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Bruno Colmant Des temps provisoires, une année imprécise Bruno Colmant Recueil de chroniques 2010 - 2011 Des temps provisoires, une année imprécise Après les quarantièmes rugissants de la crise financière, le monde s’attendait à un répit. Pourtant, d’autres tempêtes se sont levées. Les événements se précipitent, les chaos s’entrelacent et les chronologies se bousculent. Les secousses qui ont traversé les sphères économiques relevaient-elles d’un accident de civilisation ou constituent-elles les signaux prémonitoires de futures répliques ? L’année 2011 n’apporte pas de réponse à ces questions. Elle restera une année incertaine dans des époques transitoires. Bruno Colmant est membre de l’Académie Royale de Belgique. Docteur en Sciences de Gestion et Ingénieur Commercial de l’École de Commerce Solvay (ULB), il est titulaire d’un MBA et d’une Maîtrise en Sciences Fiscales. Il est membre du Conseil Central de l’Économie et du Conseil Supérieur des Finances. Auteur et co- auteur d’une quarantaine d’ouvrages et de nombreuses publications financières, il enseigne l’économie appliquée dans différentes institutions universitaires en Belgique (UCL, ULB, ICHEC, Facultés Universitaires Saint-Louis, Vlerick Management School) et au Grand-Duché de Luxembourg. TEMPRO ISBN : 978-2-87455-369-1 9 782874 553691 Des temps provisoires, une année imprécise Recueil de chroniques 2010-2011

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Bruno Colmant

Recueil de chroniques 2010-2011

Des temps provisoires, une année imprécise

Après les quarantièmes rugissants de la crise financière, le monde s’attendait à un répit. Pourtant, d’autres tempêtes se sont levées.

Les événements se précipitent, les chaos s’entrelacent et les chronologies se bousculent.

Les secousses qui ont traversé les sphères économiques relevaient-elles d’un accident de civilisation ou constituent-elles les signaux prémonitoires de futures répliques ?

L’année 2011 n’apporte pas de réponse à ces questions. Elle restera une année incertaine dans des époques transitoires.

Bruno Colmant est membre de l’Académie Royale de Belgique. Docteur en Sciences de Gestion et Ingénieur Commercial de l’École de Commerce Solvay (ULB), il est titulaire d’un MBA et d’une Maîtrise en Sciences Fiscales. Il est membre du Conseil Central de l’Économie et du Conseil Supérieur des Finances. Auteur et co-auteur d’une quarantaine d’ouvrages et de nombreuses publications financières, il enseigne l’économie appliquée dans différentes institutions universitaires en Belgique (UCL, ULB, ICHEC, Facultés Universitaires Saint-Louis, Vlerick Management School) et au Grand-Duché de Luxembourg.

TEMPROISBN : 978-2-87455-369-1

9 782874 553691

Des temps provisoires, une année imprécise Recueil de chroniques 2010-2011

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DES TEMPS PROVISOIRES, UNE ANNÉE IMPRÉCISE

Recueil de chroniques

2010-2011

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© 2011, Anthemis s.a.Place Albert I, 9 B-1300 LimalTél. 32 (0)10 42 02 96 – [email protected] – www.anthemis.be

Toutes reproductions ou adaptations totales ou partielles de ce livre, par quelque pro-cédé que ce soit et notamment par photocopie, réservées pour tous pays.

Dépôt légal : D/2011/10.622/72 ISBN : 978-2-87455-369-1

Mise en page : CommunicationsImprimé en BelgiqueImpression : Ciaco

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DES TEMPS PROVISOIRES, UNE ANNÉE IMPRÉCISE

Recueil de chroniques

2010-2011

Bruno Colmant

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Principales contributions de l’auteur (ouvrages individuels et collectifs)

Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1994.Gestion du risque de taux d’intérêt, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1995.Le droit comptable dans la société, Diegem, Ced.Samsom, 1996.Les nouveaux instruments financiers, Bruxelles, Kluwer Éditions Juridiques, 1998.Le droit comptable belge applicable aux instruments financiers, Bruxelles, Larcier, 2001.Les stock options, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Les instruments financiers optionnels, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Les obligations, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2002.Efficience des marchés, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2003.La décote des holdings belges, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2003.Les normes IAS/IFRS 32 et 39, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2003.Les stock options – Édition 2004, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2004.Les obligations – Édition 2004, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2004.Les obligations convertibles, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2005.Les Accords de Bâle II pour le secteur bancaire, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2005.Les normes IAS/IFRS 32 et 39 – 2005, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2005.Les stock options – Édition 2006, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2006.Les intérêts notionnels, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2006.L’image fidèle en droit comptable belge, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2007.Les normes IAS/IFRS 32 et 39 et IFRS 7, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2007.La suppression des titres au porteur, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2007.Accountancy tussen onderzoek and praktijk, Malines, Kluwer, 2007.Les déductions fiscales à l’impôt des sociétés, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2008.Économie européenne : l’influence des religions, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2008.Les normes IFRS, Collection Synthex, Paris, Pearson, 2008.2008 : L’année du krach, Bruxelles, Larcier, 2008.Synthèses de droit bancaire et financier, Bruxelles, Bruylant, 2008.L’efficience des marchés, Cahiers Financiers, Bruxelles, Larcier, 2009.La bourse et la vie, dialogue avec l’abbé Éric de Beukelaer, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2009.La crise économique et financière de 2008-2009, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2010.Les éclipses de l’économie belge, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2010.IFRS et la crise financière, ICCI, Anvers, Maklu, 2010.IEC 2010, Lannoo, 2010.Le capitalisme d’après, dialogue avec Axel Miller, Bruxelles, Larcier, 2010.2010, l’année fracturée, Louvain-la-Neuve, Anthemis, 2010.L’impôt en Belgique après la crise, dialogue avec Étienne de Callataÿ, Bruxelles, Larcier, 2010.2011-2013 : Les prochaines conflagrations économiques, Bruxelles, Larcier, 2010.

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Tous les vingt ans, les jeunes du monde posent aux vieillards

une question à laquelle ils ne savent pas répondre.

Georges Bernanos (1888-1948)

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Les sentinelles de l’économie

Homme de la plaine, Pourquoi gravis-tu la montagne ?

Pour mieux regarder la plaine.

Proverbe chinois repris dans un Discours de Charles de Gaulle, 1940

in Les chênes qu’on abat, André Malraux, 1971

Après une crise d’une violence inouïe, le monde s’attendait à un répit.

Pourtant, d’autres tempêtes se sont levées. Les événements se pré-cipitent, les chaos s’entrelacent, les chronologies se bousculent et les mémoires s’alourdissent.

Traversant ces temps mouvementés, ce recueil reprend quelques chroniques publiées entre les étés 2010 et 2011.

Certains textes reflètent les sagesses qui tracent les courants de pensée. D’autres écrits sont des combats accessoires, des escarmouches avec l’actualité. Cet opuscule ressortit à cette seconde catégorie. Il n’a d’autres ambitions que de chercher quelques causalités dans les intui-tions qu’il tente de formuler.

Aucune de ces chroniques n’a de valeur académique satisfaisante. Par contre, elles se sont toutes essayées à épurer les idées et à les disposer dans une géométrie légèrement différente que celle qu’une actualité linéaire décode traditionnellement.

Les contributions sont empreintes de doutes et d’indécisions, car écrire est l’urgence de dire. Le lecteur ne trouvera aucune affirmation, car seule la sociologie s’essaie à éclairer ce que l’économie tente de mesurer. Les chroniques se refusent d’ailleurs à catégoriser les modèles économiques ou les modes de pensée. Déchiffrer l’actualité écono-mique est d’abord une discipline inconfortable, qui exige de se redé-

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finir à tout moment et d’entretenir le doute que requiert l’analyse factuelle.

La difficulté, dans l’écriture, est de trouver la bonne distance. Nous espérons l’avoir, pour certains écrits, approchée. Un livre d’économie, c’est surtout une offrande à la contradiction et une tentative de déchif-frage de l’avenir, que nous espérons féconde.

Sans tomber dans un pessimisme stérile, ce recueil dévoile le regret que quelque chose s’est lentement abîmé dans notre pays, comme un sabordage silencieux.

Dans cette chronologie imprécise, l’année 2011 restera provisoire.

Bruno Colmant Été 2011

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1. Histoire économique

Deux mille ans de fiscalité

Pendant très longtemps, l’impôt fut un indice de servitude : c’était la charge acquittée par le vaincu au vainqueur (schéma qui reste d’ailleurs constaté après les guerres par le paiement de dommages). Ce n’est que lorsque l’État grec formula ses principes de vie collective qu’il exprima l’intégration volontaire des individus à l’ensemble. Dans cette vision, l’impôt devait être spontané pour être acceptable. Seules des circons-tances exceptionnelles (guerres, etc.) justifiaient la volonté de l’État de lever l’impôt. Les Romains avaient une vision comparable.

Dans les pays catholiques, c’est l’enseignement évangélique qui modifia le rôle de l’impôt. Il en fit une obligation de moralité. Un précepte de Matthieu, rédacteur du premier Évangile, trouve d’ailleurs son origine dans l’attitude par rapport à l’impôt. C’est pour confondre Jésus, cherchant à lui faire prononcer un discours compromettant, que les Pharisiens lui envoyèrent leurs disciples pour lui poser la question : « Est-il permis, ou pas permis, de payer le tribut à César ? ». Le tribut était un impôt d’assujettissement imposé par un vainqueur à un vaincu, Rome ayant conquis la Palestine par les armes. Jésus s’étant fait mon-trer la monnaie du tribut, sur laquelle était l’effigie de César, leur dit : « Rendez donc à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu ».

Cette phrase exprima le premier Concordat entre le pouvoir civil et les autorités religieuses. En postulant le droit des États à lever l’impôt, l’Église confirma son acceptation des faits de commerce, mais tout en pouvant s’en distancer. Le paiement de l’impôt fut donc, pour les Pères de l’Église, une stricte obligation, inhérente à l’obéissance due à l’auto-rité civile dans les choses temporelles. L’Église n’avait d’ailleurs pas le choix, sa sphère d’influence n’étant ni terrestre, ni, surtout, territoriale.

Les références bibliques à l’impôt sont, du reste, innombrables : Mat-thieu était un publicain, c’est-à-dire un collecteur d’impôts à Caphar-

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naüm. C’est d’ailleurs Matthieu qui mentionne la parabole des talents, la remise des dettes, la redevance du temple acquittée par Jésus et par Pierre… et le prix de la trahison de Judas l’Iscariote. Mais ce n’est pas tout : aux yeux des juifs, Matthieu était, avant de rejoindre l’aposto-lat, impur, car il collaborait avec une autorité d’occupation (Rome) et manipulait de l’argent en provenance de personnes étrangères au peuple de Dieu. À l’époque, les collecteurs d’impôts étaient des péa-gers. Ils prélevaient les impôts et les droits de passage sur les marchan-dises que l’on transportait d’un territoire à l’autre. Du reste, c’est Mat-thieu qui fait référence, dans son Évangile, au didrachme, c’est-à-dire une de deux drachmes représentant le montant annuel de l’impôt pour le temple de Jérusalem, exigé de tout Israélite mâle.

Jésus accueille donc, parmi ces apôtres, un homme qui était consi-déré comme un pécheur public, parce que collecteur d’impôts ! Et puis, la naissance de Jésus elle-même est liée à l’impôt : Jésus de Nazareth est né à Bethléem, où certains pensent que Marie et Joseph se sont rendus pour un recensement d’impôt.

Plus tard, Thomas d’Aquin, en approuvant le négoce, mais non le profit, confirma la légitimité des autorités civiles à lever l’impôt. Ce casuiste introduisit la notion d’impôt « juste ». Pour qu’un impôt fût juste, il fallait qu’il soit ordonné conformément au bien commun, qu’il n’excède pas le pouvoir du contribuable et qu’il soit distribué entre les contribuables selon une égalité de proportion. On remarque dans cette proposition les notions de capacité contributive et de barèmes progressifs, eux-mêmes fondés sur l’utilité marginale décroissante des revenus. Dans cette logique, l’Église joua un rôle de conciliateur entre le contribuable et le fisc.

La Réforme, animée par Luther et Calvin, introduisit de nouvelles perspectives en distinguant plus nettement la légalité de la moralité. Car, dans la Réforme aussi, on retrouve une référence à l’impôt : le refus des indulgences s’assimilait à un refus des pardons tarifés, comme l’impôt. Pourtant, les fondateurs du Protestantisme ne s’exprimèrent pas en faveur des contribuables, puisque selon ces penseurs, la léga-lité de l’impôt en fondait la légitimité. Le consentement contraint des contribuables était (comme aujourd’hui) un attribut de la souveraineté.

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Le Siècle des Lumières ouvrit de nouvelles dimensions dans le sens d’une meilleure équité fiscale. L’impôt ne devint légitime qu’à condi-tion d’être consenti par les individus et d’avoir comme contrepartie la protection de leur vie, de leurs libertés et de leurs biens. Cette idée fut véhiculée tant par Montesquieu que par Adam Smith pour qui les fonctions de l’État étaient limitatives.

La prison pour dettes 1

L’économie de marché est fondée sur un émiettement des risques et un phénomène continu de dispersion du capital. Ce n’est rien d’autre que la fameuse « main invisible » esquissée par l’économiste écossais Adam Smith. La société anonyme reflète d’ailleurs cet éparpillement de l’incertitude. L’actionnariat de l’entreprise structure un chemine-ment évolutionniste qui le voit se transformer en permanence, selon les forces du marché et le profil de risques des investisseurs. Adam Smith postulait que la croissance économique est un processus continu et endogène, qui s’autoalimente.

Mais il y a plus. Le postulat de l’entreprise est que les risques d’un de ses protagonistes doivent être limités. En effet, il n’y aurait pas de circulation du capital si l’un des acteurs de la chaîne de son transfert devait subir un risque d’appauvrissement illimité. Comment cela se traduit-il ? Du côté du passif de l’entreprise, l’actionnaire voit sa perte limitée à sa mise de fonds. Au pire, un créancier ne récupérera pas ses avoirs. Du côté de l’actif, le débiteur sera, lui aussi, limité à rembourser ce dont il est redevable.

La clé de voûte du système est l’abolition de la prison pour dettes, c’est-à-dire l’absence de punition carcérale pour l’insolvabilité. La limite de la sanction du débiteur se trouve dans le maintien de sa liberté. Cette orientation n’est pas anodine, puisqu’un débiteur emprisonné ne pourrait pas travailler à rembourser sa dette.

1 Trends Tendances, 20 août 2011.

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D’ailleurs, historiquement, l’emprisonnement pour dettes était à charge du créancier. L’incarcération n’entraîne, en effet, aucun profit dans l’hypothèse où le débiteur est insolvable. Elle peut, au mieux, convaincre le débiteur solvable d’honorer ses engagements. Celui-ci doit donc être libre afin de trouver les moyens de rembourser. Il doit donc recouvrer sa liberté de mouvements qui lui est nécessaire pour se mettre en quête des moyens de rembourser. Mais il y a plus : l’absence de prison pour dettes est le reflet, à une échelle plus personnelle, de la limitation des pertes du créancier et de l’actionnaire.

Pourtant, il n’en fut pas toujours ainsi. Jusqu’à son abolition, en 1867, la « contrainte par corps » fut en France, comme dans la plupart des pays européens et comme c’est encore le cas aux États-Unis par exemple, le mode normal de coercition des débiteurs qui n’honoraient pas leurs engagements.

La prison pour dettes apparaît au Moyen-Âge, au moment où le développement progressif des arts et métiers suscite des échanges com-merciaux (et donc des relations financières plus strictes) plus denses que ce qu’exigent les communautés agricoles. Mais le crédit ne concerne pas que les commerçants. L’endettement moyenâgeux est un phénomène massif qui n’est pas le monopole de professionnels (usuriers, juifs). Il concerne tous les acteurs économiques et tous les niveaux de la société : marchands, artisans mais aussi paysans qui empruntent et prêtent cou-ramment pour financer leurs activités ou valoriser leurs capitaux.

Il est vraisemblable que la possibilité offerte aux créanciers de recourir à la contrainte publique favorisa la prolifération des rela-tions d’endettement. C’est, en effet, la démocratisation du recours au crédit qui poussa les pouvoirs publics à encadrer son utilisation par des mesures coercitives destinées à assurer la confiance des créanciers. Dans les pays européens, la prison pour dettes ne fut abolie qu’à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où la société anonyme commence à se développer.

Bizarrement, l’Église s’accommoda de la prison pour dettes, alors qu’elle aurait dû s’y opposer pour des raisons morales. L’Évangile de Luc n’avance-t-il pas que « les pécheurs aussi prêtent aux pécheurs, afin de recevoir la pareille… faites du bien, et prêtez sans rien espérer.

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Et votre récompense sera grande, et vous serez fils du Très Haut ». La position de l’Église catholique par rapport au commerce et au profit se retrouve d’ailleurs dans le « Homo mercator vix aut numquam potest Deo placere » : le commerçant peut agir sans pécher, mais il ne peut pas être agréable à Dieu. Thomas d’Aquin qualifiait de turpitudo – honte – la recherche du profit et se refusait à lui accorder une valeur éthique positive. Comment l’Église put-elle, dès lors, admettre la prison pour dettes ? Elle dut probablement s’accommoder des contraintes civiles et mercantiles de l’époque.

Quoi qu’il en soit, ces temps sont loin. On ne va plus en prison pour dettes. Cette abolition contribua probablement au développe-ment du commerce.

La monnaie n’est qu’un voile

Jean-Baptiste Say (1767-1832) est un des économistes français majeurs. Issu d’une famille protestante qui avait dû fuir la France au moment de la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV, Say est connu pour ses pensées libérales, mais surtout pour sa liberté de pensée.

Say a traversé la Révolution française avec enthousiasme, mais c’est probablement la lecture du texte majeur rédigé par Adam Smith en 1776, la Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, qui bouleversa sa perception de l’économie. Écarté par Napoléon, ce n’est vraiment qu’au moment de la Restauration que Say structure sa pensée libérale, fondée sur la propriété privée, le libre-échange et la libre-concurrence. Dans ce cadre, il établit la loi des débouchés, qui postule que l’économie de marché se régule de façon spontanée en situation de concurrence. Say est un précurseur des théories de l’offre, opposée aux idées que Keynes exprimera un siècle plus tard.

Say avançait aussi que la monnaie n’est qu’un voile. Cette réflexion troublante se réfère au caractère relatif de la monnaie. Cette dernière n’est qu’un étalon permettant de mesurer l’échange. La monnaie a un rôle passif, se limitant à distinguer les sphères des économies réelle et monétaire.

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Par sa fonction de véhicule d’épargne ou d’emprunt (qui est de l’épargne négative), la monnaie donne une valeur relative au temps. Le prix de la monnaie, c’est-à-dire le taux d’intérêt, est le facteur qui permet d’équilibrer la consommation actuelle avec son report dans le temps (par l’épargne) ou, au contraire, avec son anticipation (par l’emprunt).

Immanquablement, le temps et la monnaie convergent vers une métrique qui est l’expression du prix de l’avenir. Appréhendée sous un angle différent, la stabilité de la valeur relative de la monnaie reflète la prévisibilité du futur. Mais ce n’est pas tout. En effet, comme la valeur de la monnaie mesure le temps, elle évalue aussi la relation d’une éco-nomie avec son propre futur, c’est-à-dire les prochaines générations. La monnaie revêt donc une signification étatico-sociale. Sous cet angle, les ordres monétaire et social reflètent des angles d’approche différents de l’avenir.

Or, que constate-t-on ces dernières années ? On observe que le rapport à l’Histoire est devenu plus immédiat, comme si le rapport au temps devenait instantané.

Cette évolution, qui est souvent qualifiée de « court-termisme » reflète un phénomène plus profond. Il s’agit, à notre intuition, d’un basculement de la perception du temps. Pendant très longtemps, nos économies ont bâti un rapport à la monnaie qui relevait de la capita-lisation (c’est-à-dire partant du passé vers le futur). Progressivement, un basculement s’est opéré vers un rapport à la monnaie qui relève de l’actualisation (c’est-à-dire partant du futur vers le présent). Ce bascu-lement consacre une perception anglo-saxonne de l’économie.

Si les valeurs du temps et de la monnaie sont liées, comment l’im-médiateté du rapport au temps se traduit-elle en termes de valeur de la monnaie ? Un élément de réponse réside dans l’idée que le bascule-ment de référentiel s’accompagne d’une volatilité de la valeur moné-taire. En effet, les évolutions conjoncturelles ne sont plus lissées dans le temps, mais ressenties dans le présent. Cela conduit à une volatilité de la valeur de la monnaie, dont le pouvoir d’achat va, beaucoup plus qu’auparavant, subir des variations brutales. Celles-ci pourraient s’ex-primer dans un sens favorable (appréciation du pouvoir d’achat) ou défavorable (dépréciation du pouvoir d’achat).

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Il nous semble intuitivement que les variations de pouvoir d’achat vont s’exprimer dans un sens défavorable. Cette précarisation de la valeur de la monnaie prendra la forme de l’inflation. En effet, les garants de la valeur de la monnaie, c’est-à-dire les États, sont aujourd’hui trop endettés pour en garantir la pérennité, comme auparavant. Les créateurs de la monnaie vont donc probablement subordonner l’ordre monétaire à l’ordre social. À notre perception, en créant un modèle d’État-provi-dence qui a conduit à un endettement public excessif, on a perdu de vue qu’on risquait d’altérer, in fine, la valeur de la monnaie.

La propriété, c’est le vol !

L’homme est ordinaire. Sa voix est atone, pâteuse même. Aucune étincelle d’intelligence ne semble illuminer un visage banal. À côté de Victor Hugo, dont il est un des contemporains, cet homme politique n’est qu’un politicien accessoire, ce que de Gaulle appellerait, un siècle plus tard, un godillot. Un troupier de la politique.

Pierre-Joseph Proudhon est né à Besançon en 1809. Rien ne le destinait à entrer dans les livres de philosophie économique. Né d’un père garçon brasseur et d’une mère cuisinière, il se distingue par une connaissance érudite des langues, de la théologie et de la philosophie. Pendant quelque temps, il gère une petite imprimerie à Besançon, mais sans succès. En 1847, il s’installe finalement à Paris. Sa carrière poli-tique va commencer.

Cet homme, Proudhon, va interpeller des générations de penseurs. C’est un anarchiste. Mais pas un anarchiste aux yeux incandescents. Plutôt un penseur révolutionnaire aux écrits quasi scientifiques.

Et justement, les temps sont révolutionnaires, en France, avec l’avè-nement de la Seconde République, qui met un terme au règne de Louis-Philippe. Cette révolution, celle de 1848, est parisienne. Elle porte un coup mortel et définitif à l’Ancien Régime. Le peuple de Paris se soulève et prend le contrôle de la capitale. Louis-Philippe abdique et les révolutionnaires mettent ainsi fin à la Monarchie de Juillet. Pendant la Seconde République, Proudhon est journaliste et enflamme les débats politiques par ses écrits sur la propriété.

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Mais les temps sont troublés. Le coup d’État du 2 décembre 1851 amène le Second Empire et le bonapartisme. Louis-Napoléon Bona-parte devient Empereur des Français. En 1858, Proudhon est poursuivi pour ses écrits et s’exile en Belgique. En 1859, comme Victor Hugo, il refuse l’amnistie. Il revient finalement en France en 1860, où il décé-dera en 1865.

En termes économiques, Proudhon réfute le capitalisme. Mais le socialisme ne trouve pas davantage grâce à ses yeux. Il développe une interprétation sui generis de la société, qu’il est impossible de classer dans un courant de pensée, puisque Proudhon est anarchiste. Il prône une troisième voie, celle du socialisme scientifique, fondé sur une coo-pération entre les sphères politique et économique. Son modèle est mutualiste.

Mais c’est la critique de la propriété qui sera la clé de voûte du rai-sonnement de Proudhon. Le philosophe critique les propriétaires ter-riens oisifs et les rentiers qui exploitent les travailleurs. Sous cet angle, Proudhon avance que « la propriété, c’est le vol », car la seule source légitime de propriété est le travail.

Le problème, c’est que si la propriété, c’est le vol, cela pose un problème intrinsèque au financement des activités de production, et suppose que l’épargne de précaution doive être interdite, alors qu’elle correspond à un besoin légitime. Proudhon se rend alors compte que ses propos lapidaires doivent être confinés à la propriété passive. Il transmute ses idées en affirmant alors que « la propriété, c’est la liberté ».

Proudhon nuance donc les choses en postulant que la propriété doit être distribuée plus égalitairement. Il finit par supporter le droit à hériter mais se refuse à l’étendre au-delà des possessions personnelles. D’ailleurs, pour Proudhon (et en résonance avec Thomas d’Aquin), il faut abolir l’intérêt bancaire, véritable fléau du capitalisme.

En 1948, il écrit même « La somme de votre misère actuelle est précisément égale à la somme de bien-être que vous prend le capital. L’intérêt doit être banni car le prêteur n’a pas besoin de l’argent et ne se prive de rien ».

Proudhon n’était pas un révolutionnaire, mais un homme de réflexion, qui visait à réduire les inégalités. Il a néanmoins servi de père

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putatif à de nombreux mouvements nihilistes et ses écrits, insuffisam-ment interprétés, ont fermenté des affirmations lapidaires. Même Marx prit ses distances avec lui.

Que reste-t-il des théories de Proudhon dans notre économie de marché globalisée et imprégnée de matérialisme ? Rien de très concret, mais au-delà de ses postures sulfureuses, il a lancé un appel à plus d’éga-lité entre les humains, ce qui est sans doute une des leçons à tirer de la terrible crise financière et économique que nous traversons. Proudhon était né le 15 janvier 1809. Deux siècles plus tard, le capitalisme serait fissuré par sa plus grande crise. L’Histoire porte en elle sa répétition cynique.

D’irréductibles Européens refusent l’euro 2

Depuis l’explosion de la dette grecque, la principale question qui anime les économistes est la sauvegarde de la monnaie unique. L’euro survivra-t-il aux abyssales dettes publiques ? Des pays quitteront-ils la zone monétaire ?

Ces questions ne sont pas anodines. En effet, l’euro a été bâti en haute conjoncture et les ressacs de l’économie révèlent des disparités grandissantes entre l’Europe du Nord et du Sud. D’influents respon-sables allemands plaident d’ailleurs pour la réintroduction du Deutsche Mark. Si, un jour, ce scénario se concrétisait, de nouvelles géographies monétaires seraient dessinées. On pourrait imaginer, par exemple, une zone monétaire rhénane étendue qui engloberait l’Allemagne, l’Au-triche et les pays du Benelux.

Mais ceci n’est que de la futurologie. Pourtant, aujourd’hui, certains citoyens européens ont déjà abandonné l’euro. Rien qu’en Allemagne, la Bundesbank recense une trentaine de monnaies aux noms lyriques (le Riogeld, le Berliner, le Carlo, le Justus, La Fleur de cerisier, etc.) qui cohabitent outre-Rhin avec l’euro.

2 L’Écho, 24 février 2011.

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Ce ne sont, bien sûr, pas des monnaies ayant cours légal, puisque le privilège de les battre ressortit aux autorités européennes. Il s’agit plutôt de devises parallèles acceptées auprès de certains commerçants. Le Roland, par exemple, est émis, depuis 2001, en une seule coupure de cinq unités. Il n’est utilisable qu’à Brême. Le Berliner, utilisable dans la ville du même nom, est tiré en trois coupures de couleurs, imprimées par l’Imprimerie Fédérale pour éviter la contrefaçon. En Bavière, le Chiemgauer a été lancé en 2003 et la volumétrie des billets impri-més dépasse les quatre millions d’euros. Des centaines de commerçants acceptent cette devise alternative.

En France aussi, des expériences similaires existent. Dans certains villages du Lot-et-Garonne, par exemple, les commerçants acceptent une devise parallèle : l’abeille. Il existe des billets de 1, 2, 5 et 10 abeilles, reliés à l’euro dans un cours de change fixe : 1 euro vaut 1 abeille. L’abeille s’aligne donc sur l’euro. Mais l’abeille n’est pas une devise destinée à être thésaurisée. Elle doit circuler et permet de stimuler l’acquisition de produits locaux. L’initiative française pourrait paraître anecdotique, mais d’autres expériences similaires sont annoncées dans la Drôme et en Ardèche.

Aux États-Unis, il existe aussi l’Ithaca hour, qui permet d’échanger une heure de travail contre 10 dollars. Au Japon, également, un système local octroie des crédits contre des services d’aides aux personnes âgées. Et puis, il ne faut pas oublier la monnaie la plus anodine et répandue qui coexiste à côté des devises ayant cours légal : les miles des compa-gnies aériennes, qui permettent d’obtenir des trajets à coût réduit.

Ces monnaies ne mettent bien sûr pas en péril la pérennité de l’euro ou du dollar. Leur chiffre d’affaires est marginal et leur intérêt se limitera peut-être, à terme, à la numismatique. Il s’agit donc plutôt de romantisme monétaire que de circuits fiduciaires.

Ces initiatives ont cependant un point commun. Afin de favoriser leur circulation, elles se déprécient à intervalles réguliers. En d’autres termes, elles perdent progressivement leur valeur nominale afin que leurs détenteurs successifs se hâtent de les utiliser pour effectuer des achats. L’abeille, par exemple, perd 2 % de sa valeur tous les six mois. Le Chiemgauer perd, quant à lui, 3 % de sa valeur tous les trois mois.

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Ses détenteurs doivent faire apposer sur les billets un timbre prouvant qu’ils ont versé 3 % de la valeur du billet à un fonds de solidarité.

L’économiste qui a inventé ce système est Belge. Il se prénom-mait Silvio Gesell (1862-1930). Gesell postulait que la thésaurisation est néfaste pour l’économie. Selon lui, la seule manière d’injecter de l’argent dans l’économie est de forcer sa dépréciation naturelle, à inter-valles fixes. L’idée est originale : au lieu de subir l’inflation, c’est la monnaie qui va imposer sa propre perte de pouvoir d’achat et donc son rythme de circulation.

Gesell aurait organisé la dépréciation sous forme de tamponnage (ou d’estampillage) sur les billets, afin de diminuer leur valeur nomi-nale. Une autre technique aurait consisté à tirer au sort et à annuler une espèce particulière de billets parmi l’ensemble des types qui circulent : les billets annulés doivent alors être échangés contre de nouveaux bil-lets d’une valeur inférieure de 5,2 % aux précédents.

L’idée de Gesell est fumeuse. Elle ne peut fonctionner que dans des économies fermées. Pourtant, Keynes lui a consacré plusieurs pages dans sa Théorie générale de la monnaie de 1936. L’idée de la monnaie fon-dante de Gesell aurait pu répondre, par exemple, au piège de la liquidité (liquidity trap), qui s’ouvre lorsque le taux d’intérêt est tellement bas que la thésaurisation devienne préférable à tout autre placement.

Prophétie de déflation et monnaie fondante 3

La crainte des économistes est la déflation. Mais le pire n’est pas là : une déflation peut s’accompagner d’un piège de liquidité. Il s’agit d’une expression tirée de la théorie générale de Keynes (1883-1946). On parle de piège à liquidité quand une banque centrale injecte des liquidités dans l’économie sans parvenir à relancer la croissance. Les acteurs économiques absorbent les liquidités, les thésaurisent et ne les dépensent pas.

3 Actualité comptable, 8 novembre 2010.

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Le piège de la liquidité est camouflé lorsque les taux d’intérêt sont très bas. Il se conjugue au paradoxe de David Ricardo (1772-1823). Selon ce dernier, il y a une équivalence entre une augmentation de la dette publique et une augmentation de l’épargne en prévision de hausses d’impôts. Si les agents économiques s’attendent à des hausses d’impôts, destinées à financer un déficit lui-même créé pour relancer la consommation, ils épargnent en prévision des hausses d’impôts futures. Les agents économiques contrarient donc les politiques de relance en économisant plutôt qu’en consommant. C’est d’ailleurs exactement ce à quoi l’on assiste probablement en Belgique quand on constate l’aug-mentation singulière des encours en carnets d’épargne.

Que faire, dès lors, lorsque plus rien ne marche pour relancer l’éco-nomie et qu’il faut inciter les particuliers à consommer ? Il faudrait une injection de monnaie qui aurait une durée de vie limitée, comme des tickets-restaurant. L’idée existe. L’économiste qui a inventé ce système est Belge. Il se prénommait Silvio Gesell.

Par un hasard géographique, l’homme est né Allemand en Belgique, à Saint-Vith, en 1862. À cette époque, la ville ressortit à l’Empire alle-mand : les cantons seront ultérieurement rédimés à la Belgique au titre de dommages de guerre. Gesell est un économiste exalté et autodi-dacte. Cosmopolite, il court le monde. On le rencontre en Suisse, en Espagne et en Argentine où il fait fortune. Mais, inspiré de Proudhon, l’homme est engagé politiquement : il prend part aux mouvements révolutionnaires allemands spartakistes qui font suite à la Première Guerre mondiale. Et c’est en 1916 qu’il formule son extraordinaire idée de monnaie « fondante » dans l’ouvrage L’ordre économique naturel.

Cette théorie postule que la thésaurisation est néfaste pour l’éco-nomie. La seule manière d’injecter de l’argent dans l’économie est de forcer sa dépréciation naturelle, à intervalles fixes. L’idée est originale : au lieu de subir l’inflation, c’est la monnaie qui va imposer sa propre perte de pouvoir d’achat et donc son rythme de circulation. Gesell arriva à la conviction que l’argent doit « rouiller », en perdant pério-diquement de sa valeur. En d’autres termes, l’argent a une date de péremption, suivant le système des bons de réduction, des coupons alimentaires ou des tickets-restaurant. La perte de valeur régulière

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et prévisible de l’argent favorise son injection dans l’économie et la consommation, puisque thésauriser de l’argent qui perd de sa valeur appauvrit. Comme Keynes, Gesell remet en cause la loi de Say (ou loi des débouchés), c’est-à-dire cette croyance, largement partagée à son époque, que l’offre engendre sa propre demande.

Gesell préconisait une dépréciation d’un millième par semaine, ce qui correspond à 5,2 % par an. La dépréciation aurait été organisée sous forme de tamponnage (ou d’estampillage) sur les billets, afin de diminuer leur valeur nominale. Une autre technique aurait consisté à tirer au sort et à annuler une espèce particulière de billets parmi l’ensemble des types qui circulent : les billets annulés auraient alors dû être échangés contre de nouveaux billets d’une valeur inférieure de 5,2 % aux précédents.

Selon Gesell, la perte de valeur régulière et prévisible de l’argent favoriserait son injection dans l’économie, puisque les agents écono-miques s’opposeraient à une dépréciation de leur pouvoir d’achat par des achats d’actifs et des remboursements de dettes. Il en résulterait une circulation monétaire constante permettant aux pouvoirs publics d’en doser la quantité afin d’assurer la stabilité des prix. Il n’y aurait ni inflation, ni déflation inattendue.

L’idée de Gesell revient, au fond, à imposer un intérêt négatif sur les fonds thésaurisés. L’oisiveté monétaire est pénalisée par la monnaie fondante, comme Keynes préconise l’euthanasie des rentiers afin de s’extraire de la trappe à liquidités. Quand on y réfléchit, on est actuel-lement dans cette situation d’intérêt négatif, puisque le taux d’inflation excède le taux d’intérêt à court terme.

L’idée de Gesell doit être replacée dans le contexte du monétarisme métallique des deux siècles précédents. L’économiste postulait que si la détention de la monnaie coûtait au moins autant que la détention des biens, l’équilibre serait rétabli et le système économique pourrait fonc-tionner sans heurts et sans pénalisation. L’idée de Gesell supposait aussi que la monnaie est l’unique vecteur de payement et de thésaurisation. Elle exclut, par exemple, que d’autres biens (bijoux, or, etc.) puissent servir de monnaies d’échange et d’épargne. La théorie est, bien sûr, fragile : elle ne fonctionne qu’en économie fermée et suppose que la monnaie se limite à une utilité transactionnelle.

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L’économiste est donc resté absent des livres d’économie. Seul Keynes lui a consacré plusieurs pages dans sa Théorie générale de la monnaie de 1936. L’idée de la monnaie fondante de Gesell aurait pu répondre, par exemple, au piège de la liquidité. Mais la théorie de Gesell est, bien sûr, fragile et purement théorique : elle ne fonctionne qu’en économie fermée. Keynes ne la valide d’ailleurs qu’avec Robin-son Crusoé.

Gesell est mort le 11 mars 1930, peu après le Jeudi noir du krach de Wall Street, mais avant l’effondrement du Kreditanstalt de Vienne, qui marqua la diffusion de la crise en Europe. Quatre-vingts ans après ses funérailles, il n’est pas exclu qu’on ressuscite ses idées.

1928, Poincaré réinvente le franc 4

La Troisième République française aura été bornée par deux des trois guerres franco-allemandes. Née sur les décombres de la défaite française et la capture de Napoléon III, elle s’échouera dans la hon-teuse collaboration de Pétain. Bâti sur le refus du régime autoritaire du Second Empire, ce régime politique aura traversé septante ans avant de mourir sur les relents totalitaires du lobby pro-allemand. Pourtant, baptisée à Sedan, décédée en octobre à Montoire lors d’une poignée de main de Pétain à Hitler, cette Troisième République aura traversé deux périodes très distinctes.

La première période, celle de la Belle Époque, aura été celle des valeurs nationales, reconstruites sur un élan social et la consécration des valeurs républicaines. C’est cette Troisième République qui a scindé l’État et l’Église et qui a consacré Clémenceau et Foch. Déjà rénovée sous Haussmann, Paris vit une modernisation et une urbanisation à l’image du rayonnement international de la France.

La seconde partie de la Troisième République est plus indécise. Les valeurs morales se relâchent dans un parlementarisme anachronique, qui répond à la résignation de la crise de 1929 et des Années folles.

4 Trends Tendances, 16 décembre 2010.

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Comme disait Camus, beaucoup d’hommes placent leur fauteuil dans le sens de l’Histoire. Peu, toujours au sens camusien, opérèrent une volte-face dans les années qui précédèrent le second conflit mondial.

Dans le domaine monétaire, les années vingt auront aussi été le témoin de bouleversements inouïs. Toute l’Europe croule sous des dévaluations convulsives. Chaque pays est affecté, à commencer par l’Allemagne dont l’hyperinflation de Weimar annule les dettes de l’État, mais ruine un pays en le conduisant plus tard au populisme et à la guerre. En Belgique, d’aveugles politiques font échouer le franc dans de tels abysses qu’une éphémère nouvelle devise, le Belga, est imaginée.

La France n’échappe pas à ces remous de l’histoire économique. C’est en 1928 que le franc s’effondre. Le Président Poincaré le stabilise, et le dévalue de 80 %. La presse raille cette immense faillite monétaire en qualifiant le franc de « franc à quatre sous ».

La décision de Poincaré est historique. Il met fin à près de 120 ans d’histoire monétaire. Celle-ci commence avec Napoléon qui répond aux désordres monétaires des assignats émis au moment de la Révolu-tion française. Sous le Consulat, Bonaparte crée la Banque de France et invente en 1803 le franc-or (ou franc Germinal). Ce franc est fondé sur un système bimétallique, c’est-à-dire faisant référence à deux métaux, l’or et l’argent. Les francs sont définis par rapport à un certain poids des deux métaux, le rapport de conversion entre l’or et l’argent étant fixé à 15,5. Cette réforme monétaire fournit à la France une référence intemporelle : le Napoléon, une pièce de 6,4516 grammes, dont 5,801 d’or fin. Grâce à sa stabilité, le franc Germinal s’exporte progressive-ment. Il est d’ailleurs reconnu par la Belgique au moment de l’Indé-pendance, en 1830. Malheureusement, la Première Guerre mondiale emporte cette stabilité métallique.

Dix ans après la décision de Poincaré, le franc s’effondre à nouveau. Laval, futur collaborateur, s’essaie alors à une politique déflatoire qui sera pire. Laval est lui-même balayé par le Front populaire de 1936 qui devra dévaluer le franc. Plus tard, l’Allemagne fera payer cher à la France les dommages de guerre en imposant un cours de change exorbitant, fondé sur l’équivalence d’un Reichsmark contre 20 francs français. La France sera ruinée.

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Quelles leçons tirer de cette succession de culbutes monétaires ? Probablement, qu’elles se répètent avec une effroyable régularité. Les endettements publics excessifs ne se terminent jamais sereinement. Souvent, on croit qu’une discipline et une rigueur moraliste stimulent les économies, alors qu’au contraire, un impôt déflationniste, au lieu de rembourser les dettes, creuse les déficits. Finalement, c’est souvent l’inflation qui s’impose, avec l’espoir qu’elle ne se transforme pas en hyperinflation. La raison de ce scénario inflatoire est simple : la créa-tion monétaire permet de surmonter les troubles sociaux qui accom-pagnent souvent les lendemains de crise.

En transposant l’histoire à la crise que nous traversons, il semble inéluctable que d’importants ajustements monétaires se dessinent, en filigrane de la crise économique. Il reste à espérer que les hallucinants déficits des États européens ne conduiront pas à parler de l’euro dans les mêmes termes que ceux que Goering avait employés pour le franc Poincaré. Le dignitaire nazi avait affirmé que ce franc n’avait pas plus de valeur que le papier réservé à un certain usage.

Irving Fisher et le mouvement monétaire perpétuel

Irving Fisher (1867-1947) est un économiste américain auquel l’Histoire a réservé un mauvais sort. Il est à la fois l’inventeur de la théorie quantitative de la monnaie et de la plus grande gaffe qu’un économiste ait pu formuler. En effet, peu de jours avant le krach de 1929, il postulait que « Le prix des actions a atteint ce qui apparaît être un haut plateau permanent ». Il réitéra ses convictions le jour du krach en affirmant que la bourse ne tremblait qu’à cause de la folie de quelques-uns.

Il fut d’ailleurs la première victime de ses manques d’intuition puisqu’il en perdit sa fortune. Mais pourquoi Fisher, un des meilleurs économistes de tous les temps, commit-il une telle erreur de juge-ment ? C’est simple : il croyait que l’économie américaine continuerait à croître grâce à la prohibition et que cette dernière augmenterait la productivité. Malheureusement, en se référant à la prohibition, ce fut lui qui but la tasse.

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Mais, au-delà de cette anecdote, Fisher formula les bases de la théo-rie monétaire grâce à une équation qui porte son nom. Cette dernière établit une causalité entre les variations de la quantité de monnaie en circulation et les variations du niveau général des prix. De manière simplifiée, il écrit que toute variation de la quantité de monnaie en circulation dans l’économie implique une variation proportionnelle du niveau général des prix. Exemple : si les autorités monétaires décident d’augmenter la masse monétaire de 10 %, alors les prix augmenteront automatiquement de 10 %.

Dans un remarquable petit opuscule (publié en français en 1927 et aujourd’hui introuvable, intitulé L’illusion de la monnaie stable), Fisher explique les prémisses de son équation. Selon l’économiste, il existe une myopie monétaire. Cette dernière consiste à ne pas comprendre que ce ne sont pas les marchandises qui changent de valeur (car leurs flux sont relativement stables), mais leur expression en unité de mon-naie.

Fisher prend un exemple très simple : il explique que lorsqu’on parle de la « cherté de la vie », ce n’est pas dû à une montée simulta-née de la valeur des marchandises, mais au fait que l’étalon monétaire (c’est-à-dire la devise) change de valeur. Ce raisonnement conduit à ce que si les gouvernements augmentent la quantité de monnaie, cela se traduit immanquablement par une baisse de la valeur de la monnaie, c’est-à-dire de l’inflation.

Ces théories seront d’ailleurs relayées par Milton Friedman, quelques décennies plus tard. Dans la théorie de ce dernier, une création moné-taire excessive peut entraîner une relance ponctuelle de l’activité, mais à très court terme seulement, car l’inflation réduit rapidement le pou-voir d’achat de la monnaie. À long terme, la masse monétaire n’exerce un effet que sur les prix, et une création monétaire supérieure à la croissance de la production ne pourrait être qu’inflationniste. L’écono-miste français Jacques Rueff (1896-1978) assimilait les plans de relance monétaire à « des plans d’irrigation pendant le déluge ».

Deux phrases résument le bon sens du texte de Fisher : « L’infla-tion se produit en général lorsque les gouvernements se trouvent en situation financière, spécialement en temps de guerre ou après une

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guerre » et « Prêtez à l’Oncle Sam (les États-Unis). Achetez des bons de la Liberté (obligations émises par le gouvernement américain au moment de la Première Guerre mondiale). Si vous n’avez plus d’argent, allez en emprunter à votre banque. Si elle vous demande des garanties, promettez-lui de lui remettre les bons que vous aurez achetés grâce à cet emprunt. C’est le mouvement perpétuel ». Ne retrouve-t-on pas dans ces quelques phrases un arrière-goût des plans de relance moné-taire actuellement mis en œuvre… ?

Si Fisher s’était fourvoyé sur l’amplitude du krach de 1929, il n’en réfléchit pas moins aux manières de traiter les déflations. Après le krach de 1929, il devint un des promoteurs de l’intervention de l’État pour contrer le cycle infernal de la déflation. Son ouvrage, The debt-deflation theory of great depression, publié en 1933, entretient d’ailleurs quelque résonance avec la crise actuelle. Selon cette théorie, un mécanisme de déflation par la dette (qu’on qualifie parfois de déflation de bilan) peut aggraver la dépression : après une crise financière, les agents éco-nomiques fortement endettés vendent des actifs financiers pour rem-bourser leurs dettes.

Pour Fisher, les grandes dépressions résultent en premier lieu du surendettement associé aux périodes de boom économique consécu-tives à des innovations majeures et où les anticipations de profit sont très élevées.

Mais ces ventes font baisser les prix, ce qui accroît finalement la valeur réelle de la dette et nécessite donc de nouvelles ventes d’actifs. Dans ces circonstances, l’État doit intervenir pour arrêter la spirale déflationniste. C’est exactement la situation à laquelle on assiste.

Il attira l’attention sur les dangers de l’étalon-or. En effet, selon Fisher, si les devises restent dans un rapport fixe avec l’or, alors la créa-tion de monnaie est liée à la quantité d’or extraite et donc aux nou-veaux gisements et mines, ce qui est insensé. Si, par contre, les mon-naies ne sont pas dans un taux fixe par rapport à l’or, alors l’étalon-or perd toute pertinence. Malgré ces obstacles, Fisher n’arrive pas à sortir de la conviction de l’étalon-or. Il n’imagine pas la variabilité des mon-naies. Il aura laissé une belle équation, mais il aura sans doute été un économiste inabouti.

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1935 : La déflation d’un futur collabo 5

Dix ans plus tard, le 15 octobre 1945, Pierre Laval sera fusillé pour haute trahison. Qualifié d’« infâme », il aura été, avec Pétain, l’artisan d’une honteuse collaboration et de l’extermination des juifs. La vieille de son exécution, dans une ultime expression de pathétique lâcheté, Pierre Laval avala une ampoule de cyanure, afin d’éviter de tomber sous des balles françaises.

Mais, cette fois, c’est la mort qui l’aura trahi : le poison était éventé. Il faudra lui injecter du camphre et le forcer à un lavage d’estomac. Il fut ensuite conduit au poteau, refusa l’escabeau et expira à Fresnes sous les balles du peloton devant une butte qui avait servi aux Allemands de lieu d’exécution. Fondateur du nouvel État français, dauphin désigné de Pétain et chef de gouvernement de 1942 à 1944, Pierre Laval aura été le parfait salopard. D’ailleurs, Orwell disait que si le Diable avait une âme, il l’appellerait Laval.

Pourtant, une décennie plus tôt, il est un héros. Il est même désigné homme de l’année 1931 par le prestigieux magazine Time. Et ceux qui remontent à pied Broadway auront remarqué que son nom est scellé sur le trottoir, tout près de Wall Street, dans le « Canyon of Heroes ». Le 22 octobre 1931, Pierre Laval fut le héros d’une parade new-yorkaise. Quelques jours plus tard, ce sera au tour de Pétain.

Drôle de destin, d’ailleurs, que celui de Laval. Son accent rocail-leux, son obsession d’arborer une singularité vestimentaire (il portait toujours une cravate blanche sur une chemise blanche), son franc-par-ler de la France d’en-bas et son bon sens paysan le rendent attachant, donc dangereux. Autodidacte, il défend un calme empathique alors que la France vacille sous les Croix-de-feu du Colonel de la Rocque et l’affaire Stavisky. À cette époque, Maurras et l’affaire Dreyfus ne sont pas loin.

Mais si Laval fut l’architecte de l’ignominie, il a contribué à l’un des plus grands égarements économiques de l’entre-deux-guerres. Les économistes contemporains le qualifieront de « déflation » de Laval.

5 Trends Tendances, 16 septembre 2010.

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C’est en 1935 que Laval prend les rênes du pouvoir. L’Europe s’es-souffle sous la Grande Dépression. Pourtant, la France ne s’en sort pas si mal. Son économie agricole et artisanale l’immunise contre les chocs conjoncturels, et l’industrie est moins vulnérable qu’en Allemagne, fra-gilisée par l’inflation des années vingt, les dommages de guerre et les dépenses de réarmement. Le revenu national français ne baisse que de 10 % en francs constants entre 1930 et 1934, alors que l’effondrement atteint 20 à 25 % en Grande-Bretagne et aux États-Unis, et 30 % en Allemagne.

C’est alors qu’inspiré par la désastreuse doctrine Hoover, Laval prend de mauvaises décisions dans des temps difficiles. Il décide de l’austérité et d’une politique monétaire restrictive, c’est-à-dire défla-tionniste. En fait, Laval postuler les vertus rédemptrices et morales de l’exigence budgétaire. Il prend des mesures apparemment disciplinantes, mais erronées : diminution de 10 % des traitements des fonctionnaires, hausse des impôts, baisse négociée ou réglementée des prix de cer-tains produits… Le résultat est catastrophique. Très rapidement, les taux d’intérêt français augmentent, alors qu’ils baissent partout ailleurs. Les prix baissent, la consommation s’écroule et l’investissement chute.

La surévaluation du franc – de l’ordre de 20 à 30 % selon les devises – évince les entreprises du marché mondial. Les exportations reculent de 45 %, encourageant les revendications protectionnistes et le repli sur l’empire colonial qui commence à absorber une part exces-sive des exportations. La crise financière alimente une crise monétaire chronique. Les réserves de la Banque de France s’évaporent et les capi-taux fuient en masse.

Dès 1933, la Conférence de Londres avait pourtant essayé de négo-cier une sortie concertée de la crise, mais la France s’y était opposée. Pendant qu’elle s’obstinait à une discipline monétaire contre-produc-tive, les autres pays développés s’engageaient dans des dévaluations compétitives.

L’échec de Pierre Laval sera lourd de conséquences. Ses exigences budgétaires empêcheront le réarmement face à l’Allemagne. Quelques mois plus tard, le Front Populaire prendra le pouvoir et son leader, Léon Blum, sera forcé d’ancrer la France dans le pacifisme. Blum finira par

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dévaluer le franc pour mettre fin à la déflation de Pierre Laval, mais c’est trop tard.

Quelques années plus tard, Pierre Laval pourra s’accommoder des conséquences de sa politique de complaisance par rapport à l’Alle-magne, victorieuse parce que réarmée. Il en deviendra un fidèle allié.

Alors, quelles leçons doit-on titrer de la déflation de Laval ? Les temps sont différents mais les enseignements sont nombreux. Le prin-cipal est que la déflation n’est pas le bon choix car elle déclenche des crises sociales. Ceci explique la volonté des autorités monétaires de garder les taux d’intérêt bas et d’inonder les économies grippées d’une abondance de liquidités. Ce sera donc probablement par l’inflation que nos économies sortiront de la crise. Le tout sera d’éviter ce à quoi Laval avait voulu échapper : l’hyperinflation de Weimar. Entre-temps, les étoiles de Laval et de Pétain sont toujours scellées sur Broadway. On les piétine dans l’indifférence et le mépris.

L’économiste du Troisième Reich est déporté à Dachau 6

Le destin de Hjalmar Schacht laisse perplexe. L’homme est peu connu dans notre pays. Décoré de la médaille d’or d’honneur du parti, il fut un discret dignitaire nazi, mais témoigna d’un sursaut de conscience qui le conduisit à participer à la conjuration de l’opération Walkyrie, l’attentat contre Hitler en juillet 1944.

Né au Danemark en 1877, Schacht était un vrai économiste. Pas un théoricien, mais un pragmatique qui dut gérer les plus grands bouleversements de l’économie de la première moitié du XXe siècle. C’est probablement, avant même la diffusion de sa théorie générale de Keynes, le premier qui appliqua une politique de déficit public desti-née à relancer l’économie et à combattre le chômage.

Confronté à l’hyperinflation de la république de Weimar, durant laquelle l’Allemagne décida de faire tourner la rotative à billets pour apurer les dommages de guerre, il réussit à stabiliser le Mark et à réduire

6 Trends Tendances, 18 octobre 2010.

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drastiquement l’inflation. Il devint alors président de la Reichsbank, l’ancêtre de la Bundesbank.

Schacht participa ensuite à l’élaboration du plan Young, négocié en 1929 pour permettre le remboursement des dommages de guerre de l’Allemagne. Ce plan prévoyait l’étalement du paiement jusqu’en 1988. À la suite de la Grande Dépression, la Conférence de Lausanne réduisit ensuite les paiements qu’Hitler n’honorera jamais.

Arrivé au pouvoir, Hitler nomma Schacht président de la Reichs-bank, puis ministre de l’Économie en 1934. Schacht développa alors une politique keynésienne axée sur de grands travaux publics comme la construction d’autoroutes, financés par l’État. La politique écono-mique du ministre allemand fut proche de celle du New Deal de Roo-sevelt, mais à l’opposé de la déflation imposée en France par Laval, avant que ce dernier ne passe les rênes du pouvoir à Léon Blum.

Pour stimuler la consommation intérieure et renforcer les entre-prises locales, Schacht stimula aussi l’autarcie en restreignant les impor-tations aux seules matières premières nécessaires au réarmement. La logique de Schacht était implacable : il subordonnait le remboursement des dommages de guerre à une cartellisation de l’économie, qui ren-força d’ailleurs les grands groupes industriels allemands sur lesquels Hitler s’appuya dans ses funestes projets.

Schacht invente aussi les bons MEFO, des lettres de change tirées sur une société imaginaire, la Metallurgische Forschungsgesellschaft, m.b.H., ou « MEFO ». Les titres MEFO servaient de monnaie d’échange conver-tible en Reichsmarks. Les MEFO furent surtout utilisés pour payer les industries d’armement, en contournant les contraintes du Traité de Versailles.

Les banques et les institutions financières furent obligées d’acheter des bons MEFO, jusqu’à hauteur de 30 % de leur portefeuille pour les banques et de 90 % pour les compagnies d’assurances. Cette invention des bons MEFO permit à l’Allemagne de créer une monnaie parallèle destinée à augmenter la masse monétaire. Le crédit de cette monnaie était, bien sûr, très fragile, car une telle démarche (d’ailleurs remise au goût du jour par certains économistes pour la résolution du problème grec) s’assimila à un appauvrissement forcé. De manière secrète, le rem-

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boursement de ces bons était gagé sur le pillage des invasions qu’Hitler avait planifiées.

Pourtant, en novembre 1937, Schacht est renvoyé du ministère de l’Économie à sa demande, à cause de différends portant sur l’impor-tance des dépenses militaires, qui créent de l’inflation, et de ses relations conflictuelles avec Hermann Göring.

Il conserve son poste à la tête de la Reichsbank jusqu’en 1939 et est ministre sans portefeuille jusqu’en 1943. Victime de la répression qui suivit l’attentat contre Hitler, et déporté à Dachau, où il retrou-vera Léon Blum, le président de l’éphémère Front Populaire de 1936 qu’il avait conseillé après la désastreuse déflation organisée par Laval en 1935, Schacht sera ensuite relaxé par le Tribunal de Nuremberg, avant de retourner en prison jusqu’en 1948 au moment de la dénazification de l’Allemagne. Écarté par Adenauer, il s’éteindra en 1970, à quelques semaines des décès de de Gaulle et Daladier.

L’Histoire n’a pas retenu Schacht. Il fut indéniablement un brillant économiste, mais mit son génie au service de la pire cause du XXe siècle. En particulier, il participa au recyclage monétaire des richesses volées aux juifs, roms et handicapés persécutés. Schacht fut à la fois un colla-borateur et un ennemi d’Hitler, mais, ayant collaboré avec lui pendant douze ans, il ne pouvait pas ne pas avoir lu Mein Kampf. À raison, l’His-toire ne lui a pas donné le bénéfice du doute.

Les âmes mortes de Kondratiev

Pour comprendre la vie de Nikolaï Kondratiev, il fait s’isoler dans le vide noir des Âmes mortes de Nicolas Gogol et dans Une journée d’Ivan Denissovitch d’Alexandre Soljenitsyne. Dans ces romans, on comprend que la Russie, c’est très loin, dans la pénombre des terres pauvres et éloignées. Mais on comprend surtout qu’au-delà des territoires loin-tains, il y a l’inatteignable et l’inconcevable. Et l’inimaginable – l’im-possible à penser, comme dirait Camus –, c’est le monde des camps de concentration russes : les goulags.

C’est le cri muet infini. Là-bas, les vies sont déjà en apesanteur et transparentes, sans espoir de laisser un souvenir aux survivants. Les voix

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se sont éteintes et les regards se sont tus. L’homme est réduit sa propre horreur. Le présent flotte, comme une souffrance qui n’aboutit jamais. La pire torture de ces camps, ce n’est pas la peur de mourir à chaque instant. Ce n’est pas non plus la certitude de ne jamais en sortir vivant. Le véritable supplice de ces camps, le martyre, c’est la vie, dont on empêche la libération. Et où, paradoxalement, le seul moment impor-tant, c’est le moment passé, parce que survécu.

En septembre 1938, Kondratiev sera libéré de cette vie translucide. Le 17 de ce mois, il sera fusillé. Les purges de Staline lui auront épargné l’épouvante de la Seconde Guerre mondiale.

Kondratiev appartient à cette race de scientifiques qui, parce qu’ils vont trop loin, sont happés par la médiocrité des hommes. Comme pour Copernic, le moine Bruno ou Calvin, tout commence bien pour les jeunes prodiges que les systèmes éducatifs repèrent et encouragent. Mais, à un moment, la révélation scientifique des esprits libres n’est plus conforme au système qui l’a encouragée. Et, à ce moment, les explora-teurs de la science sont forcés à l’exil ou écartés.

C’est le cas de Kondratiev, économiste russe né à la fin du XIXe siècle dans la Russie tsariste. Au moment de la Révolution, il met ses compé-tences au service du bolchévisme et devient directeur de l’Institut des Conjonctures Économiques au Commissariat du Peuple aux Finances. C’est à ce moment qu’il émet la thèse des cycles longs, selon laquelle l’économie alterne des périodes de croissance et de dépression, d’une durée de 30 à 60 ans. En fait, Kondratiev est le premier économiste qui visualise la croissance comme une longue sinusoïde. Au sein de ces larges inflexions de l’économie, on constate, bien sûr, des chocs plus abrupts, mais ces derniers ne contrarient pas la thèse des cycles récur-rents. En renfort de ces thèses, Kondratiev identifie plusieurs cycles, d’une durée de 30 à 60 ans.

Mais il y a un message plus profond dans les thèses de l’économiste russe : c’est la résilience de l’économie de marché. Selon Kondratiev, le capitalisme poursuit son expansion après chaque crise, ce qui est contraire aux postulats marxistes qui évoquent la finitude du capita-lisme et la chute de ses moyens de production.

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Kondratiev est alors pourchassé par le régime. C’est un des accusés-vedettes du procès du « parti industriel » de 1930, orchestré par Sta-line. Au cours des années d’avant-guerre, le dictateur mobilise toute la société soviétique dans la modernisation industrielle. Staline organise une propagande de masse et les premiers procès répressifs, dont tous les pays communistes deviendront les adeptes.

Kondratiev en est une des victimes. Condamné à la déportation, il finira au goulag. Septante ans plus tard, ses théories sont réhabilitées. La crise des subprimes n’a pas constitué le grand soir du capitalisme, comme certains philosophes gauchistes se sont essayés à l’invoquer, mais plutôt une contraction que Kondratiev aurait sans doute analysée comme un point de retournement du cycle.

En 1944, Keynes invente le Bancor 7

Les accords de Bretton Woods furent probablement la plus grande réalisation monétaire du XXe siècle. Imaginés avant la victoire alliée sur le Japon et l’Allemagne, ce traité monétaire bâtit la reconstruc-tion d’après-guerre et porta sur les fonts baptismaux trente années de croissance (1944-1974), qu’on qualifia de glorieuses. Ces accords for-mulèrent une parité fixe entre les monnaies des pays développés, éta-lonnée sur l’or. Ce système, qualifié de Gold Exchange Standard, définit les devises dans un rapport au dollar, qui lui-même était rattaché à l’or dans une proportion de 35 dollars pour une once. À l’époque, le dollar valait 50 francs belges.

Dans ce système, la valeur des différentes monnaies était donc contrainte par taux de change fixe, mais il était convenu que la conver-tibilité des dollars en or ne serait pas effectuée. En d’autres termes, les États-Unis exigèrent que les banques centrales étrangères, détentrices de dollars, ne réclament pas leur conversion en or.

Présentés comme le résultat d’une convergence d’idées, les accords de Bretton Woods ne découlèrent pourtant pas d’un consensus aisé.

7 Trends Tendances, 21 octobre 2010.

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Les accords monétaires opposèrent deux thèses. Les deux protagonistes en furent l’Anglais Keynes (1863-1946) et l’Américain White (1892-1948), assistant du Secrétaire au Trésor des États-Unis.

À la fureur de Keynes, White établit le Gold Exchange Standard, sans doute parce que les États-Unis possédaient le plus important stock d’or, notamment celui qui avait été mis en dépôt par les pays européens avant le déclenchement des hostilités de mai 1940. Opposés à Keynes et gagnants de la guerre, les États-Unis l’emportèrent en proposant de consacrer le rôle de pivot du dollar américain. Ce système conduisit à établir la suprématie du dollar sur l’économie mondiale, avec comme conséquence que la croissance et l’inflation seraient définies par les États-Unis.

Mais pourquoi Keynes était-il opposé aux thèses américaines ? Il qualifiait l’étalon-or de relique barbare et réfutait les références auri-fères car celles-ci conduisaient à une dominance des pays en déficit commercial, capables d’imposer leur puissance économique. L’écono-miste anglais préconisait un système monétaire mondial basé sur une nouvelle monnaie internationale, le Bancor.

Le Bancor aurait été une monnaie supranationale fondée sur un panier de trente matières premières. Un système international de paie-ments aurait alors pénalisé les pays qui exportaient ou importaient trop. Les Américains avaient, du reste, initialement imaginé une solution comparable sur la base d’une devise qui se serait dénommée « l’Uni-tas ». Finalement, ni le Bancor ni l’Unitas ne virent le jour, et seul l’or consacra un système de parité fixe.

Le système de Bretton Woods confronta d’ailleurs l’économie mon-diale à ce qui est qualifié de paradoxe de Triffin, du nom de l’écono-miste belge qui lui donna naissance. Le paradoxe de Triffin était bâti sur la nécessité d’un déficit de la balance des paiements des États-Unis pour alimenter le monde en moyens de paiement internationaux. D’ailleurs, dès 1960, les avoirs en dollars extérieurs aux États-Unis furent supé-rieurs à la réserve américaine d’or, remettant en cause la confiance dans le dollar. Finalement, les États-Unis opérèrent le plus grand hold-up de l’histoire monétaire en deux étapes. Le 15 août 1971, le Président Nixon suspendit la conversion du dollar en or avant d’affirmer le flot-

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tement du dollar en 1973. Il n’y avait pas d’autre solution : les réserves officielles américaines d’or représentaient moins du quart des engage-ments officiels. L’abandon du système de Bretton Woods fut consacré en 1976 lors des Accords de Kingston, à la Jamaïque.

Avec le recul du temps, il était simplificateur de lier une masse monétaire à un stock aurifère. Pourtant, ces accords eurent le mérite de discipliner les États. Dès que les accords de Bretton Woods furent démantelés à l’initiative des États-Unis, les États européens s’engouf-frèrent dans une politique d’endettement insensée. Jamais les États européens n’auraient pu s’autoriser de tels égarements budgétaires sans détenir des stocks d’or suffisants.

Après le démantèlement des accords de Bretton Woods, Keynes eut, quant à lui, de nouveaux disciples posthumes : les États européens qui l’utilisèrent comme l’alibi des politiques sociales redistributives et anes-thésiantes. L’idée du Bancor n’a pas non plus sombré avec l’échec des thèses de Keynes à Bretton Woods. L’an passé, la Chine lança l’idée d’une devise internationale éloignée de la suprématie du dollar.

Grèce : des colonels à la junte de Wall Street 8

Tout a commencé en avril. Le 21 de ce mois, en 1967, dans le silence du matin, les chars des cadets de l’École des blindés se sont lour-dement mis en branle pour encercler les bâtiments publics. Déjà caser-nées à l’intérieur des villes, les troupes ont rapidement pris position. Le bâtiment de la radio, le parlement et l’aéroport d’Ellinikon sont cernés. En quelques minutes, le palais royal est sous contrôle. Des centaines de personnalités politiques sont immédiatement arrêtées et déportées vers les îles. C’est un pronunciamiento insurrectionnel. L’armée prend le pouvoir à Athènes, sous la direction d’un triumvirat dirigé par le colonel Geórgios Papadópoulos.

L’homme du putsch est un excellent officier. Sous-lieutenant au début de la Seconde Guerre mondiale, Papadópoulos combat contre

8 L’Écho, 23 août 2010.

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l’armée italienne et la Wehrmacht. En 1944, il forme une milice char-gée d’arrêter les communistes avant de rejoindre l’Angleterre. Après avoir suivi une formation à la CIA en 1953, il dirige les services secrets grecs.

Papadópoulos est un ambitieux. Mais c’est surtout un factieux et un séditieux. En 1956, il participe à une tentative de coup d’État contre le Roi Paul Ier de Grèce, mais c’est en 1967 qu’il renverse le régime et instaure la loi martiale, au motif de la lutte contre les communistes. Le régime grec est, il est vrai, fragile. La démocratie, instaurée par les pre-mières élections démocratiques de 1963, est balbutiante. Le jeune Roi Constantin II, fils de Paul Ier, n’a que 24 ans lorsqu’il accède au trône, à la mort de son père, en 1964. Constantin II devra s’exiler à Rome en décembre 1967.

La tyrannie de Papadópoulos est terrifiante et le film « Z » de Costa-Gavras restitue cette épouvantable ambiance de basculement dictato-rial. La censure est établie et les arrestations de masse se conjuguent à la torture. Les communistes sont persécutés dans le silence de l’Église orthodoxe. Une sanguinaire répression décime les contestataires et les étudiants, dont beaucoup choisissent de s’enfuir du pays. En 1973, le dictateur abolit la monarchie et devient chef de l’État après un plébis-cite trompeur.

L’Europe condamne trop mollement le régime grec. La junte mili-taire est perçue par l’opinion publique grecque comme soutenue par les États-Unis dans leur lutte anti-communiste. Au reste, dans les années soixante, les dictatures ne sont pas une exception : Franco dirige l’Es-pagne d’une main de fer et Salazar a instauré un régime dictatorial au Portugal. À l’époque, dans ces contrées maritimes d’extrémités géogra-phiques, les régimes autoritaires font bon ménage avec les oligarchies patriciennes. De plus, en cette période de décolonisation, les généraux vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale restent aux commandes.

Aujourd’hui, la dictature grecque est heureusement bien loin. Papadópoulos est décédé en prison en 1999. Sous son climat clément, Athènes est une ville heureuse qui rayonne grâce à une jeunesse entre-prenante. Mais, parfois, dans la poussière méditerranéenne et l’anachro-nisme des villes du Sud, on respire, de manière fugace, un parfum des

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révolutions d’autrefois. L’armée reste très présente dans ce pays qui, loin du centre administratif de l’Europe, s’est arrogé le rôle de bastion de l’Europe contre les influences moyen-orientales. Et puis, il reste Chypre et son contentieux turc. D’ailleurs, en Grèce, les casernes sont toujours dans les villes et le pays dépense plus de 5 % de son PNB pour entretenir des forces armées imposantes.

En 2010, ce sont Wall Street et les agences de rating qui ont fomenté un renouveau économique. Après les colonels, les seigneurs du FMI ? Ce n’est plus le triumvirat de Papadópoulos qui dirige la Grèce, mais sa traduction militaire en Russe, une pacifique troïka, qui est aux com-mandes du pays. Celle-ci est composée de la Commission européenne, de la Banque centrale européenne et du FMI. Symbole des temps : ses représentants sont installés dans les hôtels de luxe localisés autour du square de la Constitution, juste devant le Parlement. Cette troïka hellénique n’est pas là pour asservir le pays, mais pour en sauver la prospérité.

Depuis la révélation de la catastrophe budgétaire et des égare-ments comptables, les marchés financiers disciplinent le pays à coup de réformes libérales votées au pas de charge. Le pays était au bord de l’exécution monétaire. Les salves sont désormais sans rémission : libé-ralisation des professions, déréglementation, guérilla contre la fraude fiscale, réforme des pensions, contrôle des emplois publics et baisse des salaires, dans un pays où le fonctionnariat absorbe la moitié de l’emploi.

Cette « destruction créatrice de l’économie » énoncée par Schum-peter ne se passe pas sans heurts. Il y a eu des morts accidentelles dans une manifestation. Et, à Athènes, dans la violence des manifestations, le regard de la jeunesse téméraire est incandescent. Mais les manifestants grecs l’ont bien compris : le véritable objet de leur rancœur ne se situe pas à New York ou à Londres. Leur opposition est dans leur propre pays. Cette jeunesse voit son avenir s’épuiser alors que certaines géné-rations précédentes se sont endettées à leur détriment.

Mais cette situation n’est pas unique à la Grèce. Elle se retrouve dans tous les pays qui ont prolongé le modèle de l’État-providence au-delà de ses possibilités. Les économies européennes sont désormais les otages des pourvoyeurs de capitaux étrangers. À qui la faute ? Pro-

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bablement davantage aux gouvernants européens qu’aux banquiers d’affaires. En période d’euphorie conjoncturelle, de nombreux pays ont mis leur croissance et leur démographie futures en gage des trans-ferts sociaux. Pour ce faire, ils ont emprunté plus d’une année de PNB. Pour financer cet à-valoir sur l’avenir, ils ont fait appel à des banquiers et à des fonds souverains étrangers.

Partout en Europe, l’étau se resserre sur les pays en déséquilibre. Les prêteurs complaisants sont devenus des créanciers exigeants. Les banquiers révèlent plutôt qu’ils ne créent des crises sociales. En fait, les banques d’affaires confrontent aujourd’hui les gouvernements euro-péens à la finitude de leurs modèles de répartition sociale. Ils posent l’équation fiscale qui se structure désormais dans la dépendance aux capitaux étrangers.

Le remboursement de cette dette publique sera prélevé au prix d’un risque de tensions sociales, dès lors que la vague du coût du vieillissement va submerger les finances publiques. Or, rien ne dit que les générations suivantes voudront, ou même pourront, payer ces dettes publiques.

Mais, en Grèce comme ailleurs, il faut rester extrêmement prudent. Le pouvoir n’appartiendra jamais à la Banque centrale européenne ou au FMI. C’est la rue qui le possède. Un gouvernement peut, au mieux, convaincre des bienfaits d’une devise, tel l’euro. Il ne pourra jamais l’imposer. Et c’est là que se situe le véritable message de la crise finan-cière et économique : il s’agit de la prospérité des futures générations, dont les aînés ont emprunté la croissance. Le manifestant grec et le banquier anglo-saxon convoient le même message : la confrontation à trente années de déséquilibres budgétaires.

Le mauvais scénario serait que l’euro, forgé pour sceller la paix entre les nations européennes, soit le ferment de troubles sociaux qui appellent des réactions autoritaires. Ce scénario ne doit jamais être exclu car, après les crises, les États sont toujours liberticides. Si la jeu-nesse des pays du Sud n’est pas enthousiasmée par un projet de société où elle sera un acteur dominant, la tiédeur du climat ne camouflera pas son désespoir. Les jeunes ne se retrouveront pas dans la vieille Europe, âgée, rentière et industrielle. La Ruhr, les ports hollandais et les auto-routes belges seront loin de leurs exigences.

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Si la seule perspective d’avenir se résume, pour cette jeunesse, à accueillir dans les infrastructures touristiques les épargnants de l’Eu-rope du Nord, l’étau de l’euro deviendra insupportable. Une tyrannie monétaire, sans projet d’avenir pour la jeunesse, sera donc réfutée. Et peut-être même, pour certains égarés et désespérés, avec brutalité. En Grèce, comme dans d’autres pays, il existe une ultra-gauche. Elle est fondée sur les cendres du mouvement « Novembre-17 », organisation révolutionnaire clandestine née dans la lutte contre la dictature des colonels. Plusieurs groupuscules révolutionnaires ont été ravivés. Ils ont procédé récemment à des exécutions politiques. La jeunesse contes-tataire est persécutée lors des coups d’État, mais, en Grèce, ce sont les étudiants de l’École polytechnique qui, en 1973, firent basculer le régime des colonels vers la démocratie. Cette crise exige un message positif, mobilisateur et d’espoir pour la jeunesse. Et ça non plus, il ne faut pas l’oublier.

Le siphonnage de l’économie américaine

Lorsqu’on examine la politique monétaire des États-Unis, il importe d’adopter un angle d’approche empirique. Il n’y a aucun invariant à déceler, si ce n’est peut-être la doctrine Roosa (1919-1993), le sous-secrétaire d’État au Trésor de Kennedy qui fut le père spirituel de Paul Volcker.

Dans les années soixante, Robert Roosa formula les préceptes de la politique monétaire américaine. Il affirma que si la quantité de dollars en circulation explosait, ce n’était pas un problème américain, mais celui des pays qui accumulaient des surplus commerciaux. À l’époque, Roosa visait plus particulièrement l’Allemagne et le Japon qu’il pressait de développer leur consommation extérieure. L’observateur attentif remarquera qu’à cinquante ans d’intervalle, les Américains formulent la même exigence : ils exigent une relance de la demande intérieure européenne et chinoise, une réévaluation progressive de la monnaie chinoise et s’opposent à toute dépréciation de l’euro, qui mettrait un frein aux exportations américaines tout en contrariant les importations européennes. L’Histoire se répète inlassablement.

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De surcroît, les États-Unis vivent depuis des décennies dans une tension extrême, poussant les feux d’une économie essentiellement alimentée par la consommation intérieure. Cette caractéristique est d’ailleurs une distinction importante par rapport aux économies euro-péennes dont le degré d’ouverture, et donc de fragilité monétaire, est nettement plus important.

Cette singularité de l’économie américaine s’ajoute au fait que le dollar américain reste nolens volens la devise de référence incontestable. Les États-Unis entretiennent subtilement cette prédominance moné-taire au travers d’orientations géopolitiques qui sont congruentes avec la politique monétaire.

Par deux fois depuis la Seconde Guerre mondiale, les Américains ont soldé leurs dettes de manière unilatérale. C’est arrivé en 1971, lorsque Nixon a suspendu la convertibilité en or du dollar, mettant fin aux accords de Bretton Woods et à un système de parités fixes entre les devises occidentales. À l’époque, les Américains avaient accumulé un tel déficit commercial vis-à-vis du reste du monde que les réserves en or ne représentaient plus qu’un quart des dollars en circulation à l’exté-rieur du pays. La seconde manifestation d’autorité monétaire a consisté à la diffusion des crédits immobiliers américains, dont la déliquescence a entraîné un risque systémique et de nombreuses faillites bancaires.

La solution monétaire imaginée il y a quarante ans par l’adminis-tration Nixon n’est plus transposable dans une économie globalisée, et surtout plus complexe tant en termes de flux commerciaux que d’inter-dépendances monétaires. Pour la première fois depuis le début de leur histoire, les États-Unis ne contrôlent plus militairement leurs créanciers. Une dépréciation du dollar ne peut donc pas relever d’un acte régalien destiné à appauvrir les créanciers de la dette publique américaine, sauf à induire des déséquilibres dans le domaine géopolitique.

De plus, la globalisation a conduit à une lente exportation de toutes les capacités industrielles vers les pays asiatiques. Les États-Unis se sont dépossédés des investissements productifs, ou à tout le moins d’une partie de la chaîne de production. Cette démarche correspond à l’opti-misation des avantages comparatifs de Ricardo mais crée une fragilité inhérente.

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Elle rappelle la fameuse phrase de Ross Perot, candidat indépendant à l’élection présidentielle américaine de 1992, qui, pour s’opposer aux accords de libre-échange NAFTA entre les États-Unis, le Canada et le Mexique, avait invoqué un « giant sucking sound », c’est-à-dire un effet d’aspiration des emplois industriels et capacités manufacturières par les partenaires économiques des États-Unis. Ross Perot n’a pas eu raison, car c’est l’affiliation de la Chine à l’Organisation mondiale du com-merce qui a probablement contribué à rebattre sensiblement les cartes du commerce international.

Alors, que vont faire les États-Unis ? La réponse sera probablement un mélange de complaisance monétaire qui devrait conduire à un dollar structurellement faible et d’un protectionnisme industriel larvé.

Personne ne contestera ces orientations car l’interdépendance des économies place tous les pays dans un grand état de dépendance, voire de vulnérabilité, par rapport à la première puissance économique mon-diale. Et puis, dans le passé, les États-Unis donnaient des réponses mili-taires plus vigoureuses à leurs déséquilibres internes. Cette époque est heureusement révolue.

Paul Volcker, le MacArthur du dollar 9

Lorsque Paul Volcker apparaît, il ne faut pas s’y tromper : c’est que la situation est très grave et que de grandes choses se préparent au bénéfice des États-Unis. Bien que démocrate, Volcker fut l’homme de confiance de six présidents américains. C’est l’homme pour qui la suprématie du dollar prime sur toute idéologie ou toute faction entre Républicains et Démocrates.

Au reste, Volcker ne s’en est jamais caché : il a des mœurs simples. Il y a ce qu’il aime, à savoir la pêche à la mouche et le dollar. Il a même affirmé que la plus grande erreur stratégique de sa vie adulte a été d’amener sa femme en lune de miel à la pêche à la mouche dans le Maine.

9 Trends Tendances, 20 janvier 2011.

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Et puis, il y a ce qu’il n’aime pas. Et là c’est wagon ! Il n’aime pas la dérégulation, les grosses banques, l’inflation et les autres devises de réserve que le dollar. À la pipe de maïs et aux lunettes de pilote près, Volcker, c’est le MacArthur de la finance. C’est l’homme qui dit « I shall come back » quand les États-Unis subissent un désagrément monétaire.

Volcker est né dans une famille religieuse et empreinte du sens de l’État et du service à la nation. Produit de la méritocratie américaine, il étudie successivement à Princeton, Harvard et Londres.

De 1969 à 1974, Volcker est sous-secrétaire en charge des affaires monétaires au département du Trésor. C’est à ce moment que sa car-rière prend une envergure nationale. Fondateur des accords de Bret-ton Woods imposant un système monétaire d’étalon-or, les États-Unis n’ont pas respecté les règles. Dès 1960, les avoirs en dollars extérieurs aux États-Unis deviennent supérieurs au stock américain d’or, remet-tant en cause la confiance dans le dollar. De Gaulle fustige alors l’hégé-monie américaine qui permet aux États-Unis de « s’endetter gratuite-ment vis-à-vis de l’étranger ».

Finalement, les États-Unis opérèrent le plus grand hold-up de l’his-toire monétaire en deux étapes. Le 15 août 1971, le Président Nixon suspendit la conversion du dollar en or, avant d’affirmer le flottement du dollar en 1973. Il n’y avait pas d’autre solution : les réserves officielles américaines d’or représentaient moins du quart des engagements offi-ciels. L’homme de ce hold-up monétaire parfait s’appelle Volcker. Mais Volcker ne fut qu’un récidiviste : les Anglais avaient fait la même chose dans les années trente, dans le cadre de la Grande Dépression.

En 1975, Volcker devient président de la Réserve fédérale de New York. Plutôt démocrate, Volcker est nommé par le Président Carter. Mais, deux ans plus tard, c’est un républicain, Ronald Reagan, qui devient Président et embarque les économistes ultralibéraux de l’École de Chicago. L’économie est relancée mais il faut mettre fin à la stagfla-tion, cette mauvaise chimie d’inflation et de chômage.

Volcker y réussit : l’inflation, qui culmine à 14 % en 1981, est abais-sée à 3 % en 1983. Cette chute de l’inflation est effectuée au prix d’une lourde récession et d’une hausse vertigineuse des taux d’intérêt. Volcker en subit les conséquences : il n’est pas reconduit une troisième fois dans

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ses fonctions. Son attachement aux théories anciennes le rend suspect aux zélotes de la dérégulation. Greenspan prend le relais.

La carrière de Volcker se fait alors plus discrète et dissipée. On le retrouve dans la remise sur pied de la profession comptable après le sabordage d’Arthur Andersen à la suite de l’affaire Enron. Mais c’est en 2008 qu’il fait son grand retour dans l’administration Obama et dans le plan de régulation des banques. Prenant immédiatement l’ascendant sur Tim Geithner, c’est Volcker qui a gagné la première manche du bras de fer entre Washington et Wall Street.

Quelle leçon tirer des orientations de Paul Volcker, dont la car-rière aura irradié l’économie américaine pendant plusieurs décennies. Lorsqu’on examine la politique monétaire des États-Unis, il importe d’adopter un angle d’approche empirique. Il n’y a aucun invariant à déceler, si ce n’est peut-être la doctrine Roosa (1919-1993), le sous-secrétaire d’État au Trésor de Kennedy qui le fut père spirituel de Paul Volcker. La doctrine Roosa n’est incidemment que l’écho des postulats du Président Roosevelt qui déclara, à l’aube de sa première investiture, que « La santé économique interne d’une nation est un plus grand fac-teur de son bien-être que la valeur de sa monnaie en termes d’échanges vis-à-vis d’autres nations ».

Dans les années soixante, Roosa formula les préceptes de la poli-tique monétaire américaine. Il affirma que si la quantité de dollars en circulation explosait, ce n’était pas un problème américain, mais celui des pays qui accumulaient des surplus commerciaux. Cette leçon est, plus que jamais, d’actualité.

Obama, le dollar et la doctrine Roosa 10

Rober Roosa fait partie de ces hommes oubliés des manuels d’éco-nomie. Il n’a signé aucun ouvrage théorique ni reçu de prix Nobel. Il n’est même pas repris dans les pages francophones de Wikipédia. Seule une bourse d’économie porte son nom dans son Alma Mater

10 Trends Tendances, 24 avril 2011.

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universitaire. Il appartient à ces hommes qui préfèrent le pouvoir dans son efficacité ombragée, plutôt que sous les feux des médias. D’ailleurs, Robert Roosa fut bien plus efficace qu’un homme politique, toujours soumis aux soubresauts des émotions populaires. Il est le père spirituel de Paul Volcker. Il n’avait qu’une seule obsession : assurer la prédomi-nance monétaire du dollar et écarter tous les obstacles qui pourraient altérer l’hégémonie économique américaine.

Robert Roosa est un Américain du Midwest. Né en 1918, il pour-suit son cursus académique dans son État natal, le Michigan. Il obtient son doctorat en économie en 1942. Pendant ces années, il enseigne dans différentes universités américaines, dont le Massachusetts Insti-tute of Technology et la prestigieuse Harvard. Pendant la guerre, il est envoyé à Londres et travaille sous la direction de Charles Kindleberger, qui fut un artisan du plan Marshall et probablement l’un des meilleurs observateurs des bulles boursières.

En 1946, Robert Roosa rejoint la Réserve Fédérale de New York dont tous les grands noms de la Finance américaine seront issus (Volc-ker, Geithner, etc.). La Federal Reserve Bank of New York est la plus importante du dispositif monétaire américain. Elle conserve aussi la plus grande réserve d’or du monde.

En 1961, Roosa devient sous-secrétaire d’État au Trésor sous l’ad-ministration Kennedy. C’est à ce moment qu’il est confronté à l’effri-tement progressif des accords de Bretton Woods. Ces accords, négociés entre les pays alliés en 1944, avaient prévu une parité fixe des monnaies et leur convertibilité en or. Malheureusement, dès les années soixante, les réserves d’or américaines ne représentent plus qu’une fraction des dollars en circulation.

Roosa développe alors une doctrine qui continue à faire autorité. Il affirme que si la quantité de dollars en circulation explose, ce n’est pas un problème américain, mais celui des pays qui accumulent des dollars en accumulant des surplus commerciaux. À l’époque, Roosa vise plus particulièrement l’Allemagne et le Japon qu’il presse de développer leur consommation extérieure. Mais Roosa va plus loin : il exige des plans de relance en Allemagne et une réévaluation du Mark de 5 % en 1961.

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L’observateur attentif remarquera qu’à cinquante ans d’intervalle, les Américains formulent la même exigence : ils exhortent une relance de la demande intérieure européenne et chinoise, une réévaluation progressive de la monnaie chinoise et s’opposent à toute dépréciation de l’euro, qui mettrait un frein aux exportations américaines tout en contrariant les importations européennes. L’Histoire se répète inlassa-blement.

Mais la tâche de Robert Roosa n’est pas achevée. Il crée le pool de l’or selon lequel sept pays européens s’engagent à ne pas deman-der la conversion de leurs avoirs en or. Cet accord fit insidieusement entrer les accords de Bretton Woods dans une phase d’inconvertibilité du dollar. Il invente aussi les « bons Roosa » qui sont des obligations non négociables destinées aux banques centrales.

Décédé en 1983, Robert Roosa a fondé une doctrine qui repose sur la conviction que le seul système monétaire qui puisse surmonter les égarements de la conjoncture est celui qui est basé sur la monnaie la plus forte, c’est-à-dire le dollar.

Roosa réfutait l’or comme étalon monétaire et détestait les cours de change flottants. L’administration Obama continue à s’inspirer de la doctrine Roosa, dont un des disciplines zélé est Paul Volcker. Ce fut d’ailleurs Volcker qui acheva l’œuvre de Roosa, entre-temps revenu dans le secteur privé, lors du sabordage des accords de Bretton Woods.

C’est, en effet, sur le conseil de Volcker que Nixon décida de suspendre la convertibilité en or du dollar. Mais, devenu conseiller d’Obama, Volcker n’est sans doute pas étranger à la mise en œuvre de l’assouplissement monétaire américain, consistant à faire tourner à plein régime les rotatives à dollars, afin d’affaiblir le dollar.

Roosa restera un acteur méconnu, mais il aura formulé une doc-trine. Celle-ci repose sur le constat que la monnaie d’un pays est sou-vent plus puissante que son armée. Ceci ramène à l’acerbe postulat de Lénine qui avançait que « Pour détruire le régime bourgeois, il suffit de corrompre sa monnaie ».

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De Mandelbrot aux Cygnes noirs 11

Depuis quelques années, nous sentons tous que quelque chose nous échappe. Autrefois prévisibles, les marchés financiers développent une fébrilité qui déstabilise toute l’économie. Les crises se succèdent à une vitesse surprenante, touchant indistinctement les classes d’actifs, les continents et les marchés. C’est d’ailleurs l’immobilier, placement stable par excellence, qui fut à l’origine de la plus grande crise du crédit depuis la récession des années trente. Même les États, considérés comme des remparts à l’effervescence de la spéculation, sont mis à mal. On parle aujourd’hui de leur faillite potentielle.

Cette séquence d’événements a définitivement disqualifié une cer-taine gestion des risques, celle qui postulait que les risques se situaient dans des balises acceptables. Aujourd’hui, force est de constater que les événements extrêmes sont d’une gravité insoupçonnée et que leur probabilité de survenance, a priori très faible, est sans doute plus signi-ficative.

Cela a conduit à la théorie du Cygne noir de Taleb. La théorie du Cygne noir postule qu’un événement imprévisible de faible probabilité peut avoir des conséquences considérables. Nassim Nicholas Taleb a nommé cette théorie en référence à la conviction, longtemps entrete-nue en Europe, que les cygnes étaient tous blancs, jusqu’à la découverte de l’existence de cygnes noirs en Australie.

Mais Taleb avait un précurseur, récemment décédé : Benoît Man-delbrot (1924-2010). Né à Varsovie, dans une famille juive d’origine lituanienne, Mandelbrot étudie en France avant d’osciller entre les États-Unis et la France. Le chercheur est, pour de nombreux scienti-fiques, un renégat de la mathématique et un trublion de la finance. Il s’opposera d’ailleurs à Black, Scholes et Merton, les inventeurs de la théorie des options.

Le credo de Mandelbrot est simple : il n’y a pas une forme de hasard, qui conduirait toujours à une égalisation par la loi des grands nombres. Les modèles standards occultent la complexité de la réalité. Mandel-

11 Trends Tendances, 17 février 2011.

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brot formule cette réalité au moyen de la théorie des fractales, afin de décrire des alternances de périodes calmes et agitées observées sur les marchés financiers.

Le terme « fractale » provient de l’adjectif latin « fractus », qui signifie irrégulier ou brisé. Une fractale est une forme géométrique qui peut être séparée en plusieurs parties, dont chacune est une version à échelle réduite de l’ensemble. On obtient une image fractale en partant d’un objet auquel on applique une certaine transformation qui ajoute un élément de complexité, puis en appliquant la même transformation au nouvel objet ainsi obtenu, ce qui accroît encore sa complexité… et en recommençant à l’infini ce processus d’itérations. Par exemple, par-tant d’une étoile, on applique des transformations identiques à chaque branche de l’étoile et progressivement, l’étoile se transforme en flocon complexe. Une autre illustration est celle du sapin, qui de loin, apparaît triangulaire. Au fur et à mesure qu’on s’en approche, le sapin apparaît une forme plus complexe, faite d’un nombre croissant de formes trian-gulaires superposées et se chevauchant.

Transposée à l’étude de la finance, la théorie des fractales suppose que l’amplitude des variations puisse rester indépendante d’un jour à l’autre, contrairement aux théories classiques qui sont basées sur des modèles qualifiés de browniens. En d’autres termes, un cygne noir peut apparaître à tout instant. Pour Mandelbrot, les marchés sont plus sau-vages et effrayants que la théorie ne le laisserait supposer. Les cours effec-tuent des sauts erratiques. Les variations de cours n’épousent pas non plus les proportions de la courbe en cloche de la distribution normale. Mais attention : les fractales ne donnent pas de prévision d’une baisse des prix ou d’une hausse. Par contre, elles fournissent des estimations de la probabilité de ce que le marché pourrait faire et permettent de se préparer aux changements inévitables.

En résumé, les fractales sont des objets géométriques qui peuvent être décomposés en fragments dont chacun a la même forme que le tout. L’univers de Mandelbrot est un monde de beautés, de formes et de turbulences et de géométries complexes. Aujourd’hui disparu, Man-delbrot aura interpellé la pensée académique unique. Passé comme une ombre, il n’a pas obtenu la reconnaissance que ses visions méritaient.

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Pourtant, ses nombreux disciples, dont Taleb, n’ont pas encore écrit les dernières pages de l’histoire des fractales. D’ailleurs, la théorie classique de la finance a pris, depuis les rafales de crises que nos économies tra-versent, un sérieux coup de vieux.

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2. Économie

La décennie perdue de la Belgique 12

Au terme de la première décennie du millénaire, le constat est amer. Le Royaume a commencé son aggiornamento par un effondrement éco-nomique. Près de trois ans après l’éclatement de la crise des subprimes, il reste sidéré devant le champ de bataille.

En quelques trimestres, tout a basculé. La stabilité institutionnelle d’abord. Mise en péril au terme des élections de juin 2007 et émiettée par celles de 2010, elle a distrait de la déclaration de guerre écono-mique mondiale annoncée. Dès juillet 2007, les premiers craquements financiers et immobiliers américains étaient audibles. Pourtant, un an plus tard, la déconfiture des banques et l’écroulement de la bourse prendront le pays par surprise. En quelques mois, la Belgique a dû adopter la métrique que la mondialisation lui impose : celle d’un petit pays dont les ambitions doivent être redimensionnées à l’aune de sa taille.

Et puis l’orage économique a éclaté avec ses catastrophes en matière d’emploi. Il révèle les faiblesses inhérentes au pays, à savoir un contexte rigide qui a empêché des reconversions. Même la dette publique, qu’on croyait sous contrôle parce qu’amoindrie en proportion de la richesse nationale, excède à nouveau une année de PIB, sans compter la gigan-tesque dette cachée et impayable : celle des soins de santé et du coût de vieillissement de la population.

Au lieu de réduire la dette fédérale en termes absolus, c’est-à-dire en euros, les gouvernements précédents se sont limités à la réduire en termes relatifs, c’est-à-dire par rapport au PIB. Le niveau de cette dette publique relève de la même pathologie que la fragilité de nos banques avant la crise : trop importante pour la taille du Royaume. Au total, cette dette dépassera probablement dix-huit mois de PNB. Il est donc devenu

12 Actualité comptable, 29 novembre 2010.

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évident qu’elle se résorbera par des moyens non conventionnels, qu’on peut imaginer, dès à présent, inflationnistes. L’impôt sera aussi prélevé au risque d’une dislocation générationnelle puisque la vague du coût du vieillissement va bientôt submerger les finances publiques.

Aujourd’hui, face à son avenir, la Belgique ressent une froide colère. En quelques mois, elle a compris que ses faiblesses budgétaires avaient corrodé son modèle. La chute de ses banques, conjuguée à une terrible crise économique, fait imploser ses convictions. Son épargne, c’est-à-dire sa protection de l’avenir, a été fragilisée.

Profitant de l’aubaine de quelques années de mondialisation heu-reuse, le Royaume croyait échapper à la confrontation avec l’écono-mie de marché, mais c’est raté. Ou plutôt, c’est trop tard. La rente de richesse du pays a non seulement été consommée : elle a été emprun-tée. Construite sur l’espoir du baby-boom, l’économie du pays semble désormais déchanter sous le désespoir de ses charges de pension. La prospérité des générations suivantes en est donc incertaine. Et puis, aussi, la Belgique est sans doute fatiguée. Découragée par son immobi-lisme d’après-guerre, par son éloignement des Trente Glorieuses, et par ses déchirements internes.

Même la relève est perplexe. Nombreux sont les jeunes qui admettent espérer leur avenir professionnel à l’étranger plutôt qu’en Belgique. Le scepticisme qu’il développent au sujet de la gestion du pays les en éloigne. C’est d’ailleurs ce qui est le plus inquiétant : qu’une fraction de la jeunesse voie son avenir à l’étranger devrait interpeller nos gouvernants.

Bien évidemment, la crise ne saurait durer qu’un temps. Si l’éco-nomie chancelle sur des fondements ébranlés, l’équilibre cyclique des choses générera de nouvelles disciplines. Entre-temps, le danger serait de banaliser l’attentisme. Or, en termes sociologiques, la Belgique manque de confiance. Elle a mal à son économie. Elle oscille entre l’attachement à des traditions industrielles disparues et des besoins de transformations radicales. Elle espère une alchimie providentielle et miraculeuse, mais cela ne correspond à aucun projet.

Il faudrait peu de choses pour replacer le pays dans une posture économique offensive car ses atouts sont innombrables. Il faut donc

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procéder à l‘analyse rigoureuse des forces stratégiques de la Belgique. C’est indispensable car – qu’on le veuille ou non –, l’énormité de la dette publique rend incompatible une protection sociale intégrale avec la compétitivité exigée par la globalisation.

Alors, comment faire ? Le pays conjugue deux réalités dont les faiblesses s’auto-entretiennent : une économie très ouverte (qui rend toute protection géographique caduque) et une dette publique trop lourde. Et s’il y a une démarche à analyser, c’est de transformer la Belgique en une zone fiscale d’attrait pour les investissements étran-gers (comme le Luxembourg l’a réalisé) afin de stimuler l’emploi, seule garantie de la croissance.

Nous devons repenser notre modèle économique dans la dépen-dance des capitaux et des centres de décisions étrangers. Notre pays pourrait se rapprocher d’un statut de zone franche, c’est-à-dire une géographie bénéficiant d’avantages fiscaux, en baissant structurelle-ment et profondément l’impôt des sociétés. En même temps, il faudra réduire le coût fiscal du travail car l’opportunité des implantations d’entreprises est aujourd’hui réalisée à un niveau international.

L’équation est complexe et cela demandera d’évidents arbitrages budgétaires : il faudra lever des impôts pour baisser le coût du travail. Mais nous n’avons d’autre choix que d’accepter la cartographie dans laquelle nous sommes placés, c’est-à-dire une économie de marché mondialisée.

La réflexion exigera de reconnaître la nécessité de la prise rémuné-rée de risque plutôt que de faire suffoquer l’économie sous la culpabili-sation de l’entreprenariat. Il faudra donc définir clairement le projet du pays, faute de quoi ce sera bientôt la saison froide du pays. Comme un bas ciel d’hiver, elle sera lugubre. Pour la Belgique, le temps est devenu provisoire.

Qui a mis l’économie belge dans cet état ?

Lorsqu’on prend du recul par rapport aux soubresauts de l’éco-nomie, force est de constater que la situation des finances publiques

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belges est inquiétante. Tout a commencé à la fin des années septante, lorsque nos gouvernants ont confondu une mutation structurelle de l’économie avec une péripétie de la conjoncture. Le choix fut alors fait de s’enferrer dans une politique de déficit public, en espérant un rapide retour de la croissance. On appliqua alors une désastreuse politique keynésienne qui suggérait que le déficit créerait le plein emploi. En 1980, le ministre du Budget de l’époque postula même, de manière très inspirée, que : « Le déficit est apparu tout seul, il disparaîtra de la même façon ». On a les Démosthène que l’on peut.

La crise dura vingt-cinq ans. Au lieu d’y faire face avec lucidité, la Belgique se drogua d’un endettement public. Ce pervers empoisonne-ment fut, pendant longtemps, considéré comme anodin au motif qu’à l’époque, la dette publique était financée par l’épargne interne, c’est-à-dire détenue par des épargnants privés, belges. La dette n’était donc, en fait, qu’une redistribution indirecte. Très régulièrement, quelques adeptes de Proudhon promouvaient d’ailleurs l’annulation de la dette, au motif que cela mettrait les comptes de l’État à l’équilibre. Il faudra attendre la discipline imposée par l’euro pour comprendre qu’une dette publique supérieure à 130 % du PNB relevait d’une totale absurdité.

Comment en étions-nous arrivés là ? La réponse à cette question est plurielle. Elle relève à la fois du réflexe cognitif et de la myopie stratégique.

En termes cognitifs, le Royaume bute inlassablement sur la même pierre, en répétant le même schéma industriel d’après-guerre. Pendant très longtemps, la richesse de la Belgique a été fondée sur le transit de matières. La Wallonie a été bâtie sur le charbon et le fer tandis que la Flandre se déployait sur le port d’Anvers. Ce type d’économie fonctionnait lorsque le PNB était articulé sur les secteurs primaire et secondaire. Malheureusement, de nos jours, la richesse nationale est alimentée à concurrence de 70 % par les services, pour lesquels la pro-tection géographique est faible. La Belgique ne s’est pas mise en ordre de marche pour cette économie nouvelle.

Mais le pays a aussi souffert de myopie politique. L’État est devenu faible et la décision politique s’est fragmentée, conduisant à la difficulté d’exprimer et d’appliquer une vision. C’est ce qui explique l’absence

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de plan d’ensemble pour les grands équilibres socio-économiques. Pendant plusieurs décennies, nous nous sommes illusionnés d’un État-providence, selon une équation bismarckienne largement périmée. En même temps, l’État n’inspire plus la même confiance.

Aujourd’hui, le constat est amer. Comme d’autres pays, la Belgique est face à un endettement public dont la hauteur donne le vertige. Si l’on ajoute à la dette existante la valeur actualisée des engagements en matière de pension et de soins de santé, on arrive à près de dix-huit mois de PNB. Contrairement aux années quatre-vingt, la dette n’est plus interne, mais externe. La dette belge reste d’ailleurs une excellente signature car les gouvernements Verhofstadt-Reynders ont rétabli une partie des paramètres économiques.

Pour résorber cet endettement, il faut dégager un surplus primaire suffisant, et surtout récurrent. Malheureusement, à politique inchangée, le déficit structurel s’élève à 2,7 % du PNB, selon le Conseil supérieur des finances (CSF – rapport de mars 2009), qui confirme que ce défi-cit ne provient pas de la crise financière. En janvier 2010, le même CSF soulignait que les dépenses de l’État seront insoutenables à moyen terme.

D’ailleurs, il nous faudrait vingt-cinq ans et 5 % de surplus primaire, soit plus d’une génération de plomb, afin de revenir dans la balise du Traité de Maastricht. De surcroît, la Belgique n’aura plus beaucoup d’autonomie et suivra le mouvement européen. En internationalisant sa dette, le Royaume a échappé à ses forces collectivistes pour se placer sous la dépendance des marchés financiers.

Alors, de quoi demain sera-t-il fait ? Tout le monde a compris que l’impôt ne suffira pas à corriger l’endettement public, car cela étoufferait la croissance qu’il faut justement susciter. Il faut tout d’abord repenser à la croissance, seul moyen acceptable de digérer l’endettement public. Cela suppose de formuler un modèle de confiance et d’emploi pour les jeunes. Il faut aussi faire une lucide analyse du plan stratégique de la Belgique. Mais il y a également l’exigence d’un grand débat citoyen sur le modèle social afin d’étançonner la répartition des revenus.

Quelle majorité ou génération va-t-elle imposer sa loi à quelle minorité ? Le chemin sera très étroit entre le libéralisme de l’économie

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de marché, et le socialisme redistributif. Il y aura de fortes tensions politiques, qu’une conjoncture bienveillante avait permis de camoufler depuis quinze ans. Il faudra aussi admettre que le système parlementaire s’est déformé en une particratrie et génère une culture de la compro-mission peu favorable à l’émergence de grandes figures possédant les attributs de l’homme d’État.

Le purgatoire du capitalisme

Depuis l’explosion de la crise, de nombreux théoriciens s’inter-rogent sur son message subliminal. Tant d’angoisses sont révélées : cette crise est-elle le signe annonciateur d’une fin de cycle conjoncturel ou, au contraire, de la saturation d’un mode de pensée ? S’agit-il de l’abou-tissement de la lutte des classes ou d’une friction superficielle ? De nouvelles utopies peuvent-elles être envisagées ou devons-nous nous résigner à l’immersion dans une économie marchande de plus en plus exigeante ? Est-ce l’aube ou le crépuscule d’une phase de nos civili-sations ? Et puis, l’État, en tant qu’expression de la collectivité, est-il encore capable de jouer un rôle régulateur alors que les citoyens sont individuellement abandonnés à l’économie de marché ?

De nombreux penseurs interpellent la financiarisation de nos com-munautés. Cette dernière est souvent décriée et opposée à une écono-mie réelle, vertueuse et régulée par le travail. Mais cette distinction est une mystification. La financiarisation ne nous a pas été imposée. Nous avons choisi d’en être les bénéficiaires. Pire, nous avons été les coupables conscients de son détournement, en anticipant la consommation que permettait l’endettement collectif. C’est d’ailleurs ce qui explique que des États européens, telle la Belgique, ont accumulé un endettement global égal à près de deux années de PNB. Nous avons confisqué et mis en hypothèque une partie de la prospérité des générations suivantes.

Sous cet angle, comment pouvons-nous honnêtement nous en offusquer ? La financiarisation de nos économies est la résonance de la fin des accords de Bretton Woods, en 1971, lorsque les États ont abandonné l’étalon-or et la discipline budgétaire. Les premiers béné-ficiaires en ont été les États, qui ont pu masquer les changements de

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modèles et gommer les accrocs conjoncturels par un appel massif aux marchés des capitaux. Sans les marchés, jamais les pays européens n’au-raient pu accumuler de telles dettes et inventer des modèles sociaux qui hypothéqueraient leur croissance. Au reste, pourquoi ne pas exiger aujourd’hui des États la même discipline que celle qui aurait dû être imposée aux banques ?

Il faut aussi sortir de cette confusion dévastatrice entre croissance et redistribution. Cette dernière n’est possible que si la croissance est suffisante. Sans croissance, la redistribution est, au mieux, une hypo-thèque sur les générations futures. Il faut aussi, sans doute, se dégager des supercheries idéologiques et accepter la réalité de l’entrée dans une économie de libre-échange. Cette dernière est infiniment plus ins-table que nos communautés industrielles d’après-guerre. L’économie de marché est confrontationnelle. Dans ce nouveau monde, les raison-nements dogmatiques sont disqualifiés au profit de réponses pragma-tiques. Désormais, la richesse et la croissance sont rationnées. Il faut composer avec cette réalité.

Est-ce de la résignation ? Non. Depuis l’éclatement de la bulle bour-sière spéculative, différents courants de pensée plaident pour un capita-lisme mieux discipliné et davantage ordonné, ce qui laisse à penser qu’il existe, au-delà de la gestuelle de la « main invisible » d’Adam Smith, une manière d’ordonner la croissance économique. Un peu comme si le capitalisme volatil pouvait être dominé par un capitalisme stabilisé.

Malheureusement, cette vision du monde est utopique. Au-delà de son semblant de vision progressiste, une stabilisation de l’économie figerait les inégalités sociales et serait une politique de moindre distri-bution des richesses, qui elles-mêmes ne seraient plus générées.

Nous manquons tous de recul pour placer la crise dans une dimen-sion historique, mais une chose est certaine : elle déplace des foyers de croissance. Mais, à l’intuition, elle n’est pas une rupture de modèle. Elle constitue une contraction inhérente à l’économie de marché. Le capitalisme n’est pas en cause.

Par contre, ce qui sera débattu dans les prochaines années, c’est le niveau de liberté individuelle. Transposée en termes sociologiques, la crise repositionnera le curseur entre les zones d’influence des secteurs

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privé et public. Ce sera donc un véritable dialogue sociologique qui verra l’expression des forces antagonistes. Et le problème est là : après les crises, deux phénomènes s’entrecroisent. D’une part, elles ont tendance à creuser les inégalités. Mais, d’autre part, les États s’investissent du pou-voir de restructurer l’économie. Les crises suscitent donc des moments de tension sociale structurés, crispés entre un libéralisme entrepreneur (et naturellement inégalitaire) et une socialisation redistributrice (sou-vent excessivement égalitaire). D’ailleurs, de nombreux économistes réalisent que la crise avance de vingt ans des déséquilibres structurels et générationnels.

L’économie est amorale. Elle n’est pas autorégulatrice. D’ailleurs, pourquoi le serait-elle ? Le prix Nobel d’économie, Friedrich Hayek, a largement démontré que seul un comportement individuel pouvait être qualifié de juste, ce qui ne peut pas être le cas d’un système social qui n’est qu’une expression collective qui n’est voulue par personne. Il n’y a donc pas d’extraterritorialité morale du capitalisme. En attendre des vertus providentielles ou une éthique spontanée serait aussi naïf que de l’accabler de maux éthiques. Sous un autre éclairage, le pos-tulat d’une moralisation du capitalisme est sans fondement, puisque cela suppose qu’il est, pour partie, immoral et non amoral. En effet, si l’on qualifie le capitalisme d’immoral, cela suppose qu’un système (le capitalisme), qui n’est que la résultante de comportements individuels, aurait suscité ses propres déviances ! Si c’était vrai, moraliser le capita-lisme supposerait sa disparition.

Ceci ne veut pas dire que l’économie possède une réalité absolue, décrétée en dehors des hommes. Elle est, pour partie, domesticable. Il n’est d’ailleurs d’économie que d’hommes. Le libre-échange assure une certaine allocation des ressources mais ne suscite aucun État de droit naturel. C’est pour cette raison qu’il est plus judicieux de supposer une subséquence de l’État de droit à la spontanéité de l’échange qu’à essayer de les juxtaposer. À juste titre, Alain Minc avance que l’écono-mie de marché fonctionne quand le marché et la règle de droit sont l’avers et le revers de la même réalité.

En résumé, il est trop tôt pour décanter intellectuellement la crise, mais le capitalisme n’est aucunement en phase terminale. Au contraire,

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il est en phase d’enfantement permanent, sans délivrance, comme un accouchement qui n’aboutit pas. Il est sorti renforcé par la crise. D’ail-leurs, le capitalisme constitue, par lui-même, un état inabouti et de déséquilibres permanents qui auto-entretiennent son propre mouve-ment. Il n’y a sans doute pas de soulagement moral à en attendre, sauf à ranger sous la morale l’expression des angoisses face à la mondialisation.

Il faut désormais identifier les tendances avec discernement. L’éco-nomie et la morale ressortissent probablement à deux ordres différents. Il faudra concilier la nécessité d’une spontanéité économique com-bative avec une correction des inégalités sociales. Les périmètres de l’État vont se modifier, car l’État-providence est à bout de souffle. De providentiel, l’État devra fournir, avec incitation, une aide subsidiaire. Mais, plus fondamentalement, il faudra accepter que la crise impose une économie de marché plus exigeante.

La mort à crédit d’un modèle 13

Depuis l’alerte de solvabilité grecque, les spreads de crédit (qui mesurent la perception de la solvabilité) sont devenus désordonnés. Les marchés ne s’y trompent pas. L’incident grec rappelle que certains États de la zone euro, les États-Unis et l’Angleterre se sont fortement endet-tés depuis deux ans : les déficits budgétaires abyssaux se conjuguent avec des endettements publics stratosphériques, que rien ne semble arrêter à court terme. Moody’s prévoit que les dettes publiques auront été multipliées par deux entre 2007 et 2010, 80 % de l’endettement émanant des pays du G-7.

En filigrane de la divergence de taux d’intérêt entre les pays forts et faibles de la zone euro, c’est l’homogénéité des politiques économiques des États membres qui est interpellée. Au travers des conditions du Traité de Maastricht, l’euro postulait la cohésion des économies euro-péennes. Or, ces dernières en restent éloignées. Les facteurs de désyn-chronisation sont nombreux : géographies et modèles de croissance antagonistes, absence de fiscalité et de budget fédéral européen, accès

13 Trends Tendances, 1er juillet 2010.

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divergents aux marchés des capitaux, disparités des systèmes sociaux, mécanismes de pensions hétéroclites, pressions inflationnistes antino-miques, différentiels démographiques, etc.

Les unions monétaires ne sortent jamais indemnes des grandes crises. En effet, les ancrages de devises sont bâtis en haute conjoncture. Et, surtout, ils exigent une convergence économique qui est justement ébranlée par le manque de rigueur budgétaire découlant des crises financières. Il n’est d’ailleurs pas exclu que la fragilisation financière de certains États ne soit que le symptôme budgétaire d’un mal européen plus important : les insoutenables systèmes de répartition sociaux et des endettements hérités des années quatre-vingt.

Des États, situés aux confins de l’Europe, vont suffoquer sous la discipline de la monnaie unique. Pour autant, ils n’abandonneront pas l’euro car ce serait un pari inacceptable, équivalent à une terrible dévaluation et proche d’un choix d’hyperinflation. Les autorités euro-péennes s’y opposeront.

La Belgique n’est, quant à elle, pas concernée par des dérives poten-tielles. Le Royaume est un des pays fondateurs du Système monétaire européen, ancêtre de l’euro. Notre économie est géographiquement enclavée entre des économies fortes : la France, les Pays-Bas et l’Alle-magne. Ces trois pays sont les principaux partenaires de l’économie nationale. Pourtant, les années prochaines ne seront pas apaisées car les perspectives économiques sont préoccupantes.

L’euro n’a pas escamoté les problèmes belges, à savoir un endette-ment public hérité des années septante et anémié de keynésianisme. Ces problèmes sont, au mieux, dilués dans des agrégats économiques d’une échelle supérieure, c’est-à-dire au niveau européen. Ce sont d’autres pays, aux armatures financières plus solides, qui ont accepté que la Belgique soit le passager clandestin de leurs politiques budgé-taires. L’euro a donc constitué un effet d’aubaine pour le Royaume.

Il est donc crucial de réaliser la discipline à laquelle la monnaie unique nous astreint. Dans les années nonante, son adoption espérée avait imposé au pays un régime de rigueur. Durant les dix prochaines années, sa solidité en requerra une gestion budgétaire à la hauteur des ambitions d’une nation qui s’impose la prospérité. L’euro protégera le

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patrimoine de la Belgique, mais ce sera au prix d’une discipline fiscale accrue et d’un modèle social repensé. Le déni de réalité et les espoirs providentiels ne nous seront plus autorisés. Il y a quelques mois, la Conseil supérieur des finances faisait l’aveu qu’il n’y a pas de miracle, ni de salut budgétaire à attendre d’une reprise cyclique. Il est difficile d’être plus clair.

Les prochaines années constitueront le véritable test de résistance de la monnaie unique. La crise révèle l’ambiguïté inhérente à la monnaie unique : l’euro est un choix d’économie de marché et de mobilité des travailleurs, alors que le poids des pouvoirs publics dans l’économie communautaire est excessif. Dans tous les cas de figure, l’avenir moné-taire sera surprenant. Il sera pétri d’ajustements, d’inflation, d’amortis-sements de dettes et autres prélèvements fiscaux.

Le cauchemar des banques européennes 14

Deux débats, éminemment politiques, animent actuellement la sphère bancaire.

Le premier débat concerne l’augmentation des capitaux propres des établissements de crédit, mis à mal par la crise des subprimes. Un relève-ment des capitaux propres (formulé par les futurs accords de Bâle III, en cours d’élaboration) est indispensable pour renforcer la solvabilité ban-caire et éviter que les États ne doivent, à nouveau, intervenir en cas de crise grave. Il y a cependant une difficulté avec Bâle III : les actionnaires devront apporter de nouveaux capitaux, alors que les banques sont encore sous perfusion étatique, voire détenues par les États eux-mêmes.

La seconde controverse concerne une éventuelle taxe bancaire, qui, dans certains pays européens, serait proportionnelle à la prise de risque des établissements concernés. Une telle taxe, destinée à capturer une partie de la rentabilité des banques, est contraire au relèvement des capitaux propres, puisqu’elle rogne une fraction de la substance ban-caire au profit des États. De surcroît, cette taxe bancaire n’est pas desti-

14 Trends Tendances, 3 juillet 2010.

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née à alimenter un fonds de garantie bancaire, et ne vise dès lors pas à accroître la résilience du système bancaire.

Mais alors, pourquoi une taxe ? Il est bien sûr pertinent de disci-pliner les banques en décourageant la prise de risques excessive. Mais il s’agit aussi d’encourager indirectement les banques à acheter des obligations d’État, à un moment où les dettes souveraines explosent. L’explosion des dettes publiques était en partie prévisible : les États ont monétisé la crise bancaire, c’est-à-dire qu’ils ont créé de la monnaie et se sont souvent massivement endettés pour la résoudre.

C’est à ce niveau que les débats des capitaux propres et de la taxe bancaire se rejoignent. Lorsque les banques achètent les emprunts d’un État, elles font crédit à ce dernier. Mais, contrairement à des crédits ordinaires, les banques ne doivent (presque) pas disposer de capitaux propres en proportion de ces obligations d’État. Il s’agit d’un privilège que les États se sont octroyés (et qui sera prorogé par Bâle III), au motif que leurs dettes étaient considérées sans risque et donc ne nécessitaient pas de capitaux propres. Au travers de Bâle III, les États exigent donc une recapitalisation bancaire, mais de moindre amplitude si les banques financent les dettes publiques.

Mais ce n’est pas tout. Dans de nombreux cas (comme en Belgique), les États sont désormais actionnaires des banques. Ils ont donc apporté des capitaux propres aux banques tout en incitant ces dernières à finan-cer leurs emprunts. Les actionnaires des banques (les États) sont donc souvent leurs emprunteurs. Pour éviter de devoir intervenir lors d’un éventuel sauvetage ultérieur, les États exigeront des banques qu’elles prennent moins de risques dans l’octroi de crédits. Or, les obligations d’État sont justement des crédits de meilleure qualité puisqu’elles sont garanties par la capacité des États à lever des impôts.

C’est une circonstance très particulière de mise sous tutelle : les États vont, de manière voilée, collectiviser les banques, non pas par la capture de leurs capitaux propres, mais en contraignant l’allocation de leurs actifs (qui devront préférentiellement être investis en obligations d’État) au motif de protéger leurs passifs (c’est-à-dire les dépôts), garan-tis par la protection institutionnelle des dépôts. La circularité de cette situation est saisissante, puisque les banques ont dilué leurs déséqui-

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libres dans ceux des États et qu’inversement, les États ont trouvé dans les banques qu’ils ont refinancées des créanciers fidèles.

Au cours des prochaines années, les États et les banques entre-tiendront mutuellement leur solvabilité dans une relation impure qui confond les rôles d’actionnaire, de débiteur et de créancier. Les engage-ments bancaires et étatiques seront désormais croisés. Si la crise souve-raine se prolonge, on constatera d’ailleurs une convergence des ratings des banques et des États européens. Au reste, lorsque les États exigeront des banques qu’elles se soumettent à des « stress tests », ce sera finale-ment à leur propre bénéfice.

Face à cette réalité, les banques font bien sûr remarquer que les dettes d’État (telle que la dette grecque) ne sont plus exemptes de risques. De surcroît, les banques ne sont pas dupes : à peine aidées et recapitalisées, elles se dépêchent de rembourser les aides publiques et de se défaire des garanties étatiques afin de diminuer leur dépendance par rapport aux gouvernements de leurs pays. Elles ont raison, car le pire serait de développer une doctrine d’actionnariat d’État. Les auto-rités n’ont ni vocation, ni compétence à demeurer actionnaires des banques. Pour autant, les banques ne doivent se faire aucune illusion : elles seront interpellées par les États, qui ne pourront pas se passer de leur capacité de financement. Les États pourront, quant à eux, légiti-mement opposer aux banques qu’ils ont dû sauver le système bancaire et ont naturellement le droit de continuer à le contrôler.

Et ce n’est pas la fin des difficultés. Dans l’angle mort des sauve-tages bancaires, un autre phénomène se dessine. Lorsque les États se dégageront du capital des banques (ou retireront leurs garanties) – à une échéance probable de deux ou trois ans –, ils céderont leurs par-ticipations à des actionnaires de référence. Ces nouveaux actionnaires devront non seulement racheter les participations des États, mais aussi apporter des capitaux propres frais.

Pourquoi ? La raison est simple : ces nouveaux actionnaires bénéfi-cieront d’une responsabilité limitée. Ils devront compenser la capacité théorique illimitée de financement des États. Il en résultera une dilu-tion actionnariale supplémentaire, d’autant plus vraisemblable que les exigences en capitaux propres bancaires auront entre-temps été rehaus-

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sées. L’augmentation des capitaux propres aura incidemment un prix : une moindre rentabilité pour les actionnaires des banques.

On le voit : le secteur bancaire européen est confronté à de véri-tables problèmes existentiels. Il ne sera hors de danger que s’il sauve les États de leur endettement excessif. De leur côté, les États doivent impérativement diminuer cet endettement afin d’éviter d’entraîner les banques dans leur chute. Ce ne sera donc qu’au prix d’une stricte discipline budgétaire des États que les banques ne seront pas collectivi-sées. Ce mikado financier exigera du doigté politique et de l’habileté technique. Lors de l’introduction de l’euro, les États européens ont accepté d’être dépouillés du contrôle de leur dette et de leur monnaie. Cela pourrait changer, dans un mauvais scénario de crise bancaire, au détriment des banques.

Stress tests bancaires : le syndrome de Potemkine 15

Depuis plusieurs mois, le secteur bancaire européen souffrait du syndrome de Potemkine, du nom de l’inventeur de ces villages arti-ficiellement construits pour faire croire à l’Impératrice Catherine II de Russie que ses moujiks étaient heureux. Certains parlaient même de banques zombies, comme dans le roman Les âmes mortes de Nicolas Gogol. Le doute est désormais levé : les stress tests ont indéniablement constitué un succès, tant en termes méthodologiques que de coordi-nation européenne. L’exercice s’est déroulé avec calibrage et rigueur. Cette transparence était nécessaire pour étançonner la stabilité du sec-teur financier européen, après la terrible crise du mois de mai 2010.

Mais quel véritable message véhiculent ces stress tests, derrière les constats officiels ? À première vue, on pourrait penser qu’il s’agit exclu-sivement de s’assurer de la stabilité du secteur financier. Nous avons une autre interprétation, intuitive et complémentaire : il s’agit aussi de s’assurer de la capacité et de la volonté du secteur bancaire à finan-cer les endettements publics, en croissance stratosphérique. En d’autres termes, les États européens veulent montrer, avec la réussite des stress

15 Agefi Luxembourg, septembre 2010.

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tests, la capacité d’absorption de leurs dettes publiques par leur propre secteur bancaire. La pérennité de l’euro est à ce prix. Car l’incontes-table problème de l’Europe est que, contrairement aux États-Unis où la dette publique est fédérale et souscrite à l’étranger, les dettes étatiques européennes restent fragmentées par pays et essentiellement financées par les banques de la zone euro.

Un élément ne trompe pas : dans les stress tests, les États ont imposé des contraintes en matière de décote de certaines dettes publiques, telle celle de la Grèce. Mais ces contraintes ont uniquement été imposées aux activités de « trading » des banques, c’est-à-dire de négoce, et non à leurs positions structurelles d’intermédiation à long terme, qualifiées de « banking book ». Or, dans les bilans des établissements de crédit, le portage des dettes publiques est un financement structurel qui ressortit essentiellement au « banking book ». Par ailleurs, les tests ont unique-ment pris en considération les dépréciations sur les dettes étatiques, et non un défaut effectif.

Cette méthodologie n’est aucunement blâmable. Elle est logique et robuste. Mais, en épargnant ainsi les activités d’intermédiation ou les défauts souverains pour les stress tests, les États ont considéré qu’il n’y aurait pas d’insolvabilité sur des dettes de pays de la zone euro. En exonérant ces portefeuilles d’obligations d’États, ces derniers ont aussi implicitement confirmé qu’ils attendaient des banques qu’elles continuent à financer les dettes publiques. Ce sera d’autant plus facile que les États n’exigent aucune garantie en capitaux propres lorsque les banques détiennent des obligations étatiques. La raison de cette exonération est que les États ne peuvent pas décemment exiger des banques qu’elles couvrent, par des capitaux propres, leur propre risque de défaut… alors que les États sont justement les actionnaires en der-nier recours des banques.

Ceci illustre la circularité croissante du circuit financier. Depuis une quarantaine d’années (à savoir depuis la fin des accords de Bretton Woods), les États ont délégué aux banques privées la création de mon-naie, c’est-à-dire le droit régalien de battre monnaie.

Depuis cette époque, ce sont essentiellement les banques qui créent la monnaie par un phénomène qu’on appelle le multiplicateur de

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crédit. Les banques reçoivent des dépôts et, grâce à ces dépôts, octroient des crédits qui, eux-mêmes, pour partie, vont se retrouver sous forme de dépôts dans d’autres banques, donner lieu à de nouveaux octrois de crédits, etc. En d’autres termes, les dépôts font les crédits et les crédits font les dépôts. Dans ce système, la hausse de la base monétaire dépend de la hausse du crédit bancaire. Le seul frein au dispositif est le niveau des capitaux propres des banques, qui oblige, chaque fois qu’un crédit est octroyé, à en geler une quote-part sous forme de capitaux propres. Mais, comme les banques ne doivent pas geler de capitaux propres pour des crédits au secteur public (c’est-à-dire en détenant des obliga-tions d’État), les banques sont naturellement devenues l’agent, voire le prolongement, des États dans le cadre de la création de monnaie. C’est incidemment une des nombreuses raisons pour laquelle la nationalisa-tion des banques (ou un actionnariat public à long terme) est extrême-ment malsaine : en exigeant des banques qu’elles les financent, les États créent de la monnaie en monétisant leurs emprunts et orientent, à leur avantage, le crédit.

Les banques ont donc pu engranger des bénéfices substantiels car elles ont bénéficié d’un monopole d’État, à savoir celui de battre mon-naie. Cette rente de situation a une contrepartie : les banques doivent se gérer de manière suffisamment prudente afin de ne plus devoir faire appel à l’aide de l’État. Cette délégation de la création de monnaie a aussi un coût : les banques doivent contribuer à financer les dettes publiques, dont le décollage a justement débuté au moment de l’aban-don de l’étalon-or de Bretton Woods. Les actionnaires des banques sont, quant à eux, des passagers clandestins de la création monétaire. Ils prennent le risque d’absorber les premières pertes du système bancaire avec l’espoir d’en engranger une fraction des bénéfices. Les action-naires privés sont indispensables, car ils amortissent les pertes du crédit octroyé au secteur privé. Ils savent aussi que leur véritable risque est la dilution de leur action suivant une nationalisation. C’est ce qui s’est passé récemment.

En résumé, les stress tests convoient un message subliminal, mais essentiel : les États seront, plus qu’avant, les débiteurs des banques. Ils seront assez convaincants pour adapter la réglementation bancaire afin qu’elle leur soit favorable. Cette situation ambiguë sera politiquement

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confortée par une logique implacable. Pour éviter de devoir à nouveau intervenir dans leur sauvetage, les États exigeront des banques qu’elles prennent moins de risques dans l’octroi de crédit. Or, les obligations d’État sont justement des crédits de la meilleure qualité puisqu’ils sont garantis par la capacité des États à lever des impôts. D’ailleurs, est-ce réellement une coïncidence si, de manière inattendue, les nouvelles exigences de recapitalisation bancaire ont été relâchées dès la publica-tion des stress tests ? Certainement pas.

Pour contourner le risque d’une tutelle publique excessive, les banques tendront à échapper à la tutelle d’un État particulier en diver-sifiant leurs activités, tant dans des métiers différents (assurance, etc.) que géographiquement (établissement sur différents continents, zones monétaires et pays).

Quoi qu’il en soit, la configuration des banques et leur supervi-sion publique s’infléchiront au cours des prochaines années. Les États devront financer leurs déficits vertigineux et s’appuieront sur les banques. Les dépôts seront protégés, mais au prix de la supervision des crédits et d’investissements bancaires en obligations d’État émis pour financer les gigantesques endettements étatiques. La création moné-taire va donc réintégrer la sphère étatique, puisque les banques vont monétiser les emprunts d’État. Aussi curieux que cela puisse paraître, l’argent va être à nouveau nationalisé alors que la fin des accords de Bretton Woods l’avait privatisé.

Le prochain choc financier est devant nos yeux 16

On reproche souvent aux économistes de se borner à commenter les crises passées plutôt qu’à déceler les bulles financières en formation. Ce n’est pas faux. Rares sont ceux qui avaient perçu le danger des subprimes. Trop souvent, les économistes s’accomodent des constats de l’économie sans en formuler les scénarios futurs. À leur décharge, on argumentera que l’économie relève plus de l’anthropologique que de la mathématique et qu’il est difficile de transformer des intuitions en

16 Actualité comptable, 8 novembre 2010.

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prédictions. Mais, cette fois-ci, il est plus facile de cerner le prochain choc financier : c’est la dette publique au sein des pays développés. Il est là. Devant nous. Nous allons rembourser quarante ans d’indiscipline et d’aveuglement budgétaire.

Cette dette prend des proportions stratosphériques. En Belgique, par exemple, elle s’élève à près d’une année de PNB. Mais à cette dette existante, déjà comptabilisée, s’ajoute une dette diffuse, « hors bilan », à savoir le coût des pensions et du vieillissement de la population. Si on cumule la dette existante au coût du vieillissement, on arrive (sous réserve d’une vérification économétrique) à environ une année et demie de PNB, soit environ 500 milliards d’euros. Cela représente 50.000 euros par habitant. Si l’on ramène ces chiffres à la population active, on en arrive à 100.000 euros par personne. Sauf à imaginer que l’argent devienne une virtualité ou une abstraction, il faut admettre que 50.000 ou 100.000 euros, c’est vraiment beaucoup, surtout dans une économie dont le taux de croissance ne devrait pas dépasser 2 % au cours de la prochaine décennie.

L’excès d’endettement public constitue-t-il une bulle financière ? Peut-être. Toutes les bulles sont caractérisées par le même attribut : un excès de dettes, qu’on appelle l’effet de levier. Dans le cas de la dette publique, le levier semble un euphémisme pour qualifier ce qui s’assi-mile à une véritable poulie à l’endettement. L’effet de levier consiste à emprunter de manière excessive, ce qui gonfle artificiellement la valeur des actifs jusqu’à former une bulle. À un moment, l’élévation conduit à l’explosion de la bulle. Lorsqu’elle explose, c’est le krach.

La question est alors de savoir quel est l’actif qui fait l’objet d’une bulle au travers de la dette publique. La réponse est simple : notre bien-être. Ou plutôt la prospérité des futures générations. Nous avons emprunté le confort financier des prochaines générations. Le coût de cet emprunt de prospérité était flou et lointain. Il devient aujourd’hui très net. Et il faudra malheureusement admettre, même à contrecœur, que la gestion financière du pays au cours de la dernière décennie n’a pas été optimale. D’ailleurs, un fait ne trompe pas : l’ampleur du déficit budgétaire ne sert pas à de grands travaux d’infrastructure destinés à moderniser la Belgique. Il alimente des dépenses courantes de l’État.

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Lorsqu’on s’interroge sur les origines de cette dette, la première réponse qui fuse est de l’attribuer à la crise financière. L’explication est politiquement commode, mais elle est totalement incorrecte. Elle relève même de l’imposture intellectuelle. Ce ne sont pas les sauvetages bancaires qui ont créé la dette. Ils l’ont réveillée et révélée.

La dette est née dans les années septante, trente ans avant les subprimes. Libérés du carcan monétaire des accords d’après-guerre au moment des premiers chocs pétroliers, les gouvernements européens ont tenté de camoufler la mutation de nos économies à coups de transferts sociaux, aides publiques et autres soutiens à l’économie. À l’époque, l’Europe sortait de trente ans de croissance fertilisée par la reconstruction indus-trielle et le plan Marshall.

Lors des années septante, on a aussi construit un indispensable (mais dispendieux) système de protection sociale, y compris un mécanisme de pension avantageux. Mais cette architecture sociale a cependant été construite sur de mauvaises bases. Au lieu d’individualiser progressive-ment les contributions de chaque citoyen, on a non seulement collec-tivisé le système, mais aussi repoussé le financement.

Cela aurait pu fonctionner si deux conditions avaient été remplies. La première consistait en une croissance et une démographie posi-tives. La seconde requérait une stabilisation de l’espérance de vie. Or, en trente ans, tout a basculé : les crises économiques se sont succédé, la population a vieilli et l’espérance de vie s’est allongée au-delà de toute prévision. Par pusillanimité politique, l’État-providence s’est alors transformé en gigantesque cavalerie financière conduisant une crois-sance astronomique de la dette publique. C’est même plus grave : au lieu de promouvoir un système de stimulation économique, l’État-pro-vidence belge a conforté un modèle de rentiers.

Ceci ne veut pas dire que notre modèle social, destiné à aider les plus démunis, est mauvais. Au contraire : il véhicule l’humanisme européen. Mais les stabilisateurs économiques, destinés à atténuer les chocs conjonc-turels, donnent désormais de la gîte à toute l’économie. Les théories key-nésiennes ont été dévoyées et ont servi d’alibi à l’indolence politique.

Comment allons-nous résoudre ce problème ? Il n’y aura aucune solution unique, mais plutôt une juxtaposition de pistes. Tout d’abord, la

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correction des égarements budgétaires relèvera, pour une grande partie, des exigences européennes et de la discipline des marchés financiers. Sans modification de la trajectoire budgétaire, l’État aura de plus en plus de mal à emprunter. Il lui faudra diminuer strictement ses dépenses dans le sens d’une responsabilisation de chaque citoyen, plutôt que dans l’entretien d’un État providentiel. Il devra aussi relever l’impôt, même si son niveau est déjà confiscatoire et fait suffoquer l’économie.

Mais, à notre intuition (et même si l’idée est loin d’être partagée), l’inflation viendra finalement alléger les dettes de l’État. D’ailleurs, l’Histoire instruit que l’inflation est un substitut à un manque de démo-graphie. Et puis, surtout, l’inflation s’avère être l’impôt silencieux le plus commode pour des gouvernements excessivement endettés. Cette inflation sera probablement mondiale. Il y a quelques mois, Jacques Attali évoquait un « Weimar planétaire », en référence à l’hyperinfla-tion de l’entre-deux-guerres en Allemagne. Lorsque les anticipations d’inflation se réveilleront, les taux d’intérêt s’élèveront et diminueront la valeur de marché de la dette publique. En même temps, les recettes fiscales augmenteront, tandis que les dépenses seront certainement gelées. Sera-ce un krach obligataire ? C’est loin d’être exclu. Bien sûr, l’inflation appauvrit le rentier. Mais, comme l’avançait Keynes, il est « plus grave, dans un monde appauvri, de provoquer le chômage que de décevoir le rentier ».

Certains parlent, aujourd’hui de déflation et de scénario à la japo-naise. Nous n’y croyons aucunement. Outre le fait que le Japon est incomparable géographiquement et sociologiquement, les gouverne-ments européens combattrons à tout prix une déflation en injectant de l’argent dans l’économie, quitte à susciter de l’inflation. De surcroît, l’économie belge n’est, par exemple, pas en déflation : le taux d’infla-tion atteint presque 3 %.

En résumé, entre dettes publiques gigantesques, modèles sociaux désuets conjugués à une population vieillissante et de productivité insuffisante, le chemin de la prospérité s’annonce étroit. Il passera pro-bablement par l’inflation. D’ailleurs, l’inflation est un moyen d’expri-mer que l’épargne vaut moins, ou inversement que l’avenir coûte plus cher. L’inflation oblige à l’entreprenariat et à la prise de risque. Mais il

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faudra aussi se débarrasser des vieux réflexes idéologiques des années septante et admettre que la compétitivité de notre économie passera par l’acceptation d’un modèle d’économie de marché. Une chose est certaine : la génération des quadragénaires n’acceptera plus que le pays soit dirigé avec les mêmes réflexes politiques que ceux qui ont prévalu dans les années septante.

Paré pour les montagnes russes de l’inflation ? 17

Depuis l’alerte bancaire de 2008, l’économie est entrée en territoire inconnu. Il n’y a plus, aujourd’hui, de repères suffisamment robustes ou de théories éprouvées pour guider l’action de nos gouvernants, tant politiques que monétaires. Nul ne peut leur en faire le reproche : les forces de marché les dépassent. De plus, en quelques années, le monde s’est globalisé et les agrégats économiques ont atteint un ini-maginable niveau d’interdépendance. D’aucuns argumenteront que c’est une bonne chose, puisque l’interdépendance économique dilue les problèmes sur une large échelle. Mais ce raisonnement, tenu dans le secteur bancaire avant le krach de 2008, porte en lui ses dangereuses conséquences : en cas de choc majeur, toute l’économie mondiale va en subir le tressaillement.

Que constate-t-on aujourd’hui ? La crise immobilière américaine a révélé une crise du crédit qui a elle-même ébranlé la solvabilité du secteur bancaire. En quelques semaines, les banques ont dû être étan-çonnées par des États qui sont devenus, de facto, les actionnaires de dernier recours et les garants de nombreuses institutions de crédit. Au reste, le secteur financier est, dans de nombreux pays, dans un état de nationalisation larvée, puisque, malgré les stress tests, le niveau des capi-taux propres reste insuffisant pour absorber un choc majeur. Conco-mitamment aux sauvetages bancaires, les États doivent faire face à une récession économique. Nous la croyons non liée à la crise bancaire, mais bien entraînée par l’anesthésie qu’a prodiguée une période de taux d’intérêt très bas pendant une décennie.

17 Trends Tendances, août 2010.

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Face à cette récession, les États ont mis en œuvre une politique contre-cyclique classique. Ils ont vidé leurs ballasts budgétaires, c’est-à-dire les stabilisateurs économiques qui consistent à augmenter les dépenses et à constater de moindres recettes.

Le problème, c’est que les déficits budgétaires ne s’inscrivent pas dans le cadre optimal de la théorie keynésienne. Cette dernière ne préconise les déficits budgétaires que comme des solutions à des turbu-lences conjoncturelles, alors que nous traversons un choc structurel. De plus, les déficits issus de la crise se greffent sur des endettements publics insolubles, tant en termes de dettes existantes que de dettes futures, issues du coût du vieillissement de la population.

En résumé, on observe une situation qui conjugue des taux d’inté-rêt extrêmement bas et un endettement public qui s’élève à une vitesse inquiétante. Cette situation est-elle tenable ? Aucunement, et aucun économiste sérieux n’osera prétendre le contraire.

Si tant est que l’étude des phénomènes économiques passés apporte un éclairage, même diffus, à l’analyse de cette situation cruelle, cette dernière ne connaîtra pas d’aboutissement ordonné. En effet, on ne combine généralement pas l’escalade de l’endettement public et la spé-léologie des taux d’intérêt sans ajustement à la hausse des taux d’intérêt ni surtout sans inflation.

De plus, des taux d’intérêt trop bas surévaluent la valeur des actifs. Les politiques monétaires non conventionnelles risquent de porter en elles l’inéluctabilité de l’inflation. Cela précède des ajustements, parfois brutaux.

À notre estime, l’inflation sera donc une des variables d’ajustement aux déséquilibres que nous traverserons. Elle aura des conséquences défavorables pour les rentiers mais permettra aux États de diminuer la valeur de leur endettement. Les banques, qui constituent l’interface entre les créanciers et les débiteurs, devront identifier leur rentabilité, mais les marges seront étroites. L’inflation suscitera aussi des rééquili-brages générationnels.

Kenneth Rogoff, professeur à Harvard et coauteur du remarquable ouvrage This Time Is Different : Eight Centuries of Financial Folly, conti-nue d’ailleurs à recommander deux ou trois années d’inflation élevée

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pour dégonfler l’ensemble des dettes, surtout si les systèmes politiques, juridiques et régulateurs sont trop paralysés. Le prix Nobel Joseph Stiglitz ne dit rien d’autre en préconisant la poursuite des politiques monétaires accommodantes.

Une poussée d’inflation sera donc une des probables solutions, avec l’inconnue de savoir quels en seront le phénomène déclencheur et les correctifs sociaux. Cette inflation naîtra probablement aux États-Unis, dont la politique monétaire inédite consiste désormais à faire tourner la planche à billets. L’inflation est préférable à la déflation et à tout scénario à la japonaise. Et, finalement, l’inflation est l’avertissement que le bien-être futur sera plus onéreux. Croire, comme certains économistes, que les prochaines années seront caractérisées par une situation de croissance morne avec une inflation quasiment nulle nous semble relever plutôt du postulat de principe que d’une étude empirique de l’économie.

Économie chinoise : le rêve de Deng Xiaoping s’accomplit

Après un voyage en Asie, une phrase de Montaigne, écrite en 1588, près d’un siècle après la première expédition de Christophe Colomb, nous revient à l’esprit : « Notre monde vient d’en découvrir un autre ». Car, un demi-millénaire après la découverte des Amériques qui boule-versa le monde, c’est l’Asie qui capturera désormais la croissance éco-nomique. La Chine retrouvera rapidement sa place de première écono-mie mondiale, qui lui avait échappé au milieu du XIXe siècle.

À Hong Kong, tout est calme. Les relents de la crise économique occidentale sont signalés dans les journaux, mais la Chine ne s’y inté-resse que distraitement. Les paquebots glissent silencieusement dans la moiteur du climat tropical, les banques sont prospères et les gratte-ciel s’essayent à se faire mutuellement de l’ombre. D’ailleurs, la ville est plus propre et mieux ordonnée qu’avant. Le bruit de fond subsiste, mais les iPhones et autres téléphones cellulaires capturent plus l’attention des passants que les vieux trolleys à impériale. Pour peu, on se croirait à Singapour avec ses pelouses fraîchement tondues et ses arbustes parfai-tement taillés.

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À Shanghai, par contre, le centre du monde s’est déplacé quelques mois pour l’Exposition universelle, au sein de laquelle le pavillon belge est d’ailleurs une merveille. Shanghai, ce sont vingt millions d’habitants et une Exposition dont le nombre de visiteurs quotidiens dépasse le demi-million. Malgré une population que l’on dit vieillissante, la jeu-nesse curieuse est omniprésente, en connexion électronique instanta-née avec des réseaux infinis de connaissances. Bien sûr, tout n’est pas parfait en Chine dont l’économie reste sous tutelle publique et les iné-galités sociales croissantes. Mais on sent que le monde de demain est en vibration. La jeunesse est projetée dans son futur et le pays constate de formidables percées académiques et éducationnelles dans les sciences exactes.

Mais, pour l’Asie, l’Europe, c’est désormais très loin, et surtout, c’est vraiment fini. Les anciens colonisateurs anglais, espagnols et portugais sont relégués à des époques oubliées. Alain Minc avait raison quand il craignait que l’Europe ne devienne, pour les Asiatiques, une pittoresque Suisse, avec des musées en plus. Au reste, on peut même s’interroger si les musées resteront des motifs de voyage puisque, surpopulation et coût des transports obligent, les Chinois commencent à construire, à l’échelle, les pièces architecturales européennes. La crise bancaire, les risques souverains et les incertitudes sur la pérennité de l’euro avaient déjà fait mauvaise impression, mais c’est plutôt la conviction que l’Eu-rope n’est plus un foyer de croissance qui pèse sur la monnaie unique. Même l’Amérique, dont le modèle a tracé les sillons de l’économie de marché, est regardée avec le respect poli des modèles que l’on se dépêche d’écarter, une fois qu’on acquiert une certaine autonomie.

Lorsqu’on combine en quelques semaines des voyages aux États-Unis et en Asie, on comprend que l’Europe prospère des Trente Glo-rieuses et du plan Marshall, c’est vraiment terminé. Le grand bond en avant de Deng Xiaoping (1904-1997) s’est transformé en un grand recul pour certaines contrées européennes. Si la date de 1492 a souvent été présentée comme le seuil des Temps modernes, il est probable que le XXIe siècle a débuté en 1979, lorsque Deng Xiaoping définit les orien-tations de marché de l’économie chinoise, avec l’ambition d’en faire la première puissance mondiale. Cette ambition se réalise : en août 2010, la Chine est devenue la deuxième économie mondiale, devant le Japon.

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Le futur s’est déplacé vers les océans Atlantique et Pacifique. De Gaulle avait rêvé d’une Europe qui s’étendrait de l’Ouest jusqu’à l’Est, de l’Atlantique à l’Oural. Nous avons le contraire, en termes de géo-métrie planétaire : nous avons une économie de croissance qui en est le négatif gaullien, s’étendant de l’Est vers l’Ouest, c’est-à-dire de l’Oural à l’Atlantique, englobant la Chine, l’Inde, les économies asiatiques en croissance et les États-Unis.

Avec une naïveté coupable, nous avons été illusionnés par une glo-balisation que nous croyions s’effectuer à notre avantage. En fait, c’est exactement le contraire qui s’est passé. Nous avons confondu cette glo-balisation avec les temps anciens des colonies, où les richesses étaient importées des pays lointains à notre bénéfice. Mais la globalisation, c’est l’inverse : ce sont les pays lointains qui ont construit un formi-dable modèle d’épargne populaire dont nous sommes aujourd’hui les débiteurs.

La dernière décennie européenne fut d’ailleurs celle de l’illusion occidentale, c’est-à-dire celle de la politique monétaire accommo-dante pour éviter la confrontation avec l’inévitable appauvrissement de l’aboutissement de nos modèles sociaux. C’était – il est vrai – facile de critiquer le capitalisme tout en bénéficiant de ses conjonctures heu-reuses pour vivre au crédit des marchés financiers. Trop longtemps, nous avons vécu dans l’anesthésie du modèle économique confortable des années soixante. Nous avons délégué à quelques hommes poli-tiques introvertis les choix de société.

Cette période est révolue. L’Europe est confrontée à ses tristes réa-lités. La déflation, par exemple, en est le meilleur symbole : elle est caractéristique des communautés vieillissantes dont l’avenir sera appau-vri. Après la déflation, ce sera sans doute l’inflation qui engloutira nos économies, gorgées de transferts sociaux et d’endettements publics presque impossibles à rembourser.

Mais où sont nos rêves, nos ambitions ? Nous devons absolument prendre conscience des forces rotatives qui sont en train de modifier les équilibres du monde et nous imposer des visions et des courages professionnels basés sur l’effort et la force de caractère. Ce n’est qu’à ce prix que nous réussirons à dégager la Belgique d’un modèle de ren-

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tiers pour préparer la prospérité des générations futures. Ce qui devra changer, c’est la hauteur à laquelle nous allons aborder les choses. Cela exigera de la vision, du recul intellectuel, de l’audace – souvent impo-pulaire d’ailleurs –, mais surtout du caractère. La plupart des socio-logues et des historiens l’ont parfaitement démontré : ce qui crée le succès d’une économie, ce sont le caractère, l’ambition et une menta-lité de résilience et d’entreprenariat. Le Belge est ingénieux, habile et astucieux. Reprouvons-le.

L’économie belge doit retrouver des valeurs positives

C’est désormais un lieu commun de s’émouvoir du gigantisme du développement asiatique. Au gré des voyages, on voit les villages deve-nir, en quelques mois, d’immenses métropoles à la logistique futuriste.

Mais, au-delà de l’émerveillement, il y a autre chose de plus subtil qui se passe. À première vue, il s’agit de l’ordonnancement du dévelop-pement des infrastructures et de sa symbiose avec une jeunesse enthou-siaste. C’est aussi la disparition d’une fébrilité que l’on constatait il y a dix ans encore. Les centres asiatiques deviennent, en effet, plus sereins, comme si la population avait pris conscience de la puissance de son rôle dans le développement économique. Il y a aussi l’embarras euro-péen de constater que les valeurs humanistes sont remplacées par le matérialisme omniprésent et par l’enrichissement personnel.

Mais il y a davantage, qui se situe entre la force tranquille des avan-cées inéluctables et un certain dédain, ou plutôt, un désintérêt des contrées européennes.

D’ailleurs, quand on revient des États-Unis, on a le sentiment trou-blé d’une grandeur déclinante et fissurée par le vacillement des insti-tutions bancaires. Bien sûr, rien ne remplacera la quiétude victorienne des campus américains de la côte Est, mais les nids-de-poule se font de plus en plus nombreux près de Wall Street. Depuis le 11 septembre, les hôtels de Manhattan vieillissent mal et l’aura des libérateurs militaires américains s’est dissipée. Pour peu, Central Park a perdu son charme féerique. New York était moderne dans les années quatre-vingt. Elle semble aujourd’hui poussiéreuse et grisâtre.

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Mais, le pire, c’est quand on revient de Chine ou des États-Unis en Belgique. On réalise avec effarement que la Belgique, c’est Clo-chemerle, du titre d’un roman satirique français des années trente, et qui caractérise un village déchiré par des querelles burlesques. Nous devenons un tout petit Royaume, presque incapable d’assumer le rôle de capitale de l’Europe qui lui a été attribué. Le caractère introverti de nos gouvernants n’a d’égal que la dégringolade dans les indices de compétitivité, qu’ils soient académiques ou économiques.

Que s’est-il passé ? C’est simple : l’État n’a plus donné confiance. Nous n’avons plus de gouvernement depuis trois ans. Il a démissionné de son rôle de vigie. Le pouvoir politique s’est rétréci par morcelle-ment. La monarchie a progressivement été écartée de son rôle. Devant ces multiples signaux, de nombreux entrepreneurs ont quitté le pays sur la pointe des pieds. Les entreprises belges, autrefois reconnues, sont désormais de simples filiales de groupes étrangers.

Mais il y a pire : la Belgique est devenue toute petite parce que le pouvoir politique écarte ses élites des débats citoyens. L’entreprenariat est suspect, la réussite professionnelle à peine tolérée, les centres univer-sitaires sont désargentés et les reconnaissances nationales sont devenues le résultat d’équilibres politiques et linguistiques.

Il y a aussi l’amertume des grandeurs passées et l’aigreur des richesses disparues. C’est sans doute l’absence d’une expression de valeurs citoyennes et morales qui a conduit à faire de notre pays une zone pittoresque, dont le seul attribut finira par être ce que les étran-gers en disent souvent, c’est-à-dire qu’on y mange bien.

Certains sont résignés devant cette banalisation de l’accablement. Ce n’est pas notre cas. Nous voulions et aurons une Belgique qui reconquiert ses disciplines internes. Que faire ? Certainement ne pas attendre des hommes providentiels. Ils ne viendront pas. Il faut sortir du déclinisme et des modèles d’État-providence. À un niveau individuel, il s’impose de diffuser les valeurs qui forgent la prospérité et la solidarité. Ces valeurs s’appellent le courage, l’envie du travail et la confiance dans un avenir bâti. Il convient aussi d’accepter la récompense de l’effort engagé, s’extraire du collectivisme suffocant et promouvoir l’ambition. Notre pays a besoin de nouvelles valeurs.

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Agences de rating et contrôle des banques 18

Depuis les soudaines modifications de notation des pays méditer-ranéens (ou périphériques, pour utiliser un terme plus acceptable), la question de la qualité des notations de crédit est posée par les gouver-nements européens, et ce n’est pas neutre. En effet, derrière le problème des agences de notation se posent les problématiques des régulations de Bâle III (pour les banques) et de Solvency II (pour les entreprises d’assurances).

Traditionnellement, il était convenu que les banques et les entre-prises d’assurances puissent posséder des obligations d’État sans exi-gence de fonds propres, car elles étaient sans risque. Mais est-ce tou-jours le cas ? Et si ce n’était plus le cas, les gouvernements perdraient leur privilège régalien à battre monnaie au travers du secteur de crédit. On comprend donc mieux la critique européenne consistant à rap-peler que les trois agences de notation (Stan dard and Poor’s, Fitch et Moody’s) sont anglo-saxonnes et qu’il faudrait une agence de notation européenne.

Mais le problème est infiniment plus complexe, car, en filigrane de celui-ci se pose la nationalisation latente du secteur du crédit, qui est le premier créancier des États. Le secteur bancaire restera sous la stricte tutelle de ces derniers. Cette surveillance s’exercera pour des raisons prudentielles. Mais pas seulement : les États devront s’assurer que les banques souscrivent aux obligations d’État destinées à financer les déficits. Les États vont devoir capturer l’épargne privée au travers des banques qui devront leur faire crédit.

En d’autres termes, l’actionnaire (l’État) des banques sera, plus lour-dement qu’auparavant, leur emprunteur. Cette situation ambiguë sera confortée par une logique implacable. Pour éviter de devoir à nou-veau intervenir dans leur sauvetage, les États exigeront des banques qu’elles prennent moins de risques dans l’octroi de crédits. Or, les obli-gations d’État sont justement des crédits de la meilleure qualité qui soit puisqu’ils sont garantis par la capacité des États à lever des impôts.

18 Agefi Luxembourg, juillet 2010.

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Contrairement aux crédits ordinaires, les banques ne doivent d’ail-leurs pas disposer de capitaux propres en proportion de ces obligations d’État. L’actionnaire (l’État) peut donc promouvoir le placement de ses propres dettes.

Au-delà des garde-fous réglementaires, cette situation devient une situation circulaire puisque les banques ont dilué leurs déséquilibres dans ceux des États. Ou, inversement, les États ont trouvé dans leurs participations bancaires des créanciers fidèles. Les États et les banques vont entremêler leur solvabilité dans une relation impure qui confond les rôles d’actionnaire, de débiteur et de créancier.

Faut-il, dès lors, mettre les agences de notation sous tutelle ? Intui-tivement, la réponse devrait être positive, d’autant que ces agences sont rémunérées par les entreprises dont elles doivent évaluer la surface financière. Il y a donc un conflit d’intérêts inhérent à cette relation contractuelle.

Pourtant, le débat est infiniment plus complexe que ce qu’une ana-lyse sommaire laisserait présumer. Il est d’ailleurs similaire à celui des auditeurs externes. En effet, le véritable problème des trois agences de notation est qu’elles forment un oligopole, c’est-à-dire un marché caractérisé par un nombre limité de fournisseurs et de très nombreux clients. Or, un oligopole est imparfait en termes d’économie de marché car il entraîne des rentes de situations. D’ailleurs, un oligopole est usuellement démantelé par une fragmentation forcée d’activités : les autorités de la concurrence exigent la vente de certains agrégats pour éviter les positions dominantes et les cartels.

Mais, dans le cas des agences de notation, cette stratégie ne serait pas viable. L’oligopole est incontournable car il est bâti sur la réputa-tion des agences. Les trois agences fondent leur existence sur une cou-verture internationale et multidisciplinaire, d’autant plus indispensable que leurs clients mondialisent leurs activités. Un démantèlement ou même un éclatement forcé de ces agences renforcerait l’oligopole car aucun nouvel opérateur n’aurait la crédibilité spontanée pour s’impo-ser. La réalité de la réputation des agences est d’ailleurs plus concrète qu’un recours civil que l’on pourrait exercer à leur encontre en cas d’erreur dans l’octroi d’une notation. Et la singularité de la réputation,

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c’est qu’elle n’est ni diversifiable, ni assurable. L’oligopole entretient donc son existence.

Sous cet angle, l’oligopole des agences de notation est sans doute le meilleur mal obligé en ce qu’il impose la rigueur professionnelle, tout en maintenant des barrières à l’entrée dont l’abandon forcé perturbe-rait les marchés.

Pour trancher le nœud gordien, les autorités européennes ont choisi d’éviter le pire, c’est-à-dire une contraction ultérieure du secteur. Elles ont donc privilégié un encadrement léger des agences plutôt qu’un lourd contrôle prudentiel. Ceci étant, au-delà de ce type de dispo-sitions, les pouvoirs publics devraient-ils s’intéresser à la validité de la notation elle-même ? En d’autres termes, ne faudrait-il pas que les contrôleurs prudentiels se prononcent sur la justesse de la notation ? La réponse est négative. Si un organisme public se révélait capable de donner une autre notation que celle des agences, au départ de modèles mathématiques que l’on suppose plus évolués, pourquoi les agences ne les utiliseraient-elles pas directement ? Dans un tel schéma, ce serait également contre la structure de contrôle public qu’un recours devrait s’exercer en cas d’erreur d’appréciation de la notation. De surcroît, un contrôle public des agences de notation ferait planer le doute d’une influence étatique portant sur les notations souveraines elles-mêmes.

Les prochaines détonations économiques 19

La terrible crise économique ne fait que commencer. L’histoire des crises suggère trois impacts successifs, plus ou moins équidistants du choc originel du printemps 2008. Ceux-ci seraient alors constatés à l’automne 2011, en 2014 et en 2018.

Quel est l’événement, peut-être infime, qui déclenchera des effets en chaîne ? Cela n’a aucune importance, car une chose semble certaine : la décennie prochaine aura l’aridité stérile et l’infécondité économique d’une terre brûlée. Depuis l’année 2008, c’est-à-dire l’année du krach

19 La Libre Belgique, 6 octobre 2010.

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bancaire, nous avons réalisé que nous vivons une période charnière qui se situe entre le modèle de l’État-providence et la mondialisation. Le grincement de cette charnière est assourdissant.

Déchirée par les luttes intestines qui la minent, la Belgique est deve-nue un tout petit Royaume, presque incapable d’assumer le rôle de capitale de l’Europe qui lui a été attribué. Le caractère introverti de ses gouvernants n’a eu d’égal que la dégringolade inexorable dans les indices de compétitivité, qu’ils soient académiques ou économiques.

Mais, à une échelle plus large, un scénario économique sinistre se met en place. Les foyers de croissance du monde vont s’ancrer de manière permanente à l’Est sous l’effet de la mondialisation et de la démographie. Ils n’en reviendront jamais. La zone européenne sera caractérisée par une croissance autonome très faible.

Les prochaines années signeront la fin de l’État-providence et des modèles de stimulation étatique à crédit. Les régimes européens devraient malheureusement devenir plus autoritaires, voire prédateurs et/ou répressifs. Acculés par leur endettement et la suffocation fiscale de leurs populations, les États reprendront le contrôle du secteur finan-cier en plaçant les banques sous tutelle. Sous la coupe des États, les banques canaliseront l’épargne vers le financement des dettes étatiques et, au besoin, supplanteront le marché s’il ne prête plus à bon compte. Les États recaptureront le droit régalien de battre monnaie. Les institu-tions financières risquent d’être, pendant des années, dans un rapport étatique incestueux aux termes duquel leurs passifs seront garantis en contrepartie d’un financement accru des États. Les États évinceront les banques de la collecte d’épargne. Ceci alimentera les pressions infla-tionnistes, déjà suscitées par les politiques monétaires expansionnistes conjuguées à des déficits et dettes publics en croissance significative. Il en résultera, à un moment, l’éclatement d’une bulle structurelle de la valeur des actifs.

Cette monétisation de la crise suscitera de fortes poussées d’infla-tion. L’hyperinflation, même si elle n’est pas impossible, sera évitée car un « Weimar planétaire » serait trop déstabilisateur pour l’économie mondiale globalisée. Quelles seront les sources de cette inflation ? Elles seront multiples, car elles conjugueront des facteurs démographiques,

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alimentaires et énergétiques. Tant les prix des matières premières que ceux des produits finis s’envoleront. Il en résultera un choc extrême-ment brutal sur les marchés obligataires, qui subiront une pression bais-sière due à l’intégration de ces facteurs d’inflation dans les taux d’inté-rêt. Cette augmentation des taux d’intérêt fragilisera d’autant plus les finances publiques et la solvabilité de certains États en sera durable-ment affectée, contribuant, par une augmentation des spreads de crédit, à un nouveau renchérissement des taux d’intérêt.

Le contexte monétaire évoluera probablement vers une faiblesse rési-liente du dollar. Cette dépréciation du dollar, autorisée par la capacité presque infinie de la Federal Reserve d’imprimer des dollars et inscrite en filigrane de nombreuses dévaluations compétitives, sera cependant contrebalancée par la fissuration de l’euro et le rôle de la Chine comme premier créancier des États-Unis. Il est vraisemblable que les États-Unis mettronten œuvre un subtil protectionnisme pour freiner la délocalisa-tion des capacités de production industrielle vers l’Est ou le Sud.

Les gouvernants de la zone euro seront confrontés au dilemme schi-zophrénique de devoir relancer leurs économies avec des différentiels au risque d’une fragmentation de la zone. Pendant des années, l’euro sera donc tiraillé entre des politiques d’austérité fiscale et budgétaire, nécessaires à l’homogénéité monétaire de l’euro, et son contraire, à savoir une politique de transferts sociaux qui sera exigée par les popu-lations et qui grèvera des dettes publiques déjà insoutenables. La devise européenne sera traversée par des chocs spasmodiques.

L’hétérogénéité des foyers de croissance sera un ferment fécond à des troubles sociaux, voire, à une échelle extra-européenne, à des phénomènes guerriers, qui porteront sur les flux alimentaires ou énergétiques. Ceci se combinera aux situations d’exodes ruraux, bien observés en Europe pen-dant les Trente Glorieuses. Des tensions générationnelles émergeront et certains pays pourraient connaître un Mai 68 socio-économique, avec des réminiscences de mouvements violents. D’aucuns parlent d’ailleurs de l’émergence d’un apartheid social et/ou générationnel.

Quelles sont les solutions pour trancher ce nœud gordien des finances publiques ? L’histoire en recense huit, d’ailleurs contradic-toires : la croissance, l’impôt, la réduction des dépenses publiques, des

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taux d’intérêts qui restent bas, une inflation non anticipée, une guerre, un séquestre ou une banqueroute. Si l’on exclut la guerre, le séquestre et une banqueroute, que l’on admet qu’une modification des recettes fiscales et dépenses budgétaires est fragile, que la croissance et donc les taux d’intérêt seront faibles, ce sera l’inflation qui s’imposera, dans un contexte récessionnaire. Le scénario sera donc celui de la stagflation, c’est-à-dire une chimie complexe d’inflation élevée et de dépression. Celle-ci sera alimentée par un dollar déprécié et une monnaie unique fissurée. Mais le vrai danger ne se situe pas là : en termes socio-écono-miques, les prochaines années seront affectées d’une tension croissante entre le capitalisme individuel et des forces collectivistes centripètes. Le capitalisme individuel correspond à une nomadisation de l’économie. Il sera contrarié par le remboursement d’une dette publique qui fait suffoquer nos économies et crée un contrat social immobilisant. Ces frictions seront accentuées par des ruptures sociales, qui constitueront elles-mêmes un ferment de dislocations générationnelles.

Les prochains shrapnels économiques 20

Ce furent d’abord des déflagrations au ras des chiffres. Un peu comme ces mines qui meurtrissent sans tuer. Ensuite, on a senti les lourds bilans de Manhattan trembler et se fissurer sous les grondements de l’assaut des subprimes. Puis, tout s’est passé très vite après la faillite de Lehman Brothers. La guerre économique a alors commencé.

Il faut se préparer à une décennie économique de terre brûlée. L’annonce d’une économie plus dure n’est pas un message facile. Mais cette réalité ne signifie ni résignation, ni prophétie désespérée. C’est cela, peut-être, le message de cette crise : il faut repenser la pensée, sortir de nos réflexes idéologiques et culturels, et redéfinir ensemble la prospérité économique de notre pays. Le statu quo est intenable. Voici quelques points de repère de l’économie de demain :

1. Les foyers de croissance du monde se recomposent, avec une zone européenne à la croissance autonome très faible, suite à un

20 Trends Tendances, 2 décembre 2010.

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manque de capacité d’innovation et à la finitude d’un capitalisme d’accumulation. Au cours des dix dernières années, les économies occidentales se sont limitées à croître grâce à une politique moné-taire expansionniste, aux conséquences artificielles et éphémères. Comme l’expansion monétaire atteint ses limites, la croissance de l’Europe continentale va en être durablement affectée.

2. Nous traverserons une immersion dans une économie de marché beaucoup plus exigeante, voire prédatrice, au sein de laquelle l’État, intoxiqué par quatre décennies d’endettement croissant et de manque de vision, sera contraint de n’assurer plus qu’un rôle sup-plétif. Les prochaines années signeront la fin de l’État-providence et des modèles de stimulation étatique à crédit.

3. Acculés par leur endettement, les États vont reprendre le contrôle du secteur financier en plaçant les banques sous une forte tutelle. Cette dernière conduira à exiger des banques de canaliser l’épargne vers le financement de leurs dettes. Les États vont donc recapturer le droit régalien de battre monnaie dont le sabordage des accords de Bretton Woods en 1971 les avait dépossédés. En conséquence, les banques évolueront dans un état de nationalisation éthérée.

4. Cette monétisation de la crise suscitera de probables poussées de forte inflation, elles-mêmes attisées par la rareté croissante des res-sources alimentaires. La déflation sera évitée par une croissance des transferts sociaux. L’hyperinflation est un scénario peu probable, quoiqu’il ne soit aucunement exclu. Il s’agirait alors du « Weimar planétaire » esquissé par Jacques Attali.

5. Le prix des matières premières, qu’elles soient énergétiques, alimen-taires ou industrielles, va atteindre des sommets qui risquent d’être inimaginables, malgré l’adaptation progressive de l’homme à la raré-faction des biens. En même temps, les contraintes démographiques et environnementales, que l’humain n’aura pas réussi à discipliner, se verront régulées par les prix d’une économie de marché, c’est-à-dire la loi de l’offre et de la demande, multipliée par la peur de la pénurie.

6. Le contexte monétaire évoluera probablement vers une dépréciation du dollar. Cette dépréciation du dollar sera cependant mitigée par la

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fissuration de l’euro et le rôle de la Chine comme premier créan-cier des États-Unis. Il n’est pas exclu que les États-Unis mettent en œuvre un subtil protectionnisme, pour se protéger contre la déloca-lisation asiatique des capacités de production industrielle.

7. Les gouvernants de la zone euro seront confrontés au dilemme schi-zophrénique de devoir relancer leurs économies au risque d’une fragmentation de la zone. Il en résultera des poussées inflationnistes. Des États, situés aux confins de l’Europe, vont suffoquer sous la discipline de la monnaie unique.

8. L’hétérogénéité des foyers de croissance sera un ferment fécond à des troubles sociaux (qui seront graves dans certains pays), voire, à une échelle extra-européenne, à des phénomènes guerriers, qui porteront sur les flux alimentaires et/ou énergétiques. Des tensions générationnelles émergeront et certains pays pourraient connaître un Mai 68 socio-économique, avec des réminiscences de mouve-ments ultra-violents.

Nos communautés continueront à traverser un profond change-ment de modèle, touchant à la trame de nos valeurs collectives. Car, au-delà de l’adoption du modèle, un fait s’impose, au même rythme que la disparition des référentiels supérieurs : ce sera la confiance en l’individu, et donc sa responsabilisation au titre d’acteur de l’écono-mie de marché, qui prévaudra. Ceci ramène à l’un des grands défis de nos communautés occidentales : la répartition des richesses, c’est-à-dire l’alignement des intérêts privés et des bénéfices sociaux.

L’inévitable retour de l’inflation 21

En économie, il ne sert à rien de convoquer l’Histoire : elle ne se répète jamais. Le bon économiste n’invoque donc pas précipitamment la répétition de scénarios.

Pourtant, les similitudes de la conjoncture actuelle avec celle des années septante deviennent troublantes. Il y a près de quarante ans,

21 Trends Tendances, 3 décembre 2010.

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en août 1971, le Président Nixon mettait fin aux accords de Bret-ton Woods en suspendant la convertibilité en or du dollar. Il s’en est ensuivi une brutale dépréciation du dollar, une augmentation du prix des matières premières et une forte inflation, dont l’Europe mit près de quinze ans à venir à bout.

Les récentes mesures américaines de création monétaire ressortissent à la même logique : les États-Unis exportent leur excès d’endettement en dépréciant leur devise. Ceci s’effectue au détriment de la capacité d’exportation des autres pays. Dès les premiers signes de reprise de l’économie réelle, cette situation devrait entraîner une inflation plus ou moins mondiale.

Mais ce n’est pas tout. Depuis le début de la crise financière, les États occidentaux creusent leurs déficits et propulsent leurs dettes publiques à des sommets inégalés en temps de paix. Les États procè-dent donc à une monétisation de la dette publique avec son corollaire de création de surliquidités. Or, la création de monnaie ex nihilo (avec des billets qui ne deviennent que des créances sur d’autres billets), telle que mise en œuvre par les banques centrales, n’est qu’une traite sur l’avenir, dont le remboursement deviendra incertain. C’est d’ailleurs intuitif : lorsque les rotatives à billets se mettent en route, l’argent vaut moins, ce qui revient à voir le pouvoir d’achat de chacun capturé par l’inflation. L’économiste français Jacques Rueff (1896-1978), ferme dénonciateur des conséquences du keynésianisme, assimilait les plans de relance monétaire à « des plans d’irrigation pendant le déluge ».

Comment d’ailleurs imaginer que la différence entre les injections monétaires et les réalités de l’économie de la production ne conduira pas à une inflation qui risque d’être autant subite qu’elle sera forte ? Cette dernière sera un facteur de rééquilibrage des dettes et donc des dissonances financières entre générations. Peut-être faut-il même voir l’inflation comme la meilleure sortie de crise et la préparer, dans ses modalités connexes (telle la révision de l’indexation des salaires qu’il faudra inéluctablement aménager) et dans sa proportion. Une inflation de l’ordre de 3 % à 6 % devrait être prévisible afin d’éviter qu’elle ne dérape en hyperinflation.

L’Histoire instruit d’ailleurs que les liquidités qui sont créées pen-dant les crises ne sont jamais asséchées lorsque la situation est stabilisée.

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La raison en est que l’absorption de ces liquidités doit aller de pair avec une contraction des transferts sociaux. Cela risque de susciter des troubles publics (grèves, etc.). L’inflation est donc est un substitut à l’évitement de tensions sociales.

Ceci étant, le scénario n’est pas partagé. De nombreux économistes agitent le spectre de la déflation. Plusieurs chercheurs évoquent d’ail-leurs la stag-déflation plutôt que de stagflation. Il est indéniable que divers éléments plaident d’ailleurs pour une stagnation économique plutôt que pour le spectre inflationniste. Ces facteurs consistent dans le vieillissement de la population, la faible productivité, les difficultés budgétaires étatiques et l’absence de conflits armés majeurs. De plus, on observe que la crise résulte d’un choc négatif de croissance dans des pays développés à taux d’épargne faible, ce qui ne plaide pas en faveur d’un scénario d’inflation.

Certains économistes excluent même tout à fait le risque inflation-niste, au motif que l’inflation ne pourrait être d’origine que salariale ou liée à une augmentation des prix des matières premières. Or, le monde occidental n’est pas en situation de plein emploi et les capacités de pro-duction sont structurellement sous-utilisées. Ceci devrait conduire à des baisses de salaire et à un chômage structurel plutôt qu’à des hausses de prix. L’inflation par les matières premières semble aussi lointaine à certains, au motif que le commerce mondial reste contracté et que le protectionnisme ne contraint pas les échanges multilatéraux.

D’aucuns parlent même de scénario à la japonaise, car lorsqu’on accroît l’offre de monnaie dans une situation de sous-emploi, on contrarie l’inflation. Nous n’y croyons aucunement. Outre le fait que le Japon soit incomparable géographiquement et sociologiquement, les gouvernements européens combattront à tout prix une déflation en injectant de l’argent dans les circuits monétaires, quitte justement à susciter de l’inflation.

Au contraire, nous esquissons d’autres facteurs qui contribuent à l’inflation : l’abandon des systèmes monétaires métalliques et l’em-brasement des politiques de création de monnaie dématérialisée, la course au maintien de la consommation intérieure et la raréfaction des matières premières. Le vieillissement de la population est, par ailleurs,

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un facteur d’atténuation de la consommation, mais il est possible que la création monétaire, essentiellement centrée dans les économies déve-loppées et vieillissantes, conduise justement à en déprécier le pouvoir d’achat par l’inflation.

En d’autres termes, notre conviction est que la monétisation des dettes publiques en croissance stratosphérique va immanquablement conduire à une déperdition de la valeur de la monnaie, c’est-à-dire à une forte inflation. L’économiste David Ricardo (1772-1823) avançait que chaque fois qu’un gouvernement avait eu la faculté d’émettre sans contrôle du papier-monnaie, il en avait abusé en créant de fallacieuses structures de crédit.

Pour ceux qui n’en sont toujours pas convaincus, il suffit de consta-ter que la crise bancaire de 2008 a été suscitée par des taux d’intérêt trop bas et que, depuis, on les a encore baissés ! La sortie de crise consiste à démultiplier ses propres causes, c’est-à-dire à accélérer encore la créa-tion monétaire. Le système financier est davantage en risque qu’au début de la crise, mais cette fois sans moyens de défense puisque les taux d’intérêt sont presque à zéro. De nouvelles bulles, sans doute bien plus volumineuses que celles de 2001 et de 2008, sont en formation.

En conclusion, depuis que les banques centrales ont décidé d’appli-quer des moyens non conventionnels, l’incendie inflationniste est iné-luctable. Bien évidemment, l’annonce de l’inflation sera toujours niée par les pouvoirs publics : il faut éviter que les agents économiques ne l’alimentent par leurs anticipations. Mais il ne faut pas être naïf : ce n’est pas une coïncidence si le Président de la Banque mondiale suggère de revenir à un système d’étalon-or, comme avant 1971, pour stabiliser notamment les facteurs d’inflation.

Déflation, inflation ou stagflation ? 22

Depuis la crise de 2008, l’économie est entrée en territoire inconnu. Les repères se dissipent et l’Occident met en œuvre une mauvaise

22 Trends Tendances, 3 mars 2011.

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chimie de théorie keynésienne (creusement des déficits) et monéta-riste (création de monnaie par monétisation des dettes publiques). Les gouvernements occidentaux combinent les dangers ostracisés par les théories keynésiennes et monétaristes. Si le keynésianisme avait été correctement lu et interprété, les États n’auraient jamais accumulé des dettes publiques d’une hauteur inattendue. De plus, les déficits publics récurrents auraient trouvé leur contrepartie dans des dépenses d’in-vestissements et non dans des dépenses courantes. En même temps, les autorités monétaires mettent en œuvre un expansionnisme qui est potentiellement inflationniste, puisque les théories de Milton Fried-man postulent que l’inflation est un phénomène monétaire lié à l’aug-mentation trop rapide de la masse monétaire.

Quel sera le résultat de cette expérience économique ? Le scénario que nous retenons est celui de la stagflation, c’est-à-dire une combi-naison de stagnation économique, affectée d’un chômage persistant (estimé à près de 10 % par le FMI), et d’inflation, que nous anticipons forte.

En ce qui concerne l’effet de stagnation, il sera essentiellement décelable par un chômage structurel, déjà bien établi dans certaines régions. Au-delà de l’effet d’optique du départ à la retraite d’une partie importante des baby-boomers (ce qui ne fait que reporter le problème de leurs revenus de remplacement sur les pouvoirs publics), le chômage est lié à différents phénomènes : désindustrialisation, inadéquation de l’enseignement, épuisement du modèle de croissance par endettement, manque de flexibilité du marché du travail et surtout atonie des men-talités qui n’ont pas encore bien intégré la mutation des foyers de crois-sance. Dans ce domaine, on remarque aussi que le marché du travail européen est négativement affecté par un écart de productivité et un taux de mise à l’emploi défavorable.

Mais pourquoi une conviction de stagnation et d’inflation alors que de nombreux économistes agitent le spectre de la déflation (qui consti-tue une forte préférence collective pour la liquidité) ? Parce que la créa-tion de monnaie ex nihilo (avec des billets qui ne deviennent que des créances sur d’autres billets), telle que mise en œuvre par les banques centrales, est une traite sur l’avenir dont le remboursement deviendra

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incertain. Il est incontestable que les États et les banques centrales pro-cèdent actuellement à une monétisation de la dette publique avec son corollaire de création de surliquidités et d’inflation différée éventuelle.

Les récentes mesures masquent donc une importante inflation postposée, mais dont un des symptômes est la dilatation des injections monétaires et des bilans des banques centrales.

Comment d’ailleurs imaginer que la différence entre les injections monétaires et les réalités de l’économie de la production ne conduira pas à une inflation qui risque d’être autant subite qu’elle sera forte ? Cette inflation massive sera un facteur de rééquilibrage des dettes et donc des dissonances financières entre générations. Dans cette pers-pective, il ne faut pas oublier que l’endettement privé a, lui aussi, servi d’élément de substitution à la croissance des revenus.

Au reste, on peut très bien subir de fortes pressions inflationnistes en période de crise de la demande et de sous-utilisation des capacités de production. Ce phénomène a été constaté dans les années septante et a conduit à la stagflation, que nous retenons comme scénario écono-mique des années prochaines. Ceci étant, la stagflation est aussi l’illus-tration que l’inflation ne conduit pas à une résorption du chômage ou à une meilleure allocation des ressources. C’est davantage un aboutisse-ment plutôt subi (ou choisi par résignation) qu’une politique optimale.

Ceci ramène à l’acerbe réflexion de Lénine qui postulait que « Pour détruire le régime bourgeois, il suffit de corrompre sa monnaie ». Est-ce un scénario improbable ? Les prochains mois nous l’apprendront.

Où seront les sentinelles de l’économie ? 23

La véritable fragilité de l’économiste est de s’assurer qu’il prend une bonne distance focale par rapport aux événements qu’il circonscrit et qualifie. Or, le temps et la distance lui manquent toujours, le recul historique aussi, souvent. La prise de vue n’est toujours qu’imprécise, fuyante. Des zones floues et sombres subsistent.

23 Agefi Luxembourg, avril 2011.

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En économie, il faut s’éloigner des explications déterministes ou séquentielles. Il faut aussi écarter les enchaînements diaboliques. Au mieux peut-on trouver des affinités électives liées à certains contextes. Il faut aussi se garder d’établir des corrélations, par essence volatiles, temporaires et souvent démenties a posteriori.

L’économiste peut, au mieux, identifier des congruences. Il lui faut aussi éviter de confondre un problème avec ses symptômes, illustrant le sophisme post hoc ergo propter hoc qui consiste à confondre un anté-cédent avec une cause. Car, en économie, il y a moins de séquences de causes à effets que de phénomènes complexes qui s’entrelacent et s’entrechoquent.

Mais surtout, de nombreux économistes cherchent les invariants, convoquent les ressemblances et les répétitions de scénarios, évoquent les auteurs et invoquent les idéologies afin d’élaborer des théories.

Les sciences économiques sont devenues la seule discipline qui s’établit à coup de tribunes et postulats, alors qu’elle est au mieux une branche de la sociologie, voire de l’anthropologie. Isolée parmi les dis-ciplines académiques et réfutée par les sciences humaines, elle permet d’expliquer des événements a posteriori, mais pas de les prédire sans ambiguïté.

Nous nous limitons donc à partager de larges intuitions, à la fois pré-caires et provisoires, sur l’état de l’économie des prochains trimestres. Elles seront évidemment contredites par des épisodes inattendus, dont l’envergure est toujours sous-estimée et qui bouleverseront inélucta-blement les prospectives. Ceci étant, la crise est loin d’être terminée. D’une ampleur exceptionnelle, elle devrait faire sentir l’amplitude de son cycle et la violence de ses effets sociaux endéans les trois pro-chaines années, au moment où le niveau du surendettement keynésien sera internalisé dans la perception du bien-être futur. Les événements qui ont secoué la Grèce et l’Irlande en 2010 ne sont que les prémisses de ce qui guette les moins rigoureux des États européens.

Les modèles européens, fondés sur l’État nourricier et des tissus sociaux très denses, eux-mêmes héritiers de l’empreinte catholique, ont conduit à des États providentiels suffocant sous leur endettement, attei-gnant des étiages inconnus en temps de paix.

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Lorsqu’on s’interroge sur les origines de cette dette, la première réponse qui fuse d’ordinaire est de l’attribuer à la crise financière. L’ex-plication est politiquement commode, mais elle est totalement incor-recte. Elle relève même de l’imposture intellectuelle.

Ce ne sont pas les sauvetages bancaires qui ont créé la dette publique. Ils l’ont réveillée et révélée. Les tendances lourdes portent des risques lourds et la théorie de l’imprévisibilité de la dette publique ne peut pas être défendue.

L’endettement excessif ne permet pas un développement durable. Il est né dans les années septante, une bonne trentaine d’années avant l’épisode des subprimes. Libérés du carcan monétaire des accords d’après-guerre au moment des premiers chocs pétroliers, les gouverne-ments européens ont tenté de camoufler la mutation de leurs écono-mies à coups de transferts sociaux, aides publiques et autres soutiens à l’économie sans se réserver de gisements fiscaux suffisants. À l’époque, l’Europe sortait de trente ans de croissance, fertilisés par la reconstruc-tion industrielle et le plan Marshall.

Tant l’Europe que les États-Unis ont connu une période de crois-sance dont l’analyse rétrospective fait ressortir une combinaison de trois facteurs : une abondance de crédit à faible taux d’intérêt, une épargne individuelle déclinante et un afflux de biens étrangers à bas prix entraîné par un phénomène de délocalisation industrielle majeure, auto-entretenu par une concurrence débridée. Mais l’Europe, moins résiliente que les États-Unis et adossée à des systèmes sociaux plus généreux mais aussi plus rigides, est en plus grande difficulté. Elle est en risque de tragique manque de croissance. Des tressaillements sociaux bouleverseront les bases des structures de pouvoir.

Certains croient naïvement que l’endettement public est un facteur sous-critique, mais l’avenir démontrera que le seuil de criticité a été dépassé et que l’incident était inévitable. Nous serons tous victimes de l’explosion qui s’en suivra, ou des retombées qu’elle engendrera.

Lors des années septante, on a aussi construit un système de pro-tection sociale et de retraite qui garantit à tous une qualité de vie souvent considérée comme inégalée. Mais cette architecture sociale a été construite sur de mauvaises bases. Au lieu d’individualiser pro-

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gressivement les contributions de chaque citoyen, on a non seulement collectivisé le système, mais aussi repoussé le financement.

Cela aurait pu fonctionner si deux conditions avaient été remplies. La première consistait en une croissance et une démographie positives. La seconde requérait une stabilisation de l’espérance de vie. Or, en trente ans, tout a basculé : les crises économiques se sont succédé, la population a vieilli et l’espérance de vie s’est allongée au-delà de toute attente.

Par pusillanimité politique, l’État-providence s’est alors transformé en gigantesque cavalerie financière conduisant une croissance astro-nomique de la dette publique. C’est même plus grave : au lieu de pro-mouvoir un système de stimulation économique, l’État-providence a conforté un modèle de rentiers.

Le paradigme socio-économique en vigueur dans nos économies européennes depuis le choc pétrolier des années 1970 a atteint, voire dépassé, les limites de son existence. Il doit être profondément réformé et confronté aux ambiguïtés qu’il a lui-même générées.

Au lieu de fluidifier le marché du travail, de stimuler l’employabilité des travailleurs, de les assister à traverser les mutations structurelles de l’économie, c’est exactement le contraire qui a été fait : les gouverne-ments européens ont cristallisé la contractualisation du travail, renforcé la stabilité et tenté de convaincre que l’attentisme passif protégerait des adaptations de l’économie.

En un mot, au lieu de diffuser l’optimisme et l’envie du futur et de ses mutations, nos communautés ont récompensé l’ancrage du passé. Ceci aurait pu peut-être fonctionner dans une économie autarcique et contemplative. Comment avoir osé faire ce pari fou dans un monde dont le niveau de progrès, en trente ans, a dépassé le niveau de décou-verte technologique des millénaires qui les avaient précédés ?

Lorsque, dans quelques décennies, l’économiste plongera en apnée dans les méandres de l’Histoire, il discernera une zone d’ombre, contournée avec embarras, comme si l’histoire économique du pays était hantée par le néant. Ça aura été la saison froide de l’Occident, celle de l’immobilisme et de la myopie politique, celle de l’émousse-ment des réflexes et du manque de valeurs entrepreneuriales. Cette période est lugubre : c’est la fin du XXe siècle.

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Mais la réflexion n’est pas aboutie : l’excès d’endettement public constitue-t-il lui-même une bulle financière ? Assurément. Toutes les bulles (rationnelles ou non, car elles sont consubstantielles aux marchés d’actifs) sont caractérisées par une même cause : un excès d’endette-ment, qu’on appelle l’effet de levier. Dans la théorie keynésienne, les bulles sont indissociables de l’excès d’endettement et d’une allocation sub-optimale des investissements.

Dans le cas de la dette publique, le levier semble un euphémisme pour qualifier ce qui s’assimile à une véritable poulie à l’endettement. L’effet de levier consiste à emprunter de manière excessive, ce qui gonfle artificiellement la valeur des actifs jusqu’à former une bulle. À un moment, l’élévation conduit à l’explosion de la bulle. Lorsqu’elle explose, c’est le krach.

La question est alors de savoir quel est l’actif qui fait l’objet d’une bulle au travers de la dette publique. La réponse est simple : notre bien-être. Ou plutôt la prospérité des futures générations. Nous avons emprunté le confort financier de ces derrières. Le coût de cet emprunt de prospérité était flou et lointain. Il devient aujourd’hui dangereuse-ment circonscrit.

Ceci ne veut pas dire que notre modèle social, destiné à aider les plus démunis, est mauvais. Au contraire : il véhicule l’humanisme euro-péen. Les stabilisateurs économiques, destinés à atténuer les chocs conjoncturels, donnent désormais de la gîte à toute l’économie. Les théories keynésiennes ont été dévoyées et ont servi d’alibi à l’indolence politique.

L’économie européenne est devenue d’une extrême fragilité. Cette asthénie est, pour partie, liée à la mouvance des foyers de croissance et de démographie vers l’est du planisphère. Sans s’engouffrer dans des théories déclinistes, la crise marque la fin de certains équilibres straté-giques et un déclin de l’hégémonie unipolaire occidentale. Sur cette évolution se greffent des facteurs culturels, religieux et terroristes, qui dépassent le cadre de cette réflexion.

La mondialisation, qui est elle-même une facette du multilatéra-lisme, a elle-même été confondue avec le temps des colonies. Parfois anarchique, elle est un renversement de civilisation et une déposses-

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sion du monde occidental. La démographie va aussi, et corrélativement, interpeller des phénomènes de raretés.

La mondialisation, c’est la mutation d’une économie de services vers les réseaux de la connaissance digitale. Dans cet environnement, l’invention et le progrès sont fluides géographiquement. Dans les sec-teurs primaires et industriels, les hommes sont désormais mobiles. Par contre, dans le secteur tertiaire, qui emploie la majorité des populations occidentales, la société de la connaissance, fondée sur Internet, est un relais à la mobilité réduite des hommes.

La fluidité de l’information est un substitut à leur déplacement géo-graphique : plutôt que de se déplacer pour effectuer un travail, l’homme peut en ramener l’information auprès de lui. Les récents événements annoncent l’immersion dans un univers plus volatil, car informé de manière instantanée. C’est un apprentissage des arcanes de l’écono-mie de marché. Les prochaines phases de contraction et d’expansion conjoncturelles seront plus saccadées et volatiles.

Même si les pouvoirs publics deviennent plus autoritaires, notam-ment par la recapture de la création monétaire, la crise n’a aucunement réhabilité le rôle de l’État, puisque c’est justement l’endettement public effarant, et le choix par l’État de s’asservir au marché, qui va condition-ner les prochains chocs économiques.

Les politiques étatiques européennes des trente dernières années ont montré leur finitude à deux niveaux : elles ont anesthésié la compétiti-vité et font désormais peser le risque de défauts étatiques, dont certains se sont déjà matérialisés. La solution passera alors par une acceptation de l’économie de marché et de l’aléa qu’elle véhicule. Cette transition s’accompagnera peut-être de troubles sociaux et d’un embrasement de la génération la plus jeune, dont la prospérité a été confisquée par les baby-boomers.

Le scénario que nous retenons est celui de la stagflation, c’est-à-dire une combinaison de stagnation économique, affectée d’un chômage persistant (estimé à près de 10 % par le FMI), et d’inflation. Il en résul-tera subséquemment un appauvrissement des rentiers et une baisse de valeur des actifs, entraînée, entre autres, par des taux d’intérêt élevés (tendance observée au printemps 2009 et à l’automne 2010).

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Pourquoi une conviction de stagnation et d’inflation alors que de nombreux économistes agitent le spectre de la déflation (qui constitue une forte préférence collective pour la liquidité) ? Parce que la créa-tion de monnaie ex nihilo (avec des billets qui ne deviennent que des créances sur d’autres billets), telle que mise en œuvre par les banques centrales, est une traite sur l’avenir dont le remboursement deviendra incertain. Il est incontestable que les États et les banques centrales pro-cèdent actuellement à une monétisation de la dette publique avec son corollaire de création de surliquidités et d’inflation différée éventuelle.

Les récentes mesures masquent donc une importante inflation postposée, mais dont un des symptômes est la dilatation des injections monétaires et des bilans des banques centrales. Dans cette crise, il y a d’ailleurs des leçons troublantes à tirer à l’aune des théories écono-miques. Il semble que les gouvernements occidentaux combinent les dangers ostracisés par les théories keynésiennes et monétaristes. Si le keynésianisme avait été correctement lu et interprété, les États n’au-raient jamais accumulé des dettes publiques d’une hauteur inconnue. De plus, les déficits publics récurrents auraient trouvé leur contrepartie dans des dépenses d’investissement et non dans des dépenses courantes. En même temps, les autorités monétaires mettent en œuvre un expan-sionnisme qui est potentiellement inflationniste, puisque les théories de Milton Friedman postulent que l’inflation est un phénomène moné-taire lié à l’augmentation trop rapide de la masse monétaire.

Sans prise de conscience ni coopération mondiale, les déflagra-tions des prochaines années entraîneront les meurtrissures d’un shrap-nel. Les amorces en sont connues : un endettement étatique insoluble, couplé à des déficits abyssaux et à un manque de croissance structurel, une expansion monétaire débridée incapable de stimuler la demande dans un contexte de chômage structurel élevé, un risque inflationniste majeur, d’origine monétaire, alimentaire et énergétique, des dévalua-tions concurrentielles confortant un dollar faible, voire effrité, et une désindustrialisation généralisée de l’Occident qui conduira au protec-tionnisme.

Quelles pistes de solutions faut-il suivre ? Elles sont multiples, et relèvent tant des orientations européennes que de choix nationaux. Au

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niveau européen, il conviendra de dessiner une nouvelle gouvernance monétaire et budgétaire. Il est, en effet, incohérent de postuler l’homo-généité de la monnaie unique sans alignement des dettes et équilibres budgétaires. Cela devra aller de pair avec une mobilité accrue des fac-teurs de production et surtout du travail. Dans ce domaine, les pistes sont tracées : continuer à flexibiliser le travail, augmenter le taux de mise à l’emploi des personnes âgées, développer les systèmes de tra-vail à temps partiel. Il faudra aussi continuer à privatiser les secteurs marchands, à ouvrir les barrières à l’entrée de nombreux secteurs, à redéployer la recherche et le développement avec (dans ce domaine, en particulier) une vision publique cohérente, à resserrer la convergence entre le monde universitaire et celui de l’entreprise et, surtout, à insuf-fler une mentalité féconde à l’entreprenariat.

Dans le domaine budgétaire, il faudra aussi, impérativement, s’attaquer à une diminution des dépenses publiques plutôt qu’à des recettes supplémentaires, qui déresponsabilisent les individus, étouffent l’entreprenariat et grippent l’économie. Toutes les études empiriques montrent d’ailleurs qu’une réduction des dépenses publiques est pré-férable à des levées d’impôts pour régler les problèmes de détresses budgétaires.

L’avenir ne sera plus ce qu’il était. Où seront les sentinelles de l’His-toire ? Il ne faut pas que ce monde de demain soit inconsolable.

Réflexions hallucinogènes sur la dette publique 24

Et si tout ceci n’était qu’une immense illusion ? Si ces milliards de dettes, de plans de relance, de déficits publics n’étaient que des expres-sions virtuelles ? Si les assouplissements monétaires n’étaient finalement que des chiffres encodés sur les écrans des ordinateurs de la Banque centrale européenne ? Si créer de la monnaie, c’était aussi simple que l’encodage d’un numéro dans un GSM ? Et que pour la retirer du marché, il fallait juste effacer quelques chiffres sur un tableur ?

24 Trends Tendances, 2 avril 2011.

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Car, quand on y réfléchit, où sont les centaines de milliards d’euros qui ont été débloqués pour aider quelques économies européennes, telles la Grèce et l’Irlande. Les autorités européennes ont financé un fonds de 440 milliards. Cela représente plus de 900 euros par citoyen de l’Union européenne.

Où sont les billets ? S’agit-il d’une écriture en compte ? D’une monnaie électronique inconnue ? D’un immense Mister Cash ? Pour-rait-on créer cet argent si d’immenses rotatives devaient les imprimer ? Et si ces rotatives étaient visibles, comment distribuerait-on les billets injectés dans les économies sabordées ? Si on prend le cas de l’Irlande, qui a reçu 85 milliards d’euros et qu’on imagine que le transfert a été effectué en petites coupures de 20 euros, il faudrait une surface de 40 km² pour étaler les billets côte à côte. Si l’on étend cela au fonds global de 440 milliards destiné à éviter les défauts de crédit, on a besoin de 210 km². C’est beaucoup 210 km², sachant que la surface des dix-neuf communes bruxelloises est de 160 km² !

Bien sûr, on objectera qu’on ne renfloue pas un pays avec de petites coupures en billets usagés, comme dans un mauvais kidnapping. Et que si la Banque centrale met en presse des billets, elle le fera plutôt en billets de 500 euros. N’empêche, c’est beaucoup. En pièces de 2 euros, ça aurait aussi été lourd, le sauvetage de l’Irlande. Les 85 milliards d’euros auraient pesé 360.000 tonnes. À ce prix-là, la dette belge pèse-rait 1.500.000 tonnes, soit 580 fois le poids de l’Atomium. On le voit, un euro fort, ça pèse !

D’aucun rétorqueront que la comparaison avec l’Atomium n’est pas pertinente : on ne rembourse pas une dette avec un symbole natio-nal. Et puis l’Atomium, il n’y en a qu’un. Parlons plutôt en maisons, alors. La dette publique belge s’élève à 342 milliards d’euros. Sur la base d’un prix moyen d’une maison de 250.000 euros, la dette s’élève à 1.400.000 maisons, soit des habitations qui pourraient héberger 5,6 millions de Belges, si on loge quatre personnes par maison. Cela devient beaucoup, tout cela. Si, en plus, on ajoute le coût du vieillissement de la population, on en arrive à 2 millions de maisons, soit de quoi loger 80 % de la population. Nous avons donc collectivement emprunté notre logement.

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On pourrait aussi, pour l’exercice, comparer la dette publique à la valeur d’un Bœing 747. Un tel avion, bien équipé, doit coûter 250 mil-lions d’euros. À ce prix-là, la dette publique correspond à près de 1.400 avions. Autre mesure : si l’on mettait, bout à bout, des billets de 500 euros correspondant à la dette publique belge, on alignerait des billets sur 110.000 km, soit un bon quart de la distance Terre-Lune. La dette correspond aussi à un menu « Giant® » (avec grandes frites et boissons) pour chaque Belge pendant 13 ans. Pas mal pour un petit pays.

Alors, que penser de tout cela, sauf qu’y penser met mal à l’aise et qu’on espère repousser le remboursement de la dette à plus tard. L’ar-gent ne serait-il qu’une grande illusion ? Sa transformation en mon-naie électronique le rend-il moins tangible ? Et les économies sur des comptes : sont-ce vraiment de l’argent ou bien seulement des scintille-ments sur un écran ? Si c’était le cas, l’épargne en valeurs mobilières ne serait-elle qu’une expression nomade ?

Tout ceci n’est bien sûr qu’un mauvais rêve. Le système tient bon et l’argent est devenu électronique. Il n’y a pas d’argent réel à opposer à de l’argent virtuel. Les comptes sont aussi sûrs que des billets, car si les comptes ne valent plus rien, les billets non plus. De plus, la dette publique est la créance la plus sûre du Royaume. Mais, il faudra pro-gressivement la rembourser. Cette dette est une hypothèque colossale que nous avons fait peser sur les générations futures. Mais est-ce vrai-ment ce que nous voulions léguer à nos descendants : le rembourse-ment de notre bien-être. Alors, même si c’est en menus Giant, ce sera indigeste.

Une économie belge en apesanteur 25

Progressivement, la conjoncture semble se remettre sur les rails. Mais, en économie, il ne faut pas confondre la lumière au bout du tunnel avec un train qui arrive. Et immanquablement, nous allons traverser d’autres

25 Trends Tendances, 5 mars 2011.

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chocs. En effet, une économie globalisée, caractérisée par des mobilités inconnues des facteurs de production (travail, capital et information), sera soumise à d’amples volatilités, d’une amplitude ignorée.

Cette réalité alimente le sentiment d’un monde au sein duquel le rapport à l’Histoire devient instantané. Notre environnement écono-mique est devenu instable. Ceci conduit à un rapport au temps diffé-rent : la liquidité du capital et sa transposition temporelle, l’instanta-néité, débouchent sur un monde plus volatil. Cette économie est en suspension, en impermanence.

Nous pressentons donc un nouveau heurt, sans pouvoir en circons-crire l’épicentre ou le moment. Sera-ce à l’été 2011, à l’automne 2012, ou plus tard au cours de cette décennie ? Après les chocs boursiers majeurs, l’histoire des crises sévères suggère trois impacts successifs, agissant comme des ressacs.

Quelles seront la complexité, l’universalité et la vitesse de diffusion de cet impact ? Cela n’a pas vraiment d’importance. La crise, état natu-rel de l’économie, est en formulation permanente et ne fait donc que commencer. Dans cette perspective, la mondialisation n’a pas encore intégré l’Histoire réelle. L’Histoire instruit que les pays qui sont à l’épi-centre d’une crise bancaire subissent ensuite une période de croissance faible avec un chômage élevé. De surcroît, lorsqu’une crise financière se produit, elle est souvent suivie par une crise des dettes publiques.

Les gouvernants de la zone euro seront confrontés à un dilemme schizophrénique. En effet, pendant des années, l’euro sera tiraillé entre des politiques d’austérité fiscale et budgétaire, nécessaires à l’homogé-néité monétaire de l’euro, et son contraire, à savoir une politique de transferts sociaux qui sera exigée par les populations et qui grèvera le remboursement des dettes publiques.

Face à ces chocs, le scénario intuitif de l’économie que nous rete-nons pour l’horizon du moyen terme est celui de la stagflation, c’est-à-dire une combinaison de stagnation économique, affectée d’un chô-mage persistant (estimé à près de 10 % par le FMI) et d’inflation, que nous anticipons de modérée à élevée. Le plus étonnant est que peu de guides de l’opinion s’alertent de cette situation, comme si une peur du réel, voire une simple peur de nommer les choses, entraînait une

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tétanie. Cette situation est d’autant plus frappante en Belgique, dont la réalité, triste mais évidente, est qu’elle est vieillie et usée.

Quels seraient les attributs de cette empreinte de stagflation que nous entrevoyons ? Ils sont les mêmes que le constat des années sep-tante : un taux de croissance faible de l’économie, combiné à une décroissance marginale des gains de productivité, un chômage struc-turel et élevé (caractéristique des dislocations structurelles de l’écono-mie), une sous-utilisation des capacités de production, des anticipations de bénéfices des entreprises faibles (à tout le moins dans une perspec-tive de moyen terme), des dépenses d’investissement faibles à modérées, des déficits publics importants entraînant des taux d’intérêt élevés ainsi qu’une raréfaction du crédit bancaire pour des investissements privés, des déficits de la balance commerciale et un phénomène généralisé de désindustrialisation.

L’inflation sera sans doute importée, et de nature alimentaire et énergétique, ce qui explique d’ailleurs l’âpreté du débat sur l’indexa-tion. Pourtant, ce ne sera pas une inflation par les salaires. Certains économistes avancent une théorie singulière, à savoir que la crise est le résultat d’une période caractérisée par un excès de désinflation. Cette période, qualifiée de « grande modération » et qui serait étalée de 1985 à 2005, aurait tiré profit d’une expansion des zones de commerce (au travers de la globalisation) et d’une accessibilité à des poches d’emploi à bas coûts (pays de l’Est, Chine, Inde, etc.) pour masquer la réalité du remboursement des dettes. Au cours des vingt-cinq dernières années, l’expansion de la demande n’a pas débouché sur une crise d’inflation parce que les Occidentaux ont trouvé dans leurs déficits commerciaux l’offre nécessaire à son absorption.

Face à ces intuitions, quelles pistes de solutions faut-il suivre ? Elles sont multiples car la sortie de crise n’est pas fléchée. L’État-providence, qui s’est transformé en modèle de rentiers, devra évidemment être revu. Cela devra conduire à alléger l’impôt sur le travail et les entre-prises au prix d’une baisse des dépenses de l’État.

Dans le domaine budgétaire, il faudra impérativement s’attaquer à une diminution des dépenses publiques plutôt qu’à des recettes sup-plémentaires, qui déresponsabilisent les individus, étouffent l’entrepre-

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nariat et grippent l’économie. Toutes les études empiriques montrent d’ailleurs qu’une réduction des dépenses publiques est préférable à des levées d’impôts pour régler les problèmes de détresse budgétaire. La dette publique est destinée à augmenter si les États ne compensent pas la tendance naturelle de leurs dépenses à augmenter plus rapidement que leurs recettes.

Le FMI a récemment élaboré des pistes destinées à améliorer l’état des finances publiques belges : renoncer à remplacer une partie des fonctionnaires qui partent à la retraite, éliminer les incitants au départ à la retraite anticipée, améliorer l’employabilité des jeunes et des alloch-tones sur le marché du travail, réduire les pièges à l’emploi en aug-mentant l’écart entre allocations sociales et salaire net, reconsidérer le principe de l’indexation automatique des salaires, réduire les dépenses de soins de santé de 1 % du PIB, renforcer la discipline budgétaire des gouvernements régionaux et locaux en mettant sur pied une plate-forme de coordination des politiques budgétaires à tous les niveaux de pouvoir et améliorer la collecte de l’impôt (lutte contre la fraude).

Pendant trop longtemps, au lieu de stimuler l’employabilité des tra-vailleurs et de les aider à traverser les mutations structurelles de l’écono-mie, on a cristallisé la contractualisation du travail, renforcé la stabilité et tenté de convaincre que l’attentisme passif protégerait des adaptations de l’économie. En un mot, au lieu de diffuser l’optimisme et l’envie du futur, nos communautés ont récompensé l’ancrage dans le passé.

Mais quel aveuglement ! Comment avoir osé faire ce pari dans un monde dont le niveau de progrès, en trente ans, a dépassé le niveau de découverte technologique des millénaires qui les avaient précédés ? La sortie de crise passera donc par une mobilité accrue du travail. Dans ce domaine, les pistes sont tracées : continuer à flexibiliser le travail, augmenter le taux de mise à l’emploi des personnes âgées et des jeunes, développer les systèmes de travail à temps partiel et la fluidité des réseaux de connaissance et d’accès à l’information.

La crise immerge l’Europe dans un libre-échange sans rémission. Cette nouvelle économie relèvera plutôt des sciences exactes que des sciences humaines. L’accent doit donc impérativement être mis sur l’éducation et la recherche scientifique.

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Le vrai défi de l’euro

En 1999, après vingt ans de crises monétaires, les marges de fluctua-tions entre plusieurs devises européennes furent resserrées jusqu’à les fondre dans une monnaie commune. L’euro était né. À ce moment, les États membres redonnèrent naissance à des accords de Bretton Woods européens, mais dissociés de la parité-or. Ils abandonnèrent leur tutelle monétaire et se dépossédèrent de leur droit régalien de battre monnaie.

On constata immédiatement une convergence des taux d’intérêt, l’arrêt des dévaluations compétitives et la facilitation des échanges intracommunautaires.

Pourtant, rares furent les économistes qui décodèrent les prospec-tives qu’un tel choix entraînerait. L’euro fut et reste un postulat de mobilité des facteurs de production. En effet, à partir du moment où des États sont contraints par une monnaie unique sans capacité de dévaluer ou réévaluer leur monnaie nationale, c’est aux facteurs de production, à savoir les hommes et le capital, de se fluidifier afin de se déplacer dans les zones d’emploi et de croissance.

Cette évidence est confirmée par la théorie des zones monétaires optimales, introduite en 1961 par Robert Mundell, prix Nobel d’éco-nomie en 1999. Ce chercheur avança que des pays ont intérêt à former une zone monétaire si la mobilité des facteurs de production (travail et capital) à l’intérieur de cette zone est supérieure à celle qui prévaut à l’extérieur. Dans le cas contraire, les pays concernés ont intérêt à conserver des cours de change flexibles.

C’est à ce niveau que l’euro n’est pas un choix abouti. Les fac-teurs de désynchronisation sont nombreux : géographies et modèles de croissance antagonistes, absence de fiscalité et de budget fédéral euro-péen, accès divergents aux marchés des capitaux, disparités des systèmes sociaux, mécanismes de pensions hétéroclites, pressions inflationnistes antinomiques, différentiels démographiques, manque de synchronie des cycles économiques, etc.

On en arrive alors au singulier alliage antinomique de la combinai-son de la monnaie unique et de la crise financière. On aurait pu ima-giner que suivant la création d’une zone monétaire, le secteur financier

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et le marché du travail se détendraient. Or, c’est exactement l’inverse qu’on a constaté : suite à la crise bancaire et aux besoins financiers des États, le secteur financier est replacé sous la sphère publique, tandis que la mobilité du travail reste très faible.

Comment serait-il possible de revendiquer le statut de monnaie de réserve dans un continent dont les systèmes bancaires sont sous quasi-tutelle publique ? C’est d’autant plus vrai que les endettements publics sont tellement stratosphériques que leur résolution devra immanqua-blement passer par un choix de dépréciation monétaire, c’est-à-dire d’inflation.

En ce qui concerne le marché du travail, les choses sont nettement plus graves. L’Europe est menacée d’un chômage endémique et struc-turel, lié notamment au manque d’intégration des jeunes, à l’absence de stimulations au recyclage, à l’hémorragie de l’emploi industriel, etc.

Pour réussir la monnaie unique, il faudra résoudre deux problèmes, correspondant chacun à la nécessaire mobilité des facteurs de produc-tion.

En ce qui concerne le capital, il faudra que les États desserrent leurs étaux sur le système financier, ce qui passera inéluctablement par une baisse de l’endettement public. En ce qui concerne le travail, il faudra flexibiliser et fluidifier la mobilité internationale des travailleurs, au prix d’une protection plus contenue.

Si ces deux problèmes ne peuvent pas être résolus simultanément, il en résultera immanquablement un risque de désagrégation monétaire, accompagné de tensions nationales qui, comme on l’a constaté récem-ment en Grèce, en Irlande et au Portugal, mettent en péril l’homogé-néité de la monnaie unique.

En conclusion, le choix de la monnaie unique était excellent, mais la pérennité de la zone euro n’est pas une donnée acquise. Les modèles socio-économiques des États membres ne peuvent pas être les pas-sagers clandestins d’une aubaine monétaire. L’euro s’inscrit dans une exigeante logique d’économie de marché. Il porte en lui un ajustement des systèmes de protection sociale dans le sens d’une plus grande com-pétitivité et d’une plus grande flexibilité. Pire : il consomme la fin des États-providence et des indisciplines budgétaires.

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3. Fiscalité

Les trois pistes fiscales de 1962 26

Les guerres entraînent généralement des réformes fiscales, et la Bel-gique n’a pas échappé à cette typologie. Notre fiscalité des personnes physiques est édifiée sur deux variations successives, instaurées en 1919 et en 1962.

La réforme fiscale de 1919 conçut un système d’impôt cédulaire (ou non globalisé). Chaque type de revenus était soumis à un impôt distinct : la contribution foncière, la taxe mobilière et la taxe profes-sionnelle.

La réforme fiscale de 1962 forgea l’idée de solidarité fiscale, et sur-tout sa fonction redistributive. Elle fut bâtie sur deux axiomes, à savoir la globalisation (ou addition) des revenus et leur taxation à un taux progressif par paliers (ou tranches).

Un des axes sous-jacents de la réforme fiscale séminale de 1962 était d’établir un lien entre l’impôt des sociétés et l’impôt des per-sonnes physiques. Le problème à étudier trouve son origine dans le phénomène que l’on qualifie généralement de double imposition éco-nomique des bénéfices des sociétés. Ceux-ci sont atteints par l’impôt des sociétés avant de subir l’impôt des personnes physiques. L’impôt des sociétés est un prélèvement anticipé de la ponction fiscale qui frappe l’actionnaire. Il convient donc qu’un contribuable ne puisse pas opérer d’arbitrage fiscal systématique entre l’exercice d’une activité professionnelle à titre individuel et sa localisation dans une entreprise soumise à l’impôt des sociétés.

C’est dans cet esprit que, dès la formulation de la première loi d’impôt sur les revenus (1919-1920), les sociétés ne faisaient pas l’ob-jet d’une fiscalité autonome. L’impôt sur ces dernières était considéré

26 L’Écho, 17 août 2010.

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comme une avance à valoir sur les impôts des actionnaires personnes physiques.

En 1962, le législateur a profondément réformé les impôts sur les revenus. Trois pistes furent envisagées pour bâtir la cohérence fiscale. Une première solution aurait été de ne pas lever d’impôt des sociétés, mais de soumettre uniquement les dividendes à l’impôt des personnes phy-siques au titre de revenus professionnels. Ceci aurait cependant présenté la faiblesse d’accorder aux actionnaires une option fiscale portant sur le moment de l’imposition, puisque ces derniers décident, en assemblée générale, de l’affectation des résultats et de l’échéancier des dividendes.

Une seconde solution aurait été de soumettre les sociétés à un impôt d’un taux égal à celui de l’impôt des personnes physiques. Mais un autre inconvénient aurait dû alors être esquivé, à savoir le fait que l’impôt des personnes physiques est fondé sur des barèmes progressifs par tranches, donc sur des situations fiscales propres à chaque contribuable, ce qu’un taux unique d’impôt des sociétés ne pourrait pas refléter.

Ces deux solutions furent donc disqualifiées. La troisième solution aurait consisté à fragmenter le bénéfice d’une société en un rendement du capital (fixé forfaitairement à 5 % des fonds propres) et un revenu professionnel.

La solution médiane retenue par le législateur en 1962 fut de sou-mettre les sociétés à un impôt représentatif du taux moyen (et non marginal) de taxation à l’impôt des personnes physiques et de reporter sur la déclaration obligatoire des dividendes, l’ajustement entre ce taux moyen (perçu à l’impôt des sociétés) et le taux marginal maximum (perçu à l’IPP). En d’autres termes, le respect de l’exigence d’équi-valence de taxation entre les dividendes et les revenus professionnels conduisit, en 1962, à une obligation de déclaration et à une globalisa-tion des revenus d’actions.

Faute d’une déclaration suffisante des dividendes, le système dut être abandonné dans les années quatre-vingt. À ce moment, le système du précompte mobilier libératoire fut mis en œuvre. Celui-ci est tou-jours d’application. Seule la déduction des intérêts notionnels conduisit à une amélioration qualitative majeure. Celle-ci renoue d’ailleurs avec l’esprit des réformes fiscales de 1919 et de 1962.

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3. fiscalité 107

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Taxer le dividende ou la plus-value ? 27

Depuis la décision du législateur, en 2005, de taxer certaines SICAV, le débat de la fiscalité des actions est ravivé. Il est complexe car une entreprise constitue un être abstrait. L’impôt supporté par une société est toujours économiquement prélevé sur un actionnaire. In fine, celui-ci est normalement soumis à un impôt des personnes physiques.

Cette situation engendre un phénomène de double imposition économique des dividendes. Ces derniers sont, en effet, atteints par l’impôt des sociétés avant de subir l’impôt des personnes physiques. La taxation des revenus d’une entreprise est donc fondée sur deux faits générateurs. Le premier, qui ouvre lieu à l’impôt des sociétés, est la constatation d’un accroissement du patrimoine collectif de l’entreprise. Le second est fondé sur la sortie d’une partie du patrimoine collectif (celui de l’entreprise) vers un patrimoine individuel (celui de l’action-naire), sous forme de dividendes. Le précompte mobilier frappe donc la diversion d’un revenu.

La charge fiscale qui affecte un dividende s’élève à 34 % (impôt des sociétés) plus 25 % (précompte mobilier, parfois réduit à 15 %) du mon-tant disponible, soit 50,5 %. Un calcul plus raffiné conduit d’ailleurs à ce que l’impôt sur la prime de risque (exclusivement payée sous forme de dividendes) supportée par l’actionnaire atteigne 59 %, en tenant compte des intérêts notionnels. Ce taux de taxation est comparable, au taux marginal, à celui des revenus professionnels. Ce n’est pas une coïncidence. En effet, l’impôt des sociétés se rapporte à un segment entre les fiscalités des revenus du capital et professionnels. Cumulé à la retenue du précompte mobilier sur les dividendes, il doit conduire à un taux d’imposition global proche du niveau de taxation des revenus d’un indépendant. Il s’impose, en effet, de conserver une neutralité entre une activité d’indépendant, exercée par une personne physique, et son déplacement dans une société. Pour cette raison, le taux d’impôt des sociétés correspond au taux moyen de l’impôt des personnes phy-siques.

27 L’Écho, 19 octobre 2010.

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Ceci étant, la fiscalité des dividendes doit être mise en perspective avec l’exonération des plus-values sur actions. Cette exonération n’est pas un hasard sociologique. En effet, la taxation des plus-values existe essentiellement dans les pays où les impôts directs sont plus faibles, ce qui n’est justement pas le cas de la Belgique. De plus – et cet argument est fondamental mais dépasse le cadre de cette courte chronique –, la taxation des plus-values n’est pas compatible avec un système de pré-compte mobilier libératoire. C’est d’ailleurs pour cette raison que le législateur n’avait envisagé, en 2005, que la taxation des plus-values des SICAV de capitalisation, c’est-à-dire celles qui ne sont pas soumises au précompte mobilier.

Mais la matière est complexe, et presque philosophique. Depuis plu-sieurs années, l’administration tente d’ailleurs de taxer certaines plus-values réalisées sur des actions non cotées par des personnes physiques. Cette démarche vise les plus-values dites internes, c’est-à-dire en cas de vente à un acheteur économiquement proche du vendeur. Dans ce domaine, la Commission des décisions anticipées (ou du ruling) a rendu des décisions sur la base de critères économiques.

Certains craignent donc une taxation généralisée des plus-values sur actions. C’est sans doute injustifié. Il conviendrait d’abord de répondre à des interrogations élémentaires : un tel impôt conduirait-il à imposer les plus-values réalisées ou simplement exprimées ? Quel serait donc le fait générateur de l’impôt : la vente d’un titre ou la constatation nomi-nale de la plus-value ? La dépréciation de la monnaie (inflation) serait-elle prise en compte ? Les moins-values seraient-elles déductibles ? Et si oui, selon quelle métrique ? Qui tiendrait la comptabilité de ces plus – et moins-values (le contribuable et/ou un intermédiaire financier) ? Qu’en serait-il des titres non cotés et du cas des titres de sociétés étran-gères ? Comment distinguer les plus-values forcées (OPA ou OPE, par exemple) des autres ? Ensuite, d’autres interrogations émergeraient : ces plus-values seraient-elles imposées à un taux proportionnel ou, au contraire, devraient-elles être globalisées avec les autres revenus de l’actionnaire-personne physique ? Et donc, comment restituer une pro-gressivité de l’impôt et la capacité contributive des citoyens ?

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Il faut aussi rappeler que pour un actionnaire minoritaire, la valeur d’une action correspond à l’actualisation de ses dividendes futurs. Une plus-value correspond donc à une augmentation de ces dividendes et/ou à une baisse du taux d’actualisation (ou coût de financement) de ces dividendes. Dans cette perspective, les plus-values constituent des bénéfices de l’entreprise. Ceux-ci sont normalement eux-mêmes frap-pés par l’impôt des sociétés et par le précompte mobilier.

Une plus-value n’altère donc pas le patrimoine collectif mais trans-fère sa propriété vers un autre actionnaire. En d’autres termes, l’exo-nération des plus-values n’efface pas une matière imposable, mais la déplace latéralement, de manière intacte, vers un autre contribuable qui la voit soumise au précompte mobilier. Inversement, la taxation des plus-values serait donc un impôt additionnel sur le revenu, donc le reflet d’une triple taxation. Elle reviendrait, pour l’État, à encaisser un impôt sur les dividendes futurs. Mais, dans cette hypothèse, la question – et c’est en fait la principale – consisterait à savoir quelle section de temps un impôt doit frapper : une chronologie de revenus passés (divi-dendes) ou l’anticipation de revenus futurs (plus-values).

En conclusion, une taxation des plus-values correspondrait à un alourdissement de la taxation des dividendes, car la valeur d’une action est exactement égale à la valeur actualisée de ses dividendes. Elle exige-rait d’ailleurs sans doute la déductibilité des intérêts des dettes contrac-tées pour acquérir des actions et/ou une imputation (c’est-à-dire une récupération) du précompte mobilier. On en arrive à la contrainte dominante : une taxation des plus-values impliquerait immanquable-ment un retour au système de déclaration des dividendes, tel qu’il existait avant 1985. C’est un choix possible, mais qui demande une gestation. Pour cette raison, le système actuel nous semble, en l’état, cohérent : les revenus du capital sont d’abord taxés à l’impôt des socié-tés, et le précompte mobilier constitue une ponction sur les transferts de liquidités vers les actionnaires.

La taxation des plus-values exige une analyse mathématique qui est parfois contre-intuitive. En effet, au niveau d’un contribuable particu-lier, il est aisé de concevoir que la plus-value soit un substitut au divi-dende. Il est donc concevable qu’une taxation des plus-values se substi-

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tue à la retenue du précompte mobilier, perçu en cas de dividende. Ce qui est moins intuitif, c’est d’admettre que la plus-value sera encaissée ultérieurement par un autre contribuable sous forme de dividendes qui seront, eux aussi, soumis au précompte mobilier. En d’autres termes, la taxation des plus-values n’entraîne pas toujours d’imposition supplé-mentaire au niveau d’un contribuable individuel, mais bien lorsqu’on considère l’actionnariat global (présent et futur) d’une entreprise. C’est donc une triple imposition chronologique. Ceci ramène à la ques-tion de l’intervalle de temps visé par l’impôt des personnes physiques : est-ce le passé (qui justifie la taxation des dividendes) ou le futur (qui sous-tend la taxation des plus-values).

Illustrons ceci par un exemple : un contribuable A achète un titre pour 100. Il le conserve pendant trois ans, sans avoir encaissé de divi-dendes, et le vend au contribuable B pour 200. Il constate une plus-value de 100 (après impôt des sociétés). Celle-ci n’est pas imposée, mais le sera dans le chef du contribuable B, qui espère encaisser des dividendes qui seront eux taxés au précompte mobilier. Si ce n’est pas le cas, et sauf mauvaise affaire réalisée par le contribuable B, celui-ci vendra le titre à C qui espérera encaisser des dividendes, et ainsi de suite, car un jour, des dividendes et des bonis de liquidation seront normalement versés.

Ceci illustre le fait que la taxation des plus-values est un impôt qui se superpose au précompte mobilier, ce dernier n’étant en aucune manière escamoté. Ce phénomène est symbolisé par le graphique. Il est établi (de manière très simplifiée) sur la base des paramètres d’une entreprise normalisée qui dégage un rendement de 8 % pour ses action-naires. Différents scénarios de rendement sont envisagés, de manière graduelle : l’entreprise verse l’entièreté du rendement sous forme de dividende (donc sans plus-values) ou, de manière progressive, réinvestit de manière à ce que l’actionnaire n’obtienne qu’une plus-value. On distingue donc les sociétés de rendement (0 % de plus-values) et de croissance (100 % de plus-values). Sur la base d’un taux de taxation des plus-values de 16,5 % (taux utilisé dans différents domaines), le graphique identifie la charge fiscale globale qui affecte le dividende. Celle-ci est calculée comme la somme de l’impôt des sociétés, du pré-compte mobilier et d’un hypothétique impôt sur les plus-values pour

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les entreprises de croissance. Le prélèvement fiscal global s’élève à près de 62 % pour une société de croissance, soit la somme de l’impôt des sociétés, du précompte mobilier et de l’hypothétique impôt sur la plus-value. Ceci illustre à nouveau que la taxation des plus-values ne rem-place pas le précompte mobilier, mais qu’elle s’y superpose.

Taxation globale du rendement actionnarial

Action de rendement(sans plus-value)

Action de croissance(avec plus-value)

Ch

arg

e fis

cale

glo

bal

e

La quintessence de la fiscalité des dividendes 28

La fiscalité relève de l’ordre juridique. Pourtant, ses fondements en sont économiques. Au reste, l’économie n’est rien d’autre que l’alloca-tion efficiente des ressources.

Sous cet angle, l’impôt a, de manière choisie ou incidente, des conséquences sur les actes posés par les contribuables. C’est, en parti-culier, le cas de l’affectation d’épargne, c’est-à-dire des véhicules dans lesquels l’épargne des ménages belges est orientée.

Dans cette courte contribution, nous développons deux axes. Le premier est que la taxation du revenu professionnel est une taxation sur la formation d’épargne (point 1). Le second est que la taxation des

28 CFO Magazine, 7 août 2010.

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revenus de l’épargne à risque est de nature professionnelle. La taxation des dividendes doit donc correspondre à la taxation (marginale) à des revenus professionnels. Après des égarements conceptuels, la réforme de 2005 renoue avec les principes fondateurs de 1962 (point 2). Le troisième point fournit une illustration.

Ces trois sections arrivent à la conclusion que la fiscalité des divi-dendes doit, pour une fraction, correspondre à la fiscalité des revenus professionnels à l’IPP.

1. Taxation du revenu professionnel

Les guerres entraînent généralement des réformes fiscales, et la Bel-gique n’a pas échappé à cette typologie. Notre fiscalité des personnes physiques est édifiée sur deux réformes successives, établies en 1919 et en 1962.

La réforme fiscale de 1919 conçut un système d’impôt cédulaire (ou non globalisé), c’est-à-dire que chaque revenu était soumis à un impôt distinct : la contribution foncière, la taxe mobilière et la taxe professionnelle.

La réforme fiscale de 1962 forgea l’idée de solidarité fiscale, et sur-tout sa fonction redistributive. Elle fut bâtie sur deux axiomes, à savoir la globalisation (ou addition) des revenus et leur taxation à un taux progressif par paliers (ou tranches). Elle fonda l’impôt sur la capacité contributive de chaque ménage. Celle-ci correspond à l’aptitude de chaque unité familiale à participer au financement des charges de l’État selon l’importance de ses revenus.

Comment peut-on justifier la progressivité de l’impôt ? Le revenu d’une personne physique est soit consommé, soit épargné. Mais la fraction de la consommation n’est pas proportionnelle au revenu : on ne double pas sa consommation si le revenu est multiplié par deux. L’épargne augmente donc marginalement avec le revenu. Cette logique conduit à un impôt progressif. Il s’agit donc d’un impôt dont le barème augmente avec les tranches du revenu imposable ou, plus précisément, avec le montant de l’épargne.

L’impôt des personnes physiques taxe donc la formation d’épargne. Sa progressivité assure l’équité verticale de la fiscalité, c’est-à-dire entre

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les revenus élevés et faibles. Ce système assure une relative équité devant le sacrifice fiscal et une redistribution des gains de l’activité.

Examinons maintenant comment les dividendes sont taxés.

2. Taxation des dividendes

Un des axes sous-jacents de la réforme fiscale séminale de 1962 était d’établir un lien entre l’impôt des sociétés et l’impôt des per-sonnes physiques. Toute entreprise est, en effet, détenue, directement ou indirectement, par une personne physique. Une entreprise n’existe pas pour elle-même, car elle constitue un être économiquement abs-trait, malgré sa personnalité juridique distincte. Ce n’est donc pas pour elle-même que la société fait un bénéfice, mais pour ses actionnaires, qui sont, in fine, des personnes physiques.

L’impôt supporté par une société est donc, par transitivité et délé-gation, prélevé sur un actionnaire, lui-même soumis à l’impôt des per-sonnes physiques. Le problème à étudier trouve son origine dans le phénomène que l’on qualifie généralement de double imposition éco-nomique des bénéfices des sociétés. Ceux-ci sont, en effet, atteints par l’impôt des sociétés avant de subir l’impôt des personnes physiques. Ce dernier se limite généralement, pour les contribuables belges per-sonnes physiques, au précompte mobilier. En termes conceptuels, on peut donc envisager l’impôt des sociétés comme un prélèvement anti-cipé de la ponction fiscale qui frappe l’actionnaire.

La taxation d’un dividende doit idéalement respecter une contrainte dominante, sachant que l’impôt supporté par une société est, par transi-tivité et délégation économique, prélevé sur un actionnaire, lui-même soumis à l’impôt des personnes physiques. Il convient, en effet, qu’un contribuable ne puisse pas opérer d’arbitrage fiscal systématique entre l’exercice d’une activité professionnelle et sa localisation dans une entreprise soumise à l’impôt des sociétés. Les bénéfices d’une société s’assimilent, en effet, aux revenus professionnels d’une personne phy-sique délocalisés dans une société. La différence provient cependant du fait que la société est bâtie sur un patrimoine collectif tandis que les revenus professionnels d’une personne physique accroissent un patrimoine individuel. Le lien financier entre ces deux patrimoines

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(collectif et individuel) est établi par le paiement d’un dividende. La taxation des revenus professionnels d’une personne physique doit donc être cohérente avec la fiscalité d’une société, majorée du précompte mobilier qui affecte un dividende.

En termes conceptuels, l’impôt des sociétés doit donc être envisagé comme un prélèvement anticipé de la ponction fiscale qui frappe l’ac-tionnaire personne physique. C’est dans cet esprit que, dès la formula-tion de la première loi d’impôt sur les revenus (1919-1920), les sociétés ne faisaient pas l’objet d’une fiscalité propre mais étaient assujetties aux impôts cédulaires qui existaient depuis 1919 (contribution foncière, taxe mobilière et taxe professionnelle) et qui étaient considérés comme des avances à valoir sur les impôts des actionnaires personnes physiques. La juxtaposition des impôts des sociétés et des personnes physiques avaient d’ailleurs conduit à la scission de l’impôt sur les revenus com-merciaux et industriels en deux parties (qui constitue incidemment le complément mathématique de la déduction des intérêts notionnels) : le revenu du capital, fixé forfaitairement à 5 % net du montant du capital investi, et le revenu professionnel, égal au bénéfice net de la société diminué du capital investi.

Il s’impose donc qu’une certaine équivalence persiste entre, d’une part, la taxation d’un revenu professionnel, imposé au taux marginal de l’IPP, et, d’autre part, le prélèvement fiscal (composé de l’impôt des sociétés et de l’impôt des personnes physiques, éventuellement réduit au précompte mobilier) affectant un dividende. En d’autres termes, la taxation des dividendes ne peut pas être appréciée de manière auto-nome : elle s’inscrit dans l’économie de l’impôt des sociétés et des per-sonnes physiques, c’est-à-dire à la charnière de la taxation du travail et de l’épargne. De manière plus générale, l’impôt des sociétés, qui constitue un des éléments de la fiscalité des dividendes, est fondé sur l’exercice d’une activité commerciale financée par un patrimoine col-lectif, laquelle intègre les deux facteurs de production : la circulation du capital (qui fonde la création des sociétés) et l’apport de travail. Dans l’échelle des incidences, l’impôt des sociétés occupe donc une place intermédiaire entre les fiscalités des revenus patrimoniaux et profes-sionnels. Au reste, le système belge des impôts directs s’inscrit dans la taxation de l’épargne, de sa création à sa distribution de revenus.

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L’étude de la fiscalité des dividendes perçus par des actionnaires personnes physiques nécessite donc nécessairement que soient analy-sées la charge fiscale globale qui pèse sur ces dividendes, les méthodes utilisées pour prévenir la double imposition économique des bénéfices distribués et l’incidence de la fiscalité des dividendes sur le finance-ment des sociétés par des capitaux à risques.

Avant 1962, les bénéfices des sociétés étaient frappés d’un impôt définitif lors de leur distribution : la taxe mobilière (impôt réel) et la taxe de crise étaient retenues par la société et payées pour le compte des bénéficiaires, lesquels devaient encore éventuellement supporter l’im-pôt complémentaire personnel (impôt personnel) sur les dividendes reçus.

Les bénéfices non distribués faisaient quant à eux l’objet d’une imposition provisionnelle (taxe professionnelle due par la société à titre d’acompte sur l’impôt de distribution frappant les personnes physiques et qui était imputée sur l’impôt dû par le bénéficiaire en cas de distri-bution ultérieure des réserves).

En 1962, le législateur a profondément réformé les impôts sur les revenus. La justification de cette réforme est toujours d’actualité et mérite d’être citée in extenso : « Les instruments fiscaux désuets, com-pliqués, peu équitables et inefficaces que nous connaissons aujourd’hui doivent être remplacés par un système fiscal moderne. Il faut que demain la fiscalité encourage l’investissement et l’effort, qu’elle décou-rage la fraude et rétablisse la justice. Il faut que rendue moins compli-quée, elle devienne, en Belgique comme dans tous les États modernes, le moyen d’une politique financière efficace, au service d’une politique conjoncturelle et structurelle de développement économique ».

À cette fin, le législateur a opté, en remplacement du système des impôts cédulaires, pour le système de l’impôt unique sur le revenu global avec, pour corollaire, l’instauration d’un impôt des sociétés dis-tinct de l’impôt des personnes physiques. L’impôt des sociétés devient un impôt définitif qui frappe l’ensemble du bénéfice de la société. Le rapport du Sénat précise ainsi que « La société devient un contribuable à part entière et est taxée en tant que tel (…) Il est clair que les sociétés constituent des entités autonomes qui ont une existence indépendante

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de celle de leurs associés. C’est particulièrement vrai pour les grandes sociétés de capitaux ».

L’institution d’un impôt propre aux sociétés et cumulé avec l’impôt dû sur les bénéfices distribués est donc considérée comme étant une des pièces maîtresses de la réforme de 1962, et cet impôt des sociétés est considéré comme un complément de l’impôt global sur les revenus des personnes physiques.

Tout en reconnaissant l’indépendance principielle entre les deux impôts, le législateur de 1962 a néanmoins tenu compte de deux pré-occupations fondamentales :

– tout d’abord, il importait que l’addition des deux impôts ne conduise pas à une taxation excessive, ce qui s’est concrétisé par l’instauration d’un crédit d’impôt, représentatif de la moitié de l’impôt des socié-tés et qui était imputable mais non remboursable. Ce crédit d’impôt visait expressément à atténuer la double imposition économique des dividendes ;

– ensuite, il convenait d’améliorer les conditions de financement des sociétés par le rapprochement des régimes de taxation des reve-nus mobiliers. L’exposé des motifs justifiant la réforme mérite tout particulièrement d’être cité sur ce point : « Comme on le voit, les divergences dans le traitement fiscal des revenus mobiliers sont pro-fondes. On constate notamment que les capitaux associés le plus directement aux risques des entreprises et qui sont à ce titre un des éléments dynamiques de l’économie, supportent une charge sensi-blement plus lourde que les capitaux prêtés, qui procurent l’avan-tage de revenus fixes et sont généralement entourés de garanties de sécurité plus grandes (…). Des discriminations trop marquées dans la taxation des dividendes et des intérêts ne sont certainement pas de nature à stimuler l’esprit d’entreprise favorable à la promotion des investissements. Il est économiquement malsain qu’au capital associé se substitue systématiquement le capital prêté et ceci en fonction de préoccupations exclusivement fiscales ».

Au reste, en 1962 (comme en 1919), trois pistes avaient été envisa-gées pour bâtir la cohérence fiscale. Une première solution aurait été de ne pas lever d’impôt des sociétés, mais de soumettre uniquement les

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dividendes à l’impôt des personnes physiques au titre de revenus pro-fessionnels. Ceci aurait cependant présenté la faiblesse d’accorder aux actionnaires une option fiscale portant sur le moment de l’imposition, puisque ces derniers décident, en assemblée générale, de l’affectation des résultats et de l’échéancier des dividendes. Une seconde solution aurait été de soumettre les sociétés à un impôt d’un taux égal à celui de l’impôt des personnes physiques. Mais un autre inconvénient aurait dû alors être esquivé, à savoir le fait que l’impôt des personnes phy-siques est fondé sur des barèmes progressifs par tranches, donc sur des situations fiscales propres à chaque contribuable, ce qu’un taux unique d’impôt des sociétés ne pourrait pas refléter. Ces deux solutions furent donc disqualifiées. La troisième solution, mentionnée supra et appli-cable entre 1919 et 1930, consistait à fragmenter le bénéfice d’une société en un rendement du capital (fixé forfaitairement à 5 % des fonds propres) et un revenu professionnel.

La solution retenue par le législateur en 1962 fut de soumettre les sociétés à un impôt représentatif du taux moyen (et non marginal) de taxation à l’impôt des personnes physiques et de reporter sur la décla-ration obligatoire des dividendes, l’ajustement entre ce taux moyen (perçu à l’impôt des sociétés) et le taux marginal de maximum (perçu à l’IPP).

En d’autres termes, le respect de l’exigence d’équivalence de taxa-tion entre les dividendes et les revenus professionnels a d’ailleurs conduit, en 1962, à une obligation de déclaration et une globalisation des revenus d’actions.

Pourtant, partant d’une situation tentant d’éviter un phénomène de double imposition économique, sous la contrainte d’une équivalence analytique entre la taxation des revenus d’actions et professionnels, la taxation des dividendes s’est transformée, en 1983, d’un impôt glo-balisé et progressif en une addition d’impôts proportionnels, dont le précompte mobilier libératoire.

Cette situation a conduit à la déconnexion de l’impôt des per-sonnes physiques et des sociétés, et donc à l’abandon d’une certaine cohérence fiscale.

Cette déconnexion, constatée dans plusieurs pays, fut le produit de plusieurs facteurs entrés en conjonction. Certains de ces derniers furent

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propres à la situation budgétaire du pays, qui exigeait un stimulant fiscal à la détention fiscale d’emprunts d’État, dont le coût pour les autorités fédérales était déjà grevé d’une prime de risque significative. D’autres facteurs ayant conduit à cette déconnexion relèvent de la typologie de la détention des entreprises. L’actionnariat de ces dernières, originel-lement familial et essentiellement agricole, s’est morcelé (notamment internationalement), conduisant à un relâchement de l’affectio societa-tis, constituant lui-même un élément facilitateur de la déclaration fis-cale des dividendes. On note aussi l’effet de l’internationalisation de la détention des capitaux, entraînant, par ailleurs, certains phénomènes de concurrence ou d’harmonisation fiscale.

L’abandon de la globalisation des dividendes s’est donc accompagné d’une déconnexion de l’impôt des personnes physiques et des sociétés. Dans cette perspective, la déduction des intérêts notionnels renoue, par un mécanisme assimilable à la défalcation d’un crédit d’impôt, avec l’exigence d’équivalence de taxation entre les dividendes et les revenus professionnels, donc avec les objectifs de la réforme de 1962.

La réforme significative suivante fut celle de la déduction des inté-rêts notionnels, imaginée en 2005. Cette dernière part du constat que, pour leur financement, les sociétés doivent recourir tant à des capitaux empruntés dont la rémunération est entièrement déductible fiscale-ment (les emprunts et les obligations), qu’à des capitaux à risque dont la rémunération est par contre entièrement taxée (les fonds propres constitués par apports de capitaux externes et/ou par autofinance-ment), et qu’il existe une discrimination économiquement injustifiée sur le plan fiscal entre ces deux formes de financement.

Le concept de la déduction pour capital à risque consiste à dimi-nuer la base de l’impôt des sociétés d’un montant correspondant à la partie « rentabilité sans risque » du coût des capitaux propres. En pratique, la partie du bénéfice réalisé par une société correspondant au taux sans risque sera assimilée, pour l’établissement de l’impôt des sociétés, au coût du financement sans risque.

Fiscalement, le rendement des capitaux propres est donc éclaté en deux composantes :

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– la première, le prix du temps, est assimilée fiscalement à une charge d’intérêt « notionnelle » ;

– la seconde, le prix du risque, constitue la valeur ajoutée actionna-riale et reste soumise à l’impôt des sociétés.

Ces deux composantes bénéficient désormais chacune d’un trai-tement fiscal autonome et parfaitement justifié. Cette mesure permet donc de défalquer de la base d’impôt des sociétés une fraction des capitaux propres. Concrètement, cela signifie que fiscalement, le ren-dement des capitaux propres est éclaté en deux composantes. Une première composante est assimilée fiscalement à une charge d’intérêt « notionnelle », conduisant à une certaine déduction du montant des capitaux propres. Le complément du rendement des capitaux propres constitue la valeur ajoutée actionnariale et reste soumis à l’impôt des sociétés.

Cette réforme est séminale en ce qu’elle reconnaît que le revenu du capital correspond à deux éléments : une rémunération du capi-tal et un autre élément qui correspond à un revenu professionnel. La nouvelle déduction pour capital à risque a un effet considérable sur la relation entre la taxation des bénéfices au niveau de la société et celle des flux financiers vers les actionnaires. À concurrence du montant de la déduction pour capital à risque, la double imposition économique des dividendes est supprimée et la taxation des revenus des capitaux propres est alignée sur ceux des intérêts à long terme.

Attention, cependant : les intérêts notionnels atténuent mais n’esca-motent pas totalement la double imposition. La pression fiscale reste plus lourde pour les dividendes que pour les intérêts. Ces derniers sont, en effet, favorisés à double titre. Les intérêts des dettes d’une entreprise sont déductibles de l’impôt des sociétés (contrairement aux dividendes et mises en réserve). De plus, le précompte mobilier qui frappe les intérêts, lui aussi libératoire, est appliqué au taux de 15 %, alors que les dividendes subissent un prélèvement de précompte de 25 %.

Au reste, il serait incohérent de revendiquer une taxation identique à l’impôt des sociétés pour les intérêts et pour les dividendes, sauf à abandonner l’idée d’une taxation des entreprises. En effet, les divi-dendes représentent le produit d’une activité professionnelle déléguée

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à un tiers (l’entreprise), et, en conséquence, il convient de respecter une harmonie de taxation applicable à un revenu professionnel et à un dividende. Il faut rappeler, à cet égard, qu’une entreprise n’existe pas pour elle-même, car elle constitue un être économiquement abstrait. Ce n’est donc pas pour elle-même que la société fait un bénéfice, mais pour ses actionnaires, qui sont, in fine, toujours des personnes physiques.

Pour ce qui est de la taxation de la valeur ajoutée actionnariale (la prime de risque) dans le chef de l’actionnaire personne physique, la déduction pour capital à risque ne modifie rien au régime qui prévalait avant son entrée en vigueur, à savoir une taxation globale correspon-dant au taux marginal actuel de l’impôt des personnes physiques. Cette situation est acceptable aux taux actuels de l’impôt des sociétés et de l’impôt des personnes physiques, dès lors que, comme cela avait été voulu par le législateur de 1962, « il est équitable que, dans certaines limites, le revenu du travail personnel soit moins lourdement taxé que le produit de la fortune acquise ».

3. Illustration

Ce troisième paragraphe est consacré à la mesure du phénomène. Il convient d’examiner dans quelle mesure la déduction des intérêts notionnels a modéré, dans le chef d’un actionnaire personne physique, le phénomène de double imposition.

Pour illustrer cette réalité, nous nous référons à la théorie financière qui fragmente un dividende comme la somme de deux composantes, à savoir, d’une part, le prix du temps (correspondant au taux d’intérêt sans risque des OLO) et, d’autre part, une prime de risque.

À titre illustratif, nous éclatons un rendement, avant tout impôt, de 8 % sur des capitaux propres, en, d’une part, une rémunération obliga-taire de 3,8 % (soit exactement le taux des intérêts notionnels appli-cable aux grandes entreprises) et, d’autre part, une prime de risque de 4,2 %, afin que le rendement de l’actionnaire s’établisse (par facilité) à 8 % avant tout impôt. Nous supposons que ce rendement de 8 % est exclusivement obtenu sous forme de dividendes, alors que, dans la pra-tique, ce rendement est obtenu, pour partie, sous forme de plus-values. Cette simplification n’altère pas nos conclusions générales.

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Tableau 1 : Décomposition de la taxation d’un dividende sans déduction d’intérêts notionnels

Dividende Dividende décomposé en

Prime de risque

Intérêt sans risque

Montant brut 8,00 % 4,20 % 3,80 %

Impôt des sociétés -2,72 % -2,72 % 0,00 %

Précompte mobilier -1,32 % -0,75 % -0,57 %

Montant net disponible 3,96 % 0,75 % 3,21 %

Prélèvement fiscal total (en %) 50 % 82 % 15 %

Tableau 2 : Décomposition de la taxation d’un dividende avec déduction d’intérêts notionnels

Dividende Dividende décomposé en

Prime de risque

Intérêt sans risque

Montant brut 8,00 % 4,20 % 3,80 %

Impôt des sociétés -1,43 % -1,43 % 0,00 %

Précompte mobilier (25 % ou 15 %) -1,64 % -1,07 % -0,57 %

Montant net disponible 4,93 % 1,72 % 3,21 %

Prélèvement fiscal total (en %) 38 % 59 % 15 %

Dans le tableau 1, un rendement brut de 8 % sur capitaux propres se traduit, après tous impôts, en un dividende net de 3,96 %. Ce même rendement net peut lui-même se décomposer en un rendement obli-gataire (déductible de l’impôt des sociétés et soumis à un précompte mobilier de 15 %) de 3,21 % et une prime de risque nette de 3,96 % moins 3,21 %, soit 0,75 %. Ce montant net de la prime de risque doit

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être mis en rapport avec son montant brut, soit 4,22 %. Il en résulte une taxation globale de la prime de risque de l’ordre de 82 %. En d’autres termes, le niveau de taxation de la rémunération du risque associé au capital est de 82 %.

Le tableau 2 utilise les mêmes données, mais prend en considération la déduction des intérêts notionnels. Cette dernière atténue les prélève-ments de l’impôt des sociétés et du précompte mobilier. Elle conduit à une taxation de la prime de risque de 59 %. On constate donc que la déduction des intérêts notionnels rapproche significativement la taxa-tion de la prime de risque du niveau de taxation des revenus profes-sionnels. L’objectif est presque atteint : la taxation de la valeur ajoutée actionnariale est proche de celle des revenus professionnels.

4. Conclusion

Nous avons essayé, au travers de ce raisonnement, d’extraire de la fiscalité belge un trait fondateur, escamoté par les modifications tech-niques. Celui-ci tient en quelques mots. Tout d’abord, la fiscalité pro-fessionnelle est une taxation de la formation de l’épargne. Lorsque cette épargne est formée et affectée à une activité de même risque que l’activité professionnelle, ses revenus doivent, pour partie, être taxés au même taux d’imposition que les revenus professionnels. C’est, depuis l’introduction des intérêts notionnels, un objectif accompli ou, plutôt, une contrainte respectée.

La déshydratation fiscale des intérêts notionnels 29

Depuis quelques mois, des voix s’élèvent pour revoir le système des intérêts notionnels. Pour rappel, cette disposition fiscale consiste à déduire de l’assiette de l’impôt des sociétés un intérêt fictif calculé sur leurs fonds propres, c’est-à-dire sur le capital à risque apporté par les actionnaires. En 2005, la mesure avait été façonnée pour favoriser les investissements productifs et servir de relais à la disparition des centres de coordination.

29 Trends Tendances, 2 septembre 2010.

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Dans une économie globalisée, au sein de laquelle la Belgique est très petite, nous n’avions pas le choix. Nous avons dû inventer un sys-tème ingénieux et attractif pour stimuler l’établissement de capitaux étrangers. Mais, aujourd’hui, certains invoquent des effets d’aubaine. D’autres revendiquent de subordonner la déduction fiscale à des créa-tions d’emploi. Chacune de ces interpellations possède un incontes-table fondement, d’autant plus que la mesure a eu un coût budgétaire net de l’ordre de 400 millions, selon la Banque nationale. Mais avec une des fiscalités du travail les plus lourdes d’Europe, comment imaginer qu’on puisse attirer des capitaux étrangers sans renoncer à certaines recettes budgétaires ?

Une menace de disparition des intérêts notionnels va beaucoup plus loin qu’une modification technique. Ce serait un message sévère donné aux investisseurs étrangers, à un moment où la déshydratation économique du pays affecte sa prospérité. La réflexion est d’autant plus importante que, faute de pouvoir dévaluer leurs devises, la concurrence économique des pays européens se déplace rapidement sur d’autres fronts, dont celui de l’attractivité fiscale.

D’ailleurs, il ne faut plus se faire aucune illusion : mois après mois, le pays sera confronté à ses réalités à long terme, c’est-à-dire celles d’une zone de transit, ouverte, et sans protection géographique. C’est une économie noyée dans une zone monétaire dominée par quelques grands acteurs, telles la France et l’Allemagne. C’est d’autant plus important que notre pays doit se structurer dans la dépendance des capitaux et des centres de décisions étrangers. Trop souvent, nous avons les réflexes fiscaux d’une économie industrielle et extractive, héritée des années d’après-guerre. Or, nous vivons dans une économie de flux (physiques, logistiques, d’information). Dans ce contexte de mobilité, il faut capturer le capital et l’aider à s’investir en Belgique. C’est mainte-nant qu’il faut déployer l’ingéniosité fiscale et attirer les capitaux.

Avant d’imaginer écorner aveuglément le régime des intérêts notionnels, il faut donc bien réfléchir. Et à deux fois. Ce serait la rup-ture d’un pacte avec les investisseurs étrangers. Au reste, les Pays-Bas lancent un système fiscal, très proche de ce qu’étaient les centres de coordination, destiné à les concurrencer. Comment, dès lors, imaginer

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que notre système fiscal maintienne la moindre vraisemblance interna-tionale si l’on s’oriente vers une restriction des intérêts notionnels ? Il faudrait vingt ans pour restaurer une crédibilité fiscale.

Mais il y autre chose de beaucoup plus inquiétant. Les besoins de financement de l’État vont devenir rapidement stratosphériques. Cela conduira immanquablement à un phénomène d’éviction (crowding out, en anglais), selon lequel les pouvoirs publics expulsent le secteur privé du crédit. En d’autres termes, les besoins de financement des pouvoirs publics risquent d’assécher le financement des entreprises, car l’épargne est canalisée vers le financement (sans risque apparent) de l’État. Ce phénomène d’éviction est typique des pays qui mènent une politique de déficit budgétaire dans un contexte monétaire contraignant, tel celui de l’euro. La hausse probable des taux d’intérêt, conjuguée à des pressions inflationnistes prévisibles, risque de décourager les investis-seurs et de dévitaliser complètement le marché.

Ce phénomène a déjà été expérimenté en Belgique au début des années quatre-vingt. À cette époque, l’emballement de la dette publique avait conduit à des taux d’intérêt élevés et à une désertification de la Bourse de Bruxelles, vers laquelle plus aucune entreprise ne souhaitait s’orienter.

Ceci étant, on peut imaginer des aménagements défendables pour les intérêts notionnels : ajuster la déduction sur le taux d’intérêt sans risque européen, mettre en œuvre une consolidation fiscale et limiter les intérêts notionnels aux bénéfices mis en réserve.

À plus long terme, il faudrait idéalement transformer la Belgique en une zone fiscale d’attrait pour les investissements étrangers (comme le Luxembourg l’a réalisé) afin de stimuler l’emploi, seule garantie de la croissance. Notre pays pourrait se rapprocher d’un statut de zone franche, c’est-à-dire une géographie bénéficiant d’avantages fiscaux, en baissant l’impôt des sociétés pour certains secteurs. Une régionalisation de l’impôt des sociétés pourrait d’ailleurs en être le corollaire.

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Intérêts notionnels à 2,5 % 30

À l’aube d’une nouvelle législature, nul ne peut prédire quelles seront les orientations fiscales du prochain gouvernement. Il faudra conci-lier la récession et l’endettement public astronomique dans un retour progressif à l’équilibre budgétaire. Les premières épures esquissent une réduction de dépenses plutôt qu’une augmentation des recettes. C’est logique : avec un des coûts du travail les plus élevés du monde, il est impossible de maintenir le modèle social belge par une pression accrue sur les revenus professionnels. Mais il y aura inévitablement des hausses d’impôts. Les réfuter serait un déni de réalité.

Nous nous essayons à un exercice de prospective fiscale en dis-tinguant plusieurs chantiers : l’impôt des sociétés (ISoc), l’impôt des personnes physiques (IPP), la TVA et la taxation des revenus du capital.

Dans le sillage de la récession et la déconfiture des banques (les principales contributrices à l’ISoc), les recettes de l’impôt des sociétés sont en chute libre. Les intérêts notionnels ont bien sûr joué un rôle dans cette inflexion, mais la Banque nationale a confirmé la modi-cité de cet effet. Théoriquement, une augmentation du taux de l’ISoc pourrait être envisagée. Il n’en sera pourtant rien. Au contraire, il faut absolument relancer l’activité économique. Le Royaume-Uni a, par exemple, choisi de ramener graduellement son taux d’ISoc de 28 % à 24 %. Intuitivement, la Belgique maintiendra donc le taux de l’ISoc à 34 % et la déduction des intérêts notionnels.

Ceci étant, les paramètres des intérêts notionnels seront proba-blement modifiés. Différentes pistes sont envisagées. Dans les grands groupes, ils pourraient être calculés sur une base consolidée et n’être applicables qu’aux bénéfices réinvestis dans l’entreprise, et non pas à ceux versés sous forme de dividendes. Le taux de déduction pourrait aussi être modulé par exemple en fonction des augmentations de capi-tal et des créations d’entreprises. Par contre, l’idée de lier les intérêts notionnels à la création d’emploi est difficilement applicable.

30 L’Écho, 8 juillet 2010.

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Mais il y a une autre piste, plus subtile. Le taux des intérêts notion-nels est actuellement basé sur le taux des obligations d’État belges (OLO), que les marchés financiers affectent désormais d’un « spread » de crédit. Ils pourraient être basés sur le véritable taux d’intérêt sans risque de la zone euro, c’est-à-dire le taux d’intérêt allemand (le Bund) à dix ans. Le taux des intérêts notionnels baisserait alors mécanique-ment de 3,8 % actuellement à 2,5 %, Ce serait d’ailleurs parfaitement logique : la Belgique n’a pas à octroyer des stimulants fiscaux qui évo-luent en fonction de la spéculation des marchés financiers. Sur la base d’un calcul sommaire, les mesures que nous préconisons diminueraient le coût budgétaire des notionnels de près de 55 %, sans aucunement altérer la mesure.

La taxation des plus-values sur actions pourrait être ajustée sur le système des RDT à l’ISoc. Il s’agirait d’une friction modeste si le taux de prélèvement des plus-values ne dépasse pas 5 %, d’autant que les moins-values sur actions seraient alors aussi déductibles à 5 %. De plus, il est probable que la récupération des pertes reportables soit à nouveau limitée à cinq ans. Pour les PME, le taux d’ISoc sera probablement abaissé, avec réactivation des déductions pour réserve d’investissement.

Pour l’impôt des personnes physiques, le débat sera idéologique. Un relèvement du minimum imposable (c’est-à-dire du montant à partir duquel on paie l’impôt) sera compensé par une légère augmen-tation des barèmes élevés. Le taux maximum passerait alors de 50 % à 52,5 %, voire 53 %. Malheureusement, comme le barème maximal est rapidement atteint, cette augmentation de la fiscalité sera essentielle-ment supportée par la classe moyenne. On peut aussi concevoir une légère baisse des frais professionnels déductibles. Il est aussi probable que certaines déductions (chèques-services, dépenses d’énergie, etc.) soient modulées en fonction des revenus. Celles-ci deviendraient donc dégressives en fonction des revenus. Ce seraient malheureusement des choix funestes qui se cumuleraient à une augmentation des addition-nels communaux.

Quant aux impôts de consommation (TVA, accises, etc.), ils seront éventuellement modifiés. La raison en est simple : la mobilité des fac-teurs de production entraîne une difficulté à capturer correctement

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des revenus professionnels. L’impôt se déplace latéralement pour taxer la consommation (c’est-à-dire un flux) plutôt que la constitu-tion d’épargne. De plus, les impôts à large assiette (de type TVA) pro-voquent moins de distorsions et permettent une collecte plus efficace. Concrètement, la TVA pourrait passer de 21 % à 22 %, voire à un taux supérieur sur certains biens ou services de luxe. En même temps, la TVA réduite sera maintenue sur les biens de première nécessité.

Le quatrième chantier concerne la taxation sur le capital. Sans cadastre des fortunes et dématérialisation des titres (prévue pour 2013), la mesure serait inapplicable. Elle serait aussi gravement inégalitaire : elle induirait des doubles taxations chez certains tandis que d’autres contribuables y échapperaient. Au contraire, il est probable que le gou-vernement stimule le capital à risque dans les petites sociétés, comme du temps des mesures Monory-De Clercq.

Les revenus du capital mobilier seront plus taxés, et le précompte passera vraisemblablement à 20 % pour les intérêts et à un taux géné-ralisé de 25 % pour les dividendes. Compte tenu du niveau d’endet-tement de l’État, il est indispensable que le précompte sur les intérêts reste inférieur à celui des dividendes. Suivant la hausse du précompte mobilier, la taxation de toutes les SICAV de capitalisation sera alour-die. Par contre, une taxation des plus-values sur valeurs mobilières à l’impôt des personnes physiques est inimaginable, alors que l’épargne des ménages a déjà été gravement fragilisée.

En ce qui concerne les revenus immobiliers, il n’est pas exclu que le revenu cadastral (et donc mécaniquement le précompte immobi-lier) fasse l’objet d’une adaptation à la hausse, en plus de l’indexation annuelle. Cette augmentation serait modulée en fonction des revenus imposables.

Un dernier chantier concerne la fiscalité de l’assurance-vie et des pensions. Chacun a compris les limites du système de pension par répartition, c’est-à-dire fondé par un transfert des actifs vers les inac-tifs. Le gouvernement va devoir prévoir des déductions accrues pour l’épargne-pension et les assurances-vie afin de passer progressivement d’un système de répartition à un système de capitalisation. On peut, par exemple, imaginer des déductions accrues mais à un taux moindre.

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Plus généralement, il faut absolument que la fiscalité favorise l’épargne de précaution et soit adaptée à l’augmentation de l’espérance de vie des citoyens. Il faut donc inciter fiscalement les travailleurs actifs à une épargne de capitalisation, avec un engagement gouvernemental à ne pas modifier la fiscalité de l’épargne déjà constituée.

D’autres questions restent, bien sûr, en suspens. Une troisième DLU est difficilement imaginable, mais il n’est pas impossible que le gou-vernement examine une Cotisation Sociale Généralisée (CSG), déjà expérimentée dans les années nonante sous la forme de la Cotisation Complémentaire de Crise (CCC). Une reglobalisation de tous les revenus à l’IPP est toujours envisageable, mais ce serait trop lourd, d’un point de vue administratif. L’indexation des barèmes fiscaux pourrait, quant à elle, passer à la trappe, à tout le moins pour les hauts revenus.

En résumé, les augmentations d’impôt sont inéluctables, mais il est possible de procéder à des ajustements sages et équitables, sans boule-versements frénétiques. Le bon scénario serait une baisse de l’impôt des sociétés et une augmentation de la TVA. Le scénario catastrophique serait une taxation des patrimoines, des plus-values des particuliers et de l’épargne-pension (deuxième et troisième pilier). Au contraire, il faut promouvoir fiscalement l’épargne à long terme (assurance-vie, etc.) des particuliers, et la recapitalisation des PME.

Taxer les plus-values sur actions

Les profondes inquiétudes portant sur l’état des finances publiques suscitent, à intervalles réguliers, la question de la fiscalité des plus-values sur les actions. D’aucuns préconisent même, comme dans les années quatre-vingt, un prélèvement direct sur le patrimoine pour absorber la croissance de la dette. Peu importe que le gros de cette dette soit à venir ! Selon certains, c’est maintenant qu’il faut taxer. Dans la perspec-tive de ces théoriciens, la taxation des plus-values est normale. D’ail-leurs, le législateur ne va-t-il pas profiter de la dématérialisation des titres (obtenue en contrepartie de la DLU) pour taxer les plus-values ?

La réponse à une taxation des plus-values doit être fondée sur un examen des principes fondateurs de la fiscalité belge.

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Toute entreprise est in fine détenue, directement ou indirectement, par une personne physique. Il vient immanquablement un moment où le bénéfice d’une société atteint le patrimoine d’une personne physique, c’est-à-dire où la chaîne de distribution s’achève. Une entreprise n’existe pas pour elle-même : elle constitue un être économiquement abstrait.

Par ailleurs, les bénéfices des sociétés sont soumis à une double imposition, à savoir l’impôt des sociétés et ensuite, en cas de distribu-tion de dividendes, le précompte mobilier. Le premier fait générateur de l’impôt, qui donne lieu à l’impôt des sociétés, est la constatation d’un accroissement, par les résultats de l’entreprise, de son patrimoine, par essence collectif. Le second fait générateur, qui entraîne le prélève-ment du précompte mobilier, est fondé sur la sortie d’un patrimoine collectif (celui de l’entreprise) vers un patrimoine individuel (celui de l’actionnaire, sous forme de dividendes).

Cette réalité explique pourquoi les plus-values sur actions ne sont pas imposées. Lorsqu’un actionnaire réalise une plus-value, cette der-nière n’altère pas le patrimoine collectif de l’entreprise, mais en trans-fère son expression vers un autre actionnaire. En d’autres termes, l’exo-nération des plus-values n’efface pas une matière imposable, mais la déplace latéralement, de manière intacte, vers un autre contribuable. En effet, les plus-values constatées sur des actions constituent, par transiti-vité, des bénéfices passés ou futurs de l’entreprise. Ces bénéfices ont été ou seront eux-mêmes frappés de l’impôt des sociétés.

L’ambiguïté d’une taxation des plus-values est qu’elle paraît donc, prima facie, frapper l’actionnaire, alors qu’elle atteint en réalité l’accrois-sement des capitaux propres de l’entreprise, elles-mêmes déjà imposées. En d’autres termes, une taxation des plus-values sur actions entraînerait une double imposition des bénéfices de l’entreprise. Accessoirement, elle conduirait à taxer, en cas d’inflation, le pouvoir d’achat du capital.

D’aucuns argumenteront que certaines plus-values sont spéculatives, donc circonstancielles, et s’offrent plus naturellement à une imposition particulière. Il convient pourtant d’être circonspect. Une telle orien-tation exigerait de préciser le caractère spéculatif des transactions sur actions sur la base d’éléments codifiables, restant à définir. Ensuite, d’autres interrogations élémentaires se présentent : un impôt sur les plus-values conduirait-il à imposer les plus-values réalisées ou simplement

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exprimées ? Les moins-values seraient-elles déductibles ? Et si oui, selon quelle métrique ? Qui tiendrait la comptabilité de ces plus – et moins-values ? Qu’en serait-il des titres non cotés et des sociétés étrangères ?

En conclusion, l’exonération des plus-values sur actions reste un fondement cohérent de notre droit fiscal. Les bénéfices des entreprises sont soumis à l’impôt des sociétés, et le précompte mobilier constitue une ponction fiscale sur l’exigence de liquidités des actionnaires. A contrario, une taxation des plus-values conduirait inéluctablement à une double imposition des bénéfices qui affecterait le coût du capital des entreprises, et découragerait l’autofinancement, donc l’investissement. Ce phénomène entraînerait une paupérisation du capital à risque d’au-tant plus profonde que la Belgique est une économie très ouverte.

Ce qui, par contre, fera intuitivement l’objet d’un débat futur, c’est le mode de taxation des dividendes et des intérêts. Il n’est pas exclu que le législateur s’oriente, comme dans le passé, vers leur déclaration obliga-toire. Mais, à ce moment, c’est une réforme plus profonde de l’impôt des personnes physiques qui devra être envisagée. Elle devra porter notam-ment sur une déduction fiscale accrue des charges d’intérêt, des primes d’assurance-vie et des versements d’épargne-pension. Le pire serait, en effet, de modifier la fiscalité sans vision globale, sachant qu’il faut juste-ment favoriser l’épargne à long terme et les placements en actions.

L’apocalypse budgétaire 31

Après les sauvetages bancaires et autres plans de relance, c’est une crise fiscale qui se profile dans l’angle mort de la crise économique. Et, contrairement à un repli conjoncturel dont on peut espérer la dispa-rition cyclique, la crise fiscale sera structurelle et longue. Elle révélera les indécisions budgétaires des années septante et quatre-vingt qui ont propulsé l’endettement public à des sommets vertigineux. L’analyse du Conseil supérieur des finances (CSF) est limpide : dès 2011, à cause du coût du vieillissement, les déficits conjoncturels vont devenir structu-rels. La crise a donc révélé des faiblesses existantes.

31 L’Écho, 21 septembre 2010.

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Pour prendre la mesure de ces réalités, il faut soigneusement exami-ner le rapport du CSF rédigé en mars de cette année. Établi au milieu de la crise bancaire, ce rapport possède une valeur stratégique en ce qu’il fonde le consensus politique de la feuille de route budgétaire des prochaines années.

Ce rapport est alarmant et souligne un dérapage potentiellement explosif des finances publiques. Le CSF prévoit, pour les prochaines années, un déficit public de l’ordre de 4 à 5 % du PIB avant d’atteindre 6 % en 2020. La dette publique sera, quant à elle, proche d’une année de PIB.

Entre les lignes, le rapport du CSF met trois phénomènes en exergue. Le premier est une révision à la baisse des perspectives économiques. Le deuxième phénomène est l’accumulation d’opérations « one-shot » et autres tours de prestidigitation qui ont permis d’atteindre l’équilibre budgétaire au cours des dernières années. Ces effets d’aubaine ont créé un effet d’optique conduisant à occulter un déficit structurel que le CSF estime à près de 2 % du PIB. Le troisième est que dans tous les scénarios, il faut s’attendre à un lugubre hiver budgétaire.

La dette publique des précédentes décennies n’a jamais été rem-boursée. Elle a, certes, été soulagée par une baisse des taux d’intérêt, l’arrêt de l’effet « boule de neige » et une politique d’équilibre bud-gétaire. Mais, en même temps, au lieu de réduire la dette fédérale en termes absolus, c’est-à-dire en euros, les gouvernements se sont limi-tés à la réduire en termes relatifs, c’est-à-dire par rapport au PIB. Il y a d’ailleurs un mirage financier : le déficit budgétaire est toujours exprimé en pourcentage du PIB, mais pas en rapport avec le budget de l’État, inférieur au PIB. L’État est aujourd’hui un passif net.

Pendant des décennies, le pays s’est acheté des années d’immobi-lisme, en demandant crédit aux générations suivantes. Or, c’est malsain, parce qu’aucun plan de prospérité ne leur a été préparé et que la démo-graphie est déclinante. En réalité, il y a un risque, à savoir que ce soit l’inverse de ce qui est espéré qui se passera : les nouvelles générations ne voudront pas servir de variable d’ajustement aux pensions de celles qui les ont précédées.

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Alors, que faire ? Le CSF, qui n’a pas habitué le lecteur de ses rap-ports à des propos émotifs, souligne qu’il faut « casser plus rapidement la spirale de dégradation cumulative qui semble enclenchée et attaquer plus frontalement les déficits structurels sous-jacents ». Il s’agira donc de réduire le déficit par un effort fiscal. Celui-ci dépendra du rythme de rapidité de retour à une situation d’équilibre budgétaire. Selon les scé-narios, il faudra un effort qu’on peut raisonnablement estimer à 1,5 % du PIB, soit environ 7-8 milliards d’euros par an. Il s’agit bien sûr d’un montant significatif. Un montant de 7 milliards représente environ 20 % des recettes de l’impôt des personnes physiques ou 40 % des recettes de l’impôt des sociétés lorsque la Belgique était en croissance. Il faudrait impérativement diminuer les dépenses publiques mais, par résignation et pusillanimité, cette voie est rarement privilégiée. Pourtant, le rating de l’État belge est au prix d’une révision de son modèle social. Ce rating est, en effet, le thermomètre de la crédibilité budgétaire du pays.

Les arbitrages seront cornéliens et exigeront une extrême subtilité, car il ne faudra pas étouffer l’économie. Des excès fiscaux peuvent inhiber, voire stériliser, l’élan entreprenarial. Une fiscalité outrancière use les agents économiques et ligote le progrès. Elle rend l’écono-mie administrative et refoule l’audace de la prise de risque. À notre intuition, il faudra d’abord stimuler l’investissement par un impôt des sociétés attractif afin de créer des poches d’emploi. Ceci exigera une réflexion de fond sur les avantages concurrentiels de l’économie belge.

Mais il faudra aussi, un jour, que la génération des quadragénaires puisse exercer son droit d’inventaires fiscaux et budgétaires par rapport aux gouvernants qui ont gâché la prospérité de deux, voire trois géné-rations.

Une révolution fiscale copernicienne 32

Depuis quelques mois, les économistes restent attentifs aux moindres signes de reprise conjoncturelle. Ils oscillent entre la résignation d’une déflation à double détente (le fameux « double dip ») et de maigres

32 La Libre Entreprise, 11 septembre 2010.

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signes de reprise. À terme, la croissance reviendra, car c’est le propre de l’humanité. Mais, entre-temps, participerons-nous à un gigantesque Weimar planétaire, c’est-à-dire à une réduction de la dette par l’infla-tion, comme l’avancent Jacques Attali et la plupart des économistes américains ? Ou, au contraire, la croissance sera-t-elle suffisante pour relativiser la dette en proportion de la richesse nationale ? Assisterons-nous à une dépression suivie d’inflation ? Ou ne se passera-t-il… rien du tout, la virtualité de l’argent alimentant un équilibre en suspension permanente.

Pourtant, la dilatation de l’endettement public est anxiogène. Si l’on ajoute à la dette publique existante la valeur actualisée des engagements en matière de pension et de soins de santé, on arrive à près de dix-huit mois de PNB. Or, le constat de l’Histoire est invariant : les endette-ments publics stratosphériques se terminent toujours mal. Ils posent des questions sociales et générationnelles. À un moment, une popu-lation refuse l’endettement de ses aînés. Et malheureusement, dans ce domaine, les finances du Royaume présentent une faiblesse structurelle, puisqu’à fiscalité inchangée, le remboursement de l’endettement se fera au détriment des prochaines générations. Encore faut-il, bien sûr, que ces dernières futures générations acceptent, par docilité sociale, l’héri-tage fiscal autrement que sous bénéfice d’inventaire.

Notre conviction est que l’impôt et la croissance ne suffiront jamais à corriger quarante années d’indiscipline budgétaire. Ce sera l’inflation qui finira par ramener les équilibres stabilisateurs. Mais cette inflation est encore lointaine. Dans un premier temps, c’est donc l’impôt qui sera utilisé. Cette démarche suscitera bien sûr des questions : comment assurer le remboursement de la dette et conforter la prospérité des futures générations dans le respect d’un contrat social juste ?

En bonne logique, l’impôt devrait être structuré autour de la géo-graphie et de la démographie du pays. C’est à ce niveau qu’une singu-larité transparaît : en Belgique, l’impôt est échafaudé sur une logique manufacturière, typique aux sociétés industrielles, alors que deux tiers du PNB proviennent désormais du secteur tertiaire, c’est-à-dire des services. Dans une logique fiscale manufacturière, la taxation des reve-nus du travail est lourde. L’aspect démographique est, lui aussi, saisis-

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sant : alors que l’âge moyen et la longévité de la population augmen-tent, l’impôt reste essentiellement fondé sur les revenus professionnels, tellement taxés que le coût du travail est un des plus élevés d’Europe !

Dans une économie globalisée et fondée sur les services, notre régime fiscal devra donc modifier son angle d’approche. Il faut faire glisser l’impôt professionnel vers la consommation et encourager l’épargne à long terme dans le capital à risque. En effet, les revenus professionnels sont presque les seuls à subir une progressivité excessive. Or, ces revenus constituent l’épargne des prochaines années. Il faut donc autoriser davantage de déductions fiscales d’épargne aux contri-buables actifs, pour autant que cette épargne soit productive et investie dans des domaines de croissance. Il faut aussi que l’État exacerbe les stimulants à l’innovation. Ceci passera par une régionalisation probable de la fiscalité.

Mais ce n’est pas tout : il faudrait mettre en œuvre une révolution fiscale copernicienne qui confronte l’État aux développements de la sécurité sociale. Aujourd’hui, l’État reconnaît que le coût du vieillis-sement (pensions, soins de santé) entraînera un problème structurel de financement. En même temps, la protection en matière de soins de santé est progressivement privatisée : des millions de Belges souscrivent en effet des assurances médicales complémentaires.

Ne devrait-on pas autoriser une déduction plus large de l’épargne à long terme et des dépenses de protection médicale ? Bien sûr, sans correctif, les avantages fiscaux seraient prioritairement octroyés aux contribuables qui disposent de revenus professionnels élevés. Il faut donc imaginer un système de déduction pour l’épargne à long terme qui soit dégressive avec les revenus. Plus on est capable d’épargne ou de protection médicale, plus le taux de déduction fiscale marginal baisse. Cela serait équitable par rapport à la collectivité tout en restant très incitatif.

De manière plus fondamentale, on devrait aussi étudier le système nordique du « Dual Income Tax system » ou DIT. Le principe de base d’un système de DIT est la séparation du revenu imposable en deux composantes : d’une part, les revenus de l’activité professionnelle et les transferts sociaux et, d’autre part, les revenus du capital. On applique un

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barème progressif aux revenus professionnels et une taxation propor-tionnelle aux revenus du capital.

Les ruptures fiscales sont toujours complexes, car elles ne réunissent que rarement les consensus politiques. Mais avons-nous vraiment le choix ? Sans doute pas. La rente de richesse du pays a non seulement été consommée, mais elle a aussi été empruntée. Il faut donc la rembourser et la reconstituer avec le souci de la prospérité des générations à venir.

Changer un pneu en roulant 33

Sans prétendre à des dons de médium, il est facile de percevoir que les États européens sont dans une situation complexe, voire schizoph-rénique, puisqu’ils doivent relancer l’économie avec des programmes d’austérité. La fin d’un cycle économique, révélée par une crise ban-caire systémique, ébranle leur solvabilité. Aujourd’hui, les taux d’inté-rêt anormalement bas leur permettent une consolidation des dettes publiques à bon compte. Mais, finalement, l’équation des prochaines années sera budgétaire, avec une sous-question fiscale : quelles seront les générations qui devront subir l’appauvrissement ?

Cette réflexion est indispensable parce que les crises déplacent les richesses et les dettes entre agents économiques. La démarche devra, cette fois, être donc plus rigoureuse qu’un espoir passif de rétablisse-ment conjoncturel. Des questions sur le partage des capitaux et l’équité sociale sont, de surcroît, posées avec acuité. Progressivement, la cohé-sion sociale s’effrite et cela suscite des interrogations citoyennes.

Du reste, l’État n’existe pas en tant qu’agent économique auto-nome. Il est transitif, levant l’impôt pour le répartir et rembourser la dette publique. Le remboursement de la dette publique trouve donc sa contrepartie dans le prélèvement fiscal. Or, la dette a repris un mouve-ment ascendant et atteindra bientôt plus d’une année de PIB. À cette dette se rajoutera une autre dette, encore imprécise, que constituent les coûts du vieillissement de la population (pensions, soins de santé, etc.).

33 Trends Tendances, 7 octobre 2010.

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Sous cet angle, la fiscalité du Royaume présente une faiblesse struc-turelle, puisqu’à fiscalité inchangée, le remboursement de l’endette-ment se fera presque immanquablement au détriment des généra-tions suivantes. Encore faut-il, bien sûr, que ces générations futures acceptent, par docilité sociale, l’héritage fiscal autrement que sous bénéfice d’inventaire. Cela conduit à la véritable question : la fiscalité est-elle structurée de manière à assurer la croissance des prochaines décennies, déduction faite des dettes à rembourser ? À notre avis, la réponse est incertaine et sujette à débat. Voici pourquoi.

En bonne logique, l’impôt devrait être structuré autour de la géo-graphie et de la démographie du pays. C’est à ce niveau qu’une singu-larité transparaît : en Belgique, l’impôt est souvent échafaudé sur une logique manufacturière, typique aux sociétés industrielles, alors que plus de la moitié du PNB provient désormais du secteur tertiaire, c’est-à-dire des services.

La fiscalité ne semble avoir fait le deuil ni du passé industriel, ni de la perte de prospérité nationale, ce qui explique la lourde taxation des revenus du travail. De surcroît, l’impôt n’est pas suffisamment incitatif, puisqu’il ne fournit pas à la Belgique – une zone de transit par excel-lence – suffisamment de stimulants pour que le capital s’y stabilise.

On peut ne pas s’émouvoir du fait que des entrepreneurs choi-sissent de délocaliser leurs productions. Mais alors, il faudrait préciser les avantages différentiels qui sont offerts par notre économie. Quels sont les activités à haute valeur ajoutée et les centres d’excellence que nous voulons privilégier ? Comment nos entreprises peuvent-elles rayonner comme des prestataires de services internationaux ?

Notre régime fiscal devrait modifier son angle d’approche. L’impôt doit désormais être stimulant et promouvoir l’innovation. De plus, il vaut mieux étaler l’impôt sur la durée de vie des contribuables en autorisant de plus larges déductions pour la couverture sociale indivi-duelle (pensions, soins de santé, etc.) Il faut aussi des déductions pour les investissements productifs à risque. Les ruptures fiscales sont tou-jours complexes, car elles ne réunissent que rarement les consensus politiques. De plus, modifier l’impôt, c’est comme changer le pneu d’une voiture en roulant : on ne peut pas arrêter les finances publiques

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pour tout réinventer. Mais avons-nous vraiment le choix ? Sans doute pas. La rente de richesse du pays a non seulement été consommée : elle a été empruntée. Il faut donc la rembourser et la reconstituer avec le souci de la prospérité des générations à venir.

Régionaliser l’impôt des sociétés

La régionalisation de l’impôt des sociétés est une matière complexe, mais les récentes élections ont imposé le débat. De plus, la libre circula-tion des capitaux et des personnes altère le champ des pouvoirs fiscaux nationaux. Au fil des années, la fiscalité nationale s’établira comme un chaînon intermédiaire entre les directives européennes et les impôts locaux. La crise joue aussi un rôle de catalyseur car elle souligne les différences de topographie fiscale entre les régions.

La régionalisation de l’impôt n’entraîne pas de consensus politique. Le sujet est d’autant plus complexe que le déséquilibre entre les dettes fédérales et les transferts régionaux suscite des réflexions. Certains y voient l’outil d’une saine émulation fiscale et un facteur d’attractivité régionale. D’autres l’écartent à cause de son coût, de sa complexité et de son inanité dans une économie concentrée comme celle de la Belgique. Il est vrai que les postulats politiques sont plus souvent incan-tatoires qu’opératoires : la matière est plus complexe que l’énoncé de son principe.

Les quelques pays qui s’orientent vers une régionalisation de l’im-pôt le font d’ailleurs avec prudence et sagesse. En effet, la principale difficulté est qu’il n’existe pas de lien suffisamment étroit entre la com-pétence fiscale accordée aux entités décentralisées et leurs obligations financières. Dans la plupart des cas, le pouvoir taxateur des régions est, par exemple, insuffisant pour couvrir les engagements qui devraient, en bonne logique, leur incomber (pensions, soins de santé, rembour-sement de la dette nationale, etc.). De surcroît, le rating d’un État est fonction de sa capacité à lever un impôt national : toute fragmenta-tion régionale de l’impôt est donc source d’incertitude, surtout lorsque l’État est lourdement endetté.

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On remarque aussi que, même dans les pays confédéraux, la plu-part des impôts restent prélevés au niveau national (TVA, impôt sur les revenus, taxe professionnelle) avant de faire l’objet d’une redistribution de recettes aux pouvoirs fédérés selon des clés de répartition propres à chaque pays. Il faut aussi trancher le débat de la taxation du travail sur la base du lieu de travail ou du domicile.

Une autre constatation découle du fait que tous les pays caractéri-sés par un fédéralisme ou un confédéralisme fiscal, telle la Suisse, sont confrontés à des problèmes de double imposition. Cette situation est constatée même si les impôts régionalisés sont empreints d’un caractère territorial, tel que l’imposition des mutations immobilières et les droits de succession. D’ailleurs, la Suisse procède à une renationalisation de ses impôts.

En ce qui concerne l’impôt des sociétés, il s’impose aussi d’éviter des effets négatifs collatéraux (instabilité juridique, ingénierie fiscale, etc.). Il faut conjuguer la régionalisation avec les revendications antagonistes de consolidation fiscale et les exigences européennes d’harmonisation. La consolidation fiscale, au niveau d’un pays, est contradictoire avec la régionalisation de l’impôt, raison pour laquelle aucune proposition n’a jamais abouti dans ce domaine.

Il faut aussi savoir comment répartir l’impôt entre les régions, le simple rattachement de l’impôt au siège social n’ayant que peu de sens, ceci posant incidemment le problème de l’implantation d’entreprises nationales dans la capitale. Il faut alors trouver des clés de répartition, dont l’arbitraire et l’automatisme seront critiqués. Et puis, il convient de savoir quelle est la tension maximale autorisée entre les taux des régions. Un autre problème est le traitement fiscal des revenus prove-nant de l’étranger : théoriquement, il ne peut pas y avoir de différence dans le traitement des revenus étrangers selon qu’une entreprise belge est établie dans telle ou telle région.

Dans ce cadre, si l’idée d’une régionalisation de l’impôt était susci-tée, pourquoi ne pas conserver un taux nominal au niveau belge mais imaginer une baisse d’impôt, exprimée en pourcentage maximal de la base taxable, dont les modalités seraient déterminées par les régions. Il se poserait, bien sûr, un problème pour les entreprises qui exercent des

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activités économiques sur plusieurs régions. Des règles de proportion-nalité devraient être imaginées. Ce serait alors le siège social de l’entre-prise qui prévaudrait, sachant qu’une entreprise peut créer des filiales régionales pour obtenir un panachage d’avantages régionaux selon ses activités. Il faudrait aussi prévoir des mesures destinées à combattre les changements opportunistes de siège social.

Il existe donc des pistes en matière d’impôt des sociétés. Ce ne sera pas une régionalisation brutale de l’impôt dans notre pays, mais plutôt des variations phasées, d’autant que les régions doivent s’exoné-rer d’une concurrence fiscale déloyale.

Retour sur l’histoire de l’impôt 34

La fiscalité est une matière complexe et tellement imbriquée dans d’autres aspects de la vie courante qu’il est hasardeux d’en extraire les grands axes. Souvent, on reproche d’ailleurs à l’impôt d’être exagéré-ment complexe et de se résumer à des mesures de circonstance, dis-sociées d’une stratégie fiscale globale. Cette critique est probablement fondée, car la fiscalité s’accommode de facteurs conjoncturels.

L’impôt est une obligation individuelle. Il est aussi un bien public, en ce qu’il reflète les valeurs collectives d’une société. Il scelle un contrat de confiance entre une population et ses gouvernants. Il doit assurer la redistribution des richesses entre citoyens, mais aussi épouser la courbe de variations des situations économiques de chaque contribuable.

L’impôt a revêtu des significations très différentes dans l’histoire économique de notre pays. Il fut, tout d’abord, un indice de sujétion et d’asservissement. Il acquit ensuite un caractère commutatif, c’est-à-dire qu’il ne devint légitime qu’à la condition d’avoir des contreparties satisfaisantes.

La Réforme, animée par Luther et Calvin, introduisit de nouvelles perspectives en distinguant plus nettement la légalité de la moralité. Car, dans la Réforme aussi, on retrouve une référence à l’impôt : le

34 L’Écho, 15 février 2011.

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refus des indulgences s’assimilait à un refus des pardons tarifés, comme l’impôt. Pourtant, les fondateurs du protestantisme ne s’exprimèrent pas en faveur des contribuables, puisque selon ces penseurs, la léga-lité de l’impôt en fondait la légitimité. Le consentement contraint des contribuables était un attribut de la souveraineté.

Le Siècle des Lumières introduisit de nouvelles dimensions dans le sens d’une meilleure équité fiscale. L’idée de l’absolutisme fiscal se dissipa au profit du caractère bilatéral de l’impôt. Ce dernier n’est légi-time qu’à condition d’être consenti par les individus et d’avoir comme contrepartie la protection de leur vie, de leurs libertés et de leurs biens.

Cette idée fut véhiculée tant par Montesquieu que par Adam Smith pour qui les fonctions de l’État étaient limitatives. Selon ce dernier, fon-dateur du libéralisme, les tâches de l’État sont résiduelles et les citoyens ne sont tenus à supporter les dépenses publiques que selon les avantages que leur procure l’État. Dans la vision libérale, l’impôt est un échange, à l’opposé des théories socialistes selon lesquelles il convient de redis-tribuer les revenus et les richesses afin d’accomplir les réformes sociales.

Sous l’Ancien Régime, l’impôt était essentiellement immobilier. À côté de la patente, on se référait d’ailleurs essentiellement à l’impôt foncier. D’autres impôts se superposaient aux taxes publiques. C’était, par exemple, la dîme, un impôt en nature perçu par le clergé sur les récoltes. Il y avait aussi la taille, impôt inégalitaire imposé par le Roi sur les collectivités et sur les paroisses. Progressivement, ces impôts évoluèrent pour donner naissance aux taxes d’habitation, foncières et professionnelles. Mais ces taxes étaient proportionnelles et non pro-gressives. Elles présentaient donc un caractère inégalitaire. L’impôt était, par exemple, calculé sur la base du nombre de fenêtres des maisons, ce qui explique qu’on voit encore à Bruxelles des bâtiments anciens aux fenêtres architecturalement dessinées, mais sciemment murées.

Il fallut attendre le début du XXe siècle pour que l’impôt devienne progressif. Cet impôt n’était pas global, car il coexistait avec des impôts catégoriels (c’est-à-dire portant sur des revenus spécifiques), qualifiés de cédulaires. Et ce n’est vraiment qu’après la Seconde Guerre mon-diale, lors de la réforme de 1962, que l’impôt devint un outil de réa-ménagement des richesses nationales.

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Dans les prochaines années, il est d’ailleurs probable que l’impôt se modifie substantiellement en Belgique, en fonction de l’état des finances publiques et des problèmes monétaires. Le coût du vieillis-sement de la population, cumulé à une dette publique proche d’une année de PIB, exigera la formulation d’une nouvelle équation fiscale.

Cette dernière ne sera certainement pas fondée sur un impôt sur le capital ou sur les plus-values. Au contraire, il faudra augmenter les déductions permettant à chaque contribuable de se constituer une épargne-pension, des assurances-vie et des couvertures contre les soins de santé. Il faudra aussi absolument diminuer la progressivité sur la taxation du travail. En contrepartie, il n’est pas exclu de revenir à un système de globalisation, tel qu’imaginé en 1962. Ce dernier permet-tait de mesurer, au travers de la déclaration de tous les revenus, la capa-cité contributive des citoyens, c’est-à-dire leur possibilité à participer au financement des charges de l’État. Il est donc intuitif que l’impôt de l’année 2012 ressemblera fort à celui qui prévalait un demi-siècle plus tôt.

Au cours des prochaines années, une question fondamentale va conditionner la fiscalité des personnes physiques : selon quel gradient l’impôt doit-il conserver son caractère d’outil de solidarité ou doit-il, au contraire, revêtir un rôle de stimulant, selon l’optique des pays anglo-saxons. Doit-il être moral ou une sanction pénale, redistributif ou incitatif ? Ces questions sont sans réponses définitives. Elles dépen-dront des choix politiques du prochain gouvernement.

Guerre des monnaies et fantôme de Tobin

Depuis que la « guerre des monnaies » a été déclarée entre les dif-férentes zones monétaires, il est difficile de ne pas consacrer quelques lignes à la taxe Tobin. Cette taxe est destinée à pénaliser fiscalement les opérations de change qualifiées de spéculatives. L’Histoire est d’ailleurs curieuse : il y a deux ans, les moralisateurs du capitalisme voulaient taxer les mouvements spéculatifs par des impôts. Ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, plaident pour des dévaluations compétitives.

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L’origine de la taxe Tobin doit être replacée dans le contexte his-torique de son élaboration, à savoir le début des années 1970. À cette époque, le système monétaire de Bretton Woods, qui avait conduit à établir des parités fixes et une convertibilité avec l’or entre les princi-pales devises des pays développés, entrait en déliquescence. Ce régime de taux de change fixe, en vigueur depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, se révélait inadapté aux différentiels d’évolution économique entre les pays partenaires. Son abandon en 1973 mena à l’adoption d’un système de cours de change flottants, toujours en vigueur, avec le dollar.

C’est à cette époque qu’un professeur américain, James Tobin eut l’idée d’instaurer une taxe de 0,1 % à 1 % sur les mouvements de change internationaux spéculatifs et d’utiliser les recettes de cette taxe pour financer la croissance des pays en voie de développement. James Tobin soutenait que les mouvements spéculatifs entravaient la marge de manœuvre des autorités monétaires en matière de gestion des cours de change. Il fallait donc les maîtriser, sinon les contenir.

L’idée fut reprise, quelques années plus tard, par le professeur allemand Spahn, qui recommanda de considérer une taxe plus faible (de l’ordre de 0,01 % ou un point de base) sur toutes les opérations de change – donc pas uniquement spéculatives – mais avec un taux d’imposition plus élevé sur ces dernières, lorsque les cours de change s’écartent d’une fourchette prédéterminée (ce système est qualifié de two tiers).

La taxe Tobin n’a émergé que lentement des cercles académiques. Elle a pourtant trouvé de nouveaux adeptes depuis la crise asiatique des années 1997-1998 et, plus récemment, dans le sillage de la crise bancaire.

Malheureusement, l’efficacité économique de la taxe Tobin n’est pas attestée, d’un point de vue théorique, et les avis sont partagés quant aux inconvénients de la spéculation que cette taxe entend combattre. En tout état de cause, il est probable qu’une faible taxe ne constitue aucunement un empêchement à des mouvements spéculatifs de grande envergure. Certains économistes voient d’ailleurs cette taxe comme un obstacle à des ajustements monétaires inéluctables. Un autre inconvé-nient à son application découle du développement fulgurant des ins-

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truments financiers dérivés, permettant de tirer profit de l’évolution du cours de change d’une devise sans échange de capital.

Quels que soient son bien-fondé et son efficacité présumés, l’appli-cation de cette taxe ne pourrait être envisagée qu’au niveau mon-dial, afin d’éviter de rapides et incontrôlables mouvements de capitaux, aujourd’hui devenus très mobiles. Les difficultés liées à l’atteinte d’un consensus politique portant sur les modalités sont donc nombreuses, sans compter l’apparition inéluctable de centres off-shore.

D’un point de vue fiscal – et il s’agit de son aspect conceptuel le plus important –, la taxe Tobin vise à frapper non pas un enrichisse-ment réalisé mais un flux financier. Or, un flux financier, appréhendé de manière autonome, ne correspond aux concepts ni de revenu ni de valeur ajoutée, dont la taxation constitue le fondement de la plupart des systèmes fiscaux. Cette taxe constituerait un pur impôt à la source sur le capital (ou sur l’épargne), déconnecté de tout enrichissement, le cas échéant, y associé. En Belgique, elle relèverait donc de la même catégorie fiscale que les droits d’enregistrement, les droits de succession ou, dans une matière financière connexe, la taxe sur les opérations de bourse (ou TOB).

Cette taxe Tobin aurait, par ailleurs, un effet d’accumulation, conduisant à un prélèvement d’autant plus important que le nombre de transactions affectant un même flux monétaire est important. Un parallèle peut être établi dans ce domaine avec l’ancêtre de la TVA, la taxe de transmission, qui frappait les circuits commerciaux d’autant plus lourdement que le nombre d’intervenants intermédiaires était important. La taxe Tobin pénaliserait donc la démultiplication des transactions financières qui permet justement de répartir sur un grand nombre d’intervenants les risques de change. La liquidité de certaines devises pourrait, le cas échéant, en être affectée.

Enfin, les modalités administratives de perception de la taxe Tobin constituent un autre obstacle à son éventuelle mise en œuvre. Son coût, essentiellement supporté par les institutions bancaires, serait probable-ment répercuté sur d’autres intervenants, tels les fonds de pension, les organismes de placement collectif et les compagnies d’assurances. La taxe affecterait donc finalement l’épargne des particuliers.

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Cette taxe ne verra donc probablement jamais le jour. Mais son débat n’est pas inutile.

Innover pour défiscaliser les bons d’État

Au début de cette année, le ministre des Finances a proposé d’oc-troyer une exemption fiscale aux souscriptions de bons d’État.

L’idée est très intéressante car elle répond à plusieurs contraintes. La dette publique est en croissance importante. Mais, contrairement à la situation qui prévalait il y a une quinzaine d’années, cette dette est désormais majoritairement financée par des investisseurs étrangers. Ce n’est pas surprenant : l’entrée dans la zone euro a permis à l’État d’éliminer le risque de change du franc belge et donc de diversifier son endettement auprès d’un plus grand nombre de créanciers. En même temps, cette situation fragilise l’État qui est, plus qu’auparavant, sous la coupe des marchés internationaux.

Les épargnants belges se sont, quant à eux, progressivement détour-nés des bons d’État. Les taux d’intérêt en sont très faibles, et les banques et compagnies d’assurances proposent d’attractifs produits structurés et/ou défiscalisés. Les investisseurs ont aussi été fragilisés par le krach boursier de l’année 2008. Ils préfèrent donc sécuriser leurs économies dans des placements liquides. Ceci explique que les livrets d’épargne, malgré leur faible rémunération, aient attiré un encours supérieur à 200 milliards d’euros.

L’État est donc dans une situation paradoxale : son endettement est en croissance significative, mais il ne canalise pas l’épargne de ses propres citoyens. Tout au mieux arrive-t-il à convaincre les banques belges de souscrire des obligations publiques afin de recycler les livrets d’épargne des particuliers. Mais les banques sont elles-mêmes soumises à des contraintes de diversification de risques. Il serait exclu qu’elles investissent exclusivement en obligations belges, car cela fragiliserait leurs bilans.

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les orientations du ministre des Finances. Quelles seront les modalités de ces mesures ?

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Elles peuvent être multiples : on peut imaginer que les intérêts des souscriptions de bons d’État soient défiscalisés, c’est-à-dire bénéficient d’une exemption du précompte mobilier. Les bons d’État présente-raient alors une fiscalité mobilière identique aux intérêts de livrets d’épargne, dont les premiers 1.770 euros sont exonérés du précompte mobilier de 15 %. Ce ne serait pas illogique : les livrets d’épargne sont actuellement défiscalisés alors que le gouvernement, qui garantit ces mêmes livrets jusqu’à 100.000 euros, ne bénéficie pas de la même exo-nération sur ses propres bons.

On peut aussi évoquer que l’acquisition de bons d’État soit déduc-tible à l’impôt des personnes physiques. L’idée de pouvoir financer la DLU par des souscriptions de bons d’État est une autre piste. Du reste, ces idées ne sont pas neuves : elles ont déjà été expérimentées dans les années quatre-vingt (au travers, notamment de l’emprunt de crise 81-91).

Bien sûr, l’État choisirait de mettre délibérément les bons d’État en concurrence directe avec certains produits bancaires, notamment les SICAV obligataires qui sont soumises au précompte mobilier. Par ailleurs, si l’État exonère les premiers 1.770 euros d’intérêts sur les bons d’État, ces derniers vont entrer en compétition avec les livrets d’épargne des banques (dont l’État est d’ailleurs souvent actionnaire). Il est diffi-cile de savoir comment les institutions bancaires réagiront : vont-elles promouvoir les bons d’État au détriment de leurs comptes d’épargne ou bien privilégieront-elles leurs propres produits de placement ?

En outre, si une exonération des intérêts sur bons d’État était mise en œuvre, elle passerait (sauf solution que nous esquissons ci-après) par la déclaration fiscale. Les contribuables devraient prouver l’encaisse-ment et donc déclarer les intérêts des bons d’État afin qu’ils soient exo-nérés. En effet, l’exonération ne pourrait pas être exclusivement réali-sée par les banques. Comment prouver, par exemple, qu’un particulier n’essaie pas d’obtenir de multiples exonérations de bons d’État auprès de plusieurs banques. Il faudra aussi définir des conditions de détention minimales des bons d’État pour tirer profit de la mesure fiscale.

Mais ce n’est pas tout ; cette exonération se cumulerait-elle à celle des intérêts sur livrets d’épargne, ou bien les deux exonérations seraient-

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elles mutuellement exclusives ? Dans la seconde hypothèse, les particu-liers devraient peut-être déclarer les intérêts sur les livrets d’épargne afin d’obtenir une exonération globale de 1.770 euros d’intérêts sur bons d’État et livrets d’épargne.

Or, aujourd’hui, les banques octroient directement l’exonération des intérêts sur livrets d’épargne sans que cette dernière exige la décla-ration des intérêts et donc leur enrôlement. Modifier ce système signi-fierait un retour au système d’avant 1984, au moment où le précompte mobilier n’était pas libératoire et où les revenus mobiliers devaient être déclarés. Légitimement, les banques ne souhaitent pas ce retour en arrière. On peut les comprendre : l’exonération des intérêts sur les livrets d’épargne dans leur forme actuelle leur assure un financement bon marché et stable, bien nécessaire dans le contexte de fragilisation du secteur financier.

À notre avis, ce serait effectivement une grave erreur de modifier le système en vigueur pour les livrets d’épargne. Comment, dès lors, sti-muler l’attraction des bons d’État sans contrarier les pratiques bancaires en vigueur ? Une solution innovatrice consisterait à ce que l’exonéra-tion des bons d’État ne soit applicable que si ces derniers sont inscrits (et c’est une démarche mal connue, mais simple, gratuite et sécurisée) au nominatif dans le Grand-livre de la Dette Publique. Cela éviterait de modifier le système fiscal de précompte libératoire. L’exonération des bons d’État et des livrets d’épargne serait alors cumulative sans devoir déclarer les revenus mobiliers.

L’État pourrait sophistiquer le système en se limitant à attribuer des avantages fiscaux aux bons d’État de très longue durée que l’investis-seur particulier devrait conserver jusqu’à la maturité finale. La sous-cription de bons d’État à long terme pourrait alors être assimilée à une épargne pension dont les intérêts seraient défiscalisés. L’État pourrait émettre des bons dont les intérêts seraient exonérés uniquement si les particuliers acceptent qu’ils se capitalisent à long terme. Il pourrait éga-lement émettre des bons à long terme indexés sur l’inflation. On pour-rait aussi imaginer des bons d’État particuliers, avec des taux d’intérêt croissants, comme les emprunts Maystadt 3-6-9. Ces bons d’État pour-raient cumuler plusieurs avantages fiscaux : être exonérés des droits de

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donation et de succession, etc. Des produits bancaires et d’assurances pourraient également être structurés au moyen de ces bons d’État pour en faire des instruments collectifs.

Par ailleurs, un autre problème se pose, exactement dans les mêmes termes qu’il y a trente ans. Pourquoi faut-il donner un avantage fiscal aux bons d’État alors que les dividendes sont doublement et plus lour-dement taxés que les intérêts ? En effet, les dividendes sont soumis à l’impôt des sociétés avant de subir un précompte mobilier qui est sou-vent de 25 %.

Bien sûr, on argumentera qu’on peut échapper au précompte mobilier par des SICAV et que les plus-values sur actions sont exemp-tées d’impôt. Pourtant, le problème ne se situe pas là. Normalement, c’est la situation inverse qui devrait prévaloir : on devrait donner un stimulant fiscal à la souscription d’actions, pas à la souscription de bons d’État. C’est d’ailleurs ce qui avait été mis en œuvre en 1982-83 par les mesures Cooreman-De Clercq. À l’époque, les besoins de financement de l’État avaient asséché le marché des actions à un point tel que les entreprises en étaient devenues sous-capitalisées. Les mesures Coore-man-De Clercq avaient associé des avantages fiscaux (comparables aux intérêts notionnels) à des déductions d’achat d’actions nouvellement émises. La situation n’est pas la même qu’il y a trente ans, mais il ne faudrait pas retomber dans le piège de favoriser le financement de l’État au détriment des capitaux productifs.

Une pincée de TVA sociale ? 35

Au cours des prochaines années, le gouvernement devra imman-quablement s’attaquer à un profond examen du modèle fiscal belge. Le déficit des finances publiques, combiné à une dette publique excessive et au coût du vieillissement de la population, exigeront des mesures drastiques, et surtout bien réfléchies.

35 L’Écho, 16 mars 2011.

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Il s’agira essentiellement de réduire les dépenses publiques. Cette diminution est inévitable, car l’État ne pourra plus mettre en œuvre la politique de transferts sociaux qui a conduit à l’indolence entrepreneu-riale dans laquelle le pays évolue. On peut d’ailleurs légitimement se demander comment il est possible que le poids de l’État dans l’économie continue à avoisiner 50 % du PNB, alors que les pouvoirs publics se sont dégagés de nombreuses entreprises antérieurement étatisées, et que l’État n’a plus mis en œuvre de politique de grands travaux d’investissements.

Par ailleurs, quand on observe l’évolution de la fiscalité des per-sonnes physiques et des finances de l’État, deux agrégats intimement liés, on constate que l’affolement de la dette publique a forcé les pou-voirs publics à alourdir la fiscalité du travail pour financer la dette. C’est la classe moyenne, juxtaposée à la population active, qui a été mise à contribution. En fait, même si cela paraît particulièrement ahurissant, on a fait de la fiscalité un outil de financement indirect de la sécurité sociale. Il se pourrait même que la politique fiscale ait été teintée d’un effet « de capture générationnelle » : au fur et à mesure que la classe moyenne de la génération d’après-guerre devenait rentière, la fiscalité sur les revenus du travail s’est alourdie.

Quoi qu’il en soit, le report de la charge fiscale sur les prochaines générations sera difficile. Les arbitrages seront cornéliens et exige-ront une extrême finesse : il faudra rembourser la dette sans stériliser l’économie. Il faudrait idéalement une fiscalité plus basse dans tous les domaines, pour favoriser le travail et la constitution de l’épargne, puisque l’État ne pourra à l’évidence plus être providentiel.

Ceci étant, certaines mesures fiscales devront être envisagées. Une tendance concernera la fiscalité locale (régionale, communale, etc.) qui se développera inéluctablement. Cette tendance reflète elle-même trois axes : la décentralisation des pouvoirs politiques, la capacité accrue des collectivités territoriales à valoriser les services publics de proximité (gestion des déchets, sécurité, etc.) et la taxation de la consommation, dont l’acte est local.

On devrait aussi diminuer la progressivité de l’impôt et favoriser, par un système de déductions, l’épargne à long terme et les systèmes de protection individuelle par le secteur privé et la mise en œuvre de mesures de stimulation fiscale.

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Une autre voie serait de moduler la taxation sur la consommation et spécifiquement la TVA, comme l’ont déjà fait les pays scandinaves. La mobilité des facteurs de production entraîne une difficulté à captu-rer correctement des revenus professionnels. L’impôt se déplacera donc latéralement pour taxer la consommation (c’est-à-dire un flux) plutôt que la constitution du stock d’épargne. Cette orientation est, entre autres, fondée sur la constatation que les impôts à large assiette, rende-ment élevé, collecte rapide et taux raisonnables provoquent moins de distorsions et permettent une collecte plus efficace.

De plus, s’il y a des poussées d’inflation, cela va immédiatement se répercuter sur les prix à la consommation, et donc sur la TVA. Ne dit-on d’ailleurs pas que l’inflation est un impôt sans barème ou plutôt un impôt insidieux sur l’épargne longue ?

Il faut aussi examiner la piste de la TVA sociale. Cette dernière consiste à financer une fraction des charges sociales par une augmenta-tion de la TVA sur tous les produits consommés, qu’ils soient produits nationalement ou importés. Tous les biens et services supporteraient un accroissement de TVA, mais la production nationale (c’est-à-dire en Belgique) de ces biens et services bénéficierait d’un allègement des charges sociales. Cette technique permet de rééquilibrer la fiscalité au profit des produits et services domestiques mis en concurrence avec des biens et services étrangers. C’est une sorte de dévaluation implicite associée à de forts gains de productivité.

Cependant, l’impôt sur la consommation est injuste socialement. À ce sujet, l’expérience japonaise d’une hausse de TVA décidée en 1997 pour renflouer le budget de l’État fut désastreuse. Et puis, une augmen-tation de la TVA enflamme les indices de prix qui servent à calculer les indexations salariales. Mais il s’agit là d’un autre débat qui obligera la Belgique à une confrontation avec son modèle social.

Inflation et précompte mobilier

En Belgique, les intérêts de dépôts d’épargne sont exonérés du pré-compte mobilier à concurrence de 1.770 euros. Sur la base d’un taux de précompte mobilier de 15 %, cela correspond à un gain net de 265

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euros. Cette exonération est une disposition fiscale ancienne et poli-tiquement sensible. Elle vise à promouvoir l’épargne populaire et à compenser, de manière indirecte, les limites à la déduction fiscale en matière d’assurance-vie. Elle compense aussi la concentration du capi-tal mobilier dans une frange réduite de la population.

Pourtant, certains économistes en contestent le bien-fondé, au motif qu’elle crée une distorsion de concurrence entre établissements de crédit. L’argument n’est pas faux, puisque l’exonération fiscale entretient une inertie des dépôts d’épargne. Il en résulte une moindre mobilité de ces dépôts, au principal détriment des petits établissements bancaires qui doivent déjà alimenter leur attractivité par des produits à taux d’intérêt plus élevé.

Mais cette exonération fiscale est, à notre intuition, une mesure compréhensible, car elle corrige le facteur inflationniste, dont le traite-ment fiscal est, lui, parfaitement illogique. Lors des périodes d’eupho-ries boursières ou de taux d’inflation rabotés, cette incohérence est passée inaperçue. Ce n’est plus le cas depuis que l’indice des prix à la consommation dépasse allégrement 3 %.

Quel est le problème ? En bonne logique, le taux d’intérêt qui récompense l’épargne doit couvrir deux facteurs : la dépossession de l’épargne et la protection contre l’érosion monétaire, c’est-à-dire l’in-flation. Examinons ces deux éléments.

Le taux d’intérêt doit tout d’abord indemniser l’épargnant pour la perte de liquidité liée à la dépossession temporaire de ces sommes. Cette indemnisation économique, appelée le taux d’intérêt réel, dépend de la période de blocage de l’épargne. C’est la raison pour laquelle les établissements bancaires complètent la rémunération de l’épargne par des primes d’accroissement ou de fidélité, dont l’obtention est liée au maintien de l’épargne pendant une période minimale.

Mais ce n’est pas tout. En effet, le taux d’intérêt doit protéger le pouvoir d’achat de l’épargne, c’est-à-dire compenser le taux d’infla-tion. Et, en matière d’inflation, il s’agit bien sûr de l’inflation anticipée, et non pas de l’inflation passée, qui n’est pas pertinente.

C’est dans cette perspective que le paramètre fiscal prend une dimension importante. En effet, les intérêts sont ponctionnés du pré-

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compte mobilier au taux est de 15 %. Or, ce prélèvement fiscal frappe l’entièreté de l’intérêt, et pas seulement sa composante qui compense la perte de liquidité.

En d’autres termes, la protection fournie par l’intérêt pour com-penser l’inflation est imposée au taux de 15 %. Or, puisque la protec-tion contre l’inflation est justement destinée à protéger l’intégrité du capital, le taux d’impôt qui frappe cette composante du taux d’inté-rêt devrait être nulle, et non pas de 15 %. Le précompte agit non pas comme un impôt sur le revenu, mais bien sur le capital, dont il corrode le pouvoir d’achat. Cette réalité est d’autant plus dérangeante que le taux d’intérêt réel des dépôts d’épargne est devenu négatif.

Un exemple illustre cette situation. Sur la base des taux d’intérêt des livrets d’épargne actuellement proposés par les établissements de crédit, un dépôt d’épargne à une échéance d’un an est rémunéré à un taux d’intérêt nominal moyen de l’ordre de 1 %. Sur la base d’un taux d’inflation anticipé de 3 %, le taux d’intérêt réel est donc de 1 % moins 3 %, soit un taux d’intérêt réel négatif de 2 %.

Le taux de précompte mobilier de 15 % est appliqué au taux d’in-térêt nominal (1 %). Le prélèvement fiscal est donc de 15 % de 1 %, soit 0,15 %. Le problème est que le prélèvement fiscal du précompte mobilier ne devrait affecter que le taux d’intérêt réel. Or, ce dernier est négatif de 2 %.

Le précompte mobilier devient donc un impôt sur le capital. Il devrait, au mieux, être nul, puisque le taux d’intérêt réel est néga-tif. En poussant le raisonnement à l’extrême, le précompte mobilier devrait être négatif, c’est-à-dire qu’il devrait conduire à une restitution à l’épargnant égale à 2 % (soit le taux réel) multipliés par 15 %, soit 0,30 %.

Alors, comment corriger ce phénomène ? Il existerait théorique-ment une correction, consistant à défalquer a posteriori du rendement des placements l’inflation constatée pendant une période déterminée. Ce serait malheureusement irréalisable pour un ensemble de raisons techniques.

C’est donc cette incongruité fiscale que l’exonération du précompte mobilier à concurrence de 1.770 euros a pour objectif de gommer.

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La manière de l’organiser relève, par contre, de décisions politiques, puisque deux orientations se distinguent : maintien du système actuel avec défalcation du précompte mobilier à la source ou fiscalisation de l’exonération par la déclaration fiscale. Ce choix éventuel relève d’un débat qu’il faut examiner sans perspective idéologique, démagogique ou stérile.

Vers une hausse de la TVA ?

Indéniablement, l’économie va mieux. Mais un problème reste entier : le déficit budgétaire et la dette publique, dont le montant avoi-sine une année de PNB. Il faudra donc, de manière structurelle, repen-ser les dépenses de l’État et les recettes fiscales. Dans cette perspective, la France et l’Allemagne, confrontées à des problématiques similaires, envisagent de modifier le taux ou la base de la TVA. Ces deux pays ont instauré des taux de TVA inférieurs à ceux de la Belgique (19,6 % pour la France et 19 % pour l’Allemagne), mais il n’est pas exclu d’imaginer une hausse d’un point ou deux en Belgique (1 % devant représenter des recettes de l’ordre de 750 millions d’euros).

Historiquement, la TVA est le plus ancien des impôts. Son ancêtre s’appelle la gabelle ou impôt sur le sel. La TVA est indexée sur la consommation privée. Elle sert donc de stabilisateur fiscal automatique de la performance de l’économie et des besoins de l’État. C’est donc un impôt cohérent avec la gestion des finances publiques et du PIB. C’est aussi un impôt utile en période inflationniste parce que, de manière quasiment instantanée, l’inflation se reflète dans les recettes fiscales.

En revanche, c’est un impôt injuste en termes d’équité fiscale parce qu’il ne restitue pas la progressivité qui est le propre de l’impôt des personnes physiques (IPP). Au travers de l’IPP, l’État taxe la propension marginale à épargner, alors qu’au travers de la TVA, il taxe de manière proportionnelle la consommation. Or, à mesure que les revenus aug-mentent, la part de ceux-ci consacrée à la consommation diminue de manière relative. La TVA est donc un impôt dégressif en fonction des revenus, puisque la propension à consommer diminue avec les reve-nus. Il aurait, dès lors, été socialement plus juste d’instaurer un impôt

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progressif sur la consommation. L’économiste Nicholas Kaldor (1908-1986) avait d’ailleurs émis l’idée de reporter la TVA sur sa feuille d’im-pôts et d’en être exonéré en dessous d’un certain seuil de consom-mation. C’est une idée intéressante, mais techniquement complexe à mettre en œuvre.

Ceci étant, la TVA épouse les tendances de la fiscalité. En effet, la mobilité des facteurs de production entraîne une difficulté à captu-rer correctement les revenus professionnels. Il est donc logique que dans les prochaines années, l’impôt se déplace latéralement pour taxer la consommation (c’est-à-dire un flux), plutôt que la constitution d’épargne.

Qui paie l’impôt des sociétés ?

Certains acteurs économiques se plaisent à vilipender les sociétés, qu’il faudrait taxer de manière accrue afin de relâcher la pression fiscale sur les particuliers. Le postulat est commode d’un point de vue idéolo-gique, mais il n’est pas correct d’un point de vue conceptuel. Outre le fait que l’ISoc est un facteur de compétitivité nationale, la distinction entre l’impôt acquitté par les sociétés et les personnes physiques n’a pas de sens.

En effet, tous les prélèvements fiscaux sont acquittés, en bout de chaîne, par des particuliers. Ces derniers seront, selon les situations, les actionnaires, les consommateurs ou les travailleurs de l’entreprise. Sous cette perspective, l’entreprise est fiscalement transparente. Ses flux atteignent, directement ou indirectement, des personnes physiques et son patrimoine (ses capitaux propres) appartient aussi, in fine, à des personnes physiques. On objectera que ce raisonnement n’est pas valable pour les entreprises qui sont détenues par des gouvernements. Pourtant, les actionnaires indirects de ces entreprises publiques sont les contribuables du pays.

Si on écarte les cas du report des impôts sur les consommateurs ou les travailleurs, lorsqu’une entreprise réalise un bénéfice, l’impôt est économiquement supporté par l’actionnaire, puisque l’entreprise « est » ses propriétaires, c’est-à-dire ses actionnaires. Les capitaux propres

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d’une entreprise ne sont rien d’autre que ceux de ses actionnaires. Apparemment, l’impôt est supporté par une société, mais il est donc prélevé, par transitivité, sur un actionnaire, lui-même soumis à l’impôt des personnes physiques (en Belgique ou à l’étranger).

Mais ce n’est pas tout. L’entreprise intègre aussi les deux facteurs de production : la circulation du capital (qui fonde la création des sociétés) et l’apport de travail. L’impôt des sociétés occupe une place intermé-diaire entre les fiscalités des revenus patrimoniaux et professionnels.

Il faut donc respecter une logique entre la taxation du capital et celle du travail. Cette exigence avait d’ailleurs conduit, en 1962, à une obligation de déclaration et une globalisation des revenus. À l’époque, il fallait donc déclarer les revenus d’actions afin que ceux-ci soient taxés comme des revenus professionnels. Mais le système était com-plexe. En effet, comme les dividendes sont taxés en deux stades (impôt des sociétés et ensuite impôt des personnes physiques au moment de la déclaration), on avait inventé un système de crédit d’impôt.

Celui-ci consistait à intégrer techniquement l’impôt des sociétés dans l’impôt des personnes physiques. Ce système, certes simplifica-teur, conduisait, pour un actionnaire personne physique, à déduire du montant des dividendes déclarés (et soumis à la taxation globalisée de l’ensemble des revenus) une fraction de l’impôt des sociétés, forfai-tairement fixé à 50 % de ce dernier. L’actionnaire-personne physique pouvait donc déduire une partie de l’impôt des sociétés, puisque ce dernier avait déjà ponctionné le dividende.

Ce système fut abandonné en 1985, au profit du précompte mobi-lier libératoire, dès l’attribution ou la mise en paiement du dividende. Ce dernier représente désormais une taxation définitive pour l’action-naire. La charge fiscale qui frappe les dividendes s’articule donc comme la somme de deux composantes déconnectées, à savoir l’impôt des sociétés et le précompte mobilier libératoire.

Vingt ans plus tard, l’introduction de la déduction des intérêts notionnels pour les sociétés a modifié sensiblement ces taux de prélè-vement. Sous réserve d’apparents abus, elle gomme le phénomène de double imposition des dividendes et renoue avec le système du crédit d’impôt qui prévalait jusqu’en 1985. La déduction des intérêts notion-

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nels rétablit donc, avec cohérence, la volonté du législateur de 1962, tout en se rapprochant des idées de 1919.

Quand on synthétise l’histoire de l’ISoc et de l’IPP, on perçoit une oscillation permanente entre une logique économique et une vision juridique, selon les dominances idéologiques. La logique économique a prévalu entre 1919 et 1930, ainsi qu’entre 1962 et 1984. Elle est réta-blie depuis 2005, c’est-à-dire depuis l’introduction des intérêts notion-nels. Ces alternances fiscales ne doivent rien au hasard : la vision éco-nomique correspond plutôt aux périodes libérales tandis que la vision juridique ressortit intuitivement aux orientations socialistes.

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4. Sujets divers

Max Weber, viens voir la Chine !

Lorsqu’on revient des centres d’affaires chinois, ce qui intrigue, c’est la perte apparente de mémoire.

En Chine, la jeunesse connaît un développement économique ful-gurant et Mao est décédé il y a trop longtemps pour ne pas être vénéré. Après tout, les grands hommes forgent eux-mêmes leurs légendes plu-rielles. Mais où est-il, le grand timonier, dont l’effigie est omnipré-sente, à commencer sur le symbole absolu de l’économie de marché qu’il honnissait, à savoir les billets de banque ? Mao, décédé en 1976, est représenté sur les t-shirts d’une jeunesse virevoltante et… sur les boutons de manchette vendus dans les hôtels de luxe. Deviendra-t-il, comme Che Guevara photographié par Corda, l’icône d’un monde vintage, d’un passé qui semblait plus apaisé, parce que vécu, que les tur-bulences du capitalisme et de la lutte des classes ?

Et cette fameuse lutte des classes de la vulgate marxiste qui allait conduire au Grand Soir ? Elle est toujours bien là, cette fracture des classes, mais cette fois-ci, elle est encouragée par un pouvoir qui pro-meut le capitalisme comme outil de développement absolu. Dans les centres commerciaux dont les fastes relèguent les shopping malls amé-ricains au rang d’épiceries de banlieue, cette cassure sociale devient criante de dislocation entre les couches de la société chinoise. Qu’est devenue l’auri sacra fames, la maudite soif de l’or, tant dénigrée dans le petit Livre Rouge ?

Et ce capitalisme, tant décrié il y a trente ans, mais invoqué par Deng Xiaoping, à la fin des années septante, qui a réussi à transformer un grand bond économique en avant en grand écart politique ? Son adoption relève-t-elle d’un choix conscient ou est-ce un état optimal de la société ? Car, après tout, le passage du communisme au capitalisme suggérerait son caractère naturel puisqu’il s’impose partout, quel qu’ait été le niveau de transmutation de la psyché collective. Tant les pays

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communistes que ceux qui sont passés par le Siècle des Lumières ou les ruptures confessionnelles ont désormais adopté l’économie de marché.

De surcroît, ce qui est troublant dans la rupture du modèle chinois, c’est la rapidité avec laquelle elle s’est produite. Bien sûr, on peut imagi-ner que le capitalisme ait été – et c’est probablement le cas – un choix politique dirigé. Pourtant, il est hasardeux d’affirmer que la mutation des sociétés suive une évolution irréversible ou une séquence logique.

La rapidité des bouleversements économiques chinois met aussi à mal d’autres considérations sociologiques, qui ont cherché à détermi-ner si des contextes avaient favorisé l’émergence du capitalisme euro-péen. À cet égard, un des facteurs qui, au cours des siècles passés, semble avoir été corrélé avec l’évolution de nos communautés est l’adoption d’un modèle d’orientation protestante et la transformation de l’em-preinte ecclésiastique dans nos communautés.

La thèse européenne séminale dans ce domaine est la théorie de Max Weber (1864-1920), rassemblée dans son ouvrage L’Éthique pro-testante et l’esprit du capitalisme (1904-1905). Selon cette thèse, les com-munautés protestantes – et surtout calvinistes –, débarrassées du blâme moral associé au commerce, auraient contribué à féconder l’économie de marché. Max Weber identifie dans l’ascétisme puritain (le puri-tanisme anglais est dérivé du calvinisme ; il désigne les réformés qui recherchaient une religio purissima) un des éléments fondateurs de l’es-prit du capitalisme. Un filigrane religieux, ou plutôt une prédisposition mentale découlant de l’organisation cléricale et de la pratique reli-gieuse, relayée dans l’organisation économique, aurait agi comme un facteur discriminant des communautés anglo-saxonnes et latines (ou romaines). Alors que l’économie de marché fut, dans un premier temps, réfutée par le clergé catholique, les communautés anglo-saxonnes et protestantes intégrèrent le facteur religieux au modèle économique en lui permettant d’épouser les faits de commerce.

Même si la Réforme poursuivait essentiellement des buts spirituels, son rigorisme moral aurait donc responsabilisé l’individu et favorisé une logique de réinvestissement des richesses accumulées. Les com-munautés protestantes se seraient ainsi dégagées de la culpabilité de l’accroissement du capital. Pendant longtemps, on a d’ailleurs tracé une

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ligne de démarcation économique entre le niveau de développement économique des communautés réformées et celui des communautés d’influence catholique.

Ce qui est dérangeant, c’est d’arriver à la constatation que le capi-talisme européen, qu’on croyait conditionné et préparé par une lente évolution sociologique et religieuse, puisse être dépassé par un capi-talisme chinois qui n’aurait pas traversé les mêmes phases relevant des sciences humaines.

C’est à ce niveau qu’il faut élargir l’examen des thèses de Max Weber. S’il est vrai que Weber identifie des affinités électives entre la réforme protestante et l’esprit du capitalisme, il se défend de soutenir une thèse « qui voudrait que “l’esprit capitaliste” n’aurait pu naître que comme une émanation de la Réforme, ou même que le capitalisme en tant que système économique serait un produit de la Réforme ». Par ailleurs, Max Weber ne réfute pas l’existence de communautés capita-listes préalables à l’émergence du protestantisme. Il identifie le capita-lisme « répandu partout dans le monde depuis trois millénaires, depuis la Chine, l’Inde, Babylone, la Grèce, Rome, Florence jusqu’à nos jours, c’est-à-dire celui des usuriers, des fournisseurs de guerre, des fermiers d’office et d’impôts, des grands entrepreneurs de commerce et magnats de la finance ».

Cependant, ce que Weber identifie, c’est que les formes de capi-talisme qui émergent préalablement à celui qui est congruent à la Réforme sont des capitalismes qui sont d’une rationalité médiocre, c’est-à-dire sub-optimaux. Au reste, Weber confirme que « On trouve du “capitalisme” en Chine, en Inde, à Babylone, dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Mais, comme nous le verrons, il lui manquait justement cet ethos spécifique ».

Et cet ethos spécifique, c’est l’ascétisme protestant dont le protestan-tisme est, selon Weber, l’inventeur.

C’est à ce niveau qu’intervient la comparaison entre le protestan-tisme et le confucianisme, ce qui ramène aux empreintes du capitalisme chinois. Weber voit de nombreux parallèles entre le protestantisme et le confucianisme, mais met en exergue le manque de rationalité capi-taliste de ce dernier. Selon Weber, le capitalisme protestant recherche

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Dieu et sa justice, et s’inscrit dans une maîtrise rationnelle du monde, tandis que le rationalisme confucéen se limite à une adaptation ration-nelle au monde.

Dans ce cadre, Weber postule, dans son ouvrage Sociologie des Reli-gions que « L’Asiatique a la réputation dans le monde entier d’avoir une soif de gain illimitée et sans pareille pour les petites choses comme pour les grandes, et cette réputation est en général méritée. Mais il s’agit précisément d’un désir de gain que l’on satisfait par les moyens de la ruse et avec le recours du moyen universel, la magie. Il man-quait précisément ce qui a été décisif pour l’économie occidentale : à savoir que le caractère pulsionnel de la recherche du gain fût brisé et rationnellement objectivé, et qu’il fût inséré dans un système d’éthique rationnelle et intramondaine de l’action dans le monde, comme l’a fait en Occident l’“ascèse intramondaine” du protestantisme, dans la ligne de quelques rares précurseurs qui étaient avec eux en résonance intérieure. L’évolution religieuse de l’Asie n’a pas connu les conditions nécessaires au développement d’un tel processus ».

Que penser des thèses de Weber, à l’aune de l’observation de l’émer-gence d’un capitalisme mondial et de l’adoption brutale d’un capita-lisme chinois, sans le préalable des affinités électives de la Réforme, et sans qu’il soit possible de l’affubler d’un manque de rationalité ?

L’expérience chinoise conduirait alors non pas à réfuter les thèses de Max Weber, mais à en limiter strictement le champ d’application géographique et temporel. Les thèses de Weber seraient alors exclu-sivement contextuelles ou, à tout le moins, leurs prévalences causales seraient amoindries. La période dont traite Weber s’inscrit des débuts de la Réforme à l’aube de la Révolution industrielle, soit de la pre-mière moitié du XVIe siècle à la seconde moitié du XVIIIe siècle. Sa couverture spatio-temporelle est donc limitée. L’ascétisme intramon-dain protestant aurait davantage contribué aux rapports capitalistes rationnels qu’à leur formation.

On ne peut plus, aujourd’hui, affirmer que la trame religieuse joue un rôle exclusif dans la sociologie économique actuelle, d’autant que les identités confessionnelles et les références religieuses occidentales tendent à s’effriter. On constate une meilleure séparation entre les

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sphères civiles et temporelles, elle-même sous-tendue par une plus grande précarité religieuse, voire une déchristianisation.

En fait, l’examen du capitalisme chinois ou, plus généralement, d’un capitalisme mondial, ramène à l’oscillation entre les théories détermi-nistes de Karl Marx (1813-1885) et celles de Max Weber. Alors que ce dernier postule que le dogme protestant, par ses facettes éthiques et psychologiques, a créé l’économie de marché, Karl Marx suppute que le capitalisme a, par un agencement des techniques et de l’économie, suscité le protestantisme.

Peut-être que les principaux facteurs du développement écono-mique ne sont pas à rechercher dans les causes matérielles que l’on cite habituellement, telles que le climat ou les ressources naturelles, mais dans un « tiers facteur immatériel », c’est-à-dire un facteur mental.

Mais il y a autre chose, qui sublime la thèse de Weber, à savoir la notion de rapport au temps. Celle-ci ramène à cette incroyable révo-lution de l’information qui crée l’instantanéité de la connaissance d’un événement. Ce rapport au temps modifié change la perception de la valeur des biens, exprimée comme l’espérance actualisée d’une utilité future plutôt que comme la rémanence d’une utilité passée. C’est peut-être cela le facteur unificateur des capitalismes, rationnels ou confucia-nistes.

Et finalement, il y a peut-être plusieurs types de capitalisme. L’éco-nomie de marché est sans doute un état naturel de l’économie, mais sa guidance (dont la justesse et l’équité restent à démontrer) est envisa-geable. Il existerait donc, au-delà de la spontanéité du libre-échange, un ordonnancement des échanges, partages et répartitions découlant du capitalisme. Mais alors, c’est en Chine que les Occidentaux devraient aller chercher des modèles, plutôt que d’espérer naïvement une auto-régulation ou une moralisation du capitalisme. Il existerait peut-être une troisième voie entre le collectivisme européen et le libéralisme individualiste anglo-saxon, à savoir un capitalisme éclairé ? La question, sans doute naïve, est posée.

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Repenser le modèle d’Euronext Bruxelles

En quelques jours, Euronext Bruxelles a fait, à deux reprises, la une de l’actualité. La première fois, pour célébrer les dix ans de sa créa-tion. La seconde, parce que certaines activités opérationnelles seraient regroupées avec celles de sa société sœur, Euronext Amsterdam. Ces deux informations se complètent. L’objectif de la création d’Euronext était de réaliser des synergies informatiques et d’arriver à construire une bourse paneuropéenne qui soit dissociée opérationnellement d’un pays particulier. C’est aujourd’hui le cas : Euronext Bruxelles est un point d’entrée informatique d’un système informatique plus global (d’ailleurs bientôt localisé au Royaume-Uni). Pour faire un parallèle avec Internet, on peut assimiler la Bourse à un système d’e-mail auquel on a accès, indépendamment du lieu physique où on le consulte.

Dans cette perspective, la fusion du New York Stock Exchange (NYSE) avec Euronext, en 2007, a permis à Euronext Bruxelles d’ob-tenir un accès aux meilleures technologies boursières et surtout à une liquidité qui lui aurait été interdite si la bourse belge était devenue indépendante. Les fusions en cascade d’Euronext et de NYSE ont donc démultiplié les capacités locales. Cette logique d’économie d’échelle est cohérente avec le fait de rapprocher des activités opérationnelles entre Paris, Bruxelles, Amsterdam, Londres et New York.

Pourtant, on constate une attrition croissante des volumes traités à Euronext Bruxelles, une diminution du nombre d’entreprises cotées et des introductions en Bourse. Pour expliquer ce phénomène, de nom-breux facteurs interviennent.

Il y a d’abord des facteurs locaux. En vingt ans, de nombreuses entre-prises belges ont été reprises par des groupes étrangers, qui privilégient la cotation sur leur marché boursier d’origine. La liquidité a donc, en partie, quitté Euronext Bruxelles. De grands groupes, tels GDF-Suez et AB-Inbev, sont encore cotés à Bruxelles et sont inclus dans le BEL-20, mais leur réalité économique est devenue étrangère. Cette désaffection des grandes capitalisations aurait dû être compensée par des cotations de PME, car cela correspond à la morphologie du pays. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Marché Libre et Alternext ont été créés. Mal-heureusement, de nombreuses PME belges sont familiales et ont un

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accès suffisamment aisé au crédit bancaire pour ne pas devoir ouvrir le capital à de nouveaux actionnaires. De plus, une introduction en bourse apparaît souvent comme complexe, et ses bénéfices n’en sont pas immédiats. De nombreux chefs d’entreprises s’inquiètent aussi du manque de liquidité sur le Marché Libre et Alternext.

D’autres phénomènes jouent aussi : la difficulté de créer des fonds de capital à risque cotés, l’absence de cotation des SICAV (comme à Amsterdam), un marché belge des dérivés qui n’a jamais vraiment décollé, malgré la création de Belfox, pour des motifs de liquidité. Pour les banques belges, la mise en bourse requiert aussi des compétences que les rationalisations en personnel de ces dernières années ont dimi-nuées. Ceci est conjugué au fait que la plupart des banques belges sont désormais dépendantes de groupes étrangers qui essaient de regrouper leurs équipes commerciales à l’échelle d’un pays. Un autre phénomène, moins cité, joue aussi : les banques belges transforment progressivement leurs réseaux d’agences en guichets automatiques. Il est donc plus dif-ficile à un particulier d’être convaincu de faire un investissement direct en bourse. Au reste, les banques préfèrent d’ailleurs promouvoir leurs SICAV et autres produits structurés, et ce, pour plusieurs raisons : stan-dardisation des produits et des procédures administratives, meilleure diversification pour les clients, évitement de conseils inappropriés selon le profil du client, rentabilité commerciale, commissionnement des agences, etc. Les grandes banques belges ont d’ailleurs cessé de couvrir l’analyse économique des petites sociétés belges cotées.

Mais la désaffection de la Bourse est, en fait, indépendante de la situation belge. La volatilité astronomique de ces dernières années, couplée au krach, a découragé de nombreux investisseurs particuliers. Ceux-ci préfèrent désormais des placements sans risque ou des ins-truments à capital garanti. Le marché boursier est donc devenu le pri-vilège des investisseurs institutionnels, avec l’émergence d’opérateurs technologiques (les fonds algorithmiques et autres investisseurs à haute fréquence) qui ont transformé la bourse en salle de trading frénétique. À cela s’ajoute le fait que les nouvelles réglementations bancaires (Bâle III) et d’assurances (Solvency II) découragent gravement les banques et les entreprises d’assurances d’investir dans des actions en exigeant d’aligner les capitaux propres sur le risque boursier. En moyenne, les

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banques et assureurs doivent réserver 40 % de la valeur des actions en capitaux propres, ce qui est rédhibitoire. Les banques et entreprises d’assurances, déjà structurellement sous-capitalisées, sont donc pous-sées à investir dans des placements sans risque.

Mais ce n’est pas tout. Depuis l’introduction de la Directive MIFID, les bourses traditionnelles ont perdu leur situation de monopole. Au lieu d’assurer des conditions de concurrence acceptables, cette Direc-tive a permis l’émergence de plates-formes et de « pools de liquidité », qui sont moins transparents. Pire, les bourses traditionnelles ne sont plus rémunérées suffisamment pour l’entrée en bourse (IPO et augmenta-tions de capital), dont sont exonérées les plates-formes concurrentes.

Comment, dès lors, stimuler l’attraction d’Euronext Bruxelles ?

Nous voyons deux pistes. La première consisterait à déployer un effort de démarchage et de marketing systématique auprès de sociétés belges qui pourraient être cotées. Il doit y avoir des centaines de PME belges qui devraient être informées des avantages d’une cotation locale.

Mais il y a une autre idée, plus fondamentale. Ce serait de ré-inté-resser les banques belges à la Bourse d’un point de vue actionnarial. Ceci demande un mot d’explication : dans le passé, la Bourse était une société mutualiste, contrôlée par des agents de change, qui avaient un intérêt direct à sa promotion. Malheureusement, l’importance des investissements informatiques devint insupportable pour les agents de change, ce qui conduisit progressivement à faire de la Bourse de Bruxelles une société anonyme et à chercher des synergies informa-tiques avec Paris et Amsterdam.

Aujourd’hui, les banques belges n’ont plus d’intérêt actionnarial direct dans la Bourse. Pourquoi, dès lors, ne pas imaginer qu’Euronext Bruxelles soit scindé en deux afin de bénéficier du meilleur des deux mondes ? Toute la logistique et l’informatique seraient exclusivement fournies par NYSE-Euronext, qui devient d’ailleurs une société de ser-vices informatiques. Par contre, l’interface avec le marché local, c’est-à-dire le point d’entrée belge, serait co-détenue par des banques belges, qui seraient rétribuées sur la base des mises en bourse et d’une partie du courtage. Il s’agirait donc de découpler les services offerts par la Bourse.

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Parce que finalement, il faut, dans toute entreprise, bien valoriser la chaîne de valeur. Dans la configuration actuelle, toute la Bourse est dépendante de NYSE Euronext, pour laquelle le marché belge est petit. Dans notre idée, la Bourse serait co-détenue par ceux qui la font fonctionner, mais avec un accord d’exclusivité avec NYSE Euronext. Cette idée n’est pas révolutionnaire : les nouvelles plates-formes bour-sières qui se créent à l’étranger sont codétenues par des banques qui en assurent le fonctionnement.

Ne tirez pas sur l’analyste financier

Depuis la crise, le critère d’appréciation de la performance des entreprises s’est modifié. Ce n’est plus, aujourd’hui, la capacité béné-ficiaire courante des entreprises qui consacre le bien-fondé d’une stratégie. C’est le cours de bourse, censé représenter le consensus de l’appréciation des investisseurs, qui mesure la pertinence des choix d’investissement.

Cette évolution concrétise une modification fondamentale : ce ne sont plus les flux financiers actuels générés par l’entreprise, mais l’anti-cipation de la capacité bénéficiaire qui mesure la performance.

Pour certaines entreprises, le rendement boursier n’est plus la variable résiduelle de la mise en œuvre d’une stratégie d’entreprise. Elle en est devenue le vecteur décisionnel. Et le cours de bourse, c’est-à-dire la mesure du patrimoine des actionnaires, constitue une mesure instantanée des choix des dirigeants d’entreprise, nommés, il est vrai, directement ou indirectement par ces mêmes actionnaires réunis annuellement au sein d’une assemblée générale.

Cette exigence de communication a peut-être entraîné des dérives. Certains dirigeants d’entreprise ont peut-être sacrifié la défense argu-mentée d’une stratégie, dont la pertinence doit s’apprécier sur plusieurs années, au jugement parfois évanescent et souvent émotif de certains analystes financiers.

Sous la pression des analystes financiers, considérés à tort comme les prophètes des marchés boursiers, des entreprises n’ont-elles pas, occa-

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sionnellement, privilégié les performances immédiates au détriment de stratégies plus avantageuses, mais aux effets plus lointains. Des décisions urgentes n’ont-elles pas, parfois, été pilotées par les signaux d’achat et de vente envoyés par des analystes financiers ?

Qui a, par exemple, assigné des objectifs insensés en matière de taux de croissance et de rendement sur fonds propres aux entreprises cotées ? Les analystes financiers, tombés sous le charme des perspectives bénéficiaires démesurées annoncées par les entreprises ou les dirigeants d’entreprise eux-mêmes, moralement obligés de satisfaire au climat ambiant de croissance à deux chiffres, apparemment exigée par les fameux fonds de pension anglo-saxons ?

Dans des économies caractérisées par des taux de croissance nomi-naux de l’ordre de 4 % à 6 %, était-il raisonnable d’affirmer la péren-nité de taux de croissance et de rendements sur fonds propres avant impôts supérieurs à 20 % ? Un taux de croissance annuel soutenu de 15 % conduit à doubler l’enrichissement des actionnaires en moins de cinq ans. Est-ce une vision sereine de l’économie à long terme ? Cer-tainement pas. Parce que, même en tablant sur les gains de productivité, une croissance soutenue exige le respect de conditions concurrentielles rares (une activité de niche, par exemple) ou des avantages concurren-tiels, par essence temporaires dans une économie de marché.

En ces périodes d’incertitude, il est donc essentiel que les diri-geants d’entreprise relèvent le gant de la communication financière et réduisent l’asymétrie d’information. Ces dirigeants d’entreprise sont les mieux informés sur les potentialités, les risques et les perspectives bénéficiaires de leurs sociétés. Ils sont les mieux placés pour adresser les préoccupations des investisseurs. C’est la seule démarche qui redonnera confiance à des marchés boursiers indécis.

Au reste, si les marchés n’ont pas de mémoire, ils n’en ont pas moins besoin d’information. Le cours boursier est fondé sur l’information qui doit idéalement être instantanément partagée. Qui dit bonne communication dit qualité, cohérence et continuité du message et de l’information. La communication d’une société doit impérativement répondre à des critères d’excellence car elle contribue à la formation de son image et de sa réputation. Une réputation bien assise aide une

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société à se protéger d’événements externes, grâce à la consistance de son message. Un déficit de réputation entraîne une décote de valeur.

Si l’information financière obéit à des règles juridiques et comp-tables dont le respect est impératif, la communication financière d’une société relève du déploiement d’une stratégie. Elle constitue un outil de mise en relation privilégiée des sociétés cotées avec leur actionna-riat, mais également avec des investisseurs institutionnels, des analystes et la presse.

Quel que soit le format de communication utilisé, le but final doit toujours consister à rendre une image cohérente et fidèle de la société, permettant l’appréciation des performances financières et opération-nelles, tout en donnant des indications sur les perspectives d’avenir.

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre la professionna-lisation de la profession d’analyste financier. Cette évolution a conduit à de puissantes certifications, de type CIIA ou CFA, reconnues mon-dialement. De nombreuses banques les exigent désormais afin de cré-dibiliser leurs départements d’analyse financière. C’est une nécessité anglo-saxonne dont la transposition européenne semble inéluctable.

Crise et gouvernance d’entreprises cotées 36

Adoptée en français du XIIIe siècle comme un équivalent au terme « gouvernement », la gouvernance correspond à un ensemble de com-portements au travers desquels des règles sont élaborées, légitimées, mises en œuvre et contrôlées. Appliqué au monde des entreprises cotées, ce concept concerne la façon dont le pouvoir des actionnaires et l’espace discrétionnaire des dirigeants sont balisés. La gouvernance d’entreprise ne concerne d’ailleurs pas la manière selon laquelle l’en-treprise est dirigée, mais plutôt selon laquelle sa structure de pouvoirs de direction est bâtie.

Même s’il n’a pris d’importance que récemment, le champ de la gouvernance est né des analyses de Berle et Means (1932), situées dans

36 Trends Tendances, 3 février 2011.

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le contexte de la crise de 1929. Dans les sociétés cotées, ces auteurs concluaient à une gestion défavorable aux actionnaires en raison de l’imperméabilité existant entre ces derniers, qui assument le risque, et les dirigeants, qui prennent les décisions. À quatre-vingts années d’in-tervalle, les crises boursières alimentent des débats comparables.

Depuis quelques années, la gouvernance corporative a été appré-hendée de manière partenariale, en prenant en considération non seulement les actionnaires, mais aussi l’ensemble des protagonistes de la vie de l’entreprise. C’est une approche qui, partant des shareholders, concerne également les stakeholders.

À l’intuition, la crise actuelle va modifier cette perception partena-riale de la gouvernance. Un fait sous-tend cette évolution : les action-naires ont été appauvris. Cet appauvrissement va immanquablement renforcer la surveillance des conseils d’administration, dont la première mission sera la restauration de la capacité bénéficiaire et du patrimoine des propriétaires. Cette vigilance actionnariale sera renforcée par l’im-mersion totale dans une économie de marché aux contours très volatils.

Pourtant, l’équation sera complexe, car l’immersion dans une éco-nomie marchande très exigeante va paradoxalement s’accompagner d’une tutelle forte des autorités publiques, caractéristique des sorties de crise.

La responsabilité civile et pénale des administrateurs sera alourdie, au détriment de la protection solidaire qui a longtemps prévalu. Cette prospective d’une responsabilisation accrue des administrateurs est aussi inspirée par les exigences d’information renforcées qui seront imposées aux entreprises. Il s’agira de rendre le système plus efficace et fluide afin de diminuer l’opacité du circuit entre l’épargne des actionnaires et le capital des entreprises.

Cette optique s’inscrit dans la vision contractuelle de l’entreprise, selon laquelle il n’y a pas lieu d’opposer entreprise et marché : l’entre-prise est un marché privé qui a réduit ses coûts de transactions. D’une manière ou d’une autre, l’imperméabilité économique de l’entreprise va se corroder. La confusion économique des patrimoines de l’entre-prise et des actionnaires s’effectuera justement par la responsabilisation individuelle patrimoniale des administrateurs. Ceux-ci constituent, en

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effet, le point de rencontre des actionnaires et des dirigeants, c’est-à-dire des pourvoyeurs et des exploitants des capitaux.

Ce recours sur le patrimoine personnel des administrateurs n’est pas une futurologie. Il suffit, pour s’en convaincre, de feuilleter la presse anglo-saxonne : c’est déjà une réalité américaine. Dans ce pays, il est convenu que la responsabilité civile des administrateurs discipline la fonction. Cela conduit d’ailleurs à une situation singulière : un adminis-trateur attend d’abord d’être protégé, par les actionnaires eux-mêmes, des risques qu’il encourt, avant de formuler la stratégie de l’entreprise. Cette orientation signifie que l’entreprise, c’est-à-dire indirectement ses actionnaires, doit assurer la responsabilité de ses administrateurs, eux-mêmes chargés de diriger l’entreprise. Cette étrange circonvolu-tion tend à confondre les risques de l’entreprise et de l’actionnaire ou, plus conceptuellement, de diluer l’indépendance économique de l’en-treprise. Cette évolution est-elle souhaitable ? Probablement pas, mais nos économies n’auront pas d’autre choix que d’y être confrontées.

En résumé, la crise financière va probablement accentuer le rap-port de force d’une gouvernance d’entreprise actionnariale sous tutelle publique, à tout le moins pour les entreprises cotées. La sociologie bienveillante des conseils appartient sans doute au passé car l’écono-mie de marché, conjuguée à des exigences publiques alourdies, va res-ponsabiliser la fonction de l’administrateur. Incidemment, la notion d’indépendance d’administrateur sera, plus que jamais, promue. Elle sera fondée sur la discipline, l’expertise et la rigueur.

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Les années difficiles de l’euro commencent 37

Va-t’en et ne reviens plus… plus jamais ! Le Grand Inquisiteur à Dieu,

in Les Frères Karamazov, Fedor Dostoïevsky

En 1999, l’introduction de l’euro ne fut pas une innovation finan-cière. Depuis deux siècles, l’Europe tentait d’harmoniser les cours de change de ses principaux États membres. Les tentatives furent nom-breuses : franc-or de Napoléon, Union Monétaire Latine imaginée par Napoléon III en 1865, Conférence de Genève de 1922, Accords de Bretton Woods de 1944 fondés sur une parité-or, etc. Après le sabor-dage de Bretton Woods en 1971, les États européens imaginèrent un éphémère et précaire Serpent Monétaire (1972 à 1978) avant de créer, en 1979, le Système Monétaire Européen (SME). Ce dernier fonda des parités stables, mais ajustables avec des marges de fluctuation autour d’un cours-pivot. En 1999, les marges de fluctuations furent resserrées jusqu’à cristalliser les devises à leur cours-pivot. L’euro était né. À ce moment, les États abandonnèrent leur tutelle monétaire et se dépossé-dèrent de leur droit régalien de battre monnaie.

L’euro fut incontestablement un choix politique volontaire et pros-pectif. D’ailleurs, on constata immédiatement les avantages microéco-nomiques immédiats d’une convergence des taux d’intérêt, l’arrêt des dévaluations compétitives et la facilitation des échanges intracommu-nautaires. La monnaie unique disciplina aussi les finances publiques et sauva de petits pays, telle la Belgique, de l’effondrement financier.

Mais le problème des unions monétaires, c’est que les premières années sont toujours faciles, car elles sont construites sur les aubaines

37 L’Écho, 29 juillet 2010.

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d’une économie favorable. C’est lors du retournement de conjoncture, ultérieur mais inévitable, que les failles apparaissent.

D’ailleurs, rares furent les économistes qui décodèrent, en 1999, les prospectives qu’un tel choix entraînerait. L’euro fut et reste bâti sur un postulat de mobilité des facteurs de production. En effet, à partir du moment où des États sont contraints par une monnaie unique sans capa-cité d’en altérer la valeur relative par des dévaluations ou des réévalua-tions, c’est aux facteurs de production, à savoir les hommes et le capital, de se fluidifier afin de localiser les zones d’emploi et de croissance.

Cette intuition est confirmée par la théorie des zones monétaires optimales, introduite en 1961 par Robert Mundell, prix Nobel d’éco-nomie en 1999. Ce chercheur avança que des pays ont intérêt à former une zone monétaire si la mobilité des facteurs de production (travail et capital) à l’intérieur de cette zone est supérieure à celle qui prévaut à l’extérieur. Dans le cas contraire, les pays concernés ont intérêt à conserver des cours de change flexibles.

La question est de savoir aujourd’hui si l’organisation actuelle de la zone euro reflète les préceptes de sa fondation. En effet, en termes budgétaires, la zone euro n’a pas dépassé l’approche westphalienne, en référence aux traités qui consacrèrent, en 1648, le concept d’État-Nation. Faute d’avoir délégué à l’Europe des prérogatives budgétaires suffisantes (ou un fédéralisme fiscal approprié), la zone euro est proba-blement sous-optimale.

On en arrive alors à l’effarant alliage de la combinaison de la mon-naie unique et de la crise financière. On aurait pu imaginer que suivant la création d’une zone monétaire, le secteur financier et le marché du travail se détendraient. Or, c’est exactement l’inverse que l’on a constaté : suite à la crise bancaire et aux besoins financiers des États, le secteur financier est replacé sous la sphère publique, tandis que la mobilité du travail reste très faible.

On peut d’ailleurs se demander si l’euro, qui constitue un choix résolu d’économie de marché, n’est pas en profonde contradiction avec le poids croissant des États dans les économies européennes. S’il y avait le moindre doute sur cette réalité, il suffit de constater que ce sont les marchés financiers, et non les autorités européennes, qui sanctionnent

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aujourd’hui les États budgétairement indisciplinés. Au reste, comment serait-il possible de revendiquer le statut de monnaie de réserve dans un continent dont les systèmes bancaires sont sous quasi-tutelle publique ? C’est d’autant plus vrai que les endettements publics sont tellement stratosphériques que leur résolution devra immanquablement passer par un choix de dépréciation monétaire, c’est-à-dire d’inflation.

En ce qui concerne le marché du travail, les choses sont beaucoup plus graves. L’Europe est menacée d’un chômage endémique et struc-turel. Mais il y a plus sérieux : la mobilité des capitaux met en concur-rence les systèmes sociaux et conduira à leur inéluctable convergence. Au cours de la prochaine décennie, il faudra susciter une meilleure employabilité des travailleurs afin que leur mobilité reflète les choix d’harmonisation monétaire. La promotion d’un marché du travail flexible ne sera pas simple, car les différences linguistiques et les orga-nisations sociales ne favorisent pas cette mobilité. Ce sera néanmoins indispensable. La flexibilité de l’emploi sera probablement la condition d’une prospérité collective, nécessaire aux prochaines générations.

En conclusion, le choix de la monnaie unique était excellent, mais la pérennité de la zone euro n’est pas une donnée acquise. Les modèles socio-économiques des États membres ne peuvent pas être les passagers clandestins et silencieux d’une aubaine monétaire. L’euro s’inscrit dans une exigeante logique d’économie de marché. L’euro porte donc en lui un ajustement des systèmes de protection sociale dans le sens d’une plus grande compétitivité et d’une plus grande flexibilité. La monnaie unique consomme la fin des États-providence et des indisciplines budgétaires.

Pour réussir la monnaie unique, il faudra résoudre deux problèmes, correspondant chacun à la nécessaire mobilité des facteurs de produc-tion. En ce qui concerne le capital, il faudra que les États desserrent leurs étaux sur le système financier, ce qui passera immanquablement par une baisse de l’endettement public. En ce qui concerne le travail, il faudra flexibiliser et fluidifier la mobilité internationale des travail-leurs, au prix d’une protection plus contenue. Si ces deux problèmes ne peuvent pas être résolus simultanément, il en résultera immanquable-ment un risque de désagrégation monétaire, accompagné de tensions nationales qui, comme on l’a constaté récemment, mettent en péril l’homogénéité de la monnaie unique.

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Table des matières

Les sentinelles de l’économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

1. Histoire économique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

Deux mille ans de fiscalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11La prison pour dettes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13La monnaie n’est qu’un voile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15La propriété, c’est le vol ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17D’irréductibles Européens refusent l’euro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19Prophétie de déflation et monnaie fondante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 211928, Poincaré réinvente le franc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24Irving Fisher et le mouvement monétaire perpétuel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 261935 : La déflation d’un futur collabo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29L’économiste du Troisième Reich est déporté à Dachau . . . . . . . . . . . . . . . . 31Les âmes mortes de Kondratiev . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33En 1944, Keynes invente le Bancor . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35Grèce : des colonels à la junte de Wall Street . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37Le siphonnage de l’économie américaine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41Paul Volcker, le MacArthur du dollar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43Obama, le dollar et la doctrine Roosa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45De Mandelbrot aux Cygnes noirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48

2. Économie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51

La décennie perdue de la Belgique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51Qui a mis l’économie belge dans cet état ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53Le purgatoire du capitalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56La mort à crédit d’un modèle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59Le cauchemar des banques européennes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61Stress tests bancaires : le syndrome de Potemkine . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64Le prochain choc financier est devant nos yeux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67Paré pour les montagnes russes de l’inflation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71Économie chinoise : le rêve de Deng Xiaoping s’accomplit . . . . . . . . . . . . . . 73L’économie belge doit retrouver des valeurs positives . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76Agences de rating et contrôle des banques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78Les prochaines détonations économiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80Les prochains shrapnels économiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83

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anthemis

L’inévitable retour de l’inflation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85Déflation, inflation ou stagflation ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88Où seront les sentinelles de l’économie ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90Réflexions hallucinogènes sur la dette publique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97Une économie belge en apesanteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99Le vrai défi de l’euro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103

3. Fiscalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105

Les trois pistes fiscales de 1962 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105Taxer le dividende ou la plus-value ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107La quintessence de la fiscalité des dividendes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111La déshydratation fiscale des intérêts notionnels . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122Intérêts notionnels à 2,5 % . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125Taxer les plus-values sur actions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128L’apocalypse budgétaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130Une révolution fiscale copernicienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132Changer un pneu en roulant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135Régionaliser l’impôt des sociétés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 137Retour sur l’histoire de l’impôt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 139Guerre des monnaies et fantôme de Tobin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141Innover pour défiscaliser les bons d’État . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 144Une pincée de TVA sociale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 147Inflation et précompte mobilier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149Vers une hausse de la TVA ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152Qui paie l’impôt des sociétés ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153

4. Sujets divers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157

Max Weber, viens voir la Chine ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157Repenser le modèle d’Euronext Bruxelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 162Ne tirez pas sur l’analyste financier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165Crise et gouvernance d’entreprises cotées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167

Les années difficiles de l’euro commencent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171