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7/31/2019 Andr Orlan - Michel Foucault, l'conomie politique et le libralisme
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Michel Foucault, lconomie politique et le libralisme
Jean Yves Grenier et Andr Orlan
Version du 050607 paratre dans lesAnnales
Introduction
Dans luvre de Michel Foucault, la fin des annes soixante-dix et le dbut des annes quatre
vingt est une priode dimportantes mutations. Pour le dire simplement, lintrt du
philosophe se dplace des dispositifs disciplinaires lhermneutique du sujet et au souci desoi, de lassujettissement lexercice de la libert. Pourtant, entreLa volont de savoir(1976)
et Lusage des plaisirs (1984), Foucault na publi aucun livre. Aussi, les enseignements
dlivrs au Collge de France sont-ils dune extrme utilit. Il nous informe sur cette pense
en constant mouvement, mme sil faut garder toujours prsent lesprit que Foucault ne les a
pas publis et a mme explicitement indiqu dans son testament quil ne voulait pas de
publication posthume1. On ne peut quen supputer les raisons mais le caractre exprimental
de ces cours en est dans doute une. Scurit, territoire, population (dsormais STP) et Lanaissance de la biopolitique (dsormais NBP) constituent un projet toujours la recherche de
lui-mme, ce qui conduit parfois lauteur de nombreux ramnagements, louverture de
nombreuses fausses fentres, voire des contradictions, ce qui rend difficile une perception
cohrente de lensemble2.
Lambition de ces deux ouvrages est dcrire une histoire de la gouvernementalit 3. Cette
longue et majestueuse gnalogie, sur laquelle nous ne nous attarderons pas, est loccasion
dintroduire certains concepts qui vont jouer un rle essentiel dans sa rflexion venir :
gouvernement, conduite, libert, pouvoir pastoral. Lintrt lgard du sujet sy construit sous
nos yeux. On part dune problmatique classiquement foucaldienne avec lapparition, au milieu
1 Cit dans Guillaume Le Blanc et Jean Terrel (ds.), Foucault au Collge de France: un itinraire, Bordeaux,Presses Universitaires de Bordeaux, coll. Histoire des penses , 2003 la page 7.2 lappui de cette ide, notons quel point le titreNaissance de la biopolitique est loign de ce qui fait lamatire vritable du cours, savoir la gouvernementalit librale. Il semble quau fur et mesure de sa rflexion,Michel Foucault ait compris quaborder la biopolitique supposait une analyse pralable du libralisme et quil aitt conduit, en consquence, transformer son projet. Voir lintroduction la leon du 7 mars 1979 (NBP, 191).3 Michel Foucault explique dans sa leon du 1er fvrier 1978 que si javais voulu donner au cours que jai
entrepris cette anne un titre plus exact, ce nest certainement pas scurit, territoire, population que jauraischoisi. Ce que je voudrais faire maintenant [] ce serait quelque chose que jappellerais une histoire de lagouvernementalit .
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du XVIIIe sicle, dun nouveau type de pouvoir et de mcanisme de contrle fonds sur ce que
Foucault appelle les dispositifs de scurit. Puis le texte en quelque sorte drape et, ce
premier objectif, sajoute voire se substitue un autre enjeu qui est une rflexion sur le
libralisme conomique et ses effets politiques. Ce glissement de la problmatique et cette
construction par Foucault du libralisme travers lconomie politique sont au cur de cet
article.
Economie politique et libralisme
Dans ces deux livres, Foucault sinterroge donc sur la gnalogie de la notion de
gouvernement. Le moment le plus intressant, selon lui, est la seconde moiti du XVIIIe sicle
quand apparaissent les mcanismes de scurit, succdant historiquement au mcanisme
juridico-lgal et au mcanisme disciplinaire.
Pour faire comprendre ce quest un mcanisme de scurit, Foucault sintresse aux politiques
tenir face la disette. La grande transformation du milieu du XVIIIe sicle est que la disette
est dsormais considre comme un phnomne naturel. Le guide de Foucault est un
conomiste libral, Louis-Paul Abeille, qui explique dans sa Lettre dun ngociant sur la
nature du commerce des grains (1763) comment analyser la disette. Il faut refuser toute
disqualification morale puisquil sagit dun mcanisme naturel. Il ne sagit pas non plus
dempcher les oscillations entre abondance et raret par une rglementation car, pour quil
disparaisse, le phnomne doit dabord avoir lieu. Cest par un travail dans llment mme
de cette ralit quest la disette quon peut la limiter, voire lannuler. Il sagit donc de
brancher un dispositif de scurit sur la ralit, en favorisant mme la monte des prix (par la
suppression de la police des grains) car linflation aura pour double effet dattirer les
marchands de lextrieur et dinciter lextension des cultures. Cest en laissant le phnomne
suivre son cours que se manifesteront les mcanismes dauto-freinage. Alors que lesmcanismes disciplinaires dfinissent le permis et le dfendu, les mcanismes de scurit
prennent du recul pour saisir les choses en train de se passer.
Le parallle dress par Foucault avec la vaccination contre la variole qui prend son essor dans
les mmes annes est l pour suggrer la gnralit de ces mcanismes. L galement, il ne
sagit pas dempcher la maladie par la mise en place de systmes disciplinaires pour interdire
tout contact entre les non malades et les malades, mais au contraire de la provoquer afin que les
individus dveloppent les moyens de lannuler. Lide centrale est celle dune autorgulationdes phnomnes par un bouclage circulaire des causes et des effets.
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Lapparition des mcanismes de scurit opre une transformation gnrale car elle concerne
lensemble des aspects de la vie conomique, sociale voire biologique, mais linstrument
intellectuel qui la autorise, cest lconomie politique qui fait prcisment son apparition
comme discipline autoproclame cette poque l. Foucault prend bien soin dinsister divers
endroits sur le fait que cette invention nest quun aspect de la transformation des technologies
de pouvoir qui caractrisent les socits modernes. Pourtant, lconomie politique joue un rle
essentiel, sans concurrent rel, dans le travail de Foucault car on peut la dfinir comme la
science du comportement rationnel (allocation de ressources rares des fins alternatives). Or,
toutes nos conduites ne sont-elles pas rationnelles ? (NBP, 272). Elle devient de ce fait
larchtype du dispositif de scurit mais aussi la matrice dune rflexion trs aboutie non
seulement sur la limitation mais aussi sur lorganisation et la distribution des pouvoirs dans la
socit occidentale daprs les Lumires.
Ce rle central de lconomie politique, que le philosophe mobilise sous des formes trs
varies, du mercantilisme au no-libralisme le plus contemporain en passant par lconomie
politique du XVIIIe sicle, a paradoxalement t plutt nglig par les commentateurs du
diptyque foucaldien. Une piste pour expliquer linvisibilit de cette prsence envahissante est
peut-tre quelle nest l que pour disparatre car elle nintresse pas Foucault en tant que telle.
Il est vrai, pourtant, que ce rle central a de quoi surprendre. Pourquoi Foucault mobilise-t-il, et
de faon si exclusive, lconomie politique ? Question dautant plus lgitime quil ne sagit pas
de celle attendue. Il labore en effet de faon tout fait concerte sa propre vision de lhistoire
de la pense conomique afin den faire linstrument intellectuel de la transformation de la
raison gouvernementale.
conomie politique et autolimitation gouvernementale
La question de la limitation de laction gouvernementale proccupe la seconde moiti duXVIIIe sicle. Cest, il est vrai, une poque dextension de lactivit bureaucratique grce au
dveloppement de la monarchie administrative dont les moyens daction et les sphres de
comptence slargissent considrablement. Les artisans en sont dailleurs souvent des
partisans du libralisme comme Maurepas, Trudaine ou Turgot. Tocqueville explique de son
ct la Rvolution franaise comme une consquence de cette centralisation administrative
accrue. Une opinion publique de plus en plus autonome et vindicative critique cette activit
gouvernementale, volontiers identifie une manifestation dabsolutisme, afin de la limiter.
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Mme si la dimension conomique nest pas absente de ces dbats des Lumires, la question
centrale est celle du libralisme politique. Ce dernier nintresse pourtant pas Foucault qui se
concentre, dune manire exclusive et parfois presque obsessionnelle, sur la seule auto-
limitation gouvernementale. Or, avec le libralisme politique, le pouvoir ne trouve les principes
de sa limitation qu lextrieur de lui-mme. Ce type de limitation externe la raison
gouvernementale, quelle soit dorigine religieuse, juridique ou politique, ne rentre pas dans la
problmatique de ces deux cours. Limitation interne veut dire que cette limitation, on ne va
pas en chercher le principe [] du ct de quelque chose qui serait, par exemple, des droits de
nature prescrits par Dieu tous les hommes, du ct dune criture rvle, du ct mme de
la volont des sujets qui ont accept un moment donn dentrer en socit. Non, cette
limitation, il faut en chercher le principe du ct non pas de ce qui est extrieur au
gouvernement mais de ce qui est intrieur la pratique gouvernementale (NBP, 13).
En plus de lexclusion du politique, une consquence importante de cette recherche dune auto-
limitation gouvernementale est la mise lcart du droit qui court en filigrane tout au long des
deux volumes. Cette mise lcart sopre au bnfice direct de lconomie politique, voque
plusieurs reprises comme la figure antinomique du droit. Ce qui est reproch ce dernier, ce
nest cependant pas tellement son extriorit par rapport la raison gouvernementale, encore
moins sa trop faible capacit dimposer au pouvoir le respect des rgles ou des principes
juridiques limitant son champ daction. Dans une rflexion tardive (leon du 28 mars 1979, soit
lavant-dernier chapitre) consacre lhomo conomicus et la main invisible, Foucault
oppose le sujet juridique produit par la thorie juridique du contrat au sujet dintrt imagin
par lconomie politique. Il souligne leur diffrence sur un point quil considre comme
essentiel : alors quil est exig du premier quil renonce certains droits pour en protger
dautres, il nest jamais demand au second daller contre son intrt. Comme lavait montr le
jansniste Pierre Nicole ou Mandeville dansLaFable des abeilles, il importe au contraire que
chacun suive toujours son propre intrt, quil le cultive et lintensifie en quelque sorte, afinque lconomie se porte au mieux. Le march et le contrat fonctionnent exactement
linverse lun de lautre (NBP, 279), en conclut Foucault. Cette diffrence remarquable
constitue la seconde raison pour laquelle lconomie politique le fascine : lauto-limitation
gouvernementale quelle justifie a pour corollaire la libert absolue pour chacun de poursuivre
son intrt individuel.
Une telle construction antinomique aboutit faire du droit et de lconomie politique deux
approches du monde totalement incompatibles. Une consquence est limpossibilit dunescience conomico-juridique dont linexistence est le signe de cette antinomie. Lhtrognit
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absolue du monde politico-juridique et du monde conomique est cruciale dans le dispositif de
Foucault qui y insiste dessein : elle renforce de manire imparable la position trs singulire
de lconomie politique, unique discours rationnel capable dimposer au gouvernement de se
limiter par lui-mme.
Cette mise lcart du droit un cot. Elle conduit en effet lexclusion du droit de proprit,
notion totalement absente de la rflexion foucaldienne. La raison est vidente puisque le droit
de proprit relve de ces limitations externes qui nintressent pas lauteur. Cest mme lune
des premires garanties qui est donne pour protger lindividu contre larbitraire du roi.
Nombre de penseurs de la souverainet de la fin du XVIe sicle, commencer bien sr par
Jean Bodin, mais aussi des thoriciens de la monarchie absolue dans la premire moiti du
XVIIe sicle, tel Cardin Le Bret, mettaient en doute la facult du roi lever de nouveaux
impts sans laccord des reprsentants du peuple au nom du respect intangible de la proprit
prive. Mais labsence de cette dernire est surtout paradoxale du fait que les auteurs libraux
du XVIIIe sicle eux-mmes la placent au cur de leurs analyses, faisant du respect de la
proprit le principe central et la raison dtre de lconomie politique.
Economie politique, libralisme et naturalisme
Le problme de Foucault est dsormais le suivant : comment fonder lconomie politique une
fois quon lui a retir sa principale justification, la proprit prive ? La rponse rside dans la
mobilisation omniprsente des notions de nature et de naturalisme . Si le pouvoir na pas
intervenir sur les comportements, cest parce quils sont naturels ce qui leur confre leur
autonomie ainsi que leur rationalit.
Comment slabore historiquement cette nature selon Foucault ? La prise de conscience de
la naturalit des phnomnes sociaux et conomiques remonte la grande rupture des annes
1580-1650. Dsormais, on aura une nature qui ne tolre plus aucun gouvernement (STP,243). Cette affirmation essentielle signifie la chose suivante. Avant cette transformation, le
souverain prolongeait sur la terre la souverainet divine. Foucault mobilise ici Thomas dAquin
pour lequel le gouvernement du monarque na pas de spcificit par rapport lexercice de la
souverainet : rgner et gouverner sont deux choses identiques ou indissociables. Sil existe
une telle continuit, cest parce que le souverain fait partie de ce grand continuum qui va de
Dieu au pre de famille en passant par la nature et les pasteurs . Cest ce continuum qui est
bris entre la fin du XVIe sicle et le milieu du XVIIe sicle, au moment mme de la fondationde lpistm classique. La concidence chronologique avec la rvolution scientifique nest
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bien sr pas le fait du hasard. En effet, ce que montrent Copernic, Kepler ou Galile, cest que
Dieu rgit le monde par des lois gnrales et, une fois tablies, immuables. Dieu ne gouverne
donc pas le monde sur un mode pastoral, cest--dire individualis, il rgne souverainement
travers des principes.
A la mme poque se dveloppe un thme trs diffrent, mais troitement li au prcdent car
il en est en quelque sorte le corollaire sur le plan politique. Si le monarque na plus (ou plus
seulement) prolonger sur terre une souverainet divine, il a en revanche une tche spcifique
que lui seule peut accomplir et qui est diffrente des fonctions dvolues la souverainet ou au
pastorat, mme sil peut sen inspirer : il doit gouverner. Avec ce nouveau dispositif, on a donc
dun ct une nature qui est dtache du thme gouvernemental et qui suit des principes
(principia naturae), de lautre un art de gouverner qui doit soccuper de ce nouvel objet apparu
la fin du XVIe sicle, la res publica, la chose publique. Cet art de gouverner doit se chercher
une raison qui ne peut sinspirer ni de limitation de la nature, ni des lois de Dieu. Ce sera la
raison dtat dont lobjectif est de maintenir ltat et de le grer dans son fonctionnement
quotidien. Une premire caractristique de cette raison dtat, par rapport lobjectif de
Foucault, est quelle ne connat pas la population au sens prcdent, cest--dire comme tant
constitue par des sujets conomiques capables davoir un comportement autonome. Cette
opposition entre Principia naturae et ratio status domine jusquau milieu du XVIIIe sicle
quand sopre une sorte de runification par le biais de lconomie politique. Dsormais le
gouvernement du monde sappuie sur la toute jeune conomie politique qui, elle, relve de la
nature.
Un paradoxe du texte de Foucault tient dans lappariement quil propose entre conomie
politique et nature. La tradition de lhistoire de la pense conomique explique que cest la
dcouverte dun ordre naturel dans le monde physique qui a suggr aux conomistes des
Lumires quun mme ordre pouvait rgir le monde social, autorisant ainsi lconomie
politique se proclamer une science, au moins partir des physiocrates, et dcouvrir des lois.Cet aspect nintresse pas Foucault qui laisse de ct largumentaire scientifique tenu par
lconomie politique dans les annes 1760 pour justifier le libralisme, en particulier lide que
le march libre est lorganisation la plus efficiente et la plus juste pour la production et
lallocation des richesses. Si lconomie relve de la nature, estime-t-il, cest parce que les
comportements des individus sont dcrits par les conomistes comme relevant de la nature.
Cest linvention, cruciale, de la notion de population , grce laquelle se met en place le
principe de lautolimitation de laction gouvernementale. Cest un personnage politique absolument nouveau et totalement tranger la pense juridique et politique des sicles
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prcdents. Foucault loppose lide du panoptique, vieux rve du souverain, qui vise la
surveillance exhaustive et individualise des personnes alors que le dispositif de scurit ne
sintresse quaux mcanismes naturels.
La population se caractrise fondamentalement, en effet, par des rgularits que lon peut
qualifier de naturelles. Elles sont de deux types. Dabord, comme le dcouvrent avec
admiration les statisticiens du XVIIIe sicle, il existe des constantes, des proportions stables ou
probables dans les variables caractristiques de la population (nombre de morts, nombre de
malades, rgularits daccidents). Ensuite, il existe un invariant comportemental qui confre
la population prise dans son ensemble un unique moteur daction, le dsir, ou, dit en langage
conomique, la poursuite de lintrt individuel qui, si on le laisse jouer, produit lintrt
gnral de la population.
Cette analyse dbouche sur deux manires distinctes denvisager lintervention
gouvernementale, toutes deux galement prsentes au sein de la pense librale. Aux yeux de
la premire, la population est opaque au souverain car, dune part, les variables qui la
dfinissent sont trop nombreuses et autonomes pour lui tre accessibles et, dautre part,
lindividu seul est capable de savoir quel est son dsir et son intrt ainsi que les moyens
mettre en uvre pour les raliser. Aucun pouvoir ne peut donc se substituer lui. Par ailleurs,
linteraction de ces comportements particuliers produit des situations dune trop grande
complexit pour quil en soit tout simplement rendu compte. Elles sont donc inaccessibles au
savoir gouvernemental. Ce thme se rencontre frquemment dans la seconde moiti du XVIIIe
sicle, en particulier lors des discussions autour de la libert du commerce des grains. Au XXe
sicle, cest F. Hayek qui a le plus systmatiquement dvelopp cette conception. La seconde
perspective considre que lexistence mme de ces rgularits rend le comportement des
populations en partie prvisible et accessible des techniques de gouvernement. Certaines de
ces constantes et proportions stables sont calculables, et lintrt parce quil dompte les
passions, comme lont soulign nombre dauteurs du XVIIIe sicle, est une garantie que lesindividus seront au moins pour partie intelligibles au pouvoir. On verra que cette ambigut de
diagnostic est galement prsente chez Michel Foucault lorsquil en vient penser
lintervention du gouvernement et ses limites.
Pour linstant, il faut insister sur loriginalit de la notion de population telle que Foucault la
dveloppe dans la premire partie de son cours. Certes, tout part de lconomie politique
puisquelle est la science de la gestion des populations, cest--dire le modle intellectuel
partir duquel il faut penser le gouvernement. Mais la gouvernementalit qui sen inspire a unevocation beaucoup plus gnrale que la pure et simple doctrine conomique puisquelle
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sapplique aux multiples aspects qui sont lis, dune manire ou dune autre, aux processus
conomiques. Foucault en a une perception trs large car ils englobent non seulement la
dmographie et la sant mais aussi la manire de se comporter (STP, 24), cest--dire tout
ce qui relve de la nature ou de phnomnes naturels. La population, cest donc tout ce qui va
stendre depuis lenracinement biologique par lespce jusqu la surface de prise offerte par
le public (STP, 77). Cest ce qui lui permet de conclure que lconomie politique, et plus
largement le libralisme, est un naturalisme. Alors que le libralisme, historiquement, est n
dune restriction progressive des passions et de lintrt leur seule dimension conomique,
cest--dire la poursuite du profit et lacquisition de biens matriels, Foucault procde au
contraire en sens inverse grce la notion de population, faisant du savoir de lconomie
politique un modle pour une gouvernementalit largie. Avec pour consquence, ce stade,
une exclusion du politique.
Soulignons que cette dcouverte par les auteurs du XVIIIe sicle, relus et interprts par
Foucault, de limportance et de la naturalit des phnomnes sociaux conduit lanalyse dans
deux directions trs diffrentes. Lune insiste sur la notion de bio-pouvoir exerc par ltat sur
la population. Cest la poursuite, mais avec un point de vue plus radical, du projet foucaldien
dtude du contrle des individus en insistant plus particulirement sur le corps dans sa
dimension biologique, projet qui mobilise une partie de lhritage du philosophe depuis le
dbut des annes 1990. Lautre, linverse, soriente vers un libralisme de labstention
trouvant en lui-mme et dans lautonomie des populations les raisons dune faible intervention.
Les deux projets sans nul doute intressent Foucault comme le prouvent, de faon parfois un
peu allusive il est vrai, les premires leons. Mais dans ces deux cours, il se montre nettement
plus intress par le second projet et lexploration des effets heuristiques de lconomie
politique qui, manifestement, lintriguent.
Mais de quelle conomie politique nous parle-t-il ? Foucault associe trs clairement conomie
politique et moindre gouvernement, deux choses impensables lune sans lautre (NBP, 31).Cest la raison pour laquelle il se focalise sur le milieu du XVIIIe sicle, plus prcisment sur
la dcennie des dits libraux (1754-1764), priode dun grand changement dans les techniques
du pouvoir et de lapparition de la raison gouvernementale moderne. Quand il parle du savoir
conomique qui sert de modle la gouvernementalit, il ne fait donc rfrence qu un
corpus assez limit de textes. Cela le conduit ngliger ou occulter dautres formes de ce
savoir. Ainsi peine-t-il comprendre la rationalit propre au systme de la police des grains
(STP, 35).
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Il est ainsi conduit durcir lopposition entre les dispositifs de scurit, cest--dire lconomie
politique librale, qui sappuient sur la ralit des choses, et les autres formes dorganisation du
social. La scurit, la diffrence de la loi qui travaille dans limaginaire et de la discipline
qui travaille dans le complmentaire de la ralit, va essayer de travailler dans la ralit, en
faisant jouer [] les lments de la ralit les uns par rapport aux autres (STP, 49). Foucault
insiste beaucoup sur cet aspect du libralisme qui opre partir de la ralit des choses en train
de se produire, sur les phnomnes objectivables de la nature. Lopposition est pourtant fragile
car le mcanisme de la disette sur laquelle il appuie son raisonnement, et plus gnralement
lconomie, sont aussi la consquence dun travail de limaginaire. Cest ce que dmontre
Necker, jamais cit par Foucault, dans la Lgislation sur le commerce des grains (1775) qui
souligne combien le fonctionnement du march relve dune psychologie collective qui djoue
lexistence de rgularits et exclut la formation dun vrai prix des marchandises.
En consquence, si Foucault voque de faon gnrale le savoir conomique , il labore de
faon tout fait concerte sa propre conomie politique, ne retenant que ce qui contribue
construire et conforter lide de population.
Gouvernement frugal
On laura compris, un rle central est tenu par le couple population (nature) /
gouvernementalit (artifice). Si Foucault dclare rflchir principalement lhistoire de la
gouvernementalit, ce qui lintresse finalement le plus, cest la question de la population,
cest--dire de lautonomie de la socit. La difficult est que la dfinition gnrale propose
pour la gouvernementalit ne dit rien sur son contenu. Et dabord, pourquoi intervenir ? Mme
si lauto-limitation spcifie la nature de la gouvernementalit librale et que Foucault insiste
sur la ncessit dun gouvernement frugal , lintervention est malgr tout ncessaire.
Pourquoi ?La premire raison est que les intrts des individus au sein de la population sont
contradictoires, voire opposs. Lart libral de gouverner se trouve ainsi contraint de
dterminer avec prcision jusqu quel point cette divergence ne constitue pas un danger pour
lintrt de tous. Il faut garantir ensemble la libert et la scurit ce qui suppose invitablement
une part de danger et de prise de risque propre lexercice de toute libert, mais galement une
protection de lintrt collectif contre lintrt individuel (et rciproquement). La seconde
raison est que les mcanismes de scurit tant de gros consommateurs de liberts pourfonctionner, ils doivent en tre galement des producteurs . Ce paradoxe, bien soulign par
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Foucault, est en fait propre tout libralisme mais il est aggrav dans le cas du libralisme
auto-limit. Ainsi, pour sen tenir un exemple simple, la libert du march exige quil ny ait
pas de monopole ce qui suppose une lgislation qui restreigne en fait la libre action des agents.
Larbitrage entre libert et scurit doit donc tre permanent. Une consquence importante est
que cet art libral de gouverner ainsi conu suscite un grand essor des procdures de contrle,
contrepartie ncessaire aux liberts. Le gouvernement a dabord pour fonction de surveiller la
mcanique gnrale des comportements mais il doit ensuite intervenir lorsque cette
surveillance dcle des dysfonctionnements. La figure de Bentham, si forte dans Surveiller et
punir, rapparat ici, le panoptique semblant tre la formule mme dun gouvernement libral.
Ce nouvel art de gouverner quest le libralisme implique donc un rapport compliqu, si ce
nest ambigu, avec les liberts car il doit les produire mais, ce faisant, il risque de les dtruire.
Or si Foucault voit bien que le libralisme seul ne dfinit pas une pratique gouvernementale, il
nouvre aucune piste pour esquisser une dfinition prcise de la bonne intervention . Il
souligne plusieurs reprises lunique direction dans laquelle le raisonnement peut se
poursuivre, savoir le recours lutilitarisme qui nest plus dans son esprit une idologie de
lorganisation de la socit mais une technique de (limitation du) gouvernement. Avec
lutilitarisme, le calcul devient donc la seule raison gouvernementale. La raison
gouvernementale devra respecter ces limites dans la mesure o elle peut les calculer de son
propre chef en fonction de ses objectifs et comme [le] meilleur moyen de les atteindre (NBP,
13). Ce thme de la rationalit du gouvernement (on pourrait mme dire de lhyper-rationalit
tant donn limportance exclusive accorde au calcul) est important car il fait de la
gouvernementalit la suite presque directe dune objectivation de phnomnes naturels. Il
intresse beaucoup Foucault qui en repre lmergence au XVIIIe sicle, dans le droit maritime
ou les projets de paix perptuelle par exemple, et cest sur cette ide de lart de gouverner
la rationalit que sachve la dernire leon, celle du 4 avril 1979. Ces exemples historiques
sont cependant peu satisfaisants car ils illustrent en fait lide de naturalisme et dordre naturel.Par contre, la rfrence lutilitarisme et au calcul ne dit rien sur larbitrage difficile entre
libert et scurit, problme central de la gouvernementalit librale qui conduit lauteur des
propositions paradoxales comme cet tonnant retour de la figure du panoptique de Bentham au
cur des dispositifs de scurit alors que la mise en place de ces derniers, plus tt dans le livre,
lavait au contraire carte. La clef de ces difficults renvoie la question dj voque plus
haut : comment fixer des limites lintervention du gouvernement, cest--dire comment
garantir lautonomie de la population, une fois disqualifie la rsistance en termes de droits ?
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Cest, entre autre, pour rsoudre cette difficult que Foucault opre un dtour, partir de la
leon du 31 janvier 1979, par lordolibralisme allemand des annes 1930-1950 et le no-
libralisme amricain de laprs-guerre. Ces deux conomies politiques proposent en effet une
solution assez radicale de la question de lintervention mais en modifiant les hypothses
initiales partir desquelles Foucault travaillait. Ils postulent en particulier la convergence
spontane des intrts l o les dispositifs de scurit prenaient en compte leur possible
contradiction.
En 1948, en Allemagne plus quailleurs en Europe, dominent les impratifs de la
reconstruction et donc les politiques interventionnistes, en particulier keynsiennes. Or, en
avril 1948, un rapport du Conseil scientifique de ladministration allemande dans la zone
anglo-amricaine prconise au contraire que la fonction de direction du processus
conomique doit tre assure le plus largement possible par le mcanisme des prix ,
proposition qui rappelle celle de Turgot dans le clbre dit de septembre 1774 tablissant la
libert du commerce des grains. Cette dfinition du libralisme est le fait des conseillers de
Ludwig Ehrard, responsable de cette administration, qui fait de ce rapport laxe de son action.
Ces conomistes forment le groupe des ordolibraux dont les origines remontent la
Rpublique de Weimar. Selon eux, depuis la fin du XIXe sicle, lart libral de gouverner a eu
en quelque sorte peur de sa propre russite et il inventa une technique dintervention dans la
gestion tatique des phnomnes conomiques pour limiter les effets mmes du libralisme.
Leur coup de force thorique majeur, clairement explicit chez des penseurs comme Hayek
ou Rpke, est de considrer que le systme nazi ntait pas la consquence dun tat de crise
extrme mais la suite logique, le point ultime dvolution dune politique dintervention de
type keynsien. La leon que les ordolibraux tirent de lexprience du nazisme est donc que,
au lieu daccepter une libert de march surveille et limite par ltat, il faut au contraire
gnraliser la logique de march et faire delle le rgulateur de lEtat. Une rupture simpose
avec le libralisme du laissez-faire des XVIIIe et XIXe sicles car il ne sagit pas seulement delaisser lconomie libre mais dtendre la logique de la concurrence et du march. Or, ce serait
une navet naturaliste que de croire que linstauration du march libre suffise gnraliser
les mcanismes de concurrence. Pour que ces derniers soient rellement centraux dans une
socit, il faut que le gouvernement libral soit actif et interventionniste. La concurrence,
cest donc un objectif historique de lart gouvernemental, ce nest pas une donne de nature
respecter (NBP, 124). De ce fait, les interventions des pouvoirs publics doivent tre
consacres aux seules conditions dexistence du march afin que ce mcanisme subtil et trsefficace fonctionne pleinement. Tout autre objectif (plein emploi, pouvoir dachat, balance des
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paiements) ne peut tre que secondaire. De mme, le gouvernement na pas corriger ex
postles effets destructeurs du march sur la socit. Il doit intervenir sur la socit elle-mme
afin que les mcanismes concurrentiels jouent chaque fois leur rle de rgulateur.
Cette rflexion novatrice conduit, selon Foucault, linvention dun autre type de capitalisme,
le capitalisme dentreprise, au sein duquel chaque agent conomique ou chaque mnage est
assimil une entreprise la fois autonome et responsable de telle sorte que lindividu ne soit
plus alin par rapport son milieu de vie et de travail. Cette gnralisation de la forme
entreprise distingue lordolibralisme du laissez-faire classique pour lequel lhomo
conomicus tait essentiellement un partenaire de lchange. Elle a bien sr pour objectif de
faire de la rgulation conomique le modle des rapports sociaux mais aussi de mettre au cur
de la vie sociale tout un ensemble de valeurs lies lentreprise (indpendance de lindividu,
responsabilit thique...) qui soppose la froideur du mcanisme de la concurrence laquelle,
selon lexpression de Rpke, est moralement et sociologiquement un principe plutt
dissolvant quunifiant . Linterventionnisme du gouvernement ne doit donc pas tre de nature
conomique mais de nature sociale. Ltat met en place une Gesellschaftspolitikafin de laisser
jouer les fragiles mcanismes concurrentiels du march. Cette politique de la socit
contribue la constitution du march, en favorisant par exemple laccs la proprit ou en
aidant la substitution des assurances individuelles aux couvertures sociales collectives. Dans
cette socit librale o la concurrence ne met plus seulement aux prises des changistes mais
des entreprises, la loi ne doit tre rien dautre quune simple rgle du jeu pour le march.
Lconomie devient donc la rfrence pour la construction du politique lconomie produit la
lgitimit ncessaire ltat, et la libert entre partenaires conomiques cre un consensus
politique mais aussi du lien social, voire des valeurs culturelles. Sous cet angle prcis et avec
des arguments diffrents, la suite logique lordolibralisme allemand est le no-libralisme
amricain, en particulier lcole de Chicago, qui sest dvelopp en raction au New Deal et
aux programmes sociaux poursuivis aux Etats-Unis de Truman Johnson. Malgrdimportantes diffrences lies la plus grande radicalit du courant amricain, les points
communs avec la tradition allemande sont nombreux dont le plus saillant est que les deux
coles considrent que lanalyse en termes dconomie de march est gnralisable tous les
aspects du comportement humain, lindividu tant considr comme un entrepreneur de lui-
mme. Ces conomistes, comme Gary Becker et les adeptes de la thorie du capital humain,
notion laquelle Foucault prte une trs fine attention, tendent lanalyse en termes
dconomie de march de multiples secteurs de la vie sociale. Chaque agent dcide parexemple des investissements ducatifs pour ses enfants afin de former un capital humain
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destin plus tard produire des revenus, ou arbitre entre les gains attendus dune conduite
dlictueuse et les risques encourus dune sanction pnale.
Le grand intrt de cette grille conomique gnralise des no-libraux est quelle permet de
tester laction gouvernementale, de la mettre lpreuve dune critique quantitative. Il est
dsormais possible de jauger laction gouvernementale laune de son efficacit quant la
mise en uvre du jeu de la concurrence et du march. Le grand progrs analytique par rapport
au libralisme du laissez-faire du XVIIIe sicle est que lconomie, au lieu dtre un simple
modle ou une illustration dune gouvernementalit plus gnrale, devient la
gouvernementalit par excellence. Du coup, il est possible de donner une dfinition et un
contenu plus prcis de lintervention gouvernementale : elle doit instaurer les conditions pour
que fonctionne lconomie de march et la concurrence. Sa limite est incluse dans la dfinition
elle-mme puisque la description de la socit comme un espace de libre concurrence et de
convergence des intrts suppose que lintervention gouvernementale ne sintresse quaux
conditions dexistence du march, son cadre juridique, mais pas son contenu conomique
ou ses consquences sociales. Cest sans doute ce qui dfinit au mieux le gouvernement
frugal cher Foucault, la fois moins large dans ses ambitions et plus distancie par rapport
la socit. Ordolibralisme et no-libralisme reprennent en quelque sorte le concept de
population, mais dune faon plus radicale, assignant pour tche aux pouvoirs publics de mettre
en condition la socit pour garantir son autonomie et faire en sorte quils naient (presque)
plus intervenir.
Pratiques et rgime de vridiction
Pour crire son histoire de la gouvernementalit librale, Foucault dit plusieurs reprises ne
pas vouloir partir des universaux de la philosophie politique (sujets, tat, socit civile) mais
des pratiques concrtes et de la faon dont elles se rflchissent et se rationalisent, selon unemthode dj prouve peu de temps auparavant dans Surveiller et punir. Ce projet est en
partie ralise dans la premire tape, celle consacre au XVIIIe sicle, puisque cest entre
autres grce aux pratiques quil met en vidence lexistence dune forme de libralisme
utilitariste. Mais il choue, on la vu, dans llaboration de ce qui lintresse et qui nest pas, au
sens strict, dans le projet de lconomie politique sur lequel il sappuie : le libralisme auto-
limit.
Le passage du libralisme du XVIIIe sicle ceux du XXe sicle aide donc avancer dans larsolution thorique de la question centrale pose par ces deux livres, savoir lauto-limitation
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gouvernementale, mais cela pose un problme de rapport au rel. La seconde tape, consacre
aux nolibralismes allemand et amricain, voit en effet disparatre les pratiques au profit de
llaboration de ce qui nest en fait quune forme thorique, la gouvernementalit limite,
discours dconnect des manires de faire .
Une autre tentative de Foucault pour ancrer cette histoire des reprsentations dans celle des
ralits est de mobiliser la notion de rgime de vridiction, que lon sait par ailleurs essentielle
son projet plus gnral d histoire des systmes de pense , quil concerne la prison,
linstitution psychiatrique ou la sexualit. Pour faire bref, faire lhistoire des rgimes de
vridiction, cest sintresser aux effets que possdent des systmes de pense quand on croit
quils indiquent quelle est la vrit. Foucault rappelle ainsi : Se rappeler toutes les erreurs que
les mdecins ont pu dire sur le sexe ou la folie, a nous fait une belle jambe. [] Seule a une
importance la dtermination du rgime de vridiction qui leur a permis [] daffirmer comme
vraies un certain nombre de choses dont il se trouve dailleurs que lon sait maintenant quelles
ne ltaient peut-tre pas tellement . Or Foucault estime qu partir du milieu du XVIIIe
sicle, avec les diffrentes techniques mises au point en particulier pour la gestion des disettes,
le march libre est en train de devenir pour les contemporains un lieu que jappellerai de
vridiction (NBP, 34). La vrit exprime par un march laiss libre, selon lconomie
politique, se substitue ainsi la srie indfinie des interventions de la police voulues par le
mercantilisme. Foucault joue merveille de lambigut smantique puisque les conomistes
de lpoque utilisent prcisment lexpression prix vrais pour dsigner le prix des biens
obtenus sur un march libre et qui sont considrs comme vrais parce quils valident des
comportements individuels mais aussi les pratiques gouvernementales conformes aux objectifs
communs que sont la prservation des populations contre la disette ou, plus largement, la
production de richesses.
On comprend limportance quaccorde Foucault ces ides car, dun ct, la vritdu march
constitue lun des arguments les plus forts en faveur de lauto-limitation des pratiquesgouvernementales et, dun autre ct, le principe du rgime de vridiction confre lconomie
politique une efficacit et une action sur le cours des choses. Mais ce principe sapplique-t-il
aussi bien lconomie politique comme le pense Foucault ? On peut en douter. Si lon peut
accepter sans difficult que lconomie politique librale influence la politique conomique et
lorganisation du march, il est plus difficile dadmettre que les effets dune telle politique
puissent tre mesurs par les rsultats observs sur le march. Il existe une diffrence
essentielle avec, par exemple, la psychiatrie. Le discours psychiatrique, parce quil estnormatif, dcide des critres de vritpour dfinir le partage entre folie et normalit ou entre
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pratiques sexuelles conformes et dviantes, exerce des effets directs considrables sur la vie
sociale. Mais lconomie politique, si elle peut prescrire une politique librale, est incapable
den contrler les effets. Quest-ce quun prix vrai , si ce nest une abstraction qui na de
signification quau sein dune approche en termes dquilibre de march, mais dont
labstraction mme rend difficile mme si certains conomistes sy essaient de lui donner
un contenu empirique ce qui fait douter de son usage pour indexer et donc limiter une politique
gouvernementale ? Que le march soit abstraitement un principe de vridiction, cette
affirmation est conforme aux ambitions de la thorie librale ; mais que le march produise des
donnes exprimant une vritcapable de faire de lui une instance de vridiction et donc de
limitation des pratiques gouvernementales, cette affirmation est excessive. On ne saurait dire
quel est le point de vue de Foucault sur la thorie conomique et quel crdit il lui accorde, mais
il prend au srieux ses effets, et en ce sens il saisit mal la particularit du discours conomique
qui entretient un lien pour le moins complexe avec la ralit, jadis comme aujourdhui. Il
intgre de mme sa rflexionla critique librale de la souverainet, avec dautant moins de
rticence quelle rejoint une rflexion qui est chez lui dj ancienne.
La souverainet
En effet, la critique de la souverainet est au cur des rflexions que mne Foucault de
longue date sur la question du pouvoir. Son ambition est de construire une pense de la
domination radicalement libre du modle de la souverainet. Il sen explique de
nombreuses reprises et, tout particulirement, dans Il faut dfendre la socit (dsormais
IFDLS), lors des leons des 14 et 21 janvier 1976 qui se prsentent explicitement comme
une sorte dadieu la thorie de la souverainet (IFDLS, 37) :
Donc, la question, pour moi, cest de court-circuiter ou dviter ce problme[] de la souverainet et de lobissance des individus soumis cette souverainet, etde faire apparatre, la place de la souverainet et de lobissance, le problme de ladomination et de lassujettissement (IFDLS, 1976, 24/5).
Mais quest ce que la souverainet aux yeux de Foucault ? Essentiellement une question
juridique, savoir une question de droits : dune part, des droits qui ont t cds par les
sujets, auxquels ils ont renonc et, dautre part, des droits qui ont t acquis par le souverain,
au nom desquels il exerce son autorit. En de multiples occasions, Foucault insiste sur cette
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dimension juridique constitutive ses yeux du modle de la souverainet : le modle de la
souverainet saisit le pouvoir sous une forme juridique (La Volont de Savoir, 112). La
subordination, dans lordre juridique, que Foucault dans IFDLS nomme obissance par
opposition assujettissement, suppose de la part des sujets un acquiescement aux prtentions
de lgitimit de lautorit. Il sensuit un pouvoir trs peu intrusif, qui prend les sujets tels
quils sont, un pouvoir qui ne cherche pas fouiller les consciences ni corriger les mes. Ce
pouvoir agit, au coup par coup, principalement sur les richesses et les biens, par le jeu dun
systme de prlvements discontinus dont la fiscalit nous offre la figure exemplaire. Or,
Foucault sintresse un pouvoir dune nature trs diffrente, le pouvoir disciplinaire, qui ne
procde pas par prise momentane mais par un quadrillage serre et continue, visant extraire
le travail et produire une soumission perptuelle, via des systmes de correction et de
surveillance. Cest l un mode de fonctionnement radicalement htrogne au pouvoir
souverain4. Alors que celui-ci place en son centre la gloire du prince, celui-l sintresse la
fabrication des sujets. Plus largement, le rejet du juridique traduit lobsession qua Foucault
de comprendre le pouvoir dans sa ralit, non pas du point de vue de la lgitimit suppose de
ses actions, mais dans leur efficacit transformer les sujets, au contact mme des corps. Il
faut tudier le pouvoir hors du modle du Lviathan, hors du champ dlimit par la
souverainet juridique et linstitution de ltat. Il sagit de lanalyser partir des techniques et
tactiques de domination (IFDLS, 30).
Comme la premire partie la montr, cette critique du modle juridique grandit encore en
intensit lorsque Foucault en vient ltude des dispositifs de scurit. On le voit alors
souligner la distance existant entre la logique propre ces dispositifs et la logique juridique,
entre le march et le contrat. Cela le conduit des propositions sur lhtrognit du contrat
et du march qui auraient de quoi dsorienter les conomistes libraux (NBP, 279). Sil en est
ainsi, nous dit Foucault, cest parce que le lien contractuel suppose, chez le sujet juridique, le
renoncement certains droits en change de la prservation dautres, ce quil appelle le principe du transfert (NBP, 278). Or, dans la sphre conomique, il en va tout autrement
dans la mesure o lhomoconomicus nabandonne jamais rien. Il demeure chaque instant
entirement fidle son intrt qui le guide de part en part : non seulement chacun peut
suivre son intrt, mais il faut que chacun [] le suive jusquau bout en cherchant le
4 Lhtrognit de ces deux pouvoirs est si forte qu propos du pouvoir disciplinaire, Michel Foucault crit : Ce pouvoir non souverain, tranger donc la forme de la souverainet, cest le pouvoir disciplinaire. Pouvoir
indescriptible, injustifiable dans les termes de la thorie de la souverainet, radicalement htrogne, et qui auraitd normalement amener la disparition mme de ce grand difice juridique de la thorie de la souverainet. (IFDS, 33).
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pousser au maximum (NBP, 279). Cette critique renouvele du juridique ne dbouche pas
sur une disparition totale de la souverainet mais sur une analyse o elle ne joue plus quun
rle priphrique, la manire dun arrire-fond qui ne suscite plus gure lintrt du penseur.
Mme si Foucault crit : Le problme de la souverainet nest pas limin ; au contraire, il
est rendu plus aigu que jamais (STP, 110), dans la ralit de sa rflexion, force est de
constater quil nen est rien. La souverainet napparat plus que comme un dispositif la
remorque du gouvernement, entirement conu pour le servir : tant donn quil y [a] un art
de gouverner, tant donn quil se dploie, [il sagit] de voir quelle forme juridique, quelle
forme institutionnelle, quel fondement de droit on [va] pouvoir donner la souverainet
(STP, 110). Voil tout ce quil nous en dira.
Il nexiste pas de souverain conomique
Cependant, dans NBP, Foucault va plus loin. loccasion de ce cours, il franchit une
nouvelle tape, dune certaine manire ultime, dans son rejet de la souverainet. Il le fait sur
la base dune thse inspire pour partie de la pense de Friedrich Hayek : lconomie de
march chappe toute connaissance totalisante . Certes, nous dit Hayek, on peut expliciter
les principes abstraits du fonctionnement concurrentiel mais les faits particuliers ou les
circonstances pratiques de telle ou telle conjoncture conomique nous chappent
irrmdiablement. Sil en est ainsi, cest parce que lconomie marchande est un systme
complexe. Elle est faite dune infinit dadaptations locales quil est impossible de rcapituler
par lesprit car la description complte du plus simple tat conomique met en jeu des
millions dinteractions, qui supposerait la mobilisation dune quantit dinformations bien
plus vaste que celle quun cerveau humain est capable de saisir. Pour cette raison, le monde
conomique est opaque. Il est par nature intotalisable (NBP, 285). En consquence, ltat
na pas les moyens cognitifs dintervenir efficacement. Son intervention bute sur lacomplexit de lconomie marchande. Il sensuit une disqualification radicale de laptitude du
souverain administrer les processus conomiques, non pas parce quil nen aurait pas le
droit, mais parce quil nen a pas la capacit : tu ne peux pas [agir] parce que tu ne sais pas
et tu ne sais pas parce que tu ne peux pas savoir (NBP, 286).
Au fond, cest le modle de lordre spontan ou catallectique qui sert ici de rfrence. Elle
conduit Foucault concevoir le mcanisme concurrentiel comme tant fondamentalement
allergique toute intervention extrieure la stricte sphre des intrts privs. Luniversmarchand est trop complexe pour tre pris pour cible dune action dlibre. Non seulement
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laction tatique nest pas ncessaire pour que la rgulation concurrentielle fonctionne, mais
bien plus cette action est dune nature profondment perturbatrice. Foucault conclut cette
analyse par des propositions trs fortes quant linutilit du souverain conomique :
lconomie est une discipline sans totalit ; lconomie est une discipline qui commence
manifester non seulement linutilit, mais limpossibilit dun point de vue souverain, dun
point de vue du souverain sur la totalit de ltat quil a gouverner (NBP, 286). Il en
conclut quil ny a pas de souverain conomique (NBP, 287). Cette condamnation de
lextriorit et de la transcendance ne se limite dailleurs pas la seule action tatique. Elle
prend pour cible galement tout acteur qui perdrait de vue son intrt personnel pour assigner
son action un but collectif. Il importe au premier chef que chacun reste dans son rle et sy
tienne strictement, savoir pousser au maximum ses intrts . Sil se trouvait quelques
acteurs pour dlaisser cette ligne daction et sintresser au bien gnral, cela ne peut tre que
source de drives. Toute cette analyse conduit lide paradoxale quil faut toujours, en
conomie, privilgier la myopie et les vues courtes (NBP, 284/5), dans la ligne de
Mandeville. Lobscurit, laveuglement sont absolument ncessaires tous les agents
conomiques (NBP, 283). Et lorsque ltat prtend avoir la vue longue, ce quil voit, ce sont
des chimres .
Cette analyse sur le regard et la visibilit est des plus singulires. On ne peut manquer de la
rapprocher des rflexions que Foucault a menes sur le panoptique pour y voir comme sa
figure exactement inverse. Lconomie nolibrale dcrit un monde dindividus, non
seulement myopes, ne percevant des autres que ce que les prix veulent bien leur
communiquer, mais surtout librs de toute surveillance centrale qui viendrait les discipliner.
Dun ct, on trouve un pouvoir qui contrle tout parce quil voit tout et sait tout ; de lautre,
un pouvoir troitement limit parce quil ne voit rien et ne sait rien. On ne peut imaginer
opposition plus tranche.
La monnaie
Il est cependant une ralit marchande essentielle sur laquelle cette conception librale dune
conomie sans totalit bute sans russir lintgrer, savoir le rapport montaire 5. Pour le
comprendre, il suffit de considrer lappareil lgislatif qui entoure la monnaie. Son caractre
5
Rappelons que Hayek lui-mme en tait si conscient quil est lauteur dun plan de rforme visant supprimerla monnaie centrale pour la remplacer par des moyens privs de paiement mis en concurrence. Se reporter Friedrich Hayek,Denationalization of Money, Londres, Institute of Economic Affairs, 1976.
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drogatoire lordre concurrentiel saute aux yeux. Pensons, dune part, au monopole
dmission qui confre une institution particulire, la banque centrale, le privilge dmettre
la monnaie et, dautre part, au cours lgal qui contraint les acteurs marchands accepter cette
dernire dans leurs changes. Monopole et contrainte, nous voil bien loigns des prceptes
libraux de base que sont la concurrence et lchange volontaire ! Si lon ajoute cela les
liens plurisculaires qui unissent monnaie et pouvoir, on se trouve devant un tableau qui de
quoi rebuter tout partisan de lordre spontan. Avec la monnaie, cest lide de main invisible
qui se trouve remise en cause : la totalisation de lordre marchand y prend une forme tout
fait manifeste et visible, savoir la politique de la monnaie. Aussi, comprendra-t-on aisment
quune grande partie de la rflexion librale se soit donne pour but de neutraliser la
monnaie. Il faut entendre par l un cadre conceptuel qui accepte cette prsence institutionnelle
si contraire aux rgles de la concurrence mais pour aussitt tablir que cette prsence est sans
effet sur la ralit des relations conomiques : elle nen modifie pas la nature concurrentielle.
Pourquoi ? Parce que la monnaie serait une simple convention la manire du langage qui
permet de communiquer sans intervenir sur le contenu des messages. Si lmission montaire
est multiplie par deux, tous les prix font de mme de telle sorte que rien de fondamental nest
affect, ni les taux dchange des marchandises entre elles, ni le niveau de production ou
demploi. Dire que la monnaie est neutre, cest dire prcisment cela. Ou encore : la monnaie
est un pur instrument ayant pour finalit de rendre plus aises les transactions sans modifier la
situation relle des acteurs6. Rappelons par ailleurs que la formalisation la plus pousse de
lconomie de march, celle qui structure en profondeur la pense conomique
contemporaine, savoir la conception walrassienne, propose une analyse des marchs dont la
monnaie est absente. On ne saurait trouver de meilleur exemple illustrant cette tranget
profonde que la monnaie oppose la conception librale de lordre concurrentiel.
Foucault en lecteur attentif de la pense no-librale se conforme cette analyse. Ni monnaie,
ni argent napparaissent dans les index. Mme les liens troits et attests entre monnaie etsouverainet ne retiennent pas son attention. Lorsquil imagine linteraction entre acteurs
conomiques, cest un monde fait uniquement de marchs quil considre. Or la monnaie
nest ni un lment secondaire, ni un instrument neutre. Elle est la forme spcifique que revt
la souverainet en conomie. Pour cette raison, on comprend le malaise libral son gard.
6 Il revient Schumpeter davoir mis clairement ce point en avant : Cela implique que la monnaie est en fait unsimple moyen technique qui peut tre nglig chaque fois que les problmes fondamentaux sont en cause, ou quela monnaie est un voile qui doit tre enlev pour dcouvrir les traits dissimuls derrire elle. Ou, en dautres
termes encore, cela implique quil ny a pas de diffrence thorique essentielle entre une conomie de troc et uneconomie montaire dans Joseph Schumpeter,Histoire de lanalyse conomique, tome II : Lge classique(1790 1870), Paris, Gallimard, 1983 aux pages 287/8.
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Mais il nimporte pas ici dentrer dans une discussion thorique concernant ces points7. Ce
que nous voudrions montrer est quel point lutilisation exclusive par Foucault de la
thmatique haykienne le conduit une vision errone du rle que joue la souverainet dans
les conomies de march. Cest lanalyse de la naissance de la RFA quil propose dans la
leon du 31 janvier 1979 qui en sera loccasion.
Si lexemple de la naissance de la RFA intresse tant Foucault qui lui consacre presque une
leon entire, cest parce quelle donne penser une exprience limite, rien de moins que la
constitution dune communaut hors de laction de la souverainet. On ne saurait trop insister
sur la porte thorique de cet vnement. Il faut y lire en quelque sorte la confirmation
empirique des thses dveloppes antrieurement sur linutilit du souverain. La RFA offre
Foucault lexemple dune socit fonde, non pas sur lexercice de droits historiques
souverains suite au nazisme, prcisment, les Allemands ne possdent plus de tels droits
mais sur linstitutionnalisation de la libert conomique. Ce que Foucault rsume par la forte
formule : la fondation lgitimante de ltat sur lexercice garanti dune libert
conomique (NBP, 85). En labsence de droits historiques et de lgitimit politique, cest
dans la libert des prix et dans la prise de parti pour lconomie sociale de march par Ludwig
Erhard en juin 1948 quil faudrait rechercher les fondements du nouvel tat allemand. Les
analyses thoriques quant aux limites du pouvoir souverain trouvent ici leur expression
exemplaire. Foucault en dduit la description dune socit quon peut dire intgralement
conomique car produite hors de la contrainte souveraine par le seul jeu de la libert des
changes.
Mais supposons et cest a qui est implicitement dit dans le texte de LudwigErhard un cadre institutionnel dont peu importe la nature ou lorigine, un cadre institutionnelX. Supposons que ce cadre institutionnel X ait pour fonction non pas, bien sr, dexercer lasouverainet, puisque, prcisment, rien ne peut fonder, dans ltat actuel des choses, unpouvoir juridique de coercition, mais dassurer simplement la libert. Non pas donc de
contraindre, mais simplement de crer un espace de libert, sassurer une libert et de lassurerprcisment dans le domaine conomique. Supposons maintenant que dans cette institution Xdont la fonction nest pas dexercer souverainement le pouvoir de contraindre, mais dtablirsimplement un espace de libert, supposons que des individus, en un nombre quelconque,acceptent librement de jouer ce jeu de la libert conomique qui leur est assure par ce cadreinstitutionnel. Quest-ce qui va se passer ? Lexercice mme de cette libert par des individusqui ne sont pas contraints de lexercer mais auxquels on donne simplement la libert delexercer, lexercice libre de cette libert voudra dire quoi ? Eh bien, a vaudra adhsion cecadre, a vaudra consentement donn toute dcision qui pourra tre prise, qui pourra treprise pour faire quoi ? Pour assurer, justement, cette libert conomique ou pour assurer ce quirendra possible cette libert conomique. Autrement dit, linstitution de la libert conomique
7 Sur cette question, on pourra se reporter Michel Aglietta et Andr Orlan (ds.),La monnaie souveraine,Paris, ditions Odile Jacob, 1998.
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va devoir, va pouvoir en tout cas fonctionner, en quelque sorte, comme un siphon, comme uneamorce pour la formation dune souverainet politique (NBP, 84).
Il faut lire attentivement cette tonnante citation. Foucault dcrit la fondation dune vie en
commun, absolument pas partir dun acte souverain qui viendrait runir les individus au seindun territoire par le pouvoir de la contrainte, mais sur linstitution de la libert conomique.
Foucault nous dit que cest lexercice volontaire de cette libert institue qui vaudra adhsion
des socitaires. Pourquoi ? Par leffet des bnfices en terme de bien-tre conomique que la
pratique concurrentielle est suppose engendrer. Certes cette approbation collective prendra
une forme politique mais, en ses motivations, elle nest pas de nature politique. Il sagit
dautre chose, de ladhsion volontaire au jeu de la libert. Comme le montrera la partie
suivante, il sagit de penser la possibilit dune socit civile existant de manire parfaitement
autonome sans besoin dun appareil politique spcialis. Foucault insiste sur le fait que ce rle
spcifique et proprement politique de lconomie est rest, depuis ses origines, un des traits
fondamentaux de lAllemagne contemporaine :
En fait, dans lAllemagne contemporaine, lconomie, le dveloppementconomique, la croissance conomique produit de la souverainet, produit de la souverainetpolitique par linstitution et le jeu institutionnel qui fait prcisment fonctionner cetteconomie. Lconomie produit de la lgitimit pour ltat qui en est le garant. Autrement dit,
et cest l un phnomne absolument important, pas tout fait unique dans lhistoire sansdoute, mais tout de mme trs singulier au moins notre poque, lconomie est cratrice dedroit public (NBP, 85/6).
Lconomie, cratrice de droit public (NBP, 86), nest-ce pas la formule ultime du
libralisme ? Ou, si lon veut, laffirmation du primat de lconomie sur le droit, de la
gouvernementalit sur la souverainet. Lconomie produit des signes politiques. elle seule,
elle vaut justification. Autrement dit, lexistence dun appareil politique spcifique, ayant
pour objet la dfinition dun territoire, pour but dassurer ladhsion collective des citoyens et
pour moyen le monopole de la violence lgitime, napparat plus du tout comme un moment
ncessaire. On peut parfaitement se passer du pouvoir de contraindre. La seule libert
conomique produit des effets suffisamment puissants pour assurer le lien social et ladhsion
collective des acteurs. Elle produit de laccord bien mieux que le politique qui a toujours
tendance diviser les citoyens. Elle le fait en crant quelque chose de bien plus concret, de
bien plus puissant que la lgitimit juridique : elle le fait en crant du lien social, de la
confiance, sous la forme dun consensus, un consensus permanent de tous ceux qui peuvent
apparatre comme agents dans, lintrieur de ces processus conomiques. Agents titre
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dinvestisseurs, agents titre douvriers, agents titre de patrons, agents titre de syndicats.
Tous ces partenaires de lconomie, dans la mesure mme o ils acceptent ce jeu conomique
de la libert, produisent un consensus qui est un consensus politique (85/86). Telle est la
formule nouvelle, singulire, de ltat ouest-allemand. Elle nous donne penser un tat sans
souverain, un tat radicalement conomique (NBP, 87) runissant investisseurs, ouvriers,
patrons et syndicats. Enfin, ce grand difice juridique de la thorie de la souverainet
(IFDLS, 33) dont Foucault prophtise la disparition aurait effectivement disparu pour faire
apparatre le concept de ltat conomique pur. On est ici la pointe extrme de ce
cheminement au cours duquel Foucault a peu peu cess de penser souverain pour ne plus
dire que gouvernement :
mesure que jai parl de la population, il y avait un mot qui revenait sans cesse,cest le mot de gouvernement . Plus je parlais de population, plus je cessai de dire souverain et le fait que le gouvernement soit au fond beaucoup plus que la souverainet,beaucoup plus que le rgne, beaucoup plus que limperium (SPT, 78).
Cependant, une rflexion plus dtaille sur la situation conomique allemande en 1948 et
1949 impose une analyse trs diffrente.
Aux yeux de Foucault, cest la libration des prix du 24 juin 1948 qui constitue le temps fort
de cette re-fondation dun tat allemand. Cest partir delle que le jeu conomique est
institu et quil produit ses effets positifs. Cette analyse pose cependant de nombreuses
questions, dabord historiques mais surtout thoriques. trangement, lorsquil analyse la
rnovation allemande, Foucault ne mentionne pas ce qui en a t lacte premier et le plus
exemplaire, savoir la rforme montaire du 20 juin 1948. Pour faire simple, une nouvelle
monnaie, le Deutsche Mark (DM), a t cre, lancienne monnaie, le Reichsmark, a t
supprime et une premire distribution de 40DM par personne a t organise le dimanche 20
juin 1948. Cet oubli est des plus tranges tant lunanimit des commentateurs souligne
limportance extrme du rle qua jou cette rforme. Sur ce point, tous les analystes sont
daccord. Pour cette raison, le 20 juin 1948 est une date fondamentale pour lAllemagne
contemporaine, sa date de naissance. En effet, lintroduction du DM marque un tournant
dcisif pour la future Rpublique fdrale, bien plus significatif que lentre en vigueur
officielle de celle-ci en 1949. Notons dailleurs que la premire institution oprant sur
lensemble des trois zones doccupation occidentale fut la Bank Deutscher Lnder(BDL), la
future banque centrale. Autrement dit, la BDL est la premire forme dexistence
institutionnelle de la RFA. Sa cration prcde de 18 mois la constitution du premier
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gouvernement fdral. Si lanalyse de Foucault se concentre sur la loi du 24 juin 1948, son
intitul mme Loi sur les principes de gestion et la politique des prix aprs la rforme
montaire ( Gesetz ber Leitstze und Preispolitik nach der Geldreform ) la dsigne
clairement comme procdant de la rforme montaire. Cette libralisation na eu de sens et
na pu tre efficace que parce que cette rforme montaire a eu lieu. Cest la suppression du
trop plein de monnaie qui a donn son efficacit la politique des prix. Il a fallu la rforme
montaire pour faire en sorte que les prix aient mme un sens. Pourtant Foucault nen dit mot.
Or, quoi avons-nous affaire avec la rforme montaire de 1948 ? Quel en est lenjeu
premier ? On en aura une premire ide en observant quelle nest pas le rsultat dune
initiative allemande car, comme le note justement Foucault, il nexiste plus dadministration,
ni a fortiori de gouvernement allemand partir de mai 1945. Il sagit dune action pense et
mise en uvre par la puissance dominante du camp occidental, les Etats-Unis dAmrique,
qui limpose leurs partenaires britannique et franais. Autrement dit, la rforme montaire
est un acte promu par une puissance militaire doccupation. Son enjeu est de nature
essentiellement politique : crer un nouvel tat permettant daffronter la puissance
communiste. On se trouve ici dans le registre le plus pur de la souverainet. Toutes les parties
prenantes en sont dailleurs parfaitement conscientes, au premier chef les sovitiques pour sy
opposer. Leur protestation prend appui sur une stipulation du trait de Postdam daot 1945
dclarant que lAllemagne devait tre traite comme une seule unit conomique . Les
sovitiques ragissent cette initiative montaire en dclarant le blocus de Berlin dont la
finalit immdiate est dinterdire la circulation de DM dans Berlin. On voit ici la centralit de
la question montaire et ses liens inextricables avec les questions de souverainet et de
territoire. On ne peut jamais dmler lune des autres. Dailleurs, avec la rforme montaire
allemande, cest la division de lAllemagne et la guerre froide qui entrent dans les faits.
Rien nillustre mieux ces enjeux de la rforme montaire et sa nature que la question de
Berlin. Parfaitement conscients de lopposition des Sovitiques cette rforme qui conduisait diviser lAllemagne en rendant autonome la zone occidentale, les Allis avaient, dans un
premier temps, laiss Berlin hors de la rforme. Ils espraient alors pouvoir parvenir un
accord quadripartite permettant une unification montaire de Berlin, conforme son statut
particulier et sa situation gopolitique complexe. Aussi lchange des billets du 20 juin 1948
au cours de laquelle chaque Allemand obtenait un premier quota de 40 Deutsche Marks ne
concernait pas Berlin. Cette restriction ntait pas sans inquiter les Berlinois de louest pro-
occidentaux qui, autour de Ernst Reuter, exigeaient une incorporation totale de Berlin Ouestau systme conomique occidental, ce qui impliquait de partager la mme monnaie : Avoir
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la monnaie, cest avoir le pouvoir8 . La rponse sovitique la rforme montaire a t dune
part linterdiction du DM ouest-allemand dans toute leur zone, y compris le grand Berlin, et la
cration dune nouvelle monnaie concurrente. Le gouverneur militaire sovitique dclare que
les billets distribus dans la zone occidentale ne seront pas mis en circulation dans les rgions
doccupation sovitique. En consquence, il procde au blocus de Berlin. Par ailleurs, il
annonce la cration dune nouvelle monnaie dans la zone sovitique. Aussitt, les
Occidentaux refusrent lapplication de ces dcisions dans leurs secteurs et dcidrent en fin
de compte dy introduire la nouvelle monnaie, tamponne dun B pour la distinguer du DM.
Mais ils autorisent galement la circulation de la monnaie sovitique dans leur zone
doccupation. On ne saurait mieux exprimer le lien intrinsque qui lie monnaie et
souverainet : la guerre froide a eu pour premier champ de bataille la question montaire car
ce qui tait alors pos tait lexistence dune Allemagne pro-occidentale. Qui met les billets
nest pas simplement une question technique mais aussi politique. Il sagit de spcifier qui est
le souverain.
Cette brve analyse montre clairement quon ne peut penser ltat ouest-allemand comme
tant un tat radicalement conomique. sa racine, ce sont les proccupations des Etats-Unis
qui sont centrales et sa politique de containement du communisme. La question du
gouvernement frugal qui est au cur de NBP joue ici un rle parfaitement secondaire, sil
joue mme un rle. En cette matire, Foucault semble sous-estimer gravement ce qui est de
lordre de la politique de souverainet la plus classique, celle des puissances en lutte. Que le
DM soit le produit dun acte de pure souverainet, on peut sen faire galement une ide en
notant que les allemands ny prirent aucune part. On ne fit appel eux que pour mettre au
point les mesures dapplication dans le cadre du conclave de Rothwesen , alors quils
taient enferms dans un camp militaire Rothwesen prs de Cassel (Hesse). Aussi, rebours
de Foucault, faut-il considrer que la rforme de 1948 a une vise politique. On le voit encore
plus nettement lorsquon a lesprit limportance des effets redistributifs produits par cetterforme rebours de lide de neutralit montaire. Pour le dire simplement, sans entrer dans
les dtails, tout ce qui tait pargne montaire sest trouve fortement dprcie alors que les
possessions relles (capitaux, immeubles, outils de production) ont t globalement
8 Se reporter la page 575 de Heinrich A. Winkler,Histoire de lAllemagne XIXe-XXe sicle. Le long cheminvers lOccident, Paris, Fayard, 2005.
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pargnes. Hughes parle ce propos dune des plus grandes confiscations de richesse de
lhistoire, comparable par son chelle la collectivisation force de lagriculture en URSS9.
Parce quil adhre un cadre conceptuel qui fait de la monnaie un instrument neutre des
changes, Foucault laisse totalement dans lombre les importantes dissensions politiques qua
produites la rforme montaire du fait de ses effets redistributifs. Aussi, contrairement
limage propose dun jeu conomique provoquant ladhsion collective des acteurs
(investisseurs, ouvriers, patrons, syndicats) autour de lexpression de leurs intrts rendue
harmonieuse par les forces concurrentielles, la rforme montaire fut lobjet de trs larges
dbats et polmiques qui divisrent puissamment le corps politique ouest-allemand. La
rforme fut vcue comme particulirement injuste par le fait quelle ne touchait pas aux
proprits relles pour ne dprcier que les droits exprims en monnaie. On est alors trs loin
du consentement automatique dont parle Foucault. Qui plus est, lorsquil sintresse au jeu
concurrentiel, il nvoque jamais la possibilit que ce jeu produise des dsaccords, par
exemple, en matire salariale. Or, concernant la conjoncture conomique, dimportants doutes
se firent jour suite la libralisation des prix. Linflation quelle provoque met mal le
pouvoir dachat des salaris et le 12 novembre 1948, plus de neuf millions dAllemands
cessent le travail pendant vingt-quatre heures lappel du DGB pour protester contre la chert
de la vie. Lide dun consensus permanent ne peut donc tre retenu pour ce qui est de la
priode de formation de la RFA. Par la suite, les bons rsultats conomiques ont certainement
eu dimportants effets politiques. Ils ont suscit une forte adhsion collective autour du
modle de lconomie sociale de march.
Bad Godesberg et la gouvernementalit librale
Limportance du rle que joue les analyses ordolibrales dans la conception ouest-allemande
de la lgitimit politique apparat galement avec force sous la plume de Michel Foucaultlorsquil sintresse ladhsion du SPD lconomie sociale de march lors du fameux
congrs de Bad Godesberg en 1959. Il commence par prendre ses distances lgard de
lanalyse classique de ces vnements en termes de trahison, analyse qui dominait la gauche
9 Laissons la parole Hughes : Ironically, by imposing a draconian currency reform, the USA presided overone of the greatest confiscations of wealth in history, over half a trillion RM in legally sanctioned paper assets,on a scale comparable to the forced collectivization of agriculture in URSS. In the process it privileged andconfirmed over 200 billion marks in real property dans Michael L. Hughes, Shouldering the Burdens of Defeat.
West Germany and the Reconstruction of Social Justice, Chapel Hill et Londres, The University of NorthCarolina Press, 1999, la page 321. Cet exemple montre clairement que la monnaie nest nullement neutre maisquelle conditionne fortement les hirarchies sociales par son effet sur la valorisation des droits de proprit.
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et lextrme-gauche au moment o il crit ces phrases. Cette analyse ne voit dans les
justifications avances par le SPD concernant la possibilit dun ordre social quitable
dans le cadre de lconomie sociale de march quune hypocrisie masquant ses reculades. Ce
nest pas le cas de Foucault qui crit :
Mais pour qui coute ces mmes phrases avec une autre oreille ou partir dun autre background thorique, ces mots ordre social quitable , condition dune vritableconcurrence conomique - rsonnent tout autrement parce quils indiquent le ralliement tout un ensemble doctrinal et programmatique qui nest pas simplement une thorieconomique sur lefficacit et lutilit de la libert du march. Ralliement quelque chose quiest un type de gouvernementalit, qui a t justement le moyen par lequel lconomieallemande a servi de base ltat lgitime (NBP, 90/1).
Foucault analyse ce ralliement du SPD au nolibralisme la lumire de lanalyse quil vientde faire de ltat fdral allemand. Sa thse est la suivante : la situation allemande nous
confronte une situation inverse dans la mesure o [cest] lconomique qui [est] radical
par rapport ltat et non pas ltat qui [est] premier comme cadre historico-juridique tel ou
tel choix conomique (NBP, 91). Mais, ds lors que le fondement de la lgitimit politique
est trouver dans les rgles mmes de lconomie, savoir la gouvernementalit librale,
accepter cette logique constitue la condition sine qua non de la participation au jeu politique.
Aussi, Bad Godesberg, sagit-il pour le SPD dadhrer ce qui est en train de fonctionner
comme le consensus politico-conomique allemand fondateur, celui de la croissance
conomique, pour entrer dans le jeu de la gouvernementalit que lAllemagne sest donne
depuis 1948. Foucault va dailleurs trs loin en cette anne 1979 o la gauche franaise se
trouve aux portes du pouvoir politique puisquil insiste sur le fait quil nexiste pas de
gouvernementalit socialiste (NBP, 93 et 95). Il reconnat au socialisme une rationalit
historique, une rationalit conomique et une rationalit administrative , mais pas de
gouvernementalit autonome socialiste. ses yeux, pour exister, le socialisme est contraint de
se brancher sur des types de gouvernementalit divers.
Il est tentant dappliquer cette grille de lecture lunion europenne. En effet, on y observe la
mme inversion de lconomique et du politique et le mme rle fondateur de la rgle
montaire. Par ailleurs, comme la montr nouveau le projet de trait constitutionnel, la
norme concurrentielle y joue un rle structurant, non pas seulement pour ce qui est de
lconomie, mais plus largement pour ce qui est de la conception mme des institutions
politiques. Comme lcrit Foucault propos de la RFA, la question nest plus : quelle libert
ltat va-t-il laisser lconomie ? mais comment est-ce que la libert conomique va pouvoir
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avoir une fonction et un rle dtatisation, dans le sens o a permettra de fonder
effectivement la lgitimit dun tat (NBP, 95/96). En rsum, la gouvernementalit librale
est certainement un concept clef pour aborder ltude de la situation europenne.
Les objectifs politiques du libralisme
Cette lecture critique est par bien des aspects insatisfaisante car elle laisse le sentiment de
peut-tre rater ce qui constitue lessentiel dans la rflexion de Foucault. Les vraies questions
sont sans doute ailleurs. Pourquoi cet intrt du philosophe pour une forme si particulire de
libralisme ? Pourquoi cette mobilisation finalement peu critique, et de ce fait tonnante de la
part dun penseur comme Foucault, des nolibraux allemands et amricains ? Pourquoi cette
recherche si prilleuse dune conomie et dune politique sans souverainet ?
Le matre et le pouvoir
Ds la troisime leon, Foucault explique ses auditeurs quaprs avoir tudi dans ses livres
prcdents la spcificit des mcanismes disciplinaires par rapport au systme de la loi, il
entendait dans ce cours rflchir sur la diffrence entre la discipline et les mcanismes de
scurit. Son objectif avou est de couper court linvocation rpte du matre et aussi bien
laffirmation monotone du pouvoir (STP, 57). Cette dclaration tmoigne dabord dune
prise de conscience des limites et des insuffisances dune rflexion sur lordre social en termes
de discipline et de contraintes car elle ne rend pas compte des formes rcentes prises par le
gouvernement des hommes10. Surtout, elle a pour dfaut de prsenter la libert, avec le sens
moderne que prend ce mot partir du XVIIIe sicle, comme une idologie ou un concept
universel, une sorte de droit de lhomme que ferait triompher la lutte contre la
disciplinarisation de la socit. La libert, estime Foucault, est toute autre chose : cest unetechnique de pouvoir, un rapport entre gouvernants et gouverns.
10 Jai dit quelque part quon ne pouvait pas comprendre la mise en place des idologies et dune politiquelibrales au XVIII sicle sans bien garder lesprit que ce mme XVIII sicle qui avait si fort revendiqu lesliberts, les avait tout de mme lestes dune technique disciplinaire qui, prenant les enfants, les soldats, lesouvriers l o ils taient, limitait considrablement la libert et donnait en quelque sorte des garanties lexercice mme de cette libert. Eh bien, je crois que jai eu tort. Je crois que ce qui est en jeu, cest tout autrechose. Cest quen fait cette libert [] doit tre comprise lintrieur des mutations et transformations des
technologies de pouvoir. Et, dune faon plus prcise et particulire, la libert nest pas autre chose que lecorrlatif de la mise en place des mcanismes de scurit (STP, 50).
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Deux lectures politiques sont possibles. La premire, foucaldienne au sens troit du terme,
prendrait cette affirmation pour un avertissement. Ne nous mprenons pas, la libert laisse la
population est en fait utilise par le pouvoir des fins de contrle et il y a de la discipline dans
la libert que la gouvernementalit moderne nous octroie. Que les dispositifs de scurit soient
les producteurs de la libert quils consomment illustre bien, par ailleurs, ce constat essentiel :
les liberts dpendent du pouvoir. La seconde lecture insiste au contraire sur le fait que, la
gouvernementalit tant ncessairement protectrice de la libert, elle constitue une modalit de
pouvoir qui mrite rflexion et qui peut susciter un certain attrait. Les deux lectures sont
possibles et on peut supposer que Foucault a pu les envisager lune et lautre. La tension
rflexive qui traverse les deux cours tend cependant faire penser que, sans ambigut mme si
de faon jamais ouverte, leur auteur cherche dans la seconde direction.
Un indice en est donn par la rflexion quil propose sur ltat. Fidle sa mthode, il refuse
de recourir une catgorie aussi gnrale de la philosophie politique. Ltat nest pas un
universel, il na pas dessence : pour le comprendre, il faut passer lextrieur , et
lapprhender travers les pratiques, cest--dire la technologie gnrale de pouvoir. Et cest
prcisment pour viter tout risque d ontologie circulaire que lon doit faire la gnalogie
de ltat partir dune histoire de la raison gouvernementale. Cet argument nest quen
apparence seulement mthodologique. Il permet galement Foucault dinitier une forte
critique de ceux qui dnoncent ltat au prtexte quil tendrait acqurir un pouvoir sans limite
ou que son expansion serait historiquement irrversible. Une telle conception est trop
rductrice car elle revient en fait hypostasier ltat, lui accorder comme une essence.
Foucault situe lorigine dune telle approche chez les libraux allemands de la premire moiti
du XXe sicle, dont le discours est repris plus tard, sans le savoir, par la critique de gauche,
voire gauchiste, des annes 1970 qui identifie toute affirmation du rle de ltat une forme
dautoritarisme, voire de fascisme. Cette position nest pas acceptable selon Foucault, pour
deux raisons. La premire est que lingrence de ltat dans les affaires de la socit estdemble limit au sein de la configuration propose par la gouvernementalit librale. La
seconde est que son intervention est ncessaire linstauration de la libert.
Autonomie du sujet et libralisme
Le vritable objectif de Foucault travers cette rflexion gnalogique sur la
gouvernementalit est sans doute moins la gouvernementalit elle-mme quune possiblelaboration de lautonomie du sujet. La voie quil choisit passe par le libralisme, plus
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exactement par cette forme particulire quest le gouvernement libral auto-limit. Ces deux
cours peuvent tre lus, on la dit, comme une tentative pour en poser les fondements. Pourquoi
choisir une voie si particulire ? Parce que Foucault pense trouver dans cette modalit du
pouvoir les meilleures garanties pour prserver cette autonomie du sujet. Les raisons sont
multiples et elles sgrnent tout au long des pages, sans jamais toutefois faire lobjet dune
prsentation systmatique. Le caractre exprimental et provisoire dune telle argumentation ne
pouvait quinciter Foucault la prudence.
Une premire raison est que la revendication de scientificit faite par lconomie politique a
pour consquence de transformer la relation entre savoir et pouvoir. Alors que le mercantilisme
ne revendiquait aucunement ce statut de science et tait associ la raison dtat, cest--dire
aux mystres du gouvernement inaccessibles au commun des mortels, la science conomique
peut tre tablie ou vrifie par chacun, mme sil nest pas gouvernant, puisque la science a
pour vocation dtre une connaissance commune. Le pouvoir na donc plus le monopole du
savoir et de la vrit ; au contraire, ce sont les exigences du savoir qui dlimitent de lintrieur
les comptences du pouvoir.
La raison principale tient cependant la dpendance du politique par rapport lconomique
quinstaure le libralisme auto-limit. Or, loin de constituer une oppression destructrice, le
primat de lconomique sur le politique est la meilleure garantie possible pour sauvegarder
lindpendance du sujet. Ce thme nmerge que progressivement dans la rflexion de
Foucault, mais une fois mis en vidence, il devient de plus en plus prsent et crucial.
Lessentiel de largumentation repose sur le fait, on la dit, que lconomie est une discipline
sans totalit. Foucault trouve les principaux lments de ses analyses chez Hayek mais aussi
dans la pense du XVIIIe sicle dont lconomie politique dnonce [] le paralogisme de la
totalisation politique du processus conomique . Laveuglement de ltat est donc
remarquable, non pas quil choisisse cette ccit des fins politiques, toujours rvisables, mais
parce que sa perception des phnomnes conomiques est toujours limite. Ltat ne peut pasintervenir de faon directe et envahissante non pas quil nen ait pas le droit ou quil aurait pris
un engagement contractuel en ce sens mais, bien plus radicalement, parce quil ne saitpas. Une
consquence importante dgage par Foucault lavant-dernire leon est que le bien collectif
ne peut tre vis, et encore moins obtenu, par aucun agent, tat inclus. Elle supposerait une
position de surplomb qui nest possible ni pour un souverain, ni pour une institution quelle