de gadamer a ricoeur 2008

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    De Gadamer Ricur

    Peut-on parler dune conception commune de lhermneutique ?

    [paru dans G. Fiasse (dir.),Paul Ricur: De lhomme faillible lhommecapable, Paris, PUF, 2008, 37-62]

    Jean GRONDIN

    En 1981, la Socit Hegel de Stuttgart a tenu un colloque sur le thme Kant ouHegel ? 1. La question tait la fois incongrue et essentielle. Incongrue, car nul nesongerait renoncer lun des deux titans. Cela reviendrait poser la question

    Platon ou Aristote ? . Question nanmoins essentielle puisque la pensephilosophique peut bon droit se demander lequel des deux auteurs a raison, sinonglobalement, du moins sur tel ou tel point prcis.

    Un jour, sans doute prochain, il y aura des colloques qui se voueront laquestion Gadamer ou Ricur ? . La question ne peut dailleurs se poser qu

    partir de maintenant, depuis leur disparition rcente, brutale malgr leur geavanc, 102 ans pour Gadamer (1900-2002) et 91 ans pour Ricur (1913-2005),sans oublier la disparition de Jacques Derrida, le 9 octobre 2004, qui aura t pourles deux hermneutes, et leurs lecteurs, maintenant orphelins, un interlocuteur vital.

    Il va sans dire quil sagit des deux plus minents penseurs du couranthermneutique, de ce que sont peut-tre Husserl et Heidegger pour la tradition plus

    phnomnologique. Il est toutefois permis de se demander si les deux auteurspartagent une conception commune de lhermneutique.

    1. Des parcours parallles, mais des corpus incomparablesSi Ricur et Gadamer sinscrivent tous deux dans la grande tradition de

    lhermneutique, celle de Schleiermacher, Dilthey, Bultmann et Heidegger, ilssemblent le faire des degrs divers et dans des intentions diffrentes. Gadamercherche dabord dvelopper une hermneutique philosophique des sciences

    humaines, cest--dire une rflexion qui rende justice leur prtention de vrit.Son ide de fond est que cette vrit ne peut tre uniquement comprise partir delide de mthode. Cest pourquoi il rompt avec Dilthey et sa conception plusmthodologique de lhermneutique. Cette critique du paradigme mthodologiquelui vient assurment de Heidegger, son matre et sa plus constante inspiration,

    1 D. Henrich (dir.),Kant oder Hegel ? ber Formen der Begrndung in der Philosophie,Stuttgart, Klett-Cotta, 1983.

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    mme sil ne reprend pas tout fait son hermneutique de lexistence2. Il acependant appris de Heidegger que la comprhension et linterprtationnincarnaient pas au premier chef des mthodes des sciences humaines, maisquelles caractrisaient le mode dtre fondamental de lexistence : un tre desouci, qui est une question pour lui-mme, ne peut faire autrement que de sorienterdans lexistence laide de projets de comprhension et danticipations qui ont tout voir avec sa situation et sa condition historique. Cest cette recherche decomprhension que prolongent selon Gadamer les sciences humaines : en histoire,en littrature, en philosophie, en histoire de lart comme en thologie, on esttoujours en prsence dun sujet qui cherche se comprendre lui-mme. Il ny adonc rien de mal reconnatre que les sciences humaines soient intresses parleur objet. Cest plutt lintelligence purement mthodologique de la vrit, quicherche contenir cet intrt de linterprte, qui risque de passer ct de leurinsigne contribution la connaissance. Cela amne Gadamer mettre en valeur le

    rle des prjugs et de lhistoricit dans la comprhension : linterprte necomprend jamais sans tre pris par ce quil comprend, la faveur de ce quelhermneute allemand nomme une fusion dhorizons 3 entre linterprte et sonobjet, entre le prsent et le pass que nous comprenons. Mais comme cette fusionest luvre du langage, o la chose comprendre se confond avec sa mise enlangage, lhermneutique de Gadamer prendra la forme dune philosophieuniverselle de la condition essentiellement langagire de notre rapport au monde.En soutenant que toute comprhension relve du langage, mais aussi que ltre lui-mme se dploie en langage, cette hermneutique lve une prtention luniversalit qui laisse derrire elle le paradigme mthodologique delhermneutique des sciences humaines. Cest une conception ambitieuse, on

    pourrait presque dire monumentale que Gadamer a prsente dans son opusmagnumVrit et mthode, paru en 1960 et qui fut au centre de tous les dbatshermneutiques depuis lors, ayant suscit notamment des dbats piques avecJrgen Habermas, Emilio Betti, Jacques Derrida, Hans Robert Jauss et tantdautres.

    Il est difficile, en revanche, de parler dune seule uvre matresse chez PaulRicur. Sa conception philosophique fondamentale, Ricur la patiemmentlabore au fil dune bonne dizaine douvrages, et de chefs-duvre, depuis sa

    Philosophie de la volont de 1950 jusqu sonParcours de la reconnaissance de2004. Il nest pas vident de parler non plus dune seule conception hermneutique,car celle-ci, de son propre aveu, a volu et sest enrichie, empruntant de nombreux

    2 Voir mon tude sur Le passage de lhermneutique de Heidegger celle de Gadamer , dansLe tournant hermneutique de la phnomnologie, Paris, PUF, 2003, 57-83.3 Voir mon essai La fusion des horizons. La version gadamrienne de ladaequatio rei etintellectus? , dansArchives de philosophie 68 (2005), 401-418.

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    dtours , qui font du reste partie de la conception quil se fait delhermneutique. Il nest pas ais de comparer Gadamer Ricur, car on doit

    parfois se demander : quel Ricur ? Celui de lhermneutique des symboles ?Celui qui sinvestit dans des dbats de fond avec Freud et le structuralisme ? Celuide la thorie de la mtaphore, du rcit ou de lipsit ?

    On devine bien que cet embarras, tout relatif, est lenvers dune richesse inoue,duvres et de pense (la question de lunit de luvre est dailleurs depuislongtemps un locus classicus des recherches Ricuriennes et promet de le rester).Mais il demeure que lon comparerait ici des corpus incommensurables et qui ontsuscit des dbats qui taient rarement les mmes. Leur rayonnement aura aussi tassez ingal. Si les deux bnficient dun prestige international, tout faitcomparable, il ne fait aucun doute que la pense de Gadamer a surtout domin enAllemagne (o lhermneutique est identifie la conception dveloppe dansVrit et mthode), alors que le monde francophone a davantage associ

    lhermneutique luvre de Ricur. Dans linfime mesure o il mest permisden juger, on peut parler dune rception denvergure comparable dans les sphresanglo-amricaine, italienne et hispanophone, mais o lon trouve des niches quisont ou bien Ricuriennes, ou bien gadamriennes.

    Sur le fond, qui seul importe, il est incontestable que Ricur en est venu lhermneutique par une voie bien diffrente de celle de Gadamer. Il nest pas partide Dilthey ou de Heidegger, mais de la tradition franaise de laphilosophierflexive qui remonte Ravaisson, Lachelier et Bergson. Cette tradition, Ricur laconnue travers des auteurs comme Jean Nabert, Gabriel Marcel et EmmanuelMounier, quil a frquents et envers lesquels il sest toujours reconnu une detteimportante (ils nont jou aucun rle pour Gadamer). La philosophie fonde surlautorflexion de lego a trs tt conduit Ricur vers Jaspers, auquel il a consacrses premiers livres de 1947 et 1948, puis vers Husserl, dont la phnomnologie secomprend comme une exploration de lintentionnalit de la conscience.

    La premire uvre majeure de Ricur fut unePhilosophie de la volont(1950), qui disait suivre la mthode eidtique de Husserl. Lhermneutique y taitabsente, mais apparaissait avec insistance dans la Symbolique du malde 1960.Cest ici quil faut situer son tournant hermneutique ou ce quil nommera plustard sa greffe de lhermneutique sur la phnomnologie 4. Son ide de fond,

    reprise dans toutes ses uvres ultrieures, est que lego ne peut pas se connatredirectement, par introspection. Il ne peut accder la connaissance de soi quenempruntant le dtour de linterprtation. Ainsi, si lon veut comprendre quelque

    4 J. Greisch (Paul Ricur. Litinrance du sens, Grenoble, Jrme Millon, 2001, p. 89 s.) parle icide la perce hermneutique de 1960 , singulirement contemporaine de la parution de Vrit etmthode.

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    chose lnigme du mal, il faut passer par linterprtation des grands textes,mythes et symboles o il sest donn penser (Adam et ve, le Livre de Job,dipe, etc.). Cest le sens de sa premire hermneutique des symboles. Sur cettevoie, Ricur apparat plus proche de lhermneutique classique par au moins deuxtraits : dune part, en rattachant lhermneutique linterprtation desobjectivations et, plus particulirement, des symboles religieux 5, dautre part,en sauvegardant sa fonction pistmologique (que Heidegger et Gadamer avaientvoulu dpasser en dveloppant sous le nom dhermneutique une philosophieuniverselle de la condition humaine). La tche premire de lhermneutique pourRicur est celle dinterprter correctement, donc de dchiffrer des objectivationsde sens et dabord celles que reprsentent les symboles et les mythes.

    Cette hermneutique, Ricur la plus tard largie tous les textes et aux grandsrcits de culture par lesquels nous cherchons nous comprendre. Cest par cetteide que Ricur rejoint Gadamer : en toute interprtation, cest notre conception de

    nous-mmes qui se trouve enrichie, interpelle, mise au dfi. Mais il sagit surtoutpour Ricur du telos de toute interprtation, celui de la connaissance de soi. Ici, lagrande diffrence entre Gadamer et Ricur est que ce dernier porte davantageattention aux diffrentes mthodes qui soffrent alors linterprtation. Gadamerdira toujours que la question qui loccupe ne concerne pas du tout un conflit demthodes (mthodes dont il a par ailleurs reconnu limportance en scienceshumaines, mme si ses lecteurs nen ont pas toujours t convaincus)6.

    Alors que la question de Gadamer est un peu quest-ce qui nous arrive lorsquenous comprenons ? , celle de Ricur est plutt : comment devons-nousinterprter ? . Cette question amne Ricur distinguer, et fort utilement, deuxstratgies interprtatives, contradictoires, mais quil estime complmentaires : unehermneutique de la confiance qui se fie au sens tel quil se donne et quil remplitla conscience, puis une hermneutique du soupon (Nietzsche, Marx, Freud, Lvi-Strauss) qui se mfie de la donation premire du sens, parce quelle peut abuser, etabuse le plus souvent, la conscience. Pour elle, le sens navement compris est le faitdune conomique cache que la critique des idologies, la psychanalyse oulanalyse structurale peuvent percer jour. Or, cette hermneutique du souponsest toujours affiche comme une critique des vidences naves de la philosophie

    5 P. Ricur,Philosophie de la volont 3. Finitude et culpabilit (1960), Aubier, 1988, 482, o lesrfrences hermneutiques nommes par Ricur sont Schelling, Schleiermacher, Dilthey, etaujourdhui, en des sens divers, Leenhardt, van der Leeuw, liade, Jung, Bultmann . On observeque Heidegger ny est pas nomm. Cest quon ne considrait pas avant 1960, lanne o paratVrit et mthode et qui changera la donne, que Heidegger faisait partie du couranthermneutique, vou au dchiffrement des grands symboles.6 Voir notamment sa mise au point dans la prface la 2e dition, que lon retrouve dans lapremire traduction de Vrit et mthode, Seuil, 1976, 9 (GW 2, 439).

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    rflexive, qui constituait le point de dpart de Ricur. Mais avec un courage, unegnrosit et une lucidit qui lhonorent, Ricur a toujours jug que cesdestructions souponneuses pouvaient tre mises au service dune philosophierflexive, car le sujet humili qui ressort des coles de la suspicion reste nolensvolens un sujet qui se comprend mieux . Il aura en effet t libr de certaines deses illusions et de lidal dune transparence totale soi, mais cela reprsenteratoujours un gain rflexif. Cette hermneutique issue de la philosophie rflexive etne dun dbat avec les hermneutiques du soupon a a priori peu de choses voiravec celle de Gadamer.

    2. Des ennemis diffrentsToute philosophie, toute hermneutique, cherche rpondre quelque

    provocation. Aussi, les ennemis de Gadamer et Ricur ne sont-ils pas les mmes.Cette diffrence peut expliquer en partie labsence relative de dialogue soutenu

    entre les deux hermneutiques. Au risque de simplifier, on peut dire que lennemide Gadamer, cest la conscience mthodologique qui considre lacomprhension et linterprtation (termes, au demeurant, que Gadamer ne distinguegure, sintressant finalement davantage la premire qu la seconde) commedes oprations dont lobjectivit dpendrait seulement de leur soumission desrgles strictes. Gadamer en a ici contre lide scientifique dobjectivation qui oublieque le sens compris concerne au plus prs celui qui en fait lexprience. Elle arrivedonc trop tard pour lui, quand il sagit de cerner ce qui caractrise en propre lexprience hermneutique , dont Vrit et mthode se veut la thorie. En unmot, ou un nom, lennemi de Gadamer, cest Dilthey (malgr tout le respect quillui porte par ailleurs), entendons toutes les approches purement mthodologiquesde lhermneutique et du problme de la comprhension.

    Lennemi de Ricur est tout autre, et cest lune des raisons pour lesquelles ilparat bien hasardeux de parler dune conception commune de lhermneutique.Son ennemi nest pas Dilthey, ou la mthodologie. Bien au contraire, il senrclame expressment. Sans doute Gadamer jugeait-il, par devers lui, que Ricurne stait jamais dparti de la conception mthodologique de lhermneutique quilcherchait pour sa part dpasser, ce qui naura pas facilit leur dialogue. Mais cestune conception que Ricur prsuppose comme allant de soi : lhermneutique a

    toujours voulu tre une mthode pour interprter des textes. Seulement, il estplusieurs manires dinterprter les textes (que Gadamer, on la vu, considrerarement pour elles-mmes, car son dbat se situe ailleurs, portant moins sur lamanire dont il faut interprter les textes que sur la manire dont on doitcomprendre la comprhension, cest--dire comme une opration de la subjectivitsouveraine ou comme un vnement qui emporte le sujet). Alors quelhermneutique de la confiance accepte le sens tel quil se donne, et cherche en

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    dployer la tlologie, lhermneutique du soupon met prcisment en questionlvidence mme du sens, qui peut abuser la conscience. Lennemi de Ricur, cenest donc pas la conscience mthodologique, mais lhermneutique, mieux lanti-hermneutique qui ne croit pas du tout au sens. Il y a de telles hermneutiques ! Et Ricur les prend au srieux, consacrant de vastes enqutes Freud et au structuralisme de Lvi-Strauss. Son intention et sa stratgie y sont chaque fois de montrer que les hermneutiques du soupon prsupposent, quellesle reconnaissent ou non, llment du sens. Ricur soppose ici tous ceux qui

    prtendent que les signes et les textes ne renvoient toujours qu eux-mmes. Ildploiera de patientes analyses pour dmontrer que les textes parlent de quelquechose et dun tre qui nest pas discours. En 1989, il y reconnat encore la thsehermneutique essentielle :

    La thse hermneutique, diamtralement oppose la thse structuraliste non la

    mthode et aux recherches structurales , est que la diffrence entre la parole et lcriture nesaurait abolir la fonction fondamentale du discours (). Le discours consiste en ceci quequelquun dit quelque chose quelquun sur quelque chose. Sur quelque chose : voillinalinable fonction rfrentielle du discours 7.

    La thse hermneutique soppose donc frontalement la consciencestructuraliste, entendons, pour faire court, la ngation du sens et de la rfrence.Ce dbat nest pas du tout crucial pour Gadamer (du moins jusqu sa rencontreavec Derrida, qui aura lieu bien aprs Vrit et mthode). On ne se trompe gure endisant que Gadamer na jamais lu Lvi-Strauss, ni vraiment pris en considration le

    structuralisme dans son ensemble comme mise en question du sens.Gadamer et Ricur sattaquent donc des cibles diffrentes, Dilthey et lamthodologie pour lun, le structuralisme et la ngation du sens chez lautre. Sansdoute pourrait-on fait valoir quil y a des affinits entre le mthodologisme et lestructuralisme, car les deux prconisent une approche objectivante du sens. Mais nenous simplifions pas trop la tche, car lennemi de Gadamer, Dilthey (et cequil reprsente), reste toujours pour Ricur un alli. Et si Ricur se rclame aussivolontiers de Dilthey, cest pour rsister Heidegger, dont Gadamer, pour sa part,se rclame sans ambages.

    3. Rapport distinct Heidegger et aux sciences humaines : la voie longue et la voiecourte de lhermneutique

    7 P. Ricur,Lectures 3, Seuil, 1994, 285.

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    En 1965, Ricur distinguait de manire clairante une voie courte et une voielongue pour lhermneutique8 (alors que lhermneutique nest pas vraiment une voie pour Gadamer). La premire, celle de Heidegger, proposerait uneontologie de la comprhension en ce quelle situerait demble la comprhensiondans le mode dtre dun sujet qui est une question pour lui-mme. Il sagit donc

    pour elle dlaborer une hermneutique ou une analyse de cet tre qui est tel quilest au monde sur le monde de la comprhension et de linterprtation. Cetteapproche se caractriserait par sa rupture avec tous les dbats de mthode, auxquelsRicur affirme ne vouloir aucunement renoncer. la question : quellecondition un sujet peut-il comprendre un texte, ou lhistoire ? on substitue laquestion : quest-ce quun tre dont ltre consiste comprendre 9. Cette voiecourte a pour Ricur le dfaut de perdre de vue et de dissoudre les problmespistmologiques de lhermneutique classique, qui sont pour lui, du moins en1965, les suivants : comment, demandions-nous, donner un organon lexgse,

    cest--dire lintelligence des textes ? comment fonder les sciences historiquesface aux sciences de la nature ? Comment arbitrer le conflit des interprtationsrivales ? 10.

    La voie longue de lhermneutique, prconise par Ricur, se propose pour sapart de reprendre le dialogue avec les sciences humaines et, dans le sillage deDilthey, afin de rsoudre leurs problmes de mthodologie. O situer Gadamerdans cette distinction entre une voie longue et courte pour lhermneutique ?Lorsquil avait prsent sa distinction des deux voies en 1965, Ricur navait pasvoqu directement lapproche de Gadamer (soit parce quil ne la connaissait pasencore trs bien, soit parce quelle tait trop rcente pour tre dj une rfrence classique en hermneutique). Certes, sa critique du mthodologisme de Dilthey

    pourrait inciter ranger Gadamer dans la voie courte, celle de Heidegger et de sonontologie de la comprhension. Mais les choses, encore une fois, ne sont pas aussisimples. En effet, si Gadamer sautorise volontiers de Heidegger, il ne reprend pasvraiment son projet dune ontologie directe duDasein. Son intention nest pas dedgainer les existentiaux de la comprhension, de linterprtation, du bavardage et

    8 P. Ricur,Le conflit des interprtations, Seuil, 1969, 10-15. Dans une tude remarquable,Johann Michel cherche montrer, non sans bonheur, quil sagit pour Ricur de rconcilier cesdeux hermneutiques au nom de ce quil appelle une hermneutique onto-pistmologique (Paul Ricur. Une philosophie de lagir humain, Cerf, 2006, 161 s.). Solution Ricurienne, maisavec Jean Greisch, je prfre insister sur la critique de Heidegger quimplique la voie longue delhermneutique prne par Ricur. Lorsquil marrivait dinterroger Gadamer sur ce quilpensait de Ricur, il disait souvent : Ricur will zu sehr alles vershnen ( Ricur cherchetrop tout rconcilier ).9Ibid., 10.10Ibid., 14.

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    de la dchance, comme chez Heidegger. Vrit et mthode nest pas un trait quise divise en paragraphes commetre et temps ou lesIdeen de Husserl. Malgr lescritiques quil lui adresse, Gadamer suit dune certaine manire limpulsion deDilthey en acceptant de reprendre le dialogue avec les sciences humaines.Seulement, il ne le fait nullement afin de fonder leurs mthodes, mais afin de lesaffranchir du paradigme mthodologique (ou, plus prudemment, de ce quil a detrop obsdant). Il entend montrer, mais en partant du travail effectif des scienceshumaines et non dune ontologie directe duDasein comme chez Heidegger, que cemodle dforme la prtention de vrit des sciences humaines en voulant lamodeler sur lidal dune comprhension objective qui se voudrait indpendante deson objet. Ce que Gadamer dveloppe, cest donc une hermneutique

    phnomnologique de lvnement de la comprhension dans les scienceshumaines qui fait voir que celles-ci nont aucunement besoin dune mthodologie

    particulire pour rendre raison de leur exprience insigne de vrit.

    Cest en un sens assez diffrent que Ricur et Gadamer parlent ici dephnomnologie et dhermneutique.

    4. Deux projets de phnomnologie hermneutique

    On ne saurait rduire des penses aussi vivantes que celles de Gadamer et deRicur des termes techniques, mais il est significatif de souligner que le premier

    parle surtout dune hermneutique phnomnologique (ou philosophique) et lesecond dune phnomnologie hermneutique . Ce nest pas l une distinction

    purement verbale, car elle laisse transparatre une approche bien diffrente de laphnomnologie et de lhermneutique.

    Lide dune hermneutiquephnomnologique peut sadosser limportantchapitre de Vrit et mthode qui cherche promouvoir un dpassement delinterrogation pistmologique [ laquelle Ricur dit ne pas vouloir renoncer !]

    par la recherche phnomnologique 11. Chapitre dcisif, car il se trouve tout justeavant la prsentation par Gadamer des grandes lignes de sa thorie de lexpriencehermneutique dans la seconde section de louvrage, de loin la plus discute. Le

    projet dune hermneutiquephnomnologique soppose ici celui dunehermneutique plus pistmologique, qui chercherait fonder la vrit de lacomprhension sur une mthodologie particulire. Lide de Gadamer, guid ici par

    Heidegger, Yorck et Husserl (?), est que lhermneutique, la thorie du comprendrepropre aux sciences humaines, na pas de mthodes particulires proposer auxsciences humaines, mais quelle peut et doit se contenter de dcrire,

    phnomnologiquement, la manire dont se produit la comprhension, et la vrit,dans ces sciences. Autrement dit, lhermneutique peut et doit redescendre sur le

    11 H.-G. Gadamer, Vrit et mthode (1960), Seuil, 1996, 262-285.

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    plancher des phnomnes si elle veut rendre justice son objet, la vrit dessciences humaines. Cest en ce sens que lhermneutique, dpistmologiquequelle tait, se fait phnomnologique .

    Le terme dhermneutique dsigne donc ici une thorie philosophique, voue auxsciences humaines, mais qui part de lhermneutique, entendons de lacomprhension qui se dploie dj dans les sciences humaines. Mais comme ilsagit de porter au concept cette exprience des phnomnes, le terme que Gadamerchoisira pour dcrire son entreprise sera finalement celui dune hermneutique

    philosophique (et demble phnomnologique), que lon retrouve dans ce qui estdevenu le sous-titre de Vrit et mthode, mais qui devait en tre le titre principal, Les grandes lignes dune hermneutique philosophique . Il est cet gardintressant de noter que Gadamer nait pas voulu parler dune philosophiehermneutique , comme Heidegger aurait, semble-t-il, souhait quil le ft12. Cestque, par humilit, il nosait pas revendiquer pour lui-mme le titre prtentieux de

    philosophie , prfrant le rserver aux grands penseurs, comme Heidegger. Sonpropos, plus modeste, tait de conduire une rflexion sur la pratique hermneutiquerelle des sciences humaines et qui soit susceptible de revendiquer une quelconque

    pertinence philosophique. La philosophie y tait donc une pithte delhermneutique.

    On trouvera assurment ici ou l chez Ricur lexpression gnrale dunehermneutique philosophique ou phnomnologique, mais il a trs clairementexpliqu pourquoi son propre projet tait plutt celui dune phnomnologiehermneutique 13. Son propos essentiel a, en effet, toujours t celui dunedescription du phnomne essentiel, dont on peut dire quil aura t pour lui celuide leffort pour exister 14 et qui dbouchera dans son uvre ultime sur une

    phnomnologie de lhomme capable. Cette rappropriation par lego de son effortdtre, Ricur la pratique volontiers sous lgide dune philosophie rflexive.Seulement, dira-t-il toujours, lego nest pas directement accessible la faveurdune intuition directe, comme a pu le penser Husserl. Il ne soffre qu la faveurdes signes et des uvres de culture quil faut interprter si lon veut comprendre ceque nous sommes. Linterprtation se prsente ici comme un dtour, mais qui nenest pas vraiment un, car il nest dautre manire de se comprendre selon Ricur.Lhermneutique est donc ici ladjectif qui vient qualifier la phnomnologie (ou la

    philosophie dans son ensemble).Cest la raison pour laquelle Ricur a toujours parl dune greffe de

    lhermneutique sur la phnomnologie. Son projet essentiel reste en effet celui

    12 H.-G. Gadamer,Lhermneutique en rtrospective (1995), Vrin, 2005, 251.13 De la manire la plus limpide dans un texte de 1973, Pour une phnomnologiehermneutique dansDu texte laction, Seuil, 1986, 55-75.14Le conflit des interprtations, Seuil, 1969, 324.

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    dune phnomnologie de leffort dexister, inspir par la philosophie rflexive,lexistentialisme et le personnalisme, mais il ne peut saccomplir que par le biaisdun dtour hermneutique : contrairement la tradition du Cogito et la

    prtention du sujet de se connatre lui-mme par intuition immdiate, il faut direque nous ne nous comprenons que par le grand dtour des signes dhumanitdposs dans les uvres de culture 15. On peut donc parler ici dun tournanthermneutique de la phnomnologie. Sagissant de Gadamer et de son projetdune hermneutique phnomnologique, il parat plus propos de parler duntournant phnomnologique de lhermneutique, dleste de son paradigmemthodologique.

    Il est ici une remarque que nous ne pouvons rprimer : Ricur dclare toujoursquil ne veut aucunement renoncer lapproche mthodologique, mais on peut sedemander sil a jamais lui-mme vraiment rsolu les problmes mthodologiquesquil reprochait Heidegger (et indirectement Gadamer) davoir abandonns. En

    effet, o Ricur a-t-il jamais rpondu aux dilemmes proprement mthodologiquesdes sciences humaines, voqus plus haut : comment donner un organon lexgse, cest--dire lintelligence des textes ? comment fonder les scienceshistoriques face aux sciences de la nature ? comment arbitrer le conflit desinterprtations rivales ? Ricur a-t-il vraiment apport une solution cesdifficults ? Cela nest pas sr. Son hermneutique resterait ainsi plus

    phnomnologique que mthodologique, en tout cas moins mthodologique quilna bien voulu ladmettre (et cela nest pas ncessairement une catastrophe).

    5. Une rponse diffrente au dfi de lhistoricit : de la conscience du travail delhistoire linitiative de lhomme capable

    Il ne fait gure de doute que les hermneutiques phnomnologiques de Ricuret de Gadamer sont toutes deux marques par le dfi de lhistoricit ou de laconscience historique. Le terme peut recouvrir plusieurs expriences, complexes,mais imbriques les unes dans les autres. En sa gravit la plus extrme, lhistoricitvient recouper lpre problme du relativisme ou du nihilisme, soulev par

    Nietzsche, ce grand anctre de luniversalit de lhermneutique avec son intuitionselon laquelle il ny a pas de faits, mais seulement des interprtations : compte tenude la dtermination historique de toute pense, il ny aurait plus de vrits en soi, ni

    de valeurs contraignantes. Assez curieusement, ni Ricur, ni Gadamer nabordentde front ce problme du relativisme historique (ils ont aussi consacr assez peudanalyses Nietzsche), mme sils soulignent tous deux la dtermination

    15Du texte laction, Seuil, 1986, 116. Il est une question que lon peut tre tent de poser ici :quen est-il de la comprhension de soi de ceux qui vivent dans la pauvret extrme, et souventdans lanalphabtisme, et qui ne passent pas leur temps, comme les intellectuels, lire de grandesuvres de culture ?

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    historique de toute pense. Les deux inclinent plutt voir dans lhistoricit unechance ou, tout le moins, une condition indpassable de la comprhension de soi,mais qui ne conduit pas au relativisme.

    Gadamer va mme jusqu faire de lhistoricit un principe hermneutique 16.Sil le fait, cest pour souligner que lidal de la comprhension nest pas daspirer une connaissance qui soit indpendante de son poque, selon un modle issu dessciences exactes (mais vaut-il mme pour elles ? la tradition kuhnienne invite endouter). Il ny a rien de tel pour Gadamer. Aussi est-il plus important pour lui dereconnatre que lhistoricit de linterprte constitue le moteur de lacomprhension : si nous cherchons comprendre, cest que nous sommes traverss

    par des questions et des inquitudes historiques, mais aussi ports par une tradition.Il ne sagit donc pas dexclure ces prconceptions ni cette tradition du

    processus hermneutique, car elles contribuent le nourrir, mais den prendreconscience et de ne bannir que les prjugs qui contribuent dformer la

    comprhension (Gadamer reconnat donc quils existent et que la distinction entreprjugs lgitimes et illgitimes est non seulement possible, mais ncessaire17).Mais lespoir de Gadamer est que le travail de lhistoire (Wirkungsgeschichte) quinous soutient a dj effectu un tri parmi ces prjugs et limin ceux qui sontrellement dformants.

    Cet optimisme historique, ou hglien, que lon reproche souvent Gadamer, setrouve attnu chez Ricur, qui tient davantage compte de la dformationidologique laquelle peut succomber notre comprhension historique. Sesderniers travaux font aussi une grande place au phnomne de loubli dans lerapport lhistoire. Mais il y a plus encore chez Ricur. Si lhistoire nousdtermine de fond en comble, une part importante dinitiative reste nanmoinsdvolue lindividu. On pourrait dire que cest le fond personnaliste qui ressortici chez Ricur, cest--dire lide dun sujet toujours engag dans sa socit (et

    pas seulement dans lHistoire anonyme) qui peut et mme qui doit rsister auxinjustices qui lentourent. Ce nest dailleurs pas un hasard si le thme du malsavre lune des plus extraordinaires constantes de son uvre, alors quil reste toutes fins utiles absent de la philosophie de Gadamer. Selon Ricur, si le maldemeure incomprhensible en son fond ultime, donc impntrable dun point devue thorique, il peut tre combattu par linitiative pratique du sujet, limite certes,

    mais bel et bien relle : le mal est une catgorie de laction et non de la thorie ;le mal, cest ce contre quoi on lutte, quand on a renonc lexpliquer 18. Ainsi,chez Ricur, la dtermination historique de la conscience ne vient pas seulement

    16Vrit et mthode (1960), Seuil, 1996, 286, titre de section : lvation de lhistoricit de lacomprhension au rang de principe hermneutique .17Vrit et mthode, 320.18 P. Ricur, Le scandale du mal (1989), maintenant dans P. R., Anthologie, Seuil, 2007, 281.

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    marquer la limite de la philosophie de la rflexion, elle vient rappeler linitiativequi reste impartie au sujet malgr tout. Il faut y saluer un apport inestimable de sa

    phnomnologie de lhomme capable par rapport lhermneutique de Gadamer.Tandis que ce dernier insiste davantage sur ltre-affect-par-lhistoire, Ricurreconnat plus volontiers une capacit dinitiative la conscience immerge danslhistoire. Sans doute cette capacit est-elle souvent faite de passivit (je peuxsouffrir, je suis lhritier dune tradition, je dois subir la mortalit), mais elle esthabite dune spontanit inalinable qui tient en une phrase, toute simple, maisque Gadamer naurait sans doute pas crite : je peux changer quelque chose .

    6. Une philosophie rflexive face une critique des philosophies de la rflexion

    Par l, Ricur prserve la promesse dautonomie, aussi fragile soit-elle, qui estconsubstantielle la philosophie rflexive. Cest cet idal dautonomie qui paratassez tempr chez Gadamer, qui consacre lun des chapitres importants de son

    uvre aux limites de la philosophie de la rflexion 19

    . Cette critique trouve sonexpression la plus dramatique, et la plus connue, dans ce texte o il crit que le foyer de la subjectivit est un miroir dformant, la prise de conscience delindividu par lui-mme ntant quune lumire tremblante dans le cercle ferm[!] de la vie historique , de sorte que les prjugs de lindividu, bien plus que ses

    jugements, constituent la ralit historique de son tre 20.Pour avoir lu Freud, Ricur nignore pas que la subjectivit incarne un miroir

    dformant et que la prise de conscience de lindividu ne reprsente quune lumiretremblante dans le cercle de la vie historique. Mais il souligne davantage quilsagit nanmoins dune source et dune promesse de luminosit. Nonobstant saconscience trs vive de linachvement de la rflexion pour un tre de finitude, la

    philosophie de Ricur ne conduit aucun fatalisme : on peut toujours apprendre delhistoire et dans certains cas, rares peut-tre, en inflchir le cours. Ce sont l desaccents qui, en dpit de leur commune reconnaissance de ltre-affect-par-lhistoire, distinguent lhermneutique de Ricur de celle de Gadamer : linitiative,la distanciation et lappropriation rflexives restent toujours possibles, etsouhaitables, face au moloch de lhistoire.

    La diffrence se marque sans doute aussi dans le chantier de la philosophiepolitique. Alors que Ricur sy est toujours engag, dans tous les sens du terme,

    Gadamer sans doute dgris par les catastrophes dun sicle tragique pourlAllemagne, mais aussi par les erreurs de ses matres, a toujours conserv unecertaine distance par rapport au politique, lun de ses derniers textes tant mme

    19Vrit et mthode, 363-369.20Vrit et mthode, 298.

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    consacr Lincomptence politique de la philosophie 21. Cette rsignation najamais t celle de Ricur.

    En toute justice et la dfense de Gadamer, il serait indiqu de faire valoir quesa dernire philosophie a sans doute attnu le fatalisme de la conception delhistoire qui semble se dessiner dans Vrit et mthode et qui reste peut-tre encoretrop marque par le Seinsgeschickde Heidegger (auquel Ricur a toujours rsist).Le dernier Gadamer sest en effet souvent prsent comme le dfenseur des aires delibert, o linitiative doit tre laisse au jugement personnel, que le scientismeambiant et sa socit dexperts menaceraient dengloutir22. De nombreuxinterprtes, nord-amricains notamment (pensons Richard Palmer, Richard Rortyet Charles Taylor), y ont salu une consquence de sa rhabilitation dusensuscommunis dans Vrit et mthode.

    7. Lhorizon ultime dune ontologie

    Il est une dernire zone de croisement significative entre les hermneutiques deGadamer et de Ricur. Cest que leurs hermneutiques promettent de dbouchersur une ontologie. Les deux auteurs lannoncent volontiers vers la fin de leursouvrages, mais chaque fois dune manire quelque peu allusive. Dans le titre de ladernire section de Vrit et mthode, Gadamer voque un tournant ontologique delhermneutique, qui habiliterait celle-ci lever une prtention universelle. Cetteuniversalit trouve coup sr son expression dans ladage clbre ltre qui peuttre compris est langage , o il faut voir une thse qui porte la fois sur lacomprhension et sur ltre23. Sur la comprhension, en ce quelle signifie que lemonde que nous comprenons ne lest toujours qu travers notre langage(ngativement mis : il nest pas de comprhension qui ne soit oriente sur lelangage). Mais il faut surtout y apercevoir une thse forte sur ltre lui-mme : cestdans notre langage, et uniquement en lui, que se dploie le sens de ltre, sonessence et son intelligibilit. Le langage merge ainsi comme la prsentation(Darstellung) de ltre, au sens puissant que Gadamer reconnat cette ide de

    prsentation dans ses analyses sur lart, o il montre que luvre fait ressortir,comme pour la premire fois, ltre mme des choses24. Le langage comme

    21 H.G. Gadamer,Esquisses hermneutiques, Vrin, 2004, 53-60.22 Voir notamment des essais de H.-G. Gadamer comme Thorie, technique et pratique , dansLangage et vrit (1972), Gallimard, 1995, 254-283, Les limites de lexpert (1989), dansLhritage de lEurope, Rivages, 1996, 121-139 ou Humanisme et rvolution industrielle (1988), dansEsquisses hermneutiques, Vrin , 2004, 43-52.23 Je dois renvoyer ici mon tude La thse de lhermneutique sur ltre , dans Revue demtaphysique et de morale 2006 (n 4), 469-481.24 Voir Lart comme prsentation chez Gadamer. Porte et limites dun concept , dans tudesGermaniques 62 (2007), 343-355.

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    prsentation, voire prsent de ltre se trouve investi pour Gadamer de la mmevocation ontologique : cest en lui que ltre des choses sautoprsente, se rvle etse donne comprendre.

    Ricur na pas directement comment, ma connaissance, ladage clbre deGadamer, mais il serait pour lessentiel daccord avec son propos. Il na en effetaucun scrupule reconnatre que nous ne pouvons nous comprendre qu traversdes signes (Gadamer ne parle pas beaucoup, pour sa part, des signes , car lelangage nous prodigue une telle prsence de ltre que nous en oublions les signeseux-mmes). Certes, la thse hermneutique centrale pour Ricur consiste reconnatre que le langage porte toujours sur quelque chose qui nest pas discours,mais cette ide saccorde parfaitement avec luniversalit que Gadamer et Ricurreconnaissent au langage : luniversalit veut dire ici que le langage peut accueillirtout contenu de sens, car ce quil cherche dire, cest justement ltre mme. Si lelangage dit toujours quelque chose propos de quelque chose qui nest pas

    langage, il demeure que ce quelque chose doit tre dit. Do luniversalit dulangage, quil ne faut pas confondre avec une rduction de la ralit lordrelinguistique.

    Mais lontologie que Ricur appelle de ses vux nest pas, foncirement, uneontologie de notre condition langagire ( ltre qui peut tre compris estlangage ). Il sagit plutt dune ontologie de lhomme capable qui puisse rendre

    justice notre effort dexister, mme si cet accomplissement reste impensable sanslangage ( je peux parler et raconter ). Cette ontologie vise surtout faire pice la conception substantialiste de ltre comme ousia, do la dimension deffortresterait absente. Ricur rejoint ici, sans toujours y insister, la critiqueheideggrienne de la Vorhandenheit. Mais au lieu de critiquer en bloc la mtaphysique occidentale , geste de dconstruction que lon sait aux antipodesde son hermneutique conciliante et gnreuse, il sinspire volontiers dune autreintelligence de ltre qui se cache chez Aristote, celle qui lentend selon la

    puissance et acte, et ds lors, pour parler comme Spinoza et Leibniz, commeconatus, effort, apptit et dsir.

    Il va de soi que ces catgories ontologiques prennent chez lui un touranthropologique, car cest leffort dexister de lhomme qui doit trouver en ellesson lexique. Cest de cette manire que la phnomnologie hermneutique de

    Ricur dbouche en vrit sur une anthropologie, mme si Ricur dit vouloirlasseoir sur une ontologie fondamentale (nouvel heideggrianisme plus oumoins avou !) qui donne la prfrence ltre comme acte et comme puissance25.

    Ainsi, pour Ricur, la voie longue de lhermneutique doit conduire la terrepromise de lontologie, au lieu den partir (comme chez Heidegger). Mais si

    25 P. Ricur,La mmoire, lhistoire, loubli, Seuil, 2000, 639.

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    lontologie qui doit tre porte au jour est bien fondamentale, il est aussi autorisdy voir une assise, donc un point de dpart . Son orientation est essentiellementanthropologique ou humaniste, car cest toujours dune ontologie du cogito quilsagit. Sans doute sommes-nous en prsence dun cogito bris, dcentr, mais quireste capable et dou dinitiative. Cet horizon disons personnaliste duneontologie de lhomme capable reste assez tranger au projet ontologique deGadamer. Chez lui, le dcentrement du cogito parat soprer au bnfice du travailde lhistoire, mme si le sujet est bien sr invit en tirer des leons dhumilit etde reconnaissance. Lontologie de Gadamer srige en dernire instance surluniversalit du langage : ce nest que dans le langage que se donne la merveille deltre. Mais dans la mesure o ce langage reste le ntre, on peut dire que cetteontologie accuse aussi des traits humanistes. Certains lecteurs postmodernes deGadamer (dont Gianni Vattimo) en ont tir des consquences relativistes : ltre serduirait alors aux interprtations multiples que lhomme peut en donner. Mais cela

    confine au nihilisme, tout aussi tranger Gadamer qu Ricur. Le moment estsans doute venu dlaborer une conception plus radicalement ontologique delhermneutique, o les interprtations sont, au contraire, reconduites ltremme, lequel peut aussi les invalider. Lhermneutique en est peut-tre capable.

    ConclusionPeut-on parler dune conception commune de lhermneutique ? En dpit des

    thmatiques (la comprhension, lhistoire, le langage) et des rfrences (Dilthey,Bultmann, Heidegger) parfois communes, il apparat imprudent de laffirmer toutde go. Si lon tient compte de leurs points de dparts et de leurs ennemis diffrents,des ponts entre les deux hermneutes ne peuvent tre jets qu travers un patientlabeur de rflexion. Mais cest justement ce qui rend le dialogue, venir, entre lesdeux penseurs si fcond, cette vertu du dialogue dont ils ont tous deux soulignlimportance en cet ge hermneutique de la raison (J. Greisch). Si Gadamer a

    pu dire que lme de lhermneutique consistait reconnatre que lautre pouvaitavoir raison 26, il ne fait gure de doute que cest une hermneutique que Ricur a

    pratique sans cesse. La question laquelle il faut rsister est celle qui nousobligerait choisir entre Gadamer ou Ricur. Non, il faut dire, et la rponse est

    peut-tre plus Ricurienne que gadamrienne, GadameretRicur, si lon veut

    saisir toute ltendue de larc hermneutique et ds lors son universalit.

    26 Voir Un entretien avec Hans-Georg Gadamer , dans Le Monde du 3 janvier 1995 ;Lhritage de LEurope, Paris, Rivages, 1996, 141.