C H A P I T R E - 1 LA P R ~ s E N T A ~ DES TROlS srY'rrr
DANS LE CADRE DE L- IEl DE LA MvmoWGE
A. L'esquisse rapide de I'histoire des romans
Marguerite Yourcenar reagit contre l'oubli de la culture traditionnelle.
Franqois Wasserfallen, en la comparant avec Thomas Mann, dit:
"Si elle a pu dire apropos des ouvrages de Thomas Mann que I'actuel [y rentrait] d'emblee dans la categorie de I'historique, on pourrait [. . ] dire d'elle qu'elle a su avec les 'Memoires d'Hadrien' comme avec 'L'(Euvre au noir' rendre actuel I'historique "I
Une esquisse rapide des trois romans de la presente etude doit ouvrir
la bonne voie a une meilleure comprehension de ces paroles laudatives sur
I'historique de l'oeuvre yourcenarienne.
1. "Memoires d'Hadnenn
a) La genese de I'oeuvre
~ c r i t au sortir de la Seconde Guerre mondale "Memoires d'Hadrienn
est contemporain, a la difference de quelques mois, d'un essai polkmique
de Nathalie Sarraute, intitule "L'~re du souppod"' oh elle revendique
1. F .GWLARD et F. WASSERFALLEN, "La Modernite de Marguerite Yourcenar", Entretien entre le Professeur Franwise Gaillard (F.G.) et Franwis Wasmfallen (F.W.). . . . ,. Zquinoxe, no 2, aut. 1989, p.11.
2. Nathalie SARRAUTE, L'& du smfion, Paris: Galhard "ldbs", 1956.
"le caractkre irrkversible de la rCvolution romanesque, la mort du personnage, la deconsideration de ['action, qu'elle soit herolque ou criminelle, la disparition de I'analyse et de la de- scription."'
Pourtant c'est B travers le classicisme que Marguerite Yourcenar
exprime mieux les drames et les conflits humains
Ses themes lui octroient une originalite incontestke: I'homosexualite
comme dans les recits d'avant-guerre, la realisation tragique de la solitude
de la destinee humaine et finalement le mythe du personnage d'Hadrien.
Yourcenar precise dans ses entretiens avec Matthieu Galey qu'elle avait
h i t "l'histoire d'un prince et en meme temps une grande destinee
individ~elle. '~
Ce h t lors de sa premiere visite a la villa Adriana, A 1'8ge de vingt
ans, que yourcenar a eu ['ambition d'ecrire sur le grand Empereur. Depuis,
par ses "methodes de delire", elle pratique "l'attention" recommandee par
les sages hindous3, en ajoutant a ses lectures son intuition et sa vision
pour rendre vraisemblables ces memoires imaginaires, car elle veut "refaire
du dedans ce que les archeologues du XIXo siecle ont fait du dehors."' Si,
d'apres Alexis, "Tout bonheur est une innocence"(OR,32), Hadrien
affirme, "Tout bonheur est un chef-d'oeuvre"(OR,413), formule qui
1 Henriette LEVILLAIN, Mdmoires d'Hadrien de Marguerite Yourcennr, Paris. Gallimard, 1992, p 12
2 M.YO~CENAqLesYeux,p.156. 3 M. YOmCENAq "Carnets" - MH, Euwes mmmzesques, Avant-propos de
I'auteur. Chronologie, Paris: GallimardiZaPi&ade", 1982, p. 528 4. Ibid., p. 524.
8
authentifie la lente maturite de la composition des "Memoires d'HadrienW
pendant vingt-cinq ans.
b) Le roman historique
La "Note" de l'auteur, a la fin du livre, donne une longue liste des
lives et des varietes de sources desquels Marguerite Yourcenar a puise
I'essentiel pour se documenter. C'est un catalogue impressionnant de tous
les ouvrages des quatre ecoles historiques importantes de l'aprks-guerre.
Sa connaissance des langues anciennes et modernes, notamment du latin
et du grec contribua a I'edification de ce fichier enormement riche d'une
erudition complete.
Hadrien lui-mime declare que c'est pour retrouver le plan de sa vie
qu'il entreprend ses mkmoires: "Je m'efforce de reparcourir ma vie pour
y trouver un plan, y suivre une veine de plomb ou d'or, ou I'ecoulement
d'une riviere souterraine". (OR, 33)
Ce personnage historique du II' siecle romain f i t un novateur et un
legislateur muni de souplesse, conservateur et visionnaire, plus humaniste
qu'Auguste et plus politique que Marc-Aurele. I1 fut considere le modele
9
complet qui annonce le prince de la Renaissance. Comme dirait Henriette
Levillain, il etait "juriste et artiste, stratbge et politicien, sage et cynique,
savant et voluptueux."~ I I faut mentionner la phrase inoubliable de Flaubert
qui a beaucoup impressionne Marguerite Yourcenar: "Les cfieux n'etant
plus, et le Chnst n'etant pas encore, il y a eu, de Ciceron a Marc-Aurele,
un moment unique oh I'homme seul a ete."2
Le bilan historique des vingt annees de son regne comprend la
politique de paix dans son vaste Empire romain, la construction des
monuments les plus imposants comme le Pantheon, le Mausolee
Saint-Ange, lavilla Adnana, accompagnees de ses activites surabondantes.
Pour ecrire la vie d'un si grand homme, I'auteur devait attendre de
longues annees: "En tout cas, j'etais trop jeune. I1 est des livres qu'on ne
dolt pas oser avant d'avoir depasse quarante ans [ . . . I I1 m'a fallu ces
annees pour apprendre ii calculer exactement les distances enbe l'empereur
et rnoi."'
c) La structure du roman
Le roman se compose de quatre chapitres encadres par un prologue
1. H. LEVILLAIN, op. cit., P. 47. 2. "Carnets" - MH, p. 5 19. 3 . Ibid.. p. 521.
"Animula Vagula blandula" (Petite h e vagabonde et cfdine) oh I'essence
des pensees philosophiques et morales d'Hadrien est evoquke, et un
epilogue "Patientia" oh il exerce la patience et attend la mort.
Les quatre chapitres constituent le rkcit principal. Ces titres, sauf le
premier sont empruntes aux devises des monnaies emises sous le regne
dlHadrien, resumant les grands traits d'un plan: "Varius multiplex
multiformis" (Varie, multiple et changeant), "Tellus stabilita" (La terre
retrouve son equilibre), "Steculum aureum" (Siecle d'or), "Disciplina
Augusta" (Discipline auguste)'.
Le chapitre "Varius multiplex multiformis" pule des apprentissages
varies d'Hadrien comme la chasse, la vie militaire, le grec, le cuke de
Mithra, I'ambition, la volupte, lors de la periode qui va de I'enfance a
l'adoption par Trajan. C'est aussi la periode de formation des opinions
contradictoires: le gofit et l'horreur de la guerre, I'amow pour la Grece et
les prejuges A I'egard de Rome, la passion des livres et le rtve d'une
virginite culturelle, la curiosit6 pour les liaisons adulteres et le mepris des
femrnes. I1 se tennine avec la mort de I'emperew Trajan et l'adoption
d'Hadrien. Ainsi tout rentre dans l'ordre dans I'empire et dans la vie
d'Hadrien.
'1 H LEVILLAIN, op cit , p 5 1
11
Le chapitre "Tellus stabilita" contient les decisions et les actions
d'Hadrien pour etablir I'kquilibre entre le centre (Rome) et la periphtrie
(les provinces).
Hadrien retrouve la paix intkrieure et il construit beaucoup,
construction materielle comrne des monuments et des villas et construction
intellectuelle. 11 fait egalement construire son tombeau au bord du Tibre.
On voit se superposer "par une serie de combinaisons et d'enchissements,
I'ordre rkve, pour Rome et l'ordre souhaite dans la vie personnelle"'
d'Hadrien.
"Sieculum aureum" parle non pas de I'action mais de l'execution du
plan d'ordre et d'equilibre dans les provinces. Hadrien surveille la
consolidation des tenitoires gagnes. C'est la periode de la gloire oh I'on
remarque la fusion de "la courbe de I'empire et celle de la persome intime
d'Hadrien."2 L'evenement capital, la rencontre de I'empereur avec le jeune
ephebe est une indication nette de la jouissance qui vient remplacer l'action.
Hadrien se dome entierement au plaisir comme il dit: "Cette aventure
banalement commencee enrichissait, mais aussi simplifiat ma vie." (OR,
406) Neanrnoins, cet episode romanesque se termine brutalement par une
noyade tragique d'Antinoiis. L'enterrement du jeune Bithymen comble
I'effondrement d'Hadrien. A la fin du "siecle d'or" il y a une impression
1. Ibid., p. 5 5 . 2. Ibid., p. 56.
de stabilitt.
Dans le chapitre "Disciplina augusta" Hadrien pratiquement
"commence a apercevou le profil de [sa] mort". (OR, 289) Donc il ache
d'achever les ultimes mesures de discipline et d'autodiscipline appliquees
respectivement a I'empire et a sa propre personne. I1 fait son testament
intellectuel: "bibliotheques a Athenes et a Rome et villa Adriana a Tibur."'
Pour eviter le chaos apres lui, il menage tout pour laisser a son successeur
Lucius de son choix un heritage sans dangers.
Le parallelisme continu se voit ici entre l'ordre du monde et l'ordre
de la vie intime: le choix de son successeur et I'attente de sa mort. Toute
la vie d'Hadrien s'annonce comrne un long apprentissage de la mort. Par
le stoi'cisme, il cherche a maitriser ses passions, se laisse gouverner par la
raison, se prCte a la mort.
La deuxieme oeuvre qui a eleve l'ecrivain au statut de vedette avec
"Memoires d'HadrienW, par I'authenticite historique et la verite des valeurs
humaines, est, sans doute, I'histoire de Zenon.
2. "L'CEuve au noir"
a) La source de la fiction
Le roman a pour point de depart une nouvelle "D'apres Diirer" publiee
en 1934 dans le recueil "La Mort conduit l'attelage"'. Si "Memoires
dlHadrien" fait revivre le monde du 11' siecle romain, "L'CEuwe au noir"
se situe dans la Renaissance flamande ou preciskment "entre le Moyen
Age qul s'epu~se, et la Renaissance qui s 'annon~e."~ Zenon, le heros
fictif, reste confus dans cette periode de transition et cherche a comprendre
les mutations dont il est temoin. L'histoire ne sert ici que de moyen d'une
reflexion sur la destinee d'un homrne.
Comme "Memoires d'Hadrien", "L'CEuwe au noir" t o m e autour
d'une periode charniere dans 1'Histoire Quant a la source de cet ouwage,
Marguerite Yourcenar I'a puisee dans un l ive qui traite des troubles des
Pays-Bas qu'elle a trouve dans la bibliotheque paternelle. Elle le mentionne
dans "Les yeux ouverts"
" l 'a~, entre autres, trouve dans la bibhotheque de ma f m l l e paternelle un live intltule 'Memoires anonymes sur les troubles des Pays-Bas', qui est une reimpression du XIXc siecle d'un texte en vleux fran~ais Ce h t la base de 'L'CEuvre au noir' comme Dion Cassius a ete la base de 'Memoires d'Hadrien' J'avais pris des notes d& ma dix-huitihe annee "3
1. M YOURCENAR, "Note"-ON, Euvres romanesques, p 837
p. Pierre - Yves BOURDIL," 'L'CEuvre au noir' de Marguerite Yourcenar - Portrait de a tbnon", L dcole des l e ths2 no 1 , 1988-1989, p 15 $. M YOURCENAR Les Yeux, p 157
b) Le cadre historique
Ce qu'on appelle si vaguement la Renaissance n'a pas eu dans les
differents pays d'Europe le meme horaire. La Renaissance du nord a
laquelle Zenon appartient a eu son epanouissement au milieu du XVIe
siecle. C'est une periode oh regne
"la foi en la dignitb humaine, dans les pouvoirs infinisdel'homme, [. . . ] ou I'on se fait du monde une idee qui n'est pas encore wpemicienne. L'homme est toujours au centre des choses, sur une terre qui est au centre du monde."'
A la difference d'Hadrien, un personnage qui a existe dans I'histoire
romaine, Zenon est purement fictif, contenant pourtant en lui des aspects
de Paracelse, de Leonard et de beaucoup d'autres figures importantes de
son siecle dont la liste complete est ebauchee par Yourcenar dans la "Note"
qui suit le romax2 Les luttes religieuses encadrent l'existence de Zenon
qui sera finalement juge pour l'heresie.
Le titre du roman "L'Euvre au noir" renvoie a l'alchimie, science
occulte pratiquee en secret. La recherche alchimique a pour but de creer
l'or et de trouver la"pie~ephilosophale". Parmi les trois phases alchirmques
1. Ibid., p. 158. 2 . "Note" - ON, pp. 839-840.
IS
"1'~uvre au noir" est la premiere et elle a absorbe toute la vie de Zenon.
c) La tripartition du roman
Le roman est divise en trois parties: "La Vie errante", "La Vie
immobile" et "La Prison". "La Vie errante" traite des voyages de a n o n
qui veut faire "le tour de sa prison" avant de mourir. Sa comaissance va
se bltir sur I'observation directe du monde. La publication de son livre
"Traite d'un monde physique" lui vaut la poursuite de I'Inquisition, car
comme dirait Hadrien: "C'est avoir tort que d'avoir raison trop t6t." (OR,
351) Dans la deuxieme partie "La Vie immobile", Zknon, las des voyages
necessites par la crainte de la saisie de son second ouvrage "Les
Protheories", retourne a Bruges sous le nom deguise de Sebastien Theus.
I1 devient ami du prieur des Cordeliers et commence a mener une vie
apparemment tranquille. Sunient alors le scandale des "Anges" oh I'on
~mplique ZBnon. Arrive a l 'lge de cinquante-neuf ans, par lassitude, il se
laisse decouvrir sa vraie identite. Tout tourne contre lui, il est emprisonne.
La troisieme partie "La Prison" raconte la fin de Zenon. Condamne au
btcher, il se donne la mort de son choix en s'ouvrant les veines et meurt
pleinement libere.
A cBte de ces trois divisions, le roman est marque par trois themes
lies qui sont: "une curiosite du mecanique" mise en execution par
I'interaction de I'esprit et de la matiere; "me espkrance d'harmonie", c'est-
a-dire la conciliation des sentiments et de la pratique; enfin "une conscience
de I'utopie" quand Zenon rkalise par l'expkrience que tout est vanite
s'agissant des hommes, I'utopie etant "l'espoir social des desabuses".'
La compos~tion du roman a trois volets correspond aux trois phases
de la mat~ere:
"Le magistere consiste - apres une phase de preparation - a desamalgamer d'abord la matike en la dissolvant apres subli- mation pour la rhalgamer ensuite en la coagulant apres puri- fication -'solve et coagula' "'
La premiere phase c'est la putrefaction: "solve", c'est la dissolution
ou tout est noir, "d'un noir plus noir que le noir m2me." "L'CEuvre au
noir" est cette phase de debut caractensee par une odeur pestilentielle.
Graduellemlent, au cours des cuissons, le noir devient gris, puis vert. La
plerre au blanc apparait ("L'CEuvre au blanc"). Finalement, on voit la pierre
rouge apparaitre ("L'CEuvre au rouge"). C'est I'indication de "l'integrale
puretP4 de la matiere. Cette dissolution et purification de la matiere
designent symboliquement "des epreuves de I'esprit se liberant des routines
et des prejuges"
1 P -Y BOLIRDIL, L 'kcole des Lenres, op cit , p 16 2 PierreFOUNAREL, " 'L'Euvre au noir' et son aspect alchirmque",Margr~les, no
122, oct 1968, p 74 3 lbid 4 Ibid p 75 5 "Note" -ON, p 844
18
a I'incertitude: la reconnaissance ou la denkgation de sa culpabilitk. Ronge
par le remords et le souci de justification, ~ r i c , le seul survivant du trio,
relate son recit autobiographique a deux de ses camarades, en soulignant
ce qu'il y a d'ineluctable dans l'enchahement de ces kvenements.
b) Le decor historique
C'est le premier recit historique de Marguerite Yourcenar, dans sa
camere de romancibre La preface de I'ceuvre donne ces precisions de
I'auteur
"Ce court roman dans le sillage de la guerre de 1914 et de la Revolution msse, fut ecnt a Sorrente en 1938 et publie trois mols avant la Seconde Guerremondiale, celle de 1939, donc vingt ans enwron aprb I'mcjdent qu'il relate "!
~ n c , le nanateur du recit, parle de la campagne en Courlande oh il
avait commande, 11 y a qulnze ans, un des corps volontaires qui parhcipaient
a la lutte antibolchenque.
C) Structure du roman
Le roman est raconte d'un tralt sans qu'll y ait des repartitions en
1 Ibid
19
chap~tres Cette "confidence homosexuelle doul~ureuse"~ fonne le
corollaue de la confesslon d' Alexls Les differents procedes de narration,
le decor m&me, "ce coln obscur de pays balte isolC par la rdvolution et la
g u e ~ e " , ~ la fatalite des faits racontes, le cadre hstonque et biographlque,
tout a pour effet de mener le jeu vers le denouement lrreverslble
C'est a Kratovice que se deroule cette hlstoire d'amour La
presentation du reclt se falt sous forme d'une confesslon aux deux soldats
qul ne I'ecoutent que d'une orellle dlstraite C'est cette fonne que I'auteur
a reprlse pour "Memolres d'HadnenW, publie beaucoup plus tard
Dans cette histoire tragque, les personnages sont dans un desespou
permanent C'est un confllt de passlons et de volontes presque pur 11s se
distinguent du monde cornmun par leur purete, la noblesse et la solf
d$il'absolu et ainsl correspondent aux caractenstiques convenhonnelles des
heros de tragedie
'Soullgnant lajeunesse et I'lnnocence des personnages places dans un contexte de guerre et de mort quotldeme, le narrateur
Yourcenarrennes, bull no 5 , numero spec~al, Caesarodunum, nov 1989, p 93 Plus lorn SIEY
@ CG - "Preface", p 79
20
met en evidence leur caractkre prkdeatin6." '
L'amour au triangle n'est pas nouveau dans les oeuvres de Marguerite
Yourcenar. Le trio dont il est question egalement dans "Alexis ou le Traite
du vain combat" et, ou le troisibrne personnage n'etait pas present, donc il
n'etait pas precise. Ce trio se retrouve encore dans "La Nouvelle Eurydice"
qui evoque "le desarroi d'un jeune homrne entre pour la premiere fois
dans I'intimite d'un c o ~ p l e . " ~ Ce triangle essentiel apparait egalement dans
"~lec t re ou la chute des masques", piece de thefitre qui correspond ti
"Alexis ou le Tralte du valn combat" par le theme et la substance et dans
"Denier du reve", avec Marcello, Massimo et Stevo et par consequent
dans la p~ece qui en a dte tiree, "Rendre a Cesar".
Pour etablir sans conteste I'authenticite de ses oeuvres, Marguerite
Yourcenar s'efface completement laissant ses personnages envahir la scene.
Pourtant elle apparait directement et pratique la rhetorique defensive dans
des ecrits qui encadrent les recits.
4. Le paratexte
Marguerite Yourcenar ne se soucie pas comme Flaubert ou Gide de
"liwer ses secrets" ou d'empieter a la r~chesse d'interpretation de ses
auvres. Elle n'a ecrit que quatre prefaces, en fait, pour "Denier du ;he",
1. Jean-Franpis PAROZ sur Anne-Catherine Delley, "La vision du tragique dans 'Le Coup de g r k ' de Marguerite Yourcenar", Mimoire de licence, Facult6 des Lettres de 1'Universite deFribourg, 1982, .kqurnoxe, n02, aut 1989, p 145
$4 M YOURCENAR, EWES romanesques, "Chronologie", p XVIn
2 1
"Alexis ou le Traite du vain combat", "Le Coup de grfice" et "Feux".
Mais elle a fourni d'autres ecrits peripheriques ajoutes A son ceuvre, des
"paratextes", pour reprendre la terminologie de Gkrard Genette. Les a w e s
sont accompagntes dU'avant-propos" ou deapost-scriptum", de
"post-face", d"'examens", deUnotes", et ou de "cametsde notes". Dans le
cas des deux ceuvres principales, les notes fournissent une reference erudite
et assument presque la longueur d'essais. L'edition recente de la Pleiade
de l'ceuvre romanesque presente encore un "Avant-propos" de portee
generale.
C'est tout un reseau complexe de justifications et de clarifications
supplementaires comme si l'auteur voulait dissiper la crainte d'&tre mal lu
ou ma1 compris. Paradoxalement, d'apres ses propres paroles, c'est pour
eviter de dire plus qu'il n'en faut qu'il parle de lui-m&me. Les paratextes
ont pour but I'auto-protection du createur.
D'apres Yourcenar, ces hors-textes donnent la "genese" ou le "cadre"
du roman. Pour le lecteur, ces multiples reprises d'explication sur I'ceuvre
resultent en la proximite temporelle. Et ces parentheses avant etlou apres
i'aeuvre tendent necessairement a souligner la fragmentation temporelle et
spatiale.
I1 est egalement clair que I'aeuvre litteraire subit I'mfluence du monde
22
technologique des "media". Semblable au presentateur imposant sa
persomalite et son art a la valeur du programme d'un auteur a la radio ou
a la television, Marguerite Yourcenar se fait la presentatrice de ses propres
euvres. En fait c'est un subterfuge d'autoglorification, qu'elle merite sans
doute.
Quoi qu'il en soit, I'ecrivain, par les textes peripheriques, passe de
I'intra-diegetique a I'extra-diegetique. I1 vise a renforcer le rapport
auteur-lecteur, mais egalement surveille a retenir la relation
createur-personnage. En outre, il assure que, pour lui, le temps de I'ecriture
ne se termine pas avec la fin du livre. I1 est libre de reprendre le texte soit
pour la reecriture du texte lui-mCme, soit pour la justification, ou
I'explication. C'est egalement une maniere d ' a f h e r que les personnages
historiques, ressuscites par lui, ne retournent pas a leur tombeau a la fin du
recit, mais continuent de viwe dans cet avatar, soutenu par l'empathie de
I'auteur durant sa vie entiere. Ils sont semblables A ces statues evoquees
dans l'admirable essai "Le Temps, ce grand sculpteur" : "Le jour oh une
statue est terminee, sa vie, en un sens, comrnence."l
Les textes extra-diegetiques donnent un poids a la diegese et dictent
la maniere dont la lecture doit Btse performee. La temporalite de l'ecriture
1. M YOURCENAR, "Le Temps, ce grand sculpteur", Essais el memoires, Avant-propos del'editeur, Paris: Gallimard "La PlBade", 1991, p.3 12
23
trouve ses rallonges dans celle de la lecture. Celle-ci devient alors un temps
i n f i qui sera limite seulement par la mort. Les lecteurs successifs sont
invites a accompdir "le tour de l'espace temporel qu'on [leur] pr6sente."'
L'intemporel ou le supra temporel est le but ulterieur qui, sans doute, tend
vers I'etemel.
B. Le discours entre la realite et l'imaginaire chez la romanciere
1. Le temps de l'histoire et le temps de la narration
Le rtcit est une sequence doublement temporelle oh entrent en jeu le
temps de la chose racontee et le temps du rCcit, ou linguistiquement, le
temps du signifie et le temps du signifiant.
Le temps de I'histoire de "Memoires d'HadrienV s'etend sur une
periode de soixante-deux ans. L'auteur utilise les reperes de l'histoire
comrne base pour reconstruire la vie publique et la vie interieure du
protagoniste. Puisqu'ii s'agit de I7Empereur, il y a question de I'histoire
personnelle et de l'histoire collective. D'oh une double presentation du
temps qui s'annonce: temps hstorique et temps individuel. Sur le plan
historique c'est I'apogee du regne des Antonins, sur le plan individuel
c'est le testament d'un Empereur qui a deja commence a naviguer vers la
mort. Vieilli et malade, il passe en revue I'integralite de sa vie. La perspective
1 Christiane PAPADOPOULOS, L'expression du tempsdans I'mvre mmanesque el autobiographique de Marguerite Yourcenar, These de doctorat, Ed Peter Lang S.A., Berne, 1988, p.24
24
est egalement double: La figure historique sur le seuil de la mort ecrivant la
lettre a son petit-fils Marc, et l'ecrivain du XXO siecle s'adressant aux
lecteurs de son temps.
C'est en janvier 1949 que l'ecriture du roman fut entreprise findement,
c'est le moment oh Marguerite Yourcenar portait encore les deboires du
cataclysme de la Seconde guerre mondiale. Pourtant l'espoir etait encore
vif dans son esprit pour convoiter, plein d'optimisme, le redressement
des erreurs des convictions et I'entree dans un monde Cpure de combats,
voire un monde de paix. Surtout, avec la crkation des Nations Unies, elle
couvait le souhait d'avoir un "manipulateur de genie capable de retablir la
paix pendant cinquante ans."' C'etait egalement I'esperance du monde
entier.
Vite desillusiomee, la romanciere entreprend "L'Guvre au noir" oh
elle decrit le comble du monde excessivement attache aux principes:
"Mais au tempsou j'krivais 'Mknoires d'Hadrienl, il Qait pos- sible d'esperer, pour une periode tres courte encore, dans cede euphorie qui suit la fin des guerres; ce n'aurait plus ete possible
1. M. YOURCENAR, Lesyeux, p. 149
25
trente ans plus tard "'
Par le truchement de la fiction, l'auteur expose les seches verites des
choses et des hommes du XVI' siecle. I1 depeint la vie de ZBnon durant
SIX decennies, de 1510 ti 1569. De la naissance a la mort du heros, c'est
une vie pleine d'experiences et d'experimentations. Zenon s'aventure dans
le monde intellectuel de son temps. I1 lui amve egalement de r&ver de
I'avenir differ6 de plusieurs siecles. Par exemple, retournant par jeu le
numero 1491 qu'il trouve grave sur une vieille poutre, il songe a ce que
pourralt Ctre I'an 1941 I1 est force de confronter I'ignorance, la
sauvagerie et les rivalites non fondees de ses contemporains.
En fait I'auteur s'est m s a ecrire le roman en 1956, en presence des
crlses de Suez, de Budapest et de l'Alg6rie Les tableaux de Breughel,
illustrant la destruction de la guerre, qu'il a regardes au musee de Bruxelles
dans ces annees, l'ont insplre a "evoquer ce desordre, ces rideaux de fer
du XVI' siecle entre I'Europe cathol~que et 1'Europe protestantem4 et la vie
m~serable de ceux qui ne faisaient partie d'aucune de ces sectes.
Par rapport a ces deux ceuvres majeures, la tro~s~eme reste la creation
d'une plus jeune Yourcenar. "Le Coup de grlce" fut ecrit en quelques
1 Ibid 2 ~ . ~ o ~ ~ c ~ ~ ~ ~ , ~ u v r e s r o m a n e s q u e s , o p c i t , p 7 0 1 3 M YOURCENAR Les yeux, p 160 4 Ibid
26
semames, pendant I'automne 1938, a la veille de la deuxieme guerre
rnondlale et la narration sillonne la guerre de 1914
"C'&slt I'kpoque des fameuses entrewes de Mmch la guerre etslt de nouveau blen proche, etje suis s6re que les angoisses du moment sont pour quelque chose dans la tenslon inteneure du reclt, consacre comme 11 I'est aun episode de guerre se sltuant prks de vmgt ans plus tbt "'
Publ~e a peme trols mois avant le declenchernent de la Seconde guerre
mondiale, l'ouvrage raconte une "occurrence authentique" (OR, 79) q u a
dure moms d'un an knc lui-mime declare au debut du rec~t "Les dm
mols les plus pleins de ma vie se sont passes a commander dans ce
dishct perdu " (OR, 87) Quoique de tres courte duree l'kvenernent pese
sur les personnages par I'intens~te de la situation
C Les mythes dans les romans yourcenanens
L'hornme du present cherche un appui dans l'exemple de celul du
passe hlstonque Car pour h le present est l'maccompli, mas le passe
reste I'accompl~ La mime tendance se retrouve chez l'homme du passe,
car l u ~ aussl a besom de suivre l'exemple de ceux qui l'ont precede, de se
comparer aux heros mythiques du passe lomtam
1 P de ROSBO, Entrelrens, op c ~ t , p 20
27
La mythologe c'est l'ensemble des recits mervellleux et des legendes
de toutes sortes lnventes par les hommes de I'antiqurte avant notre ere
exergant un grand unpact sur l'homme de I'ere chdtienne en ce qu'elle a
offert une histoire splntuelle au monde Depuis, ces ltgendes ont retenu
I'attention du monde puisqu'elles lnstituent
"un systeme, plus ou moms coherent, d'cxphultron du monde, chacun des gestes du heros dont on raconte les explolts se trouvant n&teur et entrainant des consequences don; retentlt I'umvers entler "'
Les grands poemes "epico-religew" de la htterature de I'Inde apparhennent a cette categorle
Le mythe contlent l'hlstolre, donne le htre de noblesse aux cites et
aux families, s'appu~e sur les croyances et explique les ntes de la rehgon
Gouvernant tout, la we et la pensee, 11 y mble l'humm et le surhumm "I1
dessine une image, un symbole, sl l"on veut, d'une realite qui serait,
autrement, ineffable "2 I1 comporte les contenus "hstonques et e h q u e s "
en relevant "des temoignages impr6vus sur des etats autrement oublies '"
Les heros mythlques ont pour ancbtres des kwutes et ew-mbmes restent
les ancbtres de farmlles nobles hlstonques, comme Helene qui est 1"'enjeu
1 Pierre GRIMAL, La myfholopegrecque, 9'ed [Ir%d 19531, Pans PUF "Que ws-je?", 1978, Introd , p 5
2 Ib~d , pp 8-9 3 I b l d , c h a p I , p 1 2
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de la guerre de Trole, est fille de Zeus "1
L'aeuvre yourcenarlenne est tres nche d'alluslons mythlques Les
heros de ses romans sont kclaires et prothges par les modeles
mythologiques 11s y trouvent leur image magnifiee a une dunension
universelle 11s se donnent une ou plusieurs figures myhques comme leur
prototype et se mythifient m s i
1 Hadnen et la mythologe
L'espnt cuneux de I'empereur phllhellene, ~nst ru~t par les voyages, a
beaucoup promulgue la famillante avec les hbos mythologques Ayant
vislte les pays nches en mythes dont les traces restent encore wvantes,
Hadnen s'y r6fkre souvent cornrne ornement du style et c o m e support
d'idees car "le mythe est un langage mversel
Hadrien est attue par le mythe par le cat6 mervellleux et par la maBe
de l'union du monde animal et humam Le mythe reste encore "une langue
vivante" Le monde est bien lnstruit des hstoues mythologques, donc
chaque allus~on au mythe se comprend wte et sert a m e w faxe le dosage
du comportement actuel de I'homme
1 Ib~d , mtrod , p 7 2 Remy POIGNALLT, "Lamyrhologe dans 'Memoues d'Hadnenl - Le T~tan et
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a) Hadrien et la nature dans la mythologie
Le monde complexe mythologique ne s'bloigne jamais de la nature,
de mdme il apprend A I'homme a garder le cordon ombilical attache a celIe-ci : "La mythologie dit la sympathie qui lie 1' homme a la nature, une
nature ressentie comme tout a fait vivante."'
Hadrien sans cesse s'applique a se figurer le channe de ce monde de
pur enchantement. La for&, par la presence meme du Centaure, la bdte
fabuleuse au corps mi-humain mi-animal, symbolise I'existence inseparable
de I'homme et la bete. L'empereur croit que la nature regoit une
connotation impressionnante quand elle se manifeste sur l'homme:
". . . la tempkte ne respire jamais mieux que dans I'echarpe bdonnk d'une dksse marine. La objets naturels, les emblhes sacres, ne valent qu'alourdis d'associations humaines." (OR, 388)
L'intimite developpee entre Hadrien et son cheval Borysthenes dlpasse tout critere social. L'adorable creature n'kvalue son maitre que par son poids:
"Mon cheval rempla~ait les mille notions approchees du titre, de la fonctio~ du notn, qui compliquent l'amitie humaine, par la seule connaissance de mon juste poids d'homme." (OR, 290)
La compagnie de I'animal rassure la serenite et le calme, loin du monde chaotique. Elle permet de remonter au temps des origines du monde et de
1, lbid., p. 62
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s'approcher de l'univers des dieux. Cette attitude de Yourcenar est trbs
explicite dans la Trilogie. A la vue des anhaux, elle a I'illusion que leur
dkplacement en troupeaux dans la forft symbolise le mouvement vers "un
autre temps du monde, oh I' hornme en presence des bftes pressent encore
I'existence des dieux."'
b) Le mythe d'Hadrien
L'interft dlHadrien s'etend sur les mythes de tous les pays: Rome, la
Grbce, I'Inde, le Japon et la Chine. C'est qu'il est en qufte de I'ideal
humain. Dans cette poursuite, I'empereur glisse dans I'autre monde et
commence B se croire dieu.
i) C o m e empereur
I1 y a d e w moments oh Hadrien s'identifie aux diem mythologiques
romains ou grecs: a I'anivee au pouvoir, puis a la rencontre d'Antinoiis.
Amateur de la paix, il se revkt de la peau de lion, s'assimile ainsi A
Hercule qui fut, c o m e lui, partisan de la paix et du bien-ftre sur terre.
C'est vers la periode de "Tellus Stabilita" qu'il a connu la paix exterieure
et interieure, Ctant rassure qu'il a finalement obtenu le pouvoir et qu'il est
en position, par la politique de paix, de stabiliser I'empire romain.
1 . M. YOURCENAR, "Quoi? L'dtemiJ", Essals et memoires, p 1223.
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Son grand reve fut la restauration de l'ordre dans le monde entier,
condition idhale en contraste avec le recours au desordre dechahant un
rnonde chaotique. Dans cette mission, inspire de sa lecture de Plutarque, il
se donne l'image de I1Olympien, deploie ses forces pour vaincre les
Titans, les elements du dbordre. (OR, 392)
Dans son aspiration a travailler pour le bien de I'humanite, Hadrien
se considbre Jupiter. I1 se voit c o m e une part du cerveau du monde
qu'est Jupiter presidant a tout. (OR, 399)
I1 ne faut pas se mkprendre qulHadnen se surestirne en se confondant
avec dieu. I1 reste tres equilibre et cette assomption divine est une manibre
de bien concevoir ses responsabilites. "J'etais dieu, tout simplement pane
que j'etais h o m e " dit-il. (OR, 399)
D'autre part il constate que ie peuple se plait a lui decerner les titres
divins. I1 les accepte avec grPce parce que la confiance des gens qui
s'accroit avec le dkveloppement de l ' ~ t a t finit par deifier l'empereur. Et il
n'est pas le premier a recevoir de tels honneurs. "D'autres que moi I'ont
eu, ou l'auront dans l'avenir" dit-il. (OR, 399) A Athenes, lors de la dedicace
de IY0lympeion, assis "sous ce portique c o n y a I' echelle surhurnaine de
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Zeus9', Hadrien est inonde, par le peuple grec, de plusieurs "appellations
divines": "Evergbte, Olympien, Epiphane, M a h e de Tout", et des titres
qui Iui sont tres chers et qu'il croit avoir mbrites par ses actes: "Ionien,
philhellbne". (OR, 422)
ii) Cornme amant
Tout ce qui appartient A Antinoiis parait divin aux yeux dYHadrien;
tres souvent il est designe comme un jeune dieu; la langue maternelle du
Bithynien a la suavite de celle d'Homere: En parlant d'Arrien de Nicom6die
qui est son meilleur arni provenant egalement de la Bithynie, l'empereur
exprime son admiration pour le "doux dialecte".
"Les deux Bithyniens parlaient ce doux dialecte de I' l o ~ e , aux dbinences presques homkiques, quej'ai plus tard dkidk Anien a employer dans ses oeuvres." (OR, 411)
Le mythe a egalement le pouvoir de projeter une "lumiere eb1ouissante"l
sur la realitt. Avoir a ses cbtes un jeune compagnon qui l'adore c'est
admettre sa suprematie:
". . .j"acceptais d'ktre I'image terrestre de ce Jupiter d'autant plus dim qu'il est homme, soutien du monde, justice inuunde, ordre des chose, amant des GanymMes et des Europes, epoux negligent d'une Junon amere." (OR, 4 17)
1. R. POIGNAULT, op. cit., p. 70.
), la noyade dlAntinoils, il est depouille de ses titres divins et devient
entit?rement humain:
"Tout croulait; tout parut 6' &&Ire. LeZeusOlympien, le Mai- tre de Tout, le Sauveur du Monde s'efondrbrent, et il n'y eut plus qu'un homrne a cheveux gris sanglotant sur le pont d'une barque." (OR, 440)
Auparavant quand Antinoiis a visit6 la tombe de Patrocle en
s'identifiant I lui, il amusait beaucoup Hadrien. Certainement I ce moment
celui-ci n'a vu que "le decalage entre le mythe et la realitt".l I1 est bien
paradoxal qu' "Hadrien a une vision mythique de son existence" mais
"refuse [. . . ] de croire B la veritk du mythe."2 La mort du jeune ange lui
ouvre les yeux. Graduellement il regagne la sagesse et conquiert sa pew
de la fin de la civilisation romaine et de la disparition du souvenir
d'Antinoils. Desomais il n'y a plus question de se faire I'image de dieu.
Pourtant il permet que le peuple continue B le considerer comme tel, tant
que cette croyance lui octroie le pouvoir de guerir les malades.
C'est la lettre d'Arrien contenant le reportage sw l'ile d'Achille qui
ramene Hadrien a croire au mythe. La mention du temple d'Achille ou le
mythe d'Achille et de son ami Pa~ocle est preserve lui apprend "la perennit6
du mythe et sa valeur exemplaire".' L'empereur comprend que la realite
de sa vie avec Antinoils se superpose avec le passe myhque. Desormais
I . Ibid., p. 71. 2. Ibid. 3 . Ibid., p. 74.
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il commence A s'assimiler rl. Achille. I1 s'inspire du mythe pour confronter
la vie et la mort. I1 privoit deja que la postente peut le myhfier:
"Notre Cpoque, dont je connaissais mieux que persome les in- suffisances et les tares, swait peut-he un iour considhbe. oar contraste, comme un des iges d' or de l'h&t~." (OR 4j5)
Et le temps I'a prouve, les histonens decrivent le regne d'Hadrien comme
I'bge d'or.
I1 est aussi vrai que cet h o m e solitaire et Mdtre du peuple sort de
son cadre temporel pour atteindre l'universel. C o m e Flaubert I'a ddcrit,'
Marguerite Yourcenar voit en lui I'embleme de l'homme libre et l'image
meme du gouvemant qu'elle souhaitait pour restaurer l'ordre durant la
piriode de I'aprbs-guerre et a la suite de la constitution des Nations unies,
"un manipulateur de genie capable de retablir la paix pendant cinquante
an^'"^
2. Zinon et le mythe du 'moi'
La Renaissance, piriode de tumulte intenewe, de progres, d'invention
scientifique, de floraison liaeraire et de dbveloppement philosophique, a
connu beaucoup d'humanistes dont Zenon reflete la quBte du savoir et
confronte les obstacles.
I . "Les dieux n'itant plus, et le Christ n'btant pas encore, il y a eu, de CicQon P Marc Aurhle, un moment unique oh l'homme seul a &e." M. YOURCENAR "Carnets"-MH, CEuvres romanesques, p. 5 19.
2. M. YOURCENAR, Lesyeux, p. 149.
a) A la recherche de "Hic Zeno"
Des I'lge de vingt ans Zenon se lance vers "le grand chemin". I1 a
des ambitions precises: il veut maitriser l'alchimie et il est A la recherche
des maitres pour apprendre la science occulte. Trbs sQr de lui-m&rne, il
$aura accomplir ses desirs. La declaration, "Un autre m'attend ailleurs. Je
vais zi lui" est pleine d'assurance. Le long voyage est entrepris pour atteindre
le but de la realisation de soi. C'est "Hic Zeno", le genie en lui-m6me, qui
le pousse vers de nouveaux rivages a explorer. Si Hadrien est I'empereur
des terres, Zenon est le conquerant du savoir.
b) Le mystique autour du personnage de Zenon
Depuis l'enfance jusqu'a ses derniers jours, les actes et les
deplacements de Zenon focalisent ses aspirations multiples et depassent
celles d'un hornme ordinaire. Le chapitre "La Voix publique" (OR, 600-
602) decrit en filigrane le voyage de Z6non dont les mouvements se
succedent avec une rapidite et une variete mysterieuses. Le seul ami
d'enfance, Henri-Maximilien Ligre, I'ayant quitte pour I'aventure de la
gloire, le jeune clerc reste tout seul dans ses errances, ce qui justifie son
silence et mystifie ses actes. Hors de Bruges, sa ville natale, le
philosophe-medecin vagabond est etranger partout ailleurs et devient discret.
I1 parle peu et bien a propos. Sa longue conversation avec
Henri-Maxirnilien a h s b m c k rompt le silence et sa longue absence se
dbmystifie. Renonpant a la prbtrise, il a commence A pratiquer la medecine,
a experimenter l'alchimie. I1 a parcouru le monde, connu des succbs et
aussi des dkboires. Voulant communiquer au monde le fruit de ses
recherches il a publib des lives dont les titres sont tres revelateurs, a
savoir "Le Traite du monde physique" (OR, 640), "Protheories" (OR,
670) et "Prognostications des choses futures". (OR, 640) Ceux-ci sont
condamn6s par le public qui refuse d'accepter des faits qui contredisent
leurs croyances ttablies : cornme par exemple habitue considerer la terre
au centre de I'univers, on est indigne de croire que c'est le soleil qui est en
fait le centre et perdre ainsi I'irnportance qu'on s'est donne jusqu'apresent.
(OR, 788)
c) Le mythe du 'moi'
Le trait predominant chez Z6non depuis son enfance est son
ambition "d'btre plus qu'un homme". (OR, 564) L'ecnvain lui prbte des
aptitudes exceptionnelles de sorte qu'il puisse s'elever plus haut que le
reste des humains. La presentation du personage suggkre qu'il est n6
pour btre le guide philosophique, spirituel et moral du peuple de la
Renaissance,
Hilzonde et Simon Adriansen sont assimil6s a w caractkres bibliques,
creant ainsi I'atmosphbre austbe pour rnieux presenter la valeur surhumaine
de Zenon: "Simon et sa femme, c o m e Abraham et Sarah, c o m e Jacob
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et Rachel, avaient, durant douze ans, v6cu en paix." (OR, 603) Les
recherches de Enon dans le domaine de I'hemetisme, de la chirurgie
medicale, des sciences physiques, et de la prophetie sont celies d'un
puissant intellectuel. Mais des facteurs extkrieurs interviennent pour
interrompre ses travaux. Rendu de force inactif, le philosophe de Bruges
pardt cornme Icare, le personnage mythologique qui s'envole avec des
ailes attachees avec du cire, mais qui se detachent quand la cire se fond a
I'approche du soleil. I1 est Protee quand il fait des propheties des choses
futures et qu'il se dkrobe, tout cornme le fils de Neptune, changeant de
pays et de profession afin d'htre hors de la portte du monde vil.
Pareil au liberateur envoye par Dieu, il offre ses services benevoles a
tous les soufiants. I1 guerit les pestiferbs et les malades, cherche a protkger
les "anges". I1 est le prophete inquiet de l'avenir de I'hornme. Par ses
soudaines apparitions dans sa "houppelande flottante" Zenon avoisine
I'image du Messie le Christ. I1 reste incompris de la societe. Loin d'htre
loue de ses bienfaits, il rencontre partout le persiflage et reqoit du Tribunal
le verdict bien prononce de la condamnation au biicher. Navre de son
sort, il choisit une fin analogue a celle du Christ, mais dans son cas c'est
une "auto-crucifixion": la posture de son corps et les points saignants de
son pied gauche et de son poignet renforcent cette image. I1 coupe
"laveine tibiale Bur la face exteme du pied gauche, a I'un des endroits habitue18 de la saignee [. . . ] il cherch[e] et taiUad[e] a son poignet I1art&eradiale." (OR 830)
Son h e s'apprbte a s'envoler sous forme de lumiere eblouissante
"Un instant qui lui sembla kernel, un globe Carlate alpita en lui ou en dehors de hi, saigna sur la mm," (OR 833$auteur Ie voit ddja entrer dans I'Ctemitd "lnstdd dans sa propre fin, il &ait diji Zbnon ' i n o e t e d " (OR, 82.1)
3, L'element mythique du "Coup de grlce"
Par la participation des grandes puissances et par la magnitude du
genocide, la premiere Guerre mondiale se prtsente comme un evenement
epique.
a) L'atmosphbre politique et le mythe de Sophie
Le champ de bataille du roman est sur la frontikre allemande. Les
acteurs sont les "premiers soldats du IIIbmO Reich" sous le regime
national-socialiste.' L'action du roman se dboule ii Kratovict, ville en
proie a une crise gkographique. Territoire entre dew m 6 e s en conflit,
elle est tant6t la possession des communistes, tant6t celle des
corps-francs.
1 . Luc RASSON, "Un humanisme inadlquat. Apropos du 'Coup de grW1', p: SIEY, bull. nos, numdro special, nov. 1989, p. 48.
La seule jeune femme parmi les soldats, Sophie reste I'objet d b u k
de tout le monde. Le viol qu'elle subit par le sergent lithuanien
repr6sent4'envahissement contre son gre. I1 y a des moments oh elle
participe volontiers ace jeu en changeant de partenaire A chaque danse, la
veille de No8, en ouvrant la fenatre Qlairbe une nuit de bombardement.
Sachant bien qu'elle est vulnerable, elle se defend de son mieux.
"L'Allemagne vaincue en proie A la fois aux revolutions communistes
et aux turbulences pre-fascistes"' est envisagee ici c o m e une femme, sa
permeabilite correspond A la wlnerabilite de Sophie. Le mythe de la jeune
fille s'effectue ainsi 6 un niveau different.
"L'instabilite du lieu, I'evanouissement des frontibres, corres- pond parfiutanent Bla wlonti, propre Blafgnme, defaire eclata les limites. L' Allemagne envahie, au m&ne titre que la femme erotisbe, est I'objet privildgie de sollicitude des hommes des cotps-francs/'
~ r i c , a son tour, appardt aux jeunes Allemands c o m e le "jeune Werther"
par les soufiances mdmes de son debat intkrieur: ". . . ~ r i c , pour certains,
1. Ibid., p. 48. 2. Ibid., p. 49.
a kt6 le Werther de cette generation."' De meme Sophie est rapproch6e de
la femme souffrante d'Ibsen:
"Quant B Sophie [. . . ] w wirks se passaient B tisonner rageu- sement le feu du salon, avec les soupirs d'ennui d'une h t o b e ibdnienne ddgodtde de tout." (OR, 94-95)
Plus que les descriptions physiques ou psychologiques, ces assi-
milations aux figures mythiques et mytholo@iques traduisent mieux la gran-
dew des protagonistes qui sont vises par I'auteur comrne nettement supb-
rieurs au reste du monde.
La predominance historique et mythologique dans les romans
soulignent la grande afFinite de I'ecrivain vers le passe, par consequent
vers le temps. On a donc interkt a situer la notion du temps dans le
contexte historique en genbal et dans les Qrits yourcenariens en particu-
lier, ce qui doit nous eclaircir sur l'attirance du pass6 chez Yowcenar.