P TRICOIRE 2323946 850000 1468800 958000 ?
STMicroelectrics Bozotti 552400 ? ? ? ?
Suez
Environement
J.L Chaussade 1573023 750000 810105 ? 0
Technip Pilenko 2166711 828000 1331700 1094659 ?
Total Christophe de
Margerie
3 015 030 426 452 581 670 1 387 200 ?
Unibail
Rodamco
G Poitrinal 800000 1.021.514 ? ?
Vallourec Crouzet 1384344 760000 620000 793650 ?
Veolia
Environnement
A Frérot 1552255 750000 754063 ? 46744
Vinci X Huillard 1614846 700000 883728 ? 27003
Vivendi JB Lévy 2834998 912400 1916040 716400 ?
Société générale Oudea 2876325 850000 1720400 ? ?
57
Questionnaire rempli par un panel de cadres de Monoprix sur les rémunérations des dirigeants
du CAC 40
Avec, en 2009, une rémunération
moyenne des dirigeants du CAC 40
(PDG ou Directeur Général) de 3,1
millions d’euros, trouvez-vous que nos
dirigeants français soient « trop
payés » ?
Oui outrageusement 55%
Pas nécessairement au vue de leur fonction 45%
Les justifications techniques des
rémunérations des mandataires sociaux
sont visibles dans les rapports annuels,
celles-ci sont-elles utiles pour une
meilleure compréhension des salaires ?
Peut-être mais elles ne sont pas compréhensibles
pour tous (les explications demeurent
complexes) 55%
Non d’ailleurs je ne regarde jamais ces rapports
45%
Un rapport de Proxinvest (agence
d’analyse de gouvernance d’entreprise)
parle, au sujet des rémunérations des
grands patrons, d’un seuil « acceptable »
de salaire qui serait de 240 fois le
SMIC), que pensez-vous de ce seuil ?
il est absurde, un dirigeant doit être payé vis-à-
vis de ses performances non au vu d’un seuil
« éthiquement » acceptable 38%
il est utile pour éviter les abus mais ne peut pas
être vraiment appliqué dans la vie économique
62%
La question des rémunérations des
dirigeants a fait l’objet de nombreuses
lois (loi NRE 2001, loi Breton 2005),
pensez-vous que c’est au décideur
public d’intervenir dans ce domaine ?
Non, au sujet des salaires, les acteurs
économiques doivent s’auto-réguler d’eux-
mêmes 23%
Oui pour empêcher les débordements mais il ne
doit pas devenir envahissant mais laisser des
libertés aux entreprises 69%
Oui il se doit d’intervenir et de contrôler le
système de rémunération 8%
Les rémunérations des grands patrons
sont généralement déterminées par un
comité de rémunérations nommé par le
Conseil d’Administration, d’après vous
qui devrait décider de ces salaires ?
Un Conseil d’Administration strictement
indépendant représentant les intérêts des
actionnaires 45%
Un Conseil d’Administration qui serait composé
non seulement des grands actionnaires mais
aussi de l’ensemble des parties prenantes de
l’entreprise (représentants des salariés, des petits
actionnaires, représentants syndicaux etc) 55%
Que pensez-vous de l’ampleur
médiatique des scandales liés aux
rémunérations et indemnisations des
dirigeants du CAC 40 (affaire Zacharias,
affaire Messier etc) ?
Je n’y fais pas attention, les médias
instrumentalisent ces affaires qui demeurent de
l’ordre du privé 6,5%
Elle est nécessaire, mais l’on devrait s’intéresser
58
plutôt à l’ensemble des dysfonctionnements du
système économique libéral aujourd’hui, dont la
controverse sur les rémunérations n’est qu’une
petite partie 87%
Elle est tout à fait normale, la population doit
être informé de ces abus et en tirer les
conséquences 6,5% Comment pensez-vous que devraient
être déterminés les salaires de ces hauts
dirigeants ?
En fonction de la performance et du mérite
effectif du dirigeant au regard de son activité au
sein de l’entreprise 92%
En tenant compte des inégalités économiques et
sociales ; il s’agirait donc de fixer un
plafonnement de ces salaires pour que ceux-ci
restent « équitables » 8%
Panel de 25 personnes, Hommes et Femmes de 35 à 50 ans, sondage effectué par tracts entre le 3
et le 20 janvier. Cadres en informatique travaillant au siège de Monoprix à Clichy (92), occupant
des postes allant d’analyste à chef de service.
59
Entretien avec Pierre Rosanvallon, historien et philosophe Propos recueillis par Sébastien Legay
Alternatives Economiques n° 306 - octobre 2011
Dans son dernier ouvrage, La société des égaux, l'historien et philosophe Pierre Rosanvallon pose les jalons d'une nouvelle politique de l'égalité pour le temps présent. Au début de votre livre, vous observez que la montée des inégalités et ses causes sont de mieux en mieux connues et documentées, mais que cela ne se traduit pas pour autant dans une politique. Pourquoi ?
Le constat est bien établi dans une enquête " Perception des inégalités et sentiment de justice "
menée en France en 2009. 90 % des personnes interrogées considèrent comme nécessaire de
réduire l'écart des revenus. Soit un consensus écrasant pour formuler une conception ambitieuse
de la justice. Mais, simultanément, 57 % pensent que des inégalités de revenus sont inévitables
pour qu'une économie soit dynamique et 85 % que les différences de revenus sont acceptables
lorsqu'elles rémunèrent des mérites individuels différents. Il y a ainsi un rejet global d'une forme
existante de société qui voisine avec l'acceptation de certains des mécanismes qui la produisent.
Ce paradoxe a d'abord une dimension épistémologique. Dans une condamnation globale, ce sont
des faits sociaux, objectifs, que l'on prend en compte, alors que les situations particulières sont,
elles, davantage rapportées à des comportements et à des choix individuels pour être évaluées. Le
paradoxe se lie en outre au fait que les jugements moraux et sociaux se forment à partir des
situations les plus visibles et les plus extrêmes (l'écart entre pauvres et riches), dans lesquelles les
individus se projettent abstraitement, alors que leurs comportements personnels sont
concrètement déterminés et s'appuient sur des formes de justification beaucoup plus étroites. La
transformation de la nature des inégalités a aussi joué son rôle dans cette évolution. Aux
inégalités traditionnelles, entre catégories, se sont en effet superposées les inégalités intra
catégorielles, celles qui résultent de la dispersion des situations internes à un groupe donné (il y a
ainsi beaucoup plus d'écart entre les différents cadres qu'entre la moyenne des cadres et celle des
ouvriers). Paraissant résulter de données individuelles plus que de déterminismes sociaux, elles
sont du même coup susceptibles d'être plus facilement acceptées. Si les grandes inégalités sont
dénoncées, la délégitimation insidieuse de l'impôt et de certaines actions de redistribution sape
enfin les moyens propres à les réduire. Il faut donc aller au-delà de la condamnation évidente des
bonus extravagants et des salaires indécents de certains PDG pour prendre la mesure de la
question.
Vous insistez sur l'idée que l'égalité doit se comprendre comme une relation. Pourquoi et quels en sont aujourd'hui les termes ?
Quand on revient aux révolutions fondatrices du XVIIIe siècle, en France et en Amérique, il est
frappant de constater que c'est la notion d'égalité qui était l'idée matricielle. C'est autour d'elle
60
que s'organisaient les aspirations de l'époque. Mais elle n'était pas alors comprise comme étant
de l'ordre d'une distribution donnée des ressources. Il s'agissait avant tout de qualifier une forme
de société, en rupture avec le précédent esprit de distinction, lié en France au monde des
privilèges et en Amérique à l'existence d'une classe dirigeante qui considérait qu'elle formait une
" aristocratie naturelle ". Tocqueville forgera plus tard le terme de " société des semblables "
pour qualifier cette société des égaux telle qu'on la concevait à l'époque. Dans ces conditions,
personne n'aurait eu l'idée d'y voir la menace d'un " égalitarisme ". L'idée d'une société des égaux
renvoyait en effet aussi à des idées d'indépendance individuelle et de participation civique. Mais
cette approche était née dans un contexte précapitaliste irrigué par une morale de la frugalité,
inscrit donc dans la perspective d'une possible modération " naturelle " des différences. La
révolution industrielle, avec l'avènement du prolétariat, va totalement invalider cette espérance,
constituant les riches et les pauvres comme l'équivalent de deux nations hostiles et séparées. D'où
la première grande crise de l'égalité qui a conduit à mettre l'accent sur la lutte pour réduire cette
insupportable fracture. Et qui a débouché au tournant du XXe siècle sur la mise en œuvre de
grandes réformes : institutions de l'impôt progressif sur le revenu, développement des assurances
sociales, droit collectif du travail. C'est cela qui s'effrite aujourd'hui : le retour des grandes
inégalités se lie au recul des institutions de la solidarité et de redistribution. L'enjeu actuel est de
trouver les moyens d'inverser cette tendance. Mais on ne pourra le faire que si l'Etat-providence
est relégitimé. Ce qui implique que les citoyens aient tous le sentiment de " faire société ". D'où
l'importance d'un retour à cette idée fondatrice de l'égalité des semblables. Cette appréhension
historique a aussi dans mon livre un prolongement théorique. Mon but est de montrer qu'une
philosophie de l'égalité comprise de cette façon complète les théories de la justice. De John
Rawls à Amartya Sen (voir encadré), celles-ci proposent de fixer des règles de distribution entre
les individus, alors que le but est aussi de raisonner en termes de lien social, c'est-à-dire de forme
sociale à construire. C'est la pointe théorique essentielle de mon travail.
Dans la dernière partie de votre livre, vous en appelez à des politiques plus
soucieuses de la singularité des individus mais aussi à un Etat-providence plus universaliste. Comment concilier ces deux ambitions ?
Les deux dimensions ne sont pas contradictoires, car elles ne se situent pas sur le même plan.
Faire référence à un Etat-providence plus universaliste renvoie à la nécessité de mettre un frein
au glissement actuel vers les seules politiques d'assistance aux exclus ou aux plus démunis.
L'effritement de l'assurance maladie, les projets de fiscalisation des allocations familiales, la
réduction du social à la question de la pauvreté : tout cela va dans le sens d'une conception de
plus en plus étroite des institutions sociales. Financièrement et socialement, les classes moyennes
et les classes populaires actives voient en conséquence leur situation tendre à se dégrader et elles
se sentent comme mises hors du coup. C'est à cela qu'il s'agit de s'opposer. La référence que je
fais à l'universalisme renvoie en outre à la nécessité de développer les services publics
producteurs de mixité sociale : la politique de la ville, mais aussi le développement d'une
61
politique culturelle participant à la production d'un monde commun. Dans les deux cas, il s'agit
de mettre en œuvre ce que j'appelle une " politique de la communalité ". La " politique de la
singularité ", de son côté, est d'un autre ordre. Elle vise à donner aux individus les moyens de se
construire comme sujets, de mieux conduire leur histoire. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne
pour construire une société de la diversité dans l'égalité.
62
Les réponses apportées par le Législateur
Loi du 15 mars 2001 sur les
nouvelles régulations économiques
dite loi NRE
-Principe de transparence de la rémunération totale des
dirigeants : obligation pour les sociétés françaises cotées
sur un marché réglementé d'en rendre compte dans leur
rapport annuel.
-Contrôle interne à l'entreprise (article L251-51):
dissociation des fonctions de président du conseil
d’administration ou de surveillance et de directeur général.
Enlève à la liste des pouvoirs du Président ceux de
direction et de représentant de la société : il représente le
conseil mais pas la société. Or, article L25-51-1 : le
Président du conseil peut briguer la direction de la société
auprès du conseil d'administration, qui détermine qui sera
le directeur général.
Loi de Sécurité Financière du 1er
aout 2003 (LSF)
- Renforcement du contrôle interne : un rapport sur le
gouvernement d'entreprise et le contrôle interne doit être
présenté à l'assemblée générale des actionnaires,
notamment en ce qui concerne la détermination des
rémunérations des mandataires sociaux.
La loi du 26 Juillet 2005 en faveur
de la confiance et de la
modernisation de l'économie dite
loi Breton
- Approfondissement du principe de transparence : le
rapport annuel doit présenter et préciser les modes de
calculs des éléments fixes, variables et exceptionnels de la
rémunération et les avantages de toutes natures , les
engagements de toutes natures pris par la société au
bénéfice de ses mandataires sociaux à raison de la prise, de
la cessation ou du changement des fonctions de mandataire
social ("parachutes dorés" ou "retraite chapeau").
- Plafond des primes d'intéressement : le plafond global des
primes versées à tous les bénéficiaires ne doit pas dépasser
20% par an du total des salaires bruts et de la rémunération
annuelle imposé à l'impôt sur le revenu au titre de l'année
précédente.
Loi du 30 décembre 2006 -s'attaque aux stock-options : bien que leur suppression fût
un temps envisagé, cette loi a cherché à mieux corréler
l’exercice des options aux performances objectives de leurs
bénéficiaires (pourcentage des actions levées qu’ils sont
tenus de conserver jusqu’à la fin de leur mandat fixé par le
63
Conseil d'Administration) et d’autre part, à élargir le champ
de leurs attributaires (développement de l'actionnariat
salarié).
Loi du 21 août 2007, en faveur du
travail, de l’emploi et du pouvoir
d’achat dite loi TEPA
-introduction de la condition de performance : les
indemnités de départ des dirigeants doivent répondre à des
critères et des objectifs de performance fixés a priori et
approuvés par les conseils d’administration ou de
surveillance sur chaque cas de dirigeant social. Ainsi,
aucun versement ne peut intervenir avant que le conseil
d'administration ou de surveillance n’ait constaté le respect
des conditions prévues => durcissement vis à vis des
conditions de départs.
Loi du 3 décembre 2008 sur les
revenus du travail
-approfondit la loi du 30 décembre 2006 : conditionne
l'attribution de stock-options à la distribution d'options
identiques, d'actions gratuites ou de primes d'intéressement
ou de participation à l'ensemble des salariés et à au moins
90% de ceux des filiales.
Adoption de la loi de finances
rectificative du 20 avril 2009 et
décret du 30 mars 2009
- Contexte de crise économique : encadrer plus strictement
les conditions d'octroi des rémunérations variables et
différées aux dirigeants d'entreprises bénéficiant d'aides
publiques (les six premières banques françaises, les
entreprises bénéficiant du plan d'aide automobile -Renault,
PSA).
-Interdiction versement de stock-options ou d’actions
gratuites.
-Eléments variables de rémunération doivent être autorisés
par le conseil d’administration ou de surveillance,
autorisation qui ne vaut que pour un an et qui doit être
rendue publique.
-Condition plus symbolique : l’absence de licenciement
d’une forte ampleur.
64
Dates clés des différents scandales
Dates clé Evènements médiatiques
1999 Jérôme Jaffré et Elf : les indemnités de départ et la valeur estimée des
stock-options (200MF) font scandale
2001 L’affaire Enron
2002 Jean-Marie Messier et Vivendi : la prime de départ (20,5 millions
d’euros) est contestée
2003 Pierre Bilger et Alstom : il a quitté Alstom qui était au bord de la faillite
au moment de son départ. Devant le tollé provoqué par son indemnité de
départ, inscrite dans son contrat de travail. Pierre Bilger a rendu son
indemnité
2004 Jean-René Fourtou et Vivendi : en 30 mois il a virtuellement gagné 27
millions d’euro. En outre sa famille a fait l’acquisition d’ORA à des
tarifs très compétitifs : scandale
2005 Daniel Bernard et Carrefour : le montant de l’indemnité de départ et
retraite, révélé par son successeur fait scandale (29 millions d’euros)
2006 Antoine Zacharias et Vinci : après avoir quitté ses fonctions de Pdg pour
celles de président, il a reçu une indemnité de départ de 13 millions
d’euros, à laquelle il a voulu ajouter une prime (8 millions d’euros) pour
avoir racheter la société ASF. Scandale et éviction de l’ex Pdg
2006 Noel Forgeard et EADS, soupçon de délit d’initié
65
Publication du rapport de Proxinvest sur la rémunération des dirigeants des sociétés cotées du SBF 250
Période de reconstruction et d’inquiétude, la saison 2010 des assemblées d’actionnaires présente
un tableau plus apaisé sur le front de la question des rémunérations de dirigeants après plusieurs
années qui ont vu se creuser un écart préoccupant entre l’entreprise et l’opinion. Mais il est
remarquable que les actionnaires, qui dans d’autres domaines ont voulu soutenir les dirigeants
dans la crise, ont maintenu leur critique des plans de rémunération proposés en 2010 en rejetant
une dizaine de plans collectifs. Etrangement, la France, qui était il y a quelques années encore en
avance sur les questions de gouvernance, est restée à l’écart du débat concernant le vote annuel
des actionnaires sur la politique de rémunération, vote aussi appelé « Say on Pay », généralisé au
Royaume-Uni, aux Pays-Bas et en Suisse, adopté en 2009 en Allemagne et enfin en 2010 en
Belgique et aux Etats-Unis par l’importante loi Dodd Frank. La crise semble avoir eu raison de
nombreux abus comme de leurs critiques les plus virulents, mais les actionnaires des sociétés
françaises restent vigilants comme le démontrent les statistiques 2010 de vote aux assemblées
générales.
Deux dossiers illustrent ce recul du débat public sur les rémunérations en 2010 : celui de la
Société Générale, dont les retraites et indemnités de départ des dirigeants, et au premier chef le
PDG Frédéric Oudéa, auront été silencieusement mais fortement critiquées. Le second dossier, à
peine entendu, fut celui de Renault qui a tardivement avoué, en juin 2010, la rémunération
complémentaire considérable de son Président, Carlos Ghosn, chez Nissan Motors - environ 8
M€ - alors que le rapport Renault n’avouait que 1,2 M€. Ce sont aussi, là encore, deux nouvelles
démonstrations que les recommandations de modération et d’autorégulation du patronat ne
règlent pas le problème et que peut-être seul l’arbitrage des actionnaires est en mesure de
contenir les excès. Pour les premiers dirigeants du CAC 40, la rémunération totale moyenne
baisse de 14%, de 20% à échantillon constant avec une médiane stable, ceci après deux années
de baisse moyenne plus fortes de 25% en 2008 et 17% en 2007, tandis que les autres dirigeants
du SBF 120 ont vu, eux, leur rémunération baisser de 14% en 2009 contre 17% en 2008.
Toutefois la part salariale progresse de 5% au niveau du CAC 40 et stagne au niveau du SBF
120, et c’est sans surprise la part actionnariale, c’est-à-dire la dotation d’options et d’actions
gratuites, qui se réduit en moyenne de 46% et explique l’essentiel de la baisse. L’AMF relève,
d’ailleurs, en juillet 2010 que 21 sociétés sur les 56 disposant d’une politique d’attribution
d’options ou d’actions n’ont procédé à aucune attribution à leurs dirigeants au titre de l’exercice
2009, et 50% seulement des sociétés observées ont accordé de nouvelles actions gratuites ou
options en 2009 contre 63% en 2008. La part salariale fixe, variable et « accessoire » dans le
total perçu par les présidents exécutifs se renforce donc encore pour le CAC 40 : de 54% en 2007
à 61% en 2008 puis 76% pour 2009, et pour le SBF 120 (hors CAC 40) de 56 % en 2007 à 64%
en 2008 puis 72% en 2009, puisque les bonus qui avaient baissé de 26% en 2008 ont cru en
moyenne de 13% pour le CAC 40 et beaucoup moins pour les moindres capitalisations. A
66
échantillon constant, cette part variable croît à 35% du total perçu alors que la part fixe qui,
malgré un montant absolu quasi-constant, prend elle aussi une part encore plus forte du total -
passant de 24% à 30% - aux dépens de la part des incitations à long terme.
En ce qui concerne les rémunérations des présidents exécutifs du SBF 120 versées en période de
crise, la formule 30-35-35 fait place à une formule proche de 35-40-25 soit environ 35% de fixe,
40% de prime et 25% d’incitation actionnariale à long terme. Pour 2009, les patrons exécutifs du
CAC 40 ont donc perçu un total moyen de 3,1 M€ contre 3,6 M€ en 2008 et 4,7 M€ en 2007 : ce
montant moyen n’excède donc plus notre plafond Proxinvest du socialement acceptable de 240
fois le SMIC (4,3 M€) et se compare à un total perçu par les autres premiers dirigeants de
l’indice SBF 120 hors CAC 40 à 1,6 M€ (contre 1,8 M€ en 2007). L’écart avec la moyenne
perçue par les autres dirigeants du SBF 250 est notable : un dirigeant du CAC 40 gagne encore
presque cinq fois le montant reçu par un patron des 130 dernières capitalisations de l’indice : la
pente reste impressionnante.
Préoccupation des investisseurs reprise par l’AMF, la rémunération des présidents non exécutifs,
les « chairmen », échappe toujours au contrôle de l’assemblée générale. Ces rémunérations
d’administrateur à caractère exceptionnel demeurent parmi les plus élevées en Europe avec 928
000 € pour le CAC 40 en 2009, juste après leurs voisins latins : selon nos observations en 2008,
les présidents français reçoivent quatre fois plus que leurs homologues allemands et néerlandais.
A contrario, les administrateurs français du CAC 40, avec chacun 71 177 € en moyenne et 54
904 € en médiane, ressortent moins bien lotis que leur président et moins rémunérés que leurs
homologues européens et se situent au douzième rang des rémunérations sur les seize pays que
comprend l’étude 2008 des 300 premières capitalisations européennes (indice FTSE Eurofirst
300). Il serait de meilleure pratique que, à l’instar de tous ses collègues administrateurs non-
exécutifs, le Président d’un conseil d’administration français ne se voit rémunérer qu’en jetons
de présence, autorisés par l’assemblée générale au regard de l’article L.225-45 du Code de
Commerce) et le législateur serait donc bien inspiré de revoir l’article L225-47 al.1 sur lequel se
fonde les grandes sociétés françaises pour justifier l’absence de vote sur le sujet. Les équipes
dirigeantes dans leur ensemble (comités exécutifs, directoires…) voient une évolution contrastée
: au niveau du CAC 40, c’est encore une baisse de 20% en 2009 de leur rémunération totale
après la baisse de 14% en 2008, soit un total réduit à 1,4 M€ dont environ 1,1 M€ de part
salariale et environ 400 000 € d’actionnarial tandis que les 80 autres sociétés de l’indice SBF 120
connaissent une baisse de 11%, après -17% en 2008, avec des chiffres évidemment plus
modestes d’environ 600 000 € de part salariale et 200 000 € d’actionnarial.
Les critères de performance, mieux renseignés et donc mieux analysés dans le présent rapport, se
sont généralisés sur les plans actionnariaux avec une répartition très nette de ces derniers :
critères comptables internes pour les bonus annuels d’une part et critères externes de
performance boursière pour les plans actionnariaux d’autre part. Comme les années précédentes,
la transparence progresse donc mais la responsabilité régresse. Alors que tous les pays, dont les
Etats-Unis, ont, soit par la loi soit par le code de bonne gouvernance, adopté le principe de mise
au vote annuel de la politique de rémunération, la France se refuse à soumettre les rémunérations
67
des dirigeants à l’approbation de l’assemblée et au premier chef les rémunérations des présidents
non exécutifs qui échappent ainsi à tout contrôle, au mépris de la loi. Le rejet en 2009 par les
conseils d’administration de Total, Sanofi-Aventis, Cap Gemini, et cette année de Société
Générale, de résolutions externes de très grands actionnaires demeure à nos yeux une violation
de la loi et de la hiérarchie normale des contrôles.
Le second point d’importance concerne la transparence nécessaire des retraites chapeau relevée
justement par le rapport de l’AMF sur l’application des recommandations AFEP/MEDEF.
Proxinvest et ses collègues de l’European Corporate Governance Service (ECGS) sont donc
conduits à rejeter tout plan de retraite sur-complémentaire présenté au vote qui serait mal
documenté ou qui excéderait le plafond de 20% de la rémunération salariale moyenne au cours
des trois dernières années. Il conviendrait également d’obliger les sociétés à communiquer le
coût individuel annuel de cet élément de rémunération différée.
Le troisième point prioritaire pour Proxinvest est la meilleure lisibilité des critères de
performance applicables aux bonus et aux plans actionnariaux : trop souvent les critères ne sont
aucunement communiqués ou ne le sont que partiellement. On ne peut pas suivre l'AMF
lorsqu’elle admet complaisamment la pleine recevabilité de critères de performance qualitatifs, «
tout à fait légitimes », même s'ils restent confidentiels, pour la détermination de la partie variable
de la rémunération. Proxinvest rejettera tout plan actionnarial n’offrant pas des critères de
performance lisibles et mesurés sur long terme (minimum trois ans). Pour 2011, Proxinvest et ses
partenaires de l’ECGS ont défini leur politique de vote sur le contrôle des rémunérations et
appellent le législateur ou l’AFEP-MEDEF à veiller à l’introduction d’un vote annuel sur la
politique de rémunération en France afin de rendre les administrateurs plus responsables dans la
définition de la politique de rémunération.
Paris, le 14 décembre 2010
68
Enquête sous forme de micro-trottoir Réalisée les mercredi 11 et jeudi 12 janvier 2012
QUESTIONS
1) La tranche d'âge et le secteur professionnel
2) À combien s'élèvent les rémunérations des dirigeants du CAC 40 d'après vous ?
3) Ces rémunérations sont-elles trop élevées ?
4) Sont-elles justifiées ?
5) Faut-il un salaire maximum ? Si oui combien ?
Tableau récapitulatif
Tranche d'âge et profession
Question 2 Question 3 Question 4 Question 5
Homme, 20-30 ans,
restauration
10 à 20
000€/mois
oui Rien n'est justifié même
pour le sport
Non mais de l'égalité
H, 40-50 ans
Fonctionnaire
80 000€/mois oui oui
Les responsabilités
+ d'équilibre
10 000€/mois
H,15-25 ans
vendeur
Des milliers
/mois
oui Oui quand sont
proportionnelles aux
responsabilités et quand
ce n'est pas par piston
non
Femme, 30 ans
dans le secteur de la mode
8 à 10 000€
/mois
non Oui par la quantité de
travail et les
responsabilités
non
F, 40-50 ans
commerce
Ne préfère pas
imaginer
oui Difficile à dire, ne fait pas
leur travail
Oui
difficile à dire
F, 45 ans
secteur de la musique
1 million€ /an non Oui
Non si le dirigeant fait
gagner et emploie
beaucoup de monde
F, 34 ans
Assistante
Des millions €
/an
Oui
il faut plus de
partage
Non
elles sont excessives
Non
mais il faut de l'équité
F, 70-80 ans (retraitée)
chef d'unité à l'Oréal
L'ignore et ne
veut pas savoir
non Probablement
en connaît qui font bien
Tous les salaires sont
imposés et déclarés
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leur travail et sont
normalement rétribués
H, 70-80 ans
retraité
7 à 8 millions
€/mois pour
certains,
la presse en
discute
beaucoup
Oui
ces dirigeants
ne font pas
gagner de
l'argent à leur
entreprise
Non
a lu des articles dans
certains journaux
économiques, comme
quoi c'est quand même
anormal
Non
est pour la liberté du
travail et que les
compétences soient
rémunérées
H, 17 ans
étudiant
10 000€ /mois
voire 200
000€
oui Non
« ils nous volent notre
argent, ils profitent trop »
Oui
parce qu'il y a un
patron mais ne sait pas
trop
F, 22 ans
étudiante en école de
commerce
40 000€ /mois non Oui
la prise de risque
non
H, 32 ans
Cadre
1 millions €/an
et plus
oui non Oui
100 000€/an avec des
rémunérations
variables selon les
résultats de l'entreprise
Lieux:
- station Châtelet-Les-Halles
- dans le 9ème arrondissement: rue de Châteaudun, Gare Saint-Lazare, Rue Taitbout, rue
Lafayette, Trinité d'Estienne d'Orves
Nombre de personnes interrogées: 12
70
Article de Jean-Claude Daumas et Hervé Joly dans le Dictionnaire historique des patrons
français
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72
73
74
75
76
Rappel sur le Revenu Maximal Acceptable (RMA) et le salaire maximum
La question des rémunérations des dirigeants soulève celles des inégalités et de la justice
sociale. L’idée d’un revenu maximum peut apparaître non seulement comme une exigence
morale, mais aussi comme l’une des voies de sortie d'une crise liée à l'augmentation des
inégalités de revenus. Le plafonnement des rémunérations repose sur l'argument économique
selon lequel à partir d'un certain seuil, les différences de salaires ne sont plus justifiées par des
motifs d'efficacité économique, c'est à dire le fait de récompenser les efforts et les talents.
Calculée en termes d'écarts entre le plus haut et le plus bas salaire dans l'entreprise, le salaire
maximum serait un des outils privilégiés à l'heure actuelle pour réduire les inégalités salariales.
Cette proposition fait aujourd’hui partie du programme des principaux partis de gauche. Du côté
du gouvernement Fillon, le dispositif pour taxer les entreprises qui versent à leurs dirigeants des
rémunérations "extravagantes" consiste à fixer un seuil au delà duquel les salaires ne seraient
plus du salaire : il s'agit de séparer les salaires et les rémunérations « extravagantes », le surplus
au salaire maximal serait imposé à l’impôt sur les bénéfices des sociétés.41
Chercher à plafonner n'est pourtant pas nouveau. Lors de la campagne présidentielle de 1981
Georges Marchais avançait déjà l'idée de ramener la hiérarchie des salaires à l’éventail de un à
quatre. Auparavant, au cours des Trente Glorieuses, de nombreux pays avaient déjà pris de telles
mesures, comme aux Etats-Unis. En 1942, Franklin Delano Roosevelt déclarait : « Aucun citoyen
américain ne doit avoir un revenu (après impôt) supérieur à 25 000 dollars par an ». Roosevelt
avait en réalité mis en place une fiscalité sur le revenu avec un taux d’imposition de 88 % pour la
tranche la plus élevée, puis 94 % en 1944-1945 , ce taux monta ensuite jusqu'à 91% de 1951 à
1964.Cette politique fiscale fût avancée comme un des facteurs de la réduction des inégalités aux
Etats-Unis observée de 1942 à 198242
.De plus, rappelons que dans le public et les entreprises
publiques comme la SNCF ou La Poste, le salaire maximum existe déjà avec les grilles salariales
et la rémunération des dirigeants est contrôlée directement par le gouvernement, en vertu d'un
décret de 1953.
Ainsi, pour pouvoir encadrer les hauts salaires dans une entreprise, il faudra que la loi prive
les conseils d'administration de sa faculté donnée par le code du commerce de fixer la
rémunération des dirigeants et qu'elle définisse le montant maximum des salaires. Afin d'évaluer
les effets qu'une telle mesure aurait sur les rémunérations, le site Rue89 a publié une simulation43
(en soustrayant le maximum prévu par le PS (354 900 euros) aux rémunérations totales
annoncées dans les rapports annuels) : pour Gérard Mestrallet, PDG de GDF-Suez , cela
représenterait une perte de 2 985 835 euros soit une diminution de 89% ; Louis Gallois
41
Hervé Nathan« Incroyable : François Fillon prépare un salaire maximum », Marianne2, 13 Juillet 2011.URL :
http://www.marianne2.fr/hervenathan 42
Jean Gadrey, « Quand les écarts de revenus furent enfin plafonnés », La Vie des idées, 28
octobre2011.URL : http://www.laviedesidees.fr/Quand-les-ecarts-de-revenus-furent.html 43
François Krug, «Salaires plafonnés : le hit des patrons qui y perdraient le plus », Rue89, 4 Avril 2011. URL :
http://www.rue89.com/
77
(président d'EADS) perdrait 2 277 600 euros soit une diminution de 86% ; pour Henri Proglio
(PDG d'EDF) cela représenterait une perte de 1 249 920 euros (-77%) , pour Carlos Ghosn (PDG
de Renault),887 755 euros (-71%) ...
Or, avec la proposition d'un salaire maximum, certaines limites se posent dont la première
consiste dans le fait que le salaire ne constitue pas la seule forme de revenu (primes, stock-
options ...). De ce fait, l'instrument fiscal serait plus efficace pour agir sur le revenu plutôt
qu'une loi plafonnant les hauts-salaires, comme le concluait Benjamin Chapas lors de notre
entretien. De même, la question des entreprises internationales se posent : peut-t-on imposer un
salaire plafonné dans les entreprises internationales ? Enfin, que deviendrait l'argent économisé
en plafonnant le salaire des dirigeants ? Faudrait-il le redistribuer aux actionnaires sous forme de
dividendes ? Au personnel sous forme d'une hausse de salaire ? A l'entreprise afin de mener de
nouveaux investissements ? Aux clients en dispensant le groupe d'augmenter ses tarifs ? Pour la
fondation Jean Jaurès, au-delà d’un seuil relativement élevé de revenus, l’utilisation du surplus
taxé à un taux élevé devrait être mise à disposition pour des actions conformes à la logique du
développement durable. Il s'agirait de mieux concilier l’enjeu social (réduction des inégalités),
écologique (limitation des consommations ostentatoires des très riches) et économique (financer
des activités cohérentes avec l’état de la planète). Selon le journaliste et écrivain Hervé Kempf44
le revenu maximum est nécessaire et efficace pour enrayer la crise écologique, tout autant qu'il
l'est pour résoudre la crise des inégalités de revenus croissantes : recréer le sentiment de
solidarité passe par une « politique équitablement partagée » afin de resserrer les inégalités.
44
Hervé Kempf, «Le revenu maximum est nécessaire pour enrayer la crise écologique », Reporterre , 27 Décembre 2011. URL :
http://www.reporterre.net/