La beauté, l’amour et les miracles
Anoula Sifonios
2015
Carnet de voyage publié dans Les Cahiers du Yoga n° 20 et 21, mai-‐août 2015 et septembre-‐décembre 2015
Sagesse des gens simples En Inde, les initiés ne sont pas là où on les imagine. Sur les routes du Tamil Nadu, le guru de Coimbatore fait office de leader en publicité : son effigie se trouve non pas une mais cinq fois à tous les coins de rue. Il doit avoir des dévots bien actifs. Dès l’aéroport déjà, un magasin dutyfree vend à prix d’or les vêtements spirituels et tous les objets qui font de vous un sâdhak. Penser que seul l’esprit suffit est ringard : aujourd’hui, tout s’achète, même la libération. Dans les parages, il y a des cours dispensés par un couple identifié à des dieux qui pour trois-‐mille dollars la semaine vous promettent la libération. Ces nouveaux lieux « in » sont pleins à craquer. Les masses n’ont jamais su distinguer le plomb de l’or. C’est très joyeusement que nous plongeons à chaque foi dans l’Inde populaire où se trouvent les vrais trésors. La spiritualité vraie de l’Inde n’est pas là où on l’attend ; elle brille sans clameur ni fracas chez les âmes au cœur ouvert. Il y a par exemple Apollo, le jeune libraire de la rue marchande de Mahabalipuram. Il fait partie de ce que le Tamil Nadu fait de mieux : tous les passants reçoivent un sourire, un geste de sollicitude. Il a installé devant son shop une table pour que ses clients puissent lire le journal ; des coussins par terre pour feuilleter les livres que l’on achètera ou pas. Il met son ordinateur à disposition des gens qui veulent consulter internet – gratuitement. Apollo remporte un franc succès, mérité. Outre son choix de livres excellent, il le doit à sa générosité et à son amitié enveloppante. Un peu plus loin, il y a aussi le chaiwallah du Mother Tea Shop. Du matin au soir, il fait du thé : pour les jeunes, les vieux, les Indiens modernes et les traditionnels, les touristes et les gitans. Nous allons tous les jours trois ou quatre fois y boire un verre. Ce doit être un chai magique parce que l’on repart à chaque fois plus fort, remis du dernier coup de fatigue. L’homme est complètement détendu et concentré. Un jour je lui demande :
-‐ Est-‐ce que ça vous arrive d’avoir des tensions? » (Ils ne connaissent pas le mot ‘stress’.)
-‐ Des tensions ? Non pas du tout ! Des tensions ? Whyyyy ? Pourquoi ? Je crois que je vais me reconvertir en chaiwallah : voilà un métier qui permet de gagner sa vie tout en vivant la Présence qui voit. Autrement dit, pas besoin d’utiliser la pensée qui ne sert pas à grand-‐chose en dehors de la vie pratique. En Suisse, cela risque d’être moins aisé : il faudra sûrement que le thé soit ISO 9001 et cette simple entreprise pourrait crouler sous les normes. Le père du chaiwallah l’aide et lui aussi a ce sourire détendu, ces gestes précis, la paix dans le cœur. Il y a un vieil homme de leur famille qui est toujours dans les parages. Maigre, édenté, il ressemble à un adolescent en version âgée. Il dessine avec fierté des divinités, comme des sortes d’esquisses de statues. Cela n’a d’autre fonction que d’exprimer sa créativité. Il montre tous ses dessins à Johan qui le félicite. Les clients semblent ne pas le voir, comme si un vieillard dessinant au crayon papier n’avait pas assez d’intérêt pour qu’on lui jette un regard. Un matin, Johan lui dit :
-‐ Bonjour mon ami ! Et il lui donne une accolade. L’adolescent vieillard lui jette un regard heureux et innocent.
-‐ C’est ton ami ? se moque étonné un Indien de la ville. -‐ Mais oui bien sûr, répond Johan.
L’homme ne comprend pas que l’on puisse être ami quand tout nous sépare. Mais ce n’est qu’une vision très limitée. Dans l’amour, rien n’est séparé. Johan est fait pour aimer et en Inde, cela semble n’avoir aucune limite : vieux, mendiants, estropiés, gipsies reçoivent tous de lui leur part d’affection. Les Européens semblent ne pas pouvoir voir
qui il est mais les Indiens, intuitifs comme ils peuvent l’être parfois, le saluent avec déférence. Par trois fois d’ailleurs, des personnes viennent le remercier, lui prennent la main, obligeant Johan à les bénir.
-‐ Thank you, lui disent-‐ils, merci… Qu’a-‐t-‐il fait d’autre que d’aimer ? Rien. Mais ils reconnaissent la lumière de celui-‐qui-‐sait. Parmi les sages qui s’ignorent, il y a un tailleur à Mamallapuram qui vit une foi profonde. Nous nous rencontrons dans son échoppe, un tout petit magasin rempli de vêtements en soie, créés par son fils, fashion designer. Une lueur inhabituelle brille dans ses yeux. Il est tellement humble et confiant ; son cœur a trouvé une paix contagieuse. Il a une grande conscience politique – ce qui est fréquent en Inde – et partage avec nous sa déception du premier ministre Modi.
-‐ J’ai aussi voté pour lui ; je croyais qu’il serait bien. Mais il a un agenda secret, il n’est pas transparent. Il a fait une grave erreur il y a quelques années. Trois-‐cent musulmans ont été massacrés quand il était en charge du Gujurat et il semble que ce soit son parti le BJP qui ait commandité ces atrocités. Modi n’a pas su gérer ses gens. Quand on est chef, on doit quand même pouvoir empêcher de telles choses non ?
La discussion s’oriente de la politique à la spiritualité, comme s’il s’agissait d’une seule et même chose. Nous lui expliquons que dans quelques mois nous attend le pèlerinage autour du Mont Kailash au Tibet. C’est le lieu où vit Shiva en personne, un lieu saint pour un cinquième de la population mondiale ; adeptes hindous, böns, jains et bouddhistes en font le tour rituel. C’est un périple ardu, montant à 5670 mètres. On y allège son karma et on se sanctifie au contact de toutes les divinités résidant dans les roches. Le tailleur sourit doucement et nous confie :
-‐ Cela signifie que le dieu du Kailash vous a appelé. J’aimerais moi aussi bien y aller, mais il ne m’a pas encore appelé. S’il m’appelle, sans doute j’irai.
Sans être hindoue moi-‐même, j’aime cette poésie du contact entre les dieux et les hommes. J’y lis l’acceptation tranquille du destin ; la fluidité de l’intelligence de la vie. L’existence passe par où elle doit passer, point. L’attitude du tailleur est soumise aux forces invisibles. Il n’y a pas besoin de contrôler sa vie quand on peut danser avec les événements. Johan lui explique :
-‐ Il faudra bien vous préparer. Le voyage est dangereux à cause de l’altitude : il faut avancer lentement et s’acclimater.
Il pense à ces Indiens du Sud emmenés par des tours operators peu scrupuleux qui emmènent les gens à 4500 mètres en hélicoptère. Beaucoup succombent au mal de l’altitude. Mais un proverbe dit au sujet de la montagne la plus sacrée de l’Asie qu’il est auspicieux de mourir au Kailash, au moins autant qu’à Varanasi, c’est dire. Apprenant que nous allons partir pour Tiruvannamalai, il nous indique :
-‐ Vous devriez faire le parikrama 1 de la montagne Arunachala : quatorze kilomètres à pied. Vous devriez y arriver en quatre heures de marche.
Son injonction a la même force que le Sikh de 2008 qui nous enjoignait : « You should go to Ujjain !2 » modifiant le cours de notre destin futur.
1 Tour rituel d’un lieu sacré, dans le sens des aiguilles d’une montre. 2 Voir l’Inde en caddie, 2008.
Parmi les personnages qui nous font revenir en Inde encore et encore, il y a aussi Muthu. Une semaine durant, dans l’espoir de l’apercevoir, nous passons devant son atelier de sculpture que nous connaissons depuis un an : très croyant, Muthu est parti prier au temple de Madurai, le fameux Meenakshi.3 C’est lui qui a réalisé la statue de Patanjali que l’on voit dans les locaux de Yoga7 à Genève. Quand le dimanche soir, enfin, nous l’apercevons, ce sont de grandes retrouvailles. Johan passe la tête par l’embrasure de la porte et jette un joyeux « Muuuuuthuuuu ! » L’homme, bien plus petit de taille que Johan, se jette contre lui en se collant fraternellement à son ventre. « Oh, friend, you have come back ! »
-‐ Comment c’était à Madurai ? -‐ Oh, très bien. Je suis allé sous l’arbre de Murugan. C’est un endroit spécial : on
peut manger les feuilles de l’arbre qui poussent au-‐dessus de sa statue et cela guérit. Ils vendent ça très cher : 10'000 roupies la dose. Oh, bien sûr rien à voir avec la poudre miracle des temps anciens.
-‐ De quelle poudre parles-‐tu ? demande Johan. -‐ Autrefois, peut-‐être il y a 50000 ans, il existait en trois lieux de l’Inde, des statues
de Murugan qui laissait suinter une sorte de vibhuti4. Une once de cette poudre guérissait tous les maux, nettoyait tout le corps. Mais maintenant cela a disparu.
-‐ Comment s’appelle cette poudre ? -‐ Je ne sais pas… c’est ayurvédique.
Muthu nous parle de son fils décédé à l’âge de seize ans. Cela nous explique cette tristesse qui point derrière son sourire jovial. « Ma femme ne s’en est jamais remise, explique-‐t-‐il.» C’est un shivaïte, Muthu : il en assume la clarté sombre et semble palper sa magie secrète. Il a un grand cœur. Quand nous lui demandons s’il a une fille, il répond : « Oui, mais ce n’est pas ma fille biologique. Je l’ai recueillie quand elle avait cinq ans. Son père buvait et est mauvais. Je m’en occupe comme si c’était ma fille ; quand elle en aura l’âge, je la marierai. » Muthu nous invite à manger au restaurant le lendemain. A midi, nous arrivons dans un boui-‐boui qui hormis la TV, est complètement intemporel. Pareils lieux devaient déjà exister il y a des siècles. On mange sur des feuilles de bananier – coutume qui se perd au Tamil Nadu depuis vingt ans – du riz biriyani avec du poisson très épicé. L’accumulation de toxines d’une seule année vous quitte en un repas tant c’est chaud et brûlant. Toutes les voies respiratoires participent à la catharsis. Mais qu’est-‐ce que c’est bon ! Les murs de terre crue et la tôle sur nos têtes ont des interstices qui laissent passer des rais de soleil. La fumée de la cuisine danse à travers ces lignes, se mêlant à la poussière de la rue. La télévision montre des couples amoureux faisant des danses façon bollywood. « Ah, love affairs ! » sourit Muthu. Le miracle d’Arunachala Quand nous allons à Mamallapuram, c’est tout droit chez Gopi que nous nous dirigeons. Âgé de trente ans, Gopi est le manager d’un tout petit hôtel. Quand il nous raconte les dernières péripéties du Fisherman Colony où il vit, ses yeux ronds et expressifs ressemblent à un danseur de kathakali. Il nous présente son fils Hamerish, âgé de neuf mois. « Ma femme a tellement souffert pour l’accouchement ; cela m’a traumatisé » dit-‐il, « Je ne veux pas d’autres enfants, c’est trop dur. » Gopi est un grand sensible ; il a le sens de la justice. Comme beaucoup de jeunes et de moins jeunes, il est un peu prisonnier des 3 Voir récit de voyage publié dans les Cahiers du Yoga. 4 La vibhuti est une cendre sacrée.
usages de sa tradition. « Pour chaque occasion, on doit fêter et inviter parfois plusieurs centaines de gens au repas. La prochaine échéance, c’est le premier anniversaire de mon fils. Je suis en train d’économiser. C’est pas facile parce que ma famille me demande tout le temps de l’argent » explique-‐t-‐il. Quittant momentanément Gopi et la chambre avec terrasse sur la plage, nous décidons de retourner à Tiruvannamalai. J’y étais déjà allée en 1993 – c’est même une des premières excursions que j’avais faites à mon arrivée au Lycée Français de Pondichéry – puis plus tard en 1998 avec Johan. La route n’est pas terminée et le bus saute plus qu’il ne roule sur un semblant de tout-‐venant caillouteux.
-‐ Regarde, dit Johan, il y a des singes dans les arbres. A cet instant un souhait me traverse, intense et bref de caresser un petit singe. En Inde, le décalage entre la pensée et la matérialité n’est pas le même qu’en Europe comme j’allais à nouveau en avoir la preuve. L’arrivée nous réserve un petit choc : dix-‐sept ans plus tard, Tiruvannamalai n’est plus cette petite ville de l’Inde profonde, typiquement indienne. Les abords des ashrams regorgent de guest houses pour occidentaux, de magasins tenus par des Kashmiris venus chercher le business au sud et surtout de nouveaux éveillés occidentaux. Des affiches égrènent dans le moindre resto les invitations à venir écouter l’illumination façon russe ou brésilienne. Ils doivent se sentir les héritiers de Ramana Maharshi, lui qui n’aurait pas eu l’idée de faire de la publicité pour lui-‐même et qui vivait si simplement. « Donations bienvenues » disent certains nouveaux gurus. Dans l’état de remise en question dans lequel je suis, cela me donne envie d’arrêter d’enseigner. Je ne voudrais pas finir coincée dans l’image que j’aurais créée pour me rendre intéressante. S’éveiller, c’est justement sentir que l’on n’est pas spécial, que l’on n’est personne ! Dans le fait de savoir que l’on n’est rien, tout peut exister, aimer et jubiler. En ce moment je vois trop bien les illusions, même les belles croyances spirituelles qui ne sont qu’un remplissage de plus. La nuit qui suit est terrible. Non seulement une trentaine de moustiques nous dévorent, mais je me fais piquer par des démons intérieurs. Mon corps malade depuis six mois me signale qu’un changement doit intervenir : il va falloir faire d’autres choix de vie. Oui mais quoi ? Quelque chose en moi le sait déjà mais ne veut l’admettre. Je fais un rêve cette nuit-‐là. Un personnage appelé « le mentaliste » m’a pris tout entier sous sa coupe. Des ficelles invisibles font de moi sa marionnette. Je lutte contre son pouvoir mais rien n’y fait : il fait de moi ce qu’il veut. Réveillée de ce cauchemar au milieu de la nuit, je me souviens du conseil de notre ami Swami Gurusharan, apprenant que j’étais malade : « You have to pray the Divine Mother.5 » Tous ces mois, je n’avais pas été dans une disposition pour prier. Trop faible, trop ébranlée par le choc permanent de mes capacités retirées. Ce soir-‐là, mon système nerveux est tellement atteint que dans mon désespoir, je prie la Mère Divine de m’aider. Le lendemain, je me réveille toujours aussi glauque et je lui lance en pensée : « Tu ne fais jamais rien pour moi ! » comme un enfant fâché. Tôt le matin, avant que la chaleur ne vienne rogner notre motivation, nous commençons à gravir la montagne sacrée Arunachala. Soudain je me souviens de ce fluide sacré qui émane de chaque pierre. Il y a une énergie comme du nectar, extrêmement palpable
5 « Il faut prier la Mère Divine ». Swami Gurusharan est un dévôt de l’aspect féminin de Dieu.
même dans l’état désastreux dans lequel je me trouve. La montée est dure pour mes maigres forces; Johan m’encourage, prêt à devoir faire demi-‐tour. Je marche comme une vieille, à bout. Il y a derrière l’effondrement nerveux d’avoir trop travaillé, trop donné, trop pensé. Nous rencontrons un homme qui a des lignes horizontales sur son front, signe des shivaïtes. Cheveux très courts blancs, barbe blanche de trois jours, il est assis sur une pierre, dans une attitude très cool, détendue et ouverte. « Bonjour amis, I am the wandering swami of the Arunachala hills. Je suis le swami errant des collines Arunachala. Asseyez-‐vous avec moi si vous voulez !» Je suis trop fatiguée, pas assez disponible. Nous déclinons gentiment l’invitation. Je ne sais plus bien où va le sentier. Johan se souvient que c’est le chemin vers le lieu où vécut Ramana Maharshi, le grand saint décédé en 1950. A l’âge de seize ans, Ramana vécut une expérience de mort imminente et réalisa le caractère éternel de l’âme qu’il appelle le Soi. Un mot apparut alors dans son esprit : « Arunachala ». Se renseignant, il apprit que c’était le nom d’une montagne sacrée. Sans le sou et sans affaire, sans l’annoncer à ses parents, il partit et s’installa dans une grotte où il vivra sept ans, dévoré par les serpents et les scorpions. Sa douceur, sa lumière et la paix qu’il dégage étaient tels que des gens du monde entier commencèrent à affluer pour le rencontrer et recevoir l’enseignement de sa présence silencieuse. Mes pas avancent tant bien que mal sur le sentier fait des pierres brunes qui tapissent la montagne. Des arbres aux feuilles effilées bordent le chemin. Les corbeaux croassent ; c’est un des chants du Tamil Nadu. Sans crier gare, trois petits singes sautent sur moi, câlins et joueurs. Je les caresse, les porte à bout de bras pour qu’ils attrapent les branches des arbres et les voilà qui sautent à nouveau sur moi. Ils sont partout : sur ma tête, mon dos, dans mes bras, le long de ma robe à laquelle ils s’accrochent ! Je suis ravie et comprends que c’est la matérialisation du désir de la veille d’en caresser un. (A mesure que passe le temps sur le Grande Voie, les désirs deviennent plus simples !) En Inde, le décalage entre la pensée et la matière est moins grand. Nous l’avons vérifié très souvent. Et donc me voici en train de jouer avec les bébés singes, songeant bien que c’est là un signe de la Mère Divine, qui s’exprime d’abord à travers la nature, en réponse à ma prière de la nuit. Quand la maman des singes montre les crocs, je dépose doucement ses petits et continue ma route. A quelques pas de là se trouve cette grande pierre plate qui surplombe la vallée. La roche semble respirer et nous saisit dans sa pulsation. Le souvenir de notre passage avec mes quatre camarades d’école en 1993, à dix-‐neuf ans, surgit dans mon esprit. Une photo mythique nous montre en pleine joie extatique, dans l’ivresse de la jeunesse, perchés ainsi au bord du monde. L’endroit nous soulève littéralement du poids terrestre. Il y a une vue panoramique sur la vallée. L’air est doré, un peu brumeux – à moins que ce soit le fluide sacré qui nimbe ainsi ce qui nous entoure. A nos pieds, très exactement dans l’axe, nous voyons l’immense temple de Tiruvannamalai. Trois enceintes carrées successives, toutes avec un gopuram géant, ces portiques pyramidaux couverts de sculptures. A une volée de pas derrière nous se trouve la grotte de Ramana Maharshi. On se déchausse ; on ne parle pas. On s’y assied en silence. Il y a deux encadrements de porte, ouvrant sur deux chambres. Tout au fond, la grotte proprement dite, avec juste une photo de Ramana. Comme c’est minuscule, un espace a été construit dans le prolongement de la grotte par des mains humaines. Six ou sept autres personnes sont assises dans le recueillement. Tourné face à moi, de l’autre côté de l’ermitage, je distingue la silhouette d’un homme au crâne rasé. Assis en tailleur, il est complètement absorbé en lui-‐même. Avec le contre-‐jour je ne distingue pas son visage, mais je vois que tout son corps esquisse un sourire de Bouddha. L’esprit devient instantanément calme,
effaçant six mois de trouble. Ici le silence a le goût de l’amrita.6 Je ne reste pas longtemps. Mais ces quelques minutes suffisent à redonner de la vitalité à mon corps ; je me remets à marcher normalement. J’étais montée comme une vieille, je descends comme une jeune fille. Et surtout, l’esprit plonge à nouveau dans l’espace libre et sans pensée. La grâce de Ramana m’a rappelée au non-‐conditionné, oublié pendant le temps de la maladie. L’esprit s’est à nouveau installé en bodhicitta.7 Quel bonheur que d’entrer à nouveau dans l’espace du non-‐né. Hors du bodhicitta, rien n’est vraiment joie, rien n’est vraiment paix, rien n’est vraiment amour. L’ego, qui avait mystérieusement été rappelé à l’existence par six mois d’effondrement nerveux, semble se dissoudre ou en tous cas s’endort avec soulagement. Ce que je dois faire de ma vie par la suite m’apparaît de façon absolument limpide. J’ai une telle gratitude que de tels lieux existent ! Je le savais fort ; je le découvre guérissant. La présence de Ramana continue bien après qu’il ait quitté son corps, à accorder des bénédictions. En descendant de la montagne, nous repassons devant le « swami errant des collines Arunachala ». Il est entouré par quelques Indiens avec qui il devise gaiement. Il nous dit : « C’est une chose que d’errer en ces montagnes, une autre que d’arrêter le mental d’errer. » Johan lui répond, avec toute la certitude qui l’habite :
-‐ Le mental vit sa vie ; la conscience vit la sienne et regarde. Le swami sourit. Au pied de la montagne, devant la petite porte arrière du Ramanashramam8, un petit vieux tout illuminé nous salue. « Bienvenue, bienvenue ! J’ai un cadeau pour vous. » Il sort deux petits cailloux d’une enveloppe. « Ce sont des cailloux du sommet de la montagne sacrée. J’y monte tous les matins ! » Et déjà il s’intéresse aux gens derrière nous ; il a tant d’amour dans son cœur : « Hello my friend ! » Le jour même, nous repartons pour Mahabalipuram et passons voir le tailleur. Je lui dis :
-‐ Vous nous avez dit qu’il faut que le dieu du Kailash nous ait appelé pour y aller. Eh bien, le dieu d’Arunachala n’a pas dû nous appeler parce que nous n’avons pas pu faire le tour ; j’étais trop faible. Mais dans la grotte de Ramana…
En deux mots nous lui racontons le miracle. Et lui, en retour, nous raconte le sien. -‐ Arunachala est un lieu de révélation de son but de vie. Quand on y va, si on est
prêt, on découvre ce que l’on a à accomplir. Il marque une pause. Ce qu’il dit me parle : je viens d’en faire l’expérience.
-‐ Si je vous ai envoyés faire le parikrama autour de la montagne, c’est qu’il y a une bonne raison. Sur le pourtour de quatorze kilomètres se trouvent des sages déguisés en mendiants. Ce sont des maîtres qui observent les gens passer. S’ils vous jugent aptes à recevoir leur enseignement, ils vous adresseront la parole. Donc méfiez-‐vous : ce sont peut-‐être de faux mendiants !
Lui-‐même en a rencontré un et cela l’a transformé à tout jamais. -‐ J’étais juste un commerçant, très matérialiste. Mais quelque chose m’avait appelé
là-‐bas et j’ai entrepris le tour de la montagne. Mon maître est venu me parler… Il m’a fait des révélations qui ont changé toute ma vie…
6 Nectar d’immortalité. 7 Littéralement « esprit d’éveil » ou «psychisme éveillé ». 8 Ashram de Ramana Maharshi.
On décèle dans ses yeux une lueur peu ordinaire. Il a une foi – non pas une foi, une certitude, une ferveur, un vécu de la grâce qui résonne profondément en mon âme. Il continue :
-‐ Nous hindous, nous croyons que nous avons sept vies. Ce que l’on n’a pas accompli dans cette vie, on peut l’accomplir dans une autre.
Très intéressée par la fin des incarnations car un peu lasse de ce monde je lui demande : -‐ Comment peut-‐on savoir si on en est à la dernière ? -‐ We don’t know ma’am, we can’t know. On ne sait pas Madame, on ne peut pas
savoir. Alors que nous nous apprêtons à quitter Mamallapuram, notre ami sort de son magasin pour nous saluer une dernière fois. Il nous prend les mains et nous dit : « l’année prochaine, si je le peux et si Dieu le veut, j’irai avec vous à Mamallapuram pour faire le tour de la montagne. » Le baba qui volait dans les airs Avant de repartir en Suisse, nous avons une nuit à passer à Delhi ; le départ aura lieu très tôt le matin. Nous optons pour loger à Pahar Ganj, le main bazar proche de la gare. Dans mon esprit, intuitivement, je vois l’hôtel où nous devons loger : c’est le premier à droite en entrant dans la rue. L’escalier de marbre qui monte à la réception est très raide, comme fait pour des géants et les marches étroites. Arrivé en haut, c’est un hôtel moyen typique de l’Inde ; le réceptionniste nous regarde d’un air taciturne. Nous visitons la chambre sans fenêtre ; la salle de bain est complètement délabrée – on a l’habitude, c’est presque artistique que ces murs écaillés sur un sol irrégulier. Peu d’occidentaux viennent loger là probablement. D’une voix morne, on nous demande nos passeports. Johan a le don de dérider les gens et il lance la conversation. L’homme demande d’une voix brusque :
-‐ Pourquoi vous venez en Inde ? Qu’est-‐ce qui vous attire ici ? -‐ Nous aimons les gens, leur sens de l’amitié. Nous avons visité bien des lieux
pendant les dernières vingt-‐deux années. Maintenant ce qui nous intéresse ce sont des lieux particuliers. Là par exemple, on revient d’Arunachala, c’est là qu’a vécu mon « saint personnel9 », Ramana Maharshi.
Eclair dans les yeux de l’homme. Tout à coup, nous sommes devenus intéressants. Se déridant, il engage la conversation:
-‐ Nous avons eu un baba extraordinaire en Inde ; il s’appelait Debra Baba et vécut jusqu’à l’âge de trois-‐cents ans. Il vivait sur une plateforme dans un arbre et n’en descendait jamais.
Nous le connaissons déjà : Babaji de Bhagsu qui nous a tant marqué avait une photo de lui dans sa kutiya10. Johan, en homme ancré dans le quotidien lui demande :
-‐ Jamais ? Mais alors, comment mangeait-‐il ? Et comment allait-‐il aux toilettes ? Il descendait de l’arbre ?
-‐ Non, non, il ne mangeait pas ! Il vivait du prana11 seulement ! Voyant que cela nous intéresse, le réceptionniste nous confie l’histoire la plus étonnante qu’il ait eu l’occasion d’entendre dans sa vie :
9 Expression indienne. 10 Voir L’Inde en caddie, 2008. Récit publié dans les Cahiers du Yoga. Une kutiya est une cabane de sadhou. 11 Force vitale.
-‐ J’avais un ami autrefois du nom de Pritam Singh. Il m’a raconté cette histoire incroyable. Pritam Singh rencontre un jour un baba dans un parc, un homme très simple qui commence à lui enseigner des choses de la vie. Pritam Singh, touché par cet homme, demande à ce qu’on les photographie, lui et son ami, avec le baba. C’était encore l’époque où l’on devait développer les photos, avant le numérique. Il a fallu attendre avant de voir les photos. Quelle ne fut pas leur surprise lorsque sur la photo, le baba était invisible ! On voyait bien les deux hommes, mais entre les deux, un grand vide. Plus tard dans la vie, alors qu’il se trouve dans la région de Jammu, il tombe à nouveau sur ce mystérieux baba et lui réclame des explications : « Pourquoi êtes-‐vous invisible sur la photo ? » Le baba rit : « Ah, nous avons des capacités au-‐delà de ce que vous imaginez, beyond measure ! J’ai pour ma part deux-‐cent-‐cinquante ans. » Pritam Singh n’en croit pas ses yeux : le baba pourtant a un visage jeune. « Où allez-‐vous aller maintenant ? » demande Pritam Singh. « Je pars ce soir pour Kanya Kumari » répond le baba. « Vous prenez le train ? » Le baba rit encore de plus belle. « Non, non, je passe par les airs. Cela me prendra une nuit d’y aller. »
Le réceptionniste commente : entre Jammu et Kanya Kumari, il y cinq-‐mille kilomètres, qu’il traverse en une nuit, en volant ? Mon ami était abasourdi, vous pouvez l’imaginer. Le baba lui a encore dit: « on se reverra encore une troisième et dernière fois. » L’homme de l’hôtel termine en notant les numéros de nos visas dans son registre: « J’ai depuis perdu contact avec Pritam Singh et je ne sais pas s’il a revu le baba. » Véridique ou pas ? Est-‐ce vraiment important de le savoir ? En tous les cas, nous sommes tellement ignorants et les capacités humaines bien plus étendues que nous l’imaginons. A la fin de ce voyage, c’est Johan qui conclut: « Je vis pour la beauté, l’amour et les miracles. » Je ne peux qu’acquiescer en souriant.