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7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay
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LE
EUIL E
LIM GE
e
la
photographie
l im age
virtuelle*
Chantai
de
GOURNAY
* Ce texte a fait l'objet d une communication l'universit d t de
l Association Descartes, le 6 juillet 1992.
seaux
n 61
CNET-1993
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Une
re du soupon a
durablement
conditionn
notre
pense
de
l'image
depuis l'essor des
industries
culturelles. Pourtant,
malgr
la dfiance
que
l'image
a traditionnellement suscite de la
part
des
intellectuels,
la philosophie
lui
a
tout de
mme accord
une place de choix.
L'Ecole
de Francfort, notamment,
a
fourni
l'argumentaire
le plus
construit sur
le
thme
des rapports entre
image et
ralit, alternant
fascination
(Kracauer,
Benjamin)
et
hostilit
(Adorno),
et
dont
les
intuitions
ont t
fcondes au regard
des
thses plus
rcentes
sur la
nature smiotique de
l'image
photographique
(Barthes
et Eco).
On tait
alors
dans le
contexte de l'holocauste, un
moment
tragique
de l'histoire de l'humanit pour
lequel a manqu le
tmoignage
des images.
Prs d'un demi-sicle
plus tard
s'est
produite une
autre
guerre
sans images
, celle
du
Golfe,
dont on
a
dit
qu'elle
innovait
dans
le fait
que
le
soldat
pouvait
dornavant
dtruire une cible sans l'avoir jamais vue de sa
propre
perception
visuelle, mais
seulement
par l'interface d'une
machine
mettant en
uvre des
images
satellite
et
des
reconstitutions de
synthse.
Entre
ces deux moments,
on
est
pass
d'un
discours
philosophique
sur
le mdium qui rend visible
(auto-expressivit
du
rel)
un autre
discours,
postmoderne,
sur
l'image
qui dralise et
empche
l'accs
l'exprience. Ce
renversement complet
de
la
problmatique
est difficile
admettre
pour une gnration
culturellement nourrie
par
le cinma
et
la
photographie.
Le matriau
visuel
peut
tre pens en
dehors ou en de
du
postulat communica-
tionnel,
mme s'il rsulte d'une
mise en
forme
ncessitant
une intervention
humaine et le
recours
un mdium. Telle
semble
tre la position de
Siegfried
Kracauer,
qui s'est intress
l'image
photographique pour
sa proprit indicielle (une
empreinte rsultant
d'un processus
purement physico-chimique) plutt
que pour
sa
prsume nature
smiotique assimilable au
registre linguistique
des
signes,
par
dfinition conventionnels et
intentionnels (une
thorie
de la photographie dfendue
par
Barthes). La conception
raliste
de
Kracauer,
par
laquelle il
crdite
le mdium
photographique d'une aptitude
enregistrer la ralit
tout
en cartant la question
de l'intentionnalit de
la
forme,
n'est
sans
doute pas sans
rapport
avec sa formation
d'architecte.
Loin
d'ignorer
que
la
ralit
matrielle
est de toute faon une
construction assujettie la rationalisation
conomique,
il ne renonce
pas
pour
autant
scruter les rsidus du
dcor
industriel
pour
y dceler
les
signes
d'un
possible
enchantement du monde.
Autrement
dit, si
le
monde nous
parat
si vide et dnu de
sens, rduit une pure fonctionnalit et
la ratio capitaliste, c'est
que
nous ne
savons pas
voir. La
photographie,
en
fixant
sur
le papier des
fragments
de la ralit
extrieure,
les
sauve
de
notre
prsomption
d'insignifiance : nous
verrions alors que
certains
lments
ne
sont pas rductibles
leur vocation fonctionnelle, mais
constituent des
formes
signifiantes,
souvent
phmres, dans
lesquelles
peuvent se
dchiffrer
l'inconscient d'une socit et les
prmisses
d'une nouvelle
mythologie
(1).
(1)
Le roman policier,
genre qui se dveloppe l're du dsenchantement
,
illustre
bien
cette
ambigut
de la
ralit
physique. Le dtective est ce nouveau prtre (car presque toujours clibataire, note
Kracauer) qui
sait
faire
parler
les rsidus fonctionnels de
notre environnement,
les
empreintes,
les traces.
Concernant
cet aspect,
se
r port r
deux
ouvrages
:
KRACAUER,
1981.
GINZBURG,
1989.
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4/8
Pour
provoquer ce rendez-vous
(la pr-
sentification de
la
ralit matrielle dans sa
plnitude),
il faut renoncer au postulat
communicationnel impliquant
l'intention-
nalit
de
artiste/auteur/metteur.
Selon
Kracauer, le travail
sur
la
forme
ne
doit
pas
tre prmdit pour laisser une place
l'ala
:
La
principale qualit
du
photographe consistera donc
faire
de
la
mise
en
forme
un produit de
V
enregistrement
et
jamais
l'inverse
(2). C'est
pourquoi
il
s'oppose
aux
conceptions de l'criture
cinmatographique qui
croient
que le
montage
est le seul
principe organisateur du
film (3). Ce parti
pris
(l'intrusion de
l'alatoire
contrariant l'intentionnalit
dans
le
procs mme de
la mise en
forme
ou de l'acte
cratif)
est un lment central
de la
conception
moderne de l'art, qui sera
repris
par Umberto Eco
dans
son analyse
de la peinture
comme du
cinma (4).
En
effet, plus
peut-tre que toutes les
autres
formes
d'art, le
cinma
nous a
appris voir la ville telle qu'elle nous
indiffre
dans la
vie, quand
nous la
perdons
chaque
jour un
peu de
vue dans
la
rptitivit de
l'exprience
quotidienne.
Non
seulement le cinma
nous
fait
apprhender
la
visibilit o rdinaire
de
la ville, mais
il
nous
prsente aussi ce qui, de la ville, n'est pas
visible
par
le piton, et
qui
le
serait
uniquement du
point
de vue
idal
de
l architecte
quand celui-ci se prend
pour le grand
dmiurge,
voguant
hauteur d'ange
pour
apercevoir
les
frontons des difices
dmesurs qu'il a
construits.
C'est exactement
ce
que ralise
Wenders dans Les ailes du
dsir , o la
camra
nous propose des
vues indites
de l'architecture
berlinoise,
dans
la
mesure o
la visibilit
des difices
reste
pour une
large
part
virtuelle
du
point
de vue du piton. C'est
par
ce
respect
du
contexte,
au cur mme du texte
ou
du
rcit cinmatographique, que le
cinma s'oppose la tlvision, par le souci
de
restituer
la
perception
de la ralit
sique
la fois
dans
sa
disponibilit,
offerte
au
regard de l'homme, mais aussi dans
son
invisibilit
irrductible qui
se porte garante
de l'enchantement du monde dans la
mesure
o
une
part
de l'environnement
humain peut prendre forme
et
continuer de se
manifester
Y insu
du
sujet. Autrement dit,
il y
a dans
l'insignifiance
des
lambeaux de
dcor
dlaisss
par
nos regards un rsidu
de
Eden, en ce que le paradis terrestre est
thoriquement la seule
forme
territoriale
qui a chapp l'action symbolique de
l'homme.
Dans
la mouvance
de
l'Ecole
de
Francfort,
Walter Benjamin et Siegfried
Kracauer ont d'emble
reconnu
le rle du
cinma
en
tant
que
puissant rvlateur
de
la
modernit, rvlateur au sens quasi
mystique
de l'initiation.
Les
rflexions
que
Kracauer et
Benjamin ont
menes
sur
la
photographie
et le
cinma
doivent
beaucoup
la
prcarit
de leur ancrage
territorial
notamment
leur condition de
grands
exils
forcs
de
penser
ou d'crire
dans
une
ville
et une
langue
qui leur taient
trangres. Cet arrachement
aux
lieux de
mmoire
originels claire
rtrospectivement
leur sensibilit particulire au
problme
de
la
trace.
Pour
Kracauer
en
particulier (puisqu'il a survcu l'pisode nazi,
la diffrence de
Benjamin),
la question
de
la
mmoire
ne
peut tre
dissocie
du
problme du support
(au
sens du
matriau
ncessaire
l'enregistrement
d'un
vnement, la pellicule
sur
laquelle
s'imprime
la
trace). Si l'on peut crire
et
rcrire
l histoire,
le problme pos par l'holocauste est
moins
celui
de la mmoire que
celui
d'une
exprience impartageable ou inaccessible
ceux
qui n'taient
pas
sur
les
lieux
du
crime.
Comment
se
faire
une
image
d'Auschwitz
l'issue de
la
guerre
?
Cette
interrogation est au fondement de la
thorie du mdium
photographique
que
Kracauer tente
de
mettre
au
point aprs
avoir
t confront
aux documentaires sur
l'ou-
(2)
DESPOIX, 1992, p. 317.
(3)
Film 1928
in Das Ornament der Masse,
cit
par DESPOIX, op. cit.
(4)
ECO,
1979.
Eco tablit un lien entre l art d'Antonioni
et
ses dbuts dans le mtier, l'poque o
il
filmait les vnements
sportifs
davantage
soumis
aux
alas
du direct.
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verture des camps
nazis
(5). On ne peut se
dlivrer de la violence qu'en la rendant
visible, on
ne peut dominer
l'angoisse
de la
mort qu'en
cherchant
un moyen de se
trouver
face
elle
sans en
faire
l'exprience
directe.
A
dfaut d'une telle figurabilit, la
violence historique
est refoule et
l histoire
dans son irrationalit foncire est
appele
se
rpter, chappant au procs
d'auto-analyse
solidaire
que le
citoyen se
doit
d'entreprendre. Le
mdium
photographique,
tendant un
miroir
mmoire
la violence et aux
atrocits dont
l 'homme
ne peut faire l'exprience directe
sans dommage,
serait
un
quivalent
moderne du
bouclier
poli
offert
par
Athna
Perse,
afin
que
voyant
Mduse
par
rflexion sans se
trouver sous
son regard
ptrifiant, il
puisse
la dcapiter. (6)
Chez Kracauer comme chez Benjamin,
on
trouve la mme proccupation pour la
sauvegarde de la ralit physique
( ralit extrieure dans l'dition
allemande de
Kracauer).
Cette expression
dsigne
une existence physique,
matrielle,
qui
reste indpendante
de
l'homme
dans la
mesure o
elle
ne
se
laisse
pas
rduire par
son action langagire : Mises
jour par
le
mdium
photographique, ces
affinits
entre
existence humaine
et ralit
physique se situent exactement
l'oppos de
ce
qui
fait de
l 'homme
un tre de langage.
La pure visibilit
qui
s'y dvoile (est) en
quelque sorte l'envers du monde de la
langue
en
tant
que systme
durable,
rgl,
univoque et fini de signes.
A
travers ce
fragment
d'imaginaire
qu'est la
photographie
l'homme semble,
l'espace d'un
instant,
voir la nature sans qu 'elle soit
directement
soumise
son systme
symbolique.
(7)
Par cette possibilit d'entrevoir
l envers du monde de
la
langue
, qui
oblige
l'homme
transgresser
les
limites
de
sa
rationalit et de son identit, le
sujet
prend
conscience de la proprit universelle de
l'exprience et peut ds lors inscrire son
histoire
propre
dans
la
chane solidaire des
expriences
de l'humanit. Ce point de
contact entre le
particulier
et l'universel,
entre
autrefois et aujourd'hui,
n'aura
jamais t aussi
bien
mis
en
image
que par
Rossellini
dans
Voyage
en Italie
,
cet
instant o un couple
en
train de se dfaire
assiste la reconstitution
archologique des corps d'un autre couple
millnaire
tu
pendant le sommeil par une
irruption
volcanique.
Alors que
leurs corps
ont t
intgralement
dsintgrs au cours
du temps, il a t possible de leur redonner
une forme corporelle en
injectant
du pltre
dans le vide
comprim
par l'enveloppe
de
lave.
Cette m ystrieuse
rsurrection
d'une
matire
inerte qui
ne
livre sa mmoire
qu'
l'tat
somatique propose
un
clairage
inattendu de la
phrase
nigmatique de Walter
Benjamin : La mmoire est l'emballage,
et
l'oubli le contenu.
Cette squence
rossellinienne
est
peut-
tre
la meilleure
illustration de ce qu'est
le
travail
de sauvegarde de
la
ralit
physique . Elle
suggre l'efficacit ingalable
de l'image par rapport
aux
mots
dans
l'ordre
du
tmoignage :
comment
une
histoire
se transmet
en l'absence d'un
narrateur,
d'une
criture
et de son
sujet.
La
confrontation a dur
quelques
secondes,
puis
Ingrid Bergman clate
en
sanglots.
Aprs
cet
incident
ils recommenceront
s'aimer,
comme
si
l'angoisse de perdre
leur amour
n'avait
pu tre
surmonte
que
par un travail de deuil, le
deuil de
cet
autre
amour dtruit il
y a quelques
milliers
d annes pendant le sommeil des amants.
C'est
parce qu'ils se sont vus morts, la place
des amants momifis
par
la lave, qu'ils ont
eu la force de faire revivre leur amour.
Cette image vole au
temps
et la trahison
des
mots
(dans
la
mesure o
ce
qui
s'crit
ou se met
en
mots rpudie dans
l'amnsie
des fragments
d'exprience auxquels le
sujet
n'a
pas
su
prter du sens) constitue
l'antithse
du monde virtuel auquel la
culture
moderne
de
l'image
prtend nous faire
accder. Car si
l'image
est ce miroir de
l'invisible
qui
nous aide
faire le deuil de
(5)
KRACAUER, 1960.
(6)
DESPOIX, op.
cit.,
p. 318.
(7)
DESPOIX,
op. cit.,
p.
317.
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nos
morts,
de nos terreurs, de nos ethno-
cides
ou
de
nos crimes contre la
nature, de
quoi peut-on faire
le
deuil avec une image
de synthse
?
En plaant
l'image
du
ct
de
l phmre et de la sauvegarde
d'un
monde vou
la disparition,
Kracauer
suggre que
toute
esthtique
est
une esthtique de
la
ruine
,
ou bien une esthtique de
la
disparition , pour reprendre le si beau titre
de
Paul
Virilio. Il
n'y
a
pas
d'art ou de
cration
digne de ce nom qui n'ait intgr
la virtualit de la
mort.
Or le monde virtuel
de l'ordinateur, rgi
par la logique
de
la
simulation et du simulacre,
est un
monde
plac
hors d'atteinte
de
la
mort,
un
peu
comme
le
jeu
d'checs,
toujours renouvel
parce qu'aucun joueur n'aura pu puiser
l'incalculable
combinatoire
des coups
possibles.
Cependant,
le souci de prservation
que Kracauer applique
la
ralit
physique vaut galement pour toutes les
dimensions de l'existence humaine, car il
n'est pas de culture, de
civilisation,
d ethnie, ni
mme de
forme
communautaire, qui
ne
soient
appeles disparatre.
C'est
pourquoi l'art
et
la science dans
leur
apparente
opposition
participent de
la
mme
dmarche,
en
ce
que l'entreprise
de
la
connaissance
vise
l'intelligibilit
d'un
phnomne, d'une forme ou d'une
structure
et
tente
de crer
les
conditions
pour que
persiste
cette intelligibilit
au-del
de
l vanouissement
des sujets
et
des objets
de
savoir.
Qu'est-ce que l'anthropologie,
l'ethnologie
ou la sociologie sinon une
faon de crer la possibilit d'une
rchologie
du prsent, avec la profonde conviction
que
rien
de ce que l'homme
produit,
dit ou
pense ne
sera tout
fait reproductible ?
Toutes
les
socits
ont
d'une
certaine
manire intgr l'intuition de leur
propre
destruction, par l'art, la pense et la religion,
toutes sauf les ntres, les socits
occidentales qui
ont
rv, invent et ralis des
systmes incapables
d'admettre et
de
penser leur
propre disparition,
savoir la
socit utopique, la socit totalitaire
et
la
socit
instrumentale.
Quel est le
statut
de l'image, qu'en est-
il
de la connivence entre image et
exprience
dans
une socit o les individus
tiennent si
peu
leur
ralit
corporelle
qu'ils
sont
prts
s'engager dans un
processus de
recyclage
perptuel,
l'instar
des dchets nuclaires
et
industriels
qu'on
n'arrive
plus
liminer, acceptant
qu'on
puisse
faire
voluer
les donnes les
plus
intimes de leur personne,
le
nez,
les seins,
la couleur
de
la
peau,
voire le sexe,
qu'on
les
fasse muter,
en
somme, car tel
est le
prix
payer
pour ne
pas affronter
l'ide
de
la finitude ou de la fatalit.
Paradoxalement
alors que notre
socit
s'attache
de
plus
en
plus
la conservation de la
mmoire
et
du patrimoine,
elle
n'accorde
pas
la
moindre
attention
l'altration du
patrimoine
anthropomorphique
sous
l action des biotechnologies et de
la chirurgie
plastique,
acceptant plus volontiers
de
troquer nos
formes
et nos
apparences
- c'est-
-dire le corps territorialis
force
de
somatiser les
particularismes millnaires lis
la diffrenciation
culturelle, raciale,
tribale et
sexuelle
- contre des formes
standardises pourvu qu'elles
contiennent
une
promesse
d'ternit.
A quoi
sert l'image,
quoi sert l'criture,
sinon
restituer
l'paisseur du temps,
l'intransigeance
du
destin, les pertes irrparables
de
l'action
humaine ?
Quelle histoire, quelle fatalit,
quel vcu
peut-on
lire
sur
le
visage
ternellement jeune du Dorian Gray
d Oscar Wilde,
sur
la musculature aboutie de
Madonna
ou la
carnation transraciale de
Michael Jackson
?
A ct de
la
perfection
froide des
clips,
vritable prfiguration d'une
culture
de
image-clone
affranchie de son modle
charnel, les archives de la tlvision
arrivent
par moments nous communiquer la
saveur du temps. C'est
le cas, par
exemple,
lorsqu'on revoit les interviews de
Duras
datant
des
annes
60.
Vingt ans avant
le
prix Goncourt,
en
montrant une femme
dj abme, dj alcoolique, avec ce
visage qui fait toujours douter qu'elle ait
jamais t belle, la tlvision
nous fait
percevoir
la connivence
profonde
qui
existe
entre l'uvre durassienne (ptrie d'une
nostalgie prive d'origine ou d'objet)
et
la
photographie. Car
les
romans
pseudo-autobiographiques de Duras
drivent
partir
d'un point
unique,
un arrt
sur image,
cette
photo de
la
jeune
fille
de
seize
ans
qu'elle
exhibe
invariablement ses
biographes
et
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lecteurs,
et qui
atteste
qu'elle fut belle,
d'une
beaut
terriblement phmre :
dix-huit ans il
tait
dj
trop tard,
disait-
elle en
ouverture de L'Amant
;
c'est
cette fatalit
que
tient
le talent
durassien,
dans ce deuil des amours
peut-tre
jamais
advenues, et
dont
la photo, en exergue
du
texte, incarne l'irrfutable promesse.
Les
intellectuels
font
aujourd'hui le
procs de la culture de
l'image
(notamment de
l'image
tlvisuelle, mdiatique
par
excellence), rendue responsable de la
dralisation du
monde.
Mais a-t-on
seulement
envisag
l'horreur d'une poque
o
les
images seraient devenues
plus
prissables
que leurs
modles,
o le
portrait
serait
devenu
plus
rel
ou plus humain
que
sa
rfrence, l'instar du personnage
imagin
par
Oscar
Wilde (Dorian Gray)
?
Car
aujourd'hui,
le
lifting
des humains est
techniquement aussi
performant que
le
lifting de
la
pellicule archive,
plus
sensible
l'volution du
temps
et
la
variation de
la
temprature. D'o ce terrible
paradoxe
de la postmodernit :
notre
mmoire, nos uvres et nos albums de
famille seraient-ils
devenus plus
biodgradables que nos
dchets,
que nos
machines, ou
que
nous-mmes
?
Aussi ai-je envie, envers et
contre
les
chefs
d'accusation
qui
mettent
en
cause
juste titre la
culture
de l'image, de faire
l'loge des images, de
toutes
les images
passes et actuelles, en raison
mme
de
leur
nature
physique qui leur
confre
en
quelque sorte une aura de matrialit. En
cette poque o
tout
est perfectible, o nul
n'chappe l'injonction de la mutation et
du recyclage,
dans cette course la qualifi-
cation-dqualification
qui
touche non
seulement
nos comptences ou nos
vocat ions
mais
aussi
nos
dispositions
physiques
(bodybuilding)
et mentales
(brainbuilding ?), le monde des
images
nous
meut
prcisment par
leurs
imperfect ions
et leur caractre irrcuprable.
Pourquoi serions-nous
si
rceptifs au
dcalage
qui
se produit sciemment dans un film
de Tanner ou de Wenders lorsqu'ils
injectent des squences tournes en super-huit
ou en vido
dans un format
cinmatographique conventionnel ?
Non seulement
parce
qu'une image
de
qualit imparfaite
fait
plus vrai
qu'une
image
mieux
dfinie,
mais
aussi parce que ce dcalage tmoigne
que mme la
technique
ne peut pas
entirement se recycler ou se requalifier,
c'est-
-dire que le
monde de
la
technique n'est
pas
entirement
acquis
la reproductibilit
et
la
mtamorphose
:
il arrive
que
l'homme
ne
sache plus faire ce qu'il
a su
faire un moment
donn.
Ainsi chaque
gnration
d'images se clt sur son dclin
technologique
et
son propre
inachvement,
mais
refuse
d'voluer
dans
le sens d'une
perfectibilit
et
d'un
transfert
vers une
nouvelle technologie. Il se
peut
qu'on
refasse aujourd'hui du
cinma
muet ou du
noir
et
blanc, mais
ce ne sera jamais
que
du pastiche,
un hommage ou une
manire
de
porter
le
deuil
de l'art
du noir
et blanc.
Les
techniques de l'image
meurent
aussi,
et c'est
pourquoi
nous y sommes si
attachs.
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7/23/2019 Le Deuil de l'Image de La Photographie l'Image Virtuelle - Chantal de Gournay
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REFERENCES
DESPOIX P
Siegfried
KRACAUER, KRACAUER
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