de l’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

11
This article was downloaded by: [Temple University Libraries] On: 20 November 2014, At: 09:38 Publisher: Routledge Informa Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954 Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH, UK Contemporary French and Francophone Studies Publication details, including instructions for authors and subscription information: http://www.tandfonline.com/loi/gsit20 De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma Lobna Mestaoui Published online: 08 Jun 2013. To cite this article: Lobna Mestaoui (2013) De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma, Contemporary French and Francophone Studies, 17:3, 290-298, DOI: 10.1080/17409292.2013.790623 To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2013.790623 PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all the information (the “Content”) contained in the publications on our platform. However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make no representations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, or suitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressed in this publication are the opinions and views of the authors, and are not the views of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content should not be relied upon and should be independently verified with primary sources of information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions, claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilities whatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connection with, in relation to or arising out of the use of the Content. This article may be used for research, teaching, and private study purposes. Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub- licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

Upload: lobna

Post on 27-Mar-2017

212 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

This article was downloaded by: [Temple University Libraries]On: 20 November 2014, At: 09:38Publisher: RoutledgeInforma Ltd Registered in England and Wales Registered Number: 1072954Registered office: Mortimer House, 37-41 Mortimer Street, London W1T 3JH,UK

Contemporary French andFrancophone StudiesPublication details, including instructions for authorsand subscription information:http://www.tandfonline.com/loi/gsit20

De L’arrière-pays culturel etmythique dans l’élaborationdu lien humain-animal chezkouroumaLobna MestaouiPublished online: 08 Jun 2013.

To cite this article: Lobna Mestaoui (2013) De L’arrière-pays culturel et mythiquedans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma, Contemporary French andFrancophone Studies, 17:3, 290-298, DOI: 10.1080/17409292.2013.790623

To link to this article: http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2013.790623

PLEASE SCROLL DOWN FOR ARTICLE

Taylor & Francis makes every effort to ensure the accuracy of all theinformation (the “Content”) contained in the publications on our platform.However, Taylor & Francis, our agents, and our licensors make norepresentations or warranties whatsoever as to the accuracy, completeness, orsuitability for any purpose of the Content. Any opinions and views expressedin this publication are the opinions and views of the authors, and are not theviews of or endorsed by Taylor & Francis. The accuracy of the Content shouldnot be relied upon and should be independently verified with primary sourcesof information. Taylor and Francis shall not be liable for any losses, actions,claims, proceedings, demands, costs, expenses, damages, and other liabilitieswhatsoever or howsoever caused arising directly or indirectly in connectionwith, in relation to or arising out of the use of the Content.

This article may be used for research, teaching, and private study purposes.Any substantial or systematic reproduction, redistribution, reselling, loan, sub-licensing, systematic supply, or distribution in any form to anyone is expressly

Page 2: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

forbidden. Terms & Conditions of access and use can be found at http://www.tandfonline.com/page/terms-and-conditions

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 3: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

DE L’ARRI�ERE-PAYS CULTUREL ET MYTHIQUE

DANS L’�ELABORATION DU LIEN HUMAIN-

ANIMAL CHEZ KOUROUMA

Lobna Mestaoui

ABSTRACT En Afrique peut-etre plus qu’ailleurs, les rapports entre hommes et betes sontsouvent mis en fiction. Cette omnipr�esence refl�ete une contigu€ıt�e qui d�epasse leshi�erarchisations occidentales entre les r�egnes et instaure de facto de nouvelles modalit�esd’approche de l’humain et de l’animal. La figure animale repr�esente dans l’œuvred’Ahmadou Kourouma une composante po�etique d�eterminante. Elle convoquel’« arri�ere-pays culturel et mythique » et trace le contour d’une conception dumonde propre �a son aire culturelle.

Nous analyserons comment s’organise la sacralisation de l’animal dans l’espacemande et le statut qui lui revient et comment l’auteur r�eactualise �a travers la figure duchasseur le patrimoine cyn�eg�etique et l’impose comme une figuration de la pr�edationpolitique et de l’h�eg�emonie liberticide, notamment dans En attendant le vote des betessauvages. En brouillant les fronti�eres entre les r�egnes, l’auteur invite �a lire son œuvrecomme une modalit�e de questionnement de la violence �a travers la figure animale, qui diseles maux qui assaillent l’Afrique. C’est dans ce patrimoine endog�ene que l’auteur puisetoutes ses figures d’« hybrides » politiques, mi-homme, mi-animal, convoquant leph�enom�ene tot�emique aussi bien que la notion d’homme-m�etamorphose.

Keywords: Chasseur; Pr�edation; Contigu€ıt�e; Hybridit�e; Tot�emisme; Arri�ere-Pays; Mythique

1. De la permanence de l’animisme et des rapports symboliques

Comment concevoir l’�ecriture romanesque de Kourouma sans cette pr�esenceanimali�ere qu’il multiplie �a l’envi comme une marque du terroir malink�e?

� 2013 Taylor & Francis

Contemporary French and Francophone Studies, 2013Vol. 17, No. 3, 290–298, http://dx.doi.org/10.1080/17409292.2013.790623

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 4: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

Comment la concevoir sans cette contigu€ıt�e ni cette proximit�e qui touchent �al’univers imm�ediat, �a sa quotidiennet�e po�etis�ee par la richesse de l’art oral etses productions? Ancrer le roman dans le r�ef�erent endog�ene et convoquerl’h�eritage traditionnel, tel est le pari d’un auteur qui a institu�e l’art cyn�eg�etiqueet son imaginaire comme une figure majeure de son �ecriture. En effet, si le dis-cours figuratif et la parole imageante sont le fondement de la parole orale, larepr�esentation animali�ere s’impose comme le foyer de cette po�etisation etl’incidence de ce recours n’est plus �a d�emontrer.

Dans un contexte de mondialisation et de globalisation des savoirs et descomportements sociaux, d’uniformisation des rapports et des liens o�u l’onparle de marchandisation de masse, convoquer les questions de tot�emismeet de relations symboliques peut sembler renvoyer au vœu de r�e-enchanterle quotidien occidental, de le r�einventer par le d�epaysement; somme toute,une d�emarche r�etrograde. Si ce n’est qu’il y a dans le monde d’autresmodalit�es d’appr�ehension de l’univers et de l’humain que le discours dusavoir rationnel, �eminemment occidental. Il est des voix et des modes qui sed�emarquent des repr�esentations monolithiques dominantes pour dire ladiversit�e des mondes, la multiplicit�e des temps, des rythmes et des ration-alit�es. Des modalit�es qu’incarnent souvent des soci�et�es d�ecr�et�ees pr�e-mod-ernes et dont le rapport �a l’univers et �a ses constituants tranche sur lemod�ele occidental h�eritier d’un classicisme qui a d�ecr�et�e la primaut�e du dis-cours rationnel et scientifique et a pr�ecipit�e aux oubliettes Dieu et lessacralisations.

La contigu€ıt�e entre humains et animaux est souvent bien repr�esent�ee dansles litt�eratures de langues europ�eennes ou africaines. Elle souligne que lafronti�ere entre les r�egnes demeure floue, voire des plus t�enues, qui plonge dansle vieux fonds culturel et mythologique. Mais elle participe aussi de l’�elaborationd’un discours sur soi qui emprunte les voies de l’autochtonie et de son imagi-naire mis sous tutelle depuis des d�ecennies par les cultures normatives ethi�erarchisantes occidentales. Dans le contexte francophone, des auteurs commeAhmadou Kourouma, Tierno Mon�enembo ou Amadou Hampat�e Ba ont jou�e dela r�eactualisation des mythes autochtones tout en se r�eservant un droit de regardcritique sur l’h�eritage traditionnel et ses apports.

Tierno Mon�enembo, auteur guin�een, d�ebute son roman Peuls par desr�eflexions qui inscrivent dans sa fiction la gen�ese du peuple peul, une gen�ese quicourt-circuite �a plusieurs �egards les discours monoth�eistes implant�es dans cetteaire et �eclaire le lien fondamental entre le Peul et le bovid�e:

Au commencement, la vache.

Gu�eno, l’Eternel, cr�ea d’abord la vache. Puis il cr�ea la femme, ensuite seulement, lePeul. Il mit la femme derri�ere la vache. Il mit le Peul derri�ere la femme. C’est ce quedit la gen�ese du bouvier, c’est ce qui fait la sainte trinit�e du pasteur. (13)

L ’ �E L A B O R A T I O N D U L I E N H U M A I N - A N I M A L C H E Z K O U R O U M A 291

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 5: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

Dans un autre extrait Monenembo affirme:

Le Peul dit : « la vache est sup�erieure par les services qu’elle rend �a toutes les œuvresde la cr�eation. La vache est magique, plus magique que les f�ees! Elle apparaıt,le d�esert refleurit. Elle mugit, le reg s’adoucit. Elle s’�ebroue, la caverne s’illumine.Elle nourrit, elle prot�ege, elle guide. Elle trace le chemin. Elle ouvre les portes dudestin. » (14–15)

Dans le contexte peul, c’est la centralit�e de cette pr�esence animale quidonne sens �a l’existence de l’ethnie et �a son enracinement dans un pass�e mythi-que. C’est �egalement de la question de cette centralit�e que s’empare la fiction,qui sort de l’�elitisme et des orni�eres du discours ethnographique en participant �al’�emergence d’un discours sur soi qui s’adresse �a un public �elargi end�emocratisant la r�eception de cet h�eritage pour les m�etropoles occidentales,premi�eres destinatrices de ces productions.

Kourouma, quant �a lui, donne le ton d�es 1968 avec Les Soleils desind�ependances o�u Fama, prince d�echu, est totem panth�ere, avant Djigui, roi deSoba et personnage principal de Monn�e, outrages et d�efis, qui a pour toteml’hippopotame, les dictateurs d’En attendant le vote des betes sauvages nes’inscrivant, eux, au cœur de la trame romanesque qu’�a travers leurs totems:le dictateur au totem Ca€ıman, l’homme au totem Hy�ene, l’homme au totemL�eopard, le dictateur au totem Chacal qui, tous, renvoient �a des hommes depouvoir bien r�eels dont l’�evocation zoologique m�etaphorise les travers:Eyad�ema, Houphou€et Boigny ou Jean Bedel Bokassa. . . Fable dense desind�ependances confisqu�ees.

Ils ne sont pas sans renvoyer aussi �a cette �economie pr�edatrice instaur�ee surle continent depuis la traite et la colonisation et dont le paroxysme se d�evoile �atravers l’arbitraire des figures dictatoriales. De fait, la relation tot�emique est aucœur de l’�ecriture romanesque kouroumienne, notamment dans le traitementde la question du pouvoir et des pulsions dominatrices qu’il engendre. Ces pul-sions admettent des variantes, qui toutes d�eclinent le sch�eme de la d�evoration,au sens propre ou figurativement, notamment sous le motif de l’orgie sexuelle,comme embl�eme d’une virilit�e sans limites. En insistant sur les liens tot�emiques,Kourouma rel�eve la ritualisation du pouvoir et souligne la dangerosit�e et lesd�erives modernes de ces identifications dans la mesure o�u omnipr�esence etperp�etuation du rituel et du symbolique dans le cadre du pouvoir contribuent �ala structuration de rapports ambivalents entre gouvernants et gouvern�es. Cesrapports qui passent, parodi�es, sous les modalit�es du rituel que les romanciersne cessent de caricaturer et de travestir par les voies du simulacre, du carnaval-esque et du scatologique.

Le pan�egyrique du griot Dj�eliba de Monn�e retrouve ces rapports mythiquesqui rapportent le destin de la figure politique traditionnelle �a son ancetre ani-mal. Le texte cristallise sur un ton po�etique circonstanciel la densit�e des

292 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 6: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

rapports et leur poids dans l’�edification de la l�egitimit�e politique et sasacralisation:

Dj�eliba nous a d�ecrit les futurs rois Keita avec mille d�etails jusqu’�a Djigui III, le der-nier de la dynastie qui se m�etamorphosera en papillon plus beau qu’un bleu du San-aga. Ce papillon volera de Soba au bief le plus profond du Niger et voltigera surl’eau jusqu’�a ce qu’�emerge de l’eau, comme il le fait tous les quatre-vingts ans, leplus ancien hippopotame du monde l’ancetre tot�emique des Keita, dans lequel lepapillon se fondera et la dynastie retournera dans la mati�ere dont elle a �eman�e.(192)

L’�episode se retrempe au « fantasme originaire » (Mbembe 215) et r�ev�ele �ala fois la multiplicit�e des dur�ees autochtones (36), leur enchevetrement et lef�etichisme dont s’entoure la figure politique: Il manifeste indubitablement cetter�egression temporelle, ici introduite sous forme proleptique. Ou si l’on veutparler comme Andr�e Siganos, un retournement. L’homme retourne aux tempspr�e-verbaux de son ascendance, non pas hominienne encore mais bien animale(Mestaoui 134).

Ces relations consacr�ees et ritualis�ees ressortissent �egalement �a uneg�eographie du sacr�e propre �a l’ethnie malink�e et �a ses croyances, o�u l’animalintervient souvent. Ce sacr�e confronte un sacr�e maıtris�e, charg�e de valencespositives, au sacr�e non maıtris�e,1 synonyme de danger, de mal�efices et ded�eviance. Chaque village, qu’il soit fictionnel ou r�eel, s’appuie sur le sacr�emaıtris�e qui a pour fonction d’en vivifier les forces et d’en assurer la stabilit�e,par opposition aux r�egions p�eriph�eriques et �a la brousse, r�esidence par excel-lence du sacr�e non maıtris�e. Au centre, le roi, l’arbre et les animaux sacr�es,dont la caract�eristique premi�ere r�eside dans leur aptitude �a l’�echange, dans ladensit�e de leur apport symbolique, dot�es qu’ils sont d’une conscience r�eflexiveet d’intentionnalit�e. D’autant que ces animaux ont la facult�e d’�echanger avec leshommes, d’�etablir une communication extralinguistique et d’influer sur le coursde leurs vies. Ainsi de l’hy�ene et du python dans Les Soleils. Un trait dont leschants cyn�eg�etiques font bien apparaıtre l’importance dans les combats entrechasseurs et betes sauvages.

Si le sacr�e non maıtris�e se cantonne aux abords de la brousse, il passe pardiff�erents actants, �a commencer par le sorcier, l’homme-m�etamorphose parexcellence dont le double est le hibou, le f�eticheur aussi bien que le grandgibier. Mais peuvent aussi le v�ehiculer des personnages ayant enfreint untabou, figures souvent hybrides, mi-hommes, mi-animaux. Chez Kourouma,cette inscription est bien lisible, notamment �a travers l’intervention r�ecurrentede la confr�erie des hommes-panth�eres, traditionnelle r�eunion de mutants quise sont rendus coupables d’une transgression, laquelle se solde par une miseau ban de l’humanit�e. L’�evocation, r�ecurrente, de l’etre hybride mi-homme,mi-animal, joue d’un double ancrage qui regarde �a la fois vers le terroir

L ’ �E L A B O R A T I O N D U L I E N H U M A I N - A N I M A L C H E Z K O U R O U M A 293

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 7: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

et vers les mythes les plus attest�es de la tradition occidentale, minotaure oucentaure:

�A l’origine, l’institution des homme-panth�eres servait pour des rites religieux et dessacrifices humains destin�es �a attirer la bienveillance des dieux et des manes desancetres. Le meurtre d’un fr�ere de clan �etant un crime affreux, ceux qui �etaientcharg�es de l’accomplir (l�egalement ou non) abandonnaient en quelque sorteleur appartenance au clan, �a la tribu, voire �a la race des hommes et setransformaient en animal. Ils y parvenaient en se couvrant de peaux de pan-th�eres et en s’armant de griffes ac�er�ees. Le meurtre commis dans cet accoutrementdevenait alors licite. (1999, 42)

Hybridation et m�elange, des genres comme des esp�eces, sont une donn�eefondamentale de la po�etique de Kourouma o�u l’humain est fondamentalementadoss�e �a son versant animal. En partant des croyances autochtones, rassurantesau premier abord, l’auteur dresse le tableau noir d’�epoques troubles, debatardise g�en�eralis�ee, d’etres en proie �a un d�er�eglement majeur. Tracer les con-tours de chaque sph�ere du sacr�e, c’est comprendre la symbolique de chaquemouvement et sa port�ee. Brouiller les fronti�eres entre ces deux univers sansritualisation pr�e�etablie par les Anciens, c’est installer le non-sens au cœur desrepr�esentations.

2. De la figure du chasseur et de la notion d’hybridetraditionnel

C’est �a travers la figure du chasseur telle que la dessinent les chants cyn�eg�etiquesmandes que Kourouma mat�erialise cette contigu€ıt�e entre hommes et betes tantce personnage symbolise �a lui seul la fragilit�e des fronti�eres et une perm�eabilit�eentre les r�egnes. Il est – les sp�ecialistes de l’oralit�e qui ont collationn�e les chantsde chasseurs l’ont bien montr�e – un m�ediateur indispensable entre le village(l’univers cosmis�e, espace du sacr�e maıtris�e) et le monde de la brousse, mondedu sacr�e non maıtris�e, ce qui lui assure, pr�ecis�ement, le statut d’un etre inter-m�ediaire, hybride, agent de liaison entre deux univers diff�erenci�es qu’il relie.Non sans violence, puisque la fonction premi�ere du chasseur consiste �a provo-quer un d�es�equilibre, �a violer, par son geste pr�edateur, les lois de la nature, unsacril�ege qu’est cens�ee r�eparer la ritualisation de ses actes. Les chants de chas-seurs mettent souvent l’accent sur un pacte pass�e entre le chasseur et un g�eniede la brousse, qui joue pour lui le role de pourvoyeur de gibier. Ces alliancessoul�event la complexit�e et la profondeur des rapports humain/animal quid�epassent de loin les hi�erarchisations modernes. Dans Des Hommes et des betes,Jean Derive et G�erard Demestre soulignent l’importance de ces croyances etleur permanence dans l’univers cyn�eg�etique. Selon les r�ecits recueillis, l’animal

294 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 8: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

d�esign�e comme futur troph�ee par le chasseur peut ainsi s’introduire dans levillage en empruntant les allures d’une jeune femme pour s’informer des pariscyn�eg�etiques. Cette perm�eabilit�e entre les r�egnes, sous l’�egide de sacrifices, derituels et d’offrandes, demeure, dans certaines soci�et�es contemporaines, unevoie d’approche des relations humain/animal et du lien �a l’univers, ce qui peutexpliquer la r�eactualisation du sch�eme dans des œuvres relativement r�ecentes,Peuls de Tierno Mon�enembo ou En attendant le vote des betes sauvages d’AhmadouKourouma.

3. La figure du chasseur et la notion de pr�edation politique

Dans En attendant le vote des betes sauvages comme dans Les Soleils des ind�ependances,Kourouma fictionnalise cette rencontre entre le chasseur et l’animal-gibier dansdes sc�enes qui renvoient �a cette aptitude �a la communication et �a lapr�edominance de l’intentionnalit�e comme �a ce don inou€ı de m�etamorphosepropres aux deux protagonistes du combat cyn�eg�etique. Une aptitude quid�ecloisonne les fronti�eres et r�ev�ele les modalit�es endog�enes d’appr�ehension desoi et de son univers. Elle met l’accent, en outre, sur l’absence de s�eparationradicale entre les r�egnes et sur la « continuit�e discontinue entre l’homme et lesautres etres vivants » (Rivera 50).

Dans une sc�ene des Soleils, Balla combat le buffle solitaire, chacun se pretant�a une s�erie de m�etamorphoses comme autant de formules d’affrontement o�ul’anim�e le dispute �a l’inanim�e. L’homme, alors, ne se limite pas �a son versantanimal: il est �el�ement ign�e, aiguille ou encore liquide:

[. . .] Mais le buffle �etait aussi savant que l’homme et l’animal se m�etamorphosa enaigle et piqua ses serres en crochet sur Balla qui ne dut son salut qu’�a une nouvelleincantation, grace �a laquelle il se transforma en aiguille, le chasseur n’�echappanttoujours pas aux poursuites du buffle qui se fit fil, et le fil rampa promptement pourp�en�etrer dans le chas et soulever l’aiguille. Rapidement d’aiguille Balla sem�etamorphosa en brindille pour se soustraire au fil rampant, et la brindille disparutentre les herbes. Le buffle pourchassa toujours et se fit flamme et la flamme se mit �aconsumer la brousse [. . .] Balla, grace �a une derni�ere incantation, surprit la bete parun avatar de maıtre. Notre chasseur se fit rivi�ere et la rivi�ere noya la flamme, �eteignitle dja de l’animal, le vital de l’animal, qui perdit magie et conscience, redevint bufflesouffla rageusement culbuta et mourut. (124–125)

Le texte fait sens au-del�a du seul contexte cyn�eg�etique, quand lesm�etamorphoses engag�ees sont pleinement de nature �a nourrir l’imaginaire de lafigure du dictateur, etre insaisissable, insatiable, v�eritable Tantale moderne quirebondit de pi�ege en pi�ege. L�a encore, des mythes parmi les plus puissantsvalident cette lecture garantie par l’imaginaire antique o�u les dieux empruntent

L ’ �E L A B O R A T I O N D U L I E N H U M A I N - A N I M A L C H E Z K O U R O U M A 295

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 9: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

les plus diverses apparences pour assouvir leurs pulsions et leurs passions. �Acommencer par le premier d’entre eux, Zeus, qui conquiert la fille d’Asopossous les traits d’un aigle, quand il n’est pas pluie d’or, nuage ou taureau pourravir Europe. Et ni Ath�ena ni Diane ne sont en reste, qui m�etamorphosentArachn�e en araign�ee ou Act�eon en cerf.

Dans En attendant le vote des betes sauvages, qui est un roman-dansomana,c’est-�a-dire un chant de chasseur, Koyaga, le personnage principal, est unsimbon-n�e, un chasseur-n�e. Ses p�eriples dans la brousse et ses combats contre lesquatre monstres que sont la panth�ere, le buffle solitaire, le ca€ıman mill�enaire etl’�el�ephant d�emontrent sa pr�e�eminence, malgr�e la pugnacit�e d’adversaires dot�esde pouvoirs. De sortil�eges pour la panth�ere et le buffle quand le ca€ıman sait« encombrer vos sommeils de reves par lesquels il tentait de vous mettre engarde, de vous dissuader », « brouiller les chemins » et recourir �a la parolehumaine.

En transposant les modalit�es de la chasse traditionnelle dans l’univers politi-que, Kourouma insiste sur le role fondamental de la ritualisation, dont toutesles pratiques tirent leur l�egitimation. En op�erant ce glissement de la figure duchasseur vers celle du dictateur, l’auteur d�evoile la centralit�e du sch�eme del’hybridit�e et la permanence de la violence sanguinaire, qui toujours implique lapr�edation.

L’esth�etique de Kourouma se fonde sur cette deshumanisation, cette bestial-isation de la figure politique comme incarnation d’une hybris qui ne connaıt pasde limite. En ce sens, la litt�erature cyn�eg�etique �etait bien propre �a offrir �al’auteur un pan de son imaginaire et nombre de topo€ı cyn�eg�etiques se voientr�eexploit�es dans ce roman, qui les transpose dans une adversit�e politique commeon le voit avec le rituel de l’�emasculation du gibier ou de l’introduction de laqueue de la bete dans sa gueule, mani�ere d’annuler ses forces vitales danger-euses, le nyama.

L’adresse de Kourouma consiste aussi �a r�eactualiser du sch�eme du combatdans un univers urbain. Meme, il redouble d’originalit�e en placant son simbondans un cadre moderne tout en maintenant les proc�ed�es des h�eros de la brousse.Il met ainsi directement l’accent sur le manque d’�etanch�eit�e entre les r�egnescomme sur le d�ecloisonnement des espaces et des dur�ees, dans un terrifiantcercle vicieux. Cette d�e-contextualisation du combat cyn�eg�etique qui rel�eved’un processus de re-contextualisation constitue, en mati�ere po�etique, une trou-vaille de premier plan, qui modernise le texte litt�eraire oral en l’introduisant aucœur d’une oralit�e urbaine f�econde:

Ils croient et murmurent que leur chef avec le premier sortil�ege est en train,m�etamorphos�e en fourmi, de parcourir page par page tous les livres de la biblioth�equepour d�ebusquer le pr�esident. Avec le second sortil�ege, il s’est transmu�e en aiguille, entrain de passer dans chaque fil de tous les habits de toutes les gardes-robes pourd�enicher le pr�esident. (1999, 91)

296 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 10: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

Avec l’acclimatation de la chasse dans le roman, ce sont des images defauves, de betes f�eroces, qui envahissent le texte, avec toutes les connotationsinduites du cot�e de la bestialit�e. Parler de « lycaons » pour d�esigner les acolytesde Koyaga renvoie �a la l�egende du roi d’Arcadie plein de m�epris pour les dieux,que rapporte Ovide. Pour le personnage principal de ce dansomana, « la politi-que est comme la chasse, on entre en politique comme dans l’association deschasseurs. La grande brousse o�u op�ere le chasseur est vaste, inhumaine et impi-toyable comme l’espace, le monde politique » (1999, 171). Le sora d�eclared’ailleurs �a Koyaga : « C’est au Nord, dans les montagnes du pays pal�eo qui vous virentnaıtre, que vous etes mont�e consommer �a froid votre victime qui est le pouvoir. Le pouvoirsupreme que vous veniez d’acqu�erir par l’assassinat et l’�emasculation » (170).

Dans En attendant le vote des betes sauvages, l’hybris est le partage de tous lesdictateurs et la pierre angulaire de la politique. Elle joue comme r�ev�elateur dela face nocturne des ind�ependances tant l’�ecriture de l’hybris s’accommode detelles repr�esentations depuis l’h�eritage gr�eco-romain. Par le truchement de lachasse, Kourouma instruit un parall�ele entre la d�emesure des betes de la brousseet leur violence homicide et celles des dictateurs pass�es maıtres en pratiquespr�edatrices. Cette bestialit�e ritualis�ee atteint son paroxysme dans les tueries col-lectives et dans l’accomplissement de l’acte sexuel avec les femmes des complo-teurs ex�ecut�es la nuit meme de leur mise �a mort, pour des raisons magiques quitiennent �a l’appropriation de leurs forces vitales.

La d�emesure est expos�ee dans le texte comme par le texte, qui ne se con-tente pas de mettre en sc�ene des personnages hybrides mais qui fait del’hybridit�e la mati�ere meme de sa po�etique, quand Kourouma assimile dans leroman des codes po�etiques propres aux diff�erents genres et registres oraux qu’ilconvoque. Des proverbes en passant par les mythes de fondations et les chantscyn�eg�etiques, le roman phagocyte tout sur son passage dans une voracit�e gargan-tuesque qui pousse l’innovation aux limites.

Au terme de cette �etude, il appert que, si l’appropriation par les �ecrivainsafricains de l’arri�ere-pays culturel et mythique a d’abord �et�e une donn�ee der�esistance �a l’assimilation et �a l’acculturation, elle devient, apr�es lesind�ependances, un redoutable outil critique qui s’appuie sur l’imaginaire autoch-tone et les r�ef�erents culturels endog�enes pour dire l’indicible et l’irrationnel despolitiques contemporaines.

Depuis, cette veine s’est tarie et les auteurs de la g�en�eration d’AlainMabanckou tournent le dos �a l’h�eritage oral et le parodient. �A cet �egard,M�emoires de porc-�epic fait figure d’exact contrepoint �a la revitalisation des croyan-ces mise en œuvre par Kourouma. Il n’en reste pas moins que pour comprendrel’Afrique, ses tatonnements et ses d�erives, il peut sembler important de setourner vers les sp�ecificit�es de ses repr�esentations et leur terreau traditionnelpour mettre en avant leur apport dans la construction d’un sens dans un universen proie au chaos.

L ’ �E L A B O R A T I O N D U L I E N H U M A I N - A N I M A L C H E Z K O U R O U M A 297

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014

Page 11: De L’arrière-pays culturel et mythique dans l’élaboration du lien humain-animal chez kourouma

Note

1 Roger Caillois a abord�e cette question dans L’Homme et le sacr�e, instituant ainsicette r�epartition en sacr�e maıtris�e et sacr�e non maıtris�e et r�epertoriant lesagents de chacune des deux entit�es �evoqu�ees. J’ai exploit�e ces donn�ees dansl’�etude de Kourouma dans le chapitre consacr�e �a l’espace hypoculturel.

Works Cited

Caillois, Roger. L’Homme et le sacr�e. Paris: Gallimard, 1950.Ciss�e, Youssouf Tata. La Confr�erie des chasseurs malink�e et bambara: mythes, rites et r�ecits

initiatiques. Ivry: Nouvelles du Sud, 1994.Derive, Jean, and G�erard Demestre. Des Hommes et des betes. Chants de chasseurs man-

dingues. Paris: Classiques Africains, 1999.Kourouma, Ahmadou. En attendant le vote des betes sauvages. Paris: Seuil, 1999.—. Monn�e, outrages et d�efis. Paris: Seuil, 1990.—. Les Soleils des ind�ependances. Paris: Seuil, 1970.Mabanckou, Alain. M�emoires de porc-�epic. Paris: Seuil, 2006.Mbembe, Achille. De la postcolonie. Paris: Karthala, 2000.Mestaoui, Lobna. Tradition orale et esth�etique romanesque: Aux sources de l’imaginaire de

Kourouma. Paris: L’Harmattan, 2012.Mon�enembo, Tierno. Peuls. Paris: �Editions du Seuil, 2004.Rivera, Annamaria. “La Construction de la nature et de la culture par la relation

homme-animal.” Ed. Claude Calame and Monther Kilani. La Fabrication del’humain dans les cultures et en anthropologie. Lausanne: �Editions Payot Lausanne,1999.

Siganos, Andr�e. Mythe et �ecriture, la nostalgie de l’archa€ıque. Paris: P U F, 1999.

Lobna Mestaoui is a specialist of Francophone literature. Author of a dissertation onKourouma (Tradition orale et esth�etique romanesque: aux sources de l’imaginaire de

Kourouma, 2012), she specifically examines passages—from oral to written, from oneculture to another—as indications of adaptation and cultural integration, veritable “brico-lages” that speak to the vitality of the land.

298 C O N T E M P O R A R Y F R E N C H A N D F R A N C O P H O N E S T U D I E S

Dow

nloa

ded

by [

Tem

ple

Uni

vers

ity L

ibra

ries

] at

09:

38 2

0 N

ovem

ber

2014