deuxieme partie la gestion des externalités transfrontières muir watt rcadi-3

140
565. Voir W. Bratton et J. McCahery, «The New Economics...», précité note 43 (« the jurisdictional competition paradigm crosses the barrier that sepa- rates the public and private spheres to recast the public sector in private sector terms. The legal federalism debate over the paradigm focuses on the legitimacy of this barrier-crossing ») ; F. Easterbrooke, « Federalism and European Business Law », précité note 89 (« the question is that of the interaction of law and mar- kets when evasion is possible »). 566. Comparer A. Breton et P. Salmon, «External Effects of Domestic Regu- lations... », précité note 84, relevant que le débat relatif aux relations entre le commerce international et le contenu des lois nationales tend à prendre deux formes distinctes. D’une part, l’intégration de l’économie globale par des méca- nismes de marché, tels les transferts de technologie ou la mobilité des capitaux, met en danger les politiques nationales interventionnistes en matière sociale ou environnementale, par exemple (voir infra n os 224 ss.). Dans ce contexte, il est souvent question d’autoriser la mise en place de barrières au commerce interna- tional pour assurer la protection des politiques locales au nom du commerce équitable (par exemple, l’interdiction d’accès au marché local de produits fabri- qués au moyen du travail des enfants). D’autre part, ce sont les politiques natio- nales elles-mêmes qui sont perçues comme une entrave au commerce internatio- nal. C’est dans ce second contexte que la diversité est perçue comme une entrave potentielle aux libertés économiques dans le marché intérieur (voir supra n os 134 ss.), ou au regard de la Commerce Clause fédérale, qui attribue à la diversité des législations un effet compartimenteur du marché. Or, ces deux volets du débat sont rarement associés. La question de l’entrave aux échanges n’est pas mise en relation avec la « course vers le bas », qui domine la discussion relative à l’équité des échanges économiques mondiaux. Pourtant, mettant en jeu toutes deux les inégalités de concurrence que crée pour les opérateurs privés la disparité des systèmes juridiques, elles représentent dans une certaine mesure les deux faces d’une même réalité. Celle-ci traduit l’interaction complexe entre la compétition législative et la concurrence entre opérateurs privés, qui se nourris- sent mutuellement. DEUXIÈME PARTIE LA GESTION DES EXTERNALITÉS TRANSFRONTIÈRES (Droit international privé et effets pervers de la diversité normative) 176. La diversité des droits peut-elle être économiquement indé- sirable, la compétition qu’elle génère entre législateurs, moralement perverse ? La difficulté particulière du débat relatif au domaine légi- time de la concurrence législative, ou aux limites du marché en tant que mode de régulation des rapports économiques internationaux 565 , tient en grande partie à son caractère fragmenté, ainsi qu’à la variété des discours qui s’y trouvent mêlés 566 . Ceux-ci empruntent soit le langage de la loyauté du jeu concurrentiel entre opérateurs privés, 219

Upload: diesein

Post on 30-Jan-2016

13 views

Category:

Documents


2 download

DESCRIPTION

droit international; haya

TRANSCRIPT

Page 1: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

565. Voir W. Bratton et J. McCahery, « The New Economics... », préciténote 43 (« the jurisdictional competition paradigm crosses the barrier that sepa-rates the public and private spheres to recast the public sector in private sectorterms. The legal federalism debate over the paradigm focuses on the legitimacyof this barrier-crossing ») ; F. Easterbrooke, « Federalism and European BusinessLaw », précité note 89 (« the question is that of the interaction of law and mar-kets when evasion is possible »).

566. Comparer A. Breton et P. Salmon, « External Effects of Domestic Regu-lations... », précité note 84, relevant que le débat relatif aux relations entre lecommerce international et le contenu des lois nationales tend à prendre deuxformes distinctes. D’une part, l’intégration de l’économie globale par des méca-nismes de marché, tels les transferts de technologie ou la mobilité des capitaux,met en danger les politiques nationales interventionnistes en matière sociale ouenvironnementale, par exemple (voir infra nos 224 ss.). Dans ce contexte, il estsouvent question d’autoriser la mise en place de barrières au commerce interna-tional pour assurer la protection des politiques locales au nom du commerceéquitable (par exemple, l’interdiction d’accès au marché local de produits fabri-qués au moyen du travail des enfants). D’autre part, ce sont les politiques natio-nales elles-mêmes qui sont perçues comme une entrave au commerce internatio-nal. C’est dans ce second contexte que la diversité est perçue comme uneentrave potentielle aux libertés économiques dans le marché intérieur (voirsupra nos 134 ss.), ou au regard de la Commerce Clause fédérale, qui attribue àla diversité des législations un effet compartimenteur du marché. Or, ces deuxvolets du débat sont rarement associés. La question de l’entrave aux échangesn’est pas mise en relation avec la « course vers le bas », qui domine la discussionrelative à l’équité des échanges économiques mondiaux. Pourtant, mettant en jeutoutes deux les inégalités de concurrence que crée pour les opérateurs privés ladisparité des systèmes juridiques, elles représentent dans une certaine mesure lesdeux faces d’une même réalité. Celle-ci traduit l’interaction complexe entre lacompétition législative et la concurrence entre opérateurs privés, qui se nourris-sent mutuellement.

DEUXIÈME PARTIE

LA GESTION DES EXTERNALITÉS TRANSFRONTIÈRES

(Droit international privéet effets pervers de la diversité normative)

176. La diversité des droits peut-elle être économiquement indé-sirable, la compétition qu’elle génère entre législateurs, moralementperverse ? La difficulté particulière du débat relatif au domaine légi-time de la concurrence législative, ou aux limites du marché en tantque mode de régulation des rapports économiques internationaux 565,tient en grande partie à son caractère fragmenté, ainsi qu’à la variétédes discours qui s’y trouvent mêlés 566. Ceux-ci empruntent soit lelangage de la loyauté du jeu concurrentiel entre opérateurs privés,

219

Page 2: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

567. En effet, comme il a été indiqué supra note 23, la réflexion relative à lalégitimité du modèle compétitif est menée dans deux cadres très différents,d’une part, celui du fédéralisme économique, d’autre part, celui de l’économiedu commerce mondial.

568. R. Cass et R. Boltuck, « Antidumping and Countervailing Duty Law :The Mirage of Equitable International Competition », dans J. Bhagwati etR. Hudec (dir. publ.), Fair Trade and Harmonization. Prerequisites for FreeTrade, t. 2, Legal Analysis, MIT Press, 1997, p. 351, spéc., p. 355.

569. M. Rosen, « Extraterritoriality and Political Heterogeneity... », préciténote 97.

soit celui de l’équité du commerce international 567. La disparité desdroits y est présentée comme problématique tant dans le cadre fédé-ral ou communautaire que sur le plan global ; elle jouerait soit pourcompartimenter un marché libéralisé, soit au contraire pour le priva-tiser de façon excessive. Le jeu concurrentiel entre Etats serait alorsdistordu au détriment des opérateurs privés, tantôt par l’élévationexcessive des exigences applicables aux produits et aux services encirculation, tantôt du fait de l’abaissement délétère des exigences deslois sociales ou environnementales auxquelles sont soumises lesentreprises transnationales. Mise en avant dans un premier tempscomme mécanisme de discipline des gouvernements, la concurrencelégislative constituerait aussi bien une puissante force subversive,minant le processus démocratique dans les pays compétiteurs. Auxbienfaits du pluralisme juridique, de l’émulation entre législateurs etde la libéralisation des échanges, on oppose l’« impératif moral » dela concurrence équitable, qui supposerait l’aplanissement autoritairedu terrain de jeu (levelling the playing-field) 568.

177. Paradoxalement, ainsi, le conflit de lois — expression d’unediversité qui serait source d’avantages comparatifs pour les entre-prises et les produits issus de régimes juridiques différents et par làmême moteur des échanges — est perçu en même temps comme unfacteur d’inégalité entre opérateurs économiques. Que ce soit dans lecadre de la théorie du fédéralisme ou au regard de l’économie ducommerce international, le paradoxe fondamental de la concurrencelégislative réside ainsi dans le fait que la diversité tant prisée deslégislations est en elle-même stigmatisée comme subversive 569. Quelque soit le sens dans lequel les effets pervers de la diversité desdroits sont invoqués, l’argument mérite d’être soigneusement décor-tiqué pour mieux en comprendre les termes. Ceux-ci mettent encause aussi bien la conception même du conflit de lois que le rôlerégulateur qui pourrait revenir au droit international privé dans la

220 Horatia Muir Watt

Page 3: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

570. A. Breton et P. Salmon, « External Effects of Domestic Regulations... »,précité note 84 ; R. Cass et R. Boltuck, précités note 568, p. 359 ; J. Bhagwati,« Fair Trade, Reciprocity and Harmonization : The New Challenge to the Theoryand Policy of Free Trade », A. Deardoff et R. Stern (dir. publ.), Analytical andNegotiating Issues in the Global Trading System, 1994, p. 548. Comme on l’avu, ce constat est précisément au cœur des difficultés de définition de l’entraveen droit communautaire. La politique sociale ou économique poursuivie par unEtat peut être perçue comme distordant le terrain de jeu dès lors qu’elle s’im-pose aux produits ou services importés d’un Etat plus libéral.

571. Le risque d’emballement du processus d’unification du droit substantieln’est pas absent des projets contemporains du droit privé européen et notammentdes considérations invoquées par la Commission européenne dans son Plan d’ac-tion pour un droit des contrats plus cohérent — COM(2003)68 (voir sur ce pointsupra note 126).

572. Voir supra nos 51 ss.

gestion des coûts de la diversité. A cet égard, on peut identifier plu-sieurs séries de questions étroitement imbriquées.

178. L’économie du commerce international permet en effet deprendre conscience de ce que toute différence entre les normes natio-nales, que leur objet soit ou non spécifiquement lié aux échangestransfrontières, a nécessairement un effet sur les conditions deconcurrence entre opérateurs privés dans un contexte transnatio-nal 570. Appliqué aux coûts générés par la diversité des législations,on s’aperçoit cependant à quel point cet argument risque de porterloin. Les conditions de concurrence entre entreprises privées dans uncontexte international ne peuvent donc être totalement égalisées si,en même temps que l’ouverture des frontières, la diversité législativesubsiste. Si toute différence entre normes nationales est susceptibled’affecter le terrain de jeu concurrentiel dans les rapports transfron-tières, la seule solution possible semblerait résider dans l’unificationintégrale du droit substantiel 571. Or, dès lors qu’il est postulé quecette diversité est au moins dans une certaine mesure désirable, ildevient nécessaire de se pencher plus directement sur l’identificationdes aspérités autorisées, par opposition à celles qui distordent réelle-ment la concurrence.

179. Ces dernières sont généralement stigmatisées à travers leconcept de « course vers le bas ». Or, si ce concept évoque toujoursla pression exercée par la compétition en faveur d’un abaissementgénéralisé des contraintes, la réalité des situations qu’il recouvre estparfois bien plus insaisissable. Illustré de façon emblématique ausein de l’économie du fédéralisme par le syndrome — déjà trèscontroversé — du Delaware 572, il revêt une charge idéologique par-ticulièrement forte dans le débat relatif à l’équité du commerce mon-

Aspects économiques du droit international privé 221

Page 4: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

573. Sur le risque d’abaissement généralisé des standards qu’induit la pres-sion de la compétition, et la conclusion selon laquelle la réalisation de politiquesprotectrices de catégories spécifiques d’intérêts pouvait exiger de restreindre lepouvoir d’arbitrage des parties et de conférer un effet extraterritorial aux loisinternes, voir supra nos 128 ss.

574. Sur ce concept, voir déjà supra no 26. Sur le caractère central du pro-blème des externalités, seule hypothèse d’une course vers le bas véritable, voirJ. Leboeuf, « The Economics of Federalism… », précité note 40.

575. Voir supra no 29. Le modèle de Tiebout postule l’absence d’externalitéstransfrontières.

576. Sur le principe de correspondance, voir supra note 88.577. Pour le recours au conflit de lois comme alternative à l’unification, voir

J. Trachtman, « International Regulatory Competition… », précité note 34 ;R. Wai, « Transnational Liftoff… », précité note 35 ; F. Garcimartin Alferez,« Regulatory Competition… », précité note 32. Voir également, dans le contextedu marché intérieur, J. Drexl, « Continuing Contract Law Harmonisation underthe White Paper of 1985 ? — Between Minimum Harmonisation, Mutual Recog-

dial, où il est associé à une rhétorique des droits de l’homme pourjustifier des mesures protectionnistes que la libéralisation deséchanges se donne précisément pour objet d’éradiquer 573. L’apportde la théorie économique sur ce point est de suggérer que la véri-table source des difficultés étiquetées « course vers le bas » n’est pasdans la diversité des droits en soi, mais dans la présence d’externali-tés transfrontières 574. Les choix politiques d’un Etat ne deviennentun problème économique pour les autres que si les coûts en sontexporté sous des formes diverses. A leur tour, il importera donc deles identifier.

180. Par ailleurs, en présence de telles distorsions du jeu de laconcurrence législative, la réponse de la théorie économique consisteà réaffirmer l’importance d’une régulation centrale, autoritaire, dumarché 575. L’existence d’externalités transfrontières appelleraient eneffet une législation corrective à leur propre mesure, c’est-à-direprises par une autorité qui a une compétence normative plus étendueque celle de l’Etat fédéré ou de l’Etat membre d’une communautéplus vaste 576. Or, le mode d’intervention central généralement envi-sagé par le fédéralisme économique est une législation unifiée. Peut-être parce qu’il n’existe pas, aux Etats-Unis, de droit fédéral uni-forme en matière de conflit de lois, le potentiel du droit internationalprivé pour gérer les effets pervers de la diversité n’est que rarementenvisagé. Récemment, toutefois, certains auteurs s’interrogent surl’aptitude de cette discipline à assurer le but même auquel répondraitl’élaboration d’une législation de droit substantiel uniforme, à savoir,faire en sorte que les coûts économiques de la diversité soient inter-nalisés, afin de réguler le jeu de la concurrence législative 577.

222 Horatia Muir Watt

Page 5: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

nition, Conflict of Laws and Uniform Law », dans S. Grundmann et J. Stuyck(dir. publ.), An Academic Green Paper on European Contract Law, Private Lawin European Context Series, Kluwer Law International, 2002, pp. 37-55 ; A. Cor-coran et T. Hart, « The Regulation of Cross-Border Financial Services in the EUInternal Market », Columbia Journ. Eur., 1002, p. 221 ; H. J. Sonnenberger,« L’harmonisation ou l’européanisation européenne du droit des contrats sont-elles nécessaires ? », Rev. crit. dr. int. pr., 2002, p. 405, évoquant le rôle « consti-tuant » du droit international privé dans le contexte européen.

578. Sur la gouvernance et ses rapports avec le droit de la régulation, voir parexemple C. Scott, « Regulation in the Age of Governance : The Rise of the Post-regulatory State », dans J. Jordana et D. Levi-Four, The Politics of Regulation,Cheltenam Edward Elgar, 2004 ; Ch. Joerges et R. Dehousse (dir. publ.), GoodGovernance in Europe’s Integrated Market, OUP, 2002 ; comparer infra no 206.

579. On retrouve sur ce point le débat contemporain sur la codification dudroit civil européen. La codification n’est-elle pas un instrument dépassé ? voir« Social Justice in European Contract Law : a Manifesto », Eur. Law Journal,vol. 10 (2004), no 6, p. 653. Sur la complexité des interactions entre le droit desEtats membres et le droit communautaire, voir Ch. Joerges, « On the Legitimacyof Europeanising Private Law… », précité note 202.

580. L’un des signes de l’indifférence que revêt le conflit de lois pour le sys-tème juridique au regard des théories traditionnelles tient au statut procédural dela règle de conflit de lois (voir, pour une étude comparative sur ce point,S. Gerooms, Foreign Law in Civil Litigation. A Comparative and FunctionalAnalysis, Oxford Private International Law Series, OUP, 2004, préface de JamesFawcett). La transformation de la fonction de la règle de conflit dans le cadre

Pareille idée prend place dans la recherche, très actuelle, d’outilsinnovants de «gouvernance» des nouvelles structures politiques régio-nales 578. L’élaboration d’instruments normatifs linéaires, telle la codi-fication du droit substantiel, sied mal, en effet, tant à l’interactioncomplexe entre différents niveaux de régulation qu’à la valeur désor-mais attachée au pluralisme 579.

181. La gestion des distorsions affectant le jeu de la compétitionlégislative pourrait revenir ainsi au droit international privé.Favorisant l’épanouissement de la compétition lorsque la fongibilitédes politiques législatives est suffisamment acquise, la même disci-pline serait également investie d’une fonction régulatrice des exter-nalités transfrontières liées aux coûts de la diversité, tout en sauve-gardant dans la mesure du possible les avantages de celle-ci. Onmesure à quel point ce rôle est complexe, et combien il requiertd’ajustements tant par rapport au modèle compétitif initial que dansla compréhension traditionnelle du conflit de lois et de juridictions.Il reviendrait en somme à cette discipline de canaliser la compétitionentre législateurs, sans sacrifice excessif des bienfaits qu’elleapporte par ailleurs. A cet égard, dépassant le rôle souvent décoratifdans lequel l’a enfermée la privatisation contemporaine de sa fonc-tion dans la tradition continentale 580, elle tendrait à devenir un ins-

Aspects économiques du droit international privé 223

Page 6: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

communautaire est de nature à modifier ce statut. Il en va ainsi d’abord des casoù les compétences de droit public font l’objet d’une répartition autoritaire dansle marché intérieur. Dans diverses circonstances, les autorités de l’Etat d’accueilseront amenées à vérifier le respect de règles de droit public du pays d’origine(voir sur ce point J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits : Restric-tions on Free Movement of Goods and Services », Services and Free Movementin EU Law, précités note 462, p. 113). Il en va ainsi aussi dans les cas où,comme il en sera question ci-après, dans des domaines de droit privé, la règle deconflit est investie de la fonction de gestion des externalités transfrontières.Dans ces derniers cas, où elle est appelée à exercer une action correctrice desdistorsions de concurrence dans le marché intérieur, il est difficile de voir com-ment sa mise en œuvre pourrait être laissée à la discrétion des plaideurs, alorsmême que les droits subjectifs en cause, relevant généralement de la matièredélictuelle, sont traditionnellement réputés disponibles.

trument important de la « gouvernance » des rapports économiquestransfrontières. Dans le contexte d’un espace économique intégré, lerisque de distorsions liées à la décentralisation législative exige eneffet que l’action des Etats membres ou fédérés soit soumise à unecertaine discipline, qui, par définition, ne peut plus être confiée aumarché. Celle-ci est parfois exercée à travers des freins constitution-nels des abus de compétence. En intégrant de telles contraintes, larègle de conflit de lois prendrait la relève d’un tel contrôle. Elleretrouverait alors dans ce contexte une dimension publiciste, réparti-trice des compétences ou régulatrice des dérives (I). Mais le besoinde discipline revêt un caractère tout aussi essentiel dans les cas où,en dehors de toute structure politique susceptible de coordonner lesactivités des unités décentralisées, l’affirmation simultanée etaveugle des unilatéralismes des Etats génère de graves incohérencesdans l’ordre international. Pour contribuer à résoudre la « tragédieglobale des biens collectifs », il reviendrait au droit internationalprivé de chaque Etat de réinventer les paramètres du raisonnable (II).

224 Horatia Muir Watt

Page 7: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

581. B. Weingast, « The Economic Role of Political Institutions : Market Pre-serving Federalism and Economic Development », Journ. of Law, Econ. andOrg., vol. 11, p. 1. Mais, pour une vision plus dubitative de la pertinence de cemodèle pour le monde réel, voir J. Rodden et S. Rose-Ackerman, « Does Fede-ralism Preserve Markets ? », Va. L. Rev., vol. 83 (1997), p. 1521. La contraintepesant sur les Etats fédérés illustre également le mécanisme de la compétitionverticale, ces derniers modérant spontanément les effets de leur propre législa-tion en raison de la menace de préemption fédérale qui les incite à tout fairepour conserver leur souveraineté législative (sur la dimension verticale de lacompétition, voir W. Bratton et J. MacCahery, « The New Economics of Juris-dictional Competition… », précité note 43).

582. S. Weatherill et P. Beaumont, précités note 230, p. 597.

I. LA DIVERSITÉ LÉGISLATIVE

DANS UN ESPACE ÉCONOMIQUE INTÉGRÉ

182. Dans quelle mesure la diversité des lois, génératrice de com-pétition législative, est-elle compatible avec un marché intégré, quisuppose que les opérateurs économiques jouissent des conditions deconcurrence égales sinon distordues ? Développé dans le contextefédéral américain sous l’impulsion du public choice, le concept demarket preserving federalism exprime parfaitement l’idée selonlaquelle les Etats sont libres de tout faire, sauf d’user de cette libertépour compartimenter le marché 581. Au sein du marché intérieur euro-péen, on le sait, intégration économique et pluralisme normatif nesont plus perçus comme antinomiques ; la recherche de l’uniformitéest, du moins depuis la nouvelle approche, une « option discréditée »— sous le contrôle étroit des libertés économiques 582. Les conflitsde lois sont ainsi tout à la fois l’expression d’un pluralisme salutaireet objet d’une étroite surveillance en raison de leur effet potentielle-ment nocif pour le marché. Aux Etats-Unis, la Commerce Clausevise à empêcher que dans l’exercice de leur autonomie les législa-teurs étatiques n’imposent de charge excessive aux échanges intra-étatiques, tandis qu’en droit communautaire les libertés économiquesse voient désormais investies de la fonction d’éliminer toute aspéritédu terrain juridique qui soit de nature à rendre inégal l’accès au mar-ché intérieur. Dans les deux cas, la difficulté est de déterminerl’équilibre entre le maintien de la diversité des ordres juridiques et lafluidité des échanges transfrontières.

183. Le rapprochement des deux systèmes à travers leurs hésita-tions mêmes est très instructif. En Europe, on le sait, la définition de

225

Page 8: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

583. Voir supra nos 146 ss.584. L’étude de la notion d’entrave en droit communautaire (supra

nos 134 ss.) a montré notamment qu’il est clairement excessif de vouloir enfer-mer toutes les lois dans le schéma territorial qu’exige la reconnaissance mutuelleafin d’assurer le bon fonctionnement des échanges. Qu’il s’agisse d’exprimer àtravers le rattachement du conflit de lois des considérations propres au champ dudroit substantiel concerné (telle la fonction indemnitaire de la responsabilitécivile), ou de faciliter la gestion de la diversité au sein du marché intégré (parexemple en éliminant les distorsions de concurrence entre entreprises), la pour-suite de divers objectifs peut commander, bien au contraire, de reconnaître auxdroits nationaux un certain effet à l’égard d’actes ou de comportements endehors de leur ressort.

585. Pour quelques illustrations d’une telle lecture, R. Posner, « The Consti-tution as an Economic Document », précité note 44 ; M. McConnell, « Federa-lism : Evaluating the Founder’s Design », U. Chi. L. Rev., vol. 54 (1987),

l’entrave aux libertés économiques, qui repose initialement sur larépartition territoriale des compétences en matière de droit public,semble s’étendre progressivement sous l’impulsion du droit dérivéau champ du droit privé, enfermant celui-ci dans un schéma qui metrudement à l’épreuve les objectifs plus traditionnels des conflits delois 583. Dans l’expérience américaine, l’extraterritorialité des lois estpareillement au centre du débat. Cependant la comparaison des deuxapproches a conduit à se demander si le droit communautaire n’estpas dans une certaine mesure victime d’une illusion d’optique enpourchassant les conflits de lois de droit privé à travers la notiond’entrave, afin d’aplanir le terrain du jeu concurrentiel 584. Il est inté-ressant donc d’envisager l’approche alternative qu’offre le droitfédéral américain à l’égard d’un problème identique. Celle-ciconsiste à aborder la question de la cohabitation des politiques légis-latives diverses à travers les risques que présente la diversité pourl’unité du marché.

184. En effet, aux Etats-Unis, la revendication d’extraterritorialitéest parfois jugée suspecte, en tant qu’elle serait hostile aux objectifsdu fédéralisme. Ceux-ci justifient l’existence d’instruments de disci-pline constitutionnelle des Etats en cas d’abus de compétence, quisont essentiellement des remèdes à l’unilatéralisme. Cependant, il aété démontré que le contrôle constitutionnel que déclenche une tellerevendication sous la forme d’une mise en balance des intérêts tendmoins à condamner, en soi, l’extension des effets des lois en dehorsde leur ressort, qu’à pourchasser les risques d’empiétement législatifou d’exportation des coûts qui mettent en péril la coexistence desdivers législateurs étatiques dans le cadre fédéral. En somme, unelecture économique des outils constitutionnels 585 mis en œuvre les

226 Horatia Muir Watt

Page 9: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

pp. 1484, 1493 ; R. Collins, « Economic Union as a Constitutional Value »,NYUL Rev., vol. 63 (1988), pp. 43, 68, ainsi que les auteurs cités infra note 650sur la Commerce Clause et la question d’economic due process.

586. L’harmonisation du droit concerne pour l’essentiel les domaines où lesrestrictions à la libre circulation demeurent justifiées au regard de l’intérêt géné-ral (S. Weatherill et P. Beaumont, EU Law, précité note 230, p. 597 ; S. Grund-mann, « The Structure of European Contract Law », précité note 32).

investit d’une fonction de police des externalités dans un espacepolitiquement intégré et économiquement interconnecté (chapitre I).Mené au cas par cas, un tel contrôle, mieux à même que le conceptd’entrave à appréhender les conflits de lois économiques qui affec-tent le fonctionnement du marché, n’est cependant pas de nature àaméliorer la prévisibilité. Il est donc peu surprenant à cet égard quela culture européenne de la sécurité juridique répugne à ériger lamise en balance des intérêts en méthode de principe de règlementdes conflits de lois au sein du marché intérieur ; bien au contraire, ledroit communautaire s’empare de l’insécurité générée par le jeu del’exception d’intérêt général pour justifier l’intervention unificatricedu législateur communautaire 586. Mais le potentiel à intégrer cesobjectifs de méthodologies plus traditionnelles, très souvent absentesdes débats, mérite d’être exploré. La gestion des externalités trans-frontières dans un contexte économique intégré peut très bien êtreconfiée à des règles de conflit de lois bilatérales uniformes (cha-pitre II).

Aspects économiques du droit international privé 227

Page 10: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3
Page 11: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

587. Cette suspicion atteint les seules lois de police économique intervention-nistes (« regulatory »), ignorant le champ des conflits de lois. Cette exclusion estintéressante du point de vue du débat concernant la portée du principe d’originepour les conflits de lois de droit privé en droit communautaire (voir supranos 155 ss.). Elle demeure cependant assez mystérieuse dans la mesure où laméthodologie dominante en matière de conflits de lois de droit privé attribue àce dernier des finalités proprement régulatoires (regulatory) ou intervention-nistes, porteuses d’intérêts étatiques. Sur la difficulté de comprendre les limitesdu champ de la Commerce Clause à cet égard, voir Donald Regan, « TheSupreme Court and State Protectionism : Making Sense of the Dormant Com-merce Clause », Mich. L. Rev., vol. 84 (1986), p. 1091.

588. Qu’une telle attitude de suspicion à l’égard de l’extraterritorialité ait pré-valu au début du XXe siècle n’a rien d’étonnant. La prévalence de dogmes terri-torialistes dans le domaine des conflits de lois et de droit international public ontpu colorer la lecture judiciaire des exigences des diverses clauses de laConstitution intéressant les modalités de cohabitation des Etats fédérés (voir, surla traduction des dogmes territorialistes en dogmes constitutionnels, R. Wein-traub, Commentary on the Conflict of Laws, précité note 245, p. 585), de sortequ’il existe un parallélisme frappant entre la doctrine des droits acquis enmatière de conflit de lois, la présomption de territorialité des lois américainesdans les relations extérieures des Etats-Unis et, enfin, la vision des contraintesconstitutionnelles imposées aux Etats fédérés dans leurs rapports réciproques.L’émergence du fonctionnalisme s’est accompagnée à son tour d’une tendanceau personnalisme dans les conflits de lois et de l’apparition du critère des« effets » en matière internationale ; naturellement, une évolution corrélative dela jurisprudence de la Cour suprême s’est dessinée relative au champ d’applica-tion constitutionnellement permissible des lois étatiques dans les rapports intra-fédéraux, que ce soit au regard de la Commerce Clause, ou, de façon plus signi-ficative, sur le fondement de Due Process et Full Faith and Credit (sur ceparallélisme, voir également infra no 266).

CHAPITRE I

LES RÉPONSES CONSTITUTIONNELLES AUX ABUSDE COMPÉTENCE

185. La Constitution fédérale offre divers moyens de lutter, aucas par cas, contre les comportements abusifs des législateurs éta-tiques. C’est dans ce contexte que l’extraterritorialité des lois a trèssouvent été perçue comme problématique en soi 587. En réalité, unexamen plus approfondi des exigences de la Constitution révèle untableau plus nuancé des exigences du fédéralisme 588. D’abord,divers outils constitutionnels traditionnels, telles les clauses de FullFaith and Credit ou Due Process, servent essentiellement de freinaux problèmes posés par l’unilatéralisme, canalisant les déborde-ments liés à la liberté de chaque législateur de déterminer le champde ses propres lois plus qu’ils ne tendent à répartir les compétences

229

Page 12: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

589. Voir déjà supra no 175.590. Voir B. Currie, Selected Essays on the Conflict of Laws, Durham, Duke

Univ. Press, 1963. La paternité de l’idée d’une théorie constitutionnelle fondéesur les intérêts des Etats revient à P. Freund (« Chief Justice Stone and theConflicts of Laws », Harv. L. Rev., vol. 59, p. 1210), réfléchissant aux implica-tions pour les conflits de lois de la doctrine du juge Stone dans la jurisprudencede la Cour suprême, par exemple dans Alaska Packers (US 532, 55 S Ct, 518,79 L. Ed.1044), 1935. Plus généralement, sur le poids du fédéralisme sur lesméthodologies de solution des conflits de lois, voir R. Sedler, « American Fede-ralism… », précité note 109.

législatives — que ce soit en vertu de la territorialité ou de touteautre théorie du conflit de lois — ou à condamner l’extraterritorialitéen soi. Celle-ci n’apparaît en définitive que comme l’indice d’uneatteinte possible à l’égard des intérêts de la communauté d’Etats,lequel constitue la seule véritable préoccupation du droit fédéral, quitraque ainsi divers comportements non coopératifs des législateurs(section I). Ensuite, au regard d’une lecture doctrinale plus récentede la Constitution, les exigences de la cohabitation des Etats fédérésne font peser une suspicion sur l’extraterritorialité des lois qu’en rai-son du risque qu’elle comporte d’attenter aux intérêts étrangers nonreprésentés dans le processus législatif, notamment au moyen del’exportation des coûts afférents aux lois adoptées. Pourchasser cerisque conduit à canaliser l’exercice de la liberté des Etats dans desconditions similaires à celles du contrôle de la proportionnalité endroit communautaire ; ni l’extraterritorialité en soi, ni la diversité deslois applicables, n’est condamnée. On retrouve ici le concept d’eco-nomic due process 589, qui est une autre façon de nommer, dans destermes d’ordre politique, le problème économique des externalitéstransfrontières (section II).

Section I. Les outils traditionnels : le contrôle des comportementsnon coopératifs des Etats

186. Le droit américain des conflits de lois intrafédéraux a étéforgé par la perception doctrinale de contraintes constitutionnellespesant sur les Etats fédérés. On oublie en effet trop souvent de cecôté-ci de l’Atlantique que la « théorie des intérêts gouvernemen-taux » de Brainerd Currie est avant tout une théorie constitutionnelle,puisant ses racines dans la jurisprudence de la Cour suprême concer-nant les exigences de Due Process ou de Full Faith and Credit dansdes cas de conflits de lois 590. En effet, c’est précisément la convic-tion que le fédéralisme avait un impact important tant sur la réparti-

230 Horatia Muir Watt

Page 13: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

591. Aujourd’hui même, l’opposante la plus brillante de Currie, Lea Bril-mayer, propose une nouvelle théorie politique des conflits de lois fondée sur ledroit individuel négatif d’être à l’abri de l’interférence étatique (L. Brilmayer,« Rights, Fairness, and Choice of Law », précité note 104 ; du même auteur,Conflict of Laws : Foundations and Future Dimensions, Little Brown and Co.,1991, chap. 5), qui épouse étroitement, comme l’avait fait la doctrine qu’ellecombat, les devoirs de respect mutuel des Etats liés par une structure fédérale(sur ce point, D. Bliesener, « Fairness and Choice of Law : A Critique of thePolitical Rights Based Approach to the Conflict of Laws », Am. J. Comp. L.,vol. 42 (1994), p. 687). Sur la doctrine de L. Brilmayer, infra no 195.

592. Allstate Insurance Co. v. Hague, 449 US (1981).593. Voir, sur l’état actuel des droits des conflits de lois des divers Etats,

S. Symeonides, « The American Choice of Law Revolution in the Courts… »,précité note 109.

tion des compétences normatives des Etats fédérés que sur le rôle dujuge confronté à un conflit de lois qui a conduit Currie et ses dis-ciples à problématiser ce dernier en termes de conflits de pouvoirspour en déduire une méthodologie spécifique 591. Toutefois, en dépitde l’omniprésence de la référence constitutionnelle dans la doctrinedes conflits de lois aux Etats-Unis, le fédéralisme s’avère, de fait,peu intrusif dans ce domaine. La Cour fédérale a refusé de recon-naître une valeur constitutionnelle à la théorie des intérêts gouverne-mentaux, se bornant à formuler certaines limites à la liberté des Etats— dans un langage, qui, curieusement, emprunte à la terminologiede Currie sans en avoir la signification 592. Ceux-ci continuent doncà élaborer leur droit international privé comme bon leur semble,pour le meilleur ou (parfois) pour le pire 593.

187. Le vrai paradoxe concernant ces contraintes fédérales résidedans le fait qu’elles consistent aujourd’hui pour l’essentiel à imposerdes freins aux abus les plus criants de ce même unilatéralisme —auquel la doctrine des intérêts gouvernementaux a conduit au nomprécisément d’exigences constitutionnelles ! En effet, les outils dediscipline constitutionnels sont destinés essentiellement à canaliserles effets pervers de la diversité normative, en vue de la préventionde l’arbitraire et de la solidarité inhérente à la vie en communauté.Ils n’exercent aucune fonction répartitrice des compétences analogueà celle qui est parfois imputée au principe d’origine en droit com-munautaire, ni, à la différence de la traque à l’entrave au marchéintérieur dans ce dernier contexte, ne tendent à éradiquer la diversitéen soi dans la gestion des vrais conflits. Cependant la portée exactede leurs exigences n’est pas facile à déterminer. C’est en effet aunom de la structure fédérale que les solutions personnalistes deCurrie en matière de conflit de lois, puis l’extraterritorialité des lois

Aspects économiques du droit international privé 231

Page 14: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

594. « Credit Due Judgments and Credit Due Laws : The Respective Roles ofDue Process and Full Faith and Credit in the Interstate Context », Iowa L. Rev.,vol. 70 (1984), p. 95. La clause de Full Faith and Credit continue en revanchede jouer un rôle essentiel en matière de circulation des jugements. Une applica-tion intéressante, d’ordre négatif, peut en être trouvée dans Baker v. GeneralMotors Corp., 118 S. Ct. 657 (1998), où la Cour suprême fédérale estime qu’uneinjonction donnée dans l’Etat du Michigan, destinée à empêcher un salarié licen-cié de témoigner à l’avenir contre son employeur dans des procès relatifs à laresponsabilité du fait des produits, ne bénéficiait pas de Full Faith and Creditdans d’autres Etats, l’imperium du juge du Michigan ne s’étendant pas au-delàde son ressort (voir, sur cette interprétation, E. Maltz, « The Full Faith and Cre-dit Clause and the First Restatement : The Place of Baker v. General MotorsCorp. in Choice of Law Therory », Tulane Law Review, 1998, p. 305).

595. Brilmayer, ibid.596. Sur la difficulté de les distinguer, chacune contenant à la fois un peu des

deux considérations, voir R. Weintraub, Commentary…, précité note 245, p. 624.597. « Credit Due Judgments… », précité note 594. Le même auteur a fait de

ces limites la base d’une théorie politique libérale des conflits de lois, qui partdu postulat qu’en appliquant sa loi à une situation qui n’est pas purementinterne, le juge tranche également une question de légitimité politique (Conflictof Laws Fundations and Future Directions, précité note 592, p. 27). Les para-mètres de cette dernière incluent le droit négatif d’être à l’abri de l’interférenced’un souverain qui excéderait sa sphère de pouvoir légitime en lui appliquant saloi (ibid., p. 209). La démarche de l’auteur consiste alors à identifier les basessur lesquelles il serait fondé qu’un Etat impose des contraintes à un individu.Selon l’auteur, la théorie des intérêts gouvernementaux a privilégié les liens quijustifient que des bienfaits soient conférés aux individus, alors qu’il faudrait par-tir de ceux qui justifient des contraintes.

impératives de droit économique, ont été critiquées tour à tour aunom de l’interdiction constitutionnelle de la discrimination (par. 1) etde celle de l’abus de compétence (par. 2).

Par. 1. Personnalisme et discrimination

188. Selon Lea Brilmayer, les limites constitutionnelles en ma-tière de conflit de lois existent précisément pour contrôler l’ex-ploitation unilatérale des positions stratégiques des Etats 594. Mais laportée respective à cet égard des clauses de Due Process et FullFaith and Credit est très discutée. Selon la présentation la plus car-tésienne, la première concernerait essentiellement la protection descitoyens contre l’arbitraire des Etats, tandis que la seconde impose-rait le respect réciproque des souverainetés 595. Mais la réalité posi-tive semble moins bien découpée 596. Si la jurisprudence paraîtavoir vidé la distinction entre les deux clauses d’une grande partde son intérêt, Lea Brilmayer en explique néanmoins les fonctionsrespectives par référence à la tension qui oppose, dans toute struc-ture fédérale, le respect de l’indépendance des Etats et le besoininverse de coopération positive 597. Ainsi, la clause de Due Process,

232 Horatia Muir Watt

Page 15: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

598. Sur la question des limites constitutionnelles affectant les conflits delois, voir aussi P. Herzog, « Constitutional Limits on Choice of Law », Recueildes cours, tome 234 (1992), p. 239.

599. Voir D. Laycock, « Equal Citizens of Equal and Territorial States… »,précité note 97, rappelant que, bien qu’on ait souvent soutenu le contraire, leconcept de Full Faith and Credit ne signifie pas que, dans un cas de conflit delois, la Californie doit appliquer la loi du Texas et vice versa ; en réalité, la seuleobligation positive contenue dans cette clause concerne la reconnaissance desjugements.

600. Une ligne jurisprudentielle ancienne, aujourd’hui abandonnée, avaitcependant attribué un contenu positif à la clause de Full Faith and Credit (voirparticulièrement John Hancock Mut. Life Ins. Co. v. Yates, 299 US 178 (1936) ;Sovereign Camp of the Woodmen of the World v. Bolin, 305 US 66 (1938) ;Order of United Commercial Travelers v. Wolfe (précité note 146)), notammentpour exiger l’application de la loi du groupement associatif. Sur ce dernier point,la Commerce Clause semble avoir pris le relais, au titre de l’internal affairs doc-trine, pour assurer l’unité de la loi applicable à la société commerciale (voirsupra nos 46 ss.).

601. D. Laycock, « Equal Citizens of Equal and Territorial States… », préciténote 97, p. 257.

602. Allstate Insurance Co. v. Hague, 449 US (1981), précité note 593. Danscet arrêt, la Cour suprême fédérale a confirmé la constitutionnalité de l’applica-tion par les juges du Minnesota de leur propre loi en vue d’annuler la claused’une police d’assurance émise dans le Wisconsin au profit d’un citoyen duWisconsin, tué dans un accident dans le Wisconsin !

protégeant la souveraineté des Etats, empêcherait l’empiétementdes uns sur la sphère législative des autres. En revanche, la clausede Full Faith and Credit, rappelant que cette souveraineté s’exercenéanmoins au sein d’une communauté, imposerait à ses membresde ne pas ignorer les intérêts des autres, par exemple, en refusantd’ouvrir un for à une action fondée sur une loi voisine ; plutôt quel’extension excessive de la loi du for, cette clause condamneraittout refus de coopération discriminatoire. Quoi qu’il en soit de leurfonction respective, il est clair que les deux clauses n’imposentni obligation positive d’appliquer la loi d’un autre Etat fédéré, nila territorialité des compétences législatives, ni d’ailleurs aucuneméthodologie particulière en matière de règlement de conflit delois 598.

189. Ainsi, bien que le concept de Full Faith and Credit —auquel le principe communautaire de reconnaissance mutuelle estparfois un peu hâtivement assimilé — semble suggérer lecontraire 599, la Constitution américaine n’impose que très exception-nellement aux Etats une obligation positive de reconnaître la loi d’unsister State déterminé 600. L’arrêt qui signale « la fin apparente detoute substance significative » de cette clause 601 est AllstateInsurance Co. v. Hague, rendu en 1981 602. L’opinion majoritaire a

Aspects économiques du droit international privé 233

Page 16: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

603. « No significant contact or significant aggregation of contacts, creatingstate interests, with the parties and the occurrence or transaction. »

604. On sait que les termes de cette doctrine étaient eux-mêmes empruntés àla jurisprudence constitutionnelle (supra no 186).

605. L’arrêt a fait l’objet de critiques cinglantes de la part des partisans de ladoctrine des intérêts gouvernementaux en raison de l’absence de toute analysed’ordre fonctionnel (voir B. Posnak, « Choice of Law — Interest Analysis : TheyStill Don’t Get It », Wayne L. Rev., vol. 40 (1994), p. 1121.

606. Sur ce point, plus charitable, R. Weintraub, Commentary…, préciténote 245, par. 9, 2 A, p. 601, relevant en effet que « there are a lot of intelligentpeople who do not regard interest analysis as the greatest thing since slicedbread ».

607. 472 US 797, 105 S. Ct. 2965, 86 L. Ed 2d 628.608. « Casually or slightly related to the litigation. »

estimé que la Cour ne devrait invalider l’application par un Etat desa propre loi que dans le seul cas où cet Etat n’a « aucun contactsignificatif ni aucune agrégation de contacts, génératrice d’intérêtsétatiques, avec les parties et l’événement ou l’opération écono-mique » 603. En posant que la constitutionnalité de l’application de laloi du for dépendait de l’existence de « contacts ou d’une agrégationde contacts créatrice d’intérêts », elle ne semble pas — en dépit de laproximité terminologique — avoir voulu consacrer la théorie desintérêts gouvernementaux de Currie 604. Ici, l’« intérêt » constitution-nellement suffisant d’un Etat à l’application de sa loi est acquis dèslors que les contacts qu’il entretient avec la situation litigieuse sontquantitativement suffisants à exclure l’abus de compétence ou l’arbi-traire à l’égard du défendeur — sans qu’il soit possible de distribuerà ce dernier égard l’emprise respective des clauses de Full Faith andCredit et de Due Process, également invoquées. En aucun cas, lasignification de ces liens n’est recherchée en fonction des politiqueslégislatives poursuivies 605 ; dès lors, en effet, que l’application de laloi du for n’est pas déraisonnable, la méthodologie qui la rend appli-cable importe peu 606. Dans l’arrêt Phillips Petroleum v. Schutts,1985 607, la Cour suprême condamne une application trop expansivepar un Etat de sa propre loi, qui n’était qu’accidentellement ou légè-rement liée au contentieux 608, mais ne va pas jusqu’à conférer uneteneur positive à Full Faith and Credit sous la forme d’une règle deconflit de lois. Tout au plus peut-on dire qu’en interdisant l’intrusionde la loi du for dans une situation où elle ne justifie d’aucun contactgénérateur d’un intérêt constitutionnellement protégé, la Coursuprême conférait une certaine consistance à l’idée selon laquelle, encas de faux conflit, seule la loi intéressée aurait un titre à s’appli-quer.

234 Horatia Muir Watt

Page 17: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

609. 486 US 717, 108 S. Ct. 2117, 100 L. Ed 2d 743.610. Autrement dit, le for « désintéressé » est fondé à appliquer sa loi en dépit

du fait que le conflit est faux à son égard, sous le couvert d’une qualificationprocédurale.

611. B. Posnak, « The Court Doesn’t Know It’s Asahi from Its Wortman : ACritical View of the Constitutional Contraints of Jurisdiction and Choice ofLaw », Syracuse L. Rev., vol. 41 (1990), p. 875 ; R. Weintraub, Commentary…,précité note 245, par. 9, 2 A, p. 601.

612. Sur les raisons du peu d’empressement mis par la Cour suprême à consa-crer une doctrine constitutionnelle des conflits de lois, voir G. Schreve, « Choiceof Law and the Forgiving Constitution », Indiana Law Journal, 1996, p. 271.Selon D. Laycock, la Cour suprême a fait en sorte que la clause de Full Faithand Credit signifie « presque rien » ; les juridictions des Etats peuvent éluder lepeu de contenu qui lui reste et le Congrès a refusé de combler ce vide, laissantle champ aux théoriciens affranchis de toute contrainte fédérale. Les résultatssont alors prévisiblement chaotiques, parce que dans ces conditions il n’existeaucun arbitre neutre des conflits de lois (« Equal Citizens of Equal and Territo-rial States… », précité note 97, p. 258). Sur le rôle d’arbitre neutre qu’assume enrevanche le droit communautaire dans les conflits de lois entre Etats membres,voir J. Basedow, Travaux Comité fr. dr. int. pr., mai 2004 (à paraître).

190. Toutefois, un peu plus tard, à l’occasion des suites de cettedernière affaire, dans Sun Oil v. Wortman, 1988 609, elle a déçu lesespoirs qu’elle a pu ainsi fonder, en admettant qu’une qualificationprocédurale — en l’occurrence, appliquée à un délai de prescriptionplus long que celui prévu dans les Etats entretenant des liens avec lasituation au fond — permet néanmoins de justifier l’application de laloi du for en l’absence d’autres contacts avec la situation liti-gieuse 610. Les critiques doctrinales n’ont pas manqué de se faireentendre au sujet de ce laxisme, qui contraste curieusement avec leresserrement du contrôle constitutionnel de l’exercice par les Etatsfédérés de leur compétence juridictionnelle. Pour beaucoup d’au-teurs, l’ordre des priorités se trouve ainsi inversé ; notamment, lamobilité accrue des entreprises et l’existence d’un marché des pro-duits à l’échelle nationale justifieraient de relâcher la protection dudéfendeur sur le plan de la compétence, dans la mesure où il lui estdésormais difficile de plaider la surprise en cas d’assignation endehors de chez lui, tandis que la fédéralisation du règlement deconflit de lois serait le moyen le plus approprié pour lutter contre leforum shopping qui en résulterait 611. Toujours est-il que les obliga-tions de solidarité incombant aux Etats, au titre tant de Due Processque de Full Faith and Credit, se réduisent en définitive à peu dechose au plan du conflit de lois 612.

191. Quelles que soient les critiques qu’appelle l’absence d’éner-gie mise par la Cour suprême à canaliser les débordements des Etatsen matière de conflit de lois, il est certain que pas plus qu’elle ne

Aspects économiques du droit international privé 235

Page 18: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

613. J. Ely, « Choice of Law and the State’s Interest in Protecting Its Own »,Wm. and Mary Law Rev., vol. 23 (1981), p. 173 ; D. Laycock, « Equal Citizensof Equal and Territorial States… », précité note 97 ; S. Kreimer, « Lines in theSand : The Importance of Borders in American Federalism », U. Pa. L. Rev.,vol. 150 (2002), p. 973.

614. Selon une analyse que Pillet n’aurait pas reniée.615. Ainsi, toujours selon le même auteur, le fait que ces règles conduisent à

la compétence de la loi territoriale est d’autant moins surprenant que l’allocationdes compétences entre les Etats ne peut être que territoriale, le territoire étantconsubstantiel à l’Etat :

« La théorie des intérêts gouvernementaux préfère accentuer la compo-sante communautaire de l’Etat, mais cela ne fait que reculer la questionpour mieux sauter. Quelles sont les personnes qui font partie de la commu-nauté ? Seules celles qui résident dans un territoire déterminé… »

616. La confusion manifeste entre le territoire et le champ de la loi applicableconduit B. Posnak (« Choice of Law… », précité note 606, p. 1166) à demander :« Where have you been Mr. Laycock ? Have you slept through the “revolution”and the “new learning” it produced ? », les dogmes territorialistes des droitsacquis ayant été depuis longtemps discrédités.

commande d’évaluer les « intérêts » des Etats avec les outils person-nalistes de la doctrine de Currie, la Constitution n’impose aucune-ment la répartition territoriale des compétences législatives. Il estdifficile en effet de concilier la définition judiciaire de l’intérêt éta-tique comme résultant de « contacts ou d’une agrégation decontacts », avec la thèse, récemment renouvelée en doctrine, selonlaquelle la structure fédérale interdirait de donner effet à une loi endehors de son ressort, au nom du principe de l’égalité des citoyensde la fédération 613. Pour l’essentiel, l’idée ainsi avancée consiste àfaire valoir que le dilemme du conflit de lois oblige à trancher entredeux types de discrimination, selon que l’on choisit de privilégier ladimension territoriale ou personnelle de la situation litigieuse 614. Or,selon Douglais Laycock, l’approche territoriale est la seule qui soitconforme à la Constitution, la territorialité étant en quelque sorteprésupposée par la clause de Full Faith and Credit. Selon cet auteur,les pères fondateurs ne voyaient aucune ambiguïté dans la portée decette clause puisqu’ils la concevaient à la lumière des règles fami-lières de conflit de lois applicables à la même époque par les jugesanglais et américains 615. Le même auteur affirme que la territorialitédes compétences législatives est un principe si enraciné dans lastructure fédérale qu’elle se passe de toute justification.

192. En réalité, quoi qu’on pense de cette dernière affirmation 616,cette thèse est construite sur une critique du caractère discriminatoirede la méthodologie des intérêts gouvernementaux, à laquelle il estreproché de favoriser systématiquement les résidents de l’Etat du

236 Horatia Muir Watt

Page 19: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

617. Pour démontrer que tout le schéma de Currie — vrais conflits, fauxconflits, conflits non pourvus — est tributaire de son idée que les intérêts desétrangers ne comptent pas, Laycock propose un exemple (op. cit., p. 276) : Marydu Maryland et Del du Delaware font des sorties régulières ensemble en voiture.Un soir, Mary conduisant, ils ont un accident et Del est blessé. Un autre soir,avec Del qui conduit, la même chose se produit et Mary est blessée. Del suitl’avis de son avocat de se tenir éloigné du Maryland, de sorte que Mary l’as-signe dans le Delaware. Del forme alors une demande reconventionnelle enindemnisation de ses propres dommages dans l’autre accident. Supposons que leDelaware ait une règle d’immunité du transporteur bénévole (guest statute) alorsque le Maryland n’en ait pas. Comment Currie résoudrait-il ce cas ? Dans l’ac-tion de Mary contre Del, Del gagne. Il est protégé par son immunité ; en effet, leDelaware a un intérêt à voir appliquer sa règle pour le protéger, et le for duDelaware n’a aucune raison ni même aucun pouvoir de subordonner l’intérêt decet Etat à celui du Maryland. Dans l’action de Del contre Mary, Del gagne aussi.Le Delaware n’a aucun intérêt à appliquer son guest statute pour protéger Maryet, comme le Maryland ne cherche pas non plus à la protéger par une règle simi-laire, alors, nous avons un faux conflit. Le Delaware est libre dans les deux casde réaliser son intérêt en indemnisant Del. Ainsi, Mary doit dédommager Del,mais Del n’a pas besoin d’indemniser Mary… L’auteur emprunte sur ce pointune réflexion de Lea Brilmayer, pour souligner que l’analyse des intérêts est dis-criminatoire parce qu’elle crée trois sortes de règles : la règle locale, la règleétrangère et une règle du for à usage des étrangers (ici la règle du Delawarepour les citoyens du Maryland)… Mary aurait gain de cause dans un cas surdeux en vertu de la règle locale du Delaware, applicable selon une règle territo-rialiste classique, mais elle perd ses deux affaires sous l’empire de la règle spé-ciale du Delaware pour les citoyens du Maryland, applicable selon une analysedes intérêts gouvernementaux !

618. H. H. Kaye, « A Defense of Currie’s Governmental Interest Analysis »,Recueil des cours, tome 215 (1989), p. 9 ; B. Posnak, « Choice of Law… », pré-cité note 606.

619. Sur ce point, voir S. Symeonides, « The American Choice of LawRevolution… », précité note 109, en particulier, p. 363, no 269.

620. L. Brilmayer, « Rights, Fairness, and Choice of Law, » précité note 104,pp. 1310 ss.

for 617. Sur ce point, et bien qu’il ait été brillamment soutenu, endéfense de la doctrine de Currie, que pareil grief confond la volonté,illégitime, de refuser le bénéfice de la loi du for aux ressortissantsétrangers et le souci, constitutionnellement induit, de respecter lasphère propre de compétence des autres Etats (deference) 618, il fautreconnaître que cette distinction n’apparaît pas si clairement dans lapratique judiciaire 619. Dirigée contre cette dernière plus que contresa version doctrinale, la critique de Laycock rejoint dans une cer-taine mesure celle de Lea Brilmayer, qui reproche à la théorie desintérêts gouvernementaux son déséquilibre « actuarial » 620 : par rap-port à celui-ci, les solutions territorialistes traditionnelles sont bienune loterie, mais une loterie non discriminatoire. Or, cette observa-tion est particulièrement éclairante, car le vice de la méthode luivalant le grief de discrimination — qu’il lui soit ou non inhérent —

Aspects économiques du droit international privé 237

Page 20: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

621. H. H. Kaye, « A Defense of Currie’s Governmental Interest Analysis »,précité note 618 ; B. Posnak, « Choice of Law… », précité note 606.

622. Pour une explication méthodologique, voir B. Audit, La fraude à la loi,précité note 215, nos 15 ss.

ne réside ni dans le fait qu’elle suppose d’analyser le contenu deslois en présence afin de déterminer les intérêts respectifs des Etatsimpliqués, ni dans la préférence donnée au personnalisme dans lalecture de ces intérêts, mais dans le fait que l’applicabilité d’une loidonnée soit tributaire de son contenu plus ou moins favorable à sespropres citoyens. En pratique, l’intérêt d’un Etat à la réalisation desa propre loi semble être devenu synonyme d’un intérêt qu’il auraità ce que le contentieux se résolve au bénéfice de son citoyen — cequi est certainement très éloigné de la conception qu’avait Currie del’intérêt étatique 621. On voit donc que le caractère discriminatoire —intrinsèque ou non — de la méthodologie des intérêts gouvernemen-taux ne signifie aucunement que le personnalisme soit lui-mêmecondamné par la Constitution fédérale, et encore moins que celle-ciimpose la territorialité des lois des Etats fédérés. Il se peut bien audemeurant qu’elle consacre implicitement la solution inverse. Danscette hypothèse, qu’il importe à présent d’explorer, la vraie difficultéréside dans la gestion des conflits de lois issus d’une revendicationd’extraterritorialité.

Par. 2. Extraterritorialité et abus de compétence

193. En dehors du débat méthodologique relatif au conflit de lois,la question du statut constitutionnel de la territorialité des compé-tences législatives a également été l’objet de débats récents dansdeux contextes différents. Au demeurant, le fondement précis surlequel l’extraterritorialité est combattue semble compter beaucoupmoins que l’invocation des exigences de la structure fédérale engénéral. Le premier contexte est celui de l’incidence de la mobilitédes personnes, constitutionnellement garantie, sur la capacité desEtats à interdire à leurs propres citoyens certains comportementsautorisés selon la loi du lieu où ils se trouvent provisoirement.Centrée ainsi sur la question de la légitimité du travel-evasion — ensomme, la question de la fraude à la loi, non théorisée dans la doc-trine américaine 622 — la discussion concerne des questions aussicontroversées aux Etats-Unis que l’avortement, l’euthanasie, ou lesmariages entre partenaires du même sexe, sur lesquelles il existe des

238 Horatia Muir Watt

Page 21: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

623. See L. Brilmayer, « Interstate Preemption : The Right to Travel, theRight to Life and the Right to Die », Mich. L. Rev., vol. 91 (1993), p. 873 ;B. Bix, « Physician — Assisted Suicide and Federalism », Notre Dame Journalof Law, Ethics and Public Policy, vol. 17 (2003), p. 53 ; S. Kreimer, « The Lawof Choice and Choice of Law : Abortion, the Right to Travel, and ExtraterritorialRegulation in American Federalism », NYUL Rev., vol. 67 (1992), p. 451, et, dumême auteur, « “But Whoever Treasures Freedom…” : The Right to Travel andExtraterritorial Abortions », Mich. L. Rev., vol. 91 (1993), pp. 907, 925 ;M. Rosen, « Extraterritoriality and Political Heterogeneity... », précité note 97, etla réponse critique de S. Kreimer, « Lines in the Sand », précité note 613.

624. Cette thèse se fonde sur un dictum de la Cour suprême dans Bigelow v.Virginia, 421 US 809 (1975) (« A State does not acquire power or supervisionover the internal affairs of another State merely because the welfare and healthof its own citizens may be affected when they travel to that State »). Plus récem-ment, la Cour suprême semble avoir décidé le contraire, en admettant qu’un Etata un intérêt légitime à réglementer les activités de ses citoyens à l’étranger, dèslors que ces activités sont de nature à subvertir une politique du for (UnitedStates v. Edge Broad. Co., 509 US 418 (1993)). La portée de Bigelow v. Virgi-nia est controversée. Dans le sens de la thèse territorialiste, voir S. Kreimer,« The Law of Choice… », précité note 623, pp. 460-462 ; en sens contraire,M. Rosen, « Extraterritoriality and Political Heterogeneity… », précité note 97,pp. 863 ss.

625. Sur ce droit de se comporter comme les autochtones au nom d’une lec-ture extensive du right of travel, S. Kreimer, « Whoever Treasures Freedom »,précité note 623, p. 915. La clause des « privilèges et immunités » est invoquéepar cet auteur à l’appui de cette thèse, mais elle ne recouvre en réalité qu’unecatégorie limitée de droits jugés fondamentaux (selon la jurisprudence de laCour suprême, la capacité de transférer la propriété privée, l’accès à la justice etle droit de changer de domicile, par exemple) ; en somme, elle ne consacre aucu-nement un droit général à être traité en tous points comme les citoyens de l’Etatd’accueil. Par ailleurs, selon l’analyse proposée par M. Rosen (op. cit., p. 97),elle s’impose à Etat d’accueil pour empêcher la discrimination, mais neconcerne aucunement la compétence de l’Etat d’origine pour régir les activitésde ses citoyens. L’équilibre est fragile et met de nouveau en cause la notionmême de discrimination. Ainsi l’Etat d’accueil peut refuser l’accès au divorceoffert sur son territoire pour des motifs liés à la déférence due aux politiques del’Etat d’origine, en subordonnant cet accès à une condition de résidence d’unecertaine durée (Sosna v. Iowa, 419 US 393, 1975). C’est là redécouvrir les fon-dements du statut personnel.

idéologies profondément divergentes d’Etat à Etat 623. Elle concerneainsi la mesure dans laquelle le pluralisme reste compatible avec lastructure fédérale. Il a été soutenu que cette dernière, garante de ladiversité, commanderait de cantonner la loi de chaque Etat aux com-portements survenant dans son propre ressort territorial ; toute pré-tention d’un Etat à régir des situations survenues à l’étranger, impli-queraient-elles ses propres citoyens, constituerait une interférenceabusive dans la sphère interne des autres (officious intermeddling) etune menace pour le pluralisme 624. Du point de vue des citoyens, ledroit à la mobilité comporterait ainsi celui de se comporter commeles citoyens de l’Etat d’accueil 625. Le second lieu de débat sur l’ex-traterritorialité concerne le domaine économique, où une perception

Aspects économiques du droit international privé 239

Page 22: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

626. Voir Baldwin v. G. A. F. Seelig, Inc., 294 US 511, 521 (1935) ; Healy v.Beer Inst., 491 US 324, 336 (1989).

627. J. Goldsmith et A. Sykes, « The Internet and the Dormant CommerceClause », précité note 97. Sur cette question, sous l’angle de la définition de lacompétence juridictionnelle dans le cyberespace, voir également infra nos 271 ss.

628. Voir, par exemple, American Libraries Ass’n v. Pataki, 969 F. Supp. 160(SDNY, 1997).

629. J. Goldsmith et A. Sykes, « The Internet and the Dormant CommerceClause », précité note 97, pp. 794 ss. ; M. Rosen, « Extraterritoriality and Politi-cal Heterogeneity... » précité note 97, pp. 921 ss.

630. Les termes de la démonstration ne seraient pas reniés par les partisansd’une analyse savignienne du statut personnel. Voir, en particulier, les considé-rations mises en avant à ce titre par B. Ancel et Y. Lequette, Les grands arrêts,précité note 322, pp. 4 ss.

identique de ce que les Etats seraient dépourvus, au regard de laCommerce Clause, du pouvoir d’étendre leur loi extraterritoriale-ment 626 a récemment fait apparaître celle-ci comme une « bombenucléaire » potentielle dans l’espace virtuel 627. C’est alors au nomdu libre-échange que se justifierait le cantonnement territorial deslois étatiques, impuissantes à atteindre des activités en ligne héber-gées dans d’autres Etats, sous peine de heurter les valeurs propresdu (... market-preserving…) fédéralisme. Certaines lois étatiques quiprétendent réglementer, par exemple, les sites pornographiques acces-sibles dans leur ressort, dans le souci de protéger les mineurs, ont étéainsi jugées inconstitutionnelles car extraterritoriales 628.

194. Cependant, les limites de la thèse territorialiste ont été sou-lignées, dans ces deux contextes, en ce que le cantonnement territo-rial des lois serait source non pas du maintien de la diversité mais,au contraire, de son déclin 629. L’idée selon laquelle le fédéralismeimposerait la territorialité des lois afin de sauvegarder le pluralismeparaît en effet mal conçue 630. Empêcher les Etats de protéger leurspolitiques législatives en ce qui concerne leurs propres ressortissants,au nom du droit de ceux-ci à la mobilité interétatique, c’est favoriserindubitablement le modèle le plus libéral au moyen d’une forme dezapping normatif, et, à terme, ouvrir la voie à l’homogénéité législa-tive. La raison réside dans la mécanique même du modèle compéti-tif, et plus particulièrement dans la course vers le bas qui risqueraitde se déclencher si les Etats ne pouvaient faire échec aux comporte-ments tendant directement à modifier le champ de l’autorité des loisdans l’espace. En effet, comme le fait remarquer un auteur, si ledéplacement momentané des individus est de nature à affecter lescontraintes résultant de leur statut personnel, ou encore, en matièrecontractuelle, à priver systématiquement d’effectivité les régimes

240 Horatia Muir Watt

Page 23: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

631. M. Rosen, « Extraterritoriality and Political Heterogeneity », préciténote 97, pp. 877 ss.

632. Voir, par exemple, B. Bix, « Physician — Assisted Suicide », précité note623, sur la question du suicide médicalement assisté : la subordination de l’accèsà cette possibilité à une condition de résidence permet d’éviter que les Etats nesubvertissent les politiques des autres. Cette condition de résidence, soulignel’auteur, permet de modérer les effets extraterritoriaux de la loi plus libérale.

633. J. Goldsmith et A. Sykes, « The Internet and the Dormant CommerceClause », précité note 97, et, sur ce point, infra nos 198 ss.

634. United States v. Edge Broad. Co., 509 US 418 (1993).635. L. Brilmayer, « Rights, Fairness and Choice of Law », précité note 105,

et, du même auteur, « Shaping and Sharing in Democratic Theory : Towards aPolitical Philosophy of Interstate Equality », Fla. State L. Rev., vol. 15 (1987),p. 389 ; et les références citées supra note 591.

protecteurs des consommateurs en vigueur au lieu de la résidencepermanente de ces derniers, les législations les plus exigeantes serontnécessairement contournées, au détriment du pluralisme et non ausoutien de celui-ci 631. L’intensité de la concurrence législativemérite donc d’être régulée, ce que permet l’introduction d’élémentsnon volontaristes dans le choix des rattachements 632. C’est ainsique le fédéralisme impliquerait nécessairement que les Etats aientles moyens de réaliser leurs propres politiques à l’égard de leurscitoyens ; l’effet extraterritorial des législations dont les finalités sup-posent qu’elles soient dotées d’une certaine permanence dans l’es-pace serait en quelque sorte une exigence constitutionnelle, imposéeau nom même de la diversité. Selon une formulation alternativedéveloppée au regard de la Commerce Clause, la structure fédéralecommanderait que les Etats soient dotés des moyens de se protégercontre les externalités transfrontières liées aux effets non voulus deslégislations en vigueur dans les Etats voisins 633. D’ailleurs, en dépitdes dicta judiciaires qui tendraient à accréditer la thèse inverse, laCour suprême semble avoir admis l’effet extraterritorial d’une loi depolice dans une hypothèse, US v. Edge Broadcasting, où un opéra-teur émettait des publicités pour des jeux, licites dans l’Etat de sonétablissement, mais interdits dans l’Etat de destination ; celui-ci a pudonc légiférer pour se protéger des effets de l’activité économiquemenée ailleurs 634. Loin d’être condamnée par la structure fédérale,l’extraterritorialité est ainsi sans doute une composante nécessaire.

195. Une idée analogue est développée par Lea Brilmayer, lors-qu’elle propose, à la place de la doctrine des intérêts gouvernemen-taux, écartée comme discriminatoire, une théorie politique desconflits de lois qui repose assez largement sur des prémisses person-nalistes 635. L’idée, puisée dans la liberté négative d’être à l’abri de la

Aspects économiques du droit international privé 241

Page 24: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

636. Voir supra no 33. Comme nous l’avons déjà vu plus haut, un exemplerécurrent concerne la mise en œuvre de l’immunité des œuvres charitables encas de dommages liés aux activités — notamment éducatives — de celles-ci. Lavictime n’est pas fondée à se plaindre du régime d’irresponsabilité qui les pro-tège, dès lors qu’elle fait partie de la communauté qui bénéficie des prestationsoffertes par ces œuvres.

637. Et à défaut de disposer de l’instrument d’analyse qu’est la qualification,depuis que la méthode conflictuelle a été rejetée avec l’eau du bain territorialiste(voir sur ce point B. Audit, « Le caractère fonctionnel de la règle de conflit »,précité note 102).

638. Même dans les matières qui semblent se prêter au libre choix des parties,l’existence de liens systématiques entre différentes parties du droit — entre lessecurities et le régime de la faillite, par exemple (R. Mendales, « We Can WorkIt Out… », précité note 105 ) —, la détermination de l’objet précis de l’arbitragedes parties soulève pareillement le problème du dépeçage ou du bundling. Plusles règles sont solidaires, moins la compétition autorisée est intense. Comparersupra no 33.

639. Dans de nombreux cas, sans doute essentiellement en matière de famille,le conflit s’avérera faux, au profit de la loi de la résidence. Les auteurs admet-tent que l’Etat de la résidence a un intérêt prépondérant dans ce cas, tandis quecelui du lieu où l’intéressé se trouve passagèrement n’a aucun intérêt spécifiqueà imposer sa politique.

contrainte indue (the right to be left alone), est qu’un Etat ne peutimposer de charges à l’individu qui n’a pas implicitement consenti ày être assujetti. En réalité, une telle idée, centrale à la philosophiepolitique libérale, n’est pas absente de la mise en œuvre judiciaire dela méthode des intérêts gouvernementaux 636. De celle-ci s’induitprogressivement l’intérêt de l’Etat du domicile à régir des questionsde famille et de société concernant ses citoyens. Or, pour déterminerle champ exact de cet intérêt 637, les juges rappellent qu’en choisis-sant son domicile l’individu accepte à la fois les bénéfices et lescharges corrélatives de l’appartenance à la communauté locale.L’arbitrage des citoyens porte ainsi sur des paquets indépeçables(bundles), pour éviter l’abus ou les choix opportunistes 638. En mêmetemps, on peut dire qu’un Etat ne peut légitimement imposer de far-deau à celui qui n’en perçoit pas les bénéfices corrélatifs. Il se peutdonc que, loin de la condamner, la structure fédérale consacre l’in-troduction de rattachements permanents, non volontaristes, et doncl’extraterritorialité.

196. Mais si les lois ne sont plus « rangées » territorialement,elles sont évidemment susceptibles d’avoir des domaines qui serecoupent 639. Les « vrais » conflits sont alors à la recherche d’un cri-tère de solution. Or, selon Lea Brilmayer, la territorialité n’en garde-rait pas moins une certaine priorité en cas d’affrontements de poli-tiques législatives engagés sur des terrains moralement sensibles,

242 Horatia Muir Watt

Page 25: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

640. Dont on conviendra avec M. Rosen que les contours ne sont pas bienprécisés.

641. « Territoriality trumps residence » (L. Brilmayer, « Interstate Preemption :The Right to Travel, the Right to Life and the Right to Die », Mich. L. Rev.,vol. 91 (1993), p. 873.

642. Voir sur ce point, M. Rosen, « Extraterritoriality and Political Hetero-geneity… », précité note 97, p. 933, relevant qu’aucune référence constitution-nelle n’est invoquée pour fonder cette préférence.

643. La solution finale reviendra par conséquent, pour Currie, au for choisi,le choix d’un for « intéressé » justifiant en toute hypothèse l’application de sapropre loi. On lui a beaucoup reproché le forum shopping auquel cette solutionconduit ; elle est pourtant inscrite dans sa conception des exigences du fédéra-lisme.

644. « Extraterritoriality and Political Heterogeneity... », précité note 97,pp. 955 ss.

entre l’Etat de résidence et l’Etat territorial, lieu d’accueil passager.Dans ce cas 640, le lien territorial devrait prévaloir sur le lien person-nel, de façon à conférer une compétence exclusive à l’Etat local 641.Il n’est pas absolument certain si le fondement d’une telle prioritéserait, pour l’auteur, d’ordre constitutionnel ou de type seulementpragmatique 642. Elle reste en tout cas éminemment discutable auregard des prémisses rappelées ci-dessus.

197. Cependant, le vrai problème de ce raisonnement réside peut-être moins dans la priorité reconnue à l’un ou l’autre de ces facteursqu’au postulat implicite selon lequel le vrai conflit devrait nécessai-rement se résoudre par la négation de la vocation de l’une ou l’autreloi à s’appliquer. Le cas de l’affrontement de deux lois qui, du faitde leur champ d’application divergente dans l’espace, prétendentrégir une même situation, devrait-il nécessairement se résoudre parla reconnaissance d’une priorité reconnue à l’une ou à l’autre ? C’estpour ne pas pouvoir y apporter une réponse que Currie lui-même arenoncé à proposer une solution des vrais conflits, à défaut de toutcritère constitutionnel qu’un juge pourrait mettre en œuvre pourtrancher un conflit de compétences concurrentes 643. M. Rosendemande pareillement en quoi le fédéralisme exigerait nécessaire-ment de « ranger le terrain» en opérant un choix 644. Cette interroga-tion peut de prime abord surprendre. Le règlement du conflit de loisn’implique-t-il pas, de façon inévitable, une seule «bonne réponse»?La difficulté est loin d’être inédite, cependant, car elle est inhérente àtoute méthodologie qui ne dissocie pas la question des limites de lacompétence étatique (qu’elles soient consacrées par la constitutionou posées par l’ordre international) de celle de la loi applicable. Dèslors que l’on raisonne en termes de compétences étatiques, et que

Aspects économiques du droit international privé 243

Page 26: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

645. Elle est très précisément au cœur de l’opposition de l’unilatéralisme etdu bilatéralisme. L’unilatéralisme renonce à affirmer une priorité prédéfinie,pour placer la diversité des champs des lois dans l’espace au centre même de laproblématique (voir P. Gothot, « Le renouveau de la tendance unilatéraliste »,Rev. crit. dr. int. pr., 1971, pp. 1 ss. ; de même, sur la place du pluralisme dansla méthode unilatéraliste, D. Boden, « L’ordre public : limite et condition de latolérance… », précité note 312). Cette même interrogation a été formulée pard’autres auteurs, sous une forme plus extrême, comme excluant toute règle deconflit dans un système fédéral (voir P. Swan, « Federalism and the Conflict ofLaws… » précité note 47).

646. Constatée en 1980 par J. Eule, « Laying the Dormant Commerce Clauseto Rest », Yale Law Journal, 1982, p. 425, cette renaissance se confirme aujour-d’hui dans le domaine de l’Internet, voir J. Goldsmith et A. Sykes, « The Internetand the Dormant Commerce Clause », précité note 97.

647. Sur ce débat, voir R. Posner, « The Constitution as an Economic Docu-ment », précité note 44.

648. Bernard Siegan, Economic Liberties and the Constitution (1980) ;Richard Epstein, Takings : Private Property and the Power of Eminent Domain(1985) et « Towards a Revitalization of the Contract Clause », U. Chi. L. Rev.,vol. 51 (1984), p. 703.

celles-ci ne sont pas réparties a priori mais connaissent de simpleslimites négatives, il faut reconnaître que la vocation des lois à inter-venir est concurrente et qu’il n’existe pas, sur le terrain de la loiapplicable, une « bonne réponse » unique 645. Dans cette perspective,de deux choses l’une. Ou bien la solution ultime sera tributaire del’arbitrage des individus, sous la forme de forum-shopping ou travel-evasion, comme elle l’est, en fin de compte, chez Currie. Ou bien oninvestit le juge du pouvoir de mettre en balance les politiques éco-nomiques et sociales des divers Etats au cas par cas, sans qu’il y aitde préférence a priori. C’est une solution que l’on trouve aujourd’huiaffirmée sur le fondement de la Commerce Clause, où le débat surles exigences du fédéralisme devant la diversité des lois étatiques serenouvelle sensiblement.

Section II. Le renouvellement de l’analyse : extraterritorialitéet economic due process

198. Objet d’une « renaissance » depuis un quart de siècle 646, laCommerce Clause est devenue également le siège privilégié d’undébat relatif aux modes d’interprétation constitutionnelle, qui poseen particulier la question de savoir s’il convient de lire laConstitution fédérale comme une véritable charte des libertés écono-miques, garante du libre échange 647. A la vision qui tendrait ainsi ày injecter une idéologie libérale ou dérégulatrice 648, s’oppose celledes partisans d’une approche processuelle, axée sur l’intégrité du

244 Horatia Muir Watt

Page 27: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

649. Voir J. Ely, Democracy and Distrust: A Theory of Judicial Review(1980) ; J. Eule, « Laying the Dormant Commerce Clause to Rest », préciténote 646.

650. J. Eule, ibid.651. Sur cette ambivalence, voir supra no 136.652. Pike v. Bruce Church, Inc., 297 US 137 (1970).653. J. Eule, « Laying the Dormant Commerce Clause to Rest », précité

note 646, p. 439.654. D. Regan, « Siamese Essays... », précité note 160.655. J. Eule, « Laying the Dormant Commerce Clause to Rest », précité

note 646, p. 435.

processus démocratique, qui investit le juge-interprète de la chargeessentielle de « renforcer la représentativité » 649. Appliquée à laCommerce Clause, pareil débat conduit à se demander si cette dis-position fonde l’invalidation de toute réglementation étatique restric-tive des échanges transfrontières, ou si sa finalité n’est pas plutôtd’assurer que les mesures susceptibles d’affecter des actes ou com-portements se trouvant à l’extérieur du ressort du législateur n’attei-gnent pas de façon discriminatoire ou disproportionnée des intérêtsnon représentés dans le processus décisionnel local 650. On voitimmédiatement l’intérêt que présente pareil débat au regard d’unecomparaison avec le droit communautaire, où la question de la fonc-tion propre des libertés économiques donne lieu à une jurisprudenceambivalente, analogue à celle des juges américains devant les exi-gences de la Commerce Clause 651.

199. Depuis l’arrêt Pike 652, ces derniers affirment procéder à unemise en balance des bénéfices locaux d’une mesure législative natio-nale, restrictive des rapports économiques transfrontières, et desméfaits qu’elle implique pour le commerce interétatique. Pareilleapproche est indubitablement sous-tendue par un idéal de libre-échange, qui explique que la fluidité des rapports commerciauxtransfrontières, libre de toute inhibition locale, puisse être identifiéecomme un intérêt fédéral en soi. Or, l’identification d’un tel intérêtest dénoncée par les partisans d’une approche plus processuellecomme une mystification 653, en réalité fort éloignée de la pratiquejudiciaire effective 654. D’une part, si la Commerce Clause a certai-nement eu pour finalité d’éradiquer le protectionnisme étatique quirisquait de compromettre l’unité nationale, il n’y avait en revancheaucune intention de la part des rédacteurs d’injecter une idéologie delaisser-faire dans le tissu même de la Constitution 655. D’autre part,on discerne mal en effet la forme que prendrait la recherche judi-ciaire d’une « discrimination contre les intérêts du commerce inter-

Aspects économiques du droit international privé 245

Page 28: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

656. Y compris dans l’arrêt Pike lui-même (D. Regan, « Siamese Essays… »,précité note 160, p. 1856 ; à la page 1863, le même auteur dénonce le danger devouloir mettre en balance la valeur du commerce contre d’autres valeurs incom-mensurables, telle la protection de la santé publique ou de l’environnement)J. Eule (« Laying the Dormant Commerce Clause to Rest », précité note 646)démontre également que la pure mise en balance des finalités poursuivies(« ends-balancing ») cède la place en fait à la recherche de la proportionnalitédes moyens utilisés.

657. La Commerce clause a pris naissance dans un contexte de guérilla com-merciale entre les différents Etats de l’Union (voir J. Eule, ibid., p. 430).

658. Voir les exemples donnés par J. Eule, ibid., p. 432, attestant les « vir-tually limitless uses » auxquels est mise cette clause. Pour l’auteur, il est à la foismalsain et dépassé de conserver au juge une fonction identique à celle du légis-lateur sur le fondement de la Commerce Clause. Cette explication de la contin-gence historique de la fonction de la Commerce Clause retient l’attention, carelle est proche de celle invoquée en faveur d’une évolution similaire dans le rôlede la CJCE dans la mise en œuvre des libertés en droit communautaire (voirM. Poiares Maduro, « Harmony and Dissonance in Free Movement », préciténote 461, pp. 41 ss.).

659. J. Eule, précité à la note 656.660. J. Eule, ibid. Selon cette clause, « The citizens of each State shall be

entitled to all Privileges and Immunities of Citizens in the several States. » Ilconviendrait cependant d’en assurer l’extension aux personnes morales (excluespar Paul v. Virginia, 75 US 168, 1868).

étatique », qu’un auteur a qualifiée de « red herring » parmi lesmotifs des décisions rendues sur la base de la Commerce Clause 656.Mais, plus encore, c’est la métamorphose du système fédéral quicondamnerait l’idéal néolibéral. Car même à la supposer dotée d’uneréelle positivité, la protection judiciaire d’un intérêt fédéral à laliberté des échanges transfrontières n’a de signification que dans uncontexte politique où le principal risque que représente la décentrali-sation normative pour l’unité économique du marché national rési-derait dans le protectionnisme commercial de la part des législateursétatiques 657. Or, à l’époque contemporaine, en présence d’un législa-teur fédéral beaucoup plus interventionniste, qui a très largementréactivé la Commerce Clause dans sa fonction positive 658 et quin’hésite pas au demeurant à subordonner la liberté du commerce àd’autres finalités, le principal danger inhérent à la structure fédéralepour les intérêts qui ne seraient pas purement internes aux Etats setrouverait ailleurs, dans la distorsion de la représentativité dans lesprocessus législatifs étatiques 659. La raison d’être initiale de laCommerce Clause s’étant ainsi « évaporée » aujourd’hui, il seraittemps d’adopter un modèle alternatif, à la finalité proprement pro-cessuelle, dont le fondement résiderait de façon plus appropriée,selon certains auteurs, dans la clause des Privileges andImmunities 660.

246 Horatia Muir Watt

Page 29: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

661. J. Eule, précité note 656, p. 428 : « preserve process rather than protectproducts ».

662. M. Poiares Maduro, We the Court (1998), précité note 563, spéc.chap. 3.

663. D. Regan, « Judicial Review... », précité note 654, spéc. pp. 1857 ss. ;J. Snell et M. Andenas, « Exploring the Outer Limits… », précité note 462,p. 106.

664. Cette critique a été formulée par W. H. Roth, « The European Court ofJustice’s Case Law... », précité note 470, p. 8.

665. Ibid.666. D. Regan, « Judicial Review... », précité note 654, p. 1857.667. Ibid.

200. Tendant à « préserver l’intégrité des processus » décisionnelsplutôt qu’à en « protéger les produits » 661, ce modèle d’economic dueprocess conduit à traquer une forme de discrimination — celle queles juges tendent à identifier comme étant dirigée contre le com-merce interétatique lui-même — qui consiste à exporter les coûtsd’une législation sur des personnes non représentées dans le proces-sus législatif, car étrangères à l’Etat législateur. Objet de beaucoupd’attention dans la doctrine américaine, ce modèle a récemment reçules faveurs d’un auteur européen, qui en envisage la transposition endroit communautaire 662. Sa portée en ce qui concerne le régime desmesures étatiques affectant le commerce transfrontière mérite cepen-dant d’être précisée, car il a donné lieu, à son tour, à de nombreusescritiques. Or, les objections que suscite cette lecture processuelle dela Commerce Clause ne sont pas toujours bien ciblées ; quand ellesle sont, elles justifieraient le plus souvent l’affinement du modèle,mais non son rejet. On peut en énumérer trois principales. En pre-mier lieu, la protection des intérêts extérieurs à l’Etat serait une fina-lité redondante en matière économique, car ces intérêts seraient déjàindirectement représentés à travers les intérêts locaux (vicariousrepresentation) 663. Ensuite, un tel modèle impliquerait de passer aucrible les processus décisionnels des divers Etats, ce qui dépasseraitla fonction de protection de l’unité du marché 664. Enfin, paradoxale-ment, economic due process se voit reprocher de promouvoir uneidéologie proprement néolibérale ou dérégulatoire, qui consacreraitdans le chef des opérateurs économiques un droit individuel à l’ab-sence de restriction étatique 665.

201. La première critique, la plus sophistiquée, est formulée parDonald Regan 666, puis reprise dans le contexte communautaire parMads Andenas et Jukka Snell 667. Elle consiste à démontrer, à partird’une analyse économique du processus décisionnel, que, si tous les

Aspects économiques du droit international privé 247

Page 30: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

668. D. Regan admet bien au demeurant que son analyse ne serait pas lamême dans une hypothèse d’externalités transfrontières, mais estime que la loidestinée à réagir contre de tels effets néfastes ne serait plus une « trade regula-tion ». Il est vrai que les intérêts à un environnement propre des résidents del’Etat voisin ne sont pas (ou, en tout cas, pas nécessairement) des intérêts com-merciaux. Mais ce serait donner une définition très étroite du domaine de laCommerce Clause que d’exclure l’examen de mesures de ce type.

intérêts affectés sur le plan interne sont représentés dans le processuslégislatif, il n’existe aucun risque de distorsion de ce processus àl’égard des intérêts extérieurs à l’Etat. Toute intervention du jugetendant à donner une expression virtuelle à des intérêts étrangers nonreprésentés serait donc redondante. L’explication résiderait dans lephénomène de représentation indirecte, une mesure localement effi-ciente l’étant réputée aussi globalement. Supposons, par exemple,qu’un Etat impose une taxe sur des produits en plastique dont lemode de fabrication s’avère nocif pour l’environnement. La décisionainsi prise, qui oblige les acheteurs du produit à en internaliser lecoût écologique, résulte d’une mise en balance des intérêts aussibien des consommateurs que de ceux de l’environnement. Or, si ladécision ainsi prise est efficiente au regard des intérêts nationaux,elle l’est nécessairement aussi à l’égard des intérêts extérieurs, nonreprésentés dans le processus politique — notamment des fabricantsétrangers de produits plastiques. Une mesure inefficiente — quiserait par exemple excessivement restrictive à l’égard de ces der-niers — serait également contraire aux intérêts des consommateurslocaux. Il existe ainsi un phénomène d’«équivalence locale/globale».Pareille démonstration est parfaitement convaincante tant que lesintérêts extérieurs sont bien représentés par des intérêts locaux loca-lement — ici, les fabricants étrangers par les consommateursinternes. En revanche, elle ne rend aucunement compte de la situa-tion dans laquelle les intérêts extérieurs affectés ne sont précisémentpas relayés sur le plan local — ce qui est précisément le cas lorsquele coût de la mesure est exporté. Par exemple, si le même Etat décidede subventionner la production de divers articles en plastique,sachant que les effets polluants de la fabrication, sous forme defumée toxique, sont essentiellement subis dans l’Etat voisin, il estfort possible que les intérêts des résidents de ce dernier ne trouveaucun écho indirect dans le processus décisionnel local 668.

202. Or, c’est précisément cette question de l’externalisation descoûts à l’occasion des décisions décentralisées qui est au cœurd’economic due process. L’exportation des coûts et le défaut de

248 Horatia Muir Watt

Page 31: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

669. Voir déjà, S. Levmore, « Interstate Exploitation and Judicial Interven-tion », Va. L. Rev., vol. 69 (1983), p. 563, proposant d’expliquer la jurisprudencede la Cour suprême par le souci de condamner l’exploitation délibérée des inté-rêts étrangers à l’Etat.

670. Sur l’incidence de l’idéologie libertaire d’Internet sur son architecturenormative, voir infra no 272.

671. Précité note 628.672. Comparer sur l’existence, même en droit communautaire, d’une telle

obligation de l’opérateur de s’adapter à l’environnement normatif local, suprano 153.

représentativité démocratique du processus législatif ne sont en réa-lité que les deux faces d’une même médaille 669. Ils concernent sousdeux angles complémentaires le risque que soulève la structure poli-tique décentralisée pour l’unité économique du marché, à savoir quele processus politique étatique aboutisse à imposer des coûts illégi-times à ceux qui n’y disposent pas d’une « voix ». L’amalgame a étésoutenu avec force dans une étude récente par Jack Goldmith et AlanSykes, qui proposent d’incorporer l’argument processuel dans uneanalyse économique de la fonction de la Commerce Clause. Pour cefaire, ces auteurs s’intéressent en particulier aux contentieux relatifsà la constitutionnalité des réglementations étatiques d’activités enligne, où la perception selon laquelle leur extraterritorialité seraitillégale per se connaît un certain renouveau, portée en grande partiepar une idéologie libertaire de l’Internet 670. Les mesures étatiquesvisant à sanctionner une activité menée à partir d’un site hébergéailleurs, mais accessible sur le territoire national, sont ainsi jugéesinvalides du seul fait de leur prétention à atteindre des comporte-ments en dehors du territoire. Par exemple, dans AmericanLibraries v. Pataki 671, l’inconstitutionnalité d’une loi de New Yorkprohibant certaines communications à caractère pornographique estliée à son effet extraterritorial, duquel semble s’induire l’existenced’une charge excessive pour les intérêts du commerce interétatique,liée notamment à l’obligation dissuasive pour les opérateurs d’avoirà se conformer à une multiplicité de réglementations contradictoires— parmi lesquelles la plus restrictive a toutes les chances de l’em-porter. Toutefois, rien ne laissant supposer que les exigences de laConstitution diffèrent selon qu’elles s’appliquent à l’espace réel ouvirtuel, et rien ne s’opposant jusqu’ici à ce qu’un opérateur trans-frontière ait à tenir compte d’une multiplicité de réglementations diver-gentes relatives à l’accessibilité de publications pornographiquesdans le monde matériel 672, cette jurisprudence impute de toute évi-dence une portée excessive à la Commerce Clause et incite à recher-

Aspects économiques du droit international privé 249

Page 32: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

673. Voir supra nos 30 ss.674. Pour une tentative doctrinale de construire un système de conflit de lois

économiques à partir de la prise en considération globale des coûts et bienfaitsd’une opération donnée, voir A. Guzman, « Conflicts of Laws : New Founda-tions », précité note 264, étudiée infra nos 286 ss. Le risque inhérent à une pers-pective unilatéraliste serait de perdre de vue le caractère nécessairement réci-proque des coûts, conformément aux enseignements économiques de R. Coase.

cher dans quels cas, indépendamment du contexte électronique,l’extraterritorialité d’une réglementation étatique serait illégitime.

203. L’idée développée par Goldsmith et Sykes à cet égardconsiste à relever que les normes extraterritoriales qui paraissentproblématiques au regard de la Commerce Clause sont toujours desnormes qui visent à corriger des externalités transfrontières liées aucontenu des lois voisines. Par exemple, dans American Libraries, ils’agissait pour l’Etat de New York de protéger certaines catégoriesde la population locale contre les effets perçus comme néfastes de lalibre accessibilité sur le web d’images pornographiques dans un Etatvoisin. On a déjà vu qu’une telle action correctrice ne peut êtrecondamnable en soi, mais représente plutôt la conséquence même dela diversité politique dans une structure fédérale, laquelle supposeque les Etats aient les moyens de protéger le cas échéant leurspropres politiques législatives contre le risque qu’elles soient vidéesde leur sens du fait de la mobilité des personnes — ou de l’ubiquitédes réseaux 673. En revanche, la même action peut elle-même êtreexcessive ; l’Etat victime des externalités, ne percevant pas les bien-faits éventuels de l’activité litigieuse, aura tendance à surréglementercelle-ci plutôt qu’à adopter une perspective globale 674. C’est pour-quoi il faut un mécanisme destiné à assurer que la réaction défensivede l’Etat est elle-même calibrée, c’est-à-dire qu’elle est en adéqua-tion avec les effets ressentis ; le risque est en effet qu’elle soit ineffi-ciente — c’est-à-dire, excessive — si le coût en est assumé par desopérateurs extérieurs. C’est là où on rejoint précisément la finalitéd’economic due process : de nouveau, le risque contre lequel ilimporte de veiller est celui qui apparaît lorsque les intérêts affectéspar la mesure étatique ne sont pas indirectement représentés dans leprocessus législatif. L’extraterritorialité apparaît alors comme unsimple indice, invitant à rechercher si, en ciblant des comportementsou des activités à l’étranger, une mesure étatique donnée ne véhiculepas une exportation des coûts.

204. Le lien entre une approche axée sur l’intégrité des processusdémocratiques et le contrôle de l’externalisation des coûts étant ainsi

250 Horatia Muir Watt

Page 33: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

675. A cet égard, J. Eule propose d’utiliser plutôt la clause des privilèges etimmunités, à condition d’y inclure les sociétés (voir supra note 660).

676. Il ne s’agit aucunement de contrôler les choix politiques des Etats dansdes domaines non économiques, et encore moins de porter un jugement devaleur sur leurs institutions. On ne peut donc que convenir avec W. H. Roth(« The European Court of Justice’s Case Law… », précité note 470) que la fonc-tion des libertés économiques (que ce soit en droit communautaire, ou au regardde la Commerce Clause) n’est pas de remédier aux défaillances institutionnellesdes Etats membres. On répondra aussi au même auteur (ibid.), que le modèlealternatif proposé ici vise précisément à mettre fin à toute velléité de mettre enbalance les intérêts étatiques et la valeur du libre-échange, dénoncée commemystificatrice et dépassée. Ce modèle n’est donc porté par aucun projet liber-taire dicté par une idéologie de libre-échange — bien au contraire !

677. BMW v. Gore (116 S. Ct. 1589, 1996). La Cour suprême, qui n’avaitjamais voulu s’immiscer dans la souveraineté législative des Etats pour censurerune condamnation excessive de dommages-intérêts punitifs (chaque commu-nauté doit pouvoir exprimer son propre sens de l’outrage), intervient pour la pre-mière fois, au nom du due process, afin de ramener la condamnation prononcée

précisé, les autres critiques dont fait l’objet le modèle d’economicdue process tombent d’elles-mêmes. Traquer la distorsion du proces-sus décisionnel à travers les cas de local bias ne différencie pas fon-damentalement la Commerce Clause des autres instruments constitu-tionnels plus traditionnels, qui imposent des devoirs de solidaritédans un contexte de diversité 675. Pas plus qu’au regard de ces der-niers il ne s’agit de sonder le fonctionnement des instances poli-tiques des Etats. En tout cas, le moyen par lequel il est proposé devérifier l’intégrité du processus législatif ayant conduit à l’adoptiond’une mesure étatique dont on alléguerait le caractère discrimina-toire n’est autre qu’un test de proportionnalité portant sur l’adéqua-tion des moyens mis en œuvre pour atteindre l’objectif d’intérêtgénéral affiché. En somme, l’Etat auteur de la norme aurait à démon-trer que, en dépit du fait qu’elle affecte des intérêts non représentésen son sein, elle ne procède pas d’une volonté de faire peser lescoûts de façon exclusive ou disproportionnée sur ces intérêts 676.

205. Or, parmi les points dont pourrait s’induire une telle dispro-portion figure le domaine d’application que s’assigne la norme dansl’espace. En s’octroyant un effet extraterritorial excessif, elle pour-rait imposer un coût disproportionné sur des activités exercées endehors de son ressort. Sur ce point encore, la portée de la CommerceClause ne diffère pas profondément de celle d’instruments plus tra-ditionnels. On pourrait citer le cas BMW v. Gore, où la clause deDue Process a été utilisée par la Cour suprême pour réduire, pour lapremière fois, une condamnation aux dommages-intérêts punitifsprononcée par les juridictions de l’Alabama 677. Formellement, la

Aspects économiques du droit international privé 251

Page 34: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

par un jury de l’Alabama à de plus justes proportions. Depuis, Campbell v. StateFarm, 123 S. Ct. 1513 (2003), confirme l’analyse proposée au texte, en stigma-tisant l’effet extraterritorial de l’effet punitif.

678. Pour cette analyse, voir Rubin, Calfee et Grady, « BMW v. Gore :Mitigating the Punitive Economics of Punitive Damages », Supreme Court LawReview, 1997, p. 179 ; M. Krauss, « Product Liability and Game Theory : OneMore Trip to the Choice of Law Well », George Mason University, http://ssrn.com, 2002 ; comparer aussi, pour la rencontre entre dommages-intérêts punitifset exigences du fédéralisme sous cet angle, M. Finch, « Giving Full Faith andCredit to Punitive Damages Awards : Will Florida Rule the Nation ? », Minn. L.Rev., vol. 86 (2002), p. 497 ; C. M. Sharkey, « Punitive Damages as SocietalDamages », Yale Law Journal, vol. 113 (2003), p. 347.

679. Par la mise en balance des intérêts à laquelle elle a finalement abouti, lajurisprudence Alpine Investments de la Cour de justice, étudiée plus haut, s’enrapproche au demeurant sensiblement. Sur l’application du test de proportionna-lité au champ d’application des lois dans l’espace dans le contexte communau-taire, voir supra no 173.

cause de l’inconstitutionnalité résidait dans le fait que les comporte-ments du défendeur que sanctionnait cette condamnation avaient eulieu à l’extérieur de cet Etat, de sorte que sa loi prétendait s’appli-quer extraterritorialement. Cependant, économiquement, la véritabledifficulté résidait dans le fait que le coût de la condamnation étaitassumé par les consommateurs nationalement, à travers la hausse duprix de vente sur le marché national, pour un bénéfice purementlocal 678. L’Alabama exportait en somme le coût de ses dommages-intérêts punitifs, octroyés à un citoyen local, vers l’ensemble desconsommateurs. Le déséquilibre était d’autant plus flagrant que, desurcroît, la somme punitive était destinée à punir le vendeur pour desfaits intervenus dans d’autres Etats, qui ne devaient aucunement enrécolter le bénéfice. Le résultat est une captation de ressources audétriment de l’ensemble des acheteurs nationaux incompatible avecles obligations découlant du fédéralisme. Si l’on reprend à ce stadela comparaison avec les outils mis en œuvre par le droit communau-taire pour policer les mesures nationales au sein du marché intérieur,on voit qu’il est bien plus éclairant d’y voir une certaine façon dediscipliner l’unilatéralisme que d’essayer d’exprimer l’action correc-trice dans le langage de l’élimination des entraves 679. Mais à partirdu moment où la gestion de la diversité passe par la déterminationdu domaine raisonnable de la loi en fonction des finalités poursui-vies, il n’y a guère qu’un pas à franchir vers la formulation d’unerègle de conflit bilatérale. Dans quelle mesure celle-ci est-elle apte àassumer une fonction de canalisation des externalités dans un cadreéconomique intégré ?

252 Horatia Muir Watt

Page 35: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

680. Voir en ce sens les auteurs cités supra note 577.681. Voir supra nos 155 ss.682. La conception privatiste de la règle de conflit de lois trouve une consa-

cration éclatante dans les travaux de Ph. Francescakis, La théorie du renvoi,Paris, Dalloz, 1958. Réagissant contre les théories publicistes en vogue dans lapremière moitié du XXe siècle, qui attribuaient à cette règle une fonction derépartition des souverainetés législatives, cet auteur la décrit au contraire commeune simple « recette » entre les mains du juge, conditionnée par des considéra-tions de pur droit privé. Sur l’évolution de la fonction de la règle de conflit delois, de la répartition des souverainetés législatives à la régulation d’intérêtsprivés, voir notre thèse de doctorat, La fonction de la règle de conflit de lois,Paris II, 1985. Sur l’histoire pendulaire des rapports entre les composantes publi-ciste et privatiste du conflit de lois, voir également notre étude, « Droit publicet droit privé dans les rapports internationaux (vers la publicisation des conflitsde lois) », Le privé et le public, Arch. phil. dr., t. 41, 1997, p. 207.

683. Selon une terminologie qui tend désormais à se répandre (comparersupra no 180), il est désormais l’instrument de « gouvernance » des structures

CHAPITRE II

LA RÈGLE DE CONFLIT UNIFORMEET LA CANALISATION DES EXTERNALITÉS

206. La théorie économique du fédéralisme propose que la ges-tion des externalités transfrontières soit confiée à l’action unifica-trice d’une autorité centrale. Si c’est généralement l’harmonisationdu droit substantiel qui est évoqué à cet égard, rien n’empêchede mettre en œuvre la technique en quelque sorte intermédiaire derègles unifiées des conflits de lois pour canaliser les effets pervers dela compétition législative, de façon à éviter les distorsions sans pourautant supprimer la diversité 680. Cette voie est celle qui se dessine endroit communautaire — même si elle est regrettablement obscurciedans le débat contemporain par la tendance à l’expansion du principed’origine 681. Utilisé comme instrument d’internalisation des coûtsdes législations des Etats membres au même titre que les outils dediscipline constitutionnelle rencontrés plus haut dans le contextefédéral américain, le règlement du conflit de lois voit sa fonction setransformer radicalement. Réassumant une mission répartitrice decompétences dont l’avait dépouillé, au cours de la seconde moitié dusiècle écoulé, sa transformation en simple « recette » au service d’in-térêts privés essentiellement disponibles 682, il devient une pièceessentielle de la gestion économique des rapports entre législateursnationaux au sein d’une structure normative complexe 683.

253

Page 36: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

complexes, « multiniveaux ». Sur l’extension du champ des conflits de lois intra-communautaires aux lois de droit public, et l’investissement de la règle deconflit de lois d’une fonction politique dans ce contexte, voir « The Challenge ofMarket Integration… », précité note 106.

684. Voir sur ce point la proposition de Règlement « Rome II » sur la loiapplicable aux obligations extracontractuelles, dont il sera également questioninfra nos 219 ss.

685. Pour une étude de droit international privé comparé sur ce point, voirH. D. Tebbens, « Les conflits de lois en matière de publicité déloyale à l’épreuvedu droit communautaire », précité note 118. Ainsi, il est généralement admis quela loi du marché affecté peut sanctionner les effets transfrontières de techniquespublicitaires interdites dans son ressort alors qu’elles sont autorisées par la loidu lieu d’où elles sont diffusées.

686. En dépit du grand nombre de variantes méthodologiques, l’« approchebasée sur les conséquences » (consequences-based approach) de R. Weintraub(Commentary…, précité note 245, p. 356), évocatrice de la théorie de compara-tive impairment de W. Baxter (« Choice of Law and the Federal System », StanL. Rev., vol. 16 (1963), p. 1) et analogue à l’analyse proposée en termes deconséquences négatives (adverse consequences) proposée par S. Symeonides(« The American Choice of Law Revolution in the Courts… », précité note 109,spéc. p. 364), semble la plus convaincante. Pareille approche se trouve égale-ment plébiscitée par certains courants d’analyses économiques du droit interna-tional privé (voir par exemple J. Trachtman, « International Regulatory Compe-tition… », précité note 34 ; sur les liens entre la doctrine de comparativeimpairment et l’analyse économique, voir notre article, « Law and Economics :Quel apport pour le droit international privé ? », Mélanges en l’honneur deJacques Ghestin, p. 685).

687. Pour une synthèse, voir S. Symeonides (« The American Choice of LawRevolution in the Courts… », précité note 109).

207. A cet égard, une vision panoramique du droit internationalprivé comparé fait apparaître que l’essor de rattachements qui don-nent expression d’une façon ou d’une autre en matière économiqueau critère des « effets » tend à faciliter l’internalisation des coûtsgénérés par la disparité des législations. Il en est ainsi, dans la tradi-tion européenne, de la généralisation progressive du rattachement dela responsabilité extracontractuelle à la loi du lieu de réalisation dudommage en cas de délit complexe 684. Plus explicitement encore, lesconflits de lois relatifs aux délits du marché, telle la concurrencedéloyale, tendent à se résoudre par application de la loi du marchéaffecté 685. Pareillement, aux Etats-Unis, les méthodologies fonction-nalistes, basées sur une approche d’ordre conséquentialiste desconflits de lois, légitiment la compétence de chaque Etat pour réagiraux effets ressentis dans son ressort du fait des activités autoriséesdans l’Etat voisin 686. Toutefois, comme le montrent bien les difficul-tés pratiques que soulèvent ces dernières méthodologies lorsqu’ils’agit de leur mise en œuvre concrète 687, le critère des « effets » estdavantage l’affirmation d’un principe rationnel qu’un principe direc-

254 Horatia Muir Watt

Page 37: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

688. Comme l’illustrent les redoutables difficultés rencontrées à cet égarddans l’ordre international en l’absence de mécanisme de discipline collective, lamise en œuvre unilatérale du critère des « effets » peut conduire à l’exacerbationdes conflits. Voir infra nos 260 ss.

689. Voir supra note 84.690. Voir supra note 75.

tement opératoire de règlement du conflit de lois 688. A partir de quelseuil un marché est-il « affecté » ? Comment assurer que la réactionaux effets ainsi ressentis soit calibrée ? Dans quelle mesure convient-il de tenir compte de la dispersion des effets sur plusieurs territoireset des intérêts concurrents, parfois contradictoires, des autres Etatsconcernés ? etc. Sa mise en œuvre requiert ainsi soit l’interventiondu juge au cas par cas, soit l’affinement du rattachement.

208. Or, l’étude de quelques exemples récents empruntés soit àl’expérience américaine, soit au droit dérivé communautaire,démontre qu’il est parfaitement possible d’ajuster les rattachementsde façon à calibrer l’étendue respective des compétences et par làmême à internaliser au mieux les externalités transfrontières liées àl’activité normative des divers législateurs nationaux. En confiant àla règle de conflit uniforme la poursuite de l’economic due processou la gestion des externalités transfrontières, on préserve en mêmetemps la sécurité juridique qui manque aux instruments constitution-nels de contrôle de l’abus de compétence étudiés plus haut. On levoit aussi bien dans l’hypothèse où un Etat s’approprie indûment desressources économiques (section I), que dans celle où il a recours audumping législatif pour exporter les coûts de son droit interne versles communautés voisines (section II).

Section I. L’appropriation indue des ressources

209. Dans une structure fédérale ou complexe, il peut arriverqu’en dépit de la discipline exercée par la compétition verticale surles législateurs subordonnés 689 les Etats engagés dans un jeu compé-titif soient amenés, du fait même de l’étroite interdépendance danslaquelle ils se trouvent, à s’engager dans une spirale non coopérativequ’aucun d’eux n’a intérêt à briser le premier. En termes de théoriedes jeux, on reconnaît là le « dilemme du prisonnier » 690, dont l’unedes illustrations les plus frappantes en matière de conflit de loisconcerne le domaine de la responsabilité du fait des produits auxEtats-Unis. Dans ce cas, la compétition législative s’appliquant dans

Aspects économiques du droit international privé 255

Page 38: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

691. Cependant, un tableau plus complexe est dessiné dans A. Schwartz,« Assessing the Adequacy of State Product Liability Lawmaking », Yale J. onRegulation, vol. 14 (1996), p. 359, expliquant l’influence simultanée desgroupes d’intérêts pro-fabricants dans divers Etats (par exemple l’industrie dutabac en Californie). Sur la possibilité pour un tel Etat de manipuler ses solu-tions de conflit de lois afin de conserver le bénéfice de règles plus généreusespour ses propres consommateurs, voir infra no 212.

692. Mais le droit de la responsabilité du fait des produits est certainement unproduit « hétérogène » selon les critères de A. Ogus (voir supra no 36). Il reposesur un schéma de régulation du marché qui tend entre autres à assurer la sécuritédes consommateurs et à attribuer le risque du développement (voir M. Reimann,« Liability for Defective Products and Services : Emergence of a WorldwideStandard », General Report to the XVIth International Congress of ComparativeLaw, Brisbane, 2002 ; B. Haye, « Conflicts of Law and State Competition in theProduct Liability System », Geo. LJ, vol. 80, p. 617).

693. La conséquence en est que de nombreuses activités importantes, y com-pris dans le domaine médical et des services publics, sont devenues inassurables(voir G. Priest, « The Current Insurance Crisis and Modern Tort Law », Yale LJ,vol. 96 (1987), p. 1522). Aujourd’hui, cependant, on assiste tout de même à uncertain ralentissement de ce phénomène (M. Reimann, « Liability for DefectiveProducts and Services : Emergence of a Worldwide Standard », précité note 692).D’autres facteurs, incluant des ententes frauduleuses entre assureurs, ont pucontribuer à la crise : voir pour des explications variées, K. Abraham, « MakingSense of the Liability Insurance Crisis », Ohio St. LJ, vol. 48 (1987), p. 399 ;S. Croley et J. Hanson, « What Liability Crisis ? An Alternative Explanation forRecent Events in Products Liability », Yale J. on Reg., vol. 8 (1991), p. 1 ;R. Winter, « The Liability Crisis and the Dynamics of Competitive InsuranceMarkets », Yale J. on Reg., vol. 5 (1988), p. 455 ; Th. Eaton et S. Talarico,« Testing Two Assumptions about Federalism and Tort Reform », Yale J. on Reg.,vol. 14 (1996), p. 371.

le seul but de s’approprier des ressources plutôt que de répondre auxpréférences des citoyens n’exerce plus sa fonction régulatrice ou dis-ciplinaire (par. 1), de sorte qu’il faut compter sur une initiative del’autorité centrale, communautaire ou fédérale, pour y mettre fin(par. 2).

Par. 1. La responsabilité du fait des produits : pente inflationnistedes dommages-intérêts

210. On sait que la responsabilité du fait des produits a suivi pen-dant quelques décennies une pente inflationniste aux effets très nui-sibles 691. Cet exemple montre d’ailleurs qu’il est très difficile de nierl’existence d’un phénomène compétitif dans une matière relevant, dumoins selon les étiquettes traditionnelles, du droit privé 692. Ainsi, lacrise du marché américain des assurances — et, par ricochet, celle dumarché mondial — a été en grande partie liée à l’extension constantede la responsabilité des fabricants et prestataires de services dans lesdivers droits des Etats fédérés 693. Les dommages-intérêts punitifs

256 Horatia Muir Watt

Page 39: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

694. Voir J. Kozyris, « Values and Methods in Choice of Law for Product Lia-bility : A Comparative Comment on Statutory Solutions », Am. Journ. Comp.Law, vol. 38 (1990), p. 475, and « Conflicts Theory for Dummies : Après ledéluge, Where Are We on Products Liability ? », La. L. Rev., vol. 60 (2000),p. 1161 ; D. Rice, « Product Quality Laws and the Economics of Federalism »,Boston University Law Review, 1985, p. 2 ; M. McConnell, « A Choice of LawApproach to Products-Liability Reform », dans W. Olson (dir. publ.), New Direc-tions in Liability Law, New York, Academy of Policial Science, 1988 ; B. Haye,« Conflicts of Law and State Competition in the Product Liability System », pré-cité note 692 ; L. Mullenix, « Federalizing Choice of Law for Mass Tort Litiga-tion », Tex LR, 1992, p. 1623 ; M. Krauss, « Product Liability and Game Theory :One More Trip to the Choice of Law Well », précité note 678 ; R. Weintraub, « AProposed Choice of Law Standard for International Products Liability Dis-putes », Brook J. Int. L., vol. 16 (1990), p. 225 ; S. Symeonides, « The AmericanChoice of Law Revolution in the Courts... », précité note 109, chap. VIII,pp. 278 ss. ; comparer J. Fawcett, « Products Liability in Private InternationalLaw : A European Perspective », Recueil des cours, tome 238 (1993), p. 9.

695. J. Kozyris, « Values and Methods in Choice of Law for Product Liabi-lity... », précité note 694 ; sur le projet de l’ALI sur les contentieux complexes,voir du même auteur, « The Conflicts Provisions of the ALI’s Complex Litiga-tion Project : A Glass Half Full ? », La. L. Rev., vol. 54 (1994), p. 953 ; S. Symeo-nides, « The ALI’s Complex Litigation Project : Commencing the NationalDebate », La. L. Rev., vol. 54 (1994), p. 843.

696. La situation européenne est précisément différente en raison de l’harmo-nisation partielle du régime de la responsabilité du fait des produits sur la basede la directive de 1985. Toutefois on sait à quel point cette uniformisation a misà mal les préférences des Etats membres, ce qu’atteste le fait que la Cour de jus-tice ait été contrainte d’intervenir pour sanctionner des déviations (voir parexemple, pour la France, arrêt du 25 avril 2002, C-52/00, Rec., I-3827, jugeantque les articles 1386-2, 1386-7 et 1386-12 du Code civil français transposantla directive de 1985 étaient contraires respectivement aux articles 9, lettre b),3, paragraphe 3, et 7 de cette directive). Pour une critique sévère de cette sanc-tion, jugée méconnaître à son tour la cohérence interne du droit civil français,Y. Lequette, « Vers un Code civil européen ? », précité note 36.

sont évidemment en cause, mais aussi, plus généralement, le déve-loppement d’une perception de la responsabilité du fait des produits(enterprise liability) comme étant une forme d’assurance-dommagespour les victimes — qui n’en disposent pas nécessairement parailleurs, fût-ce à travers la sécurité sociale. Or, le contexte fédéralexacerbe cette difficulté dans la mesure où les Etats fédérés setiennent mutuellement à cet égard dans une impasse qui tendconstamment à la surenchère, aucun n’acceptant d’être le premier àréduire le niveau de protection de plus en plus inflationniste offerteaux demandeurs-victimes. Cette situation a fait l’objet d’uneréflexion doctrinale très abondante 694 ainsi que de propositions deréforme législative 695. La voie la plus prometteuse semble ainsiconsister à obliger les Etats non pas à modifier leur législationinterne 696, mais à restreindre leurs pratiques prédatoires au moyend’un règlement approprié du conflit de lois. Celui-ci aurait alors

Aspects économiques du droit international privé 257

Page 40: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

697. B. Haye, « Conflicts of Law and State Competition... », précité note 694.Voir Cependant les conclusions nuancées de S. Symeonides au terme d’uneétude empirique portant sur des décisions rendues entre 1989 et 2004, qui sem-blent indiquer que l’impact du conflit de lois sur les solutions de fond est en finde compte moindre que ce qu’on croit habituellement (« Choice of Law forProducts Liability : The 1990s and Beyond », Tulane LR, vol. 78 (2004), p. 1247.

698. B. Haye, précité note 694. Il suffira de relever les liens d’affaires(« doing business ») du défendeur dans l’Etat du for. Statistiquement, la plupartdes Etats ont une population plus dense de consommateurs que de fabricants.

699. En dépit des interventions législatives, de larges pans de la matière relè-vent encore du judge made-law (voir D. Rice, « Product Quality Laws and theEconomics of Federalism », précité note 694).

700. B. Haye, « Conflicts of Law and State Competition... », précité note 694.701. On lira avec profit sur ce point les propos édifiants du juge Neely, de la

Cour suprême de West Virginia, dans The Product Liability Mess, 1988. L’arrêtBlankenship v. General Motors (406 SE 2d 781, W Va., 1991) lui doit sa noto-riété, en ce qu’il tranche clairement en faveur d’une solution perçue commeinjuste à l’égard du fabricant, parce que le coût serait assumé par les consom-mateurs d’autres Etats.

vocation à intervenir dans la répartition des coûts et des ressourcesentre les Etats fédérés. Son action consisterait non pas à supprimerla compétition législative, mais à en corriger les effets les pluspervers.

211. L’explication classique de la pente inflationniste qui affectela responsabilité des fabricants aux Etats-Unis fait appel à l’effet deconsolidation mutuelle qui relie le droit substantiel de chaque Etatfédéré et ses règles de conflit de lois 697. Du fait de la teneur desrègles de compétence juridictionnelle, le contentieux oppose généra-lement un acheteur-demandeur du for et un fabricant-défendeurétranger 698. Ainsi, les tribunaux ont tendance à augmenter le niveaude protection prévu par le droit substantiel du for 699, qu’ils rendentensuite applicable au moyen d’une méthodologie fonctionnaliste, defaçon à assurer la protection maximale de la victime locale, objet dela sollicitude de l’Etat de sa résidence 700. L’analyse de la jurispru-dence des juridictions étatiques montre assez clairement que lesjuges sont conscients, ce faisant, d’assurer un transfert de ressourcesvers la communauté locale, au détriment d’industries étrangères 701.Dans ces conditions, le coût de la condamnation n’étant pas assumépar la population locale (qui est aussi, le cas échéant, l’électorat dujuge), aucune juridiction étatique n’est prête à faire preuve de modé-ration avant les autres, ces dernières adoptant plutôt une pratiqueidentique qui renforce la surenchère.

212. Cependant, il a été suggéré, de façon plus perverse, qu’unEtat désireux d’attirer des fabricants par un régime interne moins

258 Horatia Muir Watt

Page 41: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

702. Voir S. Symeonides, « The American Choice of Law Revolution in theCourts… », précité note 109, p. 363, relevant à quel point l’intérêt d’Etatscomme le Nevada ou le Michigan risque d’être atteint lorsque la responsabilitécivile des propriétaires de casinos au Nevada, ou des fabricants d’automobilesau Michigan, est soumise à une loi étrangère. Ajoutons le cas des producteurs detabac en Californie.

703. « False conflit in a disinterested forum » : selon cette analyse, la loiétrangère de l’établissement du fabricant aurait un intérêt à s’appliquer à la res-ponsabilité liée aux activités de ses propres entreprises, fût-ce pour les obliger àrespecter des standards plus élevés ; la loi du for, elle, poursuivant une politiquede protection des entreprises (du for), ne serait pas intéressée par le cas où ledéfendeur est un fabricant étranger, mais n’a aucun intérêt particulier à empê-cher une victime locale de bénéficier des dispositions plus généreuses de la loiétrangère.

704. Tout dépend de la façon dont on caractérise les intérêts des lois en pré-sence. On constate, une fois de plus, que cette caractérisation est infinimentmanipulable et dépend beaucoup de la politique que l’on choisit de privilégiercomme point de départ du raisonnement. Ainsi, le cas envisagé pourrait être« non pourvu », car la loi du for protectrice des fabricants ne vise pas l’entrepriseétrangère, tandis que la loi étrangère plus généreuse à l’égard des victimes nes’intéresse pas à un demandeur ne résidant pas dans son ressort. Dans ce cas,Currie prônait l’application de la loi du for, mais d’autres solutions, il est vrai,ont été proposées (voir, pour un survol de celles-ci, L. Kramer, « The Myth ofthe Unprovided-for Case », Va. L. Rev., vol. 75, p. 1045). L’analyse innovante deL. Kramer ne semble pas non plus valider la compétence de la règle étrangère,car elle est difficilement transposable aux hypothèses où le conflit de lois ne metpas en présence d’une opposition entre un droit à indemnisation et une exceptionà celui-ci (cf. les divers cas tels Neumeiuer ou Grant discutés dans son article),mais bien deux politiques foncièrement différentes, dont aucune ne peut êtreconsidérée comme l’exception par rapport à l’autre. Si on reprend la démarchesuggérée par cet auteur, on constate que la victime se prévaut d’un droit subjec-

draconien de responsabilité 702, tout en évitant de sacrifier le niveaude protection de sa population locale de consommateurs, pourraittout simplement, à l’occasion de tout contentieux opposant un ache-teur du for à un fabricant étranger, se servir de l’analyse des intérêtsgouvernementaux pour assurer l’application de l’indemnisation plusgénéreuse prévue par la loi étrangère, réservant en revanche lerégime de responsabilité plus légère de la loi interne du for auxhypothèses où un fabricant du for s’y voit assigner par un acheteurétranger. Pareille solution, qui pourrait freiner l’inflation des respon-sabilités si elle était appelée à se généraliser, suppose cependant demanipuler quelque peu l’analyse des intérêts gouvernementaux, defaçon à faire apparaître le conflit opposant un acheteur du for aufabricant étranger comme un faux conflit devant un for désintéressé,ouvrant une place à l’application de la loi étrangère du fabricant 703,alors que pareil cas pourrait aussi bien correspondre à la définitiond’un unprovided-for case (cas non pourvu), entraînant en toute pro-babilité l’applicabilité de la loi du for 704. Pour mettre fin à ces diffi-

Aspects économiques du droit international privé 259

Page 42: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

tif à réparation. La loi étrangère plus généreuse ne l’inclut pas dans son champd’application, de sorte qu’il faut l’écarter. Reste le droit à réparation sur le fon-dement moins généreux de la loi du for…

705. L’exemple de la spirale des dommages-intérêts punitifs vient confortercette analyse (voir BMW v. Gore (116 S Ct. 1589, 1996), précité note 677).

706. Voir M. McConnell, « A Choice-of-Law Approach to Products-LiabilityReform », New Directions in Liability Law, précité note 694 ; M. Krauss (« Pro-duct Liability and Game Theory : One More Trip to the Choice of Law Well »,précité note 678, rejoint sans doute statistiquement la solution de l’article 4 duprojet de règlement Rome II (loi du lieu de la résidence habituelle de la vic-time). Mais la solution américaine paraît préférable en raison du risque de dépla-cement des acheteurs mobiles pour profiter des prix plus bas dans les Etats voi-sins. Cependant, pour une solution plus souple, permettant au demandeurd’invoquer un parmi quatre rattachements possibles, du moins pour ce qui con-cerne le principe de la responsabilité (lieu du dommage, domicile ou résidencehabituelle de la victime, lieu de fabrication du produit, lieu de première acquisi-tion), la réparation étant soumise aux solutions générales de conflit de lois enmatière délictuelle, voir S. Symeonides, « Choice of Law for Products Liabi-lity », précité note 697, p. 1332.

707. Objectera-t-on le cloisonnement du marché qui en résulte ? Ainsi qu’ilest indiqué au texte, il ne s’agirait pas d’empêcher le déplacement des acheteursdans l’exercice de leur pouvoir d’arbitrage, mais de lier le choix du lieu d’achatdu produit au régime de responsabilité applicable.

708. Il est intéressant en revanche de constater que la règle de conflit deRome II a vocation à assumer une fonction de prise en charge des intérêts àcaractère public, bien au-delà de celles des parties au litige. Ainsi, elle a pourmission à la fois de répartir les risques, de protéger la santé des consommateurs,de stimuler l’innovation, de faciliter le commerce et d’assurer le caractère nondistordu de la concurrence entre les entreprises (sur l’apparition d’intérêts éta-tiques dans le conflit de lois de droit privé à travers ces nouvelles règles deconflit, voir S. Symeonides, « Tort Conflicts and Rome II : A View fromAcross », précité note 14). Or, ce dernier objectif suppose que la règle de conflitpuisse réguler correctement la compétition législative en ce domaine.

cultés, la fédéralisation de la règle de conflit en matière de respon-sabilité du fait des produits a été proposée à plusieurs reprises.

Par. 2. La recherche d’un rattachement régulateur

213. Aprement discutée, elle n’a pas abouti à ce jour. Elle paraîtpourtant hautement désirable en vue de sortir de l’impasse qu’en-traîne la pratique généralisée du lex forisme par les Etats en vue decapter des ressources au détriment des communautés voisines 705.Ainsi, il a été proposé de soumettre la responsabilité du fait des pro-duits à la loi du lieu de vente du produit à l’acheteur 706. Le fabricantpourrait alors prévoir à l’avance le risque de responsabilité liée aulieu de commercialisation du produit et ainsi faire varier les prixselon le niveau de responsabilité encourue en ce lieu 707. Préférableau rattachement à la loi de la résidence de l’acheteur retenu par l’ar-ticle 4 du projet de règlement Rome II 708, cette solution est de nature

260 Horatia Muir Watt

Page 43: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

709. La compétition et, avec elle, la spécialisation naturelle des lois ne peu-vent cependant se maintenir effectivement que si les consommateurs sont suffi-samment informés sur les conséquences de leur choix.

710. Voir supra no 67 et no 116.711. On peut se demander, aussi, dans quelle mesure le dilemme du prison-

nier dans lequel se trouvent les Etats américains est lié à la généralisation duforum actoris. Une autre voie de réflexion possible porterait sur la modificationdes règles de compétence juridictionnelle (voir supra no 190). Si le forum acto-ris est consacré au profit du consommateur en droit communautaire (règlementBruxelles I, section 4, on observera cependant que ce for n’existe pas au profitde l’acheteur professionnel et ne joue pas non plus si le défendeur n’est pas lecocontractant du consommateur), on peut penser que le dilemme du prisonniern’est évité qu’en raison de l’harmonisation partielle des règles de droit substan-tiel.

à empêcher les perturbations introduites par le phénomène de l’arbi-trage interétatique des consommateurs de produits (interstate arbi-trage), qui consiste pour les acheteurs à se déplacer pour profiterd’un prix plus avantageux, tout en bénéficiant du régime plus géné-reux de responsabilité de leurs résidences respectives. Il ne s’agiraitévidemment pas d’empêcher le déplacement des acheteurs dansl’exercice de leur droit à la mobilité, mais de lier le choix du lieud’achat du produit au régime de responsabilité applicable. Les préfé-rences des acheteurs étant variables, certains, rétifs au risque ou risk-averse, préféreront payer un prix plus cher pour être sûrs de bénéfi-cier en cas d’accident d’une indemnisation plus généreuse, tandisque d’autres opteraient pour un prix diminué pour un niveau de pro-tection moins élevé 709. C’est la « fonction de marque » déjà évo-quée 710. La règle de conflit servirait alors, tout en entretenant unecompétition désormais assainie, à supprimer l’occasion pour lesEtats de s’approprier les ressources revenant aux communautés voi-sines, tout en obligeant chacun à internaliser le coût de sa législationinterne 711. Pareille transformation de sa fonction est également appa-rente lorsqu’elle est utilisée pour lutter contre les effets du dumpinglégislatif sus la forme de l’exportation des coûts d’une législationlaxiste en matière sociale ou environnementale.

Section II. L’exportation des coûts

214. Etroitement apparentée à la transformation de sa fonction encas d’appropriation indue des ressources par les Etats, l’utilisation dela règle de conflit uniforme en vue d’obliger les législateurs à inter-naliser les coûts de leurs politiques législatives est devenue une réa-lité en droit communautaire dans deux cas distincts, qui se caractéri-

Aspects économiques du droit international privé 261

Page 44: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

712. Ce sont aussi deux domaines qui sont particulièrement problématiquesdans le contexte de l’économie globalisée, lorsque aucun mécanisme correcteuréquivalent n’est disponible (voir infra 224 ss.).

713. Sur cette directive, voir M.-A. Moreau, « Le détachement des tra-vailleurs effectuant une prestation de services dans l’Union européenne », JDI,1996, p. 889. Sur l’état du droit français, modifié sur ce point par L.341-5 duCode français du travail (loi du 20 décembre 1993), anticipant les développe-ments du droit communautaire et rendant inutile la transposition de la directive(en dehors de la question de la compétence juridictionnelle, voir infra note 721),voir S. Robin, « L’application du droit social français aux entreprises prestatairesde services établies à l’étranger », Droit social, 1994, p. 127. L’article L.341-5prévoit l’extension de la loi de police française à toute entreprise, même extra-communautaire, détachant ses salariés en France.

sent par un risque important de dumping normatif. Cette situation estcelle où, à l’inverse de la précédente, un Etat adopte une législationplus laxiste que les autres, sachant que les intérêts qu’une normeplus protectrice serait destinée à protéger se situent en dehors de sonpropre ressort. Le prix de la législation laxiste est donc supporté parautrui, tandis que les bienfaits qu’elle implique en cas de réductiondes coûts pour les entreprises reviennent à la communauté locale.Le risque est particulièrement important en matière de protectionsociale et de droit de l’environnement 712. En droit communautaire,la lutte contre le dumping social dans les rapports entre Etatsmembres montre que la technique du conflit de lois peut être utili-sée, le cas échéant en conjonction avec d’autres mesures, tellesqu’une harmonisation minimale des droits nationaux sur certainspoints, afin d’exercer une action correctrice sur les tentatives d’ex-portation des coûts (par. 1). En matière de lutte contre la pollution,en revanche, la proposition de règlement Rome II sur la loi appli-cable aux obligations extracontractuelles, qui s’attribue une vocationuniverselle, suggère que même en l’absence de toute harmonisationla seule répartition calibrée des compétences législatives peut contri-buer très largement à éliminer les distorsions induites par le jeu de laconcurrence législative (par. 2).

Par. 1. La protection sociale

215. L’hypothèse du dumping social entre les Etats membres estvisée par la directive no 96/71 du 16 décembre 1996 sur le détache-ment intracommunautaire de travailleurs 713. Dans ce cas, le risqued’une course vers le bas était exacerbé par la très forte disparité deslégislations. En effet, la difficulté que la directive cherchait àrésoudre avait sa source dans les écarts entre les normes applicables

262 Horatia Muir Watt

Page 45: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

714. Le secteur du bâtiment constitue certainement la visée essentielle de ladirective. Par ailleurs, le salaire minimum reste le point essentiel de divergencedans un domaine par ailleurs largement harmonisé (M.-A. Moreau, ibid.,p. 891). Sur le problème du dumping social, voir G. et A. Lyon-Caen, Droitsocial international et européen, 8e éd., no 270 ; P. Rodière, Droit social del’Union européenne, LGDJ, 1998, nos 409 ss. ; A. Lyon-Caen, « Droit social etdroit de la concurrence », Mélanges Jean Savatier, 1992, p. 331.

715. Sous réserve bien entendu d’un choix plus favorable des parties eten l’absence de lien plus étroit avec une autre loi (art. 6, par. 1 et par. 2 b), infine, de la Convention de Rome sur la loi applicable aux obligations contrac-tuelles).

716. Sur ce que la concurrence législative s’engage de manière différenteselon les différentes catégories de règles en jeu, de sorte que donner une emprisetrop importante au principe d’origine peut fausser le jeu de la compétition aulieu de l’encourager, voir J. Snell et M. Andenas, « Exploring the OuterLimits… », précité note 462.

717. M.-A. Moreau, « Le détachement des travailleurs… », précité note 713,p. 898.

718. Sur la définition du détachement, voir M.-A. Moreau, ibid., p. 893. Ledétachement intragroupe est couvert, le texte voulant éviter que le recours à destechniques sophistiquées d’ingénierie sociale ne puisse faire obstacle à la pro-

en matière de salaire minimum, notamment dans le secteur du bâti-ment 714. Les entreprises portugaises en particulier jouissaient ainsid’un avantage concurrentiel considérable au niveau des prix desprestations, du fait qu’il leur était possible d’envoyer à titre tempo-raire une main-d’œuvre sous-payée vers des chantiers dans les Etatsà législation sociale plus protectrice. Ce résultat était précisémentcautionné par la Convention de Rome sur la loi applicable aux obli-gations contractuelles, dont l’article 6, paragraphe 2, lettre a), exclutle conflit mobile en cas de détachement des salariés à titre tempo-raire dans un autre pays. Ceux-ci sont donc maintenus sous lerégime, le cas échéant plus défavorable, qui leur est applicable dansl’Etat du lieu d’exécution habituelle du travail 715 — fournissant ainsiune excellente illustration de ce que l’application indifférenciée de laloi d’origine peut être elle-même de nature à générer une compéti-tion délétère vers le bas, ici en raison de la mobilité des salariés 716.La pratique du détachement intracommunautaire s’est donc dévelop-pée non pas seulement pour encourager le prêt de salariés spécialisésentre Etats membres, dont l’utilité surtout intragroupe est manifeste,mais aussi et peut-être surtout à la faveur d’une compétition vers lebas, jouant non sur la qualité des services mais sur leur seul coût, àla faveur de la disponibilité d’une main-d’œuvre non qualifiée etsous-payée 717.

216. La directive de 1996 tend à remédier à cette situation engarantissant au travailleur détaché 718 le bénéfice de la loi du lieu de

Aspects économiques du droit international privé 263

Page 46: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

tection des salariés détachés. En revanche, l’exigence d’une entreprise bénéfi-ciaire exclut du champ de la protection certaines hypothèses de prestation trans-frontières de services bénéficiant de la liberté économique au regard du traitéCE (M.-A. Moreau, ibid., p. 894).

719. Le conflit qui apparaît ici avec la Convention de Rome dans le cas desdétachements intracommunautaires qui font l’objet du champ d’application de ladirective est résolu en faveur de celle-ci en raison du jeu de l’article 20 de laConvention. A son tour, le rattachement du droit dérivé, ou du moins les dispo-sitions de droit substantiel qu’il rend applicables, peuvent entrer en conflit avecle principe d’origine (voir infra note 726).

720. Voir supra note 660. Les autres questions relevant du « noyau dur » dustatut protecteur, telles les périodes maximales de travail et les périodes mini-males de repos et de congés payés, les conditions de la mise à disposition, lasécurité, la santé et l’hygiène du travail, ou l’égalité de traitement, sont déjà har-monisées pour l’essentiel. L’hypothèse envisagée est donc celle où la loi detransposition du lieu de détachement est plus favorable que le « plancher » com-munautaire mis en œuvre dans le pays du lieu d’exécution habituel du travail.Selon l’article 3, paragraphe 7, le statut protecteur n’empêche pas l’applicationde conditions le cas échéant plus favorables au salarié. La faveur pour le salariépeut ainsi également jouer le cas échéant en sens inverse au profit de la loi ducontrat (loi du lieu de travail habituel ou de la loi, plus favorable encore quecelle-ci, choisie par les parties).

721. Article 6, qui crée ainsi un forum legis, la compétence du for du déta-chement existant dans toute la mesure, et dans la seule mesure, où la loi depolice du lieu du détachement s’applique en vertu de la directive, ou, en France,de l’article L.341-5 (voir les observations de E. Pataut, Rev. crit. dr. int. pr.,2000, pp. 519 ss.). Ce texte est transposé en droit français par le décret du29 mai 2000, désormais l’article R. 517-1-1 du Code de travail (voir les obser-vations précitées de E. Pataut, relevant l’inégalité de traitement que ce décret ins-taure entre employés d’entreprises communautaires et les autres, puisque ceux-cine bénéficient pas du nouveau for, alors même qu’en vertu de l’article L.341-5ils devraient profiter de l’application immédiate de la loi française, qui risqueainsi de rester lettre morte à leur égard. Comparer aussi sur le problème del’égalité de traitement des entreprises et des salariés des pays tiers, S. Francq,L’applicabilité spatiale du droit communautaire, précité note 435, pp. 288 ss.).

722. M.-A. Moreau, « Le détachement des travailleurs… », précité note 713,p. 890.

détachement 719 sur un certain nombre de points, dont essentielle-ment le salaire minimum 720. Cette garantie est rendue plus effectivepar le droit du travailleur de saisir les juridictions du pays du déta-chement de toute action tendant à sanctionner les garanties qu’offrela directive, nonobstant l’absence d’une telle compétence dans laConvention de Bruxelles et sans préjudice de la faculté de se préva-loir en outre des fors prévus par cette dernière 721. Comme le sou-ligne Marie-Ange Moreau, en dépit de l’amélioration de la protec-tion des salariés qui en résulte — ceux travaillant habituellementdans des pays à moindre protection bénéficiant, au moins le tempsdu déplacement, des avantages accordés à leurs homologues locaux— la directive poursuit une finalité bien plus économique quesociale 722. En garantissant au salarié détaché le bénéfice de la loi du

264 Horatia Muir Watt

Page 47: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

723. Sur l’instrumentalisation du droit du travail par le droit de la concur-rence, voir A. Lyon-Caen, « Droit social et droit de la concurrence », préciténote 713.

724. Les lois de police du pays de détachement pourraient alors retrouverapplication par le biais de l’article 7 de la Convention de Rome.

725. Le principe selon lequel les entreprises d’Etats tiers ne doivent pas êtreplus favorablement traitées est affirmé à l’article 1, paragraphe 4. Revers du pro-blème de l’inégalité des salariés, il fait apparaître la très difficile question del’applicabilité du droit communautaire dérivé à l’égard des entreprises des paystiers (voir de nouveau, S. Francq, L’applicabilité spatiale du droit communau-taire, précité note 435, pp. 288 ss.).

lieu de détachement, elle vise au nivellement de la concurrence desentreprises employeurs à travers la Communauté et ne se souciequ’incidemment du statut de celui-ci 723. Cette analyse est confirméepar le sort que fait la directive aux salariés d’Etats tiers. En effet, ladirective définit son champ d’application de façon à n’inclure enprincipe que les détachements qui ont lieu à partir d’un Etat membrevers un autre (art. 1, par. 1). Ainsi, si l’entreprise employeur estsituée dans un pays tiers, la directive ne s’applique pas et l’article 6,paragraphe 2, lettre a), de la Convention de Rome retrouve sonempire ; le conflit mobile est donc à nouveau supprimé et le rapportde travail échappe a priori à l’application des lois de policelocales 724. Mais l’inapplicabilité des dispositions impératives dupays de détachement est précisément de nature à recréer de nou-velles distorsions de concurrence au profit d’entreprises d’Etats tiers,qui auraient alors tout intérêt à détacher leur main-d’œuvre vers deschantiers où la concurrence intracommunautaire est désormais nive-lée. C’est pourquoi la directive prévoit que les entreprises établiesdans un pays tiers ne doivent pas bénéficier d’un traitement plusfavorable que les entreprises communautaires — ce qui permet d’ap-pliquer, de nouveau, à leur encontre, les dispositions de l’Etat dudétachement relatives au salaire minimum 725.

217. En jouant ainsi au profit de l’élimination des distorsions deconcurrence entre les entreprises communautaires, la solution duconflit de lois applicables en cas de détachement des salariés exercetrès clairement une fonction correctrice des dérives de la compétitionlégislative. L’ajustement du rattachement de l’article 6 de laConvention de Rome pour tenir compte du conflit mobile, au profitde la loi du lieu actuel du travail, tend à donner expression au critèredes « effets », en ce sens qu’il permet à l’Etat d’accueil du travailleurde réagir à l’exportation par l’Etat du lieu du travail habituel, quisera généralement celui du siège de l’entreprise employeur, des coûts

Aspects économiques du droit international privé 265

Page 48: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

726. Sur cette jurisprudence, voir supra no 148. Le même contrôle de propor-tionnalité semble au demeurant théoriquement survivre à la transposition de ladirective car, si le nouveau rattachement spécial rend applicables les lois depolice de l’Etat d’accueil, il ne peut évidemment cautionner une atteinte auxlibertés communautaires. Voir, sur ce point, les conclusions de l’avocat généralAlber, dans le sens d’une solution analogue sous l’empire de la directive ; com-parer dans ce sens E. Pataut, observations, Rev. crit. dr. int. pr., 2001, p. 504.Ainsi, une appréciation globale de l’équivalence de la rémunération minimale,exigée par l’arrêt Mazzoleni au titre de la proportionnalité, semble toujours s’im-poser.

727. Ce constat est de nature à confirmer l’analyse de A. Bucher relativementaux transformations que subit la méthode conflictuelle du fait des modificationsaffectant la nature du droit privé (« L’ordre public et le but social des lois endroit international privé », précité note 14).

728. Le considérant no 5 vise la loyauté de la concurrence dans la Commu-nauté.

de sa loi interne relativement moins protectrice. A cet égard, lesarrêts Rush Portuguesa, Arblade et Mazzoleni de la Cour de justiceont permis de voir qu’indépendamment même de la transposition dela directive un résultat identique était obtenu par l’application cana-lisée — c’est-à-dire, soumise au contrôle de proportionnalité et sousréserve de double charge — des lois de police du lieu du détache-ment relatives à la protection sociale 726. Quoi qu’il en soit, dès lorsqu’il est admis que les dispositions plus protectrices de la loi du lieudu détachement s’appliqueront, la concurrence intracommunautaireentre entreprises ne pourra plus se faire en fonction du seul niveaudu salaire versé aux travailleurs détachés et devra ainsi trouver desstimulants plus constructifs. Il est intéressant de noter que l’ajuste-ment du rattachement opéré par la directive de 1996 s’est fait autourdes dispositions de la loi de l’Etat d’accueil jugées internationale-ment impératives, confirmant ainsi que les règles de conflit réparti-trices de compétences législatives qui tendent à faire leur apparitionafin de répondre au problème des externalités transfrontières s’éla-borent davantage inductivement, à partir du but social des lois 727,que déductivement, à partir de catégories conceptuelles préexis-tantes. Pareillement, l’admission du conflit mobile n’est pas dictéeici par un principe dogmatique, mais par la recherche des consé-quences économiques de son admission ou de sa suppression.

218. Dans ce contexte, la référence à l’élimination des distorsionsde concurrence à travers la Communauté 728 se comprend parfaite-ment. Elle signifie que la règle de conflit de lois s’attache à gérer lesexternalités transfrontières liées à la disparité des législationssociales, le choix du rattachement s’ajustant précisément à cette fina-

266 Horatia Muir Watt

Page 49: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

729. Sur les liens complexes entre les critères d’applicabilité et d’impérativitédu droit dérivé, voir S. Francq, L’applicabilité spatiale du droit communautaire,précité note 435, pp. 425 ss., et sur l’arrêt Ingmar, ibid., p. 327.

730. CJCE, 9 novembre 2000, Ingmar, aff. C-381/98, Rec., 2000, I-9305.731. Laurence Idot, note sous cet arrêt, Rev. crit. dr. int. pr., 2001, p. 116.

lité de façon à réguler la compétition législative. La même référencea cependant été utilisée dans d’autres contextes, de manière beau-coup moins convaincante. Ainsi, pour conférer à la directive 86/653CEE relative à la coordination des droits des Etats membres concer-nant les agents commerciaux indépendants une applicabilité immé-diate dans les rapports avec les Etats tiers dès lors que la situationlitigieuse présente un rapport étroit avec la Communauté 729, l’arrêtIngmar 730 invoque cette justification — pour la première fois s’agis-sant de la détermination judiciaire du champ d’application dans l’es-pace du droit communautaire 731 — en expliquant sa solution par lefait que le régime protecteur prévu par la directive « vise, à travers lacatégorie des agents commerciaux, la liberté d’établissement et lejeu d’une concurrence non faussée dans le marché intérieur »(attendu 24). Un agent exerçant ses activités en Angleterre pour lecompte d’une société californienne doit donc nécessairement bénéfi-cier de la protection prévue par ce texte, qui prévaut ainsi sur les dis-positions contraires de la loi d’autonomie, en l’occurrence la loi cali-fornienne. Pour la Cour :

«il est essentiel pour l’ordre juridique communautaire qu’un com-mettant établi dans un pays tiers, dont l’agent commercial exerceson activité à l’intérieur de la Communauté, ne puisse éluder cesdispositions par le simple jeu d’une clause de choix de loi. La fonc-tion que remplissent les dispositions en cause exige en effetqu’elles trouvent application dès lors que la situation présente unlien étroit avec la Communauté.» (Attendu 25.)

Il est difficile cependant d’identifier dans ce cas la source de la dis-torsion de la concurrence qui menacerait le marché intérieur du seulfait de la faculté de choix des parties de la loi applicable. Si l’avocatgénéral Léger a raisonné pour l’essentiel par référence aux critèresd’applicabilité spatiale du droit de la concurrence, les motifs de laCour évoquent plutôt le risque de dumping social de la part d’entre-prises établies dans des pays tiers, qui existerait du seul fait que lesdroits des Etats membres ont fait l’objet d’une harmonisation dans lesens d’une protection élevée des agents. Or, outre le fait qu’une telle

Aspects économiques du droit international privé 267

Page 50: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

732. L. Idot, précitée note 731, p. 117.733. Point 21. On sait que, quelques jours plus tard, la Cour de cassation

française statuait en sens contraire (Cass. com., 28 novembre 2000, D., aff.,2001, p. 305, note E. Chevrier). Sur le débat en droit belge, voir A. Nuyts,« L’application des lois de police dans l’espace », précité note 257 ; sur l’état dudroit sur ce point aux Etats-Unis et une analyse économique des diverses solu-tions possibles, voir E. O’Hara, « Opting Out of Legislation », précité note 64, et« Economics, Public Choice, and the Perennial Conflict of Laws », précité suprano 264.

734. Pour un aperçu, voir R. Revesz, « Rehabilitating Interstate Competi-tion... », précité note 45.

justification tendrait à conférer un caractère internationalementimpératif à la quasi-totalité des directives d’harmonisation sans dis-tinction 732, le vrai problème est plutôt de savoir si l’agent commer-cial indépendant relève d’une catégorie de contractants qui mérite unrégime protecteur exclusif de la loi d’autonomie — question trèscontroversée à laquelle la Cour ne consacre qu’un seul rapide para-graphe 733. Il faut en conclure que l’argument tiré des distorsions dela compétition, appelant ainsi une action correctrice de la part de larègle de conflit de lois, doit être utilisé avec discernement ; il estinutile de tronquer le domaine de la loi d’autonomie si aucun risqued’une course vers le bas ne le justifie. En revanche, le domaine de lalutte contre la pollution transfrontière offre une illustration à la foislégitime et subtile de cette action correctrice du conflit de lois.

Par. 2. La défense de l’environnement

219. La question de savoir si la compétition législative en matièrede protection de l’environnement est de nature à conduire à l’abais-sement systématique des niveaux de protection contre la pollutionafin d’attirer les investissements au moyen de l’allégement des coûtssuscite un débat très vif 734. Il est clair en effet qu’il ne s’agit pas decondamner en soi le choix par un Etat, dont l’économie peut reposersur d’autres priorités, d’un niveau de protection moins élevé ; un telchoix ne devient sujet à caution que lorsque le bénéfice atteint parcet Etat sous la forme d’une réduction des coûts ne l’est qu’artifi-ciellement, c’est-à-dire au prix de l’exportation de ces derniers, quiseront en fin de compte supportés par les communautés voisines(negative spillovers). C’est le cas lorsqu’un Etat se sert de standardslaxistes pour attirer une activité industrielle dont les effets polluantssont ressentis dans des Etats qui imposent à leurs propres entreprisesdes exigences plus élevées, donc plus coûteuses. La pression de la

268 Horatia Muir Watt

Page 51: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

735. Ce risque se réalise lorsque l’homogénéité des préférences des entre-prises ne permet pas de différencier les diverses législations.

736. Sur la dégradation de l’environnement en tant que tragédie globale desbiens collectifs, voir infra nos 214 ss.

737. La solution généralement proposée consiste à prôner des mesures decoopération interétatique tendant à l’harmonisation des droits. L’idée apparaîtcependant selon laquelle il serait possible d’injecter une certaine dose de com-pétition législative par la voie de la reconnaissance mutuelle (voir R. Revesz,« Rehabilitating Interstate Competition… », précité note 45, et, du même auteur,« Federalism and Regulation : Extrapolating from the Analysis of EnvironmentalRegulation in the United States », J. Int. Econ. L., 2000, p. 219 ; J. Paul, « Com-petitive and Non-Competitive Regulatory Markets : The Regulation of Pack-aging Waste in the EU », dans McCahery, Bratton, Piciotto, Scott (dir. publ.),International Regulatory Competition and Coordination, précité note 23.

738. Le même critère est pareillement source de déséquilibre sur le plan glo-bal dans les cas de responsabilité pour dommage catastrophique liée à une acti-vité délocalisée, voir infra no 252.

concurrence, constituée par la fuite des entreprises d’Etats plus pro-tecteurs vers ceux dont les standards sont plus laxistes, peut alorsconduire à un alignement généralisé des standards de protection à unniveau sous-optimal au regard des divers intérêts qui, autrement,trouveraient à s’exprimer 735. La perversité particulière de cette situa-tion, très visible au plan global, se manifeste lorsque des entreprisesétablies dans des Etats à niveau de protection plus élevé délocalisentleurs activités vers un Etat plus laxiste, afin de bénéficier de stan-dards moins sévères, alors même que les ressources issues de cetteactivité — qui sont l’incitation même à abaisser les standards —échappent également à la communauté locale 736. La mobilité ducapital pousse vers le bas, afin de mieux jouer de la diversité légis-lative.

220. Le plus souvent ignoré dans ce débat 737, l’ajustement durèglement du conflit de lois permet à tout le moins d’empêcher l’ex-portation des coûts dans les situations transfrontières et, donc, àdéfaut d’empêcher à lui seul l’abaissement des standards sous lapression de la compétition, d’agir au moins sur les incitations quepeuvent avoir des entreprises mobiles à rechercher un avantagecompétitif indu. En effet, dans les cas de pollution transfrontière, lerisque de voir un Etat baisser le niveau de la protection qu’il exigedes entreprises installées sur son territoire, alors que le dommage seréalise ailleurs, existe, d’évidence, tant que la loi applicable à la res-ponsabilité reste la loi du lieu de l’activité ayant donné lieu au dom-mage 738. Cependant, à s’en tenir inversement à la seule loi du dom-mage, le risque serait que les entreprises polluantes des pays àniveau élevé de protection s’installent à proximité d’une frontière ou

Aspects économiques du droit international privé 269

Page 52: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

739. Certes, la vocation de ce texte est universelle, mais l’incidence desobjectifs purement communautaires est manifeste. Sur son ambiguïté à cetégard, voir P. de Vareilles-Sommières, « La responsabilité civile dans la proposi-tion de règlement communautaire sur la loi applicable aux obligations noncontractuelles (« Rome II ») », dans Fuchs, Muir Watt et Pataut (dir. publ.), Lesconflits de lois et le système juridique communautaire, précité note 450. Depuisla rédaction de ce cours, le contenu de la proposition de la Commission a étémodifié à l’initiative du Parlement européen. Dans sa version de mars 2005, lerattachement spécial en matière d’environnement a été supprimé.

740. Voir, en ce sens, S. Symeonides, « Tort Conflicts and Rome II… », pré-cité note 14.

d’une voie fluviale de façon à ce que les déchets ou fumées toxiquessoient portés exclusivement vers le pays voisin, à réglementationplus laxiste.

221. Une intéressante réponse à ce double problème apparaît dansla proposition de règlement Rome II en matière de pollution trans-frontière, à l’article 7 739. La loi applicable en cas de délit de pollu-tion plurilocalisé est alors, au choix de la victime, soit celle du lieudu dommage soit celle du fait générateur. L’exposé des motifsexplique que cette solution

« oblige les opérateurs installés dans un pays à faible niveau deprotection à tenir compte du niveau plus élevé dans les paysvoisins, réduisant l’intérêt pour un opérateur de s’installer dansun pays à faible niveau de protection »

ou, inversement, de diriger les effets de son activité vers le territoired’un Etat plus laxiste. Dans les deux cas, il s’agit d’éviter qu’unecommunauté nationale ne tire profit d’une activité économique sansen assumer les charges corrélatives. Au sein du marché intérieur, lamême solution rétablit par là même l’égalité de conditions deconcurrence entre les entreprises, en empêchant certaines d’entreelles de se jouer des différences de niveau de protection pour en tirerun avantage comparatif indu.

222. On peut seulement regretter qu’une solution analogue n’aitpas été retenue dans d’autres hypothèses où le même risque d’exter-nalisation se présente 740. En cas de délit dissocié, l’article 13 de cetinstrument permet la prise en considération des règles de sécurité etde conduite en vigueur au lieu de l’activité dommageable, indépen-damment de la loi applicable à l’ensemble du délit, qui sera souventla loi du lieu de réalisation du dommage en vertu de l’article 3.L’exposé des motifs présente cette disposition comme revêtant lemême sens que celui généralement prêté à son antécédent, l’article 9

270 Horatia Muir Watt

Page 53: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

741. Voir la proposition de règlement, exposé des motifs, p. 25, sous l’ar-ticle 13.

742. S. Symeonides, « Tort Conflicts and Rome II… », précité note 14,par. 4.4.

743. Ibid. L’auteur souligne que la formulation de rattachements bilatérauxpeut parfaitement être conforme à une analyse fonctionnaliste, à condition devérifier que le rattachement prévu conserve son sens indépendamment ducontenu des lois en présence. C’est précisément le cas de la structure réciproquede la règle de conflit de l’article 7 du règlement.

de la Convention de La Haye de 1973 sur la loi applicable à la res-ponsabilité du fait des produits, à savoir qu’elle permettrait à l’au-teur d’un dommage d’invoquer la loi plus favorable du lieu où il aagi et dont il a tenu compte pour régler son comportement 741. Or,comme le fait remarquer Symeon Symeonides, cette faveur systéma-tique pour le défendeur dans l’hypothèse des délits dissociés n’estpas nécessairement justifiée 742. La prise en considération des règlesen vigueur au lieu du comportement litigieux selon l’article 13 seraitégalement très utile dans le cas où l’activité de l’auteur du dommageest de nature à engager sa responsabilité selon la loi du lieu de celui-ci, mais non selon la loi du lieu du dommage par ailleurs applicable.Le fait que le dommage a son origine dans un acte illicite au lieu oùil est intervenu implique en effet l’intérêt de cet Etat à policer lesactivités qui ont lieu dans son ressort, même si les conséquences seréalisent fortuitement — et a fortiori si elles y sont dirigées délibé-rément — en dehors de son territoire. En revanche, la loi plus laxistedu lieu du dommage n’a aucun intérêt réel à empêcher la mise en jeude la responsabilité du défendeur dans ce cas, puisque sa politiqueprotectrice de certaines activités ne concerne que celles qui s’exer-cent sur son territoire. Autrement dit, il s’agit là, dans les termes del’analyse des intérêts gouvernementaux, d’un cas classique de fauxconflit, où il semble peu légitime de permettre au défendeurd’échapper à une responsabilité du seul fait que ses effets se pro-duisent dans un Etat plus laxiste 743. La réciprocité qui est à labase de la règle de conflit de l’article 7 en matière de pollution trans-frontière serait certainement légitime dans le cas d’autres délits com-plexes, telles les atteintes aux droits de la personnalité par voie depresse.

223. Quoi qu’il en soit du caractère perfectible des solutions ainsiretenues par le législateur communautaire, on voit bien, d’une part,qu’elles mettent en cause des intérêts sociaux ou économiques quidépassent largement ceux des seules parties au litige, et qu’en dépit

Aspects économiques du droit international privé 271

Page 54: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

744. S’inspirant des modèles néerlandais (article 6 de la loi du 11 avril 2001)et allemand (article 42 EGBGB), l’article 10 du règlement autorise le choix dela loi applicable une fois le litige né, sauf dans le domaine de la propriété intel-lectuelle où un tel choix « ne serait pas approprié ».

745. On conçoit par exemple que le statut procédural de la règle de conflit etla condition de la loi étrangère s’infléchissent sous l’effet de cette transforma-tion. Le rôle attribué à la volonté des parties mériterait de faire l’objet d’uneréflexion approfondie dans le contexte de cette transformation de la fonction dela règle de conflit.

de l’injection d’une forte dose de volonté privée 744 ces intérêts sontde nature à influer sur la détermination et la structure des rattache-ments. D’autre part, on constate à ce dernier égard que la règle deconflit se voit chargée d’une fonction de régulation des conditions deconcurrence entre les entreprises privées sur le territoire communau-taire, fonction qui met au premier plan son rôle dans l’éliminationdes externalités transfrontières. Une exploration plus approfondiedes conséquences de cette transformation sur le régime de la règle deconflit mériterait d’être entreprise 745. En attendant, il reste clairqu’en dehors de toute structure — et de toute discipline — fédéraleou communautaire, ces externalités soulèvent des difficultés redou-tables qui sont à l’origine de nombreuses dérives dans le jeu de lacompétition législative au plan mondial. C’est la situation qu’on adénommée la « tragédie globale des biens collectifs ».

272 Horatia Muir Watt

Page 55: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

746. L’expression « tragédie des biens communs » est de G. Hardin, « TheTragedy of the Commons », Science, 1986, p. 1243, pp. 551-556, dans J. Coleman(dir. publ.), Readings in the Philosophy of Law, 1999. C’est la littérature relativeà la protection de l’environnement qui lui adjoint l’épithète « global », pourdésigner l’état de détérioration de l’atmosphère ou des mers (voir notammentE. Clancy, « The Tragedy of the Global Commons », Ind. Journ. Global LegalStud., vol. 5 (1998), p. 601. Aujourd’hui, l’expression est utilisée defaçon métaphorique pour désigner l’espace juridique international. ComparerG. Abraham-Frois, G. Caire, Ph. Hugon, P. Llau et F. Renversez, Dictionnaired’économie, Sirey, 2e éd., 2002, no 52, vo « gouvernance », spéc. p. 215, sur lesbiens publics mondiaux.

747. La situation symétrique, dite de l’anti-commons, existe en cas de sous-exploitation de ressources lorsque certains utilisateurs détiennent un droit deveto ou d’exclusion : voir J. Buchanan et Y. Yoon, « Symmetric Tragedies :Commons and Anti-Commons », Journal of Law and Economics, 2000, p. 1.Cette situation existe en cas de surrégulation, c’est-à-dire de cumul des compé-tences unilatérales des Etats (voir infra no 250).

748. La dégradation de l’environnement mondial est typiquement un pro-blème d’« action collective » entre les Etats (voir, sur ce concept, M. Olson, « TheLogic of Collective Action : Public Goods and the Theory of Groups », dansR. Hardin, Collective Action, précité note 746).

749. J. Trachtman, « Economic Analysis of Prescriptive Jurisdiction », préciténote 34, p. 9 ; P. Drahos, « The Regulation of Public Goods », Journ. Int. Econ.Law, vol. 7 (2004), p. 321.

750. On peut également concevoir cette problématique dans une perspectivetemporelle. Refuser d’envisager les conséquences néfastes de comportementsprésents, telles les activités polluantes, qui seront assumées par des générationsfutures, représente aussi la tragédie des biens communs dans le temps (voirJ. Wood, « Intergenerational Equity and Climate Change », Int. Envt. L. Rev.,1996, p. 293, prévoyant que, tant que les bénéfices des utilisateurs présentsexcèdent leurs coûts, ils ignoreront la possibilité de gains futurs et continueront

II. LA TRAGÉDIE GLOBALE DES BIENS COLLECTIFS

224. La « tragédie des biens collectifs » 746 se réfère à la situationdes biens publics, tels que les terres communales ou les fondsmarins, dont le coût de l’utilisation est réparti sur l’ensemble de lacommunauté utilisatrice. Chacun étant incité de ce fait à en tirer leplus grand profit possible, il en résulte une surexploitation domma-geable 747 due au problème dit de l’action collective 748 ; le bien com-mun souffre ainsi de l’externalisation généralisée des coûts. Aucunn’étant prêt par ailleurs à en assumer l’entretien ou le renouvelle-ment, ne pouvant en capter en contrepartie le bénéfice exclusif, ils’ensuit une dégradation du bien ; la fonction incitative de la pro-priété privée fait défaut 749. La pêche intensive des océans ou la pol-lution de l’atmosphère constituent des exemples classiques d’espacescommuns détériorés 750. Aujourd’hui, on étend le même concept au

273

Page 56: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

à épuiser les ressources naturelles ; B. Singer, « The Extension of Rawls’ Theoryof Justice to Environmental Ethics », Journ. Env. Ethics, vol. 10 (1988), p. 217 ;A. Gosseries, «Emission historiques et free-riding», La mondialisation entre illu-sion et utopie, Arch. phil. dr., t. 47 (2003), p. 301, pronant l’obligation des descen-dants d’une génération ancienne de pollueurs de compenser les victimesactuelles, au nom de la notion morale de free riding (sur laquelle, infra note 754).

751. J. Stiglitz, Globalization and Its Discontents, 2002, et « Knowledge as aPublic Good », dans I. Kaul et autres (dir. publ.), Global Public Goods : Inter-national Cooperation in the 21st Century, 1999 ; K. Maskus et J. Reichman,« The Globalization of Private Knowledge Goods and the Privatization of GlobalPublic Goods », Journ. Int. Econ. Law, vol. 7, p. 279.

752. E. Clancy, « The Tragedy of the Global Commons », précité note 746.753. Voir Th. Franck, Fairness in International Law and Institutions, OUP,

1995, spéc. chap. 11 : « Law Moral Philosophy and Economics in EnvironmentalDiscourse », p. 351. On pourrait ajouter bien d’autres exemples, relevant de laproblématique du développement durable, comme le gaspillage de ressources liéaux comportements opportunistes des Etats en matière de transferts de technolo-gie. A cet égard, la poursuite par les législateurs nationaux d’intérêts purementégoïstes, sans égard pour l’intérêt général, accrédite la vision anthropomor-phique des Etats que tend à présenter l’analyse économique du droit internatio-nal privé (par exemple, J. Trachtman, précité note 34, qui pousse l’analogie plusloin en assimilant la compétence étatique à une forme de propriété de l’Etat) etlégitime l’utilisation de la théorie des jeux pour rendre compte des rapports entreEtats au sujet des biens communs (pour une utilisation de la théorie des jeuxdans le contexte du conflit de lois, voir L. Brilmayer, Conflict of Laws : Found-ations and Future Directions, précité note 591, pp. 145 ss ; J. Trachtman,« Conflict of Laws and Accuracy », précité note 34, pp. 1036 ss. ; pour un récentessai en Europe, voir A. Gardella et L. G. Radicati di Brozolo, « Civil Law,Common Law and Market Integration : The EC Approach to Conflicts of Juris-diction », Am. Journ. Comp. L., vol. 51 (2003), p. 611). Divers éléments de cettedernière théorie s’avèrent utiles ici. Ainsi, tandis que la course vers le bas peutse compliquer, en présence ou non d’externalités transfrontières, du dilemme duprisonnier, qui empêche chacun des Etats compétiteurs de prendre l’initiativeunilatérale de sortir de la spirale pour accomplir un geste en faveur de l’intérêtcommun (voir, par exemple, supra no 209) ; le problème analogue d’action col-lective des Etats en matière de biens communs peut s’accompagner d’un pro-blème de free-riding, où les efforts des uns pour améliorer l’état des choses sontparasités par des passagers qui ne font pas le même investissement. Une termi-nologie ludique est utilisée par les économistes pour décrire la course vers le basspécifique aux échanges du commerce international. Les pays en développe-ment, engagés dans la course vers le bas, se voient reprocher leur attitude debeggar thy neighbour, tandis que les produits issus de processus de productiondégradés sont rejetés au nom de not in my backyard (NIMBY).

problème des biens intellectuels, pour rendre compte de la stagnationde l’innovation technologique en l’absence de protection de la pro-priété intellectuelle 751.Transposée aux rapports entre Etats, l’expres-sion a été utilisée pour décrire la situation dégradée et chaotique quirésulte de l’absence de discipline collective des législateurs natio-naux dans l’ordre international 752. De nouveau, la dégradation del’environnement à l’échelle planétaire, en l’absence d’efforts coor-donnés des Etats pour le protéger, illustre parfaitement ce phéno-mène 753.

274 Horatia Muir Watt

Page 57: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

754. Voir, par exemple, W. Dodge, « An Economic Defense of ConcurrentAntitrust Jurisdiction », Tex. Int. L. Rev., vol. 38 (2003), p. 27, spéc. p. 33.

755. Sur l’imbrication à cet égard des questions (qui feront l’objet des déve-loppements de ce titre) de commerce mondial et de droit de la concurrence, dontla séparation étanche, soigneusement maintenue par les Etats développés, permetde maintenir des politiques protectionnistes formellement condamnées, voirE. Fox, « International Antitrust and the Doha Dome », Va. J. Int. L., vol. 43(2003), p. 911, et infra note 910.

756. Sur ce phénomène et ses limites, H. Ruiz-Fabri, « Immatériel, territoria-lité et Etat », précité note 19.

757. R. Wai, « Transnational Liftoff and Juridical Touchdown », préciténote 35, p. 258.

758. Le concept est celui d’accountability. Sur les liens entre l’obligation derendre compte et la compétence étatique, voir P. Berman, « The Globalization ofJurisdiction », U. Pa. L. Rev., vol. 151 (2002), p. 311, et infra nos 247 ss.

759. « Les normes de droit du travail… », précité note 21, p. 932.

225. Au-delà des espaces naturels, les « communs globaux » dési-gnent aussi l’espace normatif international sans maître, vers lequelsont rejetés les coûts des politiques étatiques poursuivies sans égardpour l’intérêt général 754. La tragédie qui les affecte réside ainsi dansl’absence de mécanisme régulateur supranational, analogue auxoutils de droit fédéral ou communautaire rencontrés plus haut, sus-ceptible d’empêcher les dérives de la compétition à laquelle selivrent les Etats. La course des législateurs vers le bas en matièresociale ou de protection des droits de l’homme en vue d’attirer descapitaux mobiles, le protectionnisme qu’ils n’hésitent pas à pratiqueren matière commerciale, l’exportation des coûts des diverses législa-tions protectrices d’intérêts économiques nationaux, font ainsi touspartie du désordre endémique de l’espace global 755. Si la dynamiquede la compétition législative s’emballe dans un environnement éco-nomique mondialisé, avec des effets délétères pour le bien commun,c’est en partie en raison de la perte de signification du territoirecomme assise de l’autorité des lois 756. Celle-ci se trouve subvertiedès lors que les acteurs économiques ne peuvent être contraints derépondre des effets de leurs comportements dans les ressorts oùceux-ci se produisent 757. Ainsi, profitant de la porosité des fron-tières, les entreprises développent des stratégies financières globales,indifférentes à la localisation réelle de leurs activités, qui tendent àminer l’effectivité des rattachements stables, générateurs d’une obli-gation de rendre compte 758. Comme le soulignent Marie-AngeMoreau et Pierre Trudeau, « dans l’économie globale la forcecontraignante du droit du travail peut, dans une large mesure êtreévitée par des stratégies des firmes multinationales sur le plan inter-national » 759. Mais la défaillance de l’ordre international est égale-

Aspects économiques du droit international privé 275

Page 58: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

760. Sur le processus d’externalisation des coûts des pays riches vers les pluspauvres au cours du processus de fabrication des produits ultérieurement mis surles marchés occidentaux, européen ou américain, à des prix qui ne sont pas levéritable reflet des coûts sociaux de la production, voir U. Mattei, « HardMinimal Code Now — A Critique of Softness », dans S. Grundmann et J. Stuyck(dir. publ.), An Academic Green Paper on European Contract Law, Private Lawin European Context Series, Kluwer Law International, 2002, p. 215, spéc.p. 232.

761. Voir E. Fox, « National Law, Global Markets and Hartford Fire : EyesWide Shut », précité note 27 : « Ne touchez pas à mes cartels à l’exportation et jene toucherai pas aux vôtres… »

762. Un bon exemple est l’exemption dont bénéficient les cartels à l’exporta-tion (par exemple, en droit américain, au regard du Webb-Pomerene Act de1918). Les pays dont la réglementation du marché est peu développée devien-nent alors des cibles faciles vers lesquelles exporter les coûts (E. Fox, « Antitrustand Regulatory Federalism : Races Up, Down, and Sideways », New York Univ.LR, vol. 75 (2000), p. 1781, pp. 1795 ss.). Le domaine de l’antitrust soulèvecependant essentiellement des problèmes de surréglementation ou de cumul delois applicables et sera traité à ce titre infra nos 260 ss.

ment due, au moins en partie, aux fortes disparités — issues de laconcurrence législative ou accentuées par elle — affectant lesniveaux de protection offerts par les différentes lois nationales contrele type de conséquence envisagé ; les écarts tendent à se creuserlorsque les Etats les plus démunis se trouvent aux prises d’undilemme du prisonnier forçant le niveau de protection vers le bas,laissant le terrain d’autant plus libre aux autres d’externaliser leurscoûts 760.

226. Or, dans ce contexte de disparités législatives et de réactivitédes capitaux, le droit international privé peut aussi constituer l’ins-trument d’une exportation organisée par une communauté étatiquedu coût de ses activités économiques. C’est le cas, par exemple, lors-qu’en cas d’accidents survenus à l’occasion des activités délocali-sées de ses entreprises un Etat module l’exercice de sa compétencejuridictionnelle de façon à sauvegarder les intérêts de ces dernières,ou encore qu’il dessine le champ spatial de son droit de la concur-rence de façon à exempter des sanctions normalement applicablesles cartels à l’exportation qui n’affectent que les marchés étran-gers 761. De telles initiatives unilatérales peuvent aboutir à un état de« sous-régulation » de l’ordre international dès lors que la législationdu pays cible est peu développée, puisque aucun mécanisme n’existepour obliger l’Etat concerné à internaliser les coûts de ses proprespolitiques 762 : certaines situations se développant à travers les fron-tières échappent ainsi à toute régulation étatique, alors que leurseffets appelleraient, dans le seul contexte interne de ce même Etat,

276 Horatia Muir Watt

Page 59: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

763. Elle est proprement « non pourvue », comme le mythique unprovided-forcase dans la théorie de Currie (sur lequel, L. Kramer, « The Myth of the Unpro-vided for Case », précité note 704).

764. Ce serait un cas de tragédie de l’anti-commons puisque, en exerçant sacompétence pour interdire une opération donnée (par exemple, une entente entreentreprises au motif qu’elle a des effets anticoncurrentiels), un Etat oppose unveto, la rendant impossible même si, envisagés globalement, ses effets sontbénéfiques. Sur cette qualification, voir W. Dodge, « An Economic Defense... »,précité no 755, note 38. Plus généralement, sur le décalage entre le point de vuede l’Etat régulant l’entente sur le fondement du critère des effets, et le bien glo-bal, voir la pensée de A. Guzman, « Choice of Law : New Foundations », préciténote 264, qui est discutée infra nos 289 ss.

des mesures de prévention ou de sanction. En termes plus classiquesde conflits de lois, l’hypothèse de la sous-régulation correspond àcelle de la lacune bien connue de la méthode unilatéraliste 763. Ceconstat invite à développer une réflexion sur la façon dont le droitinternational privé pourrait également être mis à contribution dans lacorrection de ce déséquilibre (chapitre 1).

227. Mais le phénomène inverse, celui de la surrégulation desrapports internationaux du fait du cumul des lois applicables, existeaussi 764. S’il est légitime que chaque Etat veuille régler les effets dessituations juridiques survenus dans son propre ressort, la tentationqui se profile en l’absence de discipline supranationale est d’étendredémesurément le champ de sa propre politique, dès lors qu’unetelle extension est le moyen de s’approprier des ressources. Les Etatstendent ainsi à renforcer la protection de leurs intérêts économiques,notamment en étendant le champ d’application de leur loi dans l’es-pace, le cas échéant au détriment de ceux d’autres législateurs égale-ment affectés. Il en résulte des dysfonctionnements importants del’ordre international, dont font les frais les opérateurs privés et, pluslargement, le bon déroulement des échanges économiques internatio-naux. Comme dans le cas de la sous-régulation, on peut se demanders’il ne serait pas concevable de prôner une attitude plus ouverte, defaçon à ce que les lois économiques soient mises en œuvre en tenantcompte plus globalement des intérêts de la communauté internatio-nale. A cet égard, on mesure de nouveau l’importance de la dimen-sion économique du droit international privé, appelé à contribuer à larépartition globale des ressources (chapitre 2).

Aspects économiques du droit international privé 277

Page 60: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3
Page 61: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

765. M.-A. Moreau et G. Trudeau, « Les normes de droit du travail… », pré-cité note 21, p. 939.

766. Ibid., p. 932 :« dans l’économie globale la force contraignante du droit du travail peut,dans une large mesure, être évitée par des stratégies des firmes multinatio-nales sur le plan international ; la perte de vitesse des lois de police en estle symptôme le plus frappant ».

Plus généralement sur le phénomène de la dilution des lois impératives sousl’effet de la compétition, voir supra nos 72 ss.

767. Sur l’action collective, voir supra note 753. Cette carence s’illustre enmatière de droit du travail par l’échec de la clause sociale dans l’OMC (voirV. Leary, « Workers’ Rights and International Trade : The Social Clause (GATT,

CHAPITRE I

L’HYPOTHÈSE DE LA SOUS-RÉGULATION :LE DUMPING NORMATIF

228. Revêtant sa forme la plus exacerbée en matière sociale etenvironnementale, l’hypothèse de la sous-régulation résulte de lapratique du dumping normatif dans le domaine des relations écono-miques entre Etats. Dans les deux cas, il s’agit pour ces derniers deréduire les coûts générés par une législation protectrice, dans l’espoird’attirer les capitaux mobiles à la recherche de rentabilité immédiate.Les effets néfastes en seront ressentis à l’intérieur du ressort dulégislateur, par la population locale, mais aussi en dehors de celui-ci,soit en raison de la pression exercée « vers le bas » sur les législa-tions des pays tiers dans la course aux capitaux, soit du fait de laconcurrence subie par les produits fabriqués dans des Etats plus pro-tecteurs. Les zones franches de certains pays en voie de développe-ment, qui tendent à supprimer le coût du droit du travail, illustrentbien les dérives de la compétition législative, qui aboutit ici à uneforte dégradation des droits sociaux 765. Réagissant à ces politiquesétatiques commandées par une concurrence intensive sur les coûts,les entreprises, détentrices du pouvoir d’arbitrage, développent à leurtour des stratégies sous la forme de vastes opérations de fusion,d’acquisition et de déplacement des unités de production qui tendentà exploiter les dénivellements de terrain en vue de l’optimalisationdu coût des normes sociales ou environnementales. La force contrai-gnante des lois étatiques en pâtit 766, en même temps que se laisseconstater la carence politique de la communauté des Etats pour desraisons d’« action collective » 767.

279

Page 62: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

ILO, NAFTA, US Laws) », dans J. Bhagwaty et R. Hudec (dir. publ.), Fair Tradeand Harmonization, précités note 568, p. 177 ; M. A. Moreau et G. Trudeau,« Les normes de droit du travail… », précité note 21 ; S. Deakin, « Labour Lawas Market Regulation : the Economic Foundations of European Social Policy »,dans P. Davies, A. Lyon-Caen, S. Sciarra et S. Simitis (dir. publ.), EuropeanCommunity Labour Law : Principles and Perspectives, Oxford, Clarendon Press,1996, p. 63.

768. Que ce soit sous forme de voix effective dans le processus politique oude faculté d’exit, la mobilité du travail étant inexistante. Voir, sur ce déséquilibreentre les facteurs de production mobiles et immobiles, infra note 225.

229. Cependant, toute la complexité des problèmes de dumpingsocial ou environnemental, eux-mêmes générés à leur tour par les dis-torsions de la compétition économique, apparaît à l’examen du débatrelatif au commerce équitable. Les dérives de la compétition législativerecouvrent plusieurs hypothèses très diverses, de sorte que le dumpinglégislatif, qui implique toujours un phénomène d’externalisation trans-frontière des coûts, est invoqué dans des contextes variables par desEtats qui se trouvent dans des situations économiques très différentes.D’une part, le dénivellement du terrain de jeu est invoqué par les Etatsdéveloppés, dont les législations internes sont protectrices et de ce faitcoûteuses, contre les pays en développement, qui abaissent artificielle-ment leurs propres coûts de production. La réduction des coûts ne pou-vant se faire qu’au prix du sacrifice des intérêts des catégories de lapopulation locale qui ne dispose d’aucun pouvoir d’arbitrage 768, c’estune rhétorique des droits de l’homme qui sert ici à légitimer de la partdes Etats importateurs des mesures de protection de leurs propres mar-chés contre des produits stigmatisés comme inéquitables. Au moyen detelles mesures, on prétend restituer à la compétition législative lesmoyens de corriger son propre déséquilibre. Au regard du droit interna-tional privé, l’intérêt de ce débat sur le commerce équitable est donc desusciter la réflexion sur l’instrumentalisation du conflit de lois lui-même, présenté tour à tour comme source d’injustice puis comme unepanacée aux perversions qu’il engendre (section I).

D’autre part, en revanche, le dumping social ou environnementalpeut très bien être le fait des Etats développés, qui exportent les coûtsliés aux activités délocalisées de leurs propres entreprises. Le droitinternational privé, notamment à travers le conflit de juridictions, estmis directement au service de cette externalisation transfrontière descoûts. La question est alors de savoir, de nouveau, si ce même droitpeut également être mis à contribution pour corriger les distorsionsainsi créées (section II).

280 Horatia Muir Watt

Page 63: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

769. La realpolik en ce domaine dénonce notamment les motivations sus-pectes derrière la rhétorique des droits de l’homme (« protectionnisme déguisé »,« impérialisme symbolique ») et donne lieu à quelques-unes des charges les plusviolentes adressées à la globalisation économique (« libéralisme subversif », « finde la démocratie »). Comme le relèvent certains auteurs, la realpolitik est parfoisde nature à empêcher un débat plus constructif (voir B. Langville, « GeneralReflections on the Relationship of Trade and Labour (Or : Fair Trade Is FreeTrade’s Destiny) », dans J. Bhagwaty et R. Hudec (dir. publ.), Fair Trade andHarmonization, précités note 568, p. 231, spéc. p. 232 ; comparer J. McCahery,W. Bratton, S. Picciotto et C. Scott, « Introduction », International RegulatoryCompetition and Coordination, précité note 23, p. 42. Sur la transformation dela perception de la compétition interétatique, de jeu sportif en véritable guerreéconomique ponctuée par l’accusation mutuelle de « casser le marché », voirS. Picciotto, « The Regulatory Criss-Cross : Interaction between Jurisdictionsand the Construction of Global Regulatory Networks », ibid., p. 111.

770. Voir, en dernier lieu, E.-U. Petersmann, « Challenges to the Legitimacyand Efficiency of the World Trading System : Democratic Governance andCompetition Culture in the WTO : Introduction and Summary, Journal of Int.Econ. Law, vol. 7 (2004), p. 585 ; O. Perez, Ecological Sensitivity and GlobalLegal Pluralism, Rethinking the Trade and Environment Conflict, InternationalStudies in the Theory of Private Law, Hart, 2004.

771. Sur ce débat, voir notamment A. Deardoff et R. Stern (dir. publ.), Ana-lytical and Negotiating Issues in the Global Trading System, 1994 ; J. Bhandariet A. Sykes (dir. publ.), Economic Dimensions in International Law, Compara-tive and Emirical Perspectives, Cambridge Univ. Press, 1995 ; J. Bhagwaty etR. Hudec (dir. publ.), Fair Trade and Harmonization, précité note 568 ;J. McCahery, W. Bratton, S. Picciotto et C. Scott (dir. publ.), International Regu-latory Competition and Coordination, précité note 23 ; M. Likosky (dir. publ.),Transnational Legal Processes, précité note 17 ; sur le contexte économique dudroit du commerce international, voir A. Lowenfeld, International EconomicLaw, précité note 39, p. 3.

772. R. Cass et R. Boltuck, « Antidumping and Countervailing-Duty Law :The Mirage of Equitable International Competition », Fair Trade and Harmoni-zation, précité note 568, p. 355.

Section I. La concurrence sur les coûts et le commerce équitable

230. Fortement imprégné de realpolitik 769, le débat contemporainsur l’équité des échanges économiques mondiaux, institutionnaliséau sein de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) 770, oblige às’interroger sur la valeur des arguments opposés de part et d’autre duseuil du développement économique, en faveur de l’aplanissementdu « terrain de jeu » législatif sur lequel se nouent les rapports com-merciaux internationaux 771. Des deux côtés, le processus compétitifentre Etats est perçu comme étant perverti par la trop grande dispa-rité des législations, justifiant ainsi des mesures correctrices ; lenivellement du terrain serait devenu un « impératif moral » 772. Lediscours le plus libéral est porté par une forte rhétorique de protec-tion des droits de l’homme. Selon celle-ci, en allégeant lescontraintes dans le domaine de la protection sociale ou écologique

Aspects économiques du droit international privé 281

Page 64: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

773. Sur le concept lui-même et l’ambiguïté du terme, qui suggère quel’abaissement des standards (laxisme) est nécessairement indésirable, alors quela libéralisation est perçue dans certains domaines comme un bien, voir PeterP. Swire, « The Race to Laxity and the Race to Undesirability… », préciténote 77, spéc. p. 75. Pour d’autres réflexions sur la course vers le bas, dans uncontexte de marché intégré, voir supra no 209.

774. Voir R. Howse et M. Trebilcock, « The Free Trade-Fair-Trade Debate :Trade Labor and the Environment », Economic Dimensions in International Law,précité note 568, p. 186, spéc. p. 209. Sur le phénomène de la hausse excessivedes standards en réponse à une course vers le bas (« not-in-my-back-yard », ouNIMBY), voir Swire, op. cit., p. 105. Dans le cadre du commerce mondial, toutela difficulté est de déterminer la légitimité de contre-mesures (countervailingduties) destinées à faire respecter des valeurs perçues comme fondamentalesdans l’Etat importateur. La difficulté n’est pas propre au commerce mondial. Ladistinction des produits non-conformes et ceux dont le processus de fabricationlui-même est critiqué pose problème au regard de la Commerce Clause dans lecontexte fédéral américain (Swire, ibid.).

775. Voir Y. Dezalay, « Between the State, the Law and the Market : theSocial and Professional Stakes in the Construction and Definition of a Regula-tory Arena », International Regulatory Competition and Coordination, Perspec-tives on Economic Regulation in Europe and in the Uniteds States, précité,p. 59 ; M. Likosky, « Cultural Imperialism in the Context of Transantional Com-mercial Collaboration », Transnational Legal Prcesses, précité note 17.

776. Les divers « contentieux du thon » GATT/OMC (voir aussi infranote 812) montrent que le niveau de protection offerte aux ressources naturellespar la législation mexicaine a été perçu du côté américain comme étant troplaxiste, tandis qu’en sens inverse les contre-mesures de blocage d’accès au mar-ché américain à l’égard des produits de pêche affectés ont été jugées releverd’un protectionnisme inadmissible.

afin d’attirer l’investissement, les Etats en voie de développementparticiperaient à une délétère « course vers le bas » 773, sacrifiant lesintérêts tant des populations locales que de l’environnement global.Ethiquement inacceptables, les produits fabriqués sous l’égide d’untel régime mériteraient donc d’être exclus des échanges 774. En sensinverse, le libéralisme économique est perçu à son tour comme leprétexte tant à l’exportation impérialiste des modèles qu’à des poli-tiques protectionnistes à peine déguisées des industries des Etatsimportateurs ; l’invocation de valeurs fondamentales serviraient àjustifier des barrières invisibles aux marchés protégés, justifiant àleur tour un nivellement correcteur 775. Les contentieux au sein del’OMC révèlent que chaque côté perçoit la déviance de la législationde l’autre comme source d’inégalité 776.

231. Pourtant, aussi convaincantes que puissent paraître lespreuves empiriques, soit de l’abaissement systématique des niveauxde protection sociale ou environnementale dans les Etats en voie dedéveloppement, soit de l’utilisation par des Etats développés de l’ac-cès à leurs marchés pour obtenir le respect de normes politiques ou

282 Horatia Muir Watt

Page 65: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

777. Les « contentieux du thon » illustrent le problème de la légitimité desconsidérations écologiques opposées à l’accès à l’importation au regard du droitde l’OMC, voir A. Lowenfeld, International Economic Law, précité note 39,pp. 314 ss.

778. L’expression est de M. Rhodes, « “Subversive Liberalism” : MarketIntegration, Globalization, and the European Welfare State », Paper to the 23rdAnnual European Consortium for Political Research, Madrid, 17-22 avril 1994,cité dans International Regulatory Competition…, précité note 23, p. 42.

779. Jagdish Bhagwaty, « Fair Trade, Reciprocity, and Harmonization : TheNew Challenge to the Theory and Policy of Free Trade », Analytical andNegotiating Issues in the Global Trading System, précité note 767, p. 548 :

« the true crisis . . . we face in regard to the theory and Policy of Free Tradecomes, not from the theoretical modelling of imperfect competition andother conventional market failures, but from the growth of demand for“level playing fields”, harmonization, “fair trade”, etc. These demandsundermine insidiously the legitimacy and the feasibility of Free Trade, sinceit is virtually impossible to harmonize everything so that playing fields aretruly level in every way. »

780. B. Langville, « General Reflections on the Relationship of Trade andLabour », précité note 769, pp. 247 ss. ; R. Cass et R. Boltuck, précités note 568,pp. 355 ss.

781. Ces insuffisances sont dénoncées aussi bien au sein de l’économie dufédéralisme (voir par exemple W. Bratton et J. McCahery, « The New Economicsof Jurisdictional Competition… », précité note 43, spéc. pp. 262 ss., prônantl’abandon d’une rhétorique mystificatrice) que par les spécialistes du fairtrade (voir R. Cass and R. Boltuck, op. cit., p. 404 : « the level-playing field ana-logy . . . is inapposite. And equitable competition is a mirage »).

éthiques 777, des auteurs peu suspects de « libéralisme subversif » 778

estiment impossible de trancher le débat relatif à la légitimité de lacompétition entre systèmes juridiques selon ses propres termes etdénoncent le caractère introuvable de l’égalité du jeu concurrentieldes acteurs privés dans les rapports internationaux 779. Leurs analysesn’excluent ni de relever les injustices qui accompagnent la libérali-sation des échanges, ni de dénoncer les pressions économiques quiconduisent au dévoiement de la compétition législative ; il s’agit plu-tôt de contester la conviction inhérente tant au concept de « coursevers le bas » qu’à celui du level playing-field, selon laquelle, dûmentcorrigée, la compétition législative serait de nature à faire émergerune norme éthique universellement acceptable, dont toute dévianceserait interdite 780. La notion de course vers le bas serait usée (shop-worn), celle du nivellement du terrain de jeu mystificatrice 781. Uneexploration plus approfondie des difficultés visées sous la rubriquede la « course vers le bas » dans les rapports économiques globalisésest donc nécessaire en vue d’évaluer les arguments avancés enfaveur de l’aplanissement des diversités législatives au nom del’équité des échanges. A cet égard, s’il est relativement facile de

Aspects économiques du droit international privé 283

Page 66: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

782. Selon la théorie économique, l’effet à terme de cette compétition devraitconsister en une différenciation des législations, en fonction des préférenceshétérogènes des opérateurs mobiles, dont certains choisiront la rentabilité immé-diate au moyen de la réduction des coûts de la protection sociale et environne-mentale, par exemple, tandis que d’autres opteront pour des niveaux de protec-tion plus élevés. Inversement, les choix politiques des Etats, répondant auxvœux variables des entreprises, seront assujettis à la discipline de la compéti-tion ; moins vulnérables à la captation du processus législatif par des groupes depression, les diverses préférences des populations s’exprimeront librement. Cer-taines préféreront accepter l’abaissement de la qualité de l’air ou du niveau dessalaires, au profit de considérations de rentabilité. Toujours selon la théorie éco-nomique du fédéralisme, le résultat sera en toute hypothèse globalement optimal— par exemple, la protection de l’environnement se stabilisera à un niveau opti-mal, ni trop élevé, ni trop bas, compte tenu des autres intérêts en présence. Laréalité économique internationale renvoie cependant à un tout autre tableau enprésence de distorsions du jeu compétitif (voir également supra no 128).

783. Sur ce point, qui est précisément lié au caractère fallacieux de la notionde level-playing-field, voir infra.

relier la source des distorsions au dilemme du prisonnier induit parla concurrence sur les coûts qui s’engage entre pays en voie de déve-loppement (par. 1), le remède souvent avancé, qui consisterait àconfier à la compétition législative les moyens de corriger sespropres distorsions, s’avère en revanche illusoire (par. 2).

Par. 1. L’identification du dilemme du prisonnier

232. On sait que la libéralisation des échanges met inévitable-ment en place une concurrence entre Etats en vue d’attirer les capi-taux étrangers en quête de rentabilité immédiate. La compétitionconsiste alors à rendre plus attractives les politiques économiquessusceptibles de peser sur la décision des entreprises de s’implanterlocalement. Or, il est difficile de ne pas voir qu’elle ne remplit pas lafonction régulatrice qu’on lui prête généralement, lorsqu’il s’agit dela protection sociale et sanitaire des populations des Etats engagésdans la course à la séduction de l’investissement 782. On désigne ainsicomme une « course vers le bas » la situation qui existe dès lors queles Etats compétiteurs sont conduits à abaisser de façon sous-opti-male le niveau de protection ainsi offert. L’optimalité reste évidem-ment à définir 783 ; l’implication est en tout cas que les choix despopulations concernées, si elles étaient libres de s’exprimer endehors des pressions concurrentielles, produiraient un résultat diffé-rent. Cette situation serait la source de deux sortes d’injustice. Lapremière, invoquée au nom de la protection des droits de l’homme,stigmatise le sacrifice imposé par les Etats compétiteurs aux catégo-

284 Horatia Muir Watt

Page 67: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

784. R. Cass et R. Boltuck, « Antidumping and Countervailing Duty Law… »,précité note 568, p. 383.

785. Cass et Boltuck, ibid., p. 356. Sur la question des subventions positives,et la difficulté de définir le seuil à partir duquel un soutien étatique devientcontraire au droit de l’OMC, voir Lowenfeld, International Economic Law, pré-cité note 39, pp. 78 ss., spéc. pp. 314 ss.

786. « What’s wrong with the people of Mexico, or Malaysia, or Thailanddeciding upon a different mix of labor market policies which are attractive toinvestors ? » (B. Langville, « General Reflections on the Relationship of Tradeand Labour... », précité note 796, p. 252). Comparer pour une problématiquesimilaire dans le cas de prix prédatoires, Cass et Boltuck, op. cit., p. 381 : « Whyis it unfair for one competitor to have money than another or, more accurately,to have access to more money ? ».

ries les plus vulnérables de leurs populations. Privées du pouvoird’arbitrage (que ce soit par le poids de la voix ou la menace del’exit), celles-ci seraient donc contraintes d’accepter une réductioninacceptable de leurs conditions de travail et de vie. La secondereprésente le point de vue des entreprises des pays développés, quise perçoivent comme étant les victimes d’une concurrence déloyalesur le marché mondial. Du fait de la concurrence législative engagéesur les coûts, les entreprises des pays en voie de développementbénéficieraient d’un avantage compétitif qui serait sans justificationéconomique, c’est-à-dire sans lien avec la qualité, l’efficience ou lecaractère innovant de leur production 784. Or, il conviendrait dedémêler ces deux fils ; s’ils mettent en cause tous deux les perver-sions de la concurrence législative, ils recouvrent en revanche desidées très différentes.

233. L’hypothèse même de la compétition législative repose surl’idée selon laquelle le droit applicable crée un avantage comparatif« construit » au profit des acteurs privés qui s’y soumettent ; lorsquecelui-ci est conféré par une législation laxiste, réductrice de coûts, ils’apparente à une subvention d’ordre négatif 785, de sorte que la com-pétition législative engagée dans le domaine concerné s’analysecomme un concours pervers entre subventions. La difficulté résidealors à formuler les raisons pour lesquelles les résultats du jeu com-pétitif, transformé en course entre subventions, ne sont plus accep-tables. Pourquoi juge-t-on plus condamnable l’abaissement duniveau de protection sociale par un Etat en voie de développementen réponse aux pressions compétitives liées à la mobilité du capital,que la modification réactive du droit des sociétés de l’Etat deDelaware ? Quel est le critère qui permet d’identifier les cas danslesquels la diversité législative, perçue d’ordinaire comme salutaire,engendre un avantage comparatif déloyal ? 786 La valeur explicative

Aspects économiques du droit international privé 285

Page 68: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

787. A. Sen, L’économie est une science morale, préface de Saint-Upéry, LaDécouverte, Poche, 2003.

788. L’hypothèse de la course vers le bas met généralement en cause unesituation qui est « Pareto-inférieure », mais « Kaldor-Hicks-supérieure », à l’étatexistant en l’absence de compétition. Autrement dit, il y a un gain global, maisil y a aussi des perdants. Selon l’analyse libérale, si le changement est réelle-ment globalement bénéfique, il suffit d’une loi redistributive, compensant lesperdants : Jacques Leboeuf, « The Economics of Federalism... », précité note 79 ;voir la discussion dans R. Howse et M. Trebilcock, « The Free Trade-Fair TradeDebate... », précité note 774, p. 190. Voir aussi infra note 791.

789. Les hésitations de Keynes pendant les années trente-quarante concer-naient précisément les conclusions normatives à tirer de l’existence des consé-quences sociales négatives qui accompagnent les gains résultant incontestable-ment par ailleurs de la libéralisation des échanges. Pour une discussion de ceproblème, voir R. Howse et M. Trebilcock, précités note 568, p. 186.

790. Ibid.

très réduite de la qualification de certaines situations de « course versle bas » est sans doute la raison pour laquelle la rhétorique des droitsde l’homme est appelée à la rescousse par ceux qui entendent démon-trer que la concurrence sur les coûts de protection sociale est sourced’injustices. C’est à ce stade en effet que le souci de protéger les mar-chés des Etats développés se drape du souci du commerce équitable.

234. Le modèle économique enseigne que la concurrence législa-tive est à même de pourvoir spontanément à la détermination duniveau optimal de régulation au sein de chaque Etat compétiteur.Appliqué à la question de la protection sociale, pareil enseignementmet assurément mal à l’aise dès lors que certaines des populationsconcernées par la course législative n’accèdent pas aux garantiesminimales de sécurité ou de salaire 787. Il n’y a guère besoin de sou-ligner ici les problèmes qui accompagnent l’application du critèrede l’efficience économique auquel le modèle compétitif est impli-citement lié, et dont l’indifférence à l’égard de la justice distributiven’a rien de spécifique au contexte des échanges internationaux 788.Cependant, l’analyse libérale propose de surmonter cette difficultéen démontrant qu’en tant qu’elle ne mettrait en cause qu’un pro-blème de justice distributive (c’est-à-dire, de répartition des res-sources à l’intérieur d’un pays donné), la course vers le bas est unfaux problème 789. Dès lors en effet que la libéralisation des échangesgénère un gain global, la solution consisterait non pas à dénoncer ladisparité des législations ou les mécanismes de la compétition, maistout simplement à assurer la compensation des pertes subies par lesgroupes perdants ou désavantagés, en l’occurrence, les populationslaborieuses locales 790. Les problèmes distributifs ne seraient doncque des effets secondaires indésirables de la compétition, auquel il

286 Horatia Muir Watt

Page 69: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

791. Pour J. Leboeuf (« The Economics of Federalism... », précité note 40), lefait pour un Etat d’invoquer l’argument de la course vers le bas au soutien del’intervention de mesures centrales signifie seulement que l’effet redistributif estvoulu, mais que l’Etat ne veut pas en assumer les conséquences de peur de voirfuir les « perdants ». Une autre façon de formuler la même idée serait de dire queles solutions qui sont efficientes au regard du critère de Kaldor-Hicks, sans l’êtreau regard de celui de Pareto, ne posent pas un problème de droit internationalprivé impliquant d’autres Etats, mais un pur problème de droit interne (compa-rer supra note 788).

792. Pour une application de cette analyse dans les rapports Etats-Unis-Canada, par exemple, en raison du déséquilibre entre la protection sociale cana-dienne et le marché dérégulé américain, voir B. Langville, « General Reflectionson the Relationship of Trade and Labour... », précité note 796, p. 248.

793. Ibid., p. 250.794. R. Revesz, « Rehabilitating Interstate Competition... », précité note 45.795. C. Stone, « Labour in the Global Economy : Four Approaches to

Transnational Labour Regulation », International Regulatory Competition andCoordination, précité note 23, p. 445, démontre que, dans le domaine de la pro-tection de l’environnement, les intérêts antagonistes sont effectivement repré-sentés par des groupes politiquement influents, de sorte que la compétition pour-rait conduire à une répartition des Etats ayant des sensibilités variables, sans quece résultat ne soit problématique. En revanche, en matière sociale, la catégoried’intérêts qui a toujours le plus à gagner d’une élévation du niveau de protectionest également celle qui risque de perdre le plus.

796. Pour les références sur le dilemme du prisonnier, voir supra note 75. Ledilemme du prisonnier renvoie à l’hypothèse où l’intérêt bien compris de deuxcompétiteurs serait de coopérer ; cependant, aucun ne pouvant être sûr de comp-

suffirait de remédier par une technique compensatoire adéquate — ladétermination de celle-ci relevant des processus politiques ordinairesdans chacun des Etats comportant des communautés défavorable-ment affectées par l’ouverture des marchés 791.

235. A supposer cependant que pareille analyse soit légitime dansles rapports entre Etats dotés d’institutions politiques démocra-tiques 792, elle ne peut manquer de déplacer le débat vers la ques-tion de la faisabilité politique de la compensation des catégories per-dantes dans les Etats où de telles institutions font défaut 793. Onrelève alors que, dans des domaines tels que le droit des affaires(sociétés, marchés boursiers) et même le droit de l’environne-ment 794, les doutes éprouvés quant à la réalité empirique d’unecourse vers le bas tiennent à l’existence de contrepoids ou de méca-nismes correcteurs, comme la discipline interétatique exercée par lesdécisions des actionnaires ou encore l’existence de groupes poli-tiques au sein de chaque Etat, qui sont de nature soit à prévenir leproblème distributif, soit à assurer que les intérêts affectés sont bienreprésentés sur la scène politique 795. Or, ces contrepoids font certai-nement défaut dans le domaine social, qui révèle ainsi l’existenced’un vrai « dilemme du prisonnier » 796. En effet, dans ce cas de

Aspects économiques du droit international privé 287

Page 70: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

ter sur l’attitude coopérative de l’autre, la position la plus rationnelle de chacunconsiste à adopter la position la plus égoïste et la moins conforme à l’intérêtgénéral. L’existence d’un dilemme du prisonnier est souvent associée automati-quement à la course vers le bas. Or, on peut penser que la seule vraie course versle bas — celle où la libéralisation des législations concurrentes est probléma-tique — est celle qui comporte un dilemme du prisonnier.

797. Le dérèglement de la concurrence entre Etats se signale ainsi par le faitqu’elle n’exerce pas de discipline régulatrice sur les choix législatifs, lesquelssont en décalage avec ceux qui résulteraient d’un processus démocratique éclairé ;on voit donc que la bonne marche de la compétition est profondément tributairede l’accountability politique des législateurs concernés (voir par exempleP. Swire, « The Race to Laxity », précité note 77, p. 88).

798. Pour une discussion de cette spécificité, voir B. Langville, « GeneralReflections on the Relationship of Trade and Labour... », précité note 796 ;C. Stone, « Labour in the Global Economy… », précité note 795 ; Howse etTrebilcock, « The Free Trade-Fair-Trade Debate... », précité note 774 ; V. Leary,« Workers’ Rights and International Trade », précité note 767, p. 177.

799. S. Woolcock, « Competition among Rules in the Single European Mar-ket », précité note 56, p. 318.

800. B. Langville, « General Reflections on the Relationship of Trade andLabour... », précité note 796, p. 256.

801. Ce qui n’exclut pas l’existence d’un marché international, et corrélative-ment une compétition interétatique pour les cadres et la main-d’œuvre spéciali-sée (voir, pour l’analyse économique de ce marché, F. H. Buckley, « The Marketfor Migrants », Economic Dimensions in International Law, Comparative andEmpirical Perspectives, p. 405).

figure, ce n’est pas l’abaissement des standards qui est condamnableen soi — car la diversité des choix législatifs, dont certains en faveurd’une protection plus basse, pourrait être le fruit d’une compétitionlibre — mais le fait que, sous les pressions de la compétition, ceschoix ne correspondent plus aux préférences (présumées) des popu-lations locales 797. En l’absence de mécanisme régulateur, la coursedes Etats s’emballe ; le but de la course devient non pas l’améliora-tion de la législation, mais la séduction des capitaux à tout prix. Bienque le résultat soit néfaste pour tous, chaque Etat se trouve confrontéau dilemme qui consiste soit à sortir le premier de la spirale, aurisque que les autres en profitent, soit à courir plus vite que ces der-niers. De cette analyse, deux conséquences s’ensuivent.

236. En premier lieu, on comprend mieux ainsi la spécificité dudomaine social 798, qui tiendrait en effet à la divergence profonde destatut dont sont dotés les différents facteurs de production dans le jeucompétitif 799. Le pouvoir d’arbitrage des acteurs privés, qui déter-mine directement le niveau de protection sociale et sécuritaireconsacré dans les divers Etats compétiteurs, est fonction des déci-sions des seuls facteurs de production mobiles 800. Or, le statut deceux-ci, capital et entreprise, s’oppose radicalement à celui de laforce de travail, généralement locale et immobile 801 ; celle-ci ne par-

288 Horatia Muir Watt

Page 71: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

802. J. Trachtman, « International Regulatory Competition... », préciténote 34, p. 59.

803. C. Stone, « Labour in the Global Economy… », précité note 795, p. 451.804. La défaillance du marché en raison de facteurs structurels (par exemple,

inégalités d’accès à l’information dans les rapports de consommation) est la jus-tification économique classique de l’intervention du législateur dans le marchédes produits.

ticipe pas au regulatory arbitrage, n’ayant aucun moyen d’exprimerson désaccord au moyen d’un pouvoir d’exit effectif. Il s’ensuit que,comme l’écrit Joel Trachtman, « les Etats taxent généralement pluslourdement les facteurs immobiles en réponse à l’arbitrage effectuépar la manipulation des facteurs mobiles » 802. Ce sont les premiers,seuls, qui absorbent le coût (en termes de santé et de sécurité) de lasubvention conférée par l’Etat local au capital étranger. Le dilemmedu prisonnier tient ainsi au fait que la catégorie d’intérêts qui a tou-jours le plus à gagner d’une élévation du niveau de protectionsociale, en termes des bienfaits apportés à la condition de la popula-tion locale, a également toujours le plus à perdre, en termes de pertesd’emplois et de ressources du fait de la menace de départ de l’inves-tissement étranger 803.

237. En second lieu, il apparaît que si les conditions dans les-quelles s’engage la concurrence législative est source de perversion,celle-ci ne peut être saisie que de cette seule perspective d’unedéfaillance structurelle du « marché » des lois 804, et non de celle del’avantage comparatif indu qui en résulterait pour des entreprises despays non compétiteurs. Adopter cette dernière perspective revien-drait à condamner la diversité en tant que telle. On comprend mieuxalors pourquoi la rhétorique du nivellement du terrain de jeu concur-rentiel, qui accompagne souvent le débat sur le commerce équitable,est elle-même source de confusion.

Par. 2. La rhétorique du nivellement du terrain de jeu

238. Rectifier les distorsions du jeu compétitif entre les Etats,postule-t-on, implique d’effacer les inégalités du terrain de jeu quidistordent la concurrence entre entreprises privées au plan mondial.C’est précisément ce souci de niveler le terrain pour rétablir laloyauté de la concurrence qui est invoqué en vue de légitimer desmesures unilatérales à vocation correctrice par les Etats pratiquantun niveau élevé de protection et s’estimant lésés par l’afflux de pro-duits étrangers à bas prix. De telles mesures permettraient d’exclure

Aspects économiques du droit international privé 289

Page 72: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

805. B. Langville, « General Reflections on the Relationship of Trade andLabour... », précité note 796, p. 238, rappelant que « there is no alternative toengaging in a political debate about the appropriate scope of market regulation ».

806. Ibid. et voir supra no 176.807. Ibid. Ainsi, A. Ogus admet que la compétition cède la place à des stan-

dards universellement acceptés en cas de violation des droits de l’homme, desorte que la protection des droits l’emportent dans ce cas sur la recherche del’efficience (« Competition between National Legal Systems… », précité note36, p. 418 ; sur les idées de cet auteur, voir supra nos 38 ss.).

808. Ce seuil est en d’autres termes la limite de la communauté juridique(voir supra nos 128 ss.).

809. A cet égard, le débat reste troublant. En effet, si la poursuite par un Etatmoins développé d’un avantage compétitif au moyen d’efforts exigés de lapopulation locale représente la seule voie vers le relèvement économique, mieuxvaut accepter de pratiquer une éthique de second ordre (second-best ethics)plutôt que de priver la communauté concernée de toute participation aux gainsnés de la libéralisation des frontières en posant des exigences excessives. Celaconduirait, par exemple, à faire un sort spécifique aux produits fabriqués grâceau travail des enfants, pour laisser subsister des atteintes moins criantes à ladignité humaine (voir par exemple, R. Cass et R. Boltuck, « Antidumping andCountervailing Duty Law... », précité note 568, p. 400, distinguant les casd’esclavage des cas « polaires » de réduction des avantages sociaux). Sur lemême dilemme, voir également infra no 259.

du commerce international des produits fabriqués sous un régimesocialement inacceptable. Le concept de course vers le bas n’im-plique-t-il pas en effet que la rectification des conditions du jeu com-pétitif fera émerger une norme universellement acceptable ? C’est àce stade qu’apparaît la mystification induite par ce concept et dénon-cée par de nombreux auteurs dans le contexte du débat sur le com-merce équitable. Car la détermination d’une telle norme est claire-ment externe à la mécanique de la compétition et revêt un caractèrepurement politique 805. Le problème est celui des limites admissiblesde la compétition, ou, sous une formulation plus théorique, des rap-ports entre droit et marché 806. En effet, il s’agit tout simplement dedéfinir le domaine que l’on est prêt à concéder à celle-ci en tant quemode de régulation décentralisé des rapports économiques interna-tionaux, par rapport à une intervention centrale ou autoritaire 807. Nulinternationaliste privatiste ne s’étonnera du caractère politique de ladétermination de ce seuil 808. Celui-ci sera le reflet des valeurs jugéesindérogeables par la communauté internationale, ou du moins parcelle qui pose la norme 809.

239. La déconstruction de l’hypothèse de la course vers le basaide également à comprendre les dangers d’une condamnation tropsystématique de la diversité législative. Vouloir « aplanir le terrain dejeu » en éliminant les différences entre les droits au nom des distor-sions de concurrence qu’elles induisent entre acteurs privés, c’est

290 Horatia Muir Watt

Page 73: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

810. A. Breton et P. Salmon, « External Effects of Domestic Regulations... »,précité note 84 ; Cass et Boltuck, « Antidumping and Countervailing DutyLaw... », précité note 508 ; W. Bratton et J. McCahery, « The New Econo-mics... », précité note 43 ; R. Howse et M. Trebilcock, « The Free Trade-Fair-Trade Debate... », précité note 774, p. 189.

811. Le dilemme a été relevé dans le contexte du marché intérieur, où, sauf àsupprimer la mobilité des entreprises et du capital, la recherche d’un terrain dejeu égalitaire supposerait à terme non moins que la suppression des politiqueséconomiques des Etats membres (sur ce point, W. Kerber, « InterjurisdictionalCompetition... », précité note 26).

812. A titre d’exemple, on invoquera les diverses affaires dites du « thon »dans le contentieux GATT/OMC. Dans ces affaires, la volonté des Etats-Unisd’interdire l’accès à des produits de la pêche (thon, puis crevettes) recueillisselon des méthodes perçues comme anti-écologiques (nocives pour les dauphinsou les tortues de mer) et donc contraires à la Marine Mammal Protection Act de1972, a été jugée en violation du droit d’abord de l’article XI du GATT/OMC (etnon justifiée par les exceptions admises au profit de la protection de l’environ-nement). Né dans les rapports entre les Etats-Unis et le Mexique, étendu auxéchanges avec d’autres Etats en voie de développement, ce contentieux « envi-ronnement versus commerce » s’est également développé dans les rapports entreles Etats-Unis et l’Union européenne, où s’est posé le problème du boycottsecondaire en cas de « blanchiment de thon » illégalement pêché selon la loiaméricaine. Le problème trouve une analogie dans l’affaire du bœuf aux hor-mones entre les Etats-Unis et l’Union européenne. Sur l’ensemble, voirA. Lowenfeld, International Economic Law, précité note 39, pp. 314 ss.

813. On fera abstraction ici des arguments, par ailleurs convaincants, tirés dela futilité des entreprises d’unification en général pour des raisons culturelles ouéconomiques (voir par exemple P. Stephan, « The Futility of Unification andHarmonization in International Commercial Law », Virginia Journ. Int. Law,vol. 39, p. 743 ; V. Heuzé, « De quelques infirmités congénitables du droit uni-forme : l’exemple de l’article 5-1 de la Convention de Bruxelles du 27 sep-tembre 1968 », Rev. crit. dr. int. pr., 2000, p. 595).

814. Le problème que représentent les liens systématiques entre les diffé-rentes parties d’un même système juridique est le même que celui de déterminer

céder au mirage selon lequel l’unification législative serait à la foisdésirable et possible. Or, précisément, toute politique intervention-niste de l’Etat est de nature à modifier les conditions de concurrenceentre entreprises, produits et services 810. Vouloir éliminer touteinégalité engage donc dans un programme d’unification dont il estdifficile de percevoir les limites 811. Dans le cadre de l’OMC, diverscontentieux montrent bien que, au regard des normes régissant leséchanges mondiaux, la diversité par rapport à la norme de l’Etatimportateur ne peut pas être considérée en soi comme étant attenta-toire à l’équité des échanges 812. La poursuite de l’unification est unefinalité d’autant plus illusoire 813 que les réglementations écono-miques interventionnistes sont susceptibles d’être reliées de façonsystématique, de sorte que l’élimination de la diversité dans undomaine risque d’avoir des répercussions importantes pour ledomaine voisin 814. On comprend que l’élimination de la compétition

Aspects économiques du droit international privé 291

Page 74: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

l’objet exact de la compétition et du regulatory arbitrage (voir supra no 33). Surce que toute législation économique constitue un ensemble, qui oblige à envisa-ger tout projet d’harmonisation de façon transversale (par exemple, l’harmonisa-tion des marchés financiers exigerait d’en envisager les répercussions en matièremonétaire ou fiscale), voir J. McCahery, W. Bratton, S. Picciotto et C. Scott,International Regulatory Competition, précité note 23, p. 38.

815. U. Mattei, « Hard Minimal Code Now ! — A Critique of “Softness” anda Plea for Responsibility in the New European Debate over Codification », dansS. Grundamnn et J. Stuyck (dir. publ.), An Academic Green Paper on EuropeanContract Law, coll. Private Law in Context, Kluwer, 2002, p. 232.

816. Sur la clause sociale, voir V. Leary, « Workers’ Rights and InternationalTrade... », précité note 798, p. 177 ; M. A. Moreau et G. Trudeau, « Les normesde droit du travail... », précité note 21 ; S. Deakin, « Labour Law as MarketRegulation. The Economic Foundations of European Policy », précité note 767.

817. En effet, des normes définissant des droits fondamentaux ou des stan-dards minimums de comportement permettraient seules de neutraliser la pratiquede l’arbitrage intersystèmes par les entreprises (voir également, sur ce point,infra no 250).

818. Un grand nombre d’auteurs conclut d’ailleurs aujourd’hui que le débatsur les mérites respectifs de la diversité en tant que source de compétition et del’unification législative doit être mené domaine par domaine : StephenWoolcock, « Competition among Rules in the Single European Market », préciténote 56. Comparer les conclusions de J. McCahery, W. Bratton, S. Picciotto etC. Scott, International Regulatory Competition, précité note 23, pp. 43 ss. ;D. Esty, « Regulatory Competition in Focus », précité note 379, relevant l’exis-tence d’un consensus relatif au fait que les bienfaits de la compétition sont hau-tement tributaires de la discipline dans laquelle on l’envisage. Une techniquecomposite, telle l’harmonisation minimale conjuguée avec un principe de coor-dination comme le principe d’origine, recueille de nombreux suffrages dans lesdomaines les plus variés. La combinaison de coopération et de compétition estdénommée « co-optition » par les auteurs Esty et Gerardin (ibid.).

819. Voir par exemple, sur le problème analogue du travail des enfants, Ch.Kern, « Child Labor : The International Law and Corporate Impact », Syracuse J.Int. L. and Com., vol. 27 (2000), p. 177 ; D. Smolin, « Conflict and Ideology inthe International Campaign against Child Labor », Hofstra Lab. and Emp. LJ,vol. 16 (1999), p. 383 ; K. Weldon, « Piercing the Silence or Lulling You toSleep : The Sounds of Child Labor », Widener L. Symp. J., vol. 7 (2001), p. 227.Si diverses organisations non gouvernementales, l’OIT et certains Etats occiden-taux prônent l’élimination radicale du travail des enfants, les pays en voie de

législative relative à une partie du processus économique de fabrica-tion de produits peut avoir pour effet pervers de repousser la concur-rence ailleurs, parfois de manière moins visible 815.

240. Ce n’est pas conclure pour autant que l’élaboration de stan-dards minimaux communs n’est pas souhaitable 816. Il est aucontraire fort probable que le seul moyen de briser le dilemme duprisonnier en matière sociale consiste à cet égard à dépasser ou dumoins à encadrer le conflit de lois 817. L’ensemble de ce qui précèdeest seulement de nature à conseiller la prudence dans le maniementdes arguments parfois hâtivement déduits de la compétition législa-tive 818 ou de ses dérives 819. L’analyse proposée démontre que, dès

292 Horatia Muir Watt

Page 75: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

développement ont très souvent résisté à cette initiative, perçue soit comme uneforme de protectionnisme déguisé, soit comme de l’impérialisme culturel. Voiraussi F. Dockès, « Justification et moyens d’un droit du travail mondial », Lamondialisation du droit, précité note 21, p. 463.

820. Le problème se présente dans des termes en quelque sorte inversés seu-lement en ce sens que le grief de l’externalisation des coûts, formulé jusqu’icipar les Etats développés à l’encontre des produits en provenance de pays ayantabaissé le niveau de leur protection sociale sous l’effet de la compétition légis-lative, est invoqué ici par ces derniers à l’encontre de la protection donnée parles pays développés aux intérêts de leurs propres entreprises — celles-là mêmesdont les choix font fonctionner cette compétition. En somme, ces dernierscontribueraient à enfermer les Etats en développement dans un dilemme du pri-sonnier, dont les effets sont éminemment favorables aux stratégies financières deleurs entreprises. On voit donc qu’en dépit de l’inversion de ses termes le pro-blème essentiel est le même : à trop neutraliser l’avantage compétitif recherché,on se prive également des bienfaits économiques de la mobilité des facteurs deproduction (voir infra no 249).

821. M. Galanter, « Bhopal and the Transnational Traffic in Remedies »,Transnational Legal Processes. Globalisation and Power Disputes, M. Likosky(dir. publ.), précité note 17, p. 172.

822. L’implication politique des multinationales dans les pays d’accueil n’estpas un phénomène nouveau (voir American Banana Co. v. United Fruit Co., 213US 347, 354 (1909), où l’on apprend comment United Fruit avait convaincu les

lors du moins qu’elle touche aux intérêts économiques les plus sen-sibles des Etats, la détermination du seuil même du conflit de loispeut se prêter à une certaine manipulation ; elle incite ainsi à une cer-taine méfiance devant toute présentation de celui-ci comme une réa-lité purement objective, ou de ces solutions comme étant parfaite-ment neutres. Une conclusion analogue s’impose au demeurantlorsqu’on examine l’hypothèse en quelque sorte inverse 820, où l’ex-portation des coûts accompagne la délocalisation d’activités indus-trielles d’entreprises originaires d’Etats occidentaux vers les pays endéveloppement, possédant des régimes juridiques plus attractifs. Ledilemme consiste encore une fois à choisir entre les exigencessociales, environnementales ou de sécurité et la perspective de déve-loppement économique. La diversité législative est de nouveau enquestion, et le droit international privé au centre du débat.

Section II. La responsabilité des entreprises multinationalesà l’occasion d’activités délocalisées

241. Le phénomène décrit par un auteur comme le « trafic inter-national des voies de droit » 821 vise l’instrumentalisation du droitinternational privé par les Etats développés au service des intérêtsdes entreprises multinationales dont les revenus — et parfois lesactivités politiques dans les pays d’accueil 822 — leur profitent direc-

Aspects économiques du droit international privé 293

Page 76: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

autorités du Costa Rica de saisir la plantation de bananes d’un concurrent ; com-parer J. Van Detta, « Justice Restored : Using a Preservation of Justice Approachto Replace Forum Non Conveniens in Five International Product-Injury Cases »,Northwestern Journ. Int. Law and Bus., 2003, p. 53 ; S. Ratner, « Corporationsand Human Rights : A Theory of Legal Responsibility », Yale Law Journal,2001, p. 443). Aujourd’hui, ce rôle est apparent dans des cas comme Doe v.Unocal, 963 F. Supp. 880 (CD Cal. 1997) qui est le premier arrêt à utiliserl’Alien Tort Statute afin de retenir la responsabilité d’une entreprise multinatio-nale pour violation des droits de l’homme, conjointement avec ses partenaireslocaux (voir S. Hall, « Multinational Corporations for Post-Unocal Violations ofInternational Law », Geo. Wash. Int. Law Rev., vol. 34 (2002), p. 401 ; comparerM. Saint-Saens et A. Bann, « Using National Security to Undermine CorporateAccountability Litigation : The Exxonmobil v. Doe Controversy », U. Miami Int.Comp. L. Rev., 2003, p. 39). La sensibilité politique de certains contentieux etles pressions et menaces dont font l’objet les demandeurs sont telles que les juri-dictions fédérales admettent aujourd’hui que les actions soient engagées par desvictimes portant un pseudonyme tel « John Doe ». L’anonymat soulève cepen-dant des difficultés procédurales importantes, notamment au regard de l’obliga-tion de discovery (M. Saint-Saens et A. Bann, ibid.).

823. Sur le rôle des firmes multinationales dans l’économie mondiale, voirPh. Blumberg, « Asserting Human Rights against Multinational Corporationsunder United States Law : Conceptual and Procedural Problems », Am. J.Comp. L., 2002, p. 493 ; G. Farjat, « Les pouvoirs privés économiques », Souve-raineté étatique et marchés internationaux à la fin du 20e siècle, Mélanges enl’honneur de Philippe Kahn, travaux du Credimi, Litec, 2000, p. 613. Les deuxtiers du commerce mondial sont menés par les quelque soixante mille entre-prises multinationales, et un tiers leur est purement interne. Elles rendentcompte de soixante-quinze à quatre-vingts pour cent des activités mondiales derecherche et de développement et de quatre-vingt-dix pour cent des transfertsinternationaux de technologie. La difficulté pour le droit international privé esttoujours de saisir la réalité économique du groupe de sociétés : une entreprisecomme British Petroleum comporte plus de mille sociétés interconnectées, agis-sant sous une direction commune (voir Blumberg, précité, p. 494). Voir endernier lieu, pour une approche économique du régime juridique applicable à lafirme multinationale, R. Avi-Yonah, « National Regulation of MultinationalEnterprises : An Essay on Comity, Extraterritoriality and Harmonization »,Colum. Journ. Transnat. Law, 2003, p. 5, et la réponse critique de M. Fox,« What’s So Special about Multinational Enterprises ? A Comment on Avi-Yonah », Colum. Journ. Transnat. Law, 2004, p. 551.

824. Ce n’est pas à dire que la délocalisation se fait toujours nécessairementvers les pays en développement ni que le bas niveau des salaires en soit néces-sairement le moteur. Les pays à haut niveau de vie demeurent le principal foyer

tement 823. En effet, la globalisation de l’économie a été l’occasiond’une augmentation spectaculaire de la pratique par les tribunauxanglo-américains du forum non conveniens, opposé aux recours judi-ciaires des victimes d’accidents industriels survenus dans le paysd’accueil lors d’activités délocalisées des firmes transnationales,exercées à travers leurs filiales de droit local. De tels accidents sontliés le plus souvent à l’insuffisance des normes de sécurité ou deprotection de l’environnement du pays d’accueil — carences elles-mêmes induites par la perversion de la concurrence législative sousla forme d’une course vers le bas 824. Ce refus d’exercer la compé-

294 Horatia Muir Watt

Page 77: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

de réception des investissements directs, en raison de l’existence de marchés deconsommation (voir J. P. Paulet, La mondialisation, Armand Colin, coll. Syn-thèse, 2e éd., 2002, p. 50). Il n’en reste pas moins que les entreprises multina-tionales jouent un rôle essentiel dans la redistribution des emplois (ibid.) et quela course vers le bas en matière de protection sociale et sanitaire est une réalitéliée à la globalisation de l’économie.

825. La pratique des juridictions anglaises est apparemment plus libérale.Ainsi, dans son arrêt Lubbe v. Cape PLC, la Chambre des lords a admis la com-pétence des tribunaux anglais, rejetant l’exception du forum non conveniensdans le cas d’une action collective engagée par quelque trois mille victimes dedommages liés à l’exposition à l’amiante à l’occasion d’activités menées par unefirme transnationale en Afrique du Sud (Chambre des lords, 20 juillet 2000, Rev.crit. dr. int. pr., 2002, p. 690, note Chalas). Les activités litigieuses étaientmenées par deux filiales d’une société holding dont l’ensemble des actions étaitdétenu par la société mère défenderesse. Le montage juridique n’a pas empêchéles juges anglais de retenir leur compétence à l’égard de cette dernière, àlaquelle il était reproché d’avoir manqué à son obligation de prudence et de dili-gence (duty of care) en ne s’assurant pas que les filiales avaient pris les précau-tions nécessaires à la protection des salariés. Cependant, l’aide judiciaire accor-dée aux victimes de dommages corporels, dont la suppression en Afrique du Sudavait précisément été invoquée devant la Chambre des lords à l’appui de ladémonstration du caractère inapproprié du for de ce pays, a été supprimée à par-tir du 1er avril 2000 par l’Access to Justice Act 1999, Order 2000, freinant trèslargement de telles actions pour l’avenir (voir C. G. J. Morse, « Not in the PublicInterest ? Lubbe v. Cape PLC », Tex. Int. Law Journ., vol. 37 (2002), p. 541,spéc. pp. 549 ss.).

tence juridictionnelle à l’égard des défendeurs qui, au-delà des mon-tages juridiques, demeurent économiquement intégrés à l’Etat dufor, est de nature à favoriser l’externalisation des coûts de productionpar les entreprises, qui bénéficient à l’occasion des désastres massifsde l’impunité offerte par l’inefficacité procédurale, ou la faibleréglementation, du pays d’accueil (par. 1). Toutefois, diverses pres-sions s’exercent à l’heure actuelle sur l’Etat du siège de la sociétémère dans le sens de l’élargissement de l’accès au prétoire au profitdes victimes. Reproblématisées en contentieux de réparation desatteintes à des droits de l’homme, ces actions en indemnisation revê-tent une dimension politique incontestable et incitent à repenser lacompétence juridictionnelle internationale en termes de responsabi-lité de l’Etat du siège à l’égard de la communauté internationale(par. 2).

Par. 1. Le forum non conveniens et le refus d’implicationde l’Etat du défendeur

242. Une longue série noire de contentieux portés devant les juri-dictions américaines 825, et impliquant des dommages catastro-phiques survenus dans des pays en développement à l’occasion d’ac-

Aspects économiques du droit international privé 295

Page 78: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

826. In Re Union Carbide Corp. Gas Plant Disaster at Bhopal, India, in Dec.1984, 634 F. Supp. 842 (SDNY, 1986) aff’d, 809 F. 2d 195, 202 (2d Cir., 1987) ;Delgado v. Shell Oil, 890 F. Supp.1324 (SD Tex., 1995) ; Torres v. SouthernPeru Pepper, 965 F. Supp. 899 (SD Tex., 1996) ; Cabalceta v. Standard FruitCo, 667 F. Supp. 833 (SD Fla., 1987) ; Aguinda v. Texaco, Inc., 303 F.3d 470,476 (2d Cir., 2002) ; Ison v. E. I. DuPont de Nemours & Co., 729 A. 2d 832, 837n. 7 (Del., 1999) ; Proyectos Orchimex de Costa Rica, 896 F. Supp. at 1199 ;Aguinda v. Texaco, 303 F 3d 470 (2d Circ., 2002) ; Flores v. Southern PeruCopper Corp., WL 1587224 (SDNY, 2002). Pour des cas où l’exception deforum non conveniens n’a pas été admise en revanche, voir Wiwa v. Royal DutchPetroleum, 226 F. 3d 88, CA 2 (NY, 2000), et Abdullah v. Pfizer Inc., 2002, WL31082956 (SDNY). Sur l’ensemble, voir Ph. Blumberg, « Asserting HumanRights... », précité note 823 ; S. Symeonides, « Choice of Law in the AmericanCourts in 2002, Sixteenth Annual Survey », Am. Journ. Comp. L., 2003, vol. LI,p. 1, spéc. pp. 47 ss.

827. La littérature sur cette question est très abondante : M. Anderson,« Transnational Corporations and Environmental Damage : Is Tort Law theAnswer ? », Washburn LJ, vol. 41 (2002), pp. 399, 401, n. 6 ; R. Avi-Yonah,« National Regulation of Multinational Enterprises : An Essay on Comity,Extraterritoriality, and Harmonization », Colum. J. Transnat. L., vol. 42 (2003),p. 5 ; Ph. Blumberg, « Asserting Human Rights... », précité note 823 ; M. Fox,« What’s so Special about Multinational Enterprises ? », précité note 823 ;P. Menell, « Legal Advising on Corporate Structure in the New Era of Environ-mental Liability », Colum. Bus. L. Rev., 1990, p. 399 ; O. Perez, EcologicalSensitivity and Global Legal Pluralism, précité note 770, spéc. pp. 191 ss. ; J.Rankin, « Note, US Laws in the Rainforest : Can a US Court Find Liability forExtraterritorial Pollution Caused by a US Corporation ? An Analysis of Aguindav. Texaco, Inc. », BC Int. and Comp. L. Rev., vol. 18 (1995), pp. 221, 223-224 ;M. Rollé, « Unravelling Accountability : Contesting Legal and ProceduralBarriers in International Toxic Tort Cases », Geo. Int. Envtl. L. Rev., vol. 15(2003), p. 135 ; J. Suttles, « Transmigration of Hazardous Industry : The GlobalRace to the Bottom, Environmental Justice and the Asbestos Industry », TulaneEnvironmental Law Journal, 2002, p. 1 ; H. Ward, « Securing Transnational Cor-porate Accountability through National Courts : Implications and PolicyOptions », Hastings Int. and Comp. L. Rev., vol. 24 (2001), pp. 451, 462 ;D. Vagts, « The Multinational Enterprise : A New Challenge for TransnationalLaw », Harv. L. Rev., vol. 83 (1970), pp. 739, 791 ; J. Van Detta, « Justice Res-tored... », précité note 822, concluant à partir d’une étude de la jurisprudenceque le forum non conveniens permet d’ériger une « barrière quasi impénétrable »pour les victimes de dommages causés par les multinationales, de sorte que cemécanisme est devenu le moyen de frustrer toute tentative de contrôle de cesentreprises dans un marché global ; comparer aussi R. Wai, « TransnationalLiftoff... », précité, note 35, p. 254, notant le recours au forum non conveniensen vue d’abaisser les niveaux de protection des droits fondamentaux ; M.Whincop et M. Keyes, Policy and Pragmatism in the Conflict of Laws, préciténote 264, pp. 169 ss., relevant que la restriction des chefs de compétence directepeut permettre à une entreprise d’externaliser ses coûts, particulièrement àl’égard des créanciers extracontractuels. La presse s’en est faite l’écho : voir parexemple, W. Bogdanich et E. Koli, « Two Paths of Bayer Drug in 80’s : Riskier

tivités délocalisées 826, illustre de manière tragique la façon dont larégulation de la compétence juridictionnelle internationale peut êtrede nature à influer directement sur les flux transfrontières de coûts etde ressources 827. Les auteurs Whincop et Keyes font remarquer que

296 Horatia Muir Watt

Page 79: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

Type Went Overseas », NY Times, 22 mai 2003, pp. A1, C5 (révélant que lafiliale de Bayer, Cuter,

« sold millions of dollars of blood-clotting medicine for hemophiliacs —medicine that carried a high risk of transmitting AIDS — to Asia and LatinAmerica in the mid-1980s, while selling a new, safer product in ... [the Uni-ted States and Europe] »).

L’opinion publique américaine est désormais sensibilisée à cette situation, quiest à l’origine d’un certain nombre d’actions et de pressions de la part d’Etatsindividuels, telle la révocation de la corporate charter, et de nombreux boycottset campagnes de consommateurs (voir S. Hall, « Multinational Corporations... »,précité note 822).

828. Policy and Pragmatism in the Conflict of Laws, précité note 264,pp. 127 ss. Les fors exorbitants contribuent probalement le plus à la surrégula-tion, voir infra nos 250 ss.

829. Précités note 264, p. 169. Le forum non conveniens s’est développé eneffet comme une abstention judiciaire d’exercer une compétence trop largementdéfinie, et qui est dictée ainsi par la courtoisie internationale. Sur les origineshistoriques et la signification actuelle du mécanisme, voir Christel Chalas,L’exercice discrétionnaire de la compétence juridictionnelle en droit internatio-nal privé, PUAM, 2000, préface de Muir Watt, et Arnaud Nuyts, L’exception deforum non conveniens (Etude de droit international privé comparé), préfaced’Arthur T. von Mehren, Bruylant, LGDJ, 2003.

830. Faut-il imputer le refus de compétence à l’égard des contentieux en res-ponsabilité délictuelle envers les multinationales à une stratégie judiciaire déli-bérée ? Il y aurait sans doute lieu à tout le moins d’appliquer ici les analyses deMark Galanter relatives aux stratégies contentieuses, qui soulignent l’impact surles résultats des litiges de la présence de puissants « joueurs à répétition » (repeatplayers) invoquant systématiquement les mêmes arguments (« Why the “Haves”Come Out Ahead : Speculations on the Limits of Legal Change », Law andSociety Review, vol. 9 (1974-1975), p. 95).

831. Ceux-ci peuvent aussi recouvrir des cas où des produits pharmaceu-tiques sont utilisés à titre expérimental dans des pays en voie de développementafin d’en vérifier les effets avant d’être mis sur le marché dans l’Etat du défen-deur (voir Abdullah v. Pfizer Inc., 2002, précité, où les demandeurs étaient desenfants du Nigeria ayant souffert des dommages corporels graves en raison del’utilisation d’un antibiotique à titre expérimental).

ce sont les fors revendiquant une compétence exorbitante qui sontles plus propices à une externalisation des coûts 828. Paradoxalement,la doctrine du forum non conveniens montre qu’un résultat analoguepeut être obtenu sous le couvert inverse d’une autocensure de la partdes juridictions saisies 829. Le recours à ce mécanisme permet ainsid’immuniser les industries du for en ce qui concerne les dommagesoccasionnés par leurs activités délocalisées 830, qu’il s’agisse dedécès et de maladies à grande échelle, d’intoxication, de destructionirréversible de l’environnement, voire de l’habitat naturel de certainestribus, de contamination des cours d’eau et des nappes phréatiques,etc. Plus récemment, la liste des griefs portés sans succès devant lefor américain s’allonge de façon plus sinistre encore, au-delà desaccidents industriels ou du fait des produits 831, pour recouvrir des

Aspects économiques du droit international privé 297

Page 80: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

832. Une illustration en est fournie par les affaires Wiwa v. Royal DutchPetroleum, 2002, et Abdullah v. Pfizer Inc., 2002, où la cour d’appel du secondcircuit qualifie le défendeur d’agent de facto de l’Etat, et relève le « degré subs-tantiel d’action coopérative » avec ce dernier. Voir, sur la question du degré decomplicité exigée, Steve Ratner, « Corporations and Human Rights... », préciténote 822. Sur ces cas, dont l’afflux contemporain devant les juridictions améri-caines est lié au « réveil » récent de l’Alien Tort Statute, voir infra nos 251 ss.

833. Sur les difficultés particulières, de compétence et de procédure, que sou-lève la constitution d’une « classe » de victimes étrangères, voir D. Basset, « USClass Actions Go Global : Transnational Class Actions and Personal Jurisdic-tion », Fordham LR, 2003, p. 41. Même dans le contexte intrafédéral, la consti-tution des classes soulève des difficultés considérables en cas de délit complexe,dès lors du moins que la loi applicable n’est pas celle (généralement unique) dufait générateur. La multiplicité des lois applicables peut ainsi faire obstacle à lacertification de la « classe », dont la caractéristique est de soulever les mêmesquestions juridiques en dépit de la pluralité de ses membres.

834. Sur la dimension démocratique de ces mécanismes de procédure, voirles observations du juge Weinstein, pionnier en la matière : « Notes for a Dis-cussion of Mass Tort Cases and Class Actions », Brook. L. Rev., vol. 63 (1997),p. 581. Bien entendu, l’accès à l’aide judiciaire revêt, alternativement, un fortcaractère incitatif : comparer le sort de l’aide judiciaire en cas de dommages cor-porels devant le for anglais dans le sillage de l’affaire Lubbe, voir supranote 825.

835. Une difficulté analogue se présente bien entendu dans la situationinverse, lorsqu’il s’agit d’assigner la filiale devant le for de la société mère :l’incompétence américaine a été invoquée avec succès par Total SA dans Doe v.Unocal, dont il sera question ci-dessous.

faits de torture, de travail forcé, de discrimination raciale ou d’at-teinte à la dignité humaine, le cas échéant constitutifs de « délits decomplicité » avec un gouvernement étranger répressif 832. Dans cesconditions, on conçoit que le refus du for fédéral soit perçu commeune injustice (A). Cette perspective doit être confrontée à la crainteinverse du forum shopping, invoquée pour justifier ce refus (B).

A. La perspective des victimes regroupées en classes

243. Se regroupant en « classes » massives 833, dépendantes descontingency fees qui représentent la seule voie pour les plus dému-nies d’accéder au prétoire 834, les victimes des activités délocaliséesde firmes multinationales doivent affronter la difficulté initiale defonder la compétence des tribunaux de l’Etat de la maison mèrequand ces activités sont menées dans l’Etat d’accueil par une filialede droit local 835. L’imputabilité des actes de celle-ci à la maisonmère est évidemment la condition de l’internationalité du conten-tieux, qui relève sinon d’une situation purement interne au paysd’accueil. A cet égard, on relève un assouplissement progressif desexigences requises par les tribunaux anglo-américains en vue de per-

298 Horatia Muir Watt

Page 81: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

836. Voir Ph. Blumberg, « Asserting Human Rights », précité note 823,pp. 497 ss. Plusieurs techniques juridiques sont disponibles à cette fin et per-mettent la mise en œuvre de solutions plus ou moins libérales selon les diffé-rents circuits fédéraux. La doctrine de l’alter ego ou de la confusion des patri-moines, comme la théorie de l’agence, sont tributaires de la preuve del’implication de la société mère dans les décisions de la filiale. Plus rarementutilisée, la franche reconnaissance de « principes d’entreprises » (enterprise prin-ciples) consiste à saisir directement la réalité économique du groupe agissantcomme une entreprise unique. Ce dernier courant, plus généreux à l’égard desvictimes, semble s’être développé à l’occasion de trois contentieux impliquantdes délits de masse, où la pression de l’opinion publique s’est faite particulière-ment forte (Re Oil Spill by the “Amoco Cadiz” off the Coast of France on Mar.16, 1978, 1984 AMC 2123 (ND Ill, 1984) (finding No. 43), aff ’d, 954 F.2d 1279(7th Cir., 1992) ; Re Union Carbide Corp. Gas Plant Disaster at Bhopal in Dec.1984, 634 F. Supp. 842 (SDNY, 1986), aff ’d and modified, 809 F. 2d 195 (2dCir., 1987) ; Re The Exxon Valdez Oil Spill in Prince William Sound 1995, AMC1429, D. Alaska, 1994). Dans, l’arrêt Amoco Cadiz, la cour relève ainsi :

« As an integrated multinational corporation which is engaged through asystem of subsidiaries in the exploration, production, refining, transporta-tion and sale of petroleum products throughout the world, Standard (theparent) is responsible for the tortious acts of its wholly owned subsidiariesand instrumentalities (directly involved in the oil spill). »

Voir sur ce point N. Mendelson, « A Control-Based Approach to ShareholderLiability for Corporate Torts », Colum. LR, 2002, p. 1203 ; Ph. Blumberg, « TheMultinational Challenge to Corporation Law », vol. 63 (1993), et « The Increas-ing Recognition of Enterprise Principles in Determining Parent and SubsidiaryCorporation Liabilities », Conn. L. Rev., vol. 28 (1996), pp. 295, 295-296.

837. Voir H. Hansmann et R. Kraakman, « Toward Unlimited ShareholderLiability for Corporate Torts », Yale Law Journal, vol. 100 (1991), p. 187, étu-diant l’impact du désir d’éviter une responsabilité pour dommages écologiquesou à l’égard des consommateurs ou des salariés sur le choix de la forme sociale.

838. Au regard de l’analyse économique proposée par M. Fox (« What’s SoSpecial... ? », précité note 823), la loi de la filiale est en principe la mieux àmême de déterminer l’équilibre qu’il convient d’instaurer entre la dissuasion descomportements sociaux à risque et l’efficience du droit des sociétés, de sorte

cer le voile de la personnalité morale pour atteindre la réalité écono-mique de l’entreprise 836. Les réelles incertitudes entourant néan-moins le statut juridique du groupe international de sociétés sont audemeurant à l’origine de diverses réflexions sur la légitimé de main-tenir la séparation des patrimoines en cas d’action en responsabilitéen raison de dommages industriels survenus à l’occasion de l’exer-cice d’activités par une filiale 837. A cet égard, la question rebondit dela loi applicable aux conditions dans lesquelles le voile de la person-nalité morale peut être levé, la vocation de la loi du délit venantdésormais concurrencer sur ce point la compétence de la lex socie-tatis, perçue comme fournissant une immunité ou safe haven tropdirectement tributaire du choix de la société et elle-même très large-ment vulnérable aux pressions « vers le bas » de la compétition légis-lative 838.

Aspects économiques du droit international privé 299

Page 82: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

qu’elle devrait s’appliquer aux limites de l’étanchéité de la personnalité moralede la filiale — sauf s’il est démontré que la rigueur sur ce point est le reflet del’influence politique des entreprises transnationales elles-mêmes.

839. Pour cette lecture, voir P. Lagarde, « Le principe de proximité », Recueildes cours, tome 196 (1986), pp. 9 ss.

840. Dans l’affaire Bhopal, le respect dû à la souveraineté indienne, invoquépar Union Carbide, a conduit au refus d’exercice de la compétence américaine— pourtant revendiquée par l’Etat indien, qui s’était institué représentant desdeux cent mille demandeurs par le Bhopal Act. L’ironie de cette situation estrelevée par la Cour fédérale d’appel elle-même (CA 2 (NY) 1987, In Re UnionCarbide Corp. Gas Plant Disaster at Bhopal India in Dec. 1984). En mêmetemps, cette cour admet que le respect dû au souverain étranger n’empêche pasde pratiquer le « forum non conveniens conditionnel », qui consiste à subordon-ner le refus d’exercice de la compétence à ce que certaines conditions de fondou de procédure soient remplies devant le for étranger (sur cette pratique, voirJ. L. Westbrooke, « International Judicial Negotiation », dans le symposium« Judicialization and Globalization of the Judiciary », Tex. Int. Law Journ., vol. 38(2003), p. 567 ; Ph. Blumberg, « Asserting Human Rights... », précité note 823,p. 523 ; Ch. Chalas, précité note 829, no 714 ; A. Nuyts, L’exception de forumnon conveniens, précité note 829, p. 886). Si pareille pratique peut choquer parla volonté qu’elle semble impliquer de conserver le contrôle de certains aspectsdu règlement du litige, tout en évitant les inconvénients d’une instance directe(comparer dans l’affaire Bhopal, la condition du respect de la procédure de dis-covery américaine à laquelle le premier juge, infirmé cependant en appel sur cepoint, avait subordonné sa décision de ne pas statuer au fond), elle constitueaussi, indubitablement, un important instrument de coopération judiciaire danscertains contextes. C’est ainsi que dans plusieurs affaires de faillite internatio-nale (dont la célèbre affaire Maxwell, 1994-1996, In Re Maxwell ComunicationCorp., analysée par J. Westbrooke, op. cit.), les tribunaux de systèmes de commonlaw se sont livrés à une véritable « gestion en commun » de contentieux interna-tionaux, l’un acceptant de renoncer à exercer une compétence qu’il aurait pulégitimement faire valoir, tout en restant associé au déroulement de la procéduredans le for prioritaire en conditionnant son abstention au respect par celui-ci decertaines exigences de fond ou de procédure. Aujourd’hui, en Europe, certainsauteurs s’interrogent sur la faisabilité d’un tel mécanisme, notamment au seind’un espace de coopération judiciaire intégré (voir P. Schlosser, « Jurisdictionand International Judicial and Administrative Cooperation », précité note 313 ;A. Nuyts, L’exception de forum non conveniens, précité note 829).

244. A supposer cette première difficulté résolue et la vocation àintervenir des tribunaux du siège fondée en principe, le refus d’exer-cer la compétence au nom du forum non conveniens revient à neu-traliser l’avantage stratégique ainsi acquis par les victimes. Ce méca-nisme s’est développé initialement dans les pays de common law autitre de l’autolimitation d’une compétence trop largement définie 839 ;le refus d’exercice de la compétence repose ainsi sur le constat del’existence d’un for étranger plus approprié. Or, c’est précisément lalégitimité d’un tel refus, fût-il motivé par le respect dû au titre del’Etat national des victimes à régler les suites d’un accident survenusur son propre territoire 840, qui devient problématique lorsqu’il em-pêche que soient entendues devant les juges du for des actions collec-

300 Horatia Muir Watt

Page 83: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

841. Sur ce point, la pratique américaine tranche avec celle des juridictionsbritanniques, qui se refusent à tenir compte des « public interest factors » (sur cepoint, voir les motifs de la Chambre des lords dans l’affaire Lubbe, précitéenote 825, et C. Morse, « Not in the Public Interest ? », précité note 825). Il nefaut pas non plus exagérer cette différence. Les facteurs d’intérêts publics sontparfois jugés commander la compétence du for fédéral dans des affaires impli-quant des accidents de masse (par exemple, In Re Air Crash off Long Island, NY,65 F. Supp. 21, 207 ; et, retenant sa compétence sans faire jouer le forum nonconveniens, voir In Re Oil Spill by the “Amoco Cadiz” off the Coast of Franceon March 16, 1978, 954 F. 2d 1279, 7th Cir., 1992).

842. Sur le sort des demandeurs après la déclaration d’incompétence des juri-dictions américaines, voir Winston Andersen, « Forum Non Conveniens Check-mated ? — The Emergence of Retaliatory Legislation », J. Transat. L. and Pol.,vol. 10 (2001), p. 183.

843. Aux termes de la transaction, Union Carbide a versé 470 millions dedollars des Etats-Unis à l’Etat indien au titre des dommages corporels. Aujour-d’hui, le contentieux rebondit sous la forme d’actions en réparation des dom-mages causés à l’environnement (dont certaines engagées sur le fondement del’Alien Tort Statute) (voir infra no 252).

844. Voir M. Galanter, « Law’s Elusive Promise : Learning from Bhopal »,dans M. Likosky (dir. publ.), Transnational Legal Processes, Globalisation andPower Disparities, précité note 17, p. 172.

tives contre des défendeurs entretenant des liens très substantielsavec l’Etat du for. Ce résultat heurte d’autant plus la sensibilité desvictimes que, du moins dans la version américaine de la doctrine duforum non conveniens, des considérations relatives au coût de l’admi-nistration des procès pour le contribuable local entrent très largementen ligne de compte à côté des facteurs de pure justice privée 841, etsont invoquées pour justifier le désengagement des juridictions dufor, comme si les transferts de ressources générées — entre autressous formes de revenus imposables — par l’activité délocalisée au pro-fit du pays d’origine du défendeur n’entraient pas en ligne de compte.

245. Les études empiriques démontrent en effet que lorsque lesvictimes se voient refuser l’accès à la justice américaine dans detelles affaires, elles s’en trouvent privées par là même des seulesarmes procédurales qui rendaient possible leur action — à savoirleur regroupement organisé au sein d’une class action et la possibi-lité de s’assurer les services du barreau des victimes sur le fonde-ment des contingency fees. Statistiquement, dans la très grandemajorité des cas, aucune réparation n’est obtenue 842. Même dansl’affaire Bhopal, qui s’est soldée par une transaction entre UnionCarbide et le Gouvernement indien 843, l’indemnisation effectivementobtenue par les victimes a été minime, et certainement au-dessous dece qui serait considéré comme acceptable si les mêmes dommagesétaient survenus aux Etats-Unis 844. Il est difficile dans ces conditions

Aspects économiques du droit international privé 301

Page 84: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

845. R. Weintraub, « When and How to Demagnetise Magnet Forums »,King’s College Law Journal, vol. 12 (2001), p. 195.

846. Ibid.847. Ibid. La solution n’est pas sans antécédent. Dans la célèbre décision du

juge Holmes, dans Slater v. Mexican National RR Co. (194 US 120, 1904), lebénéfice de la loi du for américain a été refusé aux ayants droit de la victimed’un accident survenu au Mexique, qui se sont retrouvés sans aucune réparation.Dans ce cas, le droit à réparation a été maintenu sous l’empire de la lex locidelicti, mais le for américain s’est estimé dépourvu des moyens permettant demettre en œuvre la sanction prévue (qui prenait la forme d’une pension plutôtque d’une indemnité forfaitaire).

de ne pas percevoir l’autorégulation de la compétence du for commedéguisant à peine la protection des intérêts industriels nationaux.

B. Le spectre du forum shopping

246. Sur ce point, le débat sur la légitimité du refus de la compé-tence internationale américaine est fréquemment mêlé à uneréflexion sur la prévention du forum shopping 845 — phénomène quene fait au demeurant qu’encourager la souplesse de l’appréciation dela compétence elle-même. Assez naturellement, l’attrait manifesteexercé sur les victimes par les avantages procéduraux accessiblesaux Etats-Unis et corrélativement indisponibles dans leur pays d’ori-gine, auxquels il faut évidemment ajouter la perspective, au fond,d’un niveau d’indemnisation particulièrement élevé, le cas échéantdémultiplié par l’octroi de dommages-intérêts punitifs, a conduit cer-tains auteurs à envisager le problème en termes de « démagnétisa-tion » du for américain devenu excessivement attractif 846. Le pro-blème posé par les actions de masse de demandeurs étrangers seraitdonc essentiellement celui du traitement des stratégies procédurales,perçu tant comme une source de coût pour le système américain quecomme une prime indue pour des plaideurs motivés par le seul appâtdu gain. Dans cette perspective, un auteur a proposé que le remèdele plus efficace consisterait à priver le « forum shoppeur » de l’avan-tage en nature recherché, en rendant applicable la lex loci delictiaux questions traditionnellement qualifiées de procédurales, tel lemontant de la réparation 847. En dehors du système américain, uneanalyse similaire est parfois proposée dans le cas de contentieux indi-viduels, lorsque le demandeur, victime d’un accident à l’étranger,risquait du fait de la seule disponibilité d’un for plus favorablede bénéficier d’un niveau de réparation supérieur à celui qui luiaurait été accordé si l’accident avait eu lieu dans son pays d’ori-

302 Horatia Muir Watt

Page 85: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

848. En ce sens, en France, une proposition récente tend à ériger la répara-tion du préjudice en catégorie autonome par rapport à la responsabilité et à lasoumettre à la loi de la résidence habituelle du demandeur (O. Boscovic, Laréparation du préjudice en droit international privé, LGDJ, 2003). L’égalité desvictimes d’un même accident, le cas échéant d’origines diverses, est ainsi rom-pue, au profit de celle des résidents d’un même pays. Ainsi, en cas d’accidentindustriel, le fait que celui-ci soit lié aux activités délocalisées d’une firme mul-tinationale ne peut plus constituer une aubaine — c’est-à-dire, par rapport à laréparation qui serait accordée dans une situation purement interne. Le pro-blème de l’exportation des coûts de la firme demeure cependant.

849. Voir par exemple l’affaire Airbus Industrie v. Patel (1999, 1 AC 119),dans laquelle il a été demandé aux juges anglais d’émettre une injonctionrestreignant une procédure intentée au Texas contre un fabricant français au pro-fit des victimes d’un accident d’avion survenu en Inde.

850. M. Saint-Saens et A. Bann, «Using National Security...», précité note 822.851. Sur ce contentieux, voir U. Mattei, « US Jurisdiction over Conflicts

Arising Outside of the United States : Some Hegemonic Implications », HastingsInt. and Comp. L. Rev., vol. 24, p. 381 ; notre étude, « Privatisation des conten-tieux des drois de l’homme », RID comp., 2003, p. 883. Il n’est pas question decritiquer l’ouverture dont les juridictions américaines ont fait preuve dans cesaffaires, mais seulement de la mettre en contraste avec l’attitude adoptée quandles défendeurs sont étroitement rattachés à l’Etat du for.

gine 848. La qualification de fond de la question de l’étendue de laréparation tiendrait donc autant au souci plus avouable de ne pasrompre l’égalité entre les résidents d’un même pays, même si l’effetinduit est clairement de diminuer l’attractivité du prétoire américainpour les victimes étrangères.

247. De telles considérations sont certainement compréhensiblesdans les cas où le for saisi n’a qu’un lien ténu avec le défendeur. Lapratique offre en effet de très nombreux exemples de cas où ce for,saisi au bénéfice du caractère très expansif des règles de compétencedirecte, n’est clairement pas le « for naturel » du litige et où un lienartificiel — tel le lieu de manufacture d’une pièce faisant partie d’unavion accidenté — a servi de prétexte à un procès mettant en jeu desintérêts qui ne sont que très incidemment américains 849. Mais, autantl’exploitation délibérée d’un lien non significatif avec le for saisiparaît condamnable et justifie le refus d’exercice de la compétenceainsi fondée, autant il paraît inacceptable, inversement, de priver lesdemandeurs de l’accès à ce for lorsque est en cause la responsabilitémassive d’une entreprise dont le siège est situé dans le ressort du for.Le problème a été posé en termes de « risques non réciproques » 850 :c’est le déséquilibre profond entre l’étendue des dommages subis etles moyens d’action des victimes qui rend inadmissible toute velléitédes tribunaux du for du défendeur de se dérober à l’obligation derendre la justice à son égard. Dans les récentes affaires d’indemnisa-tion des dommages liés à l’Holocauste 851, on ne peut s’empêcher de

Aspects économiques du droit international privé 303

Page 86: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

852. Le régime privilégié réservé au ressortissant ou au résident de l’Etat dufor lorsqu’il est demandeur est loin d’être propre à la tradition américaine,comme le montrent aussi bien le privilège de juridiction de l’article 14 du Codecivil français que les fors plus récents de faveur aux parties faibles consacrésaujourd’hui par les sections 3 à 5 du Règlement « Bruxelles I » sur la compé-tence et la circulation des jugements en matière civile et commerciale. Pourdéceler la discrimination inadmissible, il est peut-être plus utile de s’interrogersur l’identité du défendeur.

853. Sur ces mesures, voir W. Andersen, « Forum Non Conveniens Check-mated ? » précité note 842.

854. Comparer supra note 840.

relever que l’ouverture du prétoire s’est faite plus largement —notamment à la faveur d’une puissante rhétorique de protection desdroits de l’homme, lorsque les défendeurs représentent essentielle-ment des intérêts étrangers à l’Etat du for 852.

248. C’est la perception en tout cas d’une attitude discriminatoireselon les intérêts en cause, signalant un protectionnisme déguisé desdéfendeurs susceptibles de générer des transferts de ressources versl’Etat du for, qui explique l’apparition récente de diverses « contre-mesures » législatives dans certains pays en développement destinéesà neutraliser le mécanisme de forum non conveniens devant le foraméricain au profit de victimes nationales d’accidents locaux 853. Lemoyen utilisé consiste tout simplement à faire disparaître le for alter-natif du pays d’origine, qui conditionne le jeu de l’exception ; le tri-bunal saisi ne peut décliner sa compétence que s’il existe un autrefor, plus approprié. Les demandeurs étant réputés renoncer à ce foren saisissant la justice étrangère, tout refus d’exercice par ces der-niers de leur compétence internationale équivaudrait à un déni dejustice, empêchant les tribunaux américains de se dessaisir, indépen-damment de toute appréciation qu’ils seraient amenés à porter sur lecaractère plus ou moins approprié de celle-ci au regard des circons-tances de l’espèce. Jusqu’à présent, il ne semble pas que ce défi aitété mis à l’épreuve. Toutefois, la réaction politique des pays des vic-times, soucieux — tout comme l’Etat indien dans l’affaire Bhopal,qui s’est trouvé dans la paradoxale situation de plaider l’incapacitédes tribunaux indiens à régler les conséquences de l’accident, contreles arguments de souveraineté et de déférence opposés par UnionCarbide en sens inverse 854 — de laisser ces dernières agir devant unfor étranger, est révélatrice de toute la complexité de la situationdans laquelle les dommages n’ont pu se produire qu’en raison desdéfaillances des normes protectrices — sociales, environnementales,de sécurité des produits, et ainsi de suite — des pays d’implantation

304 Horatia Muir Watt

Page 87: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

855. Au regard des diverses méthodes de règlement du conflit de lois envisa-geables, il ne paraît pas si facile de contourner la vocation de la lex loci delictiau titre de loi du lieu de réalisation du dommage. Il faudrait ainsi considérer, ensuivant une analyse traditionnelle, que la loi du lieu du fait générateur l’emporte,ou, selon l’analyse des intérêts gouvernementaux, que l’Etat du siège du défen-deur a un intérêt prépondérant à régler le comportement des sociétés qui lui sontrattachées. C’est sans doute cette difficulté qui explique l’attrait exercé parl’Alien Tort Statute (voir infra nos 250 ss.), en ce qu’il permettrait de dépasser leconflit de lois au profit de normes de conduite à vocation universelle.

856. C’est le risque de privation des plus démunis des bienfaits de la globali-sation de l’économie qui est invoqué par l’administration Bush en sa qualitéd’amicus curiae en faveur du refus d’exercice de la compétence des juridictionsaméricaines dans les affaires les plus récentes de responsabilité mettant en causedes entreprises de siège américain sur le fondement de l’Alien Tort Statute. Pourcet argument, voir G. Hufbauer et N. Mitrokostas, « International Implications ofthe Alien Tort Statute », Journ. Internat. Econ. L., vol. 7 (2004), p. 245.

des activités délocalisées, qui ont précisément su attirer celles-ci aumoyen de l’abaissement du coût de ces différentes formes de protec-tion. Il est clair en effet qu’au-delà des avantages purement procédu-raux recherchés par les victimes le choix du for étranger est égale-ment lié à la perspective d’application d’un régime de responsabilitéplus exigeant que celui qui serait applicable devant le for local 855.

249. Or, outre la contradiction qui consiste de la part de l’Etatd’accueil à reprocher à une entreprise étrangère de s’être conforméeà ses propres normes locales destinées a priori à régir les activitésmenées sur son territoire, et de revendiquer par conséquent pour lesvictimes locales un niveau de protection, et en particulier de répara-tion, qui dépasse très largement celui qui serait accordé par les tri-bunaux locaux, il est assez évident que la soumission systématiquedes défendeurs aux normes du pays d’origine est de nature précisé-ment à supprimer lors de la survenance du dommage — c’est-à-dire,ex post — l’avantage comparatif que représentait pour l’entreprise,au moment du choix du lieu d’implantation de son activité — c’est-à-dire, ex ante —, un régime peu coûteux. Le risque pour les ressor-tissants du pays d’accueil de trop réclamer le bénéfice des normesapplicables dans le pays du défendeur est donc de dissuader lesinvestissements étrangers pour l’avenir : on retrouve le dilemme duprisonnier, le sacrifice des intérêts des victimes potentielles risquantde l’emporter au profit du maintien de l’avantage concurrentiel 856.Cette situation peut expliquer pourquoi, au-delà des considérationsde souveraineté et d’autonomie des Etats parfois invoquées, et selonune configuration qui est exactement l’inverse de celle de l’affaireBhopal, certains gouvernements des pays d’accueil interviennent à

Aspects économiques du droit international privé 305

Page 88: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

857. Par exemple, Torres v. Southern Peru Copper Co., 965 F. Supp. 899 (SDTex., 1996), aff’d 113 F.3d 540 (5th Circ., 1997). Comparer, plus récemment,l’intervention du Gouvernement de l’ Afrique du Sud, In Re South African Apart-heid Litigation, 238 F. Supp. 2d 1379 (JPML, 2002), sur lequel infra no 254.

858. G. Hufbauer et N. Mitrokostas, « International Implications of the AlienTort Statute », précité note 856.

859. Pour d’autres illustrations de ce phénomène, voir infra nos 253 ss.

l’occasion de l’instance engagée par les ressortissants de leur Etat,au soutien du rejet de la demande et du « rapatriement » du conten-tieux devant ses propres juridictions 857. C’est en tout cas le souciostensible de ne pas réveiller le « monstre » des actions en responsa-bilité qui aurait pour effet de dissuader les capitaux volatiles et depriver ainsi les plus démunis des bienfaits mêmes de la globalisationéconomique 858, qui est au centre du débat généré par le récent tour-nant pris par certaines juridictions fédérales. Celles-ci tendent à refu-ser le recours au forum non conveniens au vu de l’enjeu de cescontentieux massifs, envisagés désormais comme mettant en cause laviolation de certains droits fondamentaux.

Par. 2. Le tournant esquissé : compétence internationaleet droits fondamentaux

250. Divers facteurs conduisent à penser que le cas des classactions des victimes d’accidents industriels liés à la délocalisationdes activités économiques ne se réduit pas à un simple problème derégulation du forum shopping, ni que le traitement idoine réside dansle forum non conveniens, qui suppose de raisonner en termes decommodité privée. La spécificité de ces contentieux tient à l’impli-cation directe d’intérêts politiques derrière l’écran de l’action privée,l’Etat d’accueil étant désormais largement présent dans le prétoire 859

— qu’il assume la représentation des demandeurs ou le rôle d’ami-cus curiae, ou qu’il soit l’auteur de mesures de rétorsion destinées àassurer la réussite de l’action des victimes. En effet, le caractèremassif des dommages met clairement en cause les intérêts d’unecommunauté nationale entière, tant à travers la mise en danger del’intégrité corporelle de la population locale qu’en raison de l’at-teinte portée à l’environnement naturel. Certaines affaires politique-ment plus sensibles encore mettent également en cause des dom-mages résultant d’actes de répression des autorités du pays d’accueil,la responsabilité de l’entreprise défenderesse étant mise en jeu enraison du soutien ou de la complicité qu’elle aurait apportés à leur

306 Horatia Muir Watt

Page 89: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

860. M. Saint-Saens et A. Bann, « Using National Security... », préciténote 822.

861. The Alien Tort Claims Act (28 USC § 1350, 2000) fait partie du Judi-ciary Act de 1789, qui créa les cours fédérales de district et en définit les com-pétences. L’Act confère à ces dernières « original jurisdiction of any civil actionby an alien for a tort only, committed in violation of the law of nations ».

862. L’Act aurait été adopté dans le sillage de deux affaires hautes en couleurimpliquant des agents ou fonctionnaires étrangers, dont un diplomate français(Respublica v. De Longchamps, 1784). Sur ses origines historiques, controver-sées, voir A. M. Burley, « The Alien Tort Statute and the Judiciary Act of 1789 :A Badge of Honor », Am. J. Int. L., vol. 83 (1989), p. 461 ; C. Bradley, « TheAlien Tort Statute and Article III », Va. J. Int. L., vol. 42 (2000), p. 587 ; WilliamS. Dodge, « The Historical Origins of the Alien Tort Statute : A Response to the“Originalists” », Hastings Int. and Comp. L. Rev., vol. 19 (1996), pp. 221, 243-256 ; G. Hufbauer et N. Mitrokostas, « International Implications of the AlienTort Statute », précité note 856.

réalisation. Dans de tels cas, certaines juridictions fédérales accep-tent de maintenir l’anonymat des victimes (qui se présentent ainsisous le nom de « John Doe »), autrement exposées aux mesures derétorsion dans leur pays d’origine 860. C’est la prise de consciencedes caractéristiques particulières de ces contentieux qui expliquel’esquisse contemporaine d’un tournant dans la pratique judiciaireaméricaine, qui apparaît à travers la conjugaison de deux courants àla fois distincts et également controversés. D’une part, l’Alien TortStatute, qui fonde la compétence universelle des juridictions fédé-rales pour connaître des conséquences civiles des violations du droitinternational, est désormais invoqué afin de fonder la compétenceinternationale américaine à l’égard de sociétés multinationales (A).D’autre part, l’idée fait son chemin selon laquelle le forum nonconveniens serait exclu dans le contexte de contentieux impliquant laviolation des droits de l’homme, au regard desquels le refus d’exer-cice de la compétence serait synonyme d’une indifférence inaccep-table de la part de l’Etat du for (B).

A. Alien Tort Statute et responsabilité au regardde normes internationales

251. L’Alien Tort Statute de 1789 861 prévoit la compétence uni-verselle des tribunaux fédéraux « en cas d’action civile engagée parun étranger au sujet d’un délit commis en violation du droit des gensou d’un traité liant les Etats-Unis ». Destiné à l’origine à permettre lasanction d’actes de piratage ou d’atteintes aux droits d’agents diplo-matiques — c’est-à-dire, des violations du droit international invo-quées entre particuliers 862 — il avait connu une longue période de

Aspects économiques du droit international privé 307

Page 90: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

863. Entre 1789 et 1980, la loi n’a été invoquée que vingt et une fois, et seulsdeux arrêts ont affirmé la compétence américaine sur ce fondement (en 1795puis en 1961). Sur l’histoire judiciaire de cette loi, voir K. Randall, « FederalJurisdiction over International Tort Claims : Inquiries into the Alien TortStatute », NYU J. Int. L. and Pol., vol. 18 (1985), p. 1. Selon la Cour suprêmedans son arrêt Sosa v. Alvarez Machain du 29 juin 2004 (sur lequel voir infrano 254), l’Acte serait un « Lohengrin juridique » (citant le juge Friendly dans IITv. Vencap, Ltd., 519 F. 2d 1001, 1015 CA2 1975).

864. Filartiga v. Pena-Irala, 630 F. 2d 876 (2nd Cir., 1980).865. Kadic v. Karadzic, 70 F. 3d 232 (2nd Cir., 1995) ; Doe v. Unocal Corp.,

248 F. 3d 915 (9th Cir., 2001, réouverture des débats ordonnée le 14 février2003) ; Mehinovic v. Vuscovic, 198 F. Supp. 2d 1322 (ND Ga., 2002) ; CabelloBarrueto v. Fernadez Larios, 2005, F. Supp. 2d 1325 (SD Fla., 2002) ; ChiminyaTachiona v. Mugabe, 216 F. Supp. 2d 262 (SDNY, 2002).

866. Sarei v. Rio Tinto PLC, 221 F. Supp. 2d 1116 (CD Cal., 2002) ; In ReSouth African Apartheid Litigation, 238 F. Supp. 2d 1379 (JPML, 2002).

867. Les ressortissants américains disposent désormais du for créé par leTorture Victim Protection Act, 1992 (28 USC §1350). Cette loi prévoit une pres-cription décennale et requiert l’épuisement des voies de recours disponibles aulieu des faits litigieux.

868. Dans Filartiga, il a été jugé que les juridictions fédérales sont compé-tentes ratione materiae (subject matter jurisdiction) pour connaître des actionsfondées sur la torture délibérée, même si elle a été commise « sous couleur de laloi » (under color of official authority). Il a été admis ensuite dans Kadic quecette compétence pour sanctionner les violations du droit international vaut alorsmême que le défendeur, agissant ou non « sous la couleur de la loi », est une per-sonne privée. Doe I admet la mise en jeu de la responsabilité de personnes pri-vées en l’absence de toute action de l’Etat (comparer aussi Beanal v. FreeportMcMoran, Inc., 969 F. Supp. 362, ED LA, 1997).

869. Parmi les hypothèses où le « réveil » de cette loi a eu les effets les plusremarquables figurent les contentieux relatifs à l’indemnisation des victimes del’Holocauste, où la possibilité même que les juridictions fédérales exercent leurcompétence sur ce fondement à l’égard de défendeurs privés — banques, com-pagnies d’assurances, etc. — ayant d’une façon ou d’une autre tiré profit del’Holocauste a offert aux demandeurs la possibilité de contourner les obstaclesde procédure ou de fond auxquels ils avaient été confrontés jusqu’alors devantles tribunaux des pays européens, à savoir l’immunité de juridiction des défen-deurs agissant sur l’ordre ou pour le compte d’une autorité étatique, la pres-cription des actions, ou encore le règlement du conflit de lois en faveur de l’ap-plicabilité de la loi locale à l’époque des faits (voir U. Mattei, « US Jurisdictionover Conflicts Arising Outside of the United States... », précité note 851).

sommeil 863 avant de se voir ressuscité de façon spectaculaire par lacour d’appel du second circuit en 1980 dans Filartiga v. Pena-Irala 864. Suivit une série de cas impliquant des actes de torture 865,puis des actes de discrimination raciale 866, commis à l’égard de vic-times étrangères 867, soit par des fonctionnaires ou agents d’un Etatétranger, soit par des personnes privées 868. Il a été très clairementadmis à cette occasion que le fait que le défendeur ait agi « sous lacouleur de la loi étatique » ne fait pas obstacle à ce que ses actessoient sanctionnés au nom de normes supérieures de droit internatio-nal 869. A cet égard, la seule complicité de l’acteur privé dans la vio-

308 Horatia Muir Watt

Page 91: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

870. Sur ce point, voir G. Hufbauer et N. Mitrokostas, « InternationalImplications of the Alien Tort Statute », précité note 856, p. 246.

871. L’interprétation large est celle des cours d’appel des deuxième, neu-vième et onzième circuits, soutenue par une puissante doctrine (voir H. H. Koh,« Separating Myth from Reality about Corporate Liability Litigation », Journ.Int. Econ. L., p. 263). La Cour suprême fédérale vient de consacrer l’interpréta-tion inverse dans Sosa v. Alvarez Machain, du 29 juin 2004 (voir infra no 244).Selon ce dernier arrêt : « As enacted in 1789, the ATS gave the district courts“cognizance” of certain causes of action, and the term bespoke a grant of juris-diction, not power to mold substantive law. » Cf. W. Dodge, « The Constitutio-nality of the Alien Tort Statute : Some Observations on Text and Context », Va.J. Int. L., vol. 42 (2002), pp. 687, 689.

872. Voir, par exemple, Beanal v. Freeport McMoran, précité note 868. Lecourant qui voit dans l’Alien Tort Statute la création d’une cause d’action auto-nome tend également à interpréter de façon large la notion de norme de droitinternational, acceptant par ailleurs que ce dernier impose directement des obli-gations aux entreprises multinationales (voir S. Ratner, « Corporations andHuman Rights », précité note 822). Ainsi, dans Sarei v. Rio Tinto (PLC, 221 F.Supp. 2d 1116), il a été jugé que l’entreprise défenderesse avait violé la normecontenue dans la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, même siles Etats-Unis ne l’avaient pas ratifiée. De même, dans Al Odah (321 F3d 1146),les normes invoquées par les demandeurs étaient contenues dans des traités rati-fiés mais non self-executing, élargissant le sens du caractère « obligatoire » dutraité.

lation de droits fondamentaux par une entité souveraine bénéficiantpar ailleurs de l’immunité juridictionnelle suffit à justifier l’exercicede la compétence américaine à son encontre — et, par un glissementquasi systématique, sa responsabilité 870. Outre l’émoi suscité au seinde la communauté internationale par l’affirmation de la compétenceuniverselle américaine dans des affaires à coloration politique indu-bitable, les premières applications du texte ont généré un débat diffi-cile au sein de la doctrine et de la pratique judiciaire sur la questionde savoir si l’Alien Tort Statute avait un objet purement juridiction-nel, en ce qu’il se bornerait à énoncer la compétence des tribunauxfédéraux pour connaître des conséquences civiles d’une violation dudroit international qu’il faudrait par ailleurs établir, ou si, aucontraire, il créait une cause d’action spécifique, permettant à cesmêmes tribunaux de retenir la responsabilité délictuelle du défen-deur, fût-il une personne privée, sur le seul fondement de ce texte 871,dès lors qu’il peut être démontré que ce dernier a participé à une vio-lation du droit international entendu le cas échéant de façon évolu-tive ou dynamique 872.

252. C’est en s’appuyant sur une interprétation large de l’AlienTort Statute qu’un certain nombre d’actions collectives de trèsgrande envergure ont récemment été engagées contre des firmesmultinationales sur son fondement. Le cas engagé contre le groupe

Aspects économiques du droit international privé 309

Page 92: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

873. John Doe I v. Unocal Corp., 963 F. Supp. 880 (CD Cal., 1997).874. G. Hufbauer et N. Mitrokostas, op. cit., p. 246 ; S. Symeonides, op. cit.,

p. 48, citant, pour la seule année 2002, des contentieux impliquant des événe-ments en Bosnie, au Chili, au Nigeria, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, au Pérouet au Zimbabwe. Le juge fédéral du Southern District of New York est actuelle-ment saisi d’actions collectives contre Fujitsu, Unisys, Citigroup, Credit Suisse,IBM, Deutsche Bank, Dresdner Bank, Exxon Mobil, Ford, et GM.

875. Voir J. Wu, « Pursuing International Environmental Tort Claims underthe ATCA : Beanal v. Freeport McMoran », Ecology Law Quarterly, vol. 28(2001), p. 487.

876. Aguinda v. Texaco, 200 WL 122143 (SDNY, 31 janvier 2000) ; Jota v.Texaco, Inc., 157 F. 3d 153 (2nd Cir., 1998) ; Wiwa v. Royal Dutch PetroleumCo., 226 F. 3d 88 (2nd Cir., 2000) ; In Re Union Carbide Corp. Gas, PlantDisaster, 809 F. 2d 195 (2nd Cir., 1987) ; Beanal v. Freeport McMoran, Inc.,969 F. Supp. 362 (ED LA, 1997).

877. Aguinda v. Texaco et Jota v. Texaco Inc., précités note précédente ; com-parer R. Herz, « Text of Remarks on Panel : Indigenous Peoples, EnvironmentalTorts and Cultural Genocide », Hastings Int. and Comp. L. Rev., 2001, pp. 503,505 ; W. Shutkin, « International Human Rights Law and the Earth : The Protec-tion of Indigenous Peoples and the Environment », Va. J. Int. L., vol. 31 (1991),p. 479.

878. S. Lien, « Employers Beware ? Enforcing Transnational Labor Standardsin the States under the Alien Tort Claims Act », J. Small and Emerging Bus. L.,vol. 6 (2002), pp. 311, 313-315.

Unocal par des victimes birmanes agissant sous le pseudonyme de« John Doe » a donné lieu au premier arrêt utilisant cette loi pourfonder la compétence fédérale américaine à l’occasion d’une actionen responsabilité d’une entreprise multinationale pour violation dedroits de l’homme à grande échelle 873. Aujourd’hui, plus de cin-quante de ces firmes se trouvent actuellement assignées en raison dedommages de masse liés à leurs activités en Asie, au Moyen-Orient,en Afrique et en Amérique latine 874. Or, si certaines de ces affairesconcernent directement la participation des firmes multinationalesdans des actions répressives des autorités locales et mettent ainsi encause des faits, telle la torture, qui constituent indubitablement desatteintes au droit international, une partie de ce contentieux impliquela requalification d’un nombre de délits de droit commun en viola-tion de droits de l’homme afin de bénéficier des largesses poten-tielles de l’Alien Tort Statute 875. Il en est particulièrement ainsi descas où les activités délocalisées sont à l’origine d’atteintes à l’envi-ronnement du pays d’accueil, qui sont désormais présentées commedes atteintes au droit fondamental à un environnement sain 876, lors-qu’il n’y va pas de l’intégrité de l’habitat même des victimes, voiredu génocide culturel 877. Le même phénomène de requalification desdélits en atteintes à des normes internationales fondamentales peutêtre relevé dans le domaine du droit du travail 878. On voit que l’effet

310 Horatia Muir Watt

Page 93: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

879. L’avantage est de contourner la compétence de la lex loci delicti relati-vement à l’existence du fait générateur de responsabilité, dont l’application estde nature à perpétuer la course vers le bas au lieu de briser la spirale concurren-tielle dans laquelle les Etats en développement se trouvent pris. Il n’en reste pasmoins que l’Alien Tort Statute laisse en suspens la question de savoir selonquelle loi il convient de déterminer le montant de la réparation, une fois acquisela violation du droit international (comparer sur ce point, S. Symeonides,« Choice of Law in the American Courts... », précité note 826, p. 47). La solutionla plus avantageuse pour les victimes serait la compétence de la loi du for, ce quiouvre la perspective de dommages-intérêts punitifs devant le juge américain.Elle paraît seule conforme à l’effet dissuasif recherché, même si elle a pourinconvénient certain de créer une inégalité entre les différentes catégories devictimes dans le pays d’accueil (voir sur ce point supra no 236). La probléma-tique n’est pas fondamentalement différente de celle de la loi applicable auxdommages-intérêts punitifs en cas de class action des victimes dans les conflitsintra-étatiques américains. Ainsi, à l’occasion de l’un des grands contentieuxcollectifs du tabac (voir Simon II Litigation, 211 FRD 86, 2002 (EDNY 2002)),le juge Weinstein applique, dans une décision très raisonnée de plus de centpages, une analyse des intérêts gouvernementaux pour retenir la compétence dela loi de New York, loi du lieu du fait générateur (du lieu des décisions prisespar les défendeurs), considérée ici comme ayant un intérêt à réaliser sa politiquerépressive.

880. Pour un aperçu de l’abondante littérature favorable au recours aux droitsde l’homme en cas d’atteinte massive à l’environnement, voir Human RightsApproaches to Environmental Protection (A. Boyle et M. Anderson, dir. publ.,1996) ; R. Herz, « Litigating Environmental Abuses under the Alien Tort ClaimsAct : A Practical Assessment », Va. J. Int. L., vol. 40 (2000), p. 545 ; J. Wu,« Pursuing International Environmental Tort Claims », précité note 875 ; L. Lam-bert, « At the Crossroads of Environmental and Human Rights Standards :Aguinda v. Texaco, Inc., Using the Alien Tort Claims Act to Hold MultinationalCorporate Violators of International Laws Accountable in US Courts », J. Trans-nat. L. and Pol., vol. 10 (2000), pp. 109, 132 ; S. Hall, « Multinational Corpora-tions », précité note 822 ; C. Dommen, « Claiming Environmental Rights : SomePossibilities Offered by the United Nations’ Human Rights Mechanisms », Geo.Int. Envtl. L. Rev., vol. 11 (1998), p. 1 ; J. Eaton, « The Nigerian Tragedy, Envi-ronmental Regulation of the Transnational Corporations, and the Human Rightto a Healthy Environment », BU Int. LJ, vol. 15 (1997), pp. 261, 293 ; J. Lee,« The Underlying Legal Theory to Support a Well-Defined Human Right to aHealthy Environment as a Principle of Customary International Law », Colum. J.Envtl. L., vol. 25 (2000), p. 283 ; H. Osofsky, « Environmental Human Rights

essentiel du déplacement des contentieux impliquant des entreprisesprivées sur le terrain des droits de l’homme au regard d’une lectureextensive du texte conduit à l’élaboration par les tribunaux améri-cains de standards de comportement à vocation universelle, indépen-dants de la loi du lieu où les activités litigieuses sont menées. A biendes égards, on assiste ainsi à un dépassement du conflit de lois, dontl’avantage essentiel est de contourner la compétence de la loi dudélit 879. On conçoit en même temps l’importance de l’enjeu de lacompétence internationale.

253. La légitimité d’une telle démarche reste très controverséeen doctrine 880 et aussi incertaine au regard de la pratique judi-

Aspects économiques du droit international privé 311

Page 94: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

under the Alien Tort Statute : Redress for Indigenous Victims of MultinationalCorporations », Suffolk Transnat. L. Rev., vol. 20 (1997), p. 335 ; A. Sachs, « Eco-Justice : Linking Human Rights and the Environment », Worldwatch Paper, 127(1995) ; pour une synthèse de l’état du droit international de l’environnement,voir M. Fitzmaurice, « International Protection of the Environment », Recueil descours, tome 293 (2000), pp. 19 ss. ; A. Kiss, « Environnement et développementou environnement et survie ? », JDI, 1991, p. 263. En revanche, pour un point devue très dubitatif, G. Hufbauer et N. Mitrokostas, « International Implications ofthe Alien Tort Statute », précité note 856.

881. Dans Beanal v. Freeport-McMoRan, 197 F. 3d 161 (1999), 969 F.Supp. at 362, les juges ont considéré que les violations alléguées du droit inter-national de l’environnement n’étaient pas en l’état actuel du droit internationaldes délits au sens de l’Alien Tort Statute. En revanche, quelques semaines aupa-ravant, Doe v. Unocal, 963 F. Supp. 880 (CD Cal., 1997) est parvenue à laconclusion inverse ; cette décision a cependant été infirmée sur ce point et lacompétence rétablie par la cour d’appel du neuvième circuit (2002 WL31063976 (9th Cir. (Cal.)).

882. Voir G. Hufbauer et N. Mitrokostas, « International Implications of theAlien Tort Statute », précité note 856.

883. Dans Sosa v. Alferez Machain, la Cour suprême rappelle les trois critèresutilisés par la jurisprudence pour identifier les délits redevables de l’Alien TortStatute, à savoir le caractère défini, universel et obligatoire de la norme violée.Ont ainsi été reconnus comme pouvant être invoqués sur le fondement de cetteloi : la torture, l’exécution sans procès, le génocide, les crimes de guerre, la dis-parition, la détention arbitraire, l’esclavage et les punitions cruelles inhumainesou dégradantes.

884. H. H. Koh, « Separating Myth from Reality... », précité note 871, souli-gnant (p. 270) à juste titre que l’intérêt des entreprises multinationales est desavoir d’avance dans quelles conditions leur responsabilité a vocation à êtreretenue, et non de bénéficier d’une immunité ou responsabilité totale.

885. H. H. Koh, ibid., p. 269, relevant que depuis 1993 il y a eu vingt actionssur le fondement de l’Alien Tort Statute contre des entreprises privées, qui ontnéanmoins été déclarées irrecevables pour la plupart.

886. Par exemple, Wiwa v. Royal Dutch Petroleum Co., 226 F. 3d 88 (2ndCir., 2000).

ciaire 881. La crainte de condamnations excessives pour les compagniesdéfenderesses, de retombées néfastes pour le commerce extérieuraméricain, voire d’effets pervers pour les Etats d’accueil eux-mêmes,conduit un certain courant à prôner une lecture plus conservatrice dutexte, soit au nom de sa nature purement juridictionnelle 882, soit ensoulignant le caractère exceptionnel des délits constitutifs de viola-tion de normes internationales 883. De telles considérations ont étédénoncées à leur tour comme une mystification 884, et sont certaine-ment exagérées au vu du peu de cas dans lesquels, jusqu’à présent,l’Alien Tort Statute a permis effectivement de condamner une entre-prise privée pour violation des droits de l’homme 885. Dans les cas oùune action collective des victimes a été jugée recevable sur le fonde-ment de l’Alien Tort Statute, il est difficile de désapprouver le résul-tat 886. A cet égard, l’émergence d’un contentieux transnational

312 Horatia Muir Watt

Page 95: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

887. Sur l’essor du « public interest litigation » sur le plan international, voirH. H. Koh, « Transnational Public Law Litigation », Yale LJ, vol. 100 (1991),p. 2347 ; S. Ratner, « Corporations and Human Rights... », précité note 822. Cetype de contentieux a pour caractéristique que les personnes privées se prévalentde normes internationales devant les juridictions nationales. Les droits de valeuruniverselle sont mis en œuvre au moyen de procédures ou sanctions purementnationales. Si les demandeurs poursuivent un but de réparation, ils recherchentégalement la formulation d’une norme, à valeur politique. Parfois appeléescontentieux d’« action sociale », ces actions ont fleuri d’abord en droit interne.Elles y sont perçues comme revêtant une dimension contre-majoritaire, dans lamesure où elles tendent à la protection de minorités dépourvues de poids poli-tique. Elles induisent une dé-formalisation de la procédure et un élargissementdes règles relatives à la qualité pour agir. Centré sur l’élaboration du bien public,le procès lui-même glisse d’une forme adversariale traditionnelle vers un modèlepolycentrique (voir A. Garapon et I. Papadopoulos, Juger en Amérique et enFrance, Odile Jacob, 2003, spéc. pp. 229 ss.). Ce modèle a pris racine dansdivers pays en développement, où il a un impact considérable, entre autres, surl’émergence d’une politique de protection de l’environnement. Pour l’exempleindien, voir J. P. Sathe, Judicial Activism in India, Transgressing Borders andEnforcing Limits, Oxford India Paperbacks, 2e éd., 2003, pp. 195 ss.

Bien entendu, les juridictions de ces pays sont confrontées aux mêmes choixpolitiques que ceux qui se posent à une juridiction étrangère appelée à sanction-ner les activités des entreprises multinationales qui lui sont rattachées : lesexigences du bien public s’opposent bien souvent à celles du développementéconomique.

888. R. Teitel, « Transitional Justice as Liberal Narrative », dans M. Likosky(dir. publ.), Transnational Legal Processes, précité note 17, p. 316.

889. Sur les tentatives de la communauté internationale d’élaborer desnormes à vocation universelle applicables aux activités des firmes multinatio-nales, voir S. Ratner, « Corporations and Human Rights », précité note 822.

890. Bien entendu, cette transformation n’est pas spécifique au public interestlitigation et tend à confirmer un déclin plus général du modèle dworkinien dela justice de droit privé, perçue comme mettant en œuvre une justice purementcorrective entre les parties au litige en fonction d’un schéma préexistant dedroits. Les décisions judiciaires impliquent de plus en plus ouvertement deschoix relatifs à leurs propres conséquences sociales. Pour une perspective euro-péenne, voir H. Collins, « Regulating Contract Law », précité note 21, spéc.p. 144.

891. Sur le phénomène de politisation des litiges, voir H. H. Koh, « Separa-ting Myth from Reality », précité note 871, p. 259 et n. 65. Cet auteur estimeque le caractère politique du litige, qui donne lieu à la « doctrine de la questionpolitique » (political question doctrine) aux termes de laquelle le pouvoir judi-ciaire doit se soumettre à la décision du pouvoir exécutif au nom de la sépara-tion des pouvoirs, devrait être très rarement invoqué dans les contentieuxd’intérêt public, en dehors des cas où il existe si peu de consensus relatif àl’existence d’une norme internationale qu’il n’y a littéralement pas de droit à

d’« intérêt public » 887 est de toute évidence d’une importance fonda-mentale dans l’élaboration d’un « discours politique de transi-tion » 888. A défaut d’action politique coordonnée de la part desEtats 889, la responsabilisation des firmes multinationales ne peutguère venir en effet que de cette initiative judiciaire 890.

254. En même temps, la transformation du rôle du juge qu’elleimplique 891, qui en fait le redresseur de torts à l’échelle mondiale

Aspects économiques du droit international privé 313

Page 96: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

appliquer ces pouvoirs (sur l’état de la jurisprudence judiciaire et administrativefrançaise relatif aux questions de « droit public international » pouvant mettre enjeu la séparation des pouvoirs, voir B. Ancel et Y. Lequette, Les grands arrêts,précité note 322, nos 80-81). La même méfiance à l’égard de l’argument poli-tique est exprimée par d’autres auteurs (M. Saint-Saens et A. Bann, « UsingNational Security... », précité note 822). Le critère proposé est certainement pluslarge que celui énoncé par la Cour suprême dans Sosa v. Alvarez-Machain (voirinfra).

892. Voir In Re South African Apartheid Litigation, 238 F. Supp. 2d 1379(JPML, 2002). Le Gouvernement sud-africain a dit que ces contentieux inter-fèrent dans la politique mise en œuvre par son Truth and ReconciliationCommission (déclaration de Penuell Mpapa Maduna, ministre de la Justice et duDéveloppement constitutionnel, cité par le Brief for Government ofCommonwealth of Australia et al. as Amici Curiae, 7a, § 3.2.1.).

893. 124 S. Ct. 2739 (2004). Cette affaire mettait en cause l’arrestation etl’enlèvement illicites sur le territoire mexicain d’un ressortissant de ce pays, unmédecin qui avait participé à la torture, au Mexique, par la DEA (DrugsEnforcement Administration) américaine, d’un autre ressortissant de ce pays (lesfaits ont été établis lors d’une procédure précédente, United States v. Alvarez-Machain, 504 US 655, 1992). Il avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt, mais,devant le refus de coopération des autorités mexicaines, a été arrêté et livré auxautorités américaines par l’entremise du défendeur. La Cour refuse de faire droità sa demande sur le fondement de l’Alien Tort Statute (ainsi qu’à sa demanded’indemnisation contre les Etats-Unis sur le fondement du FTCA).

894. Comparer supra note 871. Cette position a été soutenue par les avis sou-mis au titre d’amicus curiae par l’administration Bush dans l’affaire Doe v.Unocal (9th Circ., 2003), Doe v. Exxon Mobil Corp. (DCDC 2002) et dans laprésente affaire. Selon H. H. Koh, pareille position « singulièrement malconçue » représente un revirement radical par rapport à toute la jurisprudenceconstruite sur l’Alien Tort Statute depuis Filartiga (voir H. H. Koh, « Separa-ting Myth from Reality about Corporate Responsibility Litigation », Journ. Int.Econ. L., vol. 7, p. 263, spéc. p. 271). En effet, la jurisprudence des cours d’ap-pel des deuxième, neuvième et onzième circuits adopte le point de vue contraire,estimant que l’Alien Tort Statute crée bien une cause d’action en violation dedroits fondamentaux au profit de personnes privées.

dans des affaires à haute coloration politique, permet de mesurer lesrisques que présente l’exercice d’une compétence universelle. Parexemple, à l’occasion d’actions récemment introduites au sujet de lacomplicité de certaines firmes minières dans la pratique de l’apar-theid en Afrique du Sud, le gouvernement de ce pays a fait savoirque l’interférence de ce qu’elle qualifie de « justice de vainqueur »serait fortement préjudiciable à la conduite de sa politique de« confession et absolution » 892. C’est sans doute dans ce contextequ’il faut comprendre l’extrême prudence avec laquelle la Coursuprême vient de formuler sa réponse, très attendue, relative à laportée de l’Alien Tort Statute, dans son récent arrêt Sosa v. AlvarezMachain 893. Affirmant que l’Alien Tort Statute revêt un caractèrepurement juridictionnel (« a jurisdictional statute creating no newcauses of action ») 894, elle estime que les juridictions fédérales ne

314 Horatia Muir Watt

Page 97: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

895. A savoir la violation des sauf-conduits, l’atteinte aux droits de diplo-mates, et les actes de piraterie (voir E. de Vattel, Droit des gens ou Principes dela loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des Nations et desSouverains, 1758, Neuchâtel, prélim., pp. 463-464). La Cour admet que le droitinternational sanctionne avec la même fermeté aujourd’hui la torture, le géno-cide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre.

896. Selon ce juge :

« Since enforcement of an international norm by one nation’s courtsimplies that other nations’ courts may do the same, I would ask whether theexercise of jurisdiction under the ATS is consistent with those notions ofcomity that lead each nation to respect the sovereign rights of other nationsby limiting the reach of its laws and their enforcement. In applying thoseprinciples, courts help assure that “the potentially conflicting laws of diffe-rent nations” will “work together in harmony”, a matter of increasingimportance in an ever more interdependent world. »

On relève la similitude de cette observation avec celles que le même juge a faitvaloir dans F. Hoffmann-La Roche Ltd. v. Empagran SA (voir infra no 262).

peuvent accueillir sur son fondement des demandes délictuelles pourviolation de normes de droit international que si celles-ci revêtent lamême certitude et le même degré de reconnaissance parmi lesnations civilisées que les trois cas paradigmatiques qui existaient à ladate de l’adoption de cette loi 895. Elle évoque à l’appui de cette posi-tion les conséquences potentielles sur la conduite des relations exté-rieures des Etats-Unis par les branches législative et exécutive dugouvernement, de la reconnaissance de demandes privées fondéessur la violation du droit international, et estime qu’elle n’a aucunpouvoir pour rechercher et définir de nouvelles normes hypothé-tiques de droit international.

255. Bien entendu, l’argument politique est à manier avec pru-dence, car, en dehors des circonstances très spécifiques de Sosav. Alvarez-Machain, il pourrait être de nature à priver de tout sonintérêt le contentieux d’intérêt public sur le plan international et àcouvrir la complicité de personnes privées à l’égard d’actions ré-pressives ou illicites de gouvernements étrangers. C’est pourquoi ilimporte de prêter attention à l’opinion concurrente du juge Breyer,qui préfère fonder le refus de l’action en l’espèce sur les exigencesdu Comity. Celui-ci commanderait un effort d’autodiscipline de lapart des tribunaux américains à l’égard des autres nations, particu-lièrement lorsqu’il s’agit de condamner des actes qui ont eu lieu àl’étranger, au nom du droit international 896. A suivre le juge Breyer,la solution retenue en l’espace se justifierait davantage par le soucid’éviter l’intrusion politique des juges américains dans des affairespolitiquement sensibles que par la volonté de freiner le processus de

Aspects économiques du droit international privé 315

Page 98: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

897. Sur le Comity comme écran entre le juge et la politique, voir J. Paul,« Comity in International Law », précité note 7.

898. Bano v. Union Carbide Corp., CA 2 (NY), 2004, 361 F. 3d 696.899. Wiwa v. Royal Dutch Petroleum Co., 226 F. 3d 88 (2nd Cir., 2000) ;

l’opinion de la Cour a été formulée par le juge Leval. Dans cette affaire, legroupe anglo-néerlandais défendeur a été assigné en responsabilité, conjointe-ment avec le Gouvernement du Nigeria, sur le fondement de l’Alien Tort Statutepour violation de droits de l’homme sous la forme de torture et de travail forcé.

responsabilisation des acteurs privés à l’occasion de leurs activitéspolitiques délocalisées 897.

256. A cet égard, il est certain que les exigences du Comity nesont pas les mêmes quand l’action d’un groupe de victimes tend à laréparation d’un dommage causé par une firme multinationale agis-sant de sa propre initiative, et encore moins lorsque le gouvernementde l’Etat d’accueil consent à ce que l’indemnisation ou d’autresmesures de remise en l’état soient ordonnées par le juge de l’Etat dusiège du défendeur. Les divers épisodes les plus récents de l’affaireBhopal illustrent au demeurant un changement intéressant de poli-tique judiciaire qui semble refléter de telles considérations. Dans ledernier développement de cette affaire, qui concerne la contamina-tion du site occupé par Union Carbide lors de ses activités indus-trielles en Inde, la cour d’appel du second circuit a accepté de mettreà la charge de cette société une obligation de remise en l’état, à lacondition — aujourd’hui remplie — que l’Etat indien consente à ceque l’injonction américaine prenne effet sur son territoire 898. Lerisque d’intrusion politique étant écarté, rien ne s’oppose à ce queles juridictions continuent ainsi à imposer des exigences de transpa-rence (accountability) aux entreprises dans leurs activités délocali-sées. En effet, comme le souligne la même cour dans l’affaire Wiwa,les dommages survenus à l’occasion de celles-ci demeurent « notreaffaire » 899, même si d’évidentes précautions s’imposent aux juges àl’occasion du règlement des conséquences de droit privé des actesdommageables ainsi commis. C’est conférer, en somme, une signifi-cation nouvelle à la compétence juridictionnelle internationale.

B. « C’est notre affaire » : compétence internationaleet responsabilité politique

257. A la difficulté de savoir si l’Alien Tort Statute est de natureà fonder la mise en jeu d’une responsabilité dans le cas de dommagesmassifs subis par les victimes étrangères d’activités délocalisées,

316 Horatia Muir Watt

Page 99: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

900. Voir L. Hoffman et K. Rowley, « Forum Non Conveniens in FederalStatutory Cases », Emory Law Journ., 2000, p. 1137 ; A. Short, « Is the AlienTort Statute Sacrosanct ? Retaining Forum Non Conveniens in Human RightsLitigation », NYU J. Int. L. and Pol., vol. 33 (2001), p. 1001.

901. Le mouvement a été lancé dans le cas de l’Alien Tort Statute par la courd’appel du deuxième circuit dans l’affaire Wiwa, précitée note 886. Mais les cin-quième, neuvième, dixième et onzième circuits ont déjà jugé que le fondementlégislatif de la compétence exclut le recours au forum non conveniens. Le pre-mier circuit n’adhère pas en revanche à cette analyse (voir les références citéespar L. Hoffman et K. Rowley, précités note 8). Les mêmes auteurs relèventcependant des incohérences considérables dans la jurisprudence de chacun desdivers circuits, qui peuvent retenir des solutions différentes selon le texte encause. D’importantes hésitations sont ainsi à relever au sujet des Sherman etClayton Acts, du Jones Act, du Copyright Act, etc.

902. Ph. Blumberg, « Asserting Human Rights... », précité note 823.903. Sur les difficultés entourant cette lecture de l’article 6, paragraphe 1, de

la Convention européenne sur la sauvegarde des droits de l’homme, qui exclu-rait entre autres le jeu de l’immunité de juridiction lorsque le défendeur est unEtat ou agit pour son compte, voir J. Verhoeven, « Avant-Propos », Le droitinternational des immunités : contestation ou consolidation ?, Larcier, Bruxelles,2004.

904. Par l’arrêt Sosa v. Alferez Machain, cité supra note 893.

s’ajoute en effet celle de la nature obligatoire ou non de la compé-tence des tribunaux qu’elle fonde. Ainsi, les divers circuits fédérauxsont également divisés — à l’instar de la doctrine 900 — sur la ques-tion de savoir si le fondement législatif d’une compétence interna-tionale est de nature à « préempter » le pouvoir des tribunaux de ladécliner 901. Si une exclusion aussi large du forum non convenienssemble contredire l’usage assez généralisé de ce mécanisme sur lefondement de textes législatifs, tel le Racketeer Influence andCorrupt Organizations Act de 1970, certains auteurs se demandent,plus directement, si la nature spécifique du contentieux des droits del’homme n’est pas en elle-même de nature à justifier cette exclu-sion 902, pareille perspective se rapprochant de l’affirmation, enEurope, d’un droit absolu d’accès à la justice lorsque les droits del’homme sont en jeu 903. La légitimité de cette position est très débat-tue dans la doctrine américaine ; il faut aussi admettre que le débat aperdu une part de son actualité depuis que l’Alien Tort Statute a vusa portée se restreindre 904. Il est vrai que si la compétence univer-selle permet de garantir un for à ceux qui, victimes de la violationd’un droit fondamental, s’en trouvent démunis, on ne voit guèrepourquoi, en revanche, la compétence des tribunaux fédéraux s’im-poserait nécessairement, y compris dans les hypothèses où, non liéaux Etats-Unis, le demandeur a par ailleurs accès au tribunal. Lacompétence universelle des tribunaux américains se démarque à cet

Aspects économiques du droit international privé 317

Page 100: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

905. Sur ce dernier chef de compétence, qui est subordonné tout à la fois àl’absence d’accès à un autre juge et à l’existence d’un lien avec le for saisi, voirH. Gaudemet-Tallon, vo « Compétence civile et Commerciale », Rép. Dallozdroit international, 2e éd., 1998, no 62.

906. Voir La mondialisation du droit, précité note 21, p. 81. C’est d’ailleursce qu’admettent les décisions concernant des accidents de masse à dimensioninternationale, citées supra note 841, retenant la compétence fédérale en pré-sence d’un défendeur clairement rattaché aux Etats-Unis (et, dans l’affaire del’Amoco Cadiz, en dépit de divers montages juridiques qui tendaient à brouillerl’identité des acteurs).

907. Voir P. Berman, « The Globalization of Jurisdiction », précité note 758 ;R. Michaels, « Territorial Jurisdiction After Territoriality », dans Piet-Jan Slot(dir. publ.), Essays on Globalization and Jurisdiction, Kluwer, 2004 (à paraître).En partie, le besoin de repenser la compétence est culturel. Plaider en faveur dela prise en compte du lien entre le for et le défendeur ne surprendra pas le lec-teur de tradition civiliste, qui penche de toute façon en faveur d’un for perçucomme protecteur de celui qui, ne prenant pas l’initiative du procès, n’en a pasà assumer le risque d’internationalité. Mais outre-Atlantique, la définition de lacompétence du juge atteste encore l’emprise d’une vision territoriale du pouvoirde juger, liée elle-même à une culture publiciste du droit perçu comme l’expres-sion du pouvoir de coercition de l’Etat. Dans la tradition européenne, d’un autre

égard de celle, pratiquée par certains autres pays telle la France, dudéni de justice 905. S’il est vrai que l’existence d’un for alternatif plusapproprié peut être très délicate à déterminer, l’effectivité desremèdes judiciaires à la disposition des victimes devrait précisémententrer en ligne de compte dans l’appréciation du caractère appropriéde la compétence du for.

258. En revanche, dans le cas des contentieux de responsabilitédes entreprises multinationales, le refus d’exercice de la compétencepar les juges de l’Etat du siège paraîtra choquant dans la plupart descas — indépendamment du problème de savoir si cette compétencepeut ou non s’exercer sur le fondement de l’Alien Tort Statute.Autrement dit, l’accès aux tribunaux de cet Etat s’impose, dans cecas, moins en raison de la qualité des normes que le juge est appeléà mettre en œuvre, qu’en raison d’une certaine conception de lacompétence internationale. La reconnaissance par la cour d’appel dusecond circuit dans Wiwa que les violations répétées des droits del’homme par des entreprises multinationales étaient « notre affaire »traduit cette idée. Le juge devient alors le porte-parole de la com-munauté à laquelle appartient le défendeur. Comme le dit BrigitteStern, « on peut concevoir la souveraineté comme une responsabilitésur l’espace et sur le groupe humain vivant sur cet espace » 906. Uneidée analogue est sous-jacente à deux études récentes relatives à l’im-pact de la nouvelle perméabilité des frontières économiques sur laconception de la compétence juridictionnelle 907. Celles-ci soulignent

318 Horatia Muir Watt

Page 101: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

côté, libérée bien plus tôt d’une conception du pouvoir de juger qui assimileraitcelui-ci à l’affirmation d’un pouvoir coercitif, la compétence internationale tendà être envisagée dans des termes essentiellement processuels, privilégiant laconsidération de la bonne administration de la justice de droit privé par rapportà toute réflexion sur ses dimensions politiques.

908. L’existence de normes transnationales spontanées, internalisées par lesentreprises, peut évidemment jouer un rôle analogue. Sur le recours à des cam-pagnes destinées aux actionnaires ou aux consommateurs et destinées à affecterle comportement des entreprises multinationales en matière de respect denormes de protection de l’environnement ou sociales, voir R. Broad et J. Cava-nagh, « The Corporate Accountability Movement : Lessons and Opportunities »,Fletcher F. World Aff., vol. 23 (1999), p. 151 ; T. Rule, « Using Norms to ChangeInternational Law : UN Human Rights Laws Sneaking in through the BackDoor », Chicago Journ. Int. Law, vol. 5 (2004), p. 325. Sur les processus d’in-ternationalisation par les entreprises des normes élaborées par la communautéinternationale, voir H. H. Koh, « Opening Remarks : Transnational Legal ProcessIlluminated », dans M. Likoksy (dir. publ.), Transnational Legal Processes, pré-cité note 17, p. 327. Sur le risque que la teneur des normes soit déterminée enfonction des intérêts de leurs seuls destinataires, voir S. Picciotto, « Rights,Responsibilities and Regulation of International Business », Colum. J. Transnat.L., vol. 42 (2003), p. 131.

pareillement le lien entre l’exercice d’une compétence et l’admissionpar une communauté de l’obligation de rendre compte (accounta-bility) — c’est-à-dire d’une forme de devoir de l’Etat de s’intéresserau sort des demandeurs ayant subi des dommages à l’occasion desactivités industrielles des entreprises du for. Dans ces conditions, ildevient difficile pour le for saisi de se déclarer non conveniens.

259. Bien entendu, le dilemme demeure, lié au fait que les dom-mages invoqués, imputables en grande partie aux normes dégradéesde sécurité, de travail ou de protection de l’environnement imposéespar la législation locale, sont elles-mêmes le reflet des dérives de lacompétition législative. Or, le seul moyen de briser la spirale des-cendante qui tend à la dégradation des conditions de sécurité ou desdroits sociaux est de faire en sorte qu’aucun Etat participant au mar-ché des produits législatifs en vue d’attirer les capitaux mobiles n’aitintérêt à abaisser le niveau de protection au-dessous du seuil du tolé-rable. Il est donc nécessaire de neutraliser l’avantage comparatif quereprésente l’abaissement de réglementation applicable. Or, ce résul-tat ne peut guère être atteint que si les entreprises elles-mêmes netrouvent plus leur compte dans la réduction des coûts qu’impliquel’allégement de cette dernière. L’avantage d’une lecture « activiste »de l’Alien Tort Statute est précisément d’imposer le respect d’exi-gences uniformes à toutes les entreprises attraites devant le for amé-ricain, indépendamment de la teneur de la loi du lieu des activitésdommageables 908. Il est clair aussi que le signal donné par les juri-

Aspects économiques du droit international privé 319

Page 102: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

909. En effet, le Foreign Corrupt Practices Act, qui a eu une certaine effica-cité dans la lutte contre la corruption à l’occasion d’activités industrielles desentreprises américaines dans des pays en développement, est perçu par celles-cicomme un désavantage concurrentiel par rapport à celles des pays dépourvus deréglementation analogue (au Japon, en Allemagne et au Royaume-Uni, lessommes payées au tire de la corruption sont à la fois licites et déductibles)(Ch. Hall, « The Foreign Corrupt Practices Act : A Competitive Disadvantage,But For How Long ? », Tul. J. Int. and Comp. L., vol. 2 (1994), p. 289 ;M. Maher, « The Impact of Regulation on Controls : Firms’ Response to theFCPA », Act. Rev., vol. 56 (1981), p. 751. Le seul moyen de briser le dilemmedu prisonnier dans lequel les pays en développement se trouvent enfermés est defaire en sorte qu’aucune entreprise ne se trouve exemptée du respect de normesminimales. La même uniformité est la seule réponse possible crédible à l’argu-ment, évoqué plus haut, selon lequel le « réveil du monstre » aurait pour effet dese retourner contre les plus démunis en dissuadant l’investissement.

dictions américaines devrait être suivi par les autres Etats hébergeantles centres de décisions de ces firmes ou exerçant une compétenceinternationale à leur égard, sous peine de générer de nouvelles dis-torsions de concurrence dont les Etats d’accueil feront toujours lesfrais 909. Le rôle du droit international privé dans ce développementest évidemment modeste, mais la régulation de la compétence inter-nationale — qui implique de réfléchir aux fondements de celle-cidans un monde économiquement décompartimenté et interconnecté— représente néanmoins un premier pas important dans la canalisa-tion des dérives liées à la sous-régulation des rapports économiques.Qu’en est-il de la contribution de cette discipline dans la situationinverse, où l’état chaotique de l’ordre international tient non pas àl’indifférence des Etats à l’égard de certaines catégories d’intérêts,mais au contraire à la revendication excessive de la compétence juri-dictionnelle et législative à l’égard des rapports économiquesprivés ?

320 Horatia Muir Watt

Page 103: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

910. Sur la gémélléité de ces deux domaines, dont il y aurait lieu d’envisagerla gestion solidairement, car, si les Etats s’engagent au titre de l’OMC à ne pasrestreindre l’accès à leurs marchés au moyen de mesures publiques, ces restric-tions peuvent être le fait d’ententes privées. Voir E. Fox, « International Antitrustand the Doha Dome », précité note 755, soulignant que c’est précisément en gar-dant étanches ces deux domaines que les Etats développés peuvent poursuivreparallèlement des politiques protectionnistes nuisibles à l’économie globale, et,du même auteur, « Competition Law », dans A. Lowenfeld, International Econo-mic Law, précité note 39, chap. 12 (spéc. pp. 350 ss., sur le contentieux entre lesEtats-Unis et le Japon relatif à l’accès des entreprises américaines au marchéjaponais) ; Jurgen Basedow, « International Antitrust... », précité note 320 ;M. Matsushita, « Competition Law and Policy in the Context of the WTO Sys-tem », DePaul L. Rev., vol. 44 (1995), p. 1097.

911. Voir supra note 764.912. Le problème des cumuls de législations générateurs de coûts est à l’ori-

gine du courant de pensée qui tend à confier au marché, à travers le libre choixde la loi applicable, la détermination du niveau optimal de régulation des rap-ports économiques (voir supra nos 115 ss.).

CHAPITRE II

L’HYPOTHÈSE DE LA SURRÉGULATION : LES DÉRIVESDE L’UNILATÉRALISME

260. Tandis que la structure de la compétition législative enmatière de commerce mondial induit de graves lacunes dans la pro-tection de certaines catégories de droits, le domaine voisin de l’anti-trust atteste du phénomène inverse d’un risque de surréglementationdes activités économiques 910. La tragédie qui affecte alors lesespaces communs tient non plus à l’épanouissement incontrôlé desactivités privées mais au contraire à la paralysie de celles-ci, prisesdans le chaos des conflits de législations redondantes ou contradic-toires. C’est le problème dit de l’anti-commons 911. Au gaspillage desressources des Etats, s’ajoute alors du point de vue des opérateursprivés une augmentation dissuasive des coûts de transaction 912. Cettesituation résulte de l’émergence progressive du critère des « effets »pour déterminer le champ des législations nationales en matière éco-nomique. Il ne semble guère contestable que l’Etat dont l’économieest affectée par une activité donnée a un intérêt légitime à en réglerles effets, c’est-à-dire à réagir contre les externalités transfrontièresgénérées par les politiques divergentes portées par les législationsdes autres Etats. Seulement, alors que, dans un contexte fédéral oucommunautaire, la proportionnalité de ces réactions est soumise à un

321

Page 104: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

913. Sur ces législations, E. Fox, « Antitrust and Regulatory Federalism :Races Up, Down, and Sideways », précité note 762 ; « International Antitrust andthe Doha Dome », précité note 755 ; J. Basedow, « International Antitrust... »,précité note 320. Sur l’ensemble des difficultés que soulève la prolifération deslégislations en matière de concurrence, M. Greve et R. Epstein (dir. publ.), Anti-trust Jurisdiction in the Global Economy, AEI Press, Washington, 2004.

914. Voir J. Basedow (dir. publ.), Limits and Control of Competition with aView to International Harmonization, 2002, p. 27 ; I. Schwartz et J. Basedow,« Private International Law-Restrictions on Competition, Int. Enc. of Comp. L.,III-35 (1995), pp. 14 ss.

certain contrôle, l’espace global commun ne dispose d’aucun moyende policer les revendications nationales de compétence extraterrito-riale. Le problème de l’ordre international est donc, de ce point devue, celui de la discipline de l’extraterritorialité au vu de l’unilatéra-lisme du droit public économique. Les vicissitudes affectant la miseen œuvre du critère des « effets » en droit positif comparé témoignentde conceptions variables relatives à la mesure dans laquelle ilconvient de tenir compte des intérêts économiques concurrents (sec-tion I). Cependant, aujourd’hui, quelques nouvelles perspectives sedessinent tant dans la pratique judiciaire que dans la doctrine, quitendent à définir une nouvelle problématique des conflits de loisdans un contexte d’économie globale (section II).

Section I. Les vicissitudes du critèredes « effets »

261. Le critère des « effets » remplit une fonction essentiellementprotectrice ou défensive du marché national. La multiplication spec-taculaire au plan mondial des législations économiques 913, notam-ment dans le domaine du droit de la concurrence, s’accompagnedésormais de l’admission généralisée de l’extraterritiorialité de leurapplication, en cas de comportements ou d’activités intervenus àl’étranger mais affectant de façon néfaste le marché national 914.L’émergence de ce critère dans la jurisprudence judiciaire est étroi-tement liée à la perception selon laquelle l’affirmation de la compé-tence législative en matière économique, même dans le cas d’uncontentieux opposant deux personnes privées, peut comporter unimportant enjeu politique. Ainsi s’expliquent la lecture extensivedont il fait parfois l’objet, de même que le développement d’armesjuridictionnelles agressives pour assurer l’effectivité de la compé-tence ainsi affirmée (par. 1). L’impact négatif de tels excès sur lesrelations économiques internationales a favorisé l’apparition de cer-

322 Horatia Muir Watt

Page 105: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

915. L’expression est consacrée dans le titre de l’ouvrage de A. Lowenfeld,International Litigation and the Quest for Reasonableness, précité note 244.

916. Comparer le changement total de position du Royaume-Uni sur ce pointentre l’arrêt In Re Westinghouse Elec. Corp. Uranium Contracts Litigation, All.ER, vol. 1 (1978), p. 434 (HL 1977) et la loi de 1998, United Kingdom Compe-tition Act, par. 2, al. 1 et 3.

917. Pour le droit communautaire, après la position ambiguë de la Cour dejustice dans les affaires des Pâtes de Bois (affaires 89/85, 104/85, 114/85, 116-117/85 et 125-129/85, 1988, Rec., I-5193), voir désormais Gencor Ltd v. Com-mission (T-102/96, 1999, Rec., II, t. 753, no 90). L’approche de la Cour est quali-fiée de « pseudo-territorialité » par Jurgen Basedow, « International Antitrust... »,précité note 320.

918. On constate ainsi sans surprise que l’affirmation du critère des « effets »coïncide, aux Etats-Unis, avec l’avènement du fonctionnalisme dans le domainedes conflits de lois ; dans les deux cas, qu’il soit rattaché au droit internationalou aux principes propres à l’organisation fédérale, le principe de territorialitélaissa place au milieu du siècle à une approche résolument conséquentialiste dela définition du domaine spatial de la loi (sur ce parallélisme, voir infranos 266 ss.).

taines initiatives judiciaires dans le sens de l’autodiscipline desEtats, attestant l’existence au sein du chaos de l’ordre internationald’une « quête du raisonnable » 915 (par. 2).

Par. 1. L’enjeu politique de la compétence

262. C’est la présence indéniable d’intérêts étatiques derrière lescontentieux internationaux entre opérateurs privés qui est à l’originede la version la plus agressive de l’extraterritorialité législative enmatière économique (A). Il est difficile alors de s’expliquer la géo-métrie variable que semble revêtir la loi économique selon lecontexte procédural dans lequel elle est invoquée (B).

A. Les intérêts étatiques dans les contentieux économiquesentre personnes privées

263. Initialement très critiqués en raison de la portée extraterrito-riale conférée à la loi fédérale, perçue comme une violation du droitinternational 916, les Etats-Unis ont été progressivement suivis sur cedernier point par la plupart des économies développées, qui se sontégalement dotées dans leur sillage de réglementations de police dumarché 917. En effet, pour peu que la détermination du champ d’unetelle législation résulte d’une démarche téléologique ou fonction-nelle, il est difficile de concevoir qu’elle puisse rester indifférente àl’égard des comportements anticoncurrentiels dirigés contre le mar-ché national, alors même qu’ils interviennent à l’étranger 918. Or, dès

Aspects économiques du droit international privé 323

Page 106: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

919. On se souvient cependant que l’arrêt Hartford Fire a retenu une défini-ton très restrictive, et critiquée, du vrai conflit : la simple tolérance d’une activitépar une des lois en présence, alors que l’autre l’interdit, ne suffit pas à constituerun vrai conflit ; pour qu’un tel conflit existe, il faudrait aussi que cette loiimpose l’activité prohibée par l’autre.

920. J. Trachtman, qui établit une analogie entre la compétence des Etats etdes droits de propriété privée, a analysé ce phénomène comme une augmenta-tion de la valeur de la compétence du fait de la modification de ses enjeux éco-nomiques et sociaux, due notamment à l’essor de l’Etat interventionniste :

« this jurisdictional “property” has become more valuable with the rise ofthe regulatory state and the recognition that the allocation of regulatorypower affects important social values » (voir « Economic Analysis of Pre-scriptive Jurisdiction », précité note 34, p. 12).

921. Voir, sur ce point, l’étude du contentieux international de droit maritimedevant la Cour suprême fédérale, par S. Symeonides (« Maritime Conflicts ofLaw from the Perspective of Modern Choice of Law Methodology », MaritimeLawyer, vol. 7 (1982), p. 223), montrant que des avis d’amicus curiae sont sys-tématiquement soumis par des Etats désireux d’attirer l’attention sur l’implica-tion de leurs intérêts dans les litiges entre armateurs et marins (comparer, aussi,du même auteur, ses remarques sur la présence d’intérêts gouvernementaux dansle contentieux tant international qu’intrafédéral, dans « The American Choice ofLaw Revolution in the Courts... », précité note 109, p. 361).

922. Hartford FireInsurance Co v. California, 113 S. Ct 2891 (1993).923. Sur ce contentieux, supra nos 102 ss.924. F. Hoffman-La Roche Ltd. v. Empagran SA, 124 S. Ct. 2359, 159 L. Ed.

2d 226.

lors que ceux-ci sont tolérés ou encouragés 919 par la loi locale, pareilcritère génère inévitablement de « vrais » conflits 920. En mêmetemps, l’injection massive du droit public économique dans lechamp des conflits de lois issus de l’interconnexion des marchés enexplique leur politisation croissante 921. Ainsi, le litige qui a donnélieu au grand arrêt Hartford Fire de la Cour suprême des Etats-Unismet en présence les exigences opposées du droit américain de laconcurrence et de l’(auto)régulation du marché anglais de la(ré)assurance 922. De même, le contentieux à ampleur mondiale del’affaire Lloyd’s naît de la confrontation entre ces dernières normesavec les dispositions du Securities Exchange Act fédéral améri-cain 923. Saisie plus récemment encore de la question de la portéeextraterritoriale du Sherman Act à l’occasion d’une class action con-cernant un cartel global affectant le marché mondial des vitaminesdans l’affaire Empagran, la Cour suprême fédérale se réfère dans sadécision aux opinions des gouvernements allemand, japonais et cana-dien intervenant au titre d’amicus curiae, pour relever le désaccord« dramatique » des Etats concernant le choix des sanctions à mettreen œuvre et du risque sérieux d’interférence politique que représen-terait l’application en l’occurrence de la loi américaine 924. Dans tous

324 Horatia Muir Watt

Page 107: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

925. Sur cette transformation de la fonction juridictionnelle, voir J. Yoo,« Federal Courts as Weapons of Foreign Policy : The Case of the Helms-BurtonAct », Hastings LR, 1997, p. 747. Comme on vient de le voir dans le cas duforum non conveniens, ces armes peuvent tendre aussi à immuniser des intérêtséconomiques nationaux.

926. US Court of Appeals District of DC, 1984, DC 577 F. Supp. 348 ; Houseof Lords, 1985, AC 58.

927. L’irrecevabilité de principe des actions fondées sur le droit public étran-ger est confirmée par la résolution de l’Institut de droit international, sessiond’Oslo, 1977. Aux Etats-Unis, les juridictions fédérales n’ont de compétenceratione materiae (subject-matter jurisdiction) que pour mettre en œuvre le droitfédéral.

928. Le premier cas est bien illustré par les exigences contradictoires de deuxsystèmes appelés concurremment à se prononcer sur une opération de concen-tration d’entreprises au regard du droit de la concurrence ; l’affaire du rachat deHoneywell par General Electric, autorisé par les autorités américaines maisinterdit par la Commission européenne (voir décret du 3 juillet 2001,www.europa.eu.int/comm/compettion/mergers/cases/m2220), fournit un excellentexemple dans le cas d’opérations affectant simultanément les marchés américainet communautaire, et montre que l’opération ne peut avoir lieu que si la loi laplus rigourseuse est respectée (voir sur cet exemple, E. Fox, « Mergers in GlobalMarkets : GE/Honeywell and the Future of Merger Control », U. Penn. J. Int.Econ. Law, 2002, p. 457). Il en va de même de la superposition d’exigencesrelatives aux émissions de valeurs mobilières, où l’on sait que les sociétés émet-trices cherchent fréquemment à contourner le marché américain pour ne pasavoir à satisfaire aux exigences particulièrement contraignantes de la législationfédérale, applicable dès lors que l’offre atteint le public américain. Dans ce der-nier cas, tandis que la doctrine envisage de diminuer les contraintes et de stimu-ler la compétition législative au moyen du recours plus généralisé à l’autonomiede la volonté, la pratique judiciaire atteste d’une certaine volonté d’atténuer lesexigences de législations simultanément applicables (X. Boucobza, L’acquisitioninternationale des sociétés, précité note 382).

ces cas, percent des intérêts étatiques fortement antagonistes, alorsque les parties au procès sont des entreprises, personnes privées.

264. Ce phénomène s’accompagne du recours à de véritablesarmes juridictionnelles en vue de revendiquer ou de protéger la com-pétence législative du for 925. Au commencement, fut la spectaculaireaffaire Laker, dans laquelle, des deux côtés de l’Atlantique, les jugesn’hésitèrent pas à policer la compétence juridictionnelle internatio-nale par la voie d’injonctions anti-suit réciproques 926. En introdui-sant ainsi un enjeu de pouvoir dans la détermination de la compé-tence juridictionnelle, cette nouvelle manifestation de la politisationdu contentieux vient exacerber l’unilatéralisme qui caractérise tradi-tionnellement déjà, de part et d’autre de l’Atlantique, la mise enœuvre du droit public dans le champ international 927. Il en résulteque les opérateurs privés peuvent se trouver soumis aussi bien à desexigences législatives cumulatives se résolvant nécessairement auprofit du plus rigoureux 928, qu’à des ordres contradictoires, assortis

Aspects économiques du droit international privé 325

Page 108: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

929. Sur ce point, voir D. Ellis, « Projecting the Long Arm of the Law : Extra-territotrial Criminal Enforcement of US Antitrust Laws in the GlobalEconomy », Wash. Univ. Global Stud. LR, vol. 1 (2002), p. 477.

930. Sur cette implication d’intérêts d’ordre différent, R. Weintraub, « TheExtraterritorial Application of Antitrust and Securities Laws : An Inquiry into theUtility of a “Choice-of-Law” Approach », Tex. L. Rev., vol. 70 (1992), p. 1799 ;A. Lowenfeld, International Litigation…, précité note 244, p. 3 ; JurgenBasedow, « Conflicts of Economic Regulation », précité note 27. Cette vision desconflits de lois contraste avec la conviction traditionnelle, fameusement expri-mée par Lord Wilberforce dans l’affaire Westinghouse, selon laquelle la mise enœuvre du droit public étranger équivaut nécessairement à la promotion par l’Etatdu for d’un intérêt antagoniste : « It is axiomatic that in anti-trust matters, thepolicy of one state may be to defend what it is the policy of another to attack »(1978 AC, pp. 616-617). Sur l’apparition d’intérêts étatiques dans les fonde-ments des règles de conflit communautaires, voir supra nos 206 ss.

931. Sur le rôle du private attorney general dans le contentieux économiqueinternational, H. Buxbaum, « The Private Attorney General... », précité note 338.Sur l’hypothèse inverse, induisant un brouillage symétrique des catégories,A. Penneau, « La sanction civile des contrats commerciaux déloyaux par l’effetde substitution d’une autorité publique », D., 2003, Cahier droit des affaires,p. 1278.

dans les cas les plus graves de sanctions pénales 929. Ainsi, l’intensitédes conflits atteste à elle seule la présence, dans des contentieuxentre personnes privées, d’intérêts d’une tout autre nature que ceuxqui ont présidé à l’élaboration de la théorie traditionnelle du conflitde lois 930. Loin d’être un phénomène marginal, l’essor des lois depolice véhiculant des politiques étatiques exprime des changementsplus profonds affectant l’objet et la nature de cette discipline dans lechamp économique. On est amené une nouvelle fois à s’interrogersur la réalité de la distinction entre les sphères publique et privée, oudu moins sur son tracé lorsque des intérêts étatiques apparaissent àtravers un contentieux entre personnes privées.

265. Si la question de la portée spatiale des réglementationsnationales de droit économique fait l’objet d’une attention beaucoupplus soutenue aux Etats-Unis qu’en Europe, l’explication résideessentiellement, au-delà de l’ancienneté des législations fédérales enmatière d’antitrust ou de securities, dans le fait que la premièred’entre elles est régulièrement invoquée devant le juge judiciairedans le contexte de l’action en dommages-intérêts triples du privateattorney general, spécialement créée par le Clayton Act afin d’assu-rer que les violations du droit de la concurrence soient effectivementpoursuivies. Or, l’écran de l’action privée du private attorney gene-ral, incité par la perspective de dommages-intérêts punitifs à pour-suivre des infractions au droit économique pour le compte des auto-rités publiques 931, dissimule mal l’implication directe des Etats dans

326 Horatia Muir Watt

Page 109: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

932. L’un des symptômes en est la présence systématique d’Etats étrangersdevant les juridictions américaines en qualité d’amicus curiae dans les conten-tieux économiques internationaux. Voir sur ce point A. Lowenfeld, InternationalLitigation, précité note 244 ; L. Collins, Essays in International Litigation,Oxford, 1993, en particulier, « Blocking and Clawback Statutes : The UnitedKingdom Approach », p. 333.

933. Sur ces deux sources parallèles et leur décalage, H. Buxbaum, « The Pri-vate Attorney General », précité note 338.

934. Pour le cas du droit allemand, qui consacre une telle action, laquellereste cependant largement ineffective, voir J. Basedow, « The Private Enforce-ment of Art. 81 EC : A German View », http://www.iue.it/RSCAS/Research/Com-petition/2001/Basedow.pdf, p. 7. Cependant, sur l’émergence dans la jurispru-dence française d’une fonction punitive des dommages-intérêts alloués sur lefondement de l’article 1382 du Code civil en cas de pratique anticoncurrentielle,voir D. Fasquelle, « Les dommages et intérêts en matière anticoncurrentielle »,Rev. conc. consom., mai-juin 2000, p. 14.

Néanmoins, le succès très relatif de l’action privée explique sans doute pour-quoi c’est l’arbitrage international, à l’occasion de la prise en considérationincidente de l’impact du droit de la concurrence sur la validité du contrat prin-cipal, qui semble avoir contribué de façon prépondérante à l’émergence du cri-tère des effets (voir L. G. Radicati di Brozolo, « Antitrust : A Paradigm... »,précité note 314).

935. Pour l’abondante spéculation doctrinale relative à l’impact de l’exten-sion du champ de l’arbitrabilité aux questions relevant du champ de l’article 81,paragraphe 3, du traité CE, voir par exemple W. Abdelgawad, « L’arbitrageinternational et le nouveau règlement d’application des articles 81 et 82 CE »,Rev. arb., 2004, p. 253, relevant « la tendance à la privatisation du droit de laconcurrence » ; A. Kominos, « Arbitration and the Modernisation of EuropeanCompetition Law Enforcement », World Competition, 2001, p. 221 ; L. Idot,« Arbitration and the Reform of Regulation 17/62 », European Competition LawAnnual 2001 : Effective Private Enforcement of EC Antitrust Law, C. D.Ehlermann et I. Atanasiu (dir. publ.), Oxford, Hart Publishing, 2003, p. 305.

936. Règlement CE 1/2003 du 16 décembre 2002 relatif à la mise en œuvredes règles de concurrence des articles 81 et 82 du traité CE.

le contentieux international 932. Ainsi, une importante jurisprudencerendue sur ce dernier fondement relative au champ spatial de laréglementation fédérale coexiste avec les guidelines administrativesqui orientent les décisions des autorités de concurrence dans la pour-suite des comportements anticoncurrentiels dépassant le seul terri-toire national 933. De ce côté-ci de l’Atlantique, en revanche, l’actionprivée tendant directement à sanctionner, sur un fondement délictuel,la violation du droit économique n’a connu jusqu’ici qu’un faibledéveloppement 934. La nouvelle décentralisation du droit de laconcurrence est sans doute de nature à encourager le développementd’une telle action privée devant les juridictions nationales ou mêmedevant les arbitres 935, désormais appelés à faire une applicationdirecte de l’article 81, paragraphe 3, du traité CE 936. Cependant onpeut penser que l’efficacité en demeurera limitée si elle ne s’ac-compagne pas d’une incitation à agir sous la forme de dommages-

Aspects économiques du droit international privé 327

Page 110: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

937. Comparer J. Basedow, « The Private Enforcement... », précité note 934,proposant que la Commission considère le modèle américain du private attorneygeneral.

938. H. Buxbaum, « The Private Attorney General... », précité note 338.939. J. Paul, « Comity in International Law... », précité note 7, expliquant

comment le concept de comity invoqué à l’appui de ces différentes solutions, aété mis tour à tour au service de visions très variables de l’ordre international etde la fonction qu’y exerce le juge national.

940. 213 US 347 (1909). Comparer la solution territorialiste pareillementconsacrée par le même juge en matière de conflit de lois : Slater v. MexicanNational RR Co., 194 US 120.

941. 148 F. 2d 416 (2d Cir., 1945). Comparer le local law theory mise enœuvre dans l’arrêt rendu par le même juge dans Guinness v. Miller, 291 F. 769(SDNY) : une juridiction ne peut mettre en œuvre un droit autre que le sienpropre.

942. Sur ce point, voir W. Dodge, « Extraterritoriality and Conflict of LawsTheory... », précité note 335.

intérêts punitifs 937. Quoi qu’il en soit de l’évolution du droit com-munautaire sur ce point, il est apparent que le droit américain, plusdéveloppé, est également empreint d’une profonde contradictionconcernant la mise en œuvre du critère des effets selon le contexteprocédural dans lequel il est invoqué 938.

B. La géométrie variable des intérêts étatiques

266. S’agissant de déterminer le champ du droit fédéral à l’occa-sion d’actions introduites par un private attorney general, le parallé-lisme des doctrines utilisées par les juges en ce domaine avec cellesqui déterminent les solutions des conflits de lois intrafédéraux estfrappant 939. Ainsi, au début du XXe siècle, dans l’affaire AmericanBanana, le juge Holmes évoque la stricte territorialité du droit fédé-ral dans des termes qui rappellent la théorie des droits acquis 940.L’impact du legal realism se ressent en revanche dès 1945 dans ladécision du juge Learned Hand, dans le grand arrêt Alcoa, qui faitbasculer la lecture des exigences du droit international vers le critèredes « effets » 941. A la même époque, les conflits de lois s’affranchis-saient des solutions territoriales, perçues comme injustes et méca-niques. Mais l’arrêt Alcoa atteste aussi incontestablement l’influencecontemporaine du local law theory de W. W. Cook : l’application dela loi fédérale est justifiée dès lors que les effets du comportementanticoncurrentiel se ressentent sur le marché national, indépendam-ment de toute considération des intérêts des autres Etats 942. Plustard, le juge Choy, dans l’arrêt Timberlane, plébiscité par l’article 403du troisième Restatement des relations extérieures des Etats-Unis,se montra prêt à incorporer les solutions souples récemment consa-

328 Horatia Muir Watt

Page 111: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

943. 549 F. 2d 597 (9th Cir., 1976).944. H. Buxbaum, « The Private Attorney General... », supra note 338, p. 227.945. Sur l’état actuel des conflits de lois aux Etats-Unis, voir S. Symeonides,

« The American Choice of Law Revolution... », précité note 109.946. 509 US 764 (1993).947. Voir, par exemple, R. Beckler et M. Kirtland, « Extraterritorial Appli-

cation of US Antitrust Law : What Is a “Direct, Substantial and ReasonablyForeseeable Effect” under the Foreign Trade Antitrust Improvements Act ? »Tex. Int. LJ, vol. 38 (2003), p. 11. Le Foreign Trade Antitrust Improvements Act(FTAIA), visé dans cet article, a modifié en 1982 le Sherman Act pour exempterde l’application de celui-ci les comportements anticoncurrentiels à l’exportation.L’acte retrouve son applicabilité toutefois s’ils affectent le marché américain defaçon directe et substantielle. Le champ de cette exception est en jeu dans l’af-faire Empagram, tranchée par la Cour suprême en 2004 (voir infra no 271).

948. Les cours d’appel fédérales se sont divisées sur la question de savoir sil’exception admise par le FTAIA (précitée note précédente) permet ou non d’ap-pliquer le Sherman Act dans le cas où un comportement anticoncurrentiel inter-venu en dehors du marché américain implique simultanément des dommagesaux Etats-Unis et sur des marchés étrangers, et est invoqué dans le cadre d’uneaction privée devant le for américain par les victimes du dommage survenu surle marché étranger (voir, pour le cinquième circuit, Den Norske Stats OljeselskapAs v. HeereMac Vof, 241 F. 3d 420 (CA5 2001), refusant l’applicabilité de la loifédérale à l’égard du dommage affectant le marché étranger et, pour le deuxièmecircuit, Kruman v. Christie’s Int., PLC, 284 F. 3d 384 (CA2 2002), estimant quela loi fédérale peut s’appliquer alors même que le dommage affectant le marchéétranger est indépendant de celui qui survient sur le marché américain).

crées par le second Restatement en matière de conflit de lois, defaçon à élaborer un « balancing test » destiné à subordonner lamise en œuvre du droit fédéral à la prise en considération de l’inten-sité respective des intérêts étatiques concurrents 943. C’est au demeu-rant cette solution qui inspire les lignes directrices (guidelines)appliquées par les autorités administratives lorsqu’elles poursuiventelles-mêmes une violation du droit fédéral de la concurrence 944.

267. Plus récemment, cependant, alors que l’éclectisme méthodo-logique pratiqué par les juges en matière de conflits de lois tend àinstaurer un lex forisme généralisé 945, l’arrêt Hartford Fire de laCour suprême, rendu en 1993 dans une hypothèse d’action privéesur le fondement du Clayton Act, consacra, de nouveau, une versionplus exclusive du critère des « effets » 946. En effet, l’arrêt consacrel’applicabilité quasi systématique du droit fédéral dès lors que lemarché américain est « substantiellement affecté », cantonnant laprise en compte des intérêts concurrents d’autres Etats à la seulehypothèse, exceptionnelle, d’un « vrai conflit » — strictement définicomme la situation où le destinataire de deux normes impérativessimultanément applicables ne peut en respecter l’une sans violerl’autre. Cet arrêt a provoqué un débat intense, tant doctrinal 947 quejudiciaire 948, moins sur le point de savoir si l’Etat où sont ressentis

Aspects économiques du droit international privé 329

Page 112: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

949. W. Dodge, « Extraterritoriality and Conflict of Laws Theory... », préciténote 335 ; Ph. McConnaughy, « Reviving the Public Law Taboo... », préciténote 335.

950. E. Fox, « National Law, Global Markets and Hartford », précité note 27.951. Sur les différentes significations de l’unilatéralisme dans ce contexte,

voir W. Dodge, « Extraterritoriality and Conflict of Laws Theory... », préciténote 335. Pour l’auteur, « l’unilatéralisme judiciaire» signifie que le for ne prend pasen compte les intérêts des autres Etats afin de déterminer sa propre compétence.

952. Sur ces arrêts, voir supra nos 102 ss.953. Voir H. Buxbaum, « The Private Attorney General », précité note 338,

montrant à partir de l’exemple d’un arrêt de 1996 du neuvième circuit MetroIndustries v. Sammi Corp. (821 F. 3d 839), comment le seul contexte procédural,déterminé ici par le hasard de l’absence d’une clause de choix de for, peutdéclencher l’un ou l’autre régime.

954. La même remarque peut être faite au demeurant au sujet de la portéedans l’espace des Securities Acts : voir H. Kronke, « Capital Markets and theConflict of Laws », précité note 28.

les effets d’un comportement anticoncurrentiel a bien un intérêt àsanctionner celui-ci qu’en vue de déterminer dans quelle mesure untel intérêt revêt un caractère exclusif, ou au contraire doit être mis enbalance avec celui, le cas échéant aussi impérieux, d’autres Etats,dont celui par exemple où la conduite litigieuse a eu lieu, ou encore,dans le cas d’un cartel global, celui des autre marchés affectés.Ainsi, il a été tour à tour salué 949 et condamné 950 comme le retour del’« unilatéralisme judiciaire », en ce sens que la détermination duchamp de la loi du for aurait lieu sans égard pour les autres intérêtsen présence 951.

268. En même temps, les arrêts rendus dans l’affaire Lloyd’s dansle domaine voisin des securities, qui font apparemment aussi peu decas des intérêts impératifs de la loi du for que l’arrêt Hartford Firesemble leur accorder une priorité, ont contribué à jeter le trouble 952.Il existe en effet un curieux décalage entre le cas où la loi antitrustest invoquée par une personne privée en qualité de private attorneygeneral, qui bénéficie du champ très expansif de la loi fédéraledéfini par référence à la seule existence d’un effet anticoncurrentielaux Etats-Unis, et celui où elle est invoquée à l’appui d’unedemande de nullité d’une clause d’arbitrage ou attributive de juri-diction, et où elle jouit d’une impérativité diminuée, comme dansl’affaire Mitsubishi 953. En outre, les guidelines appliquées par lesautorités administratives continuent à mette en œuvre un critèresouple, analogue à celui du troisième Restatement des relations exté-rieures. La loi économique fédérale semble ainsi avoir une géométrie,ou du moins une intensité, variable, selon le contexte procédural danslequel elle est invoquée 954. La doctrine appelle de ses vœux un ali-

330 Horatia Muir Watt

Page 113: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

955. W. Dodge, « Extraterritoriality and Conflict of Laws Theory... », préciténote 335 ; Ph. McConnaughy, « Reviving the Public Law Taboo... », pré-cité note 335.

956. H. Buxbaum, « The Private Attorney General... », précité note 338.957. Voir A. Lowenfeld, International Litigation and the Quest for Reason-

ableness, précité note 244.958. Le terme « prescriptive comity » (qui vise une analyse fondée sur le

comity en vue de déterminer le champ de la compétence législative) a été utilisépar le juge Scalia dans son opinion dissidente dans l’affaire Hartford Fire puis

gnement, parfois dans le sens d’une réaffirmation du « tabou du droitpublic » selon une version expansive du critère des effets exclusivede toute prise en considération d’intérêts concurrents 955, mais plusfréquemment en vue de généraliser la mise en balance des intérêts,du moins dans le cas des actions du private attorney general 956.C’est dans ce contexte qu’est intervenu, en mai 2004, l’arrêtEmpagran, qui semble annoncer un tournant important dans l’inter-prétation judiciaire des exigences du prescriptive comity à l’occasiondes conflits de droit public économique.

Par. 2. La « quête du raisonnable » 957

269. En l’absence de discipline institutionnelle supranationale, laréduction de l’état chaotique de l’ordre international généré parl’unilatéralisme des réglementations de droit économique ne peutguère se faire que par les initiatives individuelles des Etats dans lesens d’une attitude plus coopérative. Une évolution en ce sens sup-poserait que la communauté internationale accepte de se soumettre àune règle de raison impliquant la prise en compte par chaque for desintérêts des autres. A ce jour, la percée la plus importante sur cettevoie s’est faite, aux Etats-Unis, sous l’égide du comity, au moyen del’emprunt de méthodes de raisonnement souples, proximistes, quitrouvent leur inspiration dans les méthodologies applicables enmatière de conflits de lois de droit privé (A). Or le sens même de cetemprunt contient peut-être en germe la réponse aux objections géné-ralement soulevées, de part et d’autre de l’Atlantique, lorsqu’il s’agitd’envisager la pesée par le juge judiciaire des intérêts étatiques dansle domaine économique (B).

A. « Prescriptive Comity » 958

270. Inspirée à son heure par l’important arrêt Timberlane rendupar la cour fédérale d’appel du deuxième circuit, la section 403 (2)du troisième Restatement des relations extérieures des Etats-Unis a été

Aspects économiques du droit international privé 331

Page 114: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

repris par le juge Breyer au nom de la majorité dans l’affaire Empagram en2004. La meilleure façon de le comprendre est sans doute d’y voir, commeA. Lowenfeld, une règle de raison imposant de tenir compte des intérêts desautres Etats. Sur l’histoire et la signification de la notion de comity dans le droitinternational privé américain, et sur les rapports entre politique et comity, invo-qué tantôt comme une passerelle entre la politique et le conflit de lois, tantôtcomme un filtre, voir J. Paul, « Comity in International Law », précité note 7. Defaçon intéressante, le même concept a connu un renouveau récent dans la juris-prudence anglaise, notamment dans le contexte de l’octroi international deremèdes injonctifs (voir Dicey et Morris, The Conflict of Laws, 13e éd., parL. Collins (dir. publ.), Sweet & Maxwell, par. 1-010, p. 5). Dans les deuxcontextes, son invocation semble liée à la perception qu’un conflit de lois ou dejuridictions implique des intérêts étatiques et que la présence de ceux-ci exigeune certaine modération dans l’exercice de la compétence.

959. S’exprimant au nom de la Cour dans l’arrêt Timberlane, le juge Choyfait délibérément référence aux critères de la section 6 du second Restatementdes conflits de lois. Les divers facteurs à prendre en considération au regard dela section 6 et de la section 403 (2) du troisième Restatement des relations exté-rieures sont très similaires.

960. Voir A. Lowenfeld, International Litigation, cité supra note 244, p. 19,expliquant que le terme a été évité moins en raison de ses incertitudes que parcequ’il pourrait suggérer que la recherche du raisonnable ne serait pas de l’ordredu juridique. D’autres auteurs, critiques ou non, ont pourtant caractérisé l’ap-proche du troisième Restatement comme une application du concept de comity(voir par exemple, F. Juenger, « Constitutional Control of Extraterritoriality ? AComment on Professor Brilmayer’s Appraisal », Law and Contemp. Prob.,vol. 50 (1987), p. 39.

961. Notamment, il est utilisé par le juge Breyer dans l’arrêt Sosa v. Alvarez-Machain (voir supra no 255).

rédigée par le professeur Lowenfeld, auteur par ailleurs d’unouvrage au titre évocateur, International Litigation and the Quest forReasonableness, qui explique l’esprit d’ouverture et de coopérationdans lequel la section 403 (2) a été conçue. Cette disposition indiquequ’un Etat doit avoir égard au raisonnable dans l’interprétation duchamp spatial de la compétence législative (prescriptive jurisdic-tion). Si celle-ci existe en principe en vertu du lieu de la conduitelitigieuse, ou des effets ressentis, ou encore de la nationalité desacteurs, sa mise en œuvre concrète est subordonnée en revanche àune appréciation du raisonnable dans chaque cas. Cette démarche endeux temps prolonge le parallélisme déjà relevé entre les méthodo-logies utilisées en matière de conflit de lois et celles qui permettentde délimiter le champ spatial de la loi fédérale économique ; l’ap-proche retenue est de type « proximiste », analogue au critère fonc-tionnel du « lien le plus étroit » qui se trouve consacré à la section 6du second Restatement des conflits de lois 959. Le terme « comity » aété délibérément évité dans le texte 960, mais il vient en revanche trèsfacilement sous la plume des juges qui s’y réfèrent 961, qui rappellent

332 Horatia Muir Watt

Page 115: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

962. Cf. l’opinion du juge Breyer dans Howe v. Goldcorps. Invs. Ltd. 946 F.2d 944 (1st Cir., 1991), repris en 2004 dans l’opinion qu’il exprime pour lamajorité dans l’affaire Empagran :

« The growing interdependance of formerly separate national economies,the increased extent to which commerce is international and the greaterlikelihood that an act performed in one country will affect citizens ofanother, all argue for expanded efforts to help the world’s legal systemswork together, in harmony, rather than at cross purposes. »

963. Pareille analyse en deux temps rappelle à son tour, en matière de com-pétence juridictionnelle, le double test que commande l’exigence de due process,ou encore la mise en œuvre du forum non conveniens.

964. Voir sur ce point A. Lowenfeld, International Litigation…, supranote 244, pp. 25 ss.

965. La question tend à devenir récurrente en présence de la multiplication decartels à l’échelle du marché global, de savoir si la loi fédérale permet de fonderl’action de victimes étrangères se prévalant des effets dommageables de com-portements anticoncurrentiels ressentis sur un marché étranger, dans le cas oùles mêmes comportements produisent également leurs effets anticoncurrentielsaux Etats-Unis. Elle a été tranchée dans des sens divers par les différents circuits(comparer supra note 948).

966. F. Hoffmann-La Roche Ltd. v. Empagran SA, 124 S. Ct. 2359 L. Ed. 2d 226.

sous ce rapport le besoin croissant d’une attitude coopérative de lapart des juges nationaux induit par l’interdépendance des écono-mies 962. Ainsi, l’application effective de la loi du for est subordon-née à un balancing test destiné à tenir compte dans chaque cas desintérêts des autres Etats intéressés 963. Cependant, on sait que, dansl’affaire Hartford Fire, l’opinion majoritaire a réduit le champ dutest au cas, plutôt exceptionnel, d’un conflit impliquant des ordresvéritablement contradictoires émanant respectivement des Etats deslieux de la conduite et des effets, alors que l’opinion dissidente dujuge Scalia voulait étendre plus largement le champ du prescriptivecomity. Aucune de ces deux versions n’a recueilli l’approbation del’auteur du texte 964. De telles incertitudes ont provoqué une impor-tante division des cours d’appel fédérales sur la signification et laportée du critère des effets 965.

271. Ces hésitations expliquent pourquoi la Cour suprême aconsenti à reconsidérer, dans l’affaire Hoffman La Roche v.Empagran 966, la question de savoir si la mise en balance des intérêtsconcurrents est susceptible d’infléchir l’application du critère des« effets ». Dans ce cas, qui concernait un cartel de vitamines affectantles prix pratiqués sur le marché d’un grand nombre d’Etats, il s’agis-sait plus précisément de savoir si la loi fédérale pouvait fonder uneaction de private attorney general intentée collectivement par lesvictimes étrangères de dommages subis sur un marché étranger, dansle cas où des effets similaires avaient été ressentis sur le marché

Aspects économiques du droit international privé 333

Page 116: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

967. Les juges d’appel (cour d’appel fédérale du circuit du district de Colum-bia) avaient jugé que la loi fédérale devait s’appliquer, pour des raisons qui fai-saient une large place au caractère global du cartel (citant l’opinion dissidentedu juge Higgenbotham dans Den Norske — voir le texte).

968. L’analyse économique insiste depuis longtemps sur la nécessité de tenircompte des externalités dans le cas d’un cartel global, c’est-à-dire de la totalitédes effets de l’entente sur d’autres marchés, voir E. Fox, « Global Markets,National Law, and the Regulation of Business... », Transnational Legal Pro-cesses, précité note 38, p.141, « counting all the costs » ; comparer égalementdans le même sens l’étude de A. Guzman, « Conflict of Laws : New Found-ations », précitée note 264, et sur laquelle infra no 289.

969. Pour ce juge, la décision de ne pas appliquer la loi fédérale serait denature à transformer l’immunité conférée par le Foreign Trade Antitrust Improve-ments Act, 1982, aux exportateurs américains en avantage pour les entreprisesétrangères cherchant à restreindre la concurrence aux Etats-Unis. Est-ce un effetboomerang de la tentative du législateur américain d’exporter ses coûts aumoyen du FTAIA ? (sur ce point, voir supra note 762). Quoi qu’il en soit, selonce juge :

« A worldwide price-fixing scheme could sustain monopoly prices in theUnited States even in the face of such liability if it could cross-subsidize itsAmerican operations with profits from abroad. Unless persons injured bythe conspiracy’s effects on foreign commerce could also bring anti-trustsuits against the conspiracy, the conspiracy could remain profitable andundeterred. »

Cette opinion a été reprise par la cour d’appel dont l’arrêt a été censuré dans laprésente affaire. Comparer, pour d’autres arguments économiques contre la déci-sion de la cour d’appel du deuxième circuit dans Den Norske, W. Tuttle, « TheReturn of Timberlane ? The Fifth Circuit Signals a Return to Restrictive Notionsof Extraterritorial Antitrust », Vand. J. Transnat. L., 2003, p. 319.

américain mais n’y donnaient pas lieu à une action analogue 967. Abien des égards, la question était plus complexe que celle qui s’étaitposée dans Hartford Fire. De fait, le développement contemporainde cartels destinés à capter les effets de la globalisation pose defaçon aiguë la question de la coordination des droits nationaux de laconcurrence. De telles ententes ne peuvent être effectivement com-battues que si d’une façon ou d’une autre elles sont saisies à traversla totalité de leurs effets sur le plan mondial 968. Par conséquent, uneappréhension extensive de la compétence de chacun des Etats affec-tés semble appropriée, au moins dans un premier temps. Commel’indique le juge Higgenbotham dans son opinion dissidente devantla cour d’appel du cinquième circuit dans l’affaire Den Norsk, dis-qualifier d’emblée la loi de l’un ou l’autre des marchés affectés dansle cas d’un cartel global créerait un risque de sous-régulation ; desentreprises exerçant des activités sur plusieurs marchés pourraientainsi être tentées de profiter du compartimentage des compétencesafin de compenser la responsabilité engagée dans l’Etat du for parles profits illicites extorqués sur un marché étranger 969.

334 Horatia Muir Watt

Page 117: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

970. La Cour ajoute un argument économique tiré de l’impact de condamna-tions punitives sur les incitations des entreprises, que tentent de préserver leslégislations étrangères moins dissuasives, à entrer dans une négociation pénale.Sur les vrais conflits que suscite la divergence des méthodes de sanction etd’exécution, alors même que les politiques de fond convergent en ce quiconcerne l’interdiction du cartel, voir Jurgen Basedow, « International Anti-trust... », précité note 320.

971. L’auteur de ces lignes a soutenu le caractère approprié d’une démarcheen deux temps dans un brief d’amicus curiae, déposé dans cette affaire pour lecompte des défendeurs, et cosigné avec R. Michaels et H. Buxbaum.

972. Cependant la cour indique qu’une analyse au cas par cas des exigencesdu comity dans l’hypothèse où le dommage dont la réparation est demandéeaurait été subi sur un marché étranger serait excessivement complexe, car néces-sitant notamment une comparaison entre la loi fédérale américaine et les loisétrangères des autres marchés concernés relatives aux sanctions applicables àtoutes sortes de conduites anticoncurrentielles.

973. La cour souligne bien qu’elle tient pour autonomes les divers dom-mages subis sur les différents marchés nationaux en raison du cartel. Les défendeurscontestaient cette analyse, en faisant valoir l’unicité du dommage global, mais lacour n’y répond pas, l’argument n’ayant pas été soulevé devant la cour d’appel.

272. Mais, d’un autre côté, une telle situation met incontestable-ment en jeu des intérêts très sensibles des autres Etats affectés, enparticulier à travers les politiques poursuivies de part et d’autre enmatière de sanction des ententes anticoncurrentielles. Comme l’a faitvaloir le Gouvernement allemand dans son brief d’amicus curiae,admettre l’action collective en dommages-intérêts punitifs devant lesjuges américains au profit des victimes de dommages subis sur lemarché allemand risquerait de subvertir la politique allemande ten-dant à protéger les entreprises allemandes contre ce type de condam-nation à fonction répressive 970. Sans qu’il soit absolument clair si lamise en œuvre du critère des effets exclut ou non la démarche endeux temps préconisée par la section 403 (2) 971, à laquelle elle seréfère par ailleurs 972, la cour se déclare, à travers le juge Breyer, par-ticulièrement sensible à cette dernière considération, au nom du res-pect de prescriptive comity. Elle juge qu’il ne serait pas raisonnable,compte tenu des autres intérêts en jeu, de faire application de la loifédérale américaine pour sanctionner des comportements anticoncur-rentiels en raison de dommages subis sur un marché étranger 973. Il ya là très clairement un effort délibéré d’autolimitation du champ dela loi fédérale, consenti au nom de l’interdépendance des économiesnationales et du respect pour les intérêts des autres Etats impliqués.

B. Le rôle du juge judiciaire en question

273. Le rapprochement méthodologique entre les exigences deprescriptive comity et le règlement des conflits de lois de droit privé

Aspects économiques du droit international privé 335

Page 118: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

974. Sur le caractère fonctionnel des règles de conflit bilatérales,voir B. Audit, « Le caractère fonctionnel de la règle de conflit », préciténote 102.

975. Sur les critiques qui ont été adressées à la section 403, paragraphe 2, surce terrain, voir A. Lowenfeld, International Litigation…, précité note 244, p. 19.Si ces objections ne semblent pas perturber la Cour suprême, celle-ci rejette lasolution qui consisterait à examiner au cas par cas les exigences du comity dansl’hypothèse où une action aurait été intentée aux Etats-Unis en raison d’un dom-mage subi sur un marché étranger, au motif qu’une telle appréciation implique-rait notamment une évaluation d’ordre économique qui dépasse ses capacités etne pourait être faite de façon simple et efficace. En l’occurrence deux briefsconcurrents d’amicus curiae avaient été déposés sur les effets économiquesd’une condamnation punitive par les juges américains, les uns soutenant qu’une

suggère que, dans le premier cas, l’exercice auquel se livre le jugejudiciaire lorsqu’il met en balance des intérêts des Etats ne diffèrepas fondamentalement de l’approche fonctionnelle qui fonde, dans lesecond, l’analyse des intérêts gouvernementaux ou, plus subtilement,les règles de conflit bilatérales 974. L’importance respective des inté-rêts étatiques en jeu peut être mesurée à travers des critères se rap-portant à la signification des liens entre la loi et la situation liti-gieuse, sans qu’il soit nécessaire à cet égard d’apporter un jugementpolitique qui serait distinct d’une évaluation de proximité eu égardaux finalités poursuivies. Ce constat suggère qu’il est possible derépondre aux objections généralement opposées à ce que le jugejudiciaire procède à la pesée des intérêts gouvernementaux dans lecontentieux international de droit économique (a)). Bien entendu,pour l’heure, la question du poids respectif à accorder aux diversfacteurs devant entrer en considération n’est pas suffisamment affi-née pour dispenser d’une certaine part de casuistique, et cela d’au-tant que cette appréciation ne tend qu’à établir, unilatéralement,l’étendue de la compétence étatique (b)).

a) Le juge judiciaire et la pesée des intérêts étatiques

274. En effet, la politisation du contentieux économique interna-tional entre personnes privées soulève deux types d’interrogations,qui concernent tous deux la fonction du juge. Elle invite d’une partà s’interroger sur le rôle approprié du juge judiciaire dans la mise enœuvre de cette « quête du raisonnable ». On se demande en effet si,en tant qu’organe appelé à trancher des contentieux de droit privé, ilest véritablement en mesure de porter un jugement sur les intérêtsétatiques en jeu, perçu comme une évaluation d’ordre essentielle-ment politique 975. Toute l’ambiguïté de l’institution du private attor-

336 Horatia Muir Watt

Page 119: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

telle condamnation favoriserait la dissuasion des cartels, les autres faisant valoirqu’elle supprimerait l’incitation des entreprises étrangères à entrer dans unenégociation pénale dans leur propre pays.

976. Sur l’ensemble de la question, voir P. Mayer, « Les lois de police étran-gères... », précité note 557.

977. W. Dodge, « Extraterritoriality and Conflict of Laws Theory... », préciténote 335 ; Ph. McConnaughy, « Reviving the Public Law Taboo... », préciténote 335.

978. W. Dodge, ibid.979. J. Yoo, « Federal Courts as Weapons of Foreign Policy », Hastings LR,

vol. 20 (1997), p. 747. Si la démarche conséquentialiste caractéristique de ladoctrine des intérêts gouvernementaux a favorisé l’émergence du critère des« effets » sur le plan international, il ne faut pas oublier que cette doctrine refu-sait précisément au juge, pour des raisons liées certes au fonctionnement du sys-tème fédéral, la possibilité de peser les intérêts respectifs des Etats.

ney general réside sans doute dans le fait qu’elle ne fait que partiel-lement écran à l’égard de l’intérêt public qui transparaît sous l’actionpropre du demandeur. A supposer toutefois que ce premier obstaclepuisse être surmonté, l’implication d’un enjeu politique incite,d’autre part, à aborder la question de l’applicabilité des lois depolice étrangères devant le juge du for 976. En sa qualité d’organe del’Etat du for, on lui refuse traditionnellement le pouvoir de mettre enœuvre des lois de droit public étranger, au nom du « tabou du droitpublic » 977. De façon intéressante, alors même que, comme on l’a vu,la réflexion relative à la voie que pourrait prendre le critère de lamise en balance des intérêts est plus riche aux Etats-Unis qu’enEurope, la tradition européenne semble en revanche plus avancéedans la réponse à cette double question soulevée par le statut du jugejudiciaire. Les deux composantes de celle-ci sont au demeurantétroitement solidaires. Dès lors en effet que la nature des intérêts enjeu n’exclut pas que le juge judiciaire puisse se prononcer sur leurévaluation, il ne semble pas y avoir de raison de l’empêcher d’appli-quer la loi qui les exprime, fût-elle étrangère.

275. L’inaptitude du juge à évaluer l’importance respective desintérêts des divers Etats représente l’un des principaux argumentsformulés par la doctrine américaine en faveur de l’« unilatéralismejudiciaire », entendu comme le refus de toute mise en balance desintérêts par le juge du for 978. Ainsi, les juges ne devraient pas appa-raître comme les rouages de la politique extérieure de l’Etat dont ilsrelèvent 979. Cependant, comme il a déjà été relevé, la présence d’in-térêts proprement étatiques dans le champ des contentieux entre per-sonnes privées rend problématique toute distinction tranchée entreles litiges transfrontières qui mettraient en cause les seuls intérêts

Aspects économiques du droit international privé 337

Page 120: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

980. Voir supra no 14 et nos 39 ss.981. Sur cette spécificité, qui tient à la présence à la fois d’intérêts étatiques

et de sanctions particulières, et à l’impact du critère des effets, voir J. Basedow,« International Antitrust... », précité note 320.

982. Ce n’est pas à dire qu’il faille livrer ces intérêts à la seule volonté desparties (voir supra nos 128 ss.).

983. Pour une réflexion sur la typicité des intérêts en jeu dans les contentieuxde droit économique, voir H. Kronke, « Capital Markets and the Conflict ofLaws », précité note 28 ; R. Hillman, « Cross-Border Investment... », préciténote 344, p. 351 ; R. Wai, « Transnational Liftoff... », précité note 35, p. 270, sug-gérant qu’un accueil plus généreux du droit public étranger permettrait notam-ment de résoudre les problèmes de sous-régulation de l’ordre international.

privés, et les considérations spécifiques qui entrent en compte lors-qu’il s’agit de définir le champ spatial de lois de police ou « régula-toires » 980. Il ne s’agit pas, bien sûr, de nier l’irréductible spécificitédes conflits de lois impliquant des enjeux étatiques 981. Mais tant latypicité des intérêts qui tendent à apparaître dans le domaine des rap-ports économiques transfrontières que leur interdépendance tendentà suggérer que leur gestion n’est pas nécessairement en dehors de laportée du juge de droit privé, qui est en mesure de s’y livrer sans quesa fonction s’en trouve nécessairement dénaturée ; l’arbitrabilité descontentieux internationaux mettant en cause des intérêts à caractèrepublic tendrait à le confirmer amplement 982. A cet égard, on a l’im-pression que les conflits de droit public économique en sont aujour-d’hui au même point où se sont trouvés les conflits de lois de droitprivé au tournant du siècle dernier, lorsqu’on doutait de la possibilitépour le juge du for de mettre en œuvre la loi étrangère et qu’il fallaitdonc rechercher des subterfuges, tels les droits acquis, pour per-mettre d’y parvenir néanmoins lorsque la justice l’exigeait. A cetteépoque, pareillement, la reconnaissance tant de la typicité des inté-rêts en jeu — qui a permis la construction des catégories de ratta-chement — que de leur interdépendance — qui a fait comprendre lanécessité économique et sociale de pratiquer l’ouverture à l’égarddes lois étrangères — a conduit à surmonter les obstacles tirés desliens entre le juge et la souveraineté du for. Une évolution analogueest sans doute en train de se produire, ou est en tout cas certainementenvisageable, sur le terrain des conflits de droit public économique,lorsqu’ils apparaissent devant le juge judiciaire à l’appui d’actionsprivées. Des objectifs « typiques » sont ainsi identifiables dans diversdomaines du droit économique, telle la protection des investisseursen matière de régulation boursière ou l’élimination des cartels res-trictifs de concurrence 983.

338 Horatia Muir Watt

Page 121: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

984. Ainsi, dans des affaires comme Hartford Fire ou Empagram, la questionétait de savoir si l’intérêt des Etats-Unis était suffisamment fort, compte tenu desautres rattachements de la situation litigieuse qui impliquaient le cas échéant despolitiques contraires d’autres Etats, pour imposer l’application de la loi fédéraleaméricaine — plus concrètement, pour permettre de sanctionner le comporte-ment des défendeurs au moyen de l’action privée en dommages-intérêts triples,soit dans le cas où les défendeurs avaient agi en conformité avec leur propre loisoit dans le cas où, en dépit de l’accord des Etats sur l’illicéité même de cecomportement, les sanctions divergeaient radicalement.

985. Sur les exigences de la proportionnalité relatives au champ d’applicationdes lois de police dans l’espace en droit communautaire, voir supra no 173.

986. Sur la dichotomie de la catégorie, voir A. Nuyts, « L’application des loisde police dans l’espace... », précité note 257. Les véritables difficultés concer-nant le champ de l’article 7 tiennent plutôt à l’articulation entre ce texte et lesrègles de conflit protectrices des articles 5 et 6 pour des raisons propres auxpolitiques poursuivies par ces dernières (voir sur ce point P. Lagarde, note sousl’arrêt du Bundesgerichtshof dans l’affaire dite de la Grande Canarie, 19 mars1997, Rev. crit. dr. int. pr., 1998, p. 619).

276. Or, dès lors que la typicité des intérêts en jeu autorise d’em-prunter à une méthodologie fonctionnelle ou proximiste développéeen droit privé, l’objection tirée du rôle propre du juge tombe engrande partie d’elle-même. Celui-ci n’est pas appelé à porter unjugement qualitatif ou d’ordre politique sur des intérêts étatiquesconcurrents afin d’accorder la primauté aux uns ou aux autres, maisseulement à se prononcer sur le caractère significatif des diverscontacts qu’entretient la situation litigieuse avec différents Etats auvu des politiques législatives que poursuivent ces derniers 984. EnEurope, ce point de vue semble dominer aujourd’hui, la prétention às’appliquer de la loi de police étrangère donnant lieu à une apprécia-tion sous l’angle du raisonnable, ou encore de la proportionnalité 985.Ainsi, selon l’article 7, paragraphe 1, de la Convention de Rome surla loi applicable aux obligations contractuelles, le juge du for peutdonner effet aux lois de police d’Etats tiers — laquelle catégoriecomprend très certainement les lois de droit public économique tel ledroit de la concurrence 986 — dans les cas où il l’estime approprié.En dépit de l’absence d’applications positives de ce texte, il est trèsgénéralement admis que la prise en considération des politiques éta-tiques véhiculées par ces lois de police se fera en fonction d’uneméthodologie fonctionnelle, tributaire de l’adéquation entre la poli-tique poursuivie et le champ spatial que s’assigne la loi. Le seul juge-ment ouvertement politique que comporte cette démarche concernela légitimité même de la finalité poursuivie de l’Etat étranger ou,plutôt, sa compatibilité avec les valeurs et politiques du for. Maispareil jugement ne se démarque pas essentiellement par rapport à la

Aspects économiques du droit international privé 339

Page 122: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

987. La formulation de critères de rattachement supposerait que soient préci-sées la nature et l’intensité des effets dont, pour chaque catégorie de lois écono-miques, la réalisation dans le ressort du for justifierait l’application de sa loi. Or,comme on le voit pour le droit de la concurrence, par exemple, il est difficile-ment concevable de se passer d’une appréciation judiciaire du caractère substan-tiel des effets, ainsi que de leur importance respective par rapport à ceux desautres Etats impliqués.

988. Ou, selon la terminologie des fonctionnalistes américains, de la tech-nique du datum. Sur ce que, du moins dans la tradition continentale, la techniquede la prise en considération est caractéristique du droit public et non du droitprivé, P. Mayer et V. Heuzé, Droit international privé, précité note 144, no 139.

mise en œuvre, plus traditionnelle, de l’exception d’ordre public.Certes, la prudence avec laquelle la question de l’applicabilité deslois de police étrangères est abordée dans l’article 7, paragraphe 1,de la Convention de Rome, qui laisse une marge de manœuvre salu-taire au juge du for pour déterminer, au cas par cas, l’adéquation dela prétention de la loi de police économique à s’appliquer en fonc-tion « de leur nature et de leur objet et des conséquences de leurapplication ou de leur non-application », souligne bien la spécificitédes conflits impliquant des intérêts étatiques. Notamment, pour l’ins-tant du moins, leur règlement semble devoir donner lieu à unecasuistique, qui ne se laisse pas enfermer dans l’énumération plusprécise de critères de rattachement. Autrement dit, l’applicabilitéd’une loi économique en raison d’effets ressentis dans son ressortsert de guide ou de point de départ à l’interprète, mais représentedavantage l’expression d’une démarche conséquentialiste qu’un véri-table critère de rattachement 987.

b) Le juge du for et le droit public étranger

277. Cette spécificité est-elle de nature à exclure l’applicationdirecte des lois de droit public étranger par le juge du for ? On saitque les conséquences de droit privé des lois étrangères de droitpublic, tel l’effet du droit de la concurrence sur la validité d’uncontrat, peuvent être mises en œuvre au moyen de la technique de laprise en considération 988. Mais le juge du for pourrait-il faire un pasde plus et donner effet directement au droit public étranger ? Parexemple, concevrait-on que le juge communautaire de la concur-rence mette en œuvre le droit fédéral américain de préférence au sienpropre en constatant l’existence d’un conflit ? Clairement, le droitpositif ne franchit pas encore ce pas. Comme Herbert Kronke le sou-ligne à juste titre, plus encore que l’assouplissement du critère des

340 Horatia Muir Watt

Page 123: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

989. H. Kronke, «Capital Markets and the Conflict of Laws», précité note 28,p. 288.

990. 28 USCA §1331. Les deux autres cas concernent la diversité de citoyen-neté des parties (§1332) et la matière maritime (§1333).

991. Désormais, depuis le règlement 2003/1, le juge national est égalementjuge du droit communautaire de la concurrence, mais le problème de l’applica-bilité des droits étrangers en ce domaine demeure le même.

992. Ph. McConnaughy, « Reviving the Public Law Taboo... », préciténote 335.

993. « It is axiomatic that in anti-trust matters, the policy of one state may beto defend what it is the policy of another to attack » (1978 AC, pp. 616-617).

994. En dépit de son caractère progressiste, la méthodologie souple du troi-sième Restatement des relations extérieures des Etats-Unis ne vaut qu’en vue dela détermination du champ d’application spatial de la loi fédérale et non afind’asseoir l’application d’une loi étrangère.

995. H. Kronke, «Capital Markets and the Conflict of Laws», précité note 28 ;R. Wai, « Transnational Liftoff... », précité note 35 ; H. Baade, « The Operationof Foreign Public Law », Tex. Int. LJ, vol. 30 (1995), p. 429, spéc. p. 495.

effets, ce serait la mise en œuvre de la loi économique étrangère quireprésenterait en ce domaine la véritable révolution 989. Là encore,c’est l’action privée exercée sur le fondement de la loi économiquequi brouille quelque peu les cartes sur ce point, en créant l’illusiond’une simple situation de conflits de lois de droit privé, alors qu’enréalité, même si une place est faite aux intérêts des divers Etats, ladémarche du juge ne tend qu’à définir unilatéralement le champ dansl’espace de la loi du for.

278. En effet, aux Etats-Unis, les tribunaux fédéraux disposentd’une compétence d’attribution limitée (subject matter jurisdiction)au cas où une loi fédérale est en jeu 990. Leur compétence n’existedonc pas au-delà de l’applicabilité de la loi fédérale au fond. Unesituation similaire existe pour les autorités communautaires de laconcurrence statuant sur le champ d’application du droit communau-taire, dont la situation tranche pareillement avec celle du juge dedroit privé mettant en œuvre indirectement ce dernier 991. Leur com-pétence est tributaire de l’applicabilité au fond du droit communau-taire. Pareille solution est conforme au « tabou » traditionnel du droitpublic 992. Celui-ci est fondé sur la conviction, fameusement expri-mée par Lord Wilberforce dans l’affaire Westinghouse 993, selonlaquelle l’application du droit public étranger équivaut nécessaire-ment à la promotion par l’Etat du for d’un intérêt antagoniste.Longtemps incontesté 994, cet état de choses ne s’impose pas néces-sairement. Divers courants doctrinaux s’expriment dans le sensd’une ouverture vers l’applicabilité directe du droit public étran-ger 995. Le phénomène de la prise en considération des lois de police

Aspects économiques du droit international privé 341

Page 124: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

996. La distinction est due à H. Batiffol, Aspects philosophiques…, préciténote 16, p. 110. Cependant, sur la fragilité des tentatives de la théorie du bilaté-ralisme d’évacuer le « problème d’impérativité », voir P. Gothot, « Le renouveaude la tendance unilatéraliste », précité note 645, p. 27.

997. J. Basedow, « International Antitrust... », précité note 320.998. BG 125, I, pp. 65 et 79, sur lesquels H. Kronke, « Capital Markets and

the Conflict of Laws », précité note 28, p. 270. Ces décisions acceptent decoopérer avec des demandes émanant des autorités de marché de Hong Kong etespagnoles, dans l’intérêt bien compris de la Suisse elle-même, qui peut espérerà son tour une réciprocité de la part d’Etats étrangers. Comparer d’ailleurs lesavancées de l’article 137 du Code suisse sur le droit international privé, selonlequel les juridictions suisses peuvent statuer sur une demande fondée sur la vio-lation d’un droit étranger de la concurrence.

999. Voir supra no 117.1000. X. Boucobza, L’acquisition internationale de société, précité note 382,

nos 523 ss.

étrangères peut apparaître de ce fait comme un stade dans un pro-cessus d’ouverture progressive. Il présente une analogie certaineavec la distinction entre les éléments rationnel et impératif de lanorme étrangère qui avait permis naguère de libérer l’office du jugedans le conflit de lois du poids des considérations de souverainetéétatique 996.

279. Au demeurant, les signes récents d’une orientation plusouverte à l’égard du droit public étranger, parfois appelé « positivecomity » 997, ne manquent pas en droit positif comparé, qui prendprogressivement acte de l’interconnexion des marchés et de la typi-cité des intérêts en jeu. Ainsi, dans les cas où des objectifs« typiques » sont identifiables, telle la protection des investisseurs enmatière de régulation boursière, ou l’élimination des cartels restric-tifs de concurrence, diverses formes d’autolimitation ou de coopéra-tion positive semblent possibles même dans un contexte global. Parexemple, dès 1998, le Tribunal fédéral suisse a ainsi accepté que lesautorités du for prêtent leur concours à la mise en œuvre du droitétranger de la concurrence, en raison de l’analogie des objectifspoursuivis 998. C’est au demeurant pareille typicité qui a permisd’envisager des accords de reconnaissance mutuelle en matière desecurities, entre législations partageant des objectifs similaires 999.De façon analogue, la prise en considération des lois de police étran-gères et l’autolimitation corrélative des lois impératives du for —phénomène identifié par un auteur sous le concept de « lois de policeatténuées » — ont été relevées en matière d’acquisition internatio-nale de sociétés 1000. Dans une certaine mesure, la globalisation deséconomies apparaît désormais à cet égard comme un fait qui exige

342 Horatia Muir Watt

Page 125: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1001. R. Hillmann, « Cross-Border Investment... », précité note 344 ; compa-rer dans le même sens, H. Kronke, « Capital Markets and the Conflict of Laws »,précité note 28, p. 285 ; J. Basedow, « Souveraineté territoriale et globalisationdes marchés », Recueil des cours, tome 264 (1997), p. 9. Sur cette idée, voir déjàsupra no 112.

1002. Sur ce point, E. Fox, « National Law, Global Markets and Hartford :Eyes Wide Shut», précité note 27 ; «Global Markets, National Law, and the Regu-lation of Business — A View from the Top», précité note 38, p. 135 ; S. Choi etA. Guzman, «National Laws, International Money», précité note 45.

1003. En son temps, la lex mercatoria avait déjà représenté une tentative deconcevoir une réponse au problème du déracinement de certaines relations éco-nomiques, qui ne se prêtaient pas à l’identification d’un rattachement nationalprépondérant requise par la méthode du conflit de lois. Aujourd’hui, apparais-sent d’autres types de transnationalité ou d’interconnexion qui appellentpareillement un traitement spécifique. Pour une conceptualisation originale, voirR. Michaels, « Three Paradigms of Legal Unification : National, International,Transnational », Proceedings of the 96th Annual Meeting of the Am. Soc. Int.Law, March 13-16th 2002, p. 333.

1004. L’expression est utilisée par E. Fox (« Global Markets, National Law,and the Regulation of Business — A View from the Top », précité note 38) pourdécrire une approche qui tient compte des externalités transfrontières. Compareraussi R. Wai, « Transnational Liftoff... », précité note 35, p. 250.

de surmonter le « tabou » traditionnel du droit public étranger — toutcomme l’accélération des moyens de transport et de communica-tion avait imposé aux juges de surmonter le tabou qui, à la fin duXIXe siècle, affectait encore l’application du droit étranger en matièrede droit privé. Il a même été suggéré qu’en ouvrant leurs marchés eten en acceptant l’interconnexion les Etats renoncent au monopoletraditionnel du droit public économique du for devant leurs propresautorités 1001. Mais la généralisation de ces initiatives coopérativesest évidemment une entreprise de longue haleine. En attendant, lesdivers courants contemporains qui cherchent à conceptualiser ledroit international privé global afin de mieux promouvoir une telleouverture méritent de retenir l’attention.

Section II. L’émergence d’une perspective globale

280. Le décalage qui existe entre la nouvelle interconnexion deséconomies et le compartimentage persistant des droits nationaux 1002

ne fait qu’exacerber la difficulté congénitale que pose, en l’absenced’ordre supraétatique, la régulation satisfaisante des relations trans-frontières qui ne s’enracinent de façon prépondérante dans aucunressort territorial ni dans aucune communauté politique particu-lière 1003. Se réclamant de « cosmopolitanisme » 1004, divers courantsde pensée apparaissent aujourd’hui qui tentent de reconceptualiserles conflits de lois dans un monde où les frontières nationales per-

Aspects économiques du droit international privé 343

Page 126: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1005. Déjà, sur ce point, supra nos 247 ss.1006. Les conflits de lois transatlantiques dans les domaines traditionnels

avaient connu une certaine éclipse au profit des conflits de droit public écono-mique. De nouveau, les cyberconflits tendent à présenter une composante délic-tuelle. Cependant, celle-ci n’empêche pas les contentieux de revêtir une fortecharge idéologique.

dent leur signification traditionnelle. Les contentieux se nouant àl’occasion d’activités menées sur l’Internet offrent à cet égard unpremier terrain de réflexion particulièrement stimulant en ce quiconcerne la légitimité et l’étendue des compétences étatiques dansun espace dépourvu a priori de toute frontière politique ; le milieuélectronique se présente à certains égards comme une métaphore del’espace juridique international, dont l’architecture normative offre descaractéristiques similaires (par. 1). Plus ambitieux, un courant depensée apparu au sein de l’analyse économique du droit aux Etats-Unis propose aujourd’hui de repenser les conflits de lois de façonà assurer l’allocation optimale des ressources économiques, dans uneoptique résolument globale (par. 2).

Par. 1. La répartition des compétences étatiquesdans le cyberespace

281. L’un des aspects les plus intéressants des nouveaux conten-tieux internationaux qui impliquent le milieu électronique résidedans leur forte charge politique. C’est ainsi que de récentes affairesjudiciaires survenues à l’occasion d’activités menées par des opéra-teurs privés dans le cyberespace font ressortir avec une acuité parti-culière le caractère idéologique du dessin de la compétence juridic-tionnelle internationale, tout en soulignant le lien entre celle-ci et lasphère d’intérêts et de responsabilité d’une communauté poli-tique 1005. A cet égard, l’apparition de « vrais » conflits transatlan-tiques opposant des valeurs culturelles fondamentales, telle la libertéd’expression confrontée à l’interdiction d’incitation à la haineraciale, ou des conceptions divergentes de la protection due à la pro-priété intellectuelle, tend à insuffler une vie nouvelle au champ dudroit international privé traditionnel 1006. A cette charge idéologiqueparticulière tenant à l’enjeu des conflits s’ajoute la donne technolo-gique, qui est en elle-même de nature à en exacerber l’intensité.Sous prétexte que les informations qui circulent sur le web sont uni-versellement accessibles, chaque Etat est prêt à exercer sa compé-tence — qu’elle soit pénale, juridictionnelle ou à travers une loi de

344 Horatia Muir Watt

Page 127: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1007. O. Cachard, La régulation internationale du marché électronique, pré-cité note 525, par. 355 ss.

1008. La vulnérabilité particulière des intermédiaires et autres prestataires deservices électroniques face au risque d’une mise en jeu imprévisible et multiplede leur responsabilité délictuelle devant un nombre indéterminé de fors, rendusconcurrement compétents du seul fait de l’accessibilité universelle d’un sitecontenant des informations litigieuses, a été brandie de façon très efficace, maisnon sans raison, par de puissants lobbies d’opérateurs afin d’obtenir une immu-nité en raison de contenus diffusés sur le web. En effet, la double ubiquité —celle des réseaux et celle des compétences — est perçue comme étant de natureà exercer un impact potentiellement dévastateur sur le déroulement transfron-tière des relations électroniques, et est justiciable à ce titre soit des exigences dela libre circulation communautaire (voir la directive commerce électronique2000/3 et supra no 166), soit de la Commerce Clause (voir la jurisprudenceAmerican Libraries Ass’n v. Pataki citée supra note 628).

1009. Pour l’analyse de la thèse du « milieu sans frontières » (borderlessmedium), voir J. Reidenberg, « Yahoo ! and Democracy on the Internet », Juri-metrics J., vol. 42 (2002), p. 261 ; J. Goldsmith et A. Sykes, « The Internet andthe Dormant Commerce Clause », précité note 97.

1010. « An Expert’s Apology », du 21 novembre 2001, accessible sur http://www.apache-ssl.org/apology.html, dénonçant l’ordonnance en des termes peuconvaincants au fond et inutilement agressifs en la forme. B. Laurie avait lui-même participé au panel d’experts consulté par le juge des référés du tribunalde grande instance de Paris dans cette affaire et dont l’avis technique a contri-bué à la décision qu’il critique ensuite : d’où les « excuses » (apology) présentées.

1011. Trib. gr. inst., Paris, ord. réf., UEJF et LICRA v. Yahoo ! Inc., 20 no-vembre 2000 (http://www.juriscom.net/txt/jurisfr/cti/tgiparis20001120.pdf) ; voirégalement Yahoo ! Inc. v. La Ligue contre le racisme et l’antisémitisme, 145 F.Supp. 2d 1168 (ND Cal., 2001), déclarant inopposable la décision française commecontraire à la liberté d’expression constitutionnellement protégée de Yahoo !

police du marché — pour en régler les conséquences. L’ubiquité dela compétence se conjugue ici avec celle des réseaux 1007 pour créerle risque d’une responsabilité universelle et quasi automatique desfournisseurs de services en ligne, qui ont fait l’objet pour cette rai-son d’une sollicitude particulière des législateurs 1008.

282. Mais le spectre de la surrégulation, et de l’effet dissuasifqu’elle implique pour la libre prestation des services électroniques,occulte un argument idéologique plus profond concernant la naturemême de l’espace virtuel, que certains contentieux récents ont per-mis de mettre en lumière. Les débats relatifs à la régulation étatiquedu cyberespace font apparaître en effet un puissant argument « liber-taire », selon lequel l’Internet serait un milieu naturel de libre circu-lation des idées et des informations dans lequel aucune contrainteétatique destinée à en limiter la diffusion n’aurait de légitimité 1009.« L’Internet est pure information », énonce Ben Laurie, l’un de sesfondateurs, dans une déclaration 1010 critique au sujet de l’ordon-nance du juge des référés du tribunal de grande instance de Parisdans l’affaire Yahoo ! 1011. Cette décision avait ordonné que soient

Aspects économiques du droit international privé 345

Page 128: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1012. J. Reidenberg, « Yahoo ! and Democracy on the Internet », préciténote 1009.

1013. Voir, par exemple, D. Laprès, « L’exorbitante affaire Yahoo », JDI,2002, p. 975 ; comparer plus généralement A. Sidiqi, « Welcome to the City ofBytes ? An Assessment of the Traditional Methods Employed in the InternationalApplication of Jurisdiction over Internet Activities — Including A Critique ofSuggested Approaches », NY Int. L. Rev., vol. 14 (2001), p. 43, spéc. pp. 89-90 ;S. Hanley, « International Internet Regulation : A Multinational Approach »,J. Marshall J. Computer and Info. L., vol. 16 (1998), p. 997 ; M. Konkel, « Inter-net Indecency, International Censorship, and Service Prioviders’ Liability », NYLSch. J. Int. and Comp. L., vol. 19 (2000), p. 453 ; K. Rappaport, « In the Wakeof Reno v. ACLU : The Continued Struggle in Western Constitutional Democracieswith Internet Censorship and Freedom of Speech Online », Am. U. Int. L. Rev.,vol. 13 (1998), p. 765 ; K. Reed, « From the Great Firewall of China to the Ber-lin Firewall : The Cost of Content Regulation on Internet Commerce », Transnat.Law, vol. 12 (1999), p. 543 ; A. Sayle, « Net Nation and the Digital Revolution :Regulation of Offensive Material for a New Community », Wis. Int. LJ, vol. 18(2000), p. 257.

rendues inaccessibles en France certaines pages hébergées sur le sitede Yahoo ! en Californie, et offrant aux enchères la vente de diversobjets nazis. L’objection concerne très clairement non seulementl’existence même de toute interdiction étatique contraignant laliberté d’expression, mais aussi l’introduction d’un compartimentagede l’espace virtuel du fait de l’affirmation de compétences nationalesà l’égard des activités qui s’y déroulent, créant des sphères séparéesdans lesquelles seraient défendues ou protégées des valeurs trèsdiverses. Joel Reidenberg a souligné ainsi la façon dont le milieuélectronique est perçu comme dispensant les opérateurs en ligne derendre compte de leurs activités, comme ils y sont tenus dans lemonde réel 1012. D’une certaine manière, une information diffuséedans l’espace virtuel bénéficierait d’une immunité ou safe haven, unstatut privilégié la plaçant au-delà de la portée des lois étatiquesapplicables dans le monde réel. Cette conviction, selon laquelle l’ar-chitecture spécifique de l’espace virtuel s’opposerait à ce qu’un Etatprétende imposer des sanctions aux opérateurs en raison des effetsdommageables ressentis dans son propre ressort, explique les réac-tions particulièrement véhémentes suscitées outre-Atlantique par laposition française dans l’affaire Yahoo ! Rendre inaccessibles lespages litigieuses a été perçu comme un compartimentage intolérablede l’espace de pure liberté d’expression 1013.

283. Ce n’est certainement pas un hasard si l’idéologie libertaires’est épanouie essentiellement aux Etats-Unis, où la vision de l’Internetcomme un espace de circulation non entravée de l’information estclairement le reflet de la primauté donnée par le premier amende-

346 Horatia Muir Watt

Page 129: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1014. Sur ces points, voir supra nos 198 ss.1015. J. Goldmith et A. Sykes, « The Internet and the Dormant Commerce

Clause », précité note 97.1016. Voir sur la portée normative de ces techniques de « zoning », L. Lessig

et A. Resnick, « Zoning Speech on the Internet : A Legal and Technical Model »,Mich. L. Rev., vol. 98 (1999), p. 395. Plus généralement, sur les rapports entredroit et technique sur Internet, voir J. Reidenberg, « Yahoo ! and Democracy... »,précité note 1009, et, du même auteur, « States and Internet Enforcement », Univ.Ottawa Law and Tech. Journal (inaugural issue, 2004), Fordham School of Law,Pub. Law Research Paper no 41, http://sssm.com/abstract=487965.

1017. C’est ce point que le juge parisien des référés a pris soin de vérifierauprès des experts nommés dans l’affaire Yahoo !

1018. Sur le caractère construit du marché, voir M. A. Frison-Roche, « Lemodèle du marché », Arch. phil. dr., 1996, t. 40, p. 286.

ment de la Constitution fédérale à la liberté d’expression sur touteautre considération relative au contenu propre des informationsexprimées. Au demeurant, dans un contexte purement fédéral, lamême idéologie s’est également nourrie des postulats libertaires dela Commerce Clause pour refouler les réglementations étatiques quiprétendent, par exemple, interdire la diffusion de sites pornogra-phiques sur le web, ou sanctionner la publicité pour le jeu dans lesEtats où il est interdit 1014. Or, la circonstance que le dessin imputé àl’espace virtuel comporte cette dimension fortement culturelle inciteà l’examiner avec circonspection. De fait, l’idée selon laquelle cedernier serait un espace en quelque sorte naturel, donné, de « pureinformation », a été dénoncée comme illusoire, voire comme une dis-torsion délibérée de la réalité 1015. L’architecture du web est bienconstruite, non donnée ; elle n’est que ce que nous voulons bien ymettre. Dans des situations purement internes ou, du moins, dessituations où l’élément international n’est pas l’essentiel, on sait quediverses techniques de « zoning » permettent désormais de différen-cier diverses catégories d’internautes selon leur âge, par exemple, envue d’assurer que les mineurs n’accèdent pas à certains sites 1016.Rien ne s’oppose ainsi techniquement à ce que l’accès aux sites soitpareillement filtré en fonction de la situation géographique de l’uti-lisateur 1017. L’absence de barrières est donc fonction de la seuleteneur des logiciels et n’est pas plus une donnée naturelle dans l’es-pace virtuel que dans d’autres espaces métaphoriques configurés pardes politiques économiques, tel par exemple le marché intérieur,dans lequel la suppression des entraves à la liberté de circulationrelève clairement de la seule volonté législative 1018.

284. Si l’interférence de considérations constitutionnelles liées aucaractère sacro-saint de la liberté d’expression, ou encore à la philo-

Aspects économiques du droit international privé 347

Page 130: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1019. Sur le développement de ce critère de la « focalisation » dans la pra-tique judiciaire comparée, voir Olivier Cachard, La régulation du marché élec-tronique, précité no 525, par. 656.

1020. Une précédente décision allemande dans l’affaire Compuserve, renduedans des circonstances similaires, avait conféré une portée plus étendue et trèscontroversée à l’interdiction de diffusion de données pornographiques, émise surle fondement du droit allemand, en dépit des efforts de Compuserve de fournirdes logiciels permettant de filtrer l’accès du site litigieux, de façon à respecterl’interdit allemand tout en laissant l’accès libre pour des utilisateurs d’autrespays. Sur les diverses décisions intervenues dans cette affaire voir L. Determann,« Case Update : German CompuServe Director Acquitted on Appeal», HastingsInt. and Comp. L. Rev., vol. 23 (1999), p. 109.

1021. Pour des tentatives judiciaires en ce sens, voir supra nos 269 ss.

sophie de libre-échange de la Commerce Clause, brouille parfois letableau, les tribunaux n’ont pas cédé dans l’ensemble à la vision duweb comme échappant à toute emprise des exigences ou valeurs éta-tiques et ont plutôt recherché la façon dont les critères générateursde compétence dans le monde réel peuvent être ajustés aux caracté-ristiques spécifiques du réseau. Notamment, le critère des « effets »ressentis dans le ressort du for, qui permet très généralement de jus-tifier la compétence internationale en matière délictuelle ou pénale, aprogressivement été aménagé de façon à distinguer les cas où de telseffets seraient ou non le résultat d’un ciblage délibéré de la commu-nauté du for 1019. Le plus remarquable dans cette jurisprudenceconcerne à la fois le rapport qui y apparaît entre droit et technologie,et les possibilités qu’elle dévoile pour calibrer l’étendue de la com-pétence dans l’espace virtuel. Ces deux aspects sont parfaitementillustrés par la décision du juge français des référés dans l’affaireYahoo !, qui a utilisé les ressources de la technique pour conférer à sadécision l’exacte portée que réclamait la protection des intérêts de lacommunauté locale. Il n’a pas été question de requérir du défendeurde fermer son site à l’accès des utilisateurs du monde entier, maisseulement d’en neutraliser la nocivité vis-à-vis du public fran-çais 1020. C’est grâce en effet aux techniques de filtrage nouvellementdisponibles au moment où le juge était appelé à rendre sa décisionqu’un tel calibrage a été possible dans le contexte électronique, bienplus sûrement que dans le monde réel — où la mise en œuvre du cri-tère des effets s’accompagne, comme on l’a vu, de risques de sur-régulation et de visées législatives quelque peu approximatives.Certes, aucune raison n’existe pour que la proportionnalité ne soitpas également respectée dans ce dernier contexte 1021. C’est pourquoices efforts d’autodiscipline judiciaires menés dans l’espace virtuelreprésentent une occasion significative, tant pour mettre à l’épreuve

348 Horatia Muir Watt

Page 131: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1022. La question de savoir qui doit supporter la charge de la mise en placede ces techniques de filtrage et les sanctions disponibles en cas de refus, voirnotre article, « Yahoo ! Cyber-Collision of Cultures : Who Regulates ? », Mich.Journ. Int. L., vol. 24 (2003), p. 673.

1023. Sur Internet comme un espace coasien (du nom de Ronald Coase,auteur de la théorie des coûts de transaction) où le respect des normes se feraitsans coût, voir L. Lessig, « Reading the Constitution in Cyberspace », Emory LJ,vol. 45 (1996), p. 869, spéc. p. 900.

la légitimité du critère des effets, que pour en envisager l’ajustement,dans des termes qui peuvent être riches d’enseignements pour lemonde réel.

285. Plus important encore, dans le même temps, la technologiedu cyberespace ouvre la perspective, qui fait défaut dans le monderéel en raison de la répartition territoriale du pouvoir coercitif desEtats, d’une coïncidence parfaite entre la visée du jugement — fût-ilextraterritorial, c’est-à-dire, adressant des sanctions à des défendeurssitués physiquement en dehors du ressort géographique du juge saisi— et les possibilités d’exécution, qui dépendent de la seule mise enplace de techniques de filtrage 1022. Libéré de la carte politique desfrontières qui le contraint dans le monde réel, le juge est ainsi àmême de redessiner l’étendue de son imperium de manière fonction-nelle, de façon à l’aligner sur le tracé de sa compétence pour juger.En même temps, la technologie lui ouvre la perspective d’un espacecoasien de réalisation sans faille de la norme applicable 1023, en cesens que la transgression devient techniquement impossible à partirdu moment où des procédés de filtrage ont été mis en place. Defaçon intéressante, cette coïncidence entre la portée de la décisionjudiciaire et son effectivité immédiate dans l’espace, que la configu-ration de l’espace politique rend impossible dans le monde réel, estbien plus nécessaire que dans ce dernier contexte. En effet, en raisondes possibilités mêmes offertes par la technologie, le cyberespace estdépourvu des correctifs naturels qui constituent le contrepoids dansle monde réel du risque d’affirmation exorbitante de la compétence.Si, par exemple, les organes d’un Etat exercent abusivement leurcompétence en raison d’effets manifestement négligeables dans leurpropre ressort, la portée de cette décision sera dans beaucoup de casnaturellement limitée par l’impossibilité d’en obtenir l’exécutioneffective sur le territoire des autres. Dans l’espace virtuel, l’accès àune technologie suffisamment performante permettrait d’accomplirunilatéralement des dégâts beaucoup plus effectifs — par exemple,en « cernant » l’Etat hébergeant un site jugé indésirable de façon à

Aspects économiques du droit international privé 349

Page 132: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1024. Voir cependant les possibilités techniques envisagées par Joel Reiden-berg, « States and Internet Enforcement », précité note 1016.

1025. E. M. Fox, « Global Markets, National Law and the Regulation ofBusiness... », précité note 38, p. 135 ; « National Law, Global Markets », préciténote 27. L’idée de tenir compte de l’ensemble des coûts est en réalité implicitedans l’idée même d’externalités transfrontières. Appliquées à la législation,celles-ci sont précisément les coûts d’une politique législative qui ne sont pasressentis localement, mais qui doivent être intégrés dans le calcul sous peined’inefficience. Le souci de faire assumer par les Etats les coûts qu’ils sont ten-tés d’exporter est au cœur de la doctrine d’economic due process, supranos 198 ss.

empêcher la circulation d’informations en dehors de ses frontières.Quoi qu’il en soit de ce type de scénario, que l’on souhaiteraitpouvoir reléguer au champ de la science-fiction 1024, on retiendraseulement que l’espace virtuel offre la possibilité de repenser, fonc-tionnellement, le champ de la compétence internationale indépen-damment des contraintes — d’ordre conceptuel ou matériel — tenantau cloisonnement institutionnel du monde réel. La pratique judiciairecontribue à cet égard à l’élaboration progressive d’une conceptionplus calibrée du critère des « effets » qui pourrait servir de modèledans le monde réel. Cette démarche empirique contraste avec unautre courant de pensée plus dogmatique, quoique conçu égalementdans une perspective délibérément globale, qui cherche à élaborer unmodèle autonome, idéal, de répartition des compétences étatiques,axé directement sur la recherche de l’efficience globale.

Par. 2. La recherche de l’efficience globale

286. Les graves insuffisances tant du modèle de la concurrencelégislative que des diverses méthodologies répartitrices de compé-tences mises en œuvre dans l’ordre international enseignent qu’au-cun règlement véritablement satisfaisant des relations économiquesqui se nouent dans un contexte d’interconnexion des marchés nepeut être trouvé sans « compter tous les coûts », c’est-à-dire sansessayer d’adopter une perspective qui s’élève au-dessus de celle,horizontale, d’un for national déterminé 1025. C’est pourquoi un cou-rant de pensée nouveau, issu de l’analyse économique du droit, tented’orienter la réflexion des internationalistes vers des voies qui tien-nent plus spécifiquement compte de la perte de signification desfrontières dans l’espace global. En particulier, une étude récente pro-pose de « renouveler les fondements des conflits de lois » en redessi-nant les compétences législatives nationales de façon à tenir compte

350 Horatia Muir Watt

Page 133: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1026. A. Guzman, « Choice of Law : New Foundation », précité 264.1027. Voir supra no 80.1028. M. Whincop et M. Keyes, « Putting the “Private” back into “Private

International Law”… », précité note 264.1029. Cette approbation, qui concerne surtout la démarche proposée, n’exclut

pas cependant certaines nuances (voir principalement, P. Stephan, « The PoliticalEconomy of Choice of Law », précité note 30 ; E. O’Hara, « Economics, PublicChoice and the Perennial Conflict of Laws », précité note 264). Pour un accueilplus franchement critique, voir W. Dodge, « An Economic Defense... », préciténote 754.

des coûts globaux des opérations économiques entreprises par desparticuliers 1026.

287. Pareille approche se démarque assez sensiblement de la pre-mière génération d’études économiques appliquées au droit interna-tional privé, qui a consisté pour l’essentiel à transposer aux Etats lespostulats de l’analyse économique tels qu’ils s’appliquent aux agentsindividuels. Les quelques tentatives d’identifier plus concrètementl’Etat pourvu du meilleur avantage régulatoire s’étant soldées par uncurieux retour aux solutions du premier Restatement, jugées plussûres, l’attention de la doctrine économique s’est détournée pourl’essentiel de la recherche de la loi la plus ajustée (the best fit) pourdécouvrir les vertus de l’autonomie de la volonté 1027.

288. Recentrant l’analyse sur la rationalité individuelle et sur lebesoin de sécurité juridique des marchés, on plaida alors pour le réta-blissement du «privé» dans le droit international 1028. Si pareille «pri-vatisation » de la matière n’est peut-être pas de nature à surprendreen Europe, où le paradigme privatiste avait précisément exclu laconsidération des Etats du conflit de lois, elle a pris en revanche unetournure inattendue dans la doctrine économique américainerécente. Accueillie par de nombreuses réactions approbatives 1029,la récente étude d’Andrew Guzman met les outils de l’analyse éco-nomique au service d’un ambitieux programme de répartition opti-male des ressources sur le marché global, sans pour autant déplacerl’individu du centre de l’analyse (A). Si elle est sans doute très loinde réaliser le projet annoncé, elle favorise à tout le moins l’émer-gence d’une nouvelle problématique spécifique aux conflits de loisdans un environnement économique globalisé (B).

A. Le conflit de lois au service de la prospérité

289. Partant de l’idée selon laquelle la répartition optimale desressources disponibles ne peut se faire sans tenir compte des effets

Aspects économiques du droit international privé 351

Page 134: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1030. Voir supra nos 260 ss.1031. L’auteur intègre à la fin de son analyse les acquis de la théorie de

Public Choice, selon laquelle le législateur, capturé par des groupes d’intérêts,ne poursuit pas nécessairement le bien-être de la communauté tout entière.Comme le relève l’auteur, ce constat ne semble pas de nature à modifier lestermes de l’analyse proposée. Cependant, pour une vision critique sur ce point,voir la réaction de E. O’Hara, « Economics, Public Choice and the PerennialConflict of Laws », précité note 264.

1032. Cette indifférence à l’égard des externalités transfrontières générées parla législation locale est également à la base de la doctrine d’economic due pro-cess examinée supra no 198.

des activités économiques sur les personnes privées, l’étuded’Andrew Guzman se propose de restituer à l’agent individuel uneplace centrale dans l’analyse, en abandonnant la référence à la sou-veraineté des Etats qui serait, selon lui, la base traditionnelle durèglement du conflit de lois. Si pareille proposition peut paraîtremanquer d’originalité de prime abord, du moins dans une perspec-tive européenne, il apparaît rapidement que son analyse concerneavant tout les heurts de régulations de police économique dans ledomaine de la faillite, du marché boursier ou de la concurrence,et que la véritable cible de l’auteur n’est ni la méthodologie des inté-rêts gouvernementaux, ni les diverses théories territorialistes quil’avaient précédée, mais le consensus progressivement acquis endroit positif comparé autour du critère des « effets » pour définirle champ d’application dans l’espace des législations écono-miques 1030.

290. Contrairement aux enseignements qui résultaient jusqu’icide l’analyse économique, la recherche des seuls intérêts (incentives)des diverses nations à régler une activité déterminée — qui conduit,comme nous l’avons vu, à allouer la compétence législative à lanation la plus affectée (comparative impairment) — ne serait pas denature selon Guzman à favoriser une allocation optimale des res-sources, car chaque Etat ne poursuit que des objectifs égoïstes.Ainsi, ce qui importe à un législateur déterminé c’est la maximisa-tion des ressources dont dispose la communauté qui l’élit 1031 ; queles décisions qu’il prend afin de réaliser cet objectif ne soient pasnécessairement conformes aux exigences du bien-être de l’humanitéentière lui est en revanche parfaitement indifférent 1032. Par exemple,on sait qu’une entente entre entreprises restrictive de concurrencepeut être autorisée au regard de la rule of reason si ses effets béné-fiques pour les consommateurs, en termes de rationalisation des acti-vités des entreprises, l’emportent sur ses conséquences éventuelle-

352 Horatia Muir Watt

Page 135: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1033. Sur la rule of reason américaine, destinée à atténuer les rigueurs desSherman et Clayton Acts, et son homologue européenne, voir C. Lucas deLeyssac et G. Parléani, Droit du marché, Thémis, PUF, 2002, pp. 825, 846 ss.

1034. Pareille conclusion ne fait en effet que confirmer le constat, relevé plushaut (nos 260 ss.), des dérives de l’unilatéralisme à l’occasion de la mise enœuvre du droit public économique.

ment dommageables 1033. Si le monde n’était pas compartimenté, leseffets d’une telle entente seraient appréciés globalement par un légis-lateur supranational ; elle serait autorisée si, au vu de l’ensemble deson impact dans le monde, son apport positif dépassait ses consé-quences néfastes. Mais, dans un monde divisé en Etats-nations,chaque législateur réagira en fonction des seuls effets ressentis dansson propre ressort. Si l’un d’eux estime que les conséquences del’entente sur le marché local sont néfastes, il interdira l’entente, alorspourtant qu’elle est globalement bénéfique, en ce sens que les incon-vénients ressentis dans l’Etat du for seraient compensés par sacontribution au bien-être de consommateurs se trouvant dansd’autres Etats. On voit donc que, pour être autorisée, il ne suffit pasqu’une opération donnée soit de nature à augmenter la prospéritéglobale, mais qu’elle soit également jugée efficiente dans chaqueEtat concerné. Il en résulte, conclut l’auteur, un risque de surrégula-tion des activités économiques impliquant plusieurs marchés 1034.

291. C’est donc le bien-être global, tel qu’il serait apprécié parun hypothétique législateur supranational, sans considération pourles préférences locales jugées égoïstes, qui constitue pour l’auteur leseul critère acceptable de répartition des compétences législatives.Effacer les frontières pour les besoins de détermination de l’alloca-tion optimale des ressources lui permet d’évacuer le problème distri-butif qui vient interférer dans la réalisation de la prospérité globale— et qui constitue pourtant, peut-on penser, la source même des« vrais » conflits de lois en matière économique. Peu importe ainsi,pour Andrew Guzman, que l’impact néfaste d’une activité seconcentre dans un seul pays et que ses bénéfices soient captés exclu-sivement par un autre. A le suivre, il conviendrait d’autoriser, parexemple, la délocalisation d’une usine afin de réduire les coûts deproduction (liés à la protection sociale, aux normes de sécurité, à laprévention de la pollution) dès lors que les effets de l’activité s’avè-rent globalement bénéfiques (profits générés), en dépit des consé-quences gravement dommageables subies localement (dégradationde l’environnement, exploitation de la main d’œuvre, accidents de

Aspects économiques du droit international privé 353

Page 136: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1035. Les formulations les plus connues de ces objections sont celles deR. Dworkin, « Is Wealth a Value ? », J. Legal Stud., vol. 9 (1980), p. 191, et deG. Calabresi, « The Pointlessness of Pareto : Carrying Coase Further », Yale LJ,vol. 100 (1991), pp. 1211, 1223 ; W. Dodge (« An Economic Defense... », préciténote 754) fait remarquer que l’analyse de Guzman ne tient qu’à la condition deretenir le critère Kaldor-Hicks de l’efficience ; il postule en effet que la politiquegobalement optimale en matière de droit de la concurrence est celle qui aug-mente la prospérité globale, indépendamment des effets distributifs, qui seraienten revanche pris en compte si on appliquait le critère de Pareto, au regardduquel le « gagnant », la partie qui tire un profit d’une nouvelle transaction, doitcompenser le perdant (sur le critère Kaldor-Hicks, voir N. Kaldor, « Welfare Pro-positions in Economics », Econ. J., vol. 49 (1939), p. 549 ; J. Hicks, « The Foun-dations of Welfare Economics », Econ. J., vol. 49 (1939), p. 696 ; pour satraduction juridique, voir J. Coleman, « Efficiency, Utility and Wealth Maximi-sation », Hofstra LR, vol. 8 (1980), p. 515. On peut douter à cet égard qu’uneimaginaire autorité supranationale de contrôle des concentrations approuveraitune opération qui était efficiente selon le critère Kaldor-Hicks, mais inefficienteselon le critère de Pareto (voir en ce sens, D. Ginsburg et S. Angstreich, « Multi-national Merger Review : Lessons from Our Federalism », Antitrust LJ, vol. 68(2000), pp. 219, 226-227. On trouve en revanche des arguments qui tendraient àconforter la conception de l’efficience qui sous-tend l’étude de A. Guzman, dansR. Posner, « The Ethical and Political Basis of the Efficiency Norm in CommonLaw Adjudication », Hofstra. L. Rev., vol. 8 (1980), p. 487.

type catastrophique). Pareille conception soulève immédiatement lesobjections bien connues auxquelles se heurte toute analyse fondéesur la seule recherche de l’efficience, en tant qu’elle prétend évacuerles questions de justice distributive de la problématique de l’alloca-tion des ressources et qu’elle présume trop vite la commensurabilitéde la recherche de profit économique et des valeurs concurrentes 1035.Ainsi, en méconnaissant les préférences locales dans la poursuited’un plus grand « gâteau » global (bigger global pie), le critère pro-posé risque d’accentuer les inégalités (les pays pauvres se retrouventavec des parts plus petites, même si le gâteau a augmenté globale-ment), en même temps qu’il semble tenir pour fongibles, intégrés àla même équation, la protection des consommateurs, la sauvegardede l’environnement ou la sécurité des hommes, et l’accroissement dela productivité industrielle. A cet égard, et en dépit de ses imperfec-tions certaines, le critère « horizontal » des effets semble être mieuxà même d’assurer qu’une place soit faite à la dimension distribu-tive de l’allocation globale des ressources, car il garantit à tout lemoins que le point de vue de chaque communauté locale soit pris encompte.

292. Même à le supposer moralement acceptable, le critère del’efficience globale se heurte par ailleurs à une difficulté pratiqueaussi évidente : qui évaluera, et comment apprécier, les bienfaitsd’une activité donnée du point de vue global ? Dans les circons-

354 Horatia Muir Watt

Page 137: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1036. Voir supra no 257.1037. De même, dans l’affaire Empagram (supra no 261), la même Cour s’est

dite inéquipée pour effectuer l’analyse économique à laquelle il lui étaitdemandé de procéder au cas par cas, en fonction de tous les intérêts en cause(124 S. Ct. 2359, p. 2369).

1038. L’auteur propose en effet une série de huit « leçons » (comprenant : 1) leconstat de l’inefficience des approches traditionnelles, 2) le risque de surrégula-tion inhérente à l’extraterritorialité fondée sur le critère des « effets », 3) lerisque inverse lié à la territorialité fondée sur le critère du lieu de l’acte, 4) lesbienfaits de l’autonomie des parties, 5) la difficulté d’identifier les Etats « inté-ressés », suceptibles de régir une situation donnée de façon optimale, 6) une cri-tique de l’arrêt Hartford Fire, 7) le constat que les rattachements personnels etterritoriaux traditionnels ont pu servir de substitut au critère des effets, 8) l’in-différence du lieu de conduite), puis trois « principes normatifs » (comprenant :1) une présomption contre l’extraterritorialité des lois économiques, sachant quele risque de sous-régulation inhérent à la territorialité sera remédié par la mobi-lisation des groupes affectés (par exemple, les consommateurs) en faveur del’extension délibérée de la portée d’une régulation dans l’espace, 2) le principede non-discrimination contre des demandeurs étrangers, 3) la faveur aux droitsd’action privés du private attorney general. Cette dernière proposition soulève àjuste titre les critiques de P. Stephan (op. cit.) qui fait valoir que les incentiveségoïstes donnés dans ce cas aux particuliers pour mettre en œuvre la législationéconomique ne garantissent pas un résultat conforme au bien-être global.) Lebilan de l’apport normatif et analytique des « nouveaux fondements » s’avèreassez réduit.

tances de l’affaire Hartford Fire 1036, par exemple, qui dira si le béné-fice global retiré de l’action concertée des réassureurs britanniquespour exclure la couverture de certains risques situés aux Etats-Unisexcède ou non la perte subie dans ce dernier pays du fait de la dimi-nution des risques assurés ? Se confrontaient, d’une part, la convic-tion des juridictions américaines selon laquelle cette entente étaitnocive, d’autre part, l’attitude permissive des autorités anglaises —chacune étant le reflet de points de vue locaux et égoïstes. Or,pareille tâche a dépassé les capacités de la Cour suprême fédé-rale 1037. Il n’est pas certain que l’arbitre de l’efficience, neutre etparfaitement informé, existe réellement. Andrew Guzman en estconscient, d’ailleurs, car il admet que la négociation entre Etats,dans un cadre institutionnel comme l’OMC, serait le cadre le plusapproprié pour parvenir à un accord sur les exigences d’un règle-ment efficient du conflit de lois.

293. Sans qu’il y ait lieu d’aller plus en avant dans l’examen despropositions concrètes qui constitueraient une base de discussiondans un tel cadre 1038, le bilan des « nouveaux fondements » s’avèremaigre de prime abord. Outre la foi quelque peu naïve en l’univer-salisme sur laquelle il repose, la difficulté pratique de déterminer lesens de l’efficience sur le plan global, et les doutes que suscite la

Aspects économiques du droit international privé 355

Page 138: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1039. Voir J. Basedow, « Conflicts of Economic Regulation », précité note 27.1040. Voir P. Stephan, « The Political Economy of Choice of Law », précité

note 30 ; E. O’Hara, « Economics, Public Choice and the Perennial Conflict ofLaws », précité note 269, voir W. Dodge, « An Economic Defense... », préciténote 754.

perspective d’une négociation véritablement transparente au sein del’OMC, la principale observation que suscite la lecture de cetteétude, au regard de l’objectif même poursuivi par l’auteur, est qu’envoulant renouveler les conflits de lois l’auteur passe à côté d’eux ;Andrew Guzman raisonne comme si le conflit de lois mettait en pré-sence d’une alternative autorisation/refus relative à une opérationdéterminée, qu’il s’agirait de trancher en fonction de l’efficience, etnéglige totalement le problème de la détermination de la loi appli-cable. Une fois autorisée, une entente qui génère des revenus assezimportants dans les Etats A et B pour prévaloir sur les effets négatifsqui se manifestent dans les Etats A, B, et C serait encore à larecherche d’un régime juridique… Il n’en reste pas moins qu’enposant le problème de l’allocation optimale des compétences éta-tiques en matière économique son analyse invite à réfléchir à l’orien-tation que la globalisation des économies est susceptible d’imprimerau droit international privé. C’est ce point qu’il importera dereprendre, en guise de conclusion.

B. La problématique émergente : redessiner l’économie politiquedu droit international privé

294. La contribution essentielle de l’étude d’Andrew Guzmanréside peut-être surtout dans le postulat même de l’analyse proposée,aux termes duquel la détermination de la loi applicable n’est paséconomiquement indifférente. La neutralité prêtée traditionnellementau conflit de lois dans le domaine du droit privé est clairementdémentie par l’enjeu économique qui se profile derrière les heurts delégislations « régulatoires » ou de police 1039. De façon significative,les critiques dont son article a pu aussi faire l’objet dans la doctrineaméricaine, visant tour à tour les coûts de la coopération interéta-tique, les incertitudes affectant la recherche de l’efficience, sa foidéplacée en l’action privée, le caractère excessivement vague ducritère des effets globaux ou encore les distorsions introduites parla considération du public choice 1040, ne remettent aucunement encause l’impact que le règlement du conflit de lois est susceptible

356 Horatia Muir Watt

Page 139: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3

1041. Précité note 30.

d’avoir sur l’allocation des ressources dans le monde. Bien aucontraire, la réponse publiée par Paul B. Stephan dans le George-town Law Journal, intitulée « The Political Economy of Choice ofLaw » 1041, atteste un consensus doctrinal sur ce point, la fonctionéconomique de la règle de conflit étant désormais liée à la place cen-trale des questions de distribution des ressources (welfare issues)dans l’analyse des termes de ce conflit. Moins nouvelle dans la pers-pective américaine que ces auteurs ne l’admettent — car la doctrinedes intérêts gouvernementaux avait déjà, dans un contexte certes pure-ment fédéral, habitué à rechercher l’enjeu politique du conflit —,cette conception représente en revanche un changement considé-rable du point de vue européen ; il est clair en effet que les instru-ments développés pour résoudre des conflits d’intérêts purement pri-vés ne sont pas adaptés au règlement des conflits dans lesquelsapparaissent des enjeux économiques. Ni la promotion exclusive devaleurs de droit privé, indifférentes aux solutions concrètes, ni la foien la règle de répartition abstraite, impuissante à s’ajuster aux finali-tés politiques changeantes, ne conviennent aux conflits impliquantplus immédiatement des intérêts étatiques.

295. Ainsi, en conclusion, il nous semble qu’en abordant de frontcertaines questions ignorées par la théorie classique du droit interna-tional privé les nouvelles analyses économiques, qui tentent derendre spécifiquement compte des modifications apportées à l’archi-tecture de l’ordre international par le phénomène de la globalisation,ont le mérite de mettre en lumière les secousses épistémologiquesqui accompagnent celle-ci. Elles favorisent par là même l’émergenced’une nouvelle problématique, qui trouve sa confirmation dans lecadre des économies intégrées. Bouleversant les catégories tradition-nelles, les conflits de lois et de juridictions issus de l’interconnexiondes marchés tendent, et obligent à admettre, d’une part, que l’alloca-tion des compétences législatives recouvre fréquemment un enjeud’intérêt public et, d’autre part, inversement, que les régulations éco-nomiques voient leur impérativité se diluer en faveur du champconcédé à la volonté privée. Sans doute faut-il voir désormais danscette tension, qui réaménage les rapports du privé et du public, lanouvelle économie politique du droit international privé issu de laglobalisation des marchés.

Aspects économiques du droit international privé 357

Page 140: Deuxieme Partie La Gestion Des Externalités Transfrontières Muir Watt Rcadi-3