Fonds de dotation OSINTPOL
Note d’analyse
12 août 2015
OSINTPOL
La saga du South Stream : un tournant
géopolitique pour l’Europe centrale et
balkanique
Yann Breault
Fonds de dotation OSINTPOL
Note d’analyse
12 Août 2015
OSINTPOL
La saga du South Stream : un tournant
géopolitique pour l’Europe centrale et
balkanique
Yann Breault
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Photographie : inauguration en 2013 des travaux d’assemblage de la partie bulgare du
South Stream.
Crédit : Gazprom, certains droits réservés.
OSINTPOL La saga du South Stream
Fonds de dotation OSINTPOL
Sommaire
Sommaire ................................................................................. i
Liste des figures ........................................................................ ii
Biographie de l’auteur ............................................................... iii
Résumé .................................................................................. iv
Summary ................................................................................ iv
Introduction ........................................................................... 1
1. À la source du South Stream : l’Ukraine et le nouveau
rapport de force en Europe ................................................ 2
2. Le torpillage du South Stream : combattre l’entrée d’un
cheval de Troie ? ............................................................... 8
3. Le contournement du South Stream : l’émergence d’un axe
Moscou-Ankara ............................................................... 15
Conclusion : quelles leçons pour les acteurs d’Europe centrale
et balkanique ? ................................................................ 19
Repères bibliographiques ......................................................... 22
La saga du South Stream OSINTPOL
ii
Liste des figures
Figure 1 : carte du projet de gazoduc South Stream reliant la Russie à
l’Europe centrale et balkanique……………………………………………………………… 2
OSINTPOL La saga du South Stream
iii
Biographie de l’auteur
Yann Breault, Ph.D., est associé à OSINTPOL dès les origines du projet. Il
enseigne les politiques étrangères des États postsoviétiques au sein du
programme de maîtrise en relations internationales de l’Université du Québec
à Montréal (UQAM). Il est également professeur à temps partiel de politique
comparée à l’Université d’Ottawa. Sa thèse de doctorat (complétée en 2011
sous la direction de Jacques Lévesque) analyse les liens entre les
reconstructions des identités collectives et l’évolution des relations extérieures
entre la Russie, l’Ukraine et la Biélorussie postsoviétiques. Elle est publiée sous
le titre Identité slavo-orientale et diplomatie postsoviétique (Presses
académiques francophones, 2012). Il est co-auteur de La Russie et son ex-
Empire, reconfiguration géopolitique de l’ancien espace soviétique (Science Po,
2003). Yann Breault a aussi récemment contribué à un ouvrage dirigé par J.L.
Black et M. Jones intitulé The Return of the Cold War: Ukraine, the West and
Russia (Routledge, 2015). Il est commentateur politique occasionnel à Radio-
Canada et gestionnaire du compte Twitter « Postsovietlandia ».
OSINTPOL La saga du South Stream
iv
Résumé
La mort du projet de gazoduc South Stream annoncée en décembre 2014 et le
projet alternatif de gazoduc Turkish Stream pourraient être lourds de
conséquences pour l'Europe et ses relations avec la Russie. Afin d'évaluer dans
quelle mesure la Saga du South Stream a affecté leurs rapports de force, cet
article en retrace l’évolution depuis son chapitre d'ouverture, en 2006. En
examinant les motivations des parties impliquées dans le South Stream, et en
étudiant les perspectives et les défis posés par le projet alternatif vers la
Turquie, il dégage trois leçons susceptibles d’orienter les efforts visant à
stabiliser l'architecture de sécurité européenne: 1) La commission de l'UE a bel
et bien réussi à contenir la stratégie d'intégration verticale de Gazprom; 2) La
Russie a démontré qu’elle était prête à sacrifier beaucoup pour empêcher
l'Ukraine de tomber dans une sphère d'influence rivale et qu’elle pourrait bien
être en mesure d’atteindre son objectif; 3) Cette compétition géo-énergétique
s’avère particulièrement risquée pour l’Europe centrale et balkanique et
promet d’alimenter la discorde au sein de l'UE.
Summary
The death of the South Stream announced in December 2014 and the Turkish
Stream gas pipeline project possible alternative could have significant
consequences for Europe and its relations with Russia. In order to evaluate the
extent to which the end of South Stream Saga indicates a changing power
relation between Russia and the EU, this article traces the evolution of the
pipeline project from its start in 2006. Dissecting the motivations of the parties
involved in the South Stream and studying the prospects and challenges of the
alternative gas pipeline through Turkey, it concludes with three lessons
informing future efforts to stabilize the security architecture of Europe: 1) The
EU commission is successfully containing Gazprom’s vertical integration
strategy; 2) Russia is sacrificing a lot to prevent Ukraine for falling into a rival
sphere of influence and could very well achieve its goal; 3) The ongoing geo-
energy battle is particularly risky for Central Europe and Balkan regions and
could increase disharmony within the EU.
Pour citer ce document
Yann Breault, « La saga du South Stream : un tournant géopolitique pour
l’Europe centrale et balkanique », Note d’analyse d’OSINTPOL, 12 août 2015.
OSINTPOL La saga du South Stream
Fonds de dotation OSINTPOL
Introduction
Le 1er décembre 2014, le président russe Vladimir Poutine se rend à Ankara
pour y annoncer la construction d’une importante nouvelle voie gazière, le
Turkish Stream. Il s’agit en l’occurrence d’une solution alternative au South
Stream, le projet de gazoduc sous-marin en direction de l’Europe centrale via
la Bulgarie, dont Gazprom annonce simultanément la mort1. Si l’on en croit
l’explication officielle, cette mort serait directement causée par les obstacles
crées par la Commission européenne2.
Tant à Bruxelles qu’à Berlin, on peine à croire qu’il s’agit là d’un tournant
décisif. Le chef de la Commission Jean-Claude Juncker s’empresse de formuler
l’hypothèse d’un chantage politique3, tandis que la chancelière allemande
Angela Merkel encourage la Bulgarie à reprendre les négociations avec
Gazprom4. Pourtant, il appert que les efforts visant à contraindre le
consortium South Stream d’accepter les dispositions du « troisième paquet
énergie » ne fonctionneront pas. Avant la fin de l’année 2014, les trois
entreprises européennes impliquées dans le projet – EDF (France), BASF-
Wintershall (Allemagne) et EDI (Italie) – annoncent qu’elles se retirent de
l’aventure, cédant leurs parts (qui totalisaient 50 %) à Gazprom5.
Ce dénouement aussi spectaculaire qu’inattendue représente-t-il un virage
irréversible dans la relation énergétique entre la Russie et l’Europe ? Tant et
aussi longtemps que les travaux de construction du Turkish Stream ne seront
pas lancés, aucun scénario n’est à exclure. Or, compte tenu des leçons que les
États de l’Europe centrale et balkanique peuvent d’ores et déjà tirer du projet
de rapprochement avec la Turquie annoncé par Moscou, l’abandon du South
Stream promet d’être lourd de conséquences, notamment pour l’harmonie au
sein de l’Union européenne (UE).
Afin d’évaluer dans quelle mesure l’échec du South Stream traduit un
changement dans le rapport de force entre la Russie et l’UE, cet article
examine, dans un premier temps, les caractéristiques de son évolution depuis
sa naissance. Dans un second temps, il discute les motivations des principaux
acteurs impliqués dans ce projet, cherchant à cerner les contours de la
confrontation qui s’est mise en place depuis son lancement en 2006. Dans un
1 « Putin, Gazprom Say South Stream Pipeline 'Closed' », RFE/RL, 1er décembre 2014. 2 « News conference following state visit to Turkey », President of Russia, 1er décembre 2014. 3 « Russia is 'strategic problem' for EU, Juncker says », EUbusiness, 4 décembre 2014. 4 « Merkel urges Bulgaria to seek new talks with Putin on South Stream », Reuters, 15 décembre 2014. 5 E. Mazneva et J. Kraus, « Gazprom to Buy Out Partners in Canceled South Stream Project », Bloomberg, 29 décembre 2014.
La saga du South Stream OSINTPOL
2
troisième temps, prenant acte des nouveaux défis posés par l’ambition russe
d’une collaboration intensifiée avec Ankara, cet article identifie les
enseignements que l’on peut tirer du dénouement de cette saga.
1. À la source du South Stream : l’Ukraine et le
nouveau rapport de force en Europe
C’est d’abord avec l’Italie que la Russie s’associe pour lancer le projet de
construction d’un gazoduc sous-marin destiné à acheminer annuellement 63
milliards de m3 de gaz russe aux Balkans, faisant de cette région un tremplin
pour les approvisionnements de l’Italie et de l’Europe centrale. En novembre
2006, Gazprom (Russie) et ENI (Italie) signent une entente stratégique « pour
la création d’une alliance internationale »6 en vue de réaliser un tel projet. Le
président Sylvio Berlusconi développe alors une relation de proximité et même
de complicité avec Poutine. Gazprom (dont l’actionnaire majoritaire depuis
2005 est l’État russe) et ENI (dont le principal actionnaire est l’État italien)
collaborent pour la construction du gazoduc sous-marin Blue Stream (d’une
capacité de transport annuel de 16 milliards de m3) reliant la Russie à la
Turquie (en opération depuis 2003)7.
Avec cette nouvelle entente, Berlusconi gagne non seulement un autre lucratif
contrat de construction de gazoduc sous-marin pour Saipem (une filiale
d’ENI), mais aussi la possibilité d’être relié à une source d’énergie avantageuse.
C’est du moins ce que l’on espère à Rome, considérant que les alliés de la
Russie parviennent à négocier de meilleurs prix ou d’autres privilèges
périphériques (comme des contrats d’armements, dans le cas de l’Italie)8. Dans
la mesure où Gazprom doit servir les intérêts de son actionnaire majoritaire, il
est notoire que les prix proposés varient en fonction du degré de coopération
économique et de soutien diplomatique offert par le client. C’est largement ce
qui explique, par exemple, que la Biélorussie, qui est membre de l’Union
eurasiatique, paie son gaz près de deux fois moins cher que la Lituanie, qui elle
est membre de l’UE9.
6 « Eni and Gazprom sign strategic agreement », ENI Press release, 14 novembre 2006. 7 « Blue Stream », Gazprom, 2003-2015. 8 Il est intéressant que souligner que Moscou a signé un important contrat d’achat de véhicules blindés multifonctions avec la firme italienne Iveco Defence Vehicles, et ce malgré des critiques internes à l’effet que les industriels russes étaient en mesure de produire de tels véhicules. « Italian Combat Vehicle in New Fight With Russian Tigr », RIA Novosti, 21 janvier 2013. 9 G. Kates et L. Luo, « Russian Gas: How Much Is That? », RFE/RL, 1er juillet 2014.
OSINTPOL La saga du South Stream
3
Figure 1 : carte du projet du gazoduc South Stream reliant la Russie à l’Europe centrale et balkanique
Source : Gazprom, 2014.
La Saga du South Stream OSINTPOL
4
Jusqu’en 2004, c’est-à-dire sous la présidence de Léonide Koutchma, les rabais
consentis à l’Ukraine étaient directement liés à perspective d’intensifier son
intégration dans l’espace économique eurasiatique, une perspective que laissait
alors encore miroiter Kiev. Koutchma avait alors promis à l’Allemagne et à la
Russie la possibilité de prendre conjointement le contrôle du transport gazier
(en laissant 33 % des parts à l’Ukraine)10. Or, cette situation n’est plus du tout
la même à compter de janvier 2005. Compte tenu de l’orientation clairement
euro-atlantique du nouveau président Viktor Iouchtchenko (porté au pouvoir à
la suite de la « révolution orange »), Gazprom cherche à imposer au
transporteur gazier ukrainien Naftohaz des prix qui sont alignés sur la norme
européenne.
En repoussant le plus longtemps possible les demandes russes, Kiev fait le pari
que Moscou n’osera pas décevoir ses clients. Depuis le démantèlement de
l’URSS, l’Ukraine a toujours su négocier avantageusement avec Gazprom,
sachant qu’en cas de conflit, puisqu’elle tient le robinet gazier donnant accès
aux clients européens, elle dispose d’un argument de poids. Or cette fois, cela
s’avère un mauvais calcul.
En janvier 2006, pour faire pression sur l’Ukraine, Gazprom se montre prêt à
mettre en jeu sa fiabilité comme source d’approvisionnement. N’ayant plus de
contrat d’achat en vigueur, l’Ukraine fait alors, pour la première fois, l’objet
d’une interruption de livraison de gaz correspondant au volume de sa
consommation. Les autres États se trouvant en aval du gazoduc comme la
Hongrie et l’Allemagne voient leur approvisionnement chuter11. Lors de cette
première mouture de la « guerre du gaz » russo-ukrainienne qui dure quatre
jours, Bruxelles se voir contraint d’encourager Kiev et son transporteur gazier
Naftohaz à trouver rapidement un compromis12.
Les chancelleries occidentales et les anciens États-satellites de l’URSS
dénoncent haut et fort l’agressivité de la stratégie de Gazprom (ce qu’ils
n’avaient pourtant pas fait en février 2004, lorsque Gazprom avait
momentanément fermé le robinet de son gazoduc vers un État qui refuse
l’intégration néolibérale européenne, la Biélorussie)13. En effet, en avril 2006,
lors d’une rencontre au sommet des chefs d’État de la région de la Baltique et
de la mer Noire, le vice-président américain Dick Cheney suscite des
10 Pour une discussion sur ce qui semblait être alors un scénario vraisemblable, voir la section « Vers une intégration dans le secteur de l’énergie » (p. 130-135) dans La Russie et son ex-Empire (Y, Breault, P. Jolicoeur et J. Lévesque, Paris : Sc. Po, 2003). 11 T. Parfitt, « Russia turns off supplies to Ukraine in payment row, and EU feels the chill in Moscow », The Guardian, 2 janvier 2006. 12 J. Stern, « The Russian-Ukrainian gas crisis of January 2006 », Oxford Institute for Energy Studies, 16 janvier 2006. 13 Un geste que le président Alexandra Loukashenko avait alors qualifié de « terrorisme gazier ». J. Stern, The Future of Russian Gas and Gazprom, Oxford University Press, p. 100.
OSINTPOL La saga du South Stream
5
applaudissements enthousiastes lorsqu’il affirme que l’utilisation de l’arme
gazière comme levier d’influence politique ne sera pas tolérée par
Washington14.
S’il est fondamental de rappeler que c’est suite à ce conflit russo-ukrainien
qu’émerge le projet du South Stream, il faut aussi garder à l’esprit que cette
crise survient dans un contexte plus large d’affirmation de la Russie comme
« superpuissance énergétique », une formulation que l’on entend dans les
coulisses du Kremlin à la veille du sommet du G8 à Saint-Pétersbourg15.
Stimulés par la croissance de l’économie chinoise, les prix de l’énergie
grimpent en flèche et personne ne doute alors qu’il s’agit là d’une tendance
lourde. Moscou se sent désormais en position de force pour renégocier le prix
de ces exportations de gaz naturel avec chacun de ses clients.
Dans ce contexte de renégociation des prix empreint d’incertitudes, les États
qui dépendent lourdement du territoire ukrainien pour leurs importations de
gaz en provenance de la Russie se montrent naturellement intéressés par les
options de contournement de l’Ukraine. N’ayant pu prendre avec la Russie le
contrôle des gazoducs ukrainiens, l’Allemagne, qui importe 40 % de son gaz en
provenance de Russie, s’active intensivement pour se doter d’une telle police
d’assurance. Dès 2005, le chancelier allemand Gerhard Schroeder encourage
vigoureusement la construction du North Stream (d’une capacité annuelle de
60 milliards de m3) sur le fond de la mer Baltique16. Le gazoduc qui relie
directement la Russie au marché allemand entre en opération à compter
201117.
Bien entendu, l’Europe centrale espère la même chose. L’Autriche et la Hongrie
reçoivent la moitié de leur gaz de la Russie, et la totalité de ce gaz traverse
l’Ukraine. Encore plus que l’Allemagne, ces États se sentent en position de
grande vulnérabilité face au conflit russo-ukrainien.
Certes, le premier choix de Vienne et de Budapest demeure le projet de
gazoduc Nabucco18, qui ne fait pas qu’éviter le problème ukrainien, mais qui
promet de réduire la dépendance énergétique envers la Russie. L’objectif est de
14 Observations personnelles de l’auteur, qui assistait à cette conférence de Vilnius en tant que membre de la délégation canadienne. Le discours de l’ex-vice président américain est reproduit dans le New York Times, 4 mai 2006, « Cheney’s Speech in Lithuania ». 15 D. Orlov, Byt' li Rossii "energetitcheskoi sverkhderjavoi"?, Izvestiya, 17 janvier 2006. 16 B. S. Whist, Nord Stream : Not Just a Pipeline, Fridtjof Nansen Institute, 2008. 17 Il est significatif de souligner que depuis son départ de la chancellerie, Schroeder siège sur le conseil d’administration du consortium qui gère le North Stream. 18 Ce nom évoque l’opéra de Verdi qui traite de la domination des Juifs par Babylone. Au 19e siècle, il s’agit d’une métaphore historique servant à dénoncer le joug austro-hongrois sur Milan, mais lorsque le projet Nabucco émerge en 2003, il constitue une allusion subtile aux périls de l’impérialisme russe.
La saga du South Stream OSINTPOL
6
raccorder l’Europe aux ressources de la mer Caspienne, les seules réserves
alternatives susceptibles de satisfaire la demande croissante de l’Europe
centrale.
Seulement, le Nabucco n’arrivera jamais à trouver des sources fiables
d’approvisionnement. L’Iran devait initialement être le principal exportateur
gazier relié à ce projet, mais en 2006 le pays tombe sous le coup des sanctions
européennes, ce qui bloque sa participation potentielle. Qui plus est, il appert
que les gisements du Kazakhstan et du Turkménistan ne sont pas davantage
accessibles, du moins à court et moyen terme. Les incertitudes sur le statut
juridique de la Caspienne (les lignes de démarcation du fond marin font
toujours l’objet de négociations entre l’Iran et ses voisins) rendent utopique le
rêve d’un gazoduc transcaspien qui prolongerait le Nabucco sur la rive
orientale de la mer intérieure19.
Alors que les derniers espoirs du Nabucco portent sur l’Azerbaïdjan, Bakou
enfonce le clou en 2009 en annonçant que le pays s’engagera plutôt à alimenter
prioritairement le South Stream20. La démonstration de force donnée par
Moscou au gouvernement proaméricain de Géorgie lors de la guerre d’août
2008 a contribué à rapprocher Bakou et Moscou sur cet enjeu21. Les milices
arméniennes du Haut-Karabagh occupent encore le tiers du territoire azéri et
Bakou doit admettre que l’OTAN, qui vient de laisser tomber la Géorgie, ne lui
sera d’aucun secours. L’Azerbaïdjan, qui ne peut espérer de solution à ce
« conflit gelé » sans le concours de la Russie, doit soigner ses rapports avec
Moscou.
De 2006 à 2014, la diplomatie russe gagne ainsi plusieurs batailles importantes
visant à limiter les approvisionnements de l’UE en provenance de sources
concurrentes, ou du moins à garder la mainmise sur les voies d’exportation. La
prise de contrôle par Gazprom de 100 % des actions du transporteur gazier
Beltranshaz en Biélorussie constitue l’une de ces victoires22, mais ce n’est pas
la plus importante : le South Stream a le vent dans les voiles.
En effet, on assiste au cours de cette période à la conclusion d’ententes avec
tous les États concernés, y compris la Turquie, qui accepte formellement en
2011 que le gazoduc passe sur le fond marin de son secteur de la mer Noire23.
19 A. Aliev, « Gazoprovodnyi mandat », Ekspert Online, 13 septembre 2011. 20 B. Whitmore, « Azerbaijan Could Scuttle Nabucco Over Turkey-Armenia Deal », RFE/RL, 19 octobre 2009. 21 H. Kjaernet, « Azerbaijani-Russian relations and the economization of foreign policy », in Caspian Energy Politics: Azerbaijan, Kazakhstan and Turkmenistan, sous la dir. de I. Overland, H. Jaernet et A. Kendall-Taylor, p. 154. 22 S. Wagstyl, Gazprom: winning in Belarus, Financial Times, 25 novembre 2011.
23 I. Gorst et D. O’Byrne in Istanbul, Turkey deal boosts Russia’s pipeline project, Financial Times, 29 décembre 2011.
OSINTPOL La saga du South Stream
7
En plus de la Bulgarie, de la Serbie, de la Hongrie, de la Slovénie et de la Grèce
s’ajoutent des projets de tronçons complémentaires avec la Croatie et la
Macédoine. Fort du soutien des firmes BASF-Wintershall et EDF (auxquelles
ENI cède en 2011 plus de la moitié de ses parts), le projet n’ambitionne plus de
traverser l’Adriatique tant la liste des clients s’allonge en Europe centrale. Les
coûts de construction s’annoncent élevés, avoisinant les 40 milliards USD24,
mais dans la mesure où la demande promet de poursuivre sa croissance, on
croit en la rentabilité du projet, et surtout à l’avantage géopolitique qu’il
confère à la région. Jusqu’à l’été 2014, rien encore ne semblait pouvoir
compromettre la réalisation du projet. Les travaux débutés en décembre 2012
étaient déjà bien avancés sur la section terrestre en Russie, et les tuyaux étaient
déjà au port d’Anapa, prêts à tapisser le fond marin.
Le point culminant illustrant la force des appuis à ce projet est observé à
Vienne en juin 2014, lorsqu’en pleine crise diplomatique entourant l’annexion
de la Crimée, l’Autriche revient s’ajouter à la liste des États qui prévoient
participer au prolongement du South Stream sur son territoire25. Dans ce pays
relativement eurosceptique qui affiche publiquement son désaccord avec les
sanctions contre la Russie26, l’ambiance qui règne lors de la rencontre avec
Poutine est joviale. Le président de la chambre de commerce lui fait remarquer
qu’une partie de l’Ukraine avait déjà été autrichienne. Poutine répond à la
blague : « Qu’est que cela veut dire ? Que proposez-vous ? »27. Ce cliché
impérialiste laisse songeur, mais à l’évidence, l’accueil offert à Poutine
constitue un acte de résistance contre la politique étrangère de l’UE. Cet État
périphérique de l’Allemagne refuse d’être pris en otage dans une confrontation
émergente qui ne concerne pas uniquement que les relations russo-
ukrainiennes, mais qui touchent au cœur des relations entre Moscou,
Washington et Bruxelles.
24 B. Lewis et H. Gloystein, Russia's South Stream gas line viable but legally risky, Reuters, 16 décembre 2013. 25 G. Prodhan et M. Shields, « Austria signs Russian pipeline deal, hosts rare Putin visit », Reuters, 24 juin 2014. 26 « The Eurosceptics’ victory: Austrians flocked to populist parties », The Economist, 5 octobre 2013; J. Dempsey, « A Who’s Who Guide to EU Sanctions on Russia », Carnegie Europe, 20 mars 2014; « Austrian president says tougher sanctions on Russia “stupid and harmful step” » , Unian, 29 décembre 2014. 27 G. Prodhan et M. Shields, « Austria signs Russian pipeline deal, hosts rare Putin visit », Reuters, 24 juin 2014.
La saga du South Stream OSINTPOL
8
2. Le torpillage du South Stream : combattre l’entrée
d’un cheval de Troie ?
Les exportations de gaz russe vers l’Europe totalisent annuellement 163
milliards de m3 (2013), ce qui à un prix moyen de 385 $ pour 1 000 m3,
représente des ventes de plus de 60 milliards USD28. À elles seules, les taxes
sur l’exportation de gaz naturel constituent 4 % du budget fédéral russe29. Ce
revenu, auquel s’ajoutent aussi les dividendes de Gazprom (1,7 milliard USD en
2013)30 est indispensable pour stimuler la croissance, notamment les
investissements dans l’industrie de la défense.
Pour comprendre à quel point le secteur des ressources naturelles, largement
dominé par la filière énergétique, constitue pour Poutine la principale planche
de salut de la Russie en ruines dont il hérite, on peut faire un bref retour sur sa
thèse en économie31. Celle-ci défend l’idée que pour rester un pôle géopolitique
indépendant, l’État ne doit pas laisser ce secteur stratégique échapper à son
contrôle. Bien entendu, dans une économie mondialisée, ce contrôle ne se
limite pas aux frontières politiques de la Russie.
Ce comportement n’a rien d’étonnant en soi, puisqu’il rappelle celui d’autres
États exportateur d’énergie, la Norvège par exemple, où l’État a jalousement
gardé le contrôle sur l’exploitation et la distribution des hydrocarbures.
Néanmoins, il marque une rupture idéologique avec l’ère néolibérale sous
Boris Eltsine, période pendant laquelle le salut de pays semblait devoir passer
par une subordination du politique à l’économique. Possiblement inspirée du
modèle de développement économique chinois, qui présente une croissance
beaucoup plus alléchante que celle de l’espace euro-atlantique, la mise en
œuvre de cette stratégie s’inscrit dans la reconstruction de la « verticale du
pouvoir » que Poutine a annoncée dès son arrivée au pouvoir en 2000.
Illustrant combien l’appareil judiciaire peut être efficacement mis à
contribution pour l’atteinte de cet objectif, l’arrestation de l’oligarque Mikhaïl
Khodorkovski en 2003 et la liquidation subséquente des actifs de la pétrolière
Ioukos confirme l’avènement d’une reprise en main politique des secteurs
stratégiques de l’économie32. La démonstration de force du président est
28 « Gazprom Says Europe Gas Exports Up 16% in 2013 », Sputnik, 13 janvier 2014 29 R. Dickel et al. Reducing European Dependence on Russian Gas: distinguishing natural gas security from geopolitics, Oxford Institute for Energy Studies, octobre 2014, p. 56. 30 « Russia’s oil giants bicker over ‘fair share’ of government payments », Russia Today, 15 juillet 2013. 31 H. Balzer, « The Putin Thesis and the Russian Energy Policy », Post-Soviet Affairs, vol. 21, no 3, 2005, p. 210-225. 32 M. Goldman, Petrostate: Putin, Power, and the New Russia, Oxford University Press, 2008.
OSINTPOL La saga du South Stream
9
d’autant plus éloquente que l’entreprise Rosneft, contrôlée par le
gouvernement russe, met la main sur les champs pétroliers de Khodorkovski
pour une bouchée de pain, et réussit en 2006 son entrée boursière à la City33.
Dans ce contexte de centralisation du pouvoir russe, la percée de Gazprom en
Europe centrale et balkanique en indispose plusieurs34. La thèse dominante au
sein du monde anglo-saxon consiste à y voir l’expression d’un néo-
impérialisme tentaculaire qui vise à pénétrer le cœur de l’Europe pour y assoir
sa domination. Les journalistes J. Yardley et J. Becker écrivent dans le New
York Times que le South Stream constitue la pièce maîtresse d’un grand
jeu machiavélique : « Le projet le plus important de Monsieur Poutine est un
outil de puissance géopolitique et économique nécessaire pour atteindre deux
buts : maintenir l’Europe dépendante du gaz russe, ainsi qu’étendre plus loin
l’influence russe dans les États fragiles anciennement satellites de l’URSS de
manière à miner l’unité européenne »35.
Au cœur de ces inquiétudes réside la stratégie russe d’intégration verticale. En
effet, le géant gazier cherche à acquérir des parts dans les entreprises
européennes destinées au transport et à la distribution de gaz, ainsi que dans
des centrales électriques au gaz36 pour sécuriser son accès à son principal
marché d’exportation. L’influence grandissante de Gazprom en Europe
laisserait ainsi planer le spectre d’une ingérence politique russe auprès des
États membres, ce que Bruxelles et Washington voient d’un mauvais œil.
Tout comme pour le North Stream vers l’Allemagne, la réalisation du South
Stream repose sur ce modèle d’affaires qui nécessite une étroite collusion
d’intérêt entre Gazprom et les entreprises nationales engagées dans la
distribution. Sauf dans le cas de la Serbie, dont la compagnie Srbijagas ne
conserve qu’une participation minoritaire de 49 % dans le projet (qui prévoit,
en plus du gazoduc, la construction d’un nouveau réservoir géant), ces
nouveaux consortiums sont contrôlés à 50 % par Gazprom et à 50 % par une
compagnie dont l’État est le principal actionnaire. Ainsi, l’opérateur South
Stream Bulgaria est développé en partenariat avec Bulgaria Energy Holding.
Le tronçon hongrois, lui, est financé par Hungarian Development Bank. Le
33 C. Ducourtieux, « Moscou réussit l'introduction en Bourse de Rosneft », Le Monde, 15 juillet 2006. 34 Le journaliste Edward Lucas de l’hebdomadaire The Economist est probablement le plus influent porte-étendard de ces analystes qui cherchent depuis plusieurs années à mettre en garde l’UE contre le danger que représente l’influence grandissante de Gazprom en Europe. Voir The New Cold War: Putin's Russia and the Threat to the West, Palgrave Macmillan, 2008. 35 Traduction libre de l’auteur, tirée de J. Yardley et J. Becker, « How Putin Forged a Pipeline Deal That Derailed », New York Times, 30 décembre 2014. 36 Pour le detail des activités d’acquisition de Gazprom sur le marché européen, voir l’ouvrage d’Anita Orban Power, Energy, and the New Russian Imperialism, Praeger, 2008.
La saga du South Stream OSINTPOL
10
prolongement autrichien du South Stream est développé conjointement avec
OMV group, et ainsi de suite37.
Or, ce modèle constitue un véritable défi pour Bruxelles et Washington, qui
rêvent au contraire de pouvoir libéraliser le marché de l’énergie, notamment
dans les anciennes républiques soviétiques, où les compagnies européennes et
américaines souhaitent pouvoir étendre leurs activités d’exploration,
d’exploitation et de transport. Comme le formule J. H. Keppler, l’objectif est de
« sanctuariser » les affaires énergétiques, c’est-à-dire « minimiser les
interdépendances avec la politique étrangère »38. Formulée au nom de l’intérêt
des consommateurs et du développement des énergies renouvelables, l’idée
centrale de ce marché européen de l’énergie est de fragmenter les grandes
entreprises d’État et d’accroître les investissements étrangers dans le secteur.
La stratégie envisagée consiste à exiger une séparation entre les producteurs de
gaz (ainsi que d’électricité) et les entreprises engagées dans le transport et la
distribution aux clients. Au sein de l’UE et des États participants à sa zone de
libre-échange, on discute depuis de nombreuses années d’un tel projet et
l’adoption des deux premiers paquets législatifs gaziers en 1999 et 2003 en
avait déjà posé les jalons, notamment en imposant la compatibilité des
systèmes de transport, ainsi que la séparation administrative des producteurs
et des distributeurs.
Cependant, dans la mesure où la mise en œuvre complète d’un tel projet
contrevient aux intérêts de grandes entreprises européennes verticalement
intégrées dont celles de la France, de l’Italie et de l’Allemagne sont les
principaux actionnaires, les Russes ne s’en inquiètent pas trop initialement.
EDF, BASF et ENI représentent les éléments fondamentaux d’une souveraineté
économique auxquels les États les plus influents de l’UE ne souhaitent pas
renoncer.
Seulement, conséquence de la première crise gazière russo-ukrainienne, mais
aussi de la guerre menée par la Russie contre la Géorgie de 2008 et, de
manière générale, des inquiétudes quant à l’attitude plus musclée du Kremlin
dans ses relations avec ses voisins, la question énergétique se transforme
rapidement en une question de sécurité39. La reprise de la confrontation
37 Pour un aperçu des ententes conclues pour chacun des tronçons terrestres du South Stream, Voir I. Dimitrova, « EU-Russia Energy Diplomacy », dans Energy Security in the Wider Black Sea Area – National and Allied Approaches, sous la dir. de E. Lyutskanov, L. Alieva et M. Serafimova, p. 18-19. 38 J. H. Keppler, « L'Union européenne et sa politique énergétique », Politique étrangère, no 3, 2007, p. 537. 39 I. Fortin, «Never waste a good crisis»: La sécurisation des questions énergétiques à l’intérieure de l’Union Européenne suite à la crise gazière entre la Russie et l’Ukraine de 2009, Article présenté au congrès 2015 de la Société québécoise de science politique, Université Concordia, Montréal, 21 mai 2015.
OSINTPOL La saga du South Stream
11
gazière entre la Russie et l’Ukraine en janvier 2009 (qui perdure cette fois une
dizaine de jours qui forcent certains États à faire tourner leurs usines au ralenti
afin ne pas priver de chauffage les unités d’habitation)40 fait croître le nombre
de partisans au projet de marché de l’énergie au sein de l’UE.
Pour obtenir l’appui de la France, de l’Italie et de l’Allemagne à ce projet
législatif, Bruxelles propose de contourner l’exigence d’une séparation entre
producteurs et distributeurs. Selon la formule qui est retenue, les grandes
entreprises énergétiques européennes devront simplement se soumettre à un
mécanisme de surveillance devant travailler de concert avec la Commission, et
notamment obtenir son approbation pour les demandes de dérogation aux
règles européennes.
Ce qui importe, c’est que les contrats d’achat et de livraison ne seront
désormais plus négociés d’un point distant à l’autre, mais devront être
fractionnés dans un système formé de points multiples d’entrée et de sortie,
des points à partir desquels le prix et le volume devront être négociés pour des
termes plus courts par un plus grand nombre de joueurs. Ces points seront
répartis, non plus aux postes frontaliers, mais aux intersections de réseaux, aux
unités de production ainsi qu’aux réservoirs41. Les cinq directives et règlements
qui composent ce « troisième paquet énergétique » sont formellement adoptés
par le parlement européen en juillet 200942.
D’un point de vue géopolitique, le principal avantage pour les États membres
de l’UE réside dans le fait que le système d’entrées/sorties serait
particulièrement douloureux pour Gazprom, qui contrairement aux
entreprises européennes, doit traverser une longue distance et généralement
plusieurs frontières pour rejoindre ses clients. Pour se conformer au projet
législatif européen, le géant russe devra ainsi renégocier et faire valider par
l’UE les modalités d’acheminement de son gaz à travers de nouveaux points de
transaction, qui seront désormais accessibles aux producteurs concurrents.
Ces nouvelles mesures législatives sont naturellement perçues à Moscou
comme une attaque en règle contre ses intérêts économiques. Mais pour
comprendre le comportement de Bruxelles, il faut garder à l’esprit les leçons
qu’elle a tirées de la première guerre du gaz en janvier 2006 concernant le
risque d’une interruption des livraisons de gaz.
40 S. Pirani, J. Stern et K. Yafimava, The Russo-Ukrainian gas dispute of January 2009: a comprehensive assessment, Oxford Institute for Energy Studies, février 2009. 41 K. Yafimava, The EU Third Package for Gas and the Gas Target Model: major contentious issues inside and outside the EU, Oxford Institute for Energy Studies, avril 2013. 42 « 3rd Energy Package gets final approval from MEPs », European Parliament, 29 avril 2009.
La saga du South Stream OSINTPOL
12
De toute évidence, l’Europe n’est pas déçue que l’Ukraine orangiste doive
désormais s’adapter à une tarification énergétique comparable à la sienne, en
se voyant exiger le double du prix qu’elle payait. Bien au contraire, parce
qu’elle dépossède la Russie de l’un des principaux leviers d’influence qu’elle
détenait sur Kiev, cette nouvelle tarification facilite l’intégration future de
l’Ukraine au marché européen.
En revanche, le caractère obscur de l’entente qui a mis un terme à la crise de
janvier 2006 soulève bien des inquiétudes. Bien que celles-ci n’aient pas été
publiquement communiquées par les chancelleries occidentales, les
journalistes ont été nombreux à s’interroger sur le rôle de RosUkrEnergo, une
compagnie qui achète à moindre prix le gaz en provenance d’Asie centrale et de
Russie pour le revendre beaucoup plus cher à l’Ukraine43. Cette firme suisse est
détenue conjointement par Gazprom et une autre société basée en Suisse,
Centragas Holding, dont on apprend plus tard que le principal actionnaire
(détenant 90 % des parts) est l’oligarque ukrainien Dimitri Firtash44.
Le privilège consenti à Firtash a-t-il été rendu possible grâce à ces liens avec le
chef mafieux israélien S. Mogilevitch comme l’affirmait en 2006 à la BBC l’ex-
Première ministre ukrainienne Ioulia Timonchenko45 ? C’est l’une des
nombreuses questions qui alimente la suspicion à l’égard de rôle d’acteurs
occultes dans le marché énergétique européen46. La nature opaque des
transactions gazières s’effectuant entre une compagnie contrôlée
majoritairement par l’État russe et des oligarques servant d’intermédiaires
entre les transporteurs et distributeurs locaux constitue une menace au
principe de transparence du marché cher à Bruxelles.
L’existence de ces compagnies inquiète d’autant plus qu’elles sont susceptibles
d’influencer les joutes politiques internes des États. En effet, leur capacité de
négocier des prix et des volumes de transport leur confère un levier d’influence
d’autant plus troublant que l’on n’en connaît pas directement les bénéficiaires,
ce qui alimente les suspicions d’une corruption grandissante au sein des États
développant leurs relations bilatérales avec Moscou. Si la Commission
européenne accepte plus volontiers le rapprochement entre l’Allemagne et la
Russie, elle se montre beaucoup plus inquiète en ce qui a trait aux États de
43 S. Mufson, « Closer to the West, but Closed to Scrutiny », The Washington Post, 2 décembre 2006. 44 V. Berejnoi, « Kto vladaeet oukrainskim gazom », Izvestiya, 26 avril 2006. 45 BBC One, Panorama: The High Price of Gas, Transcript, 6 novembre 2006 46 E. Reguly, « The rise and fall of Ukrainian oligarch Dmitry Firtash », The Globe and Mail, 19 avril 2014.
OSINTPOL La saga du South Stream
13
moindre envergure, ceux n’ayant pas la taille nécessaire pour négocier à armes
égales avec les oligarques de l’ex-URSS comme la Bulgarie47.
Avec la chute du gouvernement ukrainien de Viktor Ianoukovich en février
2014, Bruxelles et Washington espèrent profiter de la fenêtre d’opportunité qui
vient de s’ouvrir pour amener l’Ukraine à intégrer le marché européen de
l’énergie. Afin de contraindre les oligarques à se soumettre à la libéralisation
du secteur énergétique, les États-Unis prennent les devants en s’attaquant au
principal trader gazier ukrainien. C’est du moins la lecture des choses qui
s’impose après la chute d’Ianoukovitch, lorsqu’en mars 2014, un mandat
d’arrêt international est émis par la Cour de Chicago contre Firtash, prétextant
une histoire de trafic d’influence en Inde48. En effet, la Cour régionale de
Vienne qui examine le dossier conclut que la poursuite est motivée par une
volonté d’influencer la politique intérieure de l’Ukraine et refuse d’obtempérer
à la demande d’extradition49. Le milliardaire ukrainien est libéré (en échange
de la plus lourde caution jamais exigée, 125 millions d’Euros) et demeure à ce
jour en mesure poursuivre ses activités50.
Alors que Moscou semble gagner du terrain au cœur même de la « vieille
Europe », le dernier chapitre de la saga s’ouvre sur un autre front, en Bulgarie.
Il s’agit là, bien sûr, de l’État-clé de ce projet de gazoduc si attrayant qu’il est en
train de faire des États participants au South Stream un pôle de résistance à la
politique énergétique de Bruxelles. En avril 2014, véritable bravade à l’esprit
du troisième paquet législatif, le parlement bulgare vote une loi soustrayant le
transporteur gazier devant administrer la section bulgare du South Stream à
l’obligation de permettre l’accès à des États tiers51.
Seulement, l’UE a encore des cartes dans son jeu et Washington la presse de
s’en servir. Pour contraindre Sofia à suspendre la construction du gazoduc, la
Commission annonce, le 3 juin 2014, qu’elle va interrompre les versements
prévus dans le cadre de son programme de développement régional52. De plus,
la Commission menace Belgrade de poursuites concernant les irrégularités
dans l’octroi (en mai 2014) du contrat de construction à Stroytransgaz (une
47 A. Tchobanov, « Bruxelles met Sofia de mauvaise humeur », (Dnevnik) traduit dans Courrier International, 03 décembre 2008.
48 F. Nodé-Langlois et M. Picard, « L'arrestation de l'oligarque Firtach, un signal au Kremlin », Le Figaro, 18 mars 2014. 49 Vesti, « Ukraine : les révélations d'un milliardaire mettent Porochenko en danger », Sputnik, 12 mai 2015.
50 S. Dolintchouk, « Ledi i djentlmeny: Timochenko i Firtach protiv Porochenko », Forbes Oukraina, 12 mai 2015. 51 D. Leifheit, « South Stream in Bulgaria: Closing the Gap », Natural Gas Europe, 19 mai 2014. 52 « EC suspends million of leva regional development funds payments to Bulgaria », Sofia Globe, 4 juin 2014.
La saga du South Stream OSINTPOL
14
compagnie appartenant à l’oligarque russe Guennadi Timtchenko, que l’on dit
proche de Poutine) en vertu des lois antitrust de l’UE53.
Depuis la découverte de gisements gaziers dans son secteur de la mer Noire en
2009, la Bulgarie est l’objet d’une forte rivalité géopolitique, et celle-ci fait
hésiter les politiciens locaux sur la marche à suivre. La firme américaine Exxon
est impliquée dans l’exploration du secteur. Elle y développe déjà de nouveaux
gisements avec les Roumains et lorgne du côté de la Bulgarie54. Pour faire
capoter un projet de transport qui menace les perspectives de développement
d’Exxon, la diplomatie américaine s’active. On ne connaît pas la teneur des
échanges qui ont lieu en catimini, mais toujours est-il qu’en juin 2014, au
lendemain de la visite à Sofia de trois sénateurs américains, dont John McCain,
la Bulgarie annonce la suspension des travaux de construction du gazoduc55.
Le soutien subséquent offert par l’Autriche au projet laisse encore croire à la
fin de juin 2014 que cette interruption n’est que temporaire, mais au cours des
derniers mois de l’année, le projet South Stream subit une série de coups de
boutoir supplémentaires. Dès juillet, Washington s’attaque à la filière
énergétique russe en plaçant la plus grande pétrolière russe, Rosneft, ainsi que
Gazprombank, la banque de Gazprom, sous le coup de sanctions.
La position de la Russie est que le crash inexpliqué de l’avion de Malaysia
Airlines et l’intensification des combats au Donbass constituent injustement
des prétextes au durcissement des mesures punitives prises contre l’économie
russe, un processus auquel participe l’UE56. À preuve, les accords de cessez-le-
feu négociés à Minsk avec l’appui de la France et de l’Allemagne ne dissuadent
pas les États-Unis de durcir encore le ton envers Moscou. Quelques jours après
l’arrêt quasi complet de combats, soit le 12 septembre 2014, Washington
annonce la plus sévère des vagues de sanctions contre la Russie. Cette fois, on
interdit aux compagnies américaines de vendre biens et services qui pourraient
permettre aux cinq plus grandes entreprises énergétiques russes de réaliser des
projets d’exploitation en eaux profondes, ainsi que des projets d’exploitation
d’hydrocarbures de schiste57.
53 « Bulgaria halts South Stream ‘pending consultations with EU’ », Sofia Globe, 8 juin 2014. 54 A. MacDowall, « Bulgaria pins hopes on Black Sea gas », Financial Times, 27 juin 2012. 55 P. Speigel, « Bulgaria deals Russia setback over gas pipeline project », Financial Times, 08 juin 2014. 56 F. Weir, Ukraine crisis: West's sanctions target Putin, not policy, Russia insists, The Christian Science Monitor, 28 novembre 2014. 57 U.S. Departement of the Treasury, « Announcement of Expanded Treasury Sanctions within the Russian Financial Services, Energy and Defense or Related Materiel Sectors », 12 septembre 2014.
OSINTPOL La saga du South Stream
15
Certes, la mesure ne vise pas explicitement le projet South Stream, mais
devant le durcissement des sanctions, les entreprises italienne, française et
allemande réévaluent à la hausse le risque qu’elles encourent dans une
collaboration avec Gazprom et le pouvoir russe. Au cours de l’automne, la
perspective de rentabilité s’assombrit davantage avec la chute brutale des cours
du baril de pétrole – liée à l’effet conjugué de l’essor de l’exploitation des
pétroles de schiste aux États-Unis et de la volonté de l’Arabie Saoudite de ne
pas abaisser sa production. En novembre 2014, le ministre italien du
Développement économique affirme que le South Stream n’est plus une
priorité58.
Sans l’appui conjugué d’ENI, de BASF-Wintershall et d’EDF, la firme russe ne
peut espérer convaincre l’UE de lui accorder, comme elle l’a fait pour le North
Stream, un statut particulier lui permettant de contourner les dispositions du
troisième paquet législatif. En décembre 2014, le président russe prend acte de
cette réalité et ajuste sa tactique en conséquence. Son regard se tourne vers la
Turquie.
3. Le contournement du South Stream : l’émergence
d’un axe Moscou-Ankara
Dans cette compétition de plus en plus tendue pour l’accès au marché
européen, l’objectif principal poursuivi par la Russie ainsi que sa stratégie
n’ont pas changé. On cherche ici à limiter l’influence des chancelleries
occidentales en Ukraine, et la meilleure manière de décourager ces puissances
rivales d’y investir est de réduire l’importance du rôle qu’elle joue dans la
géopolitique gazière. Il faut pouvoir en contourner le territoire, de façon à
anéantir son statut de carrefour énergétique. À défaut de pouvoir le faire par la
Bulgarie, il ne reste qu’une option : la Turquie.
Une précaution s’impose ici d’emblée : la saga du Turkish Stream ne faisant
que commencer, il est hasardeux à ce stade-ci de vouloir en prédire le script.
Dans la mesure où Ankara et Moscou ont des intérêts divergents en Syrie et
dans les États producteurs riverains de la mer Caspienne, les avis sont partagés
quant aux chances du succès du rapprochement qui se dessine59. On peut
toutefois formuler quelques observations.
58 « Italy’s Guidi Downgrades South Stream from Priority to “Useful” », Natural Gas Europe, 19 novembre 2014. 59 R. Weitz, « Energy Security, Wider Middle East Russia-Turkey Energy Ties: Cooperation with Conflict », Diplomaatia, Septembre 2012.
La saga du South Stream OSINTPOL
16
En acceptant de participer au Trans-Anatolian Pipeline (TANAP), dont la
construction a débuté en mars 2015, la Turquie contribue au développement
d’une première voie de contournement gazière de la Russie. Celle-ci promet
d’acheminer 16 milliards de m3 de gaz azéri vers le marché européen60. Pour
l’instant, ce volume qui correspond à 10 % des exportations de Gazprom en
Europe n’est pas trop menaçant, mais dans la mesure où l’Iran serait à l’avenir
autorisé à exporter vers Europe, la donne pourrait changer61. La Turquie
pourrait alors développer de nouveaux tronçons et se retrouver en position de
jouer les Russes contre les Iraniens (avec les Azéris et les Turkmènes) pour
obtenir le meilleur prix avant de revendre le gaz aux Grecs et aux Bulgares.
On ne connaît pas les détails du protocole d’entente signé entre Gazprom et le
géant gazier turc BOTAS en décembre 2014, ni ceux des accords annoncés en
mai 2015, lesquels prévoient que le Turkish Stream entrera en activité dès
décembre 2016, soit deux ans avant la date prévue pour le début des
importations azéries à travers le TANAP. On sait seulement que Gazprom a dû
consentir à des baisses substantielles de tarifs pour convaincre les Turcs de
signer, des baisses qui ne concernent que les volumes actuels puisque rien n’a
encore été conclu au sujet des futurs contrats d’achat62. À cette incertitude sur
le prix qu’obtiendra Gazprom s’ajoute une inconnue d’ordre géopolitique
concernant la force des pressions qui seront vraisemblablement exercées par
Washington pour convaincre Ankara de renoncer ou de reporter le plus
longtemps possible la réalisation au Turkish Stream.
Pour le moment, le théâtre des affrontements se déplace immanquablement
vers la Grèce, dont la participation à la construction d’un prolongement du
Turkish Stream sur son territoire est une pièce maîtresse de la négociation de
son rapport de force avec Berlin63. Si, d’aventure, Gazprom arrive à acheminer
son gaz en Grèce, la compagnie sera bien positionnée pour réclamer un accès
aux réseaux concurrents (conformément à la nouvelle législation européenne),
notamment au projet du Trans-Adriatique pipeline (TAP) qui doit rejoindre
l’Italie64.
Par ailleurs, il n’est pas exclu que la lutte d’influence s’étende déjà à la
prochaine étape du tracé, c’est-à-dire en Macédoine. C’est la lecture des choses
que l’on formule dans les médias russes, où l’on suggère que les troubles
60 « Turkey starts implementing the Trans-Anatolian Natural Gas Pipeline project », TASS, 17 mars 2015. 61 « Turkey and Iran’s Natural Gas », Natural Gas Europe, 09 avril 2015. 62 A. Lossan, « Gazprom peaufine les détails de Turkish Stream », RBTH, 3 février 2015. 63 C. Bayou, « Russie : Le Turkish Stream, un beau cadeau à l’Europe du Sud », Regard sur l'Est, 18 mai 2015. 64 D. Bechev, « Playing the Putin Card: What’s behind the Greek prime minister’s dalliance with Moscow? », Foreign Policy, 8 avril 2015.
OSINTPOL La saga du South Stream
17
récents dans cette ex-République yougoslave pourraient être alimentés de
l’extérieure afin de compromettre la participation du pays au prolongement du
Turkish Stream65.
Le principal inconnu au sujet de l’avenir de l’alliance entre Moscou et Ankara
se trouve encore toutefois en Ukraine. Au rythme où les choses évoluent sur la
scène intérieure ukrainienne, l’année de 2019 qui doit marquer la fin des
exportations russes à travers l’Ukraine apparaît bien éloignée. D’ici là, bien des
développements peuvent encore survenir dans cet État hautement fragilisé.
L’hypothèse de l’existence d’un lien entre la mort du South Stream et la reprise
des combats armés au Donbass en janvier 2015 reste de l’ordre de la
spéculation, mais l’instrumentalisation du conflit ukrainien par les grandes
puissances est néanmoins manifeste. Ces combats sont interrompus en février
2015, après un impressionnant marathon diplomatique couru par la
chancelière allemande. Les modalités d’un nouveau cessez-le-feu sont
formalisées lors de cette rencontre historique de Minsk, où les chefs d’État de
la France, de l’Allemagne, de l’Ukraine et de la Russie ont accepté de faire le
voyage. La rencontre consacre le principe d’une fédéralisation de l’Ukraine,
mais les modalités d’un règlement pacifique du différend sont audacieuses66.
Pour l’heure, l’économie est en ruine, l’inflation est galopante, les oligarques
font toujours la loi, les combats sporadiques se poursuivent, et surtout, les
partisans des groupes nationalistes radicaux commencent à s’impatienter67.
Les États-Unis, mais aussi le Canada, offrent à l’Ukraine du matériel dit « non
létal », ainsi des formations militaires et des exercices dirigés par l’OTAN sur
son territoire, mais le plan de sauvetage économique qui serait nécessaire pour
relancer l’économie et éviter que le pays ne se déstabilise davantage ne vient
pas. Même si Kiev a formellement consenti à rentabiliser son réseau de
transport gazier (en vue de le privatiser) pour convaincre le FMI de débourser
une seconde tranche d’aide économique de 17,5 milliards USD, l’instabilité
interne permet à Moscou de croire que la bataille pour l’influence géopolitique
sur l’Ukraine n’est pas encore perdue.
Le moins que l’on puisse dire est que l’avènement-surprise du changement de
régime ukrainien a considérablement fait augmenter les enchères de la rivalité
géoéconomique. À Moscou, on estime plus que jamais que la détermination des
États-Unis et de l’Europe de s’attaquer aux intérêts de la Russie doit être
contrée par des moyens supplémentaires. C’est la morale de cette histoire de
l’ours racontée par Poutine dans la dernière mouture de sa ligne directe avec la
65 G. Mirzayan, « Makedoniya platit za troubou », Ekspert Online, 17 mai 2015. 66 J. Lévesque, « La crise russo-ukrainienne accouchera-t-elle d’un nouvel ordre européen ? », Le monde diplomatique, juin 2015. 67 M. Adomanis, « Ukraine is Probably Still Doomed », Russia!, 12 mai 2015.
La saga du South Stream OSINTPOL
18
nation en avril 2015 : « Si l’animal se laisse attacher, ils vont lui arracher ses
dents et ses griffes et vont lui prendre sa taïga »68.
Le spectre d’une intensification de ce conflit armé aux portes de l’Europe, c’est-
à-dire la menace d’une confrontation militaire directe avec la Russie, constitue
le dernier levier d’influence qu’utilise Moscou pour empêcher le secteur gazier
ukrainien de tomber sous le joug des puissances de l’OTAN. C’est un pari
risqué, puisqu’il entraîne des mesures de rétorsion économiques
douloureuses69.
En août 2014, il semble tout de même porter ses fruits. Les avancées militaires
des rebelles séparatistes (approvisionnés en armement et vraisemblablement
aidés par des mercenaires russes) forcent les représentants de l’EU à entrer en
négociation directe avec les leaders des pays de l’Union économique
eurasiatique à Minsk, ce que Bruxelles avait jusqu’alors toujours refusé de
faire. Signe d’un rééquilibrage du rapport des forces en faveur de la Russie,
l’UE accepte que l’Ukraine reporte à janvier 2016 la levée des barrières
tarifaires appliquées aux produits européens. Bruxelles promet aussi de
négocier avec Moscou certaines exemptions pour des produits visés par
l’entente de libre-échange entre l’Ukraine et l’UE signée sans doute trop
précipitamment en juin 2014.
Le South Stream pourrait-il faire lui aussi l’objet d’une exemption ? La
question a certainement été soulevée, mais elle est devenue obsolète, compte
tenu des vagues de sanctions touchant précisément le secteur de l’énergie.
Cette évolution se précise avec la décision de la Commission (annoncée en avril
2015) d’intenter des poursuites qui pourraient s’élever à 10 milliards d’Euros
contre Gazprom. Le géant russe est accusé de fractionner le marché européen
(en empêchant ses clients de revendre le gaz à des États tiers) et d’exiger des
prix injustes et des prises de concessions aux transporteurs locaux (en
contrepartie des ententes d’approvisionnement)70. Les négociations futures
entre Gazprom et la Commission s’annoncent difficiles.
Dans l’état actuel des choses, aucun signe ne laisse croire que le projet des
chancelleries occidentales visant à torpiller les projets d’expansion de
Gazprom pourrait être abandonné au profit d’une d’un apaisement des
tensions géopolitiques. Est-ce là une raison suffisante pour exclure un tel
scénario ? Pas nécessairement. Mais une chose est désormais certaine : la
68 « Top 10 memorable moments from Putin's marathon LIVE Q&As », Russia Today, 15 avril 2015. 69 J. Vercueil, « L’économie russe et les sanctions. Une évaluation des conséquences du conflit ukrainien »,
Note de l’Observatoire franco-russe, no 9, novembre 2014.
70 J. Kanterapril, « In Accusing Russian Energy Giant Gazprom, E.U. Begins a Test of Wills », The New York Times, 22 avril 2015.
OSINTPOL La saga du South Stream
19
Turquie est devenue un joueur incontournable du processus de renégociation
du rapport des forces.
Conclusion : quelles leçons pour les acteurs d’Europe
centrale et balkanique ?
De cette saga peuvent être tirés trois principaux enseignements qui risquent
d’influencer le comportement des premières victimes de la tragédie du South
Stream, c’est-à-dire les États d’Europe centrale et balkanique.
Il importe ici de ne pas confondre ces acteurs avec cet ensemble
postcommuniste des « pays de l’Europe centrale et orientale » (PECO). D’une
part, c’est un État issu de la « vielle Europe », l’Autriche, qui demeure, par la
taille de son économie, le principal acteur de cette région autrefois sous son
joug. D’autre part, les États qui ne sont pas dépendants du territoire ukrainien
pour leur approvisionnement en gaz russe comme la Pologne et les pays baltes
se trouvent dans une situation géopolitique différente. Ne risquant pas d’être
pris en otage par la bataille pour l’Ukraine, ceux-ci peuvent plus facilement se
solidariser des efforts visant à limiter l’influence de Gazprom en Europe.
Leçon no 1 : Devant l’attaque concertée des sanctions américaines
et des menaces de poursuites judiciaires de l’UE, le
géant Gazprom est contraint de renoncer à sa stratégie
d’intégration verticale en Europe.
Le projet South Stream fut un levier d’influence dans la concurrence entourant
l’appartenance géopolitique de l’Ukraine. Sur ce plan rien n’a changé. Comme
formule de remplacement, le Turkish Stream demeure avant tout une voie de
contournement du territoire ukrainien. Seulement, les principaux acteurs ne
sont plus la même. La Turquie a pris la place de la Bulgarie comme point
d’arrivée du gazoduc sous-marin, mais surtout, Gazprom ne partage plus les
risques avec ENI, BASF-Wintershall et GDF. Dans le contexte d’une escalade
des sanctions qui touche maintenant directement le secteur énergétique, et
considérant l’incapacité de soustraire le South Stream à la règlementation
européenne, Gazprom opte pour une solution de rechange en direction d’un
État qui n’est pas membre de l’UE71, et ce même s’il doit en assumer seul les
risques financiers.
71 J. Stern, S. Pirani et K. Yafimava, Does the cancellation of South Stream signal a fundamental reorientation of Russian gas export policy?, Oxford Institute for Energy Studies, janvier 2015.
La saga du South Stream OSINTPOL
20
Cet épisode consacre ni plus ni moins une reconnaissance par Gazprom qu’il
ne sera finalement pas possible d’utiliser son influence dans la région pour
forcer à l’UE à édulcorer son projet de marché commun de l’énergie. En
redirigeant le flux gazier vers la Turquie, elle espère contourner partiellement
le problème pour garder ses parts de marché. Tout de même, il lui faudra, à
terme, respecter les dispositions du troisième paquet législatif, ce qui
entraînera à coup sûr un important recul de ses positions dans le secteur du
transport et de la distribution au sein des pays membres.
Leçon no 2 : La Russie est déterminée à poursuivre la bataille
pour l’Ukraine en y incluant la Turquie et en
acceptant de militariser le champ où elle se déroule.
Pour résumer les choses simplement, on peut dire de cette concurrence
géopolitique qu’elle présente deux axes distincts. Sur l’axe économique, la
Russie, qui a toujours souhaité inclure l’Ukraine dans un espace économique
unifié, se frotte aux ambitions de l’UE d’accueillir d’autres ex-États soviétiques
dans sa zone de libre-échange. Sur l’axe militaire, la Russie lutte contre
l’expansion transatlantique dans la mer Noire, qui résulte d’une volonté
américaine, mais pas franco-allemande. L’on peut débattre inlassablement de
l’importance relative de ces deux axes, mais on ne peut nier qu’ils soient reliés.
Une tendance lourde semble se dessiner. Plus Moscou tente d’influencer ses
alliés à défier la législation européenne pour protéger ses intérêts, plus Berlin
et Paris s’inquiètent et poussent la mise en application du troisième parquet
énergétique, ce qui en retour frustre Moscou pour qui la ligne dure devient
alors une option envisageable. Cette dynamique ayant toutes les
caractéristiques d’une spirale d’insécurité torpille les espoirs initiaux d’une
interdépendance économique entre l’Europe et l’Eurasie72. L’intensité de la
concurrence pour le réseau de transport ukrainien a conduit à une nouvelle
ligne de fracture dont on ne connaît pas encore le tracé. La guerre au Donbass
nous a toutefois appris que celui-ci risque d’être déterminé manu militari, ce
qui aggrave considérablement la sécurité énergétique des États d’Europe
centrale et balkanique.
Leçon no 3 : La région de l’Europe centrale et balkanique est
gravement marginalisée par cette confrontation qui
oppose Moscou, Bruxelles et Washington pour le
partage des zones d’influence.
72 D. Trenin, « Ukraine crisis causes strategic, mental shift in global order », Global Times, 17
mai 2015.
OSINTPOL La saga du South Stream
21
La Russie ne concède pas de victoire géopolitique à l’Europe, mais effectue une
manœuvre inattendue en partageant son « arme énergétique » avec la Turquie
qui y voit une l’opportunité d’améliorer son rapport de force avec l’EU. Dans la
mesure où Gazprom annonce qu’elle cessera d’exporter son gaz à travers
l’Ukraine en 201973, le levier conféré à Turquie bouleverse l’architecture de
sécurité. Cet État de plus en plus autoritaire (mais possiblement déstabilisé par
la chute du soutien au parti présidentiel lors des élections législatives de juin
2015)74 se trouve désormais au confluent des seules sources alternatives
d’approvisionnement en hydrocarbures et est situé aux portes d’un vaste foyer
d’instabilité. L’Europe centrale et balkanique ne peut que contempler avec
inquiétude la perspective de devenir énergétiquement dépendante de ce vieux
rival historique.
Ainsi, avec la mort du South Stream, on peut dire d’une certaine façon que
l’ancien espace austro-hongrois que l’on appelait jadis la Mitteleuropa se
retrouve de plus en plus lourdement sous l’emprise de ses puissants voisins.
L’Europe du Nord, largement dominée par l’Allemagne, a ni plus ni moins
dépossédé les États impliqués dans le projet South Stream de la capacité de
conclure des ententes bilatérales incluant des clauses secrètes avec le
partenaire russe. Cela est peut-être une bonne chose en matière de
transparence commerciale, mais la région perd le peu de marge de manœuvre
qui lui restait, se retrouvant ainsi de plus de plus coincée dans le processus de
renégociation du rapport de force qui s’opère entre les plus grands pôles
d’influence que sont Washington, Berlin et Moscou, et maintenant Ankara. Les
conséquences de telles leçons ne sont pas encore perceptibles, mais on peut
raisonnablement supposer qu’elles affecteront négativement la perception du
rôle de l’UE et l’attachement de ces États à la construction de l’Europe.
***
73 E. Mazneva, « Russia Plans to End Ukraine Gas Transit for New Route after 2019 », Bloomberg, 13 avril 2015. 74 M. Jégo, « Législatives en Turquie : Erdogan voit son rêve de sultanat lui échapper », Le Monde, 07 juin 2015.
La saga du South Stream OSINTPOL
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