FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE
Derrière la façade du régime
de Pyongyang
SELON des photos récentes prises par des satellites espions américains, la Corée du Nord
construirait un complexe souterrain, qui pourrait servir à la relance de son programme
nucléaire. Parallèlement, la presse internationale publiait de terribles informations sur
l’ampleur de la famine qui aurait tué des centaines de milliers de personnes. Si Pyongyang
se tait, les révélations de M. Hwang Jang-yop, secrétaire international du Parti des
travailleurs, réfugié à Séoul, permettent de mieux comprendre ce qui se passe derrière la
façade du régime nord-coréen. Pour la première fois, le transfuge se confie à un chercheur
occidental.
par Selig S. Harrison, septembre 1998
Alors qu’il était secrétaire international du Parti des travailleurs, j’avais rencontré
M. Hwang Jang-yop à trois reprises, en 1987, 1992 et 1994. Sa franchise rafraîchissante et
sa capacité à discuter des divers courants intellectuels en Occident contrastaient avec les
discours de propagande hermétiques souvent tenus aux étrangers par les fonctionnaires
nord-coréens. Quand, en 1995, je ne pus le rencontrer, je compris qu’il perdait du terrain
face aux militaires et aux jeunes dirigeants du parti, proches de M. Kim Jong-il, qui
s’affirmaient depuis la mort du père de celui-ci, Kim Il-sung, en 1994. Arrivé en Corée du
Sud, M. Hwang Jang-yop fut maintenu sous haute surveillance par l’ancien président sud-
coréen Kim Young-sam. Les seuls étrangers ayant le droit de le rencontrer étaient des
agents de la CIA.
Frêle mais vif pour ses soixante-seize ans, M. Hwang Jang-yop n’a pas changé depuis nos
dernières rencontres (1). Selon lui, la Corée du Nord n’est pas au bord de
l’effondrement (2), « car les militaires sont tout-puissants, et Kim Jong-il les contrôle
parfaitement » ; si Pyongyang « rencontre quelques difficultés économiques, le régime est
très uni politiquement ». M. Hwang Jang-yop nie avoir annoncé une invasion nord-
coréenne : « La guerre n’est pas inévitable, mais ils y sont parfaitement prêts et pourraient
y être poussés si Kim Jong-il ne parvient pas à réformer l’économie agricole, et si le monde
n’envoie pas suffisamment d’aide alimentaire. »
M. Kim Jong-il, cinquante-six ans, secrétaire général du Parti, n’est pas cet individu
inconsistant et débauché que décrivent les médias occidentaux : « Il est intelligent, mais
également obsessivement secret ; c’est un homme arrogant et inflexible. Il est très rusé et
manipulateur. Son seul souci est de perpétuer son pouvoir. Il envisage tout sous l’angle de
son intérêt personnel. » A l’opposé, Kim Il-sung « était aussi un dictateur, bien sûr, mais il
s’informait de l’opinion des autres et montrait une certaine flexibilité. En général, je le
respectais. Le problème est qu’il a complètement gâté son fils en lui donnant le pouvoir
absolu dans la gestion des affaires courantes du pays alors qu’il était encore relativement
jeune ». Désormais, M. Kim Jong-il « n’écoute plus personne et, pire, il est souvent indécis,
changeant d’idée selon ses humeurs ». Il adorait son père et les rumeurs voulant qu’il l’ait
empoisonné sont « ridicules ».
M. Kim Jong-il ne rencontre pas les étrangers comme le faisait Kim Il-sung, car « il est très
secret et considère que ses fonctions protocolaires sont ennuyeuses et exigent trop de son
temps. Contrairement à son père, il n’est pas ce que l’on peut appeler un »animal
politique« . Sa philosophie consiste à ne pas laisser les autres en savoir trop sur lui ». Bien
que le nouveau numéro un « comprenne le besoin de réformes, il craint que celles-ci
n’ouvrent une boîte de Pandore. S’il pouvait à la fois engager des réformes et être assuré
de conserver son pouvoir, il le ferait. N’oubliez pas que ce qui s’est passé en Corée du
Nord est bien pire que les événements de Chine ou du Vietnam. Ce que Pol Pot a fait n’est
rien comparé aux massacres perpétrés en Corée du Nord, et il a peur que cela se sache s’il
permet une trop grande ouverture. Il n’ira pas au-delà de réformes partielles, timides, qui
ne résoudront pas les problèmes alimentaires et industriels auxquels le Nord est
confronté ».
Une représentation américaine en Corée du Nord ?
LA manière dont M. Kim Jong-il a enterré le projet du ministère des affaires étrangères de
laisser les Etats-Unis ouvrir un bureau à Pyongyang - premier pas vers l’établissement de
relations diplomatiques - illustre son attitude ambivalente à l’égard du monde extérieur :
lors d’une réunion en octobre 1996, se souvient M. Hwang Jang-yop, à laquelle
participaient en outre M. Kim Yong-nam, le ministre des affaires étrangères, et M. Kim
Yong-sun, un secrétaire du parti, le président Kim Jong-il a dit : « Qu’ils ouvrent un bureau
à Rajin Songbong [une zone franche isolée dans le nord-est du pays] . » Pourtant, la Corée
du Nord avait, à plusieurs reprises, offert d’accepter l’ouverture d’un tel bureau aussitôt que
les Etats-Unis auront levé les sanctions économiques, comme le stipule l’article 2 de
l’accord de 1994, en vertu duquel Pyongyang a suspendu son programme nucléaire.
Il semble que « tous les fonctionnaires responsables des différents secteurs de l’économie
soient favorables à des réformes, surtout ceux qui ont un contact avec le monde extérieur »,
estime M. Hwang Jang-yop. « Certains des hauts fonctionnaires également, ajoute-t-il,
mais la plupart de ceux-ci sont des flagorneurs et des béni-oui-oui. Aucun d’entre eux n’est
réellement partisan de véritables réformes, c’est-à-dire de la fin de la dictature de la
famille Kim, d’une véritable économie de marché et de la démocratie. » Seuls les
secrétaires du Parti des travailleurs auraient le pouvoir de mener des réformes. « Certains
d’entre eux en comprennent le besoin, mais, jusqu’ici, aucun n’a voulu risquer son poste.
De toute façon, la structure du régime et celle du parti ne permettent pas à des gens qui
partagent les mêmes vues de se regrouper. Il n’y a donc pas de courant radical ou modéré
constitué, seulement des individus qui reconnaissent un besoin de changement. »
Pour ce qui est des forces armées, « tous ceux qui sont aux postes de commandement sont
des marionnettes ». Mais on peut imaginer que « si les problèmes alimentaires perdurent et
si le moral faiblit, certains des commandants de division pourraient commencer à
s’impatienter ». Avant d’en arriver à une telle situation, M. Kim Jong-il préférera se placer
dans l’orbite de la Chine et obtenir du puissant voisin l’aide nécessaire. Depuis quelques
années, en effet, « les Chinois essaient de l’attirer dans leur sphère d’influence. Il ne leur
dit pas un traître mot et les a ouvertement critiqués. Mais, si les choses s’enveniment, il
s’inclinera ».
Bien qu’il affirme que la chute du régime est improbable, M. Jang-yop espère que le régime
s’effondrera, et incite les Etats-Unis à refuser « toute assistance économique », à
l’exception notable de l’aide alimentaire qui devrait être « grandement accrue, afin
d’apaiser les souffrances humaines et de réduire le risque de voir le »Grand
Général« recourir à la guerre en désespoir de cause ». Toute l’aide alimentaire
internationale devrait être acheminée par la Corée du Sud avant d’être distribuée au Nord,
insiste-t-il. Si la Corée du Nord acceptait, cela permettrait à Séoul d’accroître son influence
sur Pyongyang. Si elle refusait, la population l’apprendrait et se détacherait de M. Kim
Jong- il (3).
M. Hwang Jang-yop désapprouve la livraison par les Etats-Unis de 500 000 tonnes de
pétrole brut en échange du gel du programme nucléaire nord-coréen. « Il était sage
d’empêcher que la crise débouche sur un conflit, mais les Etats-Unis ont eu tort de prendre
pour argent comptant leur bluff sur l’étendue de leur potentiel nucléaire. » La Corée du
Nord « n’avait pas les moyens techniques ni financiers d’achever la construction des
réacteurs de 50 et 200 mégawatts que Washington craignait tant ». En revanche,
M. Hwang Jang-yop maintient ne pas connaître la quantité de plutonium qui a pu être
produite par le réacteur de 5 mégawatts de Yongbyon avant que celui-ci soit stoppé en
vertu de l’accord. « Mais nous étions tous persuadés, au siège du parti, que nous
possédions des armes nucléaires. »
Lors de nos rencontres à Pyongyang, M. Jang-yop avait le comportement confiant et
décontracté d’une personnalité bien placée, mais j’ai souvent remarqué chez lui un regard
perdu et anxieux au cours de notre discussion à Séoul. En tant que transfuge, il est
désormais dans une position inconfortable. Il a coupé les ponts avec sa famille et ses vieux
collègues de Pyongyang, et pourtant il affirme franchement : « Depuis que je suis arrivé ici,
j’ai le sentiment qu’on se méfie de mes opinions, notamment sur l’ampleur de la famine
dans le Nord. J’aimerais voir mes idées se refléter dans les politiques sud-coréenne et
américaine, mais c’est difficile. J’ai appris combien la politique est très complexe en Corée
du Sud. »
Quand M. Hwang Jang-yop est arrivé en Corée du Sud, le gouvernement du président Kim
Young-sam a limité ses contacts aux intellectuels purs et durs, qui souhaitaient
l’effondrement du régime de Pyongyang. Aujourd’hui, le président Kim Dae- jung mène
une politique « d’atterrissage en douceur » et proclame que le Sud ne cherche pas
l’écroulement du Nord et son absorption.
Risques de polarisation
IL existe, en effet, un risque grandissant de polarisation en Corée autour d’un Sud aligné
sur les Etats-Unis et d’un Nord tourné vers la Chine. Une telle cristallisation augmenterait
si les Etats-Unis, suivant les conseils de M. Hwang Jang-yop, maintenaient les sanctions
économiques afin de provoquer la chute du régime nord-coréen. Non seulement un tel
effondrement apparaît tout à fait improbable, mais, s’il se produisait néanmoins, il
comporterait de grands risques - flots massifs de réfugiés, troubles internes menant tout
droit à des affrontements militaires entre le Nord et le Sud, qui pourraient impliquer les
37 000 soldats américains présents en Corée du Sud.
Des perspectives de changement semblent toutefois s’ouvrir, comme j’ai pu le constater au
cours d’une visite au mois de mai 1998 : le long des routes nord- coréennes, le petit
commerce des produits de la ferme fleurit, sans que les autorités interviennent ; le
gouvernement a permis à plus de cent représentants d’organisations humanitaires de
s’installer et de contrôler la distribution de nourriture dans 170 des 210 districts du pays.
Ayant récemment décidé de se concentrer sur la recherche de l’autosuffisance alimentaire,
la Corée du Nord et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont,
le 29 mai 1998 à Genève, annoncé un plan d’action commun comprenant la réhabilitation
des usines de fertilisants, la réparation des pompes d’irrigation endommagées par les
inondations, ainsi que la généralisation de la double récolte. Contrairement à leur vieille
pratique du secret, les responsables nord-coréens de l’agriculture ont accepté d’ouvrir leurs
archives aux experts du PNUD.
Les Etats-Unis devraient suivre la voie préconisée par le président Kim Dae-jung et lever
toutes les sanctions imposées au pays durant la guerre de Corée. Dans ce cas, la Corée du
Nord a clairement indiqué qu’elle était prête à restreindre ses ventes de missiles au
Pakistan, à la Syrie et à l’Iran. D’autre part, comme me l’a expliqué M. Kim Yong-nam, le
ministre des affaires étrangères nord-coréen, si les Etats-Unis ne respectent pas l’article 2
de l’accord sur le nucléaire et n’allègent pas les sanctions dans les mois à venir, le régime
de M. Kim Jong-il pourrait relancer l’activité de quelques-uns ou de tous ses sites
nucléaires.
L’une des concessions-clés faites par Pyongyang dans le cadre de cet accord était que les
combustibles nucléaires produits avant la signature du texte soient stockés dans des
conteneurs d’acier, sous le contrôle des techniciens américains, et expédiés à l’étranger afin
qu’ils ne puissent être transformés en plutonium utilisable à des fins militaires. Jusqu’à
présent, la Corée du Nord a observé à la lettre ces exigences mais, le 19 avril 1998, elle a
suspendu les opérations de conditionnement. Bien que, sur les 8 000 crayons de
combustible nucléaire restants dans les étangs de refroidissement de Yongbyon, seuls 200
n’aient pas déjà été mis dans des conteneurs d’acier, Pyongyang entend ainsi montrer par
un acte symbolique qu’elle peut empêcher l’expatriation de ses matières nucléaires si elle
n’est pas satisfaite de la manière dont les Etats-Unis respectent l’accord.
En plus de l’allègement des sanctions, la Corée du Nord demande aux Etats- Unis de
maintenir la livraison mensuelle de 44 000 tonnes de pétrole brut prévue par l’accord.
Washington a promis de fournir 500 000 tonnes par an, financées par le Congrès et par
d’autres pays, notamment le Japon. Mais la collecte des fonds est de plus en plus difficile,
et il n’est pas certain que les Etats-Unis pourront financer les 200 000 tonnes dues avant le
1er octobre. Pour montrer son mécontentement, Pyongyang a invoqué le droit de conduire
des « opérations de maintenance » à l’intérieur du réacteur de 5 mégawatts et dans le site de
Yongbyon, sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Une telle opération implique la rupture des scellés apposés après la conclusion de l’accord.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une violation du traité, c’est la première fois que Pyongyang
invoque cette disposition.
Dans une série de lettres rageuses adressées au département d’Etat américain, ainsi que lors
d’une rencontre à New York fin août 1997, la Corée du Nord a menacé de reconditionner
les 200 crayons de combustible nucléaire restants, si les Etats-Unis ne mettent pas plus de
bonne volonté à remplir leurs engagements. Cette menace incitera probablement les Etats-
Unis à quelques gestes limités et à éviter une épreuve de force immédiate. Pourtant, le
devenir de l’accord reste suspendu à la levée des restrictions posées au commerce et aux
investissements non stratégiques.
L’action des réformateurs de Pyongyang est directement entravée par les barrières
économiques héritées de la guerre froide. Les sanctions décidées par les Etats-Unis
découragent non seulement les investisseurs américains, mais aussi tous ceux qui sont
intéressés par la zone franche de Rajin-Songbong ainsi que par les zones spéciales
industrielles prévues à Nampo et à Wonsan. Les investisseurs sud-coréens, japonais,
taïwanais et les Chinois d’Asie du Sud-Est lorgnent sur la main-d’oeuvre qualifiée de la
Corée du Nord, en particulier dans le secteur textile, mais ils demeureront prudents tant que
la levée des sanctions ne garantira pas l’accès au marché américain.
Ce sont les changements économiques qui permettront la démocratisation de la Corée du
Nord et le réchauffement des relations entre Pyongyang et Séoul. Les événements récents
en Irlande du Nord montrent comment l’économie peut lever des barrières politiques
apparemment insurmontables. Il pourrait en être de même en Corée.
Selig S. Harrison
Directeur du programme Asie du Center for International Policy (Washington), chercheur
principal au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).
(1) L’entretien s’est déroulé dans des conditions très strictes, mais en dehors de la présence
de membres des services de renseignement sud-coréens (toutefois, comme les services
secrets ont insisté pour choisir le lieu de la rencontre, on peut penser que tout a été
enregistré). D’autre part, M. Yop a demandé que toutes les informations concernant
l’opinion de chacun des dirigeants nord-coréens concernant les réformes ne soit pas
mentionnées publiquement pour ne pas nuire aux partisans du changement.
(2) Lire « Craquements en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, février 1997, et
Jacques Decornoy, « Délicate fin de guerre dans la péninsule de Corée », Le Monde
diplomatique, janvier 1994.
(3) Lire Claude Leblanc, « Premier dialogue dans la Corée divisée », Le Monde
diplomatique, janvier 1992.
FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE
Derrière la façade du régime
de Pyongyang
SELON des photos récentes prises par des satellites espions américains, la Corée du Nord
construirait un complexe souterrain, qui pourrait servir à la relance de son programme
nucléaire. Parallèlement, la presse internationale publiait de terribles informations sur
l’ampleur de la famine qui aurait tué des centaines de milliers de personnes. Si Pyongyang
se tait, les révélations de M. Hwang Jang-yop, secrétaire international du Parti des
travailleurs, réfugié à Séoul, permettent de mieux comprendre ce qui se passe derrière la
façade du régime nord-coréen. Pour la première fois, le transfuge se confie à un chercheur
occidental.
par Selig S. Harrison, septembre 1998
Alors qu’il était secrétaire international du Parti des travailleurs, j’avais rencontré
M. Hwang Jang-yop à trois reprises, en 1987, 1992 et 1994. Sa franchise rafraîchissante et
sa capacité à discuter des divers courants intellectuels en Occident contrastaient avec les
discours de propagande hermétiques souvent tenus aux étrangers par les fonctionnaires
nord-coréens. Quand, en 1995, je ne pus le rencontrer, je compris qu’il perdait du terrain
face aux militaires et aux jeunes dirigeants du parti, proches de M. Kim Jong-il, qui
s’affirmaient depuis la mort du père de celui-ci, Kim Il-sung, en 1994. Arrivé en Corée du
Sud, M. Hwang Jang-yop fut maintenu sous haute surveillance par l’ancien président sud-
coréen Kim Young-sam. Les seuls étrangers ayant le droit de le rencontrer étaient des
agents de la CIA.
Frêle mais vif pour ses soixante-seize ans, M. Hwang Jang-yop n’a pas changé depuis nos
dernières rencontres (1). Selon lui, la Corée du Nord n’est pas au bord de
l’effondrement (2), « car les militaires sont tout-puissants, et Kim Jong-il les contrôle
parfaitement » ; si Pyongyang « rencontre quelques difficultés économiques, le régime est
très uni politiquement ». M. Hwang Jang-yop nie avoir annoncé une invasion nord-
coréenne : « La guerre n’est pas inévitable, mais ils y sont parfaitement prêts et pourraient
y être poussés si Kim Jong-il ne parvient pas à réformer l’économie agricole, et si le monde
n’envoie pas suffisamment d’aide alimentaire. »
M. Kim Jong-il, cinquante-six ans, secrétaire général du Parti, n’est pas cet individu
inconsistant et débauché que décrivent les médias occidentaux : « Il est intelligent, mais
également obsessivement secret ; c’est un homme arrogant et inflexible. Il est très rusé et
manipulateur. Son seul souci est de perpétuer son pouvoir. Il envisage tout sous l’angle de
son intérêt personnel. » A l’opposé, Kim Il-sung « était aussi un dictateur, bien sûr, mais il
s’informait de l’opinion des autres et montrait une certaine flexibilité. En général, je le
respectais. Le problème est qu’il a complètement gâté son fils en lui donnant le pouvoir
absolu dans la gestion des affaires courantes du pays alors qu’il était encore relativement
jeune ». Désormais, M. Kim Jong-il « n’écoute plus personne et, pire, il est souvent indécis,
changeant d’idée selon ses humeurs ». Il adorait son père et les rumeurs voulant qu’il l’ait
empoisonné sont « ridicules ».
M. Kim Jong-il ne rencontre pas les étrangers comme le faisait Kim Il-sung, car « il est très
secret et considère que ses fonctions protocolaires sont ennuyeuses et exigent trop de son
temps. Contrairement à son père, il n’est pas ce que l’on peut appeler un »animal
politique« . Sa philosophie consiste à ne pas laisser les autres en savoir trop sur lui ». Bien
que le nouveau numéro un « comprenne le besoin de réformes, il craint que celles-ci
n’ouvrent une boîte de Pandore. S’il pouvait à la fois engager des réformes et être assuré
de conserver son pouvoir, il le ferait. N’oubliez pas que ce qui s’est passé en Corée du
Nord est bien pire que les événements de Chine ou du Vietnam. Ce que Pol Pot a fait n’est
rien comparé aux massacres perpétrés en Corée du Nord, et il a peur que cela se sache s’il
permet une trop grande ouverture. Il n’ira pas au-delà de réformes partielles, timides, qui
ne résoudront pas les problèmes alimentaires et industriels auxquels le Nord est
confronté ».
Une représentation américaine en Corée du Nord ?
LA manière dont M. Kim Jong-il a enterré le projet du ministère des affaires étrangères de
laisser les Etats-Unis ouvrir un bureau à Pyongyang - premier pas vers l’établissement de
relations diplomatiques - illustre son attitude ambivalente à l’égard du monde extérieur :
lors d’une réunion en octobre 1996, se souvient M. Hwang Jang-yop, à laquelle
participaient en outre M. Kim Yong-nam, le ministre des affaires étrangères, et M. Kim
Yong-sun, un secrétaire du parti, le président Kim Jong-il a dit : « Qu’ils ouvrent un bureau
à Rajin Songbong [une zone franche isolée dans le nord-est du pays] . » Pourtant, la Corée
du Nord avait, à plusieurs reprises, offert d’accepter l’ouverture d’un tel bureau aussitôt que
les Etats-Unis auront levé les sanctions économiques, comme le stipule l’article 2 de
l’accord de 1994, en vertu duquel Pyongyang a suspendu son programme nucléaire.
Il semble que « tous les fonctionnaires responsables des différents secteurs de l’économie
soient favorables à des réformes, surtout ceux qui ont un contact avec le monde extérieur »,
estime M. Hwang Jang-yop. « Certains des hauts fonctionnaires également, ajoute-t-il,
mais la plupart de ceux-ci sont des flagorneurs et des béni-oui-oui. Aucun d’entre eux n’est
réellement partisan de véritables réformes, c’est-à-dire de la fin de la dictature de la
famille Kim, d’une véritable économie de marché et de la démocratie. » Seuls les
secrétaires du Parti des travailleurs auraient le pouvoir de mener des réformes. « Certains
d’entre eux en comprennent le besoin, mais, jusqu’ici, aucun n’a voulu risquer son poste.
De toute façon, la structure du régime et celle du parti ne permettent pas à des gens qui
partagent les mêmes vues de se regrouper. Il n’y a donc pas de courant radical ou modéré
constitué, seulement des individus qui reconnaissent un besoin de changement. »
Pour ce qui est des forces armées, « tous ceux qui sont aux postes de commandement sont
des marionnettes ». Mais on peut imaginer que « si les problèmes alimentaires perdurent et
si le moral faiblit, certains des commandants de division pourraient commencer à
s’impatienter ». Avant d’en arriver à une telle situation, M. Kim Jong-il préférera se placer
dans l’orbite de la Chine et obtenir du puissant voisin l’aide nécessaire. Depuis quelques
années, en effet, « les Chinois essaient de l’attirer dans leur sphère d’influence. Il ne leur
dit pas un traître mot et les a ouvertement critiqués. Mais, si les choses s’enveniment, il
s’inclinera ».
Bien qu’il affirme que la chute du régime est improbable, M. Jang-yop espère que le régime
s’effondrera, et incite les Etats-Unis à refuser « toute assistance économique », à
l’exception notable de l’aide alimentaire qui devrait être « grandement accrue, afin
d’apaiser les souffrances humaines et de réduire le risque de voir le »Grand
Général« recourir à la guerre en désespoir de cause ». Toute l’aide alimentaire
internationale devrait être acheminée par la Corée du Sud avant d’être distribuée au Nord,
insiste-t-il. Si la Corée du Nord acceptait, cela permettrait à Séoul d’accroître son influence
sur Pyongyang. Si elle refusait, la population l’apprendrait et se détacherait de M. Kim
Jong- il (3).
M. Hwang Jang-yop désapprouve la livraison par les Etats-Unis de 500 000 tonnes de
pétrole brut en échange du gel du programme nucléaire nord-coréen. « Il était sage
d’empêcher que la crise débouche sur un conflit, mais les Etats-Unis ont eu tort de prendre
pour argent comptant leur bluff sur l’étendue de leur potentiel nucléaire. » La Corée du
Nord « n’avait pas les moyens techniques ni financiers d’achever la construction des
réacteurs de 50 et 200 mégawatts que Washington craignait tant ». En revanche,
M. Hwang Jang-yop maintient ne pas connaître la quantité de plutonium qui a pu être
produite par le réacteur de 5 mégawatts de Yongbyon avant que celui-ci soit stoppé en
vertu de l’accord. « Mais nous étions tous persuadés, au siège du parti, que nous
possédions des armes nucléaires. »
Lors de nos rencontres à Pyongyang, M. Jang-yop avait le comportement confiant et
décontracté d’une personnalité bien placée, mais j’ai souvent remarqué chez lui un regard
perdu et anxieux au cours de notre discussion à Séoul. En tant que transfuge, il est
désormais dans une position inconfortable. Il a coupé les ponts avec sa famille et ses vieux
collègues de Pyongyang, et pourtant il affirme franchement : « Depuis que je suis arrivé ici,
j’ai le sentiment qu’on se méfie de mes opinions, notamment sur l’ampleur de la famine
dans le Nord. J’aimerais voir mes idées se refléter dans les politiques sud-coréenne et
américaine, mais c’est difficile. J’ai appris combien la politique est très complexe en Corée
du Sud. »
Quand M. Hwang Jang-yop est arrivé en Corée du Sud, le gouvernement du président Kim
Young-sam a limité ses contacts aux intellectuels purs et durs, qui souhaitaient
l’effondrement du régime de Pyongyang. Aujourd’hui, le président Kim Dae- jung mène
une politique « d’atterrissage en douceur » et proclame que le Sud ne cherche pas
l’écroulement du Nord et son absorption.
Risques de polarisation
IL existe, en effet, un risque grandissant de polarisation en Corée autour d’un Sud aligné
sur les Etats-Unis et d’un Nord tourné vers la Chine. Une telle cristallisation augmenterait
si les Etats-Unis, suivant les conseils de M. Hwang Jang-yop, maintenaient les sanctions
économiques afin de provoquer la chute du régime nord-coréen. Non seulement un tel
effondrement apparaît tout à fait improbable, mais, s’il se produisait néanmoins, il
comporterait de grands risques - flots massifs de réfugiés, troubles internes menant tout
droit à des affrontements militaires entre le Nord et le Sud, qui pourraient impliquer les
37 000 soldats américains présents en Corée du Sud.
Des perspectives de changement semblent toutefois s’ouvrir, comme j’ai pu le constater au
cours d’une visite au mois de mai 1998 : le long des routes nord- coréennes, le petit
commerce des produits de la ferme fleurit, sans que les autorités interviennent ; le
gouvernement a permis à plus de cent représentants d’organisations humanitaires de
s’installer et de contrôler la distribution de nourriture dans 170 des 210 districts du pays.
Ayant récemment décidé de se concentrer sur la recherche de l’autosuffisance alimentaire,
la Corée du Nord et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont,
le 29 mai 1998 à Genève, annoncé un plan d’action commun comprenant la réhabilitation
des usines de fertilisants, la réparation des pompes d’irrigation endommagées par les
inondations, ainsi que la généralisation de la double récolte. Contrairement à leur vieille
pratique du secret, les responsables nord-coréens de l’agriculture ont accepté d’ouvrir leurs
archives aux experts du PNUD.
Les Etats-Unis devraient suivre la voie préconisée par le président Kim Dae-jung et lever
toutes les sanctions imposées au pays durant la guerre de Corée. Dans ce cas, la Corée du
Nord a clairement indiqué qu’elle était prête à restreindre ses ventes de missiles au
Pakistan, à la Syrie et à l’Iran. D’autre part, comme me l’a expliqué M. Kim Yong-nam, le
ministre des affaires étrangères nord-coréen, si les Etats-Unis ne respectent pas l’article 2
de l’accord sur le nucléaire et n’allègent pas les sanctions dans les mois à venir, le régime
de M. Kim Jong-il pourrait relancer l’activité de quelques-uns ou de tous ses sites
nucléaires.
L’une des concessions-clés faites par Pyongyang dans le cadre de cet accord était que les
combustibles nucléaires produits avant la signature du texte soient stockés dans des
conteneurs d’acier, sous le contrôle des techniciens américains, et expédiés à l’étranger afin
qu’ils ne puissent être transformés en plutonium utilisable à des fins militaires. Jusqu’à
présent, la Corée du Nord a observé à la lettre ces exigences mais, le 19 avril 1998, elle a
suspendu les opérations de conditionnement. Bien que, sur les 8 000 crayons de
combustible nucléaire restants dans les étangs de refroidissement de Yongbyon, seuls 200
n’aient pas déjà été mis dans des conteneurs d’acier, Pyongyang entend ainsi montrer par
un acte symbolique qu’elle peut empêcher l’expatriation de ses matières nucléaires si elle
n’est pas satisfaite de la manière dont les Etats-Unis respectent l’accord.
En plus de l’allègement des sanctions, la Corée du Nord demande aux Etats- Unis de
maintenir la livraison mensuelle de 44 000 tonnes de pétrole brut prévue par l’accord.
Washington a promis de fournir 500 000 tonnes par an, financées par le Congrès et par
d’autres pays, notamment le Japon. Mais la collecte des fonds est de plus en plus difficile,
et il n’est pas certain que les Etats-Unis pourront financer les 200 000 tonnes dues avant le
1er octobre. Pour montrer son mécontentement, Pyongyang a invoqué le droit de conduire
des « opérations de maintenance » à l’intérieur du réacteur de 5 mégawatts et dans le site de
Yongbyon, sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Une telle opération implique la rupture des scellés apposés après la conclusion de l’accord.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une violation du traité, c’est la première fois que Pyongyang
invoque cette disposition.
Dans une série de lettres rageuses adressées au département d’Etat américain, ainsi que lors
d’une rencontre à New York fin août 1997, la Corée du Nord a menacé de reconditionner
les 200 crayons de combustible nucléaire restants, si les Etats-Unis ne mettent pas plus de
bonne volonté à remplir leurs engagements. Cette menace incitera probablement les Etats-
Unis à quelques gestes limités et à éviter une épreuve de force immédiate. Pourtant, le
devenir de l’accord reste suspendu à la levée des restrictions posées au commerce et aux
investissements non stratégiques.
L’action des réformateurs de Pyongyang est directement entravée par les barrières
économiques héritées de la guerre froide. Les sanctions décidées par les Etats-Unis
découragent non seulement les investisseurs américains, mais aussi tous ceux qui sont
intéressés par la zone franche de Rajin-Songbong ainsi que par les zones spéciales
industrielles prévues à Nampo et à Wonsan. Les investisseurs sud-coréens, japonais,
taïwanais et les Chinois d’Asie du Sud-Est lorgnent sur la main-d’oeuvre qualifiée de la
Corée du Nord, en particulier dans le secteur textile, mais ils demeureront prudents tant que
la levée des sanctions ne garantira pas l’accès au marché américain.
Ce sont les changements économiques qui permettront la démocratisation de la Corée du
Nord et le réchauffement des relations entre Pyongyang et Séoul. Les événements récents
en Irlande du Nord montrent comment l’économie peut lever des barrières politiques
apparemment insurmontables. Il pourrait en être de même en Corée.
Selig S. Harrison
Directeur du programme Asie du Center for International Policy (Washington), chercheur
principal au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).
(1) L’entretien s’est déroulé dans des conditions très strictes, mais en dehors de la présence
de membres des services de renseignement sud-coréens (toutefois, comme les services
secrets ont insisté pour choisir le lieu de la rencontre, on peut penser que tout a été
enregistré). D’autre part, M. Yop a demandé que toutes les informations concernant
l’opinion de chacun des dirigeants nord-coréens concernant les réformes ne soit pas
mentionnées publiquement pour ne pas nuire aux partisans du changement.
(2) Lire « Craquements en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, février 1997, et
Jacques Decornoy, « Délicate fin de guerre dans la péninsule de Corée », Le Monde
diplomatique, janvier 1994.
(3) Lire Claude Leblanc, « Premier dialogue dans la Corée divisée », Le Monde
diplomatique, janvier 1992.
FAMINE, SANCTIONS ET MENACES DE GUERRE
Derrière la façade du régime
de Pyongyang
SELON des photos récentes prises par des satellites espions américains, la Corée du Nord
construirait un complexe souterrain, qui pourrait servir à la relance de son programme
nucléaire. Parallèlement, la presse internationale publiait de terribles informations sur
l’ampleur de la famine qui aurait tué des centaines de milliers de personnes. Si Pyongyang
se tait, les révélations de M. Hwang Jang-yop, secrétaire international du Parti des
travailleurs, réfugié à Séoul, permettent de mieux comprendre ce qui se passe derrière la
façade du régime nord-coréen. Pour la première fois, le transfuge se confie à un chercheur
occidental.
par Selig S. Harrison, septembre 1998
Alors qu’il était secrétaire international du Parti des travailleurs, j’avais rencontré
M. Hwang Jang-yop à trois reprises, en 1987, 1992 et 1994. Sa franchise rafraîchissante et
sa capacité à discuter des divers courants intellectuels en Occident contrastaient avec les
discours de propagande hermétiques souvent tenus aux étrangers par les fonctionnaires
nord-coréens. Quand, en 1995, je ne pus le rencontrer, je compris qu’il perdait du terrain
face aux militaires et aux jeunes dirigeants du parti, proches de M. Kim Jong-il, qui
s’affirmaient depuis la mort du père de celui-ci, Kim Il-sung, en 1994. Arrivé en Corée du
Sud, M. Hwang Jang-yop fut maintenu sous haute surveillance par l’ancien président sud-
coréen Kim Young-sam. Les seuls étrangers ayant le droit de le rencontrer étaient des
agents de la CIA.
Frêle mais vif pour ses soixante-seize ans, M. Hwang Jang-yop n’a pas changé depuis nos
dernières rencontres (1). Selon lui, la Corée du Nord n’est pas au bord de
l’effondrement (2), « car les militaires sont tout-puissants, et Kim Jong-il les contrôle
parfaitement » ; si Pyongyang « rencontre quelques difficultés économiques, le régime est
très uni politiquement ». M. Hwang Jang-yop nie avoir annoncé une invasion nord-
coréenne : « La guerre n’est pas inévitable, mais ils y sont parfaitement prêts et pourraient
y être poussés si Kim Jong-il ne parvient pas à réformer l’économie agricole, et si le monde
n’envoie pas suffisamment d’aide alimentaire. »
M. Kim Jong-il, cinquante-six ans, secrétaire général du Parti, n’est pas cet individu
inconsistant et débauché que décrivent les médias occidentaux : « Il est intelligent, mais
également obsessivement secret ; c’est un homme arrogant et inflexible. Il est très rusé et
manipulateur. Son seul souci est de perpétuer son pouvoir. Il envisage tout sous l’angle de
son intérêt personnel. » A l’opposé, Kim Il-sung « était aussi un dictateur, bien sûr, mais il
s’informait de l’opinion des autres et montrait une certaine flexibilité. En général, je le
respectais. Le problème est qu’il a complètement gâté son fils en lui donnant le pouvoir
absolu dans la gestion des affaires courantes du pays alors qu’il était encore relativement
jeune ». Désormais, M. Kim Jong-il « n’écoute plus personne et, pire, il est souvent indécis,
changeant d’idée selon ses humeurs ». Il adorait son père et les rumeurs voulant qu’il l’ait
empoisonné sont « ridicules ».
M. Kim Jong-il ne rencontre pas les étrangers comme le faisait Kim Il-sung, car « il est très
secret et considère que ses fonctions protocolaires sont ennuyeuses et exigent trop de son
temps. Contrairement à son père, il n’est pas ce que l’on peut appeler un »animal
politique« . Sa philosophie consiste à ne pas laisser les autres en savoir trop sur lui ». Bien
que le nouveau numéro un « comprenne le besoin de réformes, il craint que celles-ci
n’ouvrent une boîte de Pandore. S’il pouvait à la fois engager des réformes et être assuré
de conserver son pouvoir, il le ferait. N’oubliez pas que ce qui s’est passé en Corée du
Nord est bien pire que les événements de Chine ou du Vietnam. Ce que Pol Pot a fait n’est
rien comparé aux massacres perpétrés en Corée du Nord, et il a peur que cela se sache s’il
permet une trop grande ouverture. Il n’ira pas au-delà de réformes partielles, timides, qui
ne résoudront pas les problèmes alimentaires et industriels auxquels le Nord est
confronté ».
Une représentation américaine en Corée du Nord ?
LA manière dont M. Kim Jong-il a enterré le projet du ministère des affaires étrangères de
laisser les Etats-Unis ouvrir un bureau à Pyongyang - premier pas vers l’établissement de
relations diplomatiques - illustre son attitude ambivalente à l’égard du monde extérieur :
lors d’une réunion en octobre 1996, se souvient M. Hwang Jang-yop, à laquelle
participaient en outre M. Kim Yong-nam, le ministre des affaires étrangères, et M. Kim
Yong-sun, un secrétaire du parti, le président Kim Jong-il a dit : « Qu’ils ouvrent un bureau
à Rajin Songbong [une zone franche isolée dans le nord-est du pays] . » Pourtant, la Corée
du Nord avait, à plusieurs reprises, offert d’accepter l’ouverture d’un tel bureau aussitôt que
les Etats-Unis auront levé les sanctions économiques, comme le stipule l’article 2 de
l’accord de 1994, en vertu duquel Pyongyang a suspendu son programme nucléaire.
Il semble que « tous les fonctionnaires responsables des différents secteurs de l’économie
soient favorables à des réformes, surtout ceux qui ont un contact avec le monde extérieur »,
estime M. Hwang Jang-yop. « Certains des hauts fonctionnaires également, ajoute-t-il,
mais la plupart de ceux-ci sont des flagorneurs et des béni-oui-oui. Aucun d’entre eux n’est
réellement partisan de véritables réformes, c’est-à-dire de la fin de la dictature de la
famille Kim, d’une véritable économie de marché et de la démocratie. » Seuls les
secrétaires du Parti des travailleurs auraient le pouvoir de mener des réformes. « Certains
d’entre eux en comprennent le besoin, mais, jusqu’ici, aucun n’a voulu risquer son poste.
De toute façon, la structure du régime et celle du parti ne permettent pas à des gens qui
partagent les mêmes vues de se regrouper. Il n’y a donc pas de courant radical ou modéré
constitué, seulement des individus qui reconnaissent un besoin de changement. »
Pour ce qui est des forces armées, « tous ceux qui sont aux postes de commandement sont
des marionnettes ». Mais on peut imaginer que « si les problèmes alimentaires perdurent et
si le moral faiblit, certains des commandants de division pourraient commencer à
s’impatienter ». Avant d’en arriver à une telle situation, M. Kim Jong-il préférera se placer
dans l’orbite de la Chine et obtenir du puissant voisin l’aide nécessaire. Depuis quelques
années, en effet, « les Chinois essaient de l’attirer dans leur sphère d’influence. Il ne leur
dit pas un traître mot et les a ouvertement critiqués. Mais, si les choses s’enveniment, il
s’inclinera ».
Bien qu’il affirme que la chute du régime est improbable, M. Jang-yop espère que le régime
s’effondrera, et incite les Etats-Unis à refuser « toute assistance économique », à
l’exception notable de l’aide alimentaire qui devrait être « grandement accrue, afin
d’apaiser les souffrances humaines et de réduire le risque de voir le »Grand
Général« recourir à la guerre en désespoir de cause ». Toute l’aide alimentaire
internationale devrait être acheminée par la Corée du Sud avant d’être distribuée au Nord,
insiste-t-il. Si la Corée du Nord acceptait, cela permettrait à Séoul d’accroître son influence
sur Pyongyang. Si elle refusait, la population l’apprendrait et se détacherait de M. Kim
Jong- il (3).
M. Hwang Jang-yop désapprouve la livraison par les Etats-Unis de 500 000 tonnes de
pétrole brut en échange du gel du programme nucléaire nord-coréen. « Il était sage
d’empêcher que la crise débouche sur un conflit, mais les Etats-Unis ont eu tort de prendre
pour argent comptant leur bluff sur l’étendue de leur potentiel nucléaire. » La Corée du
Nord « n’avait pas les moyens techniques ni financiers d’achever la construction des
réacteurs de 50 et 200 mégawatts que Washington craignait tant ». En revanche,
M. Hwang Jang-yop maintient ne pas connaître la quantité de plutonium qui a pu être
produite par le réacteur de 5 mégawatts de Yongbyon avant que celui-ci soit stoppé en
vertu de l’accord. « Mais nous étions tous persuadés, au siège du parti, que nous
possédions des armes nucléaires. »
Lors de nos rencontres à Pyongyang, M. Jang-yop avait le comportement confiant et
décontracté d’une personnalité bien placée, mais j’ai souvent remarqué chez lui un regard
perdu et anxieux au cours de notre discussion à Séoul. En tant que transfuge, il est
désormais dans une position inconfortable. Il a coupé les ponts avec sa famille et ses vieux
collègues de Pyongyang, et pourtant il affirme franchement : « Depuis que je suis arrivé ici,
j’ai le sentiment qu’on se méfie de mes opinions, notamment sur l’ampleur de la famine
dans le Nord. J’aimerais voir mes idées se refléter dans les politiques sud-coréenne et
américaine, mais c’est difficile. J’ai appris combien la politique est très complexe en Corée
du Sud. »
Quand M. Hwang Jang-yop est arrivé en Corée du Sud, le gouvernement du président Kim
Young-sam a limité ses contacts aux intellectuels purs et durs, qui souhaitaient
l’effondrement du régime de Pyongyang. Aujourd’hui, le président Kim Dae- jung mène
une politique « d’atterrissage en douceur » et proclame que le Sud ne cherche pas
l’écroulement du Nord et son absorption.
Risques de polarisation
IL existe, en effet, un risque grandissant de polarisation en Corée autour d’un Sud aligné
sur les Etats-Unis et d’un Nord tourné vers la Chine. Une telle cristallisation augmenterait
si les Etats-Unis, suivant les conseils de M. Hwang Jang-yop, maintenaient les sanctions
économiques afin de provoquer la chute du régime nord-coréen. Non seulement un tel
effondrement apparaît tout à fait improbable, mais, s’il se produisait néanmoins, il
comporterait de grands risques - flots massifs de réfugiés, troubles internes menant tout
droit à des affrontements militaires entre le Nord et le Sud, qui pourraient impliquer les
37 000 soldats américains présents en Corée du Sud.
Des perspectives de changement semblent toutefois s’ouvrir, comme j’ai pu le constater au
cours d’une visite au mois de mai 1998 : le long des routes nord- coréennes, le petit
commerce des produits de la ferme fleurit, sans que les autorités interviennent ; le
gouvernement a permis à plus de cent représentants d’organisations humanitaires de
s’installer et de contrôler la distribution de nourriture dans 170 des 210 districts du pays.
Ayant récemment décidé de se concentrer sur la recherche de l’autosuffisance alimentaire,
la Corée du Nord et le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) ont,
le 29 mai 1998 à Genève, annoncé un plan d’action commun comprenant la réhabilitation
des usines de fertilisants, la réparation des pompes d’irrigation endommagées par les
inondations, ainsi que la généralisation de la double récolte. Contrairement à leur vieille
pratique du secret, les responsables nord-coréens de l’agriculture ont accepté d’ouvrir leurs
archives aux experts du PNUD.
Les Etats-Unis devraient suivre la voie préconisée par le président Kim Dae-jung et lever
toutes les sanctions imposées au pays durant la guerre de Corée. Dans ce cas, la Corée du
Nord a clairement indiqué qu’elle était prête à restreindre ses ventes de missiles au
Pakistan, à la Syrie et à l’Iran. D’autre part, comme me l’a expliqué M. Kim Yong-nam, le
ministre des affaires étrangères nord-coréen, si les Etats-Unis ne respectent pas l’article 2
de l’accord sur le nucléaire et n’allègent pas les sanctions dans les mois à venir, le régime
de M. Kim Jong-il pourrait relancer l’activité de quelques-uns ou de tous ses sites
nucléaires.
L’une des concessions-clés faites par Pyongyang dans le cadre de cet accord était que les
combustibles nucléaires produits avant la signature du texte soient stockés dans des
conteneurs d’acier, sous le contrôle des techniciens américains, et expédiés à l’étranger afin
qu’ils ne puissent être transformés en plutonium utilisable à des fins militaires. Jusqu’à
présent, la Corée du Nord a observé à la lettre ces exigences mais, le 19 avril 1998, elle a
suspendu les opérations de conditionnement. Bien que, sur les 8 000 crayons de
combustible nucléaire restants dans les étangs de refroidissement de Yongbyon, seuls 200
n’aient pas déjà été mis dans des conteneurs d’acier, Pyongyang entend ainsi montrer par
un acte symbolique qu’elle peut empêcher l’expatriation de ses matières nucléaires si elle
n’est pas satisfaite de la manière dont les Etats-Unis respectent l’accord.
En plus de l’allègement des sanctions, la Corée du Nord demande aux Etats- Unis de
maintenir la livraison mensuelle de 44 000 tonnes de pétrole brut prévue par l’accord.
Washington a promis de fournir 500 000 tonnes par an, financées par le Congrès et par
d’autres pays, notamment le Japon. Mais la collecte des fonds est de plus en plus difficile,
et il n’est pas certain que les Etats-Unis pourront financer les 200 000 tonnes dues avant le
1er octobre. Pour montrer son mécontentement, Pyongyang a invoqué le droit de conduire
des « opérations de maintenance » à l’intérieur du réacteur de 5 mégawatts et dans le site de
Yongbyon, sous la surveillance de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).
Une telle opération implique la rupture des scellés apposés après la conclusion de l’accord.
Bien qu’il ne s’agisse pas d’une violation du traité, c’est la première fois que Pyongyang
invoque cette disposition.
Dans une série de lettres rageuses adressées au département d’Etat américain, ainsi que lors
d’une rencontre à New York fin août 1997, la Corée du Nord a menacé de reconditionner
les 200 crayons de combustible nucléaire restants, si les Etats-Unis ne mettent pas plus de
bonne volonté à remplir leurs engagements. Cette menace incitera probablement les Etats-
Unis à quelques gestes limités et à éviter une épreuve de force immédiate. Pourtant, le
devenir de l’accord reste suspendu à la levée des restrictions posées au commerce et aux
investissements non stratégiques.
L’action des réformateurs de Pyongyang est directement entravée par les barrières
économiques héritées de la guerre froide. Les sanctions décidées par les Etats-Unis
découragent non seulement les investisseurs américains, mais aussi tous ceux qui sont
intéressés par la zone franche de Rajin-Songbong ainsi que par les zones spéciales
industrielles prévues à Nampo et à Wonsan. Les investisseurs sud-coréens, japonais,
taïwanais et les Chinois d’Asie du Sud-Est lorgnent sur la main-d’oeuvre qualifiée de la
Corée du Nord, en particulier dans le secteur textile, mais ils demeureront prudents tant que
la levée des sanctions ne garantira pas l’accès au marché américain.
Ce sont les changements économiques qui permettront la démocratisation de la Corée du
Nord et le réchauffement des relations entre Pyongyang et Séoul. Les événements récents
en Irlande du Nord montrent comment l’économie peut lever des barrières politiques
apparemment insurmontables. Il pourrait en être de même en Corée.
Selig S. Harrison
Directeur du programme Asie du Center for International Policy (Washington), chercheur
principal au Woodrow Wilson International Center for Scholars (Washington).
(1) L’entretien s’est déroulé dans des conditions très strictes, mais en dehors de la présence
de membres des services de renseignement sud-coréens (toutefois, comme les services
secrets ont insisté pour choisir le lieu de la rencontre, on peut penser que tout a été
enregistré). D’autre part, M. Yop a demandé que toutes les informations concernant
l’opinion de chacun des dirigeants nord-coréens concernant les réformes ne soit pas
mentionnées publiquement pour ne pas nuire aux partisans du changement.
(2) Lire « Craquements en Corée du Nord », Le Monde diplomatique, février 1997, et
Jacques Decornoy, « Délicate fin de guerre dans la péninsule de Corée », Le Monde
diplomatique, janvier 1994.
(3) Lire Claude Leblanc, « Premier dialogue dans la Corée divisée », Le Monde
diplomatique, janvier 1992.