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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014 De la référence de Peter Strawson [1950] traduit, annoté et présenté par P Krajewski Ce texte n'est pas libre de droit. Le texte original est de Peter Strawson (1919-2006). La présente traduction française est de P Krajewski. On pourra trouver une autre traduction française en livre ici : Peter Strawson, Études de logique et de linguistique, Paris, Seuil, 1977, p.9-39. Date de 1ère mise en ligne : 4 octobre 2014. [MaJ : Juillet 2017] Mis en ligne dans le cadre de l'entreprise de recensement des « introuvables de la philosophie analytique ». Référence : Le texte considéré est : « On referring », initialement paru dans Mind, Vol 10, n°235 en juillet 1950. Source du texte anglais en ligne : ici . Avant propos du traducteur : 1/ Le terme meaningless a été traduit par « dénué de sens ». 2/ Le terme meaning a été traduit par « sens » lorsqu'il renvoie à la théorie russellienne et par « signification » quand il apparaît dans le nouveau cadre de Strawson. 3/ Le terme sense a été, autant que faire ce peut, traduit par « acception ». Présentation Présentation du cadre de l'étude Strawson va étudier ici les locutions qui servent à désigner un unique objet, ie qui servent à faire des références uniques, ou encore qui ont un « usage référentiel unique » (URI). Il s'agit des pronoms singuliers, des noms propres et surtout des locutions du type « le tel-et-tel » (the so-and-so ou the such-and-such). Ces dernières expressions sont au singulier, et commencent par « le ». Russell les avait déjà étudiées et en avait fixées le cadre d'analyse général qui prévalait depuis 40 ans. Strawson se place donc frontalement dans le sillage et la critique de Russell, et de son article fameux, « De la dénotation ». Les verbes to mention (mentionner) et to refer (référer à) sont strictement synonymes. Ils s'utilisent pour désigner un objet, ou encore le dénoter, ie ils permettent de pointer un objet existant dans le réel. Depuis Russell, la critique a l'habitude d'interpréter toute locution de ce type sous sa forme logique, c'est-à-dire dans une forme propositionnelle existentielle unique : « Le tel-et-tel » = « Il y a un x possédant la propriété ''être tel-et-tel'', et il n'y en a qu'un ». 1 / 27

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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014

De la référencede Peter Strawson

[1950]

traduit, annoté et présentépar P Krajewski

Ce texte n'est pas libre de droit. Le texte original est de Peter Strawson (1919-2006).La présente traduction française est de P Krajewski.On pourra trouver une autre traduction française en livre ici : Peter Strawson, Études de logique etde linguistique, Paris, Seuil, 1977, p.9-39.

Date de 1ère mise en ligne : 4 octobre 2014. [MaJ : Juillet 2017]Mis en ligne dans le cadre de l'entreprise de recensement des « introuvables de la philosophieanalytique ».

Référence :Le texte considéré est :« On referring », initialement paru dans Mind, Vol 10, n°235 en juillet 1950.Source du texte anglais en ligne : ici.

Avant propos du traducteur :1/ Le terme meaningless a été traduit par « dénué de sens ».2/ Le terme meaning a été traduit par « sens » lorsqu'il renvoie à la théorie russellienne et par« signification » quand il apparaît dans le nouveau cadre de Strawson.3/ Le terme sense a été, autant que faire ce peut, traduit par « acception ».

PrésentationPrésentation du cadre de l'étude

Strawson va étudier ici les locutions qui servent à désigner un unique objet, ie qui servent à faire des références uniques, ou encore qui ont un « usage référentiel unique » (URI). Il s'agit des pronoms singuliers, des noms propres et surtout des locutions du type « le tel-et-tel » (the so-and-soou the such-and-such). Ces dernières expressions sont au singulier, et commencent par « le ».Russell les avait déjà étudiées et en avait fixées le cadre d'analyse général qui prévalait depuis 40 ans. Strawson se place donc frontalement dans le sillage et la critique de Russell, et de son article fameux, « De la dénotation ».Les verbes to mention (mentionner) et to refer (référer à) sont strictement synonymes. Ils s'utilisent pour désigner un objet, ou encore le dénoter, ie ils permettent de pointer un objet existant dans le réel.Depuis Russell, la critique a l'habitude d'interpréter toute locution de ce type sous sa forme logique, c'est-à-dire dans une forme propositionnelle existentielle unique :« Le tel-et-tel » = « Il y a un x possédant la propriété ''être tel-et-tel'', et il n'y en a qu'un ».

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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014

C'est notamment cette interprétation existentielle unique d'une expression utilisée référentiellement que Strawson va battre en brèche.

Critique de la théorie russellienne : nom et description (Partie I)Chez Russell, les locutions (= expressions) n'ont pas de sens. Seules les propositions ou les phrasesont un sens (et elles sont vraies ou fausses). Cela se démontre en logique. Pour Strawson, la théorie de Russell est non-probante car :

• Elle abolit quasiment toute possibilité pour des locutions de type « le tel-et-tel » d'être dessujets des phrases du type sujet-prédicat.

• Sa théorie du nom, pour lequel sens=dénotation, est trop restrictive.

Le meaning : de Russell à StrawsonLes deux auteurs emploient le mot « meaning ».Chez Russell, une expression n'a pas de sens (meaning), elle a au mieux une signifiance(significance). Seuls les noms sont des expressions ayant un sens, et dans ce cas, le sens est l'objetréféré. Le mot meaning a chez Russell une définition technique (ie logique) très précise et stricte.Strawson estime que les expressions peuvent avoir un sens (meaning), mais il prend ce mot dans unsens (sense) qui est bien plus proche de celui de signifiance chez Russell.Pour marquer ce glissement de sens dans l'emploi du même mot meaning, nous traduisons meaning,au sens de Strawson, par « signification » – et meaning, dans le cadre de la théorie russellienne, par« sens ».

L'appareillage théorique de Strawson (Partie II)Strawson propose un nouveau découpage pour théoriser ces types de locutions à usage référentielunique :

• Une expression ou une phrase (sentence) URI est un groupe de mots, faisant sens, signifiant.• Une utilisation (use) est l'emploi d'une phrase URI pour dire quelque chose de sensé en

faisant une assertion qui sera vraie ou fausse, ou dans le cas d'une expression URI, à référerà un individu particulier.

• Une énonciation (utterance) est une profération par un locuteur de ce groupe de mots, à unmoment de l’Histoire et dans le monde.

Autrement dit :• Phrase/Expression URI = groupe sensé de mots• Utilisation = Phrase/Expression + contexte• Enonciation = Phrase/Expression + locuteur

D'où il découle que : la phrase (comme l'expression) signifient quelque chose ; la phrase n'est pasvraie ou fausse, son utilisation est vraie ou fausse ; l'expression n'est pas référente, son utilisationest référente. Autrement dit, la signification est une fonction de l'expression ; la dénotation est unefonction de son utilisation.

Nouvelle définition de la significationAvec Strawson, toute l'interprétation logique et technique de Russell sur le sens (meaning) estabandonnée. Le meaning retrouve son bon sens normal, avant de se voir donner une définitionnouvelle le rapprochant de la signifiance de Russell : la signification est l’ensemble des règlesd'utilisation d'une phrase/expression.Plus précisément, donner la signification d'une :

• expression = donner des directives générales pour son utilisation référentielle• phrase = donner des directives générales pour son utilisation assertive ou déclarative.

Ces directives sont l’ensemble des conventions (règles, habitudes, etc) réglant l'utilisation en contexte. Ces conventions assurent l'unicité de la référence, en même temps que la situation d'énonciation.

L'implication d'existence (Partie III)

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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014

Il y a deux grands rapports pour marquer une connexion logique :- L'inférence, purement logique, symbolisée par , montre qu'une proposition découle d'une autre⊢pour des raisons purement logiques. « A B⊢ » se lit : « A entraîne B », « de A, on déduit/infèreB ».- L'implication, symbolisée par , ⇒ liée à la valeur de vérité des propositions, s'emploie pour relierdifférentes propositions entre elles en fonction de leur sens (leur valeur de vérité). « A B⇒ » se lit :« A implique B ».Strawson explique que l'acte de référence, ie l'utilisation référentielle d’une expression, implique,sans la dire, l'existence de l'objet référé.L'expression typique « le tel-et-tel » fonctionne à présent ainsi :

• l’article défini au singulier, « le », est un signal qu'une référence va être faite,• le nom commun qui suit précise de quelle référence il s'agit.

L'énonciateur, armé de ce signal, montre qu'une référence est en cours mais n’affirme pas uneproposition existentielle à son propos (sinon, on pourrait statuer sur sa vérité ou sa fausseté). Tel estle sens de « l'implication » d’existence chez Strawson : l'utilisation référentielle unique sansl'affirmer, l'existence d'un objet unique ainsi référé par le locuteur.

Distinguer le rôle des expressions/phrases (Partie IV)Strawson propose une typologie des phrases servant à « énoncer un fait » en fonction de la questionvirtuelle à laquelle elles répondaient par anticipation :

• Les phrases répondant à la question « de quoi parlez-vous ? » ont un rôle, ou une tâche ouune fonction référentielle (ou identificatrice)

• Les phrases répondant à la question « que dites-vous à son sujet ? » ont un rôle, ou une tâcheou une fonction attributive (ascriptive) (ou descriptive ou classificatoire)

Ce découpage recouvre, au premier ordre, celui qui sépare le sujet (référentiel) du prédicat(attributif).Strawson précise les conventions relatives à ces différents rôles des expressions :

• La condition de réussite du rôle attributif, est que la chose dont on parle soit d'un certaintype – et dès lors, cette exigence est clairement énoncée.

• La condition de réussite du rôle référentiel, est l'exigence contextuelle, c'est-à-dire le respectd'un rapport entre le contexte et le locuteur, et aussi de certaines conventions linguistiques –et dès lors, cette exigence est impliquée dans la déclaration.

La plupart des expression peuvent jouer l'un ou l'autre rôle.On peut par ailleurs dresser une certaine typologie des expressions à usage référentiel unique : selonle poids de leur contexte d'énonciation ; selon leur force intrinsèque de signification descriptive ; etselon que leurs conventions d'usage sont d'ordre général ou ad hoc. Concernant les noms propres, Strawson note qu'il est faux de dire qu'il donnerait un sens et unedénotation uniques, car ils sont souvent d'emplois multiples. Quant à leur choix, il est à la foisarbitraire et aussi lié à l'observance d'usages sociaux et légaux.

Trois appendices (Partie V)Strawson fait rapidement trois remarques complémentaires à sa théorie : Les références indéfinies : Pour Strawson, la différence dans l'utilisation de « le » plutôt que « un »provient du contexte de connaissances partagées des interlocuteurs et de l'envie du locuteur dedonner ou non une information définie, mais dans les deux cas, l’unicité est bien impliquée.Les déclarations identificatrices : Ce sont les phrases de type « C'est l'objet qui... ». Elles renvoienten fait à un partage de connaissances contextuelles entre locuteur et auditeur.La logique des sujets et prédicats : Strawson évoque enfin les pluriels (les, tous, quelques), que sathéorie concerne tout aussi bien. Il écorne l'interprétation russellienne de la logique traditionnelle,rappelant que de toute façon « la langue ordinaire ne connaît pas de logique exacte ».

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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014

* * *

De la référence

Peter Strawson

1950

I

Nous utilisons très fréquemment certains types d'expressions pour mentionner ou référer à une

personne individuelle ou à un objet unique ou à un événement, un lieu, un procédé particuliers, dans

le cadre de ce qu'on pourrait appeler faire une déclaration à propos de cette personne, cet objet, ce

lieu, cet événement ou ce processus. J’appellerai cette façon d'utiliser des expressions « un usage

référentiel unique ». Les classes d'expressions qui sont le plus couramment utilisées de cette

manière sont : les pronoms singuliers démonstratifs (« celui-ci » et « celui-là ») ; les noms propres

(par exemple « Venise », « Napoléon », « Jean ») ; les pronoms singuliers personnel et impersonnel

(« il », « elle », « je », « tu ») ; et des locutions commençant par l'article défini suivi du nom

singulier, avec ou sans épithète (par exemple, « la table », « le vieil homme », « le roi de France »).

N'importe quelle expression de l'une de ces classes peut être employée comme le sujet de ce que

l'on considère traditionnellement comme une phrase du type {sujet singulier-prédicat} ; et dans cet

emploi, elle illustrerait l'usage que je souhaite aborder.

Je ne veux pas dire que les expressions appartenant à ces classes n'ont jamais d'autres usages

que celui dont je veux discuter. Bien au contraire, il est évident qu'elles en ont d'autres. Il est évident

que quiconque a énoncé la phrase « La baleine est un mammifère », utilise l'expression « la

baleine » d'une manière tout à fait différente de la façon dont elle serait utilisée par celui qui aurait

eu l'occasion d'énoncer sérieusement la phrase « La baleine a frappé le navire ». Dans la première

phrase, le locuteur n'est de toute évidence pas en train de mentionner, tandis que dans la seconde, on

est de toute évidence en train de mentionner une baleine particulière. De même, en disant

« Napoléon était le plus grand soldat français », j'utilise le mot « Napoléon » pour mentionner un

certain individu ; en revanche, je n'utilise pas la locution « le plus grand soldat français » pour

mentionner un individu, mais pour dire quelque chose d'un individu que j'avais déjà mentionné. On

pourrait naturellement dire qu'en utilisant cette phrase, je parlais de Napoléon, et que ce que je

disais à son sujet était qu'il était le plus grand soldat français. Mais bien sûr, je pourrais utiliser

l'expression « le plus grand soldat français » pour mentionner un individu, par exemple, en disant :

« Le plus grand soldat français mourut en exil ». Il est donc évident qu'au moins quelques

expressions appartenant aux classes que j'ai indiquées peuvent avoir d'autres utilisations que celui

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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014

que je tiens à discuter. Précisons encore : je ne dis pas que dans toute phrase donnée, il n'y a jamais

plus d'une expression utilisée de cette façon référentielle unique. Au contraire, il est évident qu'il

peut y en avoir plus d'une. Par exemple, on estimera tout naturellement qu'en utilisant sérieusement

la phrase « La baleine a frappé le navire », je dis quelque chose à la fois à propos d'une certaine

baleine et aussi d'un certain navire, et que j'utilise chacune des expressions « la baleine » et « le

navire » pour mentionner un objet particulier. En d'autres termes, j'utilise chacune de ces deux

expressions d'une manière référentielle unique. Toutefois, j'essayerai autant que faire ce peut de

concentrer mon attention sur les cas où l'expression utilisée de cette façon est aussi le sujet

grammatical de la phrase.

Je pense qu'il est juste de dire que la Théorie des descriptions de Russell1, dévolue à la dernière

des quatre classes d'expressions que j'ai indiquées ci-dessus (c'est-à-dire aux expressions de la

forme « le tel-et-tel » (the so-and-so)) est encore largement plébiscitée parmi les logiciens qui y

voient une façon pertinente de rendre compte de l'utilisation de ces expressions dans le langage

ordinaire. En premier lieu, je montrerai que cette théorie, considérée comme telle, contient certaines

erreurs fondamentales.

A quelle question (ou questions) concernant les locutions de la forme « le tel-et-tel », la Théorie

des descriptions était-elle censée répondre ? A mon sens, l'une d'entre elles peut être illustrée

comme suit. Supposons que quelqu'un vienne d'énoncer la phrase « Le roi de France est sage ».

Personne ne dira que la phrase qui vient d'être énoncée est dénuée de sens. Tout le monde

s'accorderait à dire qu'elle est bien signifiante (significant). Mais tout le monde sait aussi qu'il n'y a

pas de roi en France aujourd'hui. L'une des questions que la Théorie des descriptions visait à

résoudre était justement : comment une phrase telle que « Le roi de France est sage » peut-elle être

signifiante même quand il n'y a rien qui corresponde à la description qu'elle contient, c'est-à-dire,

dans ce cas, rien qui ne corresponde à la description « Le roi de France » ? Et l'une des raisons pour

lesquelles Russell a estimé important de donner une réponse correcte à cette question, était qu'il

pensait qu'il était important de prouver que les autres réponses envisageables étaient fausses. La

réponse qu'il jugeait erronée, et à laquelle il était désireux de fournir une alternative, pourrait être

exposée comme la conclusive de l'un ou l'autre de ces deux argumentaires fallacieux. Appelons S, la

phrase « Le roi de France est sage ». Alors le premier argumentaire pourrait s'expliciter ainsi :

(1) La locution « Le roi de France » est le sujet de la phrase S.

Par conséquent (2) si S est une phrase signifiante, S est une phrase sur le roi de France.

Mais (3) si, dans aucune acception, on peut dire qu'il existe un roi de France, alors la phrase ne

porte sur rien, et ne porte donc pas sur le roi de France.

Par conséquent (4) puisque S est signifiant, il doit y avoir une certaine acception (dans un

1 NdT : Bertrand Russell, « XVI. Les descriptions », dans Introduction à la philosophie mathématique [1919], Paris, Payot, 1991.

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certain monde) permettant de dire qu'il existe (ou subsiste) un roi de France.

Et le second argumentaire est le suivant :

(1) Si S est signifiante, elle est soit vraie soit fausse.

(2) S est vraie si le roi de France est sage et fausse si le roi de France n'est pas sage.

(3) Mais déclarer que le roi de France est sage, tout comme déclarer que le roi de France n'est

pas sage, n'est vrai que s'il y a (dans une certaine acception, dans un certain monde) une chose qui

est le roi de France.

Par conséquent (4) puisque S est signifiante, il s'ensuit la même conclusion que précédemment.

Ce sont là assez clairement de mauvaises argumentations, et, comme on devait s'y attendre,

Russell les rejette. Postuler l'existence d'un monde d'entités étranges, auquel le roi de France

appartient, offense, dit-il, « ce sentiment de réalité qui doit être préservé même dans les études les

plus abstraites »2. Le rejet de ces argumentations par Russell est toutefois moins intéressant à noter

que le fait qu'en rejetant leur conclusion, il concède le plus important de leurs principes. Permettez-

moi de noter D, la locution « Le roi de France ». Je pense alors que les raisons de Russell pour

rejeter ces deux argumentations peuvent être résumées comme suit. L'erreur se produit, dit-il, en

pensant que D, qui est certainement le sujet grammatical de S, est également le sujet logique de S.

Mais D n'est pas le sujet logique de S. En fait S, bien qu'elle ait grammaticalement un sujet singulier

et un prédicat, n'est pas du tout, logiquement parlant, une phrase du type sujet-prédicat. La

proposition qu'elle exprime est une sorte complexe de proposition existentielle, dont une partie

pourrait être décrite comme une proposition « existentielle unique ». Pour montrer la forme logique

de la proposition, nous devrions réécrire la phrase sous une forme grammaticale adaptée à sa

structure logique, de telle manière que la ressemblance trompeuse de S avec une phrase exprimant

une proposition de type sujet-prédicat disparaîtrait, et nous serions ainsi protégés contre les

argumentations erronées comme celles que je viens d'exposer. Avant de rappeler les détails de

l'analyse russellienne de S, remarquons ce que sa réponse, telle que je l'ai donnée jusqu'ici, semble

impliquer. Sa réponse semble impliquer que, dans le cas d'une phrase semblable à S – entendre par

là, (1) elle est grammaticalement de la forme sujet-prédicat et (2) son sujet grammatical ne se réfère

à rien – alors la seule alternative au fait qu'elle soit dénuée de sens est qu'elle ne soit pas vraiment

(c'est-à-dire logiquement) de la forme sujet-prédicat, mais d'une toute autre forme. Et cela, à son

tour, semble impliquer que s'il y a des phrases qui sont authentiquement de la forme sujet-prédicat,

alors le simple fait qu'elles soient signifiantes, qu'elles veuillent dire quelque chose, garantit qu'il y

ait bien quelque chose à quoi le sujet logique (et grammatical) réfère. De plus, la réponse de Russell

2 NdT : Bertrand Russell, « XVI. Les descriptions », dans Introduction à la philosophie mathématique [1919], Paris, Payot, 1991, p.316.

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semble impliquer que de telles phrases existent. Car s'il est vrai que l'on peut être amenés à croire

faussement que S, de par sa similitude grammaticale avec d'autres phrases, est logiquement de la

forme sujet-prédicat, alors il doit sûrement y avoir d'autres phrases grammaticalement semblables à

S, qui sont bien de la forme sujet-prédicat. Pour montrer non seulement que la réponse de Russell

implique effectivement ces conclusions, mais aussi qu'il a accepté au moins la première des deux, il

suffit de revenir à ce qu'il disait à propos de la classe des expressions qu'il appelle « noms propres

logiques » (logically proper names)3 en contraste avec des expressions, comme D, qu'il appelle

« des descriptions définies ». Sur les noms propres logiques, Russell dit ou implique les choses

suivantes :

(1) Qu'eux seuls peuvent être employés comme sujet de phrases qui sont authentiquement de la

forme sujet-prédicat ;

(2) Qu'une expression censée être un nom propre logique est dénuée de sens à moins qu'il n'y

ait un objet unique qu'elle représente : car le sens d'une telle expression est juste l'objet individuel

que l'expression désigne. Par conséquent, pour être tout à fait un nom, il doit désigner quelque

chose.

Il est facile de voir que si quelqu'un croit à ces deux propositions, alors la seule façon pour lui

de sauver la signifiance de la phrase S, est de lui refuser la possibilité d'être du type logique sujet-

prédicat. En général, nous pouvons dire que Russell ne reconnaît que deux manières d'être

signifiantes aux phrases qui, de par leur structure grammaticale, semblent porter sur une personne

en particulier ou un objet individuels, ou un événement :

(1) Soit leur forme grammaticale nous trompe sur leur forme logique, et en fait, à l'instar de S,

on ne peut les analyser que comme un type particulier de phrase existentielle ;

(2) Soit leur sujet grammatical se doit d'être un nom propre logique, dont le sens est la chose

individuelle qu'il désigne.

Je pense que Russell a sans conteste tort là-dessus, et que certaines phrases sont signifiantes,

commencent par une expression utilisée d'une manière référentielle unique et pour autant ne

tombent sous aucune de ces deux classes. Les expressions utilisées d'une façon référentielle unique

ne sont jamais ni des noms propres logiques ni des descriptions, s'il faut entendre par là le modèle

qu'en a fourni Russell dans sa Théorie des descriptions.

Il n'y a pas de noms propres logiques et il n'y a pas de descriptions (dans ces acceptions).

Voyons maintenant les détails de l'analyse de Russell. Selon Russell, toute personne qui affirme

S affirmerait en même temps que :

(1) Il y a un roi de France.

3 NdT : Chez Russell, un nom propre est un symbole simple désignant un « individu ». Il distingue les noms ordinairement propres (Socrate, L'eldorado), qui ont un sens car ils sont en fait des descriptions déguisées (analysables comme telles) ; des noms propres logiques, qui sont des déictiques purs, des données-des-sens particuliers : « Ceci », « Cela », et « Je ». Bertrand Russell, « 2. Particuliers, prédicats et relations », dans La philosophie de l’atomisme logique [1918], dans Ecrits de logique philosophique, Paris, PUF, 1989.

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(2) Il n'y a pas plus d'un roi de France.

(3) Il n'y a rien qui est roi de France et qui n'est pas sage.

Il est facile de voir à la fois comment Russell est arrivé à cette analyse, et aussi comment cela

lui permet de répondre à la question liminaire, à savoir : Comment la phrase S peut-elle être

signifiante quand il n'y a pas de roi en France ? Pour arriver à cette décomposition logique, Russell

s'est demandé quelles pourraient être les circonstances dans lesquelles nous dirions qu'une personne

ayant énoncé la phrase S aurait fait une assertion vraie. Et il semble assez clair, suffisamment pour

que je ne le conteste pas, que les phrases (1) à (3) ci-dessus décrivent des circonstances qui sont au

moins les conditions nécessaires à quiconque ferait une assertion vraie en énonçant la phrase S.

Mais, comme j'espère le montrer, reconnaître cela n'est pas du tout la même chose qu'accorder que

Russell a fixé les règles justes de l'utilisation de la phrase S ni même qu'il en a rendu compte,

partiellement mais aussi correctement que possible. Et ce n'est certainement pas du tout la même

chose que de dire que le modèle d'interprétation fourni est un modèle correct pour l'ensemble des

phrases singulières commençant par une locution de la forme « le tel-et-tel ».

On peut voir également que cette analyse fournit à Russell une réponse à la question de savoir

comment la phrase S peut être signifiante, même lorsqu'il n'y a pas de roi de France. Car, si cette

analyse est correcte, quiconque énonce la phrase S maintenant affirme conjointement trois choses,

dont l'une (à savoir qu'il y a un roi de France) est fausse ; et comme la conjonction de trois

propositions dont l'une est fausse, est elle-même fausse, l'affirmation dans son ensemble est

signifiante mais fausse. Dès lors, ni le premier ni le second argumentaire qui concluent sur la

subsistance d'entités, ne s'appliquent à cette assertion.

II

En guise d'étape dans notre démonstration qui prouvera que la solution proposée par Russell à

ce problème est fausse, et qui en fournira la solution correcte – je voudrais à présent poser certaines

distinctions. Dans ce but, j'appellerai « une expression », toute expression qui a un usage référentiel

unique ; et « une phrase », toute phrase commençant par ce type d'expression (cette notation allégée

aura cours dans le reste de ce chapitre). Les distinctions que je vais poser sont assez rudimentaires

et trop rapides, et il ne fait pas de doute que des cas difficiles pourraient nous être opposés pour

nous obliger à les affiner. Mais je pense qu'elles serviront néanmoins mon propos. Les distinctions

sont à placer entre :

(A1) une phrase,

(A2) l'utilisation d'une phrase,

(A3) l'énonciation d'une phrase.

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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014

et, en regard, entre :

(B1) une expression,

(B2) l'utilisation d'une expression,

(B3) l'énonciation d'une expression.

Revenons à la phrase « Le roi de France est sage ». Il est facile de s'imaginer que cette phrase a

été énoncée à plusieurs reprises depuis, disons, le début du XVIIe siècle, pendant les règnes de

chaque monarque français successif ; et facile de s'imaginer qu'elle a également été énoncée au

cours des périodes ultérieures alors que la France n'était plus une monarchie. Notez qu'il m'a été

tout naturel de dire que « la phrase » ou « cette phrase » a été énoncée à plusieurs reprises au cours

de cette période ; en d'autres termes, il est naturel et correct de dire qu'une seule et même phrase a

été énoncée en ces diverses occasions. D'une certaine façon, il est donc correct de dire d'une seule et

même phrase qu'elle est énoncée en toutes ces occasions – et c'est précisément ainsi que je veux

pouvoir utiliser l'expression (A1) « une phrase ». Il y a cependant des différences notables entre les

différentes occasions d'utilisation de cette phrase. Par exemple, si un homme l'a énoncée au cours

du règne de Louis XIV et un autre homme l'a énoncée sous le règne de Louis XV, il serait naturel de

dire (supposer) qu'ils étaient respectivement en train de parler de deux personnes différentes ; et on

peut considérer que le premier homme, en utilisant la phrase, fait une assertion vraie, tandis que le

deuxième homme, en utilisant la même phrase, en fait une fausse. D'un autre côté, si deux hommes

différents énoncent simultanément la phrase (par exemple si l'un l'écrit et l'autre la dit) pendant le

règne de Louis XIV, il serait naturel de dire (supposer) qu'ils sont tous deux en train de parler de la

même personne ; et, dans ce cas, en utilisant cette phrase, ils doivent tous deux avoir fait une

assertion soit vraie soit fausse. Et cela illustre ce que je veux dire par l'utilisation d'une phrase. Des

deux hommes qui ont énoncé cette phrase, l'un sous le règne de Louis XV et l'autre sous le règne de

Louis XIV, chacun a fait une utilisation différente de la même phrase ; alors que les deux hommes

qui ont énoncé la phrase simultanément sous le règne de Louis XIV, ont fait la même utilisation4 de

la même phrase. De toute évidence, dans le cas de cette phrase, comme aussi bien dans celui de

beaucoup d'autres, nous ne pouvons pas parler de la phrase comme étant vraie ou fausse, mais

seulement de son utilisation pour faire une affirmation vraie ou fausse, ou (si vous préférez) pour

exprimer une proposition vraie ou fausse. Et pareillement, nous ne pouvons pas parler de la phrase

comme portant sur une personne en particulier (car une même phrase peut être utilisée à différents

moments pour parler de personnes toutes différentes), mais seulement d'une utilisation de la phrase

pour parler d'une personne en particulier. Enfin, pour clarifier ce que je veux dire par l'énonciation

d'une phrase, il me suffira de dire que les deux hommes qui ont simultanément énoncé la phrase

sous le règne de Louis XIV ont fait deux énonciations différentes de la même phrase, bien qu'ils

4 Cet usage du terme « utilisation » est, bien sûr différent de l'usage courant pour lequel : « utilisation » (d'un mot, expression, ou phrase particuliers) = (en gros) « règles pour l'utilisation de » = (en gros) « sens » (meaning).

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aient fait la même utilisation de la phrase.

Si nous considérons maintenant non pas toute la phrase, « Le roi de France est sage », mais

seulement la partie qui constitue une expression, « Le roi de France », il est évident que nous

pouvons faire des distinctions analogues, mais non rigoureusement identiques, entre (1)

l'expression, (2) une utilisation de l'expression et (3) une énonciation de l'expression. Les

distinctions ne sont cependant pas tout à fait identiques ; on ne peut en effet dire en toute correction

que l'expression « Le roi de France » s'utilise pour exprimer une proposition vraie ou fausse,

puisque de manière générale, seule l'utilisation d'une phrase peut être dite vraie ou fausse. De façon

similaire, c’est seulement en utilisant une phrase, et non pas une expression seule, que l'on peut

parler d'une personne en particulier. Partant, nous dirons plutôt que vous utilisez l'expression pour

mentionner ou vous référer à une personne particulière lors de l'utilisation d'une phrase qui en parle.

Mais de toute évidence dans ce cas, comme dans un grand nombre d'autres, on ne peut pas dire que

l'expression (B1) mentionne, ou fait référence à quoi que soit, pas plus qu'on ne peut dire que la

phrase est vraie ou fausse. La même expression peut avoir plusieurs utilisations mentionnantes

comme la même phrase peut être utilisée pour faire des déclarations aux valeurs de vérité

différentes. « Mentionner » ou « faire référence à » n'est pas quelque chose qu'une expression fait ;

c'est quelque chose que quelqu'un peut faire en utilisant une expression. Mentionner, ou faire

référence à quelque chose est une caractéristique d'une utilisation d'une expression, tout comme

« porter sur » quelque chose, et vrai-ou-faux, sont des caractéristiques de l'utilisation d'une phrase.

Un exemple très différent peut aider à clarifier ces distinctions. Prenons le cas d'une expression

qui a un usage référentiel unique, à savoir l'expression « je » ; et considérons la phrase, « j'ai

chaud ». D'innombrables personnes peuvent utiliser cette même phrase ; mais il est logiquement

impossible pour deux personnes distinctes de faire la même utilisation de cette phrase : ou, si vous

préférez, de l'utiliser pour exprimer la même proposition. L'expression « je » peut être correctement

utilisée par n'importe laquelle de ces innombrables personnes (mais seulement par elle) pour se

référer à elle-même. Dire cela, c'est dire quelque chose à propos de l'expression « je » : c'est,

convenablement compris, donner sa signification (meaning). Voici le genre de choses que l'on peut

dire à propos des expressions. Mais il est inepte de dire que l'expression « je » se réfère à une

personne en particulier. Car c'est le genre de choses qui ne peut se dire que d'une utilisation

particulière de l'expression.

Permettez-moi d'utiliser le mot « type » comme abréviation à la place de « phrase ou

expression ». Dès lors, je ne suis pas en train de dire qu'il y a des phrases et des expressions (des

types), et leurs utilisations, et leurs énonciations, comme on dirait qu'il y a des bateaux et des

chaussures et de la cire à cacheter. Je dis que nous ne pouvons pas dire les mêmes choses à propos

des types, de leurs utilisations, et de leurs énonciations. Et le fait est que nous parlons des types ;

une confusion pourrait résulter de notre échec à distinguer les différences entre ce qui peut être dit

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des types, et ce qui ne peut l'être que de leurs utilisations. Nous sommes bien souvent enclins à

croire que nous parlons des phrases et des expressions lorsque nous parlons en fait de l'utilisation

des phrases et des expressions.

C'est ce que fait Russell. Pour être plus général encore, et pour marquer mon opposition à

Russell, je dirai ceci : signifier (dans au moins une acception primordiale) est une fonction de la

phrase ou de l'expression ; mentionner et référer à, tout comme les valeurs de vérité et de fausseté,

sont des fonctions de l'utilisation de la phrase ou de l'expression. Donner la signification d'une

expression (dans mon acception de ce mot) consiste à donner des directives générales pour son

utilisation afin de référer ou mentionner des objets ou des personnes en particulier ; et donner la

signification d'une phrase consiste à donner des directives générales pour son utilisation afin de

produire des assertions vraies ou fausses. Il ne s'agit pas là de dresser une liste d'occasions

particulières pour l'utilisation de la phrase ou de l'expression. La signification d'une expression ne

peut s'identifier à l'objet auquel elle réfère lors de son utilisation en une occasion particulière. La

signification d'une phrase ne peut s'identifier à l'assertion qu'elle réalise lors de son utilisation en

une occasion particulière. Car parler de la signification d'une expression ou d'une phrase n'est pas

parler de son utilisation en une occasion particulière, mais c'est parler des règles, des habitudes, des

conventions régissant son utilisation correcte, en toutes occasions, pour référer ou pour affirmer.

Donc la question de savoir si une phrase ou une expression est, ou non, signifiante (significant) n'a

absolument rien à voir avec la question de savoir si la phrase, énoncée lors d'une occasion

particulière, est, à cette occasion, utilisée pour faire ou non une assertion vraie-ou-fausse, ou si

l'expression est, à cette occasion, utilisée pour référer à ou mentionner quoi que ce soit.

La source de l'erreur de Russell tient à ce qu'il pensait que référer à ou mentionner (si cela

arrive jamais), doit être signifier. Il ne distinguait pas B1 de B2 ; il a confondu les expressions avec

leur utilisation dans un contexte donné ; et ainsi il confondait signifier avec mentionner, ou référer

à. Si je parle de mon mouchoir, je peux peut-être produire devant vous l'objet auquel je me réfère en

le sortant de ma poche. Je ne peux pas produire la signification de l'expression « mon mouchoir »,

en la sortant de ma poche. Comme Russell confondait signifier avec mentionner, il pensait que si

une expression avait un usage référentiel unique, et si elle était bien ce qu'elle semblait être (c'est-à-

dire un sujet logique) et non pas déguisée en autre chose, son sens5 devait être l'objet particulier

auquel son utilisation référait. D'où la mythologie inextricable du nom propre logique. Mais si

quelqu'un me demande la signification de l'expression « Ceci » – jadis, le candidat préféré de

Russell au statut de nom propre logique – je ne vais pas lui tendre l'objet auquel je viens de me

référer en utilisant l'expression, admettant par la même que la signification du mot changerait à

chaque fois qu'il serait utilisé. Je ne lui livrerais pas non plus tous les objets auxquels l'expression a

5 NdT : Russell et Strawson emploient le même mot meaning, mais en construisent une théorie très différente. D'où notre traduction par « sens » chez Russell, et par « signification » chez Strawson.

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déjà référé, ou le pourrait, lors de son utilisation. Bien plutôt, j'expliquerais et illustrerais les

conventions régissant l'utilisation de l'expression. Voilà ce qu'est donner la signification d'une

expression. Et cela n'a rien à voir avec le fait de donner l'objet auquel elle se réfère (quelle que soit

l'acception de donner) ; car l'expression elle-même ne réfère à rien du tout ; bien qu'elle puisse être

utilisée, à maintes reprises, pour référer à d'innombrables choses. Maintenant il est de fait qu'il y a

en anglais une acception du mot « signifier » (mean) par laquelle ce mot se rapproche de l'idée de

« indiquer, vouloir dire, mentionner ou se référer à » ; par exemple quand quelqu'un dit

(désagréablement) : « Je veux dire toi »; ou quand je désigne quelqu'un en disant : « C'est celui-là

auquel je pense ». Mais celui que je voulais dire (the one I meant) est tout à fait différent de la

signification de l'expression (the meaning of the expression) que j'ai utilisée pour parler de lui. Dans

ce sens particulier de « signifier, vouloir dire », ce sont les gens qui veulent dire, pas les

expressions. Les gens utilisent des expressions pour faire référence à des choses particulières. Mais

la signification d'une expression n'est pas l'ensemble des choses ou la chose unique auquel elle peut

référer quand on l'utilise correctement : la signification est l'ensemble des règles, des habitudes, des

conventions régissant son utilisation pour référer.

C'est la même chose avec les phrases ; et de façon encore plus évidente. Tout le monde sait que

la phrase « La table est couverte de livres » est signifiante, et tout le monde sait ce que cela signifie.

Mais si je demande « A propos de quel objet est cette phrase ? », je pose une question absurde – une

question que l'on ne peut poser à propos d'une phrase, mais seulement à propos d'une certaine

utilisation de la phrase : et dans ce cas, la phrase n'a pas été utilisée, elle a seulement été prise

comme exemple. En sachant ce qu'elle signifie, vous savez en fait comment elle peut être utilisée

correctement pour parler des choses : donc connaître la signification n'a rien à voir avec la

connaissance d'une utilisation particulière de la phrase pour parler de ci ou là. De la même manière,

si je demande « La phrase est-elle vraie ou fausse ? », je pose une question absurde, qui n'en

deviendra pas moins absurde si j'ajoute : « Ce doit être l'un ou l'autre puisque la phrase est

signifiante ». La question est absurde, parce que la phrase n'est ni vraie ni fausse, pas plus qu'elle

n'est à propos d'un certain objet. Bien sûr, dire qu'elle est signifiante, c'est dire qu'elle peut être

correctement utilisée pour parler de quelque chose et que, en l'utilisant convenablement, quelqu'un

fera une assertion vraie ou fausse. Et j'ajouterai qu'elle sera utilisée pour faire une assertion vraie ou

fausse seulement si la personne qui l'utilise est bel et bien en train de parler de quelque chose. Si,

lorsqu'il l'énonce, il ne parle en fait de rien, alors son utilisation n'en est pas véritablement une, mais

se réduit à une utilisation fautive ou une pseudo-utilisation : il fait une assertion ni vraie ni fausse,

même s'il peut penser le contraire. Et cela nous montre la voie vers la solution correcte au casse-tête

auquel la Théorie des descriptions donne une réponse tragiquement incorrecte. Le point important,

c'est que la question de savoir si la phrase est signifiante ou non est tout à fait indépendante de la

question soulevée par l'une de ses utilisations particulières (comme de savoir s'il s'agit d'une

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utilisation véritable ou fautive, ou encore de savoir si elle est utilisée pour parler de quelque chose,

ou pour y faire croire, ou comme exemple philosophique). La question de savoir si la phrase est

signifiante ou non, revient à se demander s'il existe des habitudes linguistiques, conventions ou

règles qui permettraient à la phrase d'être logiquement utilisée pour parler de quelque chose ; et se

désintéresse de savoir si elle a bien été utilisée ainsi en telle occasion particulière.

III

Reprenons la phrase « Le roi de France est sage », et voyons les choses vraies et fausses que

Russell en a dites.

Il y a au moins deux choses vraies que Russell dirait sur cette phrase :

(1) La première est qu'elle est signifiante ; que si quelqu'un devait l'énoncer maintenant, il

énoncerait une phrase signifiante.

(2) La seconde est que tout personne énonçant la phrase maintenant ferait une assertion vraie

seulement s'il existe effectivement un roi en France et un seul, et s'il est sage.

Quelles sont les choses erronées que Russell dirait à son propos ? Les voici :

(1) Que toute personne énonçant maintenant cette phrase, ferait une assertion vraie ou fausse ;

(2) Qu'une partie de ce qu'il serait en train d'affirmer serait qu'il existe à ce moment-là un et un

seul roi de France.

J'ai déjà donné quelques éléments qui font penser que ces deux propositions sont inexactes.

Supposons à présent que quelqu'un vous dise d'un air tout à fait sérieux : « Le roi de France est

sage ». Diriez-vous « C'est faux » ? Je crois assurément que vous vous en garderiez. Mais supposez

qu'il poursuive en vous demandant si vous pensez que ce qu'il vient de dire est vrai ou faux ; si vous

êtes d'accord ou non avec ce qu'il vient de dire. Je pense que vous seriez enclin, après une certaine

hésitation, à dire que vous n'êtes ni l'un ni l'autre ; que la question de savoir si sa déclaration est

vraie ou fausse n'a tout simplement pas lieu d'être, parce qu'il n'y a personne qui soit roi de France6.

Vous pourriez, si vous l'aviez trouvé étrangement sérieux (affichant un air hébété, égaré dans les

siècles), dire quelque chose comme : « Je crains que vous n'ayez mal compris. La France n'est pas

une monarchie. Il n'y a pas de roi en France. » Cela démontre bien que si un homme énonce

sérieusement une telle phrase, le seul fait qu'il l'énonce vaudrait en quelque sorte preuve qu'il croit

qu'il y a un roi en France. Ce ne serait bien sûr pas là une preuve de sa croyance au même titre qu'un

homme allant chercher son imperméable prouve qu'il croit qu'il pleut, ou simplement que la

déclaration d'un homme disant « Il pleut » est une preuve qu'il croit qu'il pleut. Pour le dire

6 Depuis que cet article a été rédigé, M. Geach a proposé des énoncés assez clairs à cet égard dans Analysis, Vol. 10, n ° 4, Mars 1950.

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autrement, nous pourrions le présenter ainsi. Dire « Le roi de France est sage » implique, dans une

certaine acception du verbe « impliquer », qu'il y a un roi en France. Mais c'est là une acception très

spéciale et inhabituelle du verbe « impliquer ». « Implique » en ce sens n'est certainement pas

équivalent d'« entraîne » (ou « implique logiquement »)7. Et cela ressort notamment du fait que

lorsque, en réponse à sa déclaration, nous disons (comme nous le devrions) « Il n'y a pas roi en

France », nous ne disons certainement pas que nous avons contredit la déclaration affirmant que le

roi de France est sage. Nous ne disons aucunement que c'est faux. Nous sommes bien plutôt en train

de donner une raison montrant que la question de savoir si cela est vrai ou faux ne se pose tout

simplement pas.

Et c'est ici que la distinction que j'ai posée précédemment peut nous aider. La phrase « Le roi de

France est sage », est certainement signifiante ; mais cela ne signifie pas que toute utilisation

particulière de celle-ci soit vraie ou fausse. Nous l'utilisons pour faire une déclaration vraie ou

fausse quand l'on s'en sert pour parler de quelqu'un ; quand, en utilisant l'expression « Le roi de

France », nous sommes effectivement en train de mentionner quelqu'un. Le fait que,

respectivement, la phrase et l'expression soient signifiantes est simplement le fait que la phrase

pourrait être utilisée dans certaines circonstances pour dire quelque chose de vrai ou de faux, ou

que l'expression pourrait être utilisée en certaines circonstances pour mentionner une personne en

particulier ; et connaître leur signification revient à savoir de quelle sorte sont ces circonstances.

Ainsi, lorsque nous énonçons la phrase sans que notre utilisation de la locution « Le roi de France »

ne mentionne véritablement quelqu'un, la phrase ne cesse pas d'être signifiante : simplement nous

échouons à dire quelque chose de vrai ou de faux, parce que nous ne parvenons tout simplement pas

à mentionner quelqu'un via cette utilisation particulière de cette locution parfaitement signifiante. Il

s'agit là, si vous voulez, d'une utilisation fautive de la phrase, et d'une utilisation fautive de

l'expression ; bien que nous puissions (ou pas) penser à tort qu'il s'agit d'une utilisation authentique.

Et ces utilisations fautives sont monnaie courante. Les romans ou la fiction sophistiquées8,

reposent sur elles. Si je commence par « Le roi de France est sage », et continue par « et il vit dans

un château doré avec une centaine d'épouses », et ainsi de suite, tout auditeur me comprendra

parfaitement, sans avoir à supposer ou bien que je parle d'une personne en particulier, ou bien que je

fais une fausse déclaration selon laquelle il existe une personne décrite en ces termes. (Il convient

d'ajouter que, là où l'utilisation des phrases et des expressions est manifestement fictive, l'acception

du mot « à propos de » (about) peut changer. Comme l'a dit Moore, il est parfaitement naturel et

correct de dire que certaines déclarations tenues dans Les papiers de Pickwick9 sont à propos de M.

7 NdT : On retrouve bien (voir notre présentation) la distinction standard en logique entre :- L'implication : A => B : A implique B (A implies B).- L'inférence, ou implication logique : A B⊢ : A entraîne B ; De A, on déduit B ; De A, on infère B (A entails B).

8 Le genre non-sophistiqué est celui qui commence par « Il était une fois ».9 NdT : Titre complet de l'ouvrage : Charles Dickens, Les papiers posthumes du Pickwick Club [1837], Paris,

Gallimard, 1958.

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Pickwick. Mais là où l'utilisation des phrases et des expressions n'est pas manifestement fictive,

l'utilisation du syntagme « à propos de » peut laisser à désirer ; en effet, il n'est généralement pas

exact de dire qu'une déclaration est à propos de M. X ou d'Untel, sauf s'il y a bien une telle personne

ou chose. C'est donc quand l'affabulation risque d'être prise au sérieux que nous pouvons répondre à

la question « De qui parle t-il ? » par « Il ne parle de personne » ; mais, en disant cela, nous ne

disons pas que ce qu'il dit est faux ni absurde.)

Par ailleurs, hormis les cas d'utilisations manifestement fictives, je viens de dire qu'utiliser une

expression telle que « Le roi de France » au début d'une phrase devait impliquer, dans une certaine

acception du verbe « impliquer », qu'il y a un roi de France. Quand un homme utilise une telle

expression, il n'affirme pas une proposition existentielle unique, pas plus que ce qu'il dit ne

l'entraîne. Mais l'une des fonctions classiques de l'article défini est d'agir comme le signal qu'une

référence unique est en cours – un signal, et non une affirmation déguisée. Quand nous

commençons une phrase avec « le Tartempion » (the such-and-such), l'utilisation de « le » montre,

sans le déclarer, que nous sommes, ou voulons être, en train de référer à un individu particulier de

l'espèce « Tartempion ». La détermination précise de cet individu particulier viendra du contexte, du

temps, du lieu et d'autres aspects de la situation d'énonciation. Or, chaque fois qu'un homme utilise

une expression, on peut présumer qu'il pense qu'il l'utilise correctement : donc quand il utilise

l'expression « le Tartempion », d'une manière référentielle unique, on peut présumer qu'il pense à la

fois qu'il y a un individu de cette espèce, et que le contexte d'utilisation suffira à déterminer lequel il

a en tête. Utiliser le mot « le » de cette manière revient donc à impliquer (au sens pertinent

d'« impliquer ») que les conditions existentielles décrites par Russell sont remplies. Mais utiliser

« le » de cette façon ne revient pas à déclarer que ces conditions sont remplies. Si je commence une

phrase par une expression de la forme « le tel-et-tel » (the so-and-so), et que je me retiens ensuite

d'en dire plus, je n'ai fait aucune déclaration d'aucune sorte ; mais j'ai peut-être réussi à mentionner

quelqu'un ou quelque chose.

L'affirmation existentielle unique que Russell suppose faire partie de n'importe quelle assertion

dans laquelle une utilisation référentielle unique est faite d'une expression de la forme « le tel-et-

tel » est, observe t-il, un composé de deux affirmations. Dire qu'il y a un Φ, c'est dire quelque chose

de compatible avec la possibilité qu'il y en ait plusieurs ; et dire qu'il n'y a pas plus d'un Φ, c'est dire

quelque chose de compatible avec la possibilité qu'il n'y en ait aucun. Dire qu'il y a un et un seul Φ,

c'est agréger ces deux affirmations. Jusqu'à présent, je me suis principalement concentré sur

l'affirmation présumée d'existence et moins sur l'affirmation présumée d'unicité. Un exemple

mettant l'accent sur ce dernier aspect nous permettra aussi de mieux faire ressortir ce qu'il faut

entendre par « impliqué » lorsque nous disons qu'une affirmation existentielle unique est impliquée,

et non entraînée, par l'utilisation référentielle unique d'expressions. Soit la phrase « La table est

couverte de livres ». Il est tout à fait certain que, dans toute utilisation normale de cette phrase,

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l'expression « la table » sera utilisée pour faire une référence unique, c'est-à-dire pour référer à une

certaine table. C'est là une utilisation très stricte de l'article défini, tel que Russell en parle à la page

30 des Principia mathematica, quand il parle d'utiliser l'article « strictement, de manière à impliquer

l'unicité ». A la même page, Russell dit qu'une locution de la forme « le tel-et-tel », utilisée

strictement, « ne pourrait s'appliquer que dans le cas où il y a bien un tel-et-tel et pas plus ». Or, il

est bien évidemment faux que la locution « la table », dans la phrase « la table est couverte de

livres » utilisée normalement, ne saurait « s'appliquer que dans le cas où il y a une table et pas

plus ». En effet, il est tautologiquement vrai que, dans une telle utilisation, la locution n'a

d'application que s'il y a une table et pas plus à laquelle on réfère, et elle ne sera comprise comme

ayant une application que s'il y a une table et pas plus que l'on comprendra comme étant l'objet

auquel il est fait référence. Utiliser la phrase ne consiste pas à affirmer, mais à impliquer (dans

l’acception particulière que l'on vient de discuter) qu'il n'y a qu'une seule chose qui soit en même

temps de l'espèce spécifiée (une table) et ce à quoi le locuteur réfère. De toute évidence, il ne s'agit

pas là de l'affirmer. Faire référence à n'est pas dire que vous faites référence à. Dire qu'il y a une

certaine table-ou-autre à laquelle vous faites référence n'est pas la même chose que référer à une

table particulière. Par conséquent, le simple fait que nous puissions utiliser des locutions du type

« l'individu auquel j'ai fait référence » prouve qu'un acte de référence a bien eu lieu. (il serait

absurde de dire que vous avez désigné quelque chose si un acte de désignation ne pouvait avoir

lieu) Donc, une fois de plus, j'en arrive à la conclusion que référer à ou mentionner une chose

particulière ne peut se dissoudre dans une affirmation de quelque type qu'elle soit. Faire référence

n'est pas affirmer, bien que vous vous référiez à afin de pouvoir affirmer.

Permettez-moi maintenant de prendre un exemple de l'usage référentiel unique d'une expression

qui n'est pas de la forme « le tel-et-tel ». Imaginons que j'avance mes mains, avec précaution,

ramenées en forme de coupe, vers quelqu'un, en disant, comme je le fais là « Celui-là est d'un beau

rouge ». Mon interlocuteur, regardant dans mes mains et n'y voyant rien, peut dire « Quoi donc ? De

quoi parlez-vous ? » ou peut-être, « Mais il n'y a rien dans vos mains ». Bien sûr, il serait inepte de

dire qu'en rétorquant « Mais vous n'avez rien dans vos mains », il niait ou contredisait ce que j'avais

dit. Donc « celui-là » (this) n'est pas une description déguisée au sens de Russell. Pas plus qu'il n'est

un nom propre logique. Car il faut d'abord savoir ce que signifie la phrase pour pouvoir réagir de

cette façon-là à son énonciation. C'est précisément parce que la signifiance du mot « celui-là » est

indépendante de toutes les références particulières liées à son utilisation, même si elle n'est pas

indépendante de la façon dont il peut être utilisé pour faire référence – que je peux, comme dans cet

exemple, l'utiliser pour faire semblant de référer à quelque chose.

La morale générale de tout cela est que la communication est beaucoup moins une question

d'assertion explicite ou déguisée que les logiciens ne le supposaient hier. Et je m'intéresse à une

application particulière de cette morale générale : les cas où l'on fait une référence unique. Le fait

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que ces expressions puissent être utilisées dans une immense variété de contextes pour faire des

références uniques fait partie de leur signifiance. Par contre, il ne fait pas partie de leur signifiance

d'affirmer qu'elles sont bel et bien utilisées ainsi ou que les conditions pour qu'elles le soient sont

remplies. Donc, la distinction majeure que nous sommes tenus d'établir est entre :

(1) utiliser une expression pour faire une référence unique ; et

(2) affirmer qu'il y a un et un seul individu qui présente certaines caractéristiques (par exemple,

être d'un certain type, ou se situer dans un certain rapport avec le locuteur, ou les deux).

Il s'agit, en d'autres termes, de la distinction entre :

(1) les phrases contenant une expression utilisée pour indiquer ou mentionner ou référer à une

personne ou une chose particulières ; et

(2) les phrases existentielles uniques.

Ce que Russell fait revient à assimiler progressivement et de plus en plus les phrases de la

classe (1) aux phrases de la classe (2), et par conséquent à s'enfoncer dans des difficultés

insurmontables concernant les sujets logiques, et plus généralement les valeurs des variables

individuelles : difficultés qui l'ont finalement amené à sa Théorie des noms, logiquement

désastreuse, développée dans L’enquête et dans La connaissance humaine10. Cette approche du sens

des expressions de type sujet-logique qui donne le point de départ à toute la Théorie des

descriptions, empêche également Russell de trouver un substitut satisfaisant pour ces expressions

qui, en commençant par les locutions substantivées, se sont vues progressivement dégradées du

statut de sujet logique11. Le problème ne provient pas simplement, comme on le dit parfois, de la

fascination qu'exerce la relation entre un nom et son porteur ; même les noms n'arrivent pas à

répondre à l'ensemble de ces contraintes logiques intenables. C'est plutôt la combinaison de deux

idées fausses plus radicales : tout d'abord, l'échec à saisir l'importance de la distinction entre ce qui

peut être dit d'une expression et ce qui peut être dit d'une utilisation particulière de celle-ci (section

II ci-dessus) ; ensuite, l'échec à reconnaître l'usage référentiel unique des expressions comme la

chose inoffensive et nécessaire qu'il est, distinct même si complémentaire, de l'usage prédicatif ou

attributif (ascriptive) des expressions. En fait, les expressions qui peuvent apparaître comme des

sujets logiques au singulier sont les expressions des classes que j'ai énumérées au début (locutions

démonstratives, substantives ; noms propres ; pronoms) : dire ceci, c'est dire que ces expressions

intégrées à leur contexte (au sens large), sont ce qu'on utilise pour faire des références uniques.

L'important avec les conventions régissant l'utilisation de ces expressions, c'est qu'elles assurent

10 NdT : Il s'agit de « An inquiry into meaning and truth », conférence donnée en 1940, et publiée en français dans : Bertrand Russel, Signification et vérité, Flammarion, 1969 – Et Human Knowledge : Its scope and limits, publié en 1948, et traduite en français : Bertrand Russell, La connaissance humaine : sa portée et ses limites, Paris, Vrin, 2002.

11 Et ce en dépit du signal de danger contenu dans la locution « forme grammaticale trompeuse ».NdT : Strawson reprend donc sa critique de Russell au sujet des locutions du type « le Tartempion » qui, chez Russell, disparaissent de l'interprétation logique des assertions où elles apparaissent pourtant grammaticalement.

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l'unicité de la référence, en même temps que la situation d'énonciation. Mais pour cela, il suffit de

peu de choses. Lorsque nous faisons référence à quelque chose, nous n'atteignons pas, et ne

pouvons atteindre, le stade d'une explicitation totale qui abolirait la fonction même de référence. Si

elle existe, la référence unique réellement faite tient à une utilisation particulière dans un contexte

particulier ; la signifiance de l'expression utilisée est l'ensemble des règles ou des conventions qui

permettent de faire de telles références. Par conséquent, nous pouvons, en utilisant des expressions

signifiantes, prétendre nous référer à quelque chose, dans imaginaire ou dans la fiction, ou bien

nous fourvoyer en croyant nous référer à quelque chose quand en fait nous ne nous référons à rien

du tout.

Cela montre la nécessité de distinguer deux types (parmi beaucoup d'autres) de conventions ou

de règles linguistiques : d'un côté, les règles pour la référence, et les règles d'attribution ; et de

l'autre, celles pour l’analyse des premières. Si nous reconnaissons cette distinction d'usage pour ce

qu'elle est, nous sommes bien partis pour réussir à résoudre un certain nombre de casse-têtes

logiques et métaphysiques anciens.

Mes deux dernières sections sont consacrés à ces questions qui ne seront traitées que dans leurs

grandes lignes.

IV

L'un des principaux buts dans lesquels nous utilisons le langage est de pouvoir énoncer des faits

(stating facts) sur des choses, des personnes et des événements. Pour atteindre ce but, nous devons

avoir un moyen d'anticiper la question « De quoi (de qui, duquel) parlez-vous ? », comme la

question « Que dites-vous à son sujet (de lui, d'elle, ou de cette chose) ? ». La tâche consistant à

anticiper la première question est la tâche référentielle (ou identificatrice). La tâche consistant à

prévenir la seconde est la tâche attributive (ou descriptive ou classificatoire). Dans la phrase

anglaise conventionnelle qui est utilisée pour énoncer (ou pour y prétendre) un fait sur une chose ou

une personne individuelles ou sur un événement, la réalisation de ces deux tâches peut être grosso

modo assignée à des expressions séparables12. Et dans une telle phrase, cette assignation

d'expressions à des rôles distincts correspond à la classification grammaticale classique du sujet et

du prédicat. L'emploi d'expressions séparables pour remplir ces deux tâches n'a rien de sacré.

D'autres méthodes peuvent être employées, et elles le sont. Il y a, par exemple, la méthode

consistant à énoncer un seul mot ou une seule locution attributive en présence visible de l'objet

référé ; méthode analogue, le fait de peindre les mots « dangereux pour les camions » sur un pont,

12 Je néglige les phrases relationnelles, car elles nécessitent, non pas une modification sur le principe de ce que j'expose, mais une complication dans les détails.

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ou d'encercler une botte de légumes par une étiquette « médaille d'or ». Quelqu'un pourrait aussi

imaginer un jeu compliqué dans lequel le joueur ne doit jamais utiliser aucune expression d'une

manière référentielle unique, mais n'énoncer que des phrases existentielles uniques, en essayant de

faire deviner à son auditeur ce dont il parle à l'aide d'une accumulation de propositions relatives13.

(Cette description des objectifs du jeu montre comment doit être comprise cette idée de jeu : ce n'est

en effet pas l'utilisation normale que nous faisons des phrases existentielles.) Deux points méritent

d'être soulignés. Premièrement, la nécessité de réaliser ces deux tâches pour énoncer des faits

particuliers, ne requiert aucune explication transcendantale : et attirer l'attention sur ce point permet

d'élucider en partie la signification de l'expression « énoncer un fait » (stating a fact).

Deuxièmement, cette élucidation même est faite en des termes dérivés de la grammaire de la phrase

au singulier conventionnelle ; et cette distinction linguistique, manifestement fonctionnelle, entre

les rôles d'identification et d'attribution que les mots peuvent jouer dans la langue vient du fait que

la langue ordinaire nous fournit des expressions séparables auxquelles les différentes fonctions

peuvent être assignées de manière crédible et approximative. Et cette distinction fonctionnelle a

projeté son ombre jusque dans la philosophie. Les distinctions entre le particulier et l'universel,

entre la substance et la qualité, sont des sortes d'ombres pseudo-materialistes, jetées par la

grammaire de la phrase classique, dans laquelle les expressions isolables jouent des rôles distincts.

Utiliser une expression isolée pour accomplir la première de ces tâches revient à l'utiliser de

manière référentielle unique. Je veux maintenant dire quelque chose de général sur les conventions

d'usage des expressions utilisées de cette manière, et les comparer avec les conventions de l'usage

attributif. J'enchaînerai en illustrant brièvement ces remarques générales et en proposant d'autres de

leurs applications.

Ce qui est généralement requis pour effectuer une référence unique est, de toute évidence, un

dispositif (ou plusieurs) montrant à la fois qu'une référence unique est visée et de quelle référence

unique il s'agit ; lequel dispositif nécessite et permet à l'auditeur ou au lecteur d'identifier ce dont on

parle. Pour s'assurer de ce résultat, le contexte d'énonciation est d'une importance que l'on ne saurait

exagérer ; et par « contexte », j'entends, à tout le moins, le temps, le lieu, la situation, l'identité de

l'orateur, les sujets qui constitue le centre d'intérêt immédiat, et les histoires personnelles de l'orateur

et de ses destinataires. Outre le contexte, il faut encore bien sûr tenir compte de la convention, ici

linguistique. Mais, à l'exception du cas des noms propres authentiques, dont j'aurais à parler plus

tard, la réalisation, constatable plus ou moins précisément, des conditions contextuelles est requise

par voie de convention (ou, entendu au sens large, logiquement) afin d'assurer l'usage référentiel

correct des expressions d'une façon qui ne vaudrait pas pour les usages attributifs corrects.

L'exigence pour l'application correcte d'une expression dans son utilisation attributive à propos

13 NdT : Pour faire deviner « la table », dire : « il y a un objet unique, qui est noir, et qui est entouré de quatre autres objets, et qui est en bois,... »

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d'une certaine chose est simplement que cette chose soit d'un certain type, qu'elle ait certaines

caractéristiques. L'exigence pour l'application correcte d'une expression dans son utilisation

référentielle à propos d'une certaine chose est quelque chose au-dessus et au-delà de toute exigence

dérivée de telle signification attributive qu'une expression peut avoir ; c'est, en l'espèce, l'exigence

que la chose soit dans un certain rapport avec le locuteur et le contexte d'énonciation. Permettez-

moi d'appeler cela l'exigence contextuelle. Ainsi, par exemple, dans le cas extrême du mot « je »,

l'exigence contextuelle consiste en ce que la chose soit identique au locuteur, mais pour la plupart

des expressions qui ont un usage référentiel, cette exigence ne peut s'expliciter aussi précisément.

Une autre différence, tout aussi générale, que nous avons déjà rencontrée, entre les conventions

pour la fonction référentielle et celles pour la fonction attributive est la suivante : la réalisation des

conditions d'une utilisation attributive correcte d'une expression fait partie de ce qui est déclaré par

cette utilisation ; tandis que la réalisation des conditions d'une utilisation référentielle correcte d'une

expression ne fait jamais partie de ce qui est déclaré, bien qu'elle soit impliquée par une telle

utilisation (« impliqué » s'entendant dans l'acception adéquate).14

Les conventions pour la fonction référentielle ont été négligées ou mal interprétées par les

logiciens. Les raisons de cette négligence ne sont pas difficiles à cerner, mais elles sont difficiles à

énoncer brièvement. Deux d'entre elles sont grossièrement : (1) La préoccupation première de la

plupart des logiciens pour les définitions ; (2) La préoccupation de quelques logiciens pour les

systèmes formels. (1) Une définition, dans son acception la plus courante, est une spécification des

conditions de l'utilisation attributive (ou classificatoire) correcte d'une expression. Les définitions

ne tiennent pas compte des exigences contextuelles. De sorte que, dans la mesure où le travail sur la

signification ou sur l'analyse d'une expression se conçoit comme la recherche d'une définition, il est

inévitable que des conventions autres que celles utiles à la fonction attributive soient négligées ou

mal-interprétées. Il serait peut-être préférable de dire (car je me garde bien de vouloir légiférer sur

ces questions) que les logiciens n'ont pas su remarquer que les problèmes de l'utilisation sont plus

vastes que ceux de l'analyse et de la signification. (2) Les préoccupations mathématiques et de

logique formelle ont de manière tout à fait évidente influencées les démarches de Leibniz et de

Russell (pour ne pas prendre d'exemples plus récents). Le concepteur de méthodes de calcul, ni

intéressé ni contraint par l'obligation de faire des énoncés factuels, approche la logique appliquée de

façon biaisée. Il est naturel qu'il suppose que les types de convention dont l'adéquation à un

domaine lui est familière, soient également adéquats dans un tout autre domaine, ici, celui de

l'énoncé des faits – il ne lui reste qu'à trouver comment. Ainsi, nous avons Leibniz s'efforçant

désespérément de faire de l'unicité des références uniques, une question de logique stricte, et

Russell s'efforçant désespérément de faire la même chose d'une manière différente, à la fois pour

14 NdT : « Paul est un beau chat » contient une partie attributive (le prédicat, « être un beau chat ») et une partie référentielle (le sujet, « Paul »). La condition pour que la tâche attributive soit correcte est qu'il soit un beau chat (cequi est énoncé) ; la condition pour que la tâche référentielle soit correcte est que Paul existe (ce qui est impliqué).

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l'implication de l'unicité et celle de l'existence.

Il doit être bien clair que la distinction que j'essaie de faire est principalement entre les

différents rôles qu'une expression peut jouer dans la langue ; et subsidiairement, entre différents

groupes d'expressions ; puisque certaines expressions peuvent apparaître dans les deux rôles.

Certains types de mots dont je parle ont principalement, si ce n'est exclusivement, un rôle

référentiel. C'est particulièrement vrai des pronoms et des noms propres ordinaires. Certains

peuvent apparaître comme expression ou partie d'expression ayant préférentiellement un usage

référentiel, et aussi comme expression ou partie d'expression ayant préférentiellement un usage

attributif ou classificatoire. Les cas les plus manifestes sont les noms communs ; ou les noms

communs précédés par des adjectifs, y compris les participes passés ; ou, de façon moins évidente,

les adjectifs ou les participes passés seuls. Les expressions utilisables dans un rôle référentiel

diffèrent également les unes des autres d'au moins l'une des trois façons (non-indépendantes)

suivantes :

(1) Elles diffèrent dans la mesure où la référence qu'elles font de par leur utilisation dépend du

contexte de leur énonciation. Des mots comme « je » et « ce » se tiennent à une extrémité de cette

échelle (celle de la dépendance maximale), et des locutions comme « l'auteur de Waverley » et « le

dix-huitième roi de France » se tiennent à l'autre.

(2) Elles diffèrent quant au degré de « signification descriptive » qu'elles possèdent : par

« signification descriptive » je veux dire « la limitation conventionnelle dans l'application de

l'expression à des choses d'un certain genre général, ou possédant certaines caractéristiques

générales ». A une extrémité de cette échelle se trouvent les noms propres, que nous utilisons

couramment dans le discours ordinaire ; des hommes, des chiens et des cyclomoteurs peuvent être

appelés « Horace ». Le nom pur n'a aucune signification descriptive (sauf celle qu'il peut acquérir

comme résultat de son utilisation comme nom). Un mot comme « il » a bien une signification

descriptive, mais minimale. Des locutions substantivées comme « la table ronde » ont une

signification descriptive maximale. Une position intermédiaire intéressante est occupée par des

noms propres « impurs » comme « La Table Ronde » – locutions substantivées ayant gagné leurs

majuscules.

(3) Enfin, on peut les diviser en deux classes :

(i) celles dont l'usage référentiel correct est régulé par des conventions générales à but

référentielle-et-attributive. A cette catégorie appartiennent à la fois les pronoms, qui ont la

signification la moins descriptive, et les locutions substantivées, qui ont la signification la plus

descriptive.

(ii) celles dont l'usage référentiel correct n'est régulé par aucune convention générale, qu'elle

soit du type contextuel ou attributif, mais par des conventions ad hoc pour chaque utilisation

particulière (mais non pour chaque énonciation particulière). Grosso modo, le type le plus courant

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des noms propres appartient à cette classe. Ignorer le nom d'un homme, ce n'est pas ignorer la

langue. Voilà pourquoi nous ne parlons pas de la signification des noms propres. (Mais ce qui ne

veut pas dire qu'ils soient dénuées de sens)

Là encore, une position intermédiaire est occupée par des locutions telles que « Le Vieux

Prétendant »15. Seul un vieux prétendant peut être ainsi désigné par référence ; mais savoir de quel

vieux prétendant il s'agit, revient à connaître des conventions ad hoc, et non pas générales.

Dans le cas des locutions de la forme « Le tel-et-tel » utilisées de façon référentielle,

l'utilisation de « le » couplée à la position de la locution dans la phrase (c'est-à-dire au début, ou à la

suite d'un verbe transitif ou d'une préposition) agit comme le signal qu'une référence unique est en

cours ; et le nom qui suit, ou le complexe nom+adjectif, couplé avec le contexte d'énonciation,

montrent quelle référence unique est faite. En général, la différence fonctionnelle entre les noms

communs et les adjectifs tient au fait que les premiers sont naturellement et fréquemment utilisés de

façon référentielle, tandis que les seconds ne le sont pas si couramment ni si naturellement, sauf

comme noms qualificatifs (cependant, il leur arrive parfois d'être ainsi utilisés seuls). Et bien sûr,

cette différence fonctionnelle n'est pas indépendante de la force descriptive propre de chaque mot.

D'une façon générale, nous pouvons nous attendre à ce que la force descriptive des noms soit telle

qu'ils se présentent comme les outils les plus efficaces pour montrer quelle référence unique est

visée quand cette référence est signalée ; et nous pouvons également nous attendre à ce que la force

descriptive des mots que nous utilisons naturellement et fréquemment pour faire une référence

unique reflète notre intérêt dans les caractéristiques saillantes, relativement permanentes et

observables des choses. Ces deux attentes ne sont pas indépendantes l'une de l'autre ; et, à

considérer le type le plus courant des noms communs comme celui des adjectifs, nous les trouvons

toutes deux remplies. Ce sont des différences du même genre que Locke expose bizarrement : il

parle de nos idées des substances comme étant des collections d'idées simples ; il affirme que

« l'idée que nous nous faisons des substances tient en grande partie à leurs pouvoirs » ; et il poursuit

en opposant l'identité de l'essence réelle et de l'essence nominale pour les idées simples avec une

absence d'identité et le caractère changeant de l'essence nominale pour ce qui concerne les

substances16. Cette notion même de « substance » sonne comme un hommage gênant que Locke

paie à sa conscience floue d'une différence entre ces fonctions linguistiques principales, et ce, même

quand le nom est allongé par une chaîne plus ou moins indéfinie d'adjectifs. Russell répète l'erreur

de Locke à ceci près que, considérant que la syntaxe se déduit de la réalité et dès lors se rendant

compte qu'il ne pourra se débarrasser de cette inconnue métaphysique qu'en purifiant complètement

la langue de toute fonction référentielle – il établit son programme d'« abolition des particuliers ». Il

15 NdT : Surnom donné à Jacques François Stuart (1688-1766), fils de Jacques II d’Angleterre.16 NdT : Voir Locke, « Livre II. Chapitre 23 : Nos idées complexes de substances. §7 », dans Essai sur l’entendement

humain. Livres I et II, Paris, Vrin, 2001.

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s'agit d'un programme visant à abolir toute distinction à l'intérieur de l'usage logique, ce que je

m'évertue au contraire à défendre.

L'exigence contextuelle pour l'usage référentiel de pronoms peut être établie parfois avec la

plus grande précision (par exemple, « Je » et « Tu ») et d'autres fois, seulement avec la plus grande

imprécision (« il » et « ce »). Je propose de ne rien dire de plus sur les pronoms, sauf pour noter ce

symptôme supplémentaire de l'incapacité à reconnaître l'usage référentiel unique pour ce qu'il est :

pour définir la nature de la variable d'une proposition, certains logiciens ont fait appel à des phrases

telles que « il est malade », « c'est vert » et en ont déduit qu'ils avaient là des exemples de quelque

chose du parler ordinaire comme une « fonction de phrase » (sentential function). Certes, il est vrai

que le pronom « il » peut s'utiliser en diverses occasions pour référer à différentes personnes ou à

différents animaux : il en va de même du mot « Jean » et de la locution « le chat ». Ce qui dissuade

ces logiciens de traiter ces deux dernières expressions comme des quasi-variables tient dans le

premier cas à la croyance tenace voulant qu'un nom soit logiquement relié à un seul individu, et,

dans le second cas, à la signification descriptive du mot « chat ». Mais « il », qui a une large gamme

d'applications et une force descriptive minimale, n'est utilisable qu'en tant que mot référant. C'est ce

fait, ainsi que l'échec à accorder aux expressions utilisées de façon référentielle la place qui leur

revient dans la logique (place laissée vacante par le mythique nom propre logique) – qui expliquent

les tentatives ratées d'élucidation de la nature de la variable quand elles ont fait référence à des mots

tels que « il », « elle », « il » neutre.

Des noms propres ordinaires, on dit parfois qu'ils sont essentiellement des mots utilisés pour se

référer à un seul individu. C'est évidemment faux. Beaucoup de noms de personne ordinaires – les

noms par excellence – s'utilisent correctement en référence à un grand nombre de personnes. Un

nom de personne ordinaire, est, en gros, un mot, utilisé de façon référentielle, dont l'utilisation n'est

ni dictée par une signification descriptive que le mot pourrait avoir, ni prescrite par une règle

générale d'utilisation des expressions référentielles (ou de parties d'entre elles) comme c'est le cas

de « je », « cette » et « le » – mais est régie par des conventions ad hoc pour chaque groupe

particulier d'applications du mot à une personne donnée. Le point important est que la justesse de

ces applications ne provient pas d'une règle ou d'une convention générales concernant l'utilisation

du mot en tant que tel. (Le comble de l'absurde et de la circularité est atteint dans la tentative de

traiter les noms comme des descriptions déguisées au sens de Russell ; car ce qui est impliqué (au

sens sus-défini), sans être déduit, par le fait que je fasse référence à quelqu'un par son nom est tout

simplement l'existence de ce quelqu'un, en tant qu'il est à présent référé, et à qui l'on réfère de

façon conventionnelle par ce nom). Pourtant, même cette caractérisation des noms n'est qu'un

symptôme du but pour lequel ils sont employés. En fait, notre choix des noms est en partie

arbitraire, et en partie dépendante de l'observance des usages légaux et sociaux. Il serait

parfaitement possible d'avoir un système de noms s'enrichissant, fondé par exemple sur la date de

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naissance ou sur une classification très fine des différences physiologiques ou anatomiques. Mais le

succès d'un tel système dépendrait entièrement de la commodité des résultats de cette affectation

nominative à fin d'obtention de références uniques ; et elle-même dépendrait de la multiplicité des

classifications utilisées et de leur degré de recoupement plus ou moins probable avec les divers

regroupements sociaux normaux. En admettant que ce degré de recoupement soit suffisant, alors la

sélectivité du contexte ferait le reste ; exactement comme c'est le cas pour nos habitudes de

nommage actuelles. Si nous avions un tel système, nous pourrions utiliser des noms-mots à la fois

de façon descriptive (comme nous le faisons à l'heure actuelle, dans une mesure restreinte et de

manière différente, avec quelques noms fameux) et aussi de façon référentielle. Mais seule

l'application des critères découverts par la prise en compte de l'exigence de la tâche référentielle

nous permettra d'évaluer la pertinence de tout système de nommage. Du point de vue du nommage,

aucune sorte de classification ne saurait être meilleure ou pire que les autres simplement en vertu de

son genre (thématique ou anatomique, par exemple).

J'ai déjà mentionné la classe des quasi-noms, c'est-à-dire des locutions substantivées avec

majuscules, du type « la Glorieuse Révolution », « la Grande Guerre », « l'Annonciation », « la

Table Ronde ». Bien que la signification descriptive des mots qui suivent l'article défini soit

toujours pertinente pour leur rôle référentiel, les majuscules sont le signe d'une sélectivité extra-

logique dans leur usage référentiel, qui est caractéristique des noms purs. Ces locutions se

retrouvent imprimées ou écrites quand un membre d'une classe d'événements ou de choses se révèle

d'un intérêt remarquable pour une certaine société. Ces locutions sont des noms embryonnaires. Une

locution peut, pour des raisons évidentes, entrer ou sortir de cette classe (par exemple, « la Grande

Guerre »).

V

Je voudrais conclure en relevant de façon trop brève trois autres problèmes relatifs aux usages

référentiels.

(a) Les références indéfinies.

Toutes les utilisations référentielles d'expressions au singulier ne devancent pas la question « De

quoi (de qui, duquel) parlez-vous ? ». Certaines d'entre elles soit invitent à cette question, soit

dénient l'intention ou la capacité d'y répondre. En guise d'exemples, considérons les locutions

introductives « Un homme m'a dit que... », « Une personne m'a dit que... ». La doctrine orthodoxe

(russellienne) tient que ces locutions sont existentielles, mais pas existentielles uniques. Cela

semble faux à plusieurs titres. Il est ridicule de laisser penser qu'une partie de ce qui est affirmé, est

que la classe des hommes ou des personnes n'est pas vide. Certes, cela est bien impliquée (au sens

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maintenant familier de l'implication) ; mais l'implication est au moins autant l'implication de

l'unicité de l'objet particulier de la référence au même titre que lorsque je commence une phrase

avec une locution du type « la table ». La différence entre l'utilisation de l'article défini et de l'article

indéfini est, très grossièrement, la suivante. Nous utilisons « le », soit lorsqu'une référence a

précédemment été faite, et alors « le » indique que la même référence est faite à nouveau ; soit

quand, en l'absence d'une référence antérieure quelconque, le contexte (y compris la connaissance

présumée de l'auditeur) doit permettre à l'auditeur de dire quelle référence est faite. Nous utilisons

« un », soit lorsque ces conditions ne sont pas remplies, soit lorsque, bien qu'une référence définie

pourrait être faite, nous préférons laisser dans l'ombre l'identité de l'individu auquel nous nous

référons. C'est là l'utilisation par excellence d'une locution comme « une certaine personne » ou

« quelqu'un » : à entendre non pas comme « quelqu'un, mais vous ne sauriez pas (ou je ne sais pas)

qui », mais comme « quelqu'un, mais je ne vous dis pas qui ».

(b) Les déclarations identificatrices.

Avec cette catégorie, je vise les déclarations du type :

(I) -a- C'est l'homme qui a traversé le canal à la nage deux fois en une seule journée.

-b- Napoléon était l'homme qui a ordonné l'exécution du Duc d'Enghien.

Le casse-tête à propos de ces déclarations tient dans ce que leur prédicat grammatical 17 ne semble

pas être utilisé d'une façon canoniquement attributive comme c'est le cas dans les déclarations :

(II) -a- Cet homme a traversé le canal à la nage deux fois en une seule journée.

-b- Napoléon ordonna l'exécution du duc d'Enghien.

Mais si, afin de maintenir la différence entre (I-a) et (II-a) d'une part et entre (I-b) et (II-b) d'autre

part, nous disons que les locutions qui sont des compléments grammaticaux dans (I-a) et (I-b) sont

utilisées de façon référentielle, on ne peut que rester perplexe sur ce que ces phrases disent

vraiment. Nous semblons en effet être en train de nous référer deux fois à la même personne, et ou

bien ne rien en dire (et donc ne faire aucune déclaration), ou bien l'identifier avec elle-même (et

donc produire une identité triviale).

L'épouvantail de la trivialité peut être conjuré. Il ne se manifeste qu'à ceux qui pensent que l'objet

auquel on réfère par l'utilisation d'une expression est son sens, et dès lors ils pensent que le sujet et

le complément de ces phrases signifient la même chose, étant donné qu'ils peuvent être utilisés pour

référer à la même personne.

Je pense que les différences entre les phrases du groupe (I) et celles du groupe (II) peuvent être

mieux comprises en considérant les différences entre les circonstances dans lesquelles vous diriez

(I-a) et celles dans lesquelles vous diriez (II-a). Vous diriez (I-a) plutôt que (II-a) si vous saviez ou

croyiez que votre auditeur savait ou croyait que quelqu'un avait traversé le canal à la nage deux fois

17 NdT : Tout ce qui suit le pronom relatif « qui ».

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en une seule journée. Vous dites (I-a) lorsque vous placez votre auditeur en position de poser la

question : « Qui a traversé le canal à la nage deux fois en un jour ? » (et en demandant cela, il ne dit

pas que qui que ce soit l'ait fait, même si sa question implique – dans l'acception adéquate – que

quelqu'un l'ait fait.) Les phrases du groupe (I) sont comme des réponses à ce genre de questions.

Elles gagneraient à être appelées des « déclarations identificatrices » plutôt que des « identités ». La

phrase (I-a) n'affirme pas plus ni moins que la phrase (II-a). La différence réside juste en ce que

vous direz (I-a) à un homme dont vous supposez qu'il sait des choses que vous pensez in-sues par

l'homme à qui vous dites (II-a).

C'est là, en sa forme essentielle, la solution au casse-tête russellien des « locutions dénotantes »,

reliées par « est » ; l'un de ceux que, d'après lui, la Théorie des descriptions a le mérite de résoudre.

(c) La logique des sujets et des prédicats.

Une grande partie de ce que j'ai dit de l'usage référentiel unique des expressions peut être étendu,

mutatis mutandis, à l'usage référentiel non-unique des expressions ; c'est-à-dire à certains usages

d'expressions composées de « les », « tous les », « tous », « quelques », « quelques uns des », etc

suivies par un nom, qualifié ou non, au pluriel ; et aussi à certains usages de « ils », « eux », « ceux-

ci », « ceux-là » ; et enfin aux conjonctions de noms. Les expressions du premier type sont

particulièrement intéressantes. Pour aller vite, disons que la critique orthodoxe moderne (inspirée

par la logique mathématique) des doctrines traditionnelles, comme celle du Carré Logique18, et de

certaines formes de syllogismes traditionnellement admises comme valides – reposent sur l'échec à

bien comprendre selon quelle acception l'utilisation référentielle des expressions peut impliquer des

assertions existentielles . Les propositions universelles du tableau à quatre entrées doivent, dit-on,

soit recevoir une interprétation existentielle négative (par exemple, pour la case A, « il n'y a pas de

Xs qui ne sont pas Ys »), soit être interprétées comme des conjonctions de déclarations

existentielles négatives et positives, par exemple de la forme « il n'y a pas de Xs qui ne sont pas Ys,

et il existe des Xs » (cas A). Les formes en I et O donnent normalement lieu à une interprétation

existentielle positive. On s'aperçoit alors que, quelle que soit la variante interprétative retenue,

certaines lois traditionnelles devront être abandonnées19. Mais en fait, le dilemme est factice. Si

nous nous gardons d'interpréter les propositions du tableau comme des existentielles positive, ou

négative, ou positive et négative, mais que nous les considérons comme des phrases pour lesquelles

la question de savoir si elles sont utilisées pour faire des assertions vraies ou fausses ne se pose pas,

sauf quand la condition existentielle est remplie par le terme sujet – alors toutes les lois

18 NdT : C'est le carré de quatre cases de la logique aristotélicienne : A, universelle affirmative, « tout x est P » ; E, universelle négative, « aucun x n'est P » ; I, particulière affirmative, « quelque x est P » ; O, particulière négative, « quelque x est non-P ».

19 Autrement dit, quand Aristote et la logique classique disaient « tout x est P » ; Russell, et sa nouvelle logique existentielle disent « Il n'y a pas de x qui ne soit pas P ». Ce glissement n'est pas neutre et provoque des dégâts dans les raisonnements traditionnels.

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P Krajewski – Référence – P Strawson – Octobre 2014

traditionnelles se maintiennent. Et cette interprétation est beaucoup plus proche des usages courants

d'expressions commençant par « tous » et « certains » que dans l'alternative russellienne. Car ces

expressions sont très couramment utilisées de façon référentielle. Un homme sans enfant et à l'esprit

littéral, à qui l'on demanderait si tous ses enfants sont endormis, ne répondra certainement pas

« Oui » pour la bonne raison qu'il n'en a aucun ; pas plus qu'il ne répondra « Non », et pour la même

raison. Comme il n'a pas d'enfants, la question ne se pose pas. Dire cela ne veut pas dire que je ne

peux pas utiliser la phrase « Tous mes enfants sont endormis » avec l'intention de faire savoir à

quelqu'un que j'ai des enfants, ou de le tromper en le lui faisant croire. Pas plus qu'il ne faut voir un

affaiblissement de ma thèse dans le fait de concéder que les locutions au singulier de la forme « Le

tel-et-tel » peuvent parfois être utilisées dans un but similaire. Ni les règles d'Aristote ni celles de

Russell ne donnent la logique exacte de toutes les expressions de la langue ordinaire ; car la langue

ordinaire ne connaît pas de logique exacte.

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