conférence de jean viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

32
Action Urbanisme JEAN VIARD CONFÉRENCE-DÉBAT LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN Strasbourg, auditorium de l’ENA le 2 février 2010

Upload: service-multimedia

Post on 07-Mar-2016

214 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Retranscription complète de la conférence-débat qui s'est tenue le 2 février 2010 dans le cadre de l'élaboration du PLU de Strasbourg.

TRANSCRIPT

Page 1: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Action

Urbanism

e

JEAN VIARD

CONFÉRENCE-DÉBAT

LES NOUVEAUX MODES DE VIEET L’URBANISME DE DEMAIN

Strasbourg, auditorium de l’ENA le 2 février 2010

Page 2: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Dans le cadre de l’élaboration du Plan local d’urbanisme de Strasbourg,le service Prospective et planification territoriale de la Communautéurbaine de Strasbourg a organisé un cycle de conférences-débat entrejuin 2009 et juin 2010.Ces rencontres ont eu pour double objectif de sensibiliser les habitantsaux nouvelles dynamiques en matière d’aménagement du territoire etd’alimenter la réflexion des élus et des techniciens pour l’élaboration dece document cadre de la planification urbaine.Animées par des spécialistes de renom, ces conférences-débat ont ren-contré un incontestable succès public et font l’objet des présentesretranscriptions.

Page 3: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

AVANT PROPOS

Jean Viard est sociologue, directeur de recherche au CNRS. Il a spé-cialement travaillé sur la manière dont on fabrique la ville, notam-ment en termes d’évolution de nos modes de vie, d’évolution de lamanière dont nous vivons la ville, publiquement et de manière pri-vée, que ce soit sur la question des mobilités, des relations familialesou sur le rapport entre la nature, la ville et l’agriculture. Il a aussi tra-vaillé sur une évolution fondamentale dans nos modes de vie sur letravail, le loisir et le quotidien. Depuis dix à quinze ans, Jean Viards’interroge plus globalement sur la fin d’un certain nombre de linéa-rités qui ont construit nos villes.

Citons trois de ses ouvrages dont les titres reflètent la diversité deses approches : – Le Sacre du temps libre - La société des 35 heures (2004)– Éloge de la mobilité - Essai sur le capital temps libre et la valeur tra-

vail (2006)– Lettre aux paysans (et aux autres) sur un monde durable (2008)

Il est vrai que nos modes de vie, ce que nous sommes et la manièredont nous vivons ensemble a un impact important sur la ville, surnos manières de la construire. La fabrication de nos espaces urbainset la transformation de nos vies ont une relation tout à fait intéres-sante qu’il nous faut prendre en compte dans ce que nous essayonsde projeter à cet horizon de 2025.

Jean Viard va nous éclairer et nous amener à regarder de manièrerationnelle, ou parfois caustique, un certain nombre d’évolutions denos modes de vie et, surtout, à voir comment elles vont avoir unimpact direct, prolongé ou durable sur la manière de construire laville. On ne peut plus réfléchir à la ville à l’horizon 2025 avec lesoutils et les points de vue de 1990 ni même de l’an 2000.

© CUS, Jérom

e Dorkel

Page 4: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"
Page 5: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

3

INTERVENTION DE JEAN VIARD

Je suis sociologue, donc mon métier est d’observer les changementsdans cette société. Je suis un sociologue un peu particulier : j’habite à lacampagne depuis 1968, je dirige une maison d’édition et je suis élu dansune très grande ville française. J’essaie d’avoir des regards différents surcette société pour la brasser. Mon métier, c’est de vous raconter la société où vous habitez avec unangle un peu différent, pour que vous la regardiez autrement et pourqu’après, on se pose un certain nombre de questions.

Nous sommes dans une époque qui est compliquée, parce que lemonde change à une vitesse extraordinaire, sans doute n’a-t-il jamaischangé aussi vite dans l’histoire de l’humanité. Des bousculements tech-nologiques, culturels font que nous avons du mal à sentir ce change-ment, mais nous sommes souvent nostalgiques, nous avons souventpeur… La société française est la plus apeurée des pays développés !Nous n’avons pas d’indicateurs objectifs, mais on a cette peur, on le sait,on le sent, et du coup nous réagissons souvent négativement.

Les mouvements du changement basés sur le temps

Je voudrais vous présenter des mouvements du changement en m’ap-puyant sur le temps : sur l’augmentation de l’espérance de vie, sur laplace nouvelle du travail… À partir du temps, j’essaie de voir ce qu’on enfait, et à partir de ce qu’on en fait, j’essaie de voir comment on habite lesuns avec les autres, et à quel endroit.

Je vais partir de deux chiffres au XXe siècle dans les pays développés : – le produit intérieur brut (PIB) a été multiplié par dix ;– l’espérance de vie a augmenté de 40 %.Elle a augmenté autant qu’entre l’an 1000 et l’an 1900 : il a donc fallu900 ans pour gagner 25 ans d’espérance de vie, et nous avons regagné25 ans d’espérance de vie en trois générations. Nous avons peu conscience de cette augmentation parce que nous necomparons pas la vie d’une génération sur une autre : on ne se rappelleplus comment les gens vivaient dans les années 30 et à quel âge ilsmouraient…

Nous connaissons les problèmes de financement des retraites qui sontdus au fait que nous vivons plus longtemps, que nous faisons beaucoupplus de choses (nous n’avons jamais fait autant de choses) dans unesociété qui, elle, offre de plus en plus d’opportunités parce que larichesse a été multipliée par dix. Nous sommes donc dans une course de vitesse permanente, commesi nous avions moins de temps disponible. Or, nous en avons pluspuisque l’espérance de vie s’est allongée de 40 % en trois générations,notamment pour les femmes, mais aussi pour les hommes. Mais enmême temps, nous avons tellement d’opportunités, la possibilité de

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN

en trois générations,l’espérance de vie a

augmenté autant quedurant les 900 années

précédentes

© CUS, Jérom

e Dorkel

Page 6: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

4

faire tellement de choses, qu’il y a un stress au travail tout comme dansle temps libre.

Aujourd’hui, vous avez gagné trois heures d’espérance de vie enmoyenne (c’est la progression en France actuellement). Donc, vous pou-vez dire que le temps de la conférence vous l’avez pris sur ces troisheures gagnées… Mais vous auriez pu aller au cinéma, ou vous prome-ner dans la rue, ou aller voir votre belle-mère ou faire d’autres choses… Nous avons effectivement plein d’opportunités, mais curieusement noussommes dans une civilisation du temps rare, du sentiment permanent demanque de temps, de stress, de vitesse… On en parle pour le travail,mais c’est pareil pendant les vacances. Quand vous voyez des Chinoisqui visitent l’Europe en quatre jours… C’est pareil pour le stress à France Télécom, c’est une espèce d’ambiancede vitesse… C’est bien ou mal géré, mais c’est une course absolue. Regardons nos sociétés avec cette vision du temps et essayons de com-prendre que malgré l’allongement de l’espérance de vie, le sentiment estinverse : c’est un sentiment de rareté et de saturation des choses. Nous sommes passés, en deux ou trois générations, d’une culture trèssédentaire à une culture totalement mobile. Tout est mobilité : les dépla-cements, les modes de vie…

J’aime bien télescoper les chiffres et évoquer quelques indicateurs :� Aujourd’hui, nous vivons en moyenne 700 000 heures (730 000heures pour les femmes et 680 000 heures pour les hommes). Avant1914, nous vivions 500 000 heures. Nous avons donc gagné 200 000heures d’espérance de vie : C’est un bouleversement gigantesque ! S’ilne se passe rien de catastrophique, nos enfants gagneront encore100 000 heures. Depuis la guerre, nous avons gagné 11 ans d’espé-rance de vie !

� Chaque Français parcourt en moyenne 45 kilomètres par jour. Jusquedans les années 50, nous ne faisions que 5 km/jour, et il ne s’agit quedes kilomètres physiques, pas des kilomètres virtuels ! Mettez-vous devant votre journal télévisé et demandez-vous combienvotre œil a parcouru de kilomètres : vous êtes allés à Haïti, à Pékin, enAfrique noire, à Paris, vous avez vu Sarkozy là, Sarkozy ici… Rendez-vous compte des kilomètres que vous avez parcourus ! Notre Présidenta fait 700 km/ jour depuis qu’il a été élu, loin de nos 45 km.Quelles conséquences dans les phénomènes de société : quand est-ce qu’on se voit ? C’est quoi un voisin ?

Les 45 kilomètres/jour sont utilisés ainsi : – 1/3 pour aller travailler, – 1/3 pour les vacances et les week-ends, – 1/3 tout simplement pour habiter la ville. Cet indicateur est inégal car certains font beaucoup de kilomètres etd’autres peu.

Mais dans une société sédentaire, nous savions ce qu’était un habitant.Aujourd’hui, un habitant, c’est quoi ? Il habite où s’il se déplace tout letemps ? Par exemple, 61 % des électeurs votent là où ils dorment,

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

une civilisationdu temps rare

chaque Françaisparcourt en moyenne45 kilomètres par jour

Page 7: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

5

mais pas là où ils travaillent. Les électeurs votent pour des choses qu’ilsont là où ils dorment : le silence, la sécurité et la bonne école. « Maisn’allez pas nous mettre une usine, un incinérateur à ordures… Mettez-les ailleurs ! »

� 53 % des bébés naissent hors mariage. C’est un extraordinaire indica-teur de mobilité, de rupture. En mai 68, nous voulions un peu plus deliberté, mais l’idée que la majorité des enfants allaient naître horsmariage semblait totalement impossible ! Cet indicateur aussi aexplosé en trois générations.

� Un autre indicateur amusant : les prénoms. En 1960, 30 prénomsconstituaient la moitié des noms des bébés nés en France en uneannée. Aujourd’hui, il faut 147 prénoms pour avoir la moitié des pré-noms des bébés. C’est un indicateur idiot, mais qui révèle une diver-sité, une vitalité, une polysémie …

Alors évidemment, les Français sont extrêmement heureux (ce que lespolitiques ont du mal à comprendre) : 75 % des gens se déclarent heu-reux dans leur vie privée, dans leur couple, dans leur travail. Il y a toute une partie de malheureux, soit économiques, soit exclus, ouparce que le hasard de la vie les a rendus malheureux. Mais dans cette société, les individus sont heureux. C’est une société dubonheur privé et du malheur public : nous sommes en crise d’espacepublic, de projets collectifs, d’horizons… mais nous sommes heureuxdans nos vies privées, dans nos amours.

Nous changeons de partenaire amoureux tous les 8 ans, d’employeurtous les 11 ans, et on déménage régulièrement… Tout n’est pas négatif,même s’il y a des femmes seules avec enfants, des chômeurs … maistout est changement, vitesse, transformation… Alors, comment y mettrede la régulation, de l’égalité, de la justice et de la solidarité ?

Nous vivons 700 000 heures. C’est pour cela que nous serons 9 mil-liards dans 25 ans, mais représentez-vous plutôt un foyer du troisièmeâge qu’une maternité ! Je suis très content à l’idée de vivre plus long-temps, mais que ferons-nous de ces 700 000 heures ?

Nous dormons environ 200 000 heures – même si cela dépend des unset des autres. Avant 1914, on dormait autant parce qu’on vivait moinslongtemps, mais on dormait 2 heures de plus par jour. Donc, vous dor-mez 2 heures de moins et c’est normal : la télé, l’électricité, les amours…

Nous travaillons 63 000 heures pour avoir droit à la retraite, sur 700 000heures de vie. Avant 1914, de la naissance à la mort, on travaillait200 000 heures, on vivait 500 000 heures, on dormait 200 000 heureset il restait 100 000 heures pour faire autre chose. Aujourd’hui, on vit700 000 heures, on travaille entre 60 et 80 000 heures, on fait enmoyenne 30 000 heures d’études (une heure d’études pour deuxannées de travail dans les catégories Bac+4) et il nous reste 400 000heures pour faire autre chose. Le temps qui n’est pas contraint a donc étémultiplié par 4 en trois générations, ce qui va bouleverser les sociétés.

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN

une société du bonheur privé et du malheur public

Page 8: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

6

Donc, quand un élu local aménage une ville, il doit penser qu’enmoyenne en France aujourd’hui, 12 % du temps collectif est consacré autravail et 88 % à autre chose. Aux États-Unis, environ 16 % du temps estconsacré au travail et 84 % à autre chose. Avant 1914, 40 % du tempscollectif était consacré au travail.

Pourquoi y a-t-il tout le temps du monde dans la rue ? Parce que si noustravaillons 10 % de notre vie, il y a des gens partout et à tout moment,avec des densités nouvelles. Ce phénomène augmentera uniquementparce que la vie s’allonge, mais il bouleversera les équilibres des tempset des espaces : c’est la première grande transformation.

Les lieux des temps nouveaux

Les lieux plus innovateurs de ces temps nouveaux sont la télévision et lesvacances, parce que ce sont deux éléments inventés depuis la dernièreguerre qui ont construit des nouveaux codes, des nouveaux gestes, desnouvelles valeurs des lieux.

À la libération, les régions importantes étaient les régions industrielles(par exemple, la Lorraine avec le minerai de fer et les industries), puis lesgrandes régions administratives, comme Paris. Aujourd’hui, les grandesrégions attractives sont les régions touristiques, parce que le tourisme acomplètement transformé le rapport à l’espace.

Regardez les gens qui viennent en jeans, en short : on s’habille avec desvêtements que l’on a découverts pendant les vacances. Et regardez lerôle culturel central de la télévision. Dans ces deux outils, le travail estmasqué, ce qui pose des problèmes dans la hiérarchie des valeurs, touten étant source d’innovations.

Il faut comprendre que cette vie plus longue, où le travail n’a plus du toutla même place en temps – même si c’est une place sans doute aussiimportante qu’avant en termes de revenus, d’honneur … – c’est une viediscontinue, une vie bâtie sur la rupture. Avant, nous avions une vie qui avançait par étapes : études, armée,mariage, sexe, enfants, travail, retraite. Et il fallait être « juste », comme ondisait à la campagne : « Lorsque le fils se mettait au bout de la table, lepère pouvait mourir ».

Une société de quatre générations

Aujourd’hui, nous avons une société de quatre générations. La plupart d’entre nous seront en retraite en même temps que leursparents : quand nous sommes de jeunes retraités, nous devons nousoccuper de vieux retraités qui sont moins dynamiques et de grands ado-lescents qui ne sont pas toujours partis de la maison. Ce sont des bou-leversements parce que nous sommes entrés, pour la première fois dansl’histoire de l’humanité, dans une société de quatre générations, avectous les problèmes que cela pose.

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

12 % du tempscollectif est consacréau travail et 88 % àautre chose

une vie discontinuebâtie sur la rupture

Page 9: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Le grand économiste Jean Fourastié disait : « On entre dans la civilisationdes vies complètes. » On peut en discuter, mais j’aime beaucoup l’image.Avant, la plupart des gens avaient des vies incomplètes. Avant 1914, lesvieux messieurs étaient plus nombreux que les vieilles dames, notammenten raison des décès en couche des femmes. Aujourd’hui, les vieillesdames sont beaucoup plus nombreuses puisque leur espérance de vieest de 83 ans et quelques mois (les messieurs, c’est 78 ou 79 ans).

Je peux vous donner un autre chiffre qui va vous faire rire : on fait 6 000fois l’amour. Avant 1914, c’était 1 000 fois. Et on ne produit plus que 2bébés : il y a donc un effondrement de la productivité !Comment voulez-vous dire à vos gamins que vous faites l’amour pourfaire des bébés ? Ils ne vous croient plus. Avant 1914, on avait un bébétous les 100 rapports, donc il y avait une possibilité de l’expliquer auxenfants. C’est aussi ce temps nouveau, cette discontinuité…

On pourrait prendre d’autres exemples : le temps qu’on passe avec sesenfants, ses grands-parents, etc. C’est cette société-là qu’on vit, même sinous n’en avons pas complètement conscience : cette vie par étapes,cette vie d’aventures, dans un temps discontinu, avec évidemment untout autre rapport aux normes, à l’espace…

L’appropriation du temps

Comprenez l’enjeu d’être rentier au temps jadis, alors qu’aujourd’hui, onse réalise dans son travail, même les dames. Il n’y a qu’à lire tous lesgrands auteurs tels que Balzac, Stendhal… Quand vous avez dormi200 000 heures et travaillé 200 000 heures à la campagne ou dans uneentreprise, vous aviez effectivement plutôt envie d’être rentier. La grande conséquence pour notre société est que nous nous sommesapproprié le temps. Avant, le temps ne nous appartenait pas : il appartenait à Dieu, puis aumoment de la Révolution française, il a appartenu au travail. Rappelonsqu’une des premières décisions de la Révolution française a été la sup-pression du dimanche et des jours fériés : l’idée était de casser la pro-priété de Dieu sur le temps et de le mettre au service du travail. Petit à petit, nous avons fait le dimanche férié (en 1907), le samediaprès-midi férié a été donné en 1917 aux dames uniquement, pour pré-parer le dimanche de leur mari… Puis, il y a eu les congés payés, la cin-quième semaine de congés payés, la retraite…

Tout ce que l’on connaît aujourd’hui n’est pas définitif, mais noussommes dans ces nouveaux équilibres avec un temps qui est à nous etque nous n’acceptons plus de perdre : on ne supporte plus les embou-teillages, on ne veut plus attendre à la Poste… Puisque le temps est àmoi, je ne veux pas le perdre. Si je perds mon temps, c’est un choix. Dans certains pays, les gens disent : « Le temps, il n’est pas à moi. Si j’at-tends, j’attends. Je ne perds pas mon temps puisqu’il n’est pas à moi. » Cette question de la privatisation du temps, de l’honneur du temps estimportante pour les commerçants, pour les administrations, … parce queles gens ne veulent plus attendre. Le privé fait souvent un énorme effortpour que l’on attende moins.

un temps qui est ànous et que nousn’acceptons plus deperdre

la civilisation des viescomplètes

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 7

Page 10: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Le temps privatisé a des effets sur les pratiques privées, sur la valeur dutemps, sur la place des temps libres et donc sur les valeurs liées autemps libre, sur le travail qui va devoir se battre pour se légitimer à l’égaldu temps libre… Les grands directeurs des ressources humaines (DRH) vous disentaujourd’hui : « Ce qui est surprenant avec un jeune qui arrive, c’est qu’unedes ses premières questions est “c’est quand les congés ? ” » On lui dit« Mais attends, tu ne peux pas d’abord demander c’est quoi le boulot ? »« Oui d’accord, le boulot on verra, mais les RTT, ça marche comment ? ».

Aujourd’hui, un homme ou une femme honorable équilibre son tempslibre et son temps de travail, alors qu’avant, on faisait son boulot et aprèson essayait d’avoir du temps libre. Cela a complètement changé. Ce n’estpas forcément une régression, je pense que c’est plutôt un progrès,même si nous en sommes parfois désarçonnés.

Le corps ludique

L’ensemble de ces équilibres a des conséquences sur les rapports aucorps. Dans notre société, le corps est ludique et n’est plus un corps-outil,avec des conséquences sur la nage, sur la glisse, sur la recherche du dés-équilibre. Toutes ces activités pratiquées pendant les vacances correspon-dent à un autre corps. Le corps du travailleur était un corps stable, bien posé sur ses pieds,c’était un autre corps. Aujourd’hui, nous sommes en permanence entrain de nous demander comment inventer tous ces objets instables quifont notamment une des grandes activités du temps libre.

Il faut donc garder en mémoire cette nouvelle culture légitime, ce tempsqui est un temps relationnel, un temps de quatre générations, un tempsdiscontinu pour lequel nous n’avons pas de modèle.

Travail, temps libre et lien social

Nous ne nous sommes pas battus pour vivre quatre générations, pourtous avoir 85 ans… cela s’est construit, sans modèle pré fait et sans s’enrendre forcément compte. Il y a une crise de la légitimité du travail et c’est absurde de penser quele travail va reprendre la place qu’il avait avant. Par contre, le travail doitcomprendre les normes et les valeurs qui se sont construites dans letemps libre : l’autonomie de l’individu, le pouvoir sur l’emploi du temps…et elles doivent entrer à l’intérieur du monde du travail.

La France est un pays extrêmement curieux : nous sommes totalementinnovateurs en matière de temps libre et totalement archaïque dans l’or-ganisation professionnelle. Je crois que nous sommes le pays au mondeoù il y a le plus de cadres par salariés, c’est-à-dire qu’on a un pays où letravail est très hiérarchiquement organisé alors qu’on a des individusextrêmement autonomes dans leur temps libre. Dans votre temps libre,vous décidez tout seul : je vais me promener, je sors, je ne sors pas…Vous avez un pouvoir de décision très fort, beaucoup plus que dans votretravail. Il y a donc un heurt entre les deux.

8

le travail doitcomprendre lesnormes et les valeursqui se sont construitesdans le temps libre

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 11: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

L’ensemble des liens sociaux va donc être profondément bousculé. Le cœur du lien social va être bâti de ce que nous faisons dans notretemps libre. Avant, les liens étaient bâtis à partir du travail : le boucherépousait la bouchère, le boulanger la boulangère, le paysan la paysanne,le fonctionnaire la fonctionnaire… L’essentiel du lien découlait des pro-fessions, avec les quartiers ouvriers, les quartiers bourgeois, et les identi-fiants physiques. Quand vous rencontrez aujourd’hui un type en jeans et en tee-shirt, savez-vous de quel milieu social il est ? Est-il au RMI ou gagne-t-il 10 000 eurospar mois ? Il n’y a pas d’indicatif majeur – sauf si vous voyez sa voiture !

Donc, le lien social qui a en partie quitté la sphère du travail s’est déplacédans les sphères du temps libre. Par exemple, 70 % des initiations sexuelles ont lieu pendant lesvacances. Les gens qui ne partent pas en vacances, comment gèrent-ilsleur initiation amoureuse ?

Nous sommes dans ces bouleversements spatiaux et temporels. Tousces processus vont se trouver télescopés. Nous pouvons parler de priva-tisation du lien social, c’est-à-dire qu’il est entré dans l’espace privé, à l’in-térieur des maisons : on ne s’est jamais autant fréquenté les uns lesautres, on ne s’est jamais autant battus pour avoir des maisons où l’onpeut recevoir. Toutes ces questions vont donc organiser l’espace et direquel espace on doit construire.Gardons à l’esprit cette privatisation du lien social comme étant un phé-nomène qui fait dire aux politiques qu’il y a une crise du lien social, etaux sociologues qu’il y a transformation du lien social.

Le lien social est beaucoup moins dans l’espace public et très peu dansl’espace politique, parce que les individus mobiles, qui se voient les unschez les autres, qui passent des heures sur leur téléphone portable, ontdes contacts extrêmement forts. Mais ce contact n’a plus lieu au mêmeendroit et on ne peut pas le cataloguer comme on le faisait antérieure-ment comme étant un lien social dans la rue, dans l’espace public… Cesindividus mobiles vont jouer en permanence sur leurs identités et sur leursappartenances. Avant, le boucher était boucher avec tout ce que celaentraînait, l’ouvrier appartenait à un quartier ouvrier… Aujourd’hui, nousjouons avec nos appartenances, nous nous présentons par notre lieud’origine, notre mode de vie, nos préférences sexuelles… Exemple :quand je viens ici, je dis que je suis né à Metz. Quand je suis à Marseille,je dis que je suis sociologue marseillais car j’habite à Marseille… et suivantles régions, je vais jouer. On joue en permanence, parce qu’on se déplaceet parce que nous ne sommes plus sous le contrôle social de l’autre.

Lien social de proximité, étalement urbain et mobilité

Pendant vos 45 kilomètres par jour, vous ne voyez personne que vousconnaissez. Avant, nous étions sous le contrôle social du quartier : vouspouviez lâcher votre gamin dans la rue, il y avait toujours quelqu’un quiregardait ce qui se passait. Ce contrôle social de proximité, qui était éga-lement une appropriation – donc avec des côtés négatifs – s’est complè-tement transformé.

le cœur du lien socialva être bâti de ce que

nous faisons dansnotre temps libre

le lien social s’estdéplacé en partie dansles sphères du temps

libre

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 9

Page 12: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Qu’est-ce que cela donne pour le territoire qui est, ce soir, la questioncentrale ? Cette société de mobilité a un rapport complètement différentà l’espace parce que nous n’arrêtons pas de nous déplacer (dans la jour-née, mais aussi dans la semaine, dans l’année et dans la vie).

Il y a par exemple, des dizaines de milliers de gens qui quittent certainesrégions au moment de la prise de retraite. Paris perd 50 000 retraités paran et 120 000 retraités français viennent habiter tous les ans entre Per-pignan et Nice. Ce ne sont pas des petites quantités ! Ces retraités vontd’abord dans des régions à forte image touristique.

Par rapport aux nouvelles valeurs du temps libre évoquées : ils ne peu-vent pas tous passer à la télé, mais ils peuvent tous aller habiter dans desrégions touristiques. Tout cela crée des mobilités au fil de la vie, cause dela fin de l’exode rural. Quelques zones continuent à se dépeupler, maiselles sont très minoritaires. La France se repeuple partout mais ce ne sontpas des paysans qui retournent à la campagne, ce sont des retraités,généralement aisés, des périurbains, toutes ces populations qui choisis-sent ce mode de vie.

Nous sommes donc dans ces nouvelles répartitions de la populationavec le phénomène de l’étalement urbain et des phénomènes de seg-mentation par générations qui nous posent des problèmes. Par exemple, la majorité des parisiens sont célibataires. À New York, c’estpareil. C’est quoi des villes de célibataires avec du périurbain pour lesfamilles ? C’est quel modèle ? Comment créer du lien social ? C’est unedes questions de la RATP : « À Paris faut-il ouvrir le métro toute la nuit ? »Si oui, vous accentuez la prise de pouvoir des jeunes sur la ville : ils vontsortir à 5 heures du matin, sont de bonne humeur, font du bruit… etl’honnête travailleur ne pourra plus habiter au centre de la ville.

La question des générations devient de plus en plus importante. On ne parle que des segmentations par origine, mais je dis attention à lasegmentation par génération qui est renforcée dans nos villes par l’aug-mentation des prix du foncier.

Le rapport au territoire va être complètement différent, notamment àcause des écarts de mobilité : entre Nicolas Sarkozy qui fait 700 kilomè-tres par jour et le « pied de l’immeuble »… Le « pied de l’immeuble » estcelui qui reste dans son quartier, qui n’a aucune mobilité, y compris parcequ’il est différent des autres par origine, par couleur…, s’il se déplace toutseul, il a peur, et s’il se déplace en groupe, c’est les autres qui ont peur…De toute façon, quand est-ce qu’ils se promènent ? Pour une partie d’en-tre eux et dans certaines régions, ils ne se promènent pas et on les appelleles « pieds d’immeuble ». C’est une expression insupportable, mais c’estune image qui signifie qu’ils restent dans leur quartier parce qu’ils se sen-tent protégés entre eux. Les kilomètres parcourus ne sont peut-être pasun indicateur du bonheur, mais un indicateur de la position sociale.Il y a un groupe social hyper mobile, quasi planétaire, qui met ses inté-rêts fiscaux un peu partout, et des populations résidentialisées par l’âge. Mais n’oublions pas les personnes âgées qui sont peu mobiles, les han-dicapés (pour lesquels notre société est très mauvaise) et toutes les per-

10

le rapport au territoireva être complètementdifférent, notammentà cause des écarts demobilité

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 13: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

sonnes qui n’ont pas de permis et qui ont d’énormes problèmes pouraller faire les courses. Nous faisons tous comme si tout le monde avaitles moyens de se déplacer. Mais, c’est faux, y compris dans le périurbain.

Dans notre société, tout est bâti sur la mobilité : les grandes surfaces,les cinémas – encore qu’à Strasbourg, vous avez un multiplex desservipar le tram.

Différents modèles se mettent en place, celui du bi résident qui a deuxmaisons. Savez-vous qu’on est le pays au monde qui a le plus de rési-dences secondaires ? Nous avons 11 % de logements en résidencesecondaire dus à une culture paysanne toujours présente. Nous sommesle premier pays touristique au monde, et aucun pays, à part la France, n’aplus de touristes que d’habitants. La culture touristique est en permanence présente : nous sommes tou-jours dans des processus de différentes cultures, de différents usages deslieux … qui se télescopent.

En regardant l’étalement urbain et cette privatisation du lien social, il fautcomprendre que ces gens sont mobiles et que cette mobilité n’a pasfinie d’être démocratisée. Nous devons continuer la bataille pour ladémocratisation de la mobilité car 30 % de gens n’y accèdent pas.

L’explosion et la démocratisation de la mobilité

– 40 % de gens ne partent pas en vacances ;– 30 % partent plus de 5 fois par an en vacances ;– 30 % partent une fois par an et espèrent partir deux fois ;Ce sont des moyennes, mais il s’agit d’indicateurs de mobilité.

En continuant la démocratisation de la mobilité, il va falloir essayer enmême temps de l’organiser. La mobilité n’a pas été un projet politique :la société, le progrès technique, l’invention des nouvelles technologies,l’allongement de la durée de vie… font que nous avons accéléré nos sys-tèmes. Et à un moment, on se dit qu’il faudrait mettre de l’ordre : ça pol-lue trop, ça consomme trop d’espace, les gens ne se connaissent plus,comment créer du lien social ?

Nous sommes dans cette période de retournement, c’est-à-dire danscette explosion des mobilités qui a été une des conséquences de la révo-lution industrielle et de ses innovations fantastiques. Nous sommes dansle siècle où la question va être de ne pas limiter ou interdire les mobili-tés, mais d’organiser l’espace pour que les mobilités choisies se dévelop-pent et que les mobilités subies diminuent.

Exemple : la politique des supermarchés en France. Nous ne pouvons pas à la fois valoriser les grandes surfaces où nousallons tous en voiture et avoir un discours sur une ville différente. D’ail-leurs, les supermarchés sont en train de perdre de la clientèle car lesgens régulent eux-mêmes le fait qu’une partie de la proximité se redéve-loppe quand elle est bien organisée, c’est-à-dire du fait d’une politiqued’aménagement de proximité intelligente.

continuer la bataillepour la

démocratisation de la mobilité

organiser l’espacepour que

les mobilités choisiesse développent

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 11

les kilomètresparcourus ne sontpeut-être pas un

indicateur du bonheur,mais un indicateur de

la position sociale

Page 14: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Les lieux de rencontre dans l’organisation de la villedésirée

Dans cette société des vies longues, du travail court et des mobilités, il ya des lieux de polarité où les choses se concentrent. Quand on organiseune ville aujourd’hui, il ne faut pas la penser en kilomètres mais en durée.

Considérons qu’une ville, c’est être à moins de deux heures les uns desautres. L’idéal, c’est une heure. Le trajet domicile-travail augmente en kilo-mètres et diminue en temps, contrairement à ce que laisseraient croireles embouteillages. Regardons la ville comme un nuage et demandons-nous comment danscet espace, nous allons créer des conditions pour qu’il y ait des rencon-tres aléatoires possibles entre les gens ? À Tokyo, ils sont 32 millions,mais leur possibilité de se croiser est très faible car la ville est organiséepar parties.

Comment avoir des lieux pour se rencontrer ? Dans certaines villes, la probabilité aléatoire de se croiser est forte.Exemple de Montpellier : la place de la Comédie est un lieu qui fonc-tionne extrêmement bien et où tout le monde passe dans tous les sens.Quand je m’assois au café Riche, c’est extraordinaire : vous pouvez res-ter une heure et vous vous demandez où les gens courent comme ça.Mais ils se croisent, ils se rencontrent… Dans d’autres villes, pourtant trèsbien organisées et qui ont une très bonne image, les gens ne se rencon-trent pas. Prenons l’exemple de Nantes où il y a un déficit de lieux aléa-toires de rencontre.

Organiser une ville, c’est se demander :

– où sont les lieux aléatoires de rencontre ? – où sont les moments aléatoires de rencontre ? – comment passer de l’organisation régulière à l’organisation irrégulièrede la ville ?

Avant, nous avions la messe le dimanche, les grandes fêtes rituelles… Aujourd’hui, il faut inventer des nuits blanches, des événements ponc-tuels, c’est-à-dire mettre des repères dans cette immensité du temps etdes espaces. Les repères sont physiques pour certaines villes, commeGuggenheim à Bilbao. À Strasbourg, vous n’avez pas besoin de repèresphysiques, vous avez une telle densité de signes et de repères dans letemps…

Les premiers grands lieux de polarité sont ceux qui ont trait au tourisme. La carte de France des résidences secondaires n’a a priori rien à voir avecles créations d’entreprises, mais c’est celle qui permet le mieux de lire lesrégions où des entreprises ont été crées. La meilleure corrélation avec un territoire est celle des résidences secon-daires, c’est-à-dire de l’appropriation par les classes sociales supérieuresd’un espace valorisé, aimé, et donc où l’on va créer plus d’entreprisesqu’ailleurs (pas plus d’emplois, car ce sont souvent des petites entre-prises). Le tourisme est donc la mise en désir des lieux dans nos sociétés, carc’est le tourisme qui dit que le lieu est agréable.

12

le trajet domicile-travail augmente enkilomètres et diminueen temps

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

comment avoir deslieux pour serencontrer ?

à Strasbourg, vousn’avez pas besoin derepères physiques,vous avez une telledensité de signes etde repères dans letemps

Page 15: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Le tourisme est une construction : « Brigitte Bardot, Saint-Tropez »,Cézanne et sa peinture, un événement historique car nos sociétés ayantpeur du futur, vont valoriser tout ce qui est ancien – c’est la chance deStrasbourg : vous êtes une enclave de développement dans une Francede l’Est en crise, parce que vous avez une accumulation historique,mémorielle, esthétique, patrimoniale, qui vous donne une forme… et letourisme recherche ces lieux et les valorise.

Cette mise en désir des lieux, qui est un processus complexe, attire doncdu développement, des nouveaux habitants, des entreprises. Pourquoi le high-tech se trouve-t-il essentiellement dans les grandesrégions touristiques ? Pourquoi est-ce que des grands groupes américainscomme Thomson ont porté le développement de Sophia Antipolis, d’Aix-en-Provence, de Montpellier, de Toulouse, de la Californie, de ladeuxième Italie, de Barcelone ? C’est parce que la nouvelle économie vad’abord dans les grandes régions touristiques, car la vie y est réputée plusfavorable et donc le marché du travail plus ouvert. C’est le premier lieude polarité.

Le deuxième lieu de polarité, c’est le logement, qui est le cœur du liensocial. On se rencontre et on se voit chez soi, les maisons sont devenuesdes équipements culturels miniatures : il y a la télé, souvent de lamusique, quelques livres ou pas, si possible un bout de jardin : 52 à 53 %des Français ont un jardin, les autres une terrasse ou un bout d’espace.

Le logement est un lieu de rencontre, de lien avec une partie des gensqui sont tout seul. Dans cette société, la plus grande question, c’est lasolitude : les femmes seules avec enfants, les personnes âgées, qui n’ac-cèdent pas à cette société de mobilité. Combien y a-t-il par exemple decrèches ouvertes le vendredi soir à Strasbourg ? Ces femmes seules avecenfants, qu’est-ce qu’on fait pour qu’elles puissent sortir une fois parsemaine ? Certaines villes ont une crèche ouverte un soir par semaine,par exemple.

Le logement a pris une fonction centrale. Les gens souhaitent habiter àcôté des villes, pour avoir des jardins, qui sont des facilitateurs de lienssociaux, pour avoir un point d’eau. 700 000 Français ont une piscine etles autres ont un simple baquet. On peut mettre un barbecue dehors.

Ce sont d’abord les liens sociaux qui structurent l’espace. Si nous disons qu’il ne faut pas étaler la ville, il faut proposer, dans la ville,les modes de vie que les gens cherchent en dehors de la ville. 50 % desmaisons ont été construites à côté de la ville dans les années 1950. D’autres raisons existent telles que les prix du foncier, mais un mode devie, de liens, de relations, y compris dans les lotissements, se développeavec un type de sociabilité qui correspond à ces nouvelles attentes. Alors comment fait-on pour transformer l’espace urbain à certainsendroits pour favoriser cette sociabilité et répondre à ces attentes ?

Il existe évidemment d’autres hauts lieux, et notamment les villes pôle, lesvilles monde. Il y a une dizaine de villes globales et nous avons la chanced’en avoir une en France, c’est Paris, surtout parce qu’elle est une ville tou-

les maisons sontdevenues des

équipements culturelsminiatures

le tourisme est la miseen désir des lieux dans

nos sociétés

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 13

Page 16: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

ristique. Il y en a deux en Europe, Londres et Paris, deux aux États-Unis,New York et Los Angeles. Et il y a Shanghai, Tokyo… Dix villes sont deshubs de la mondialisation, financiers, économiques, de l’innovation…

En France, les villes se sont construites contre Paris, dans une logique decentralisme et de province. Aujourd’hui, nous avons une toile TGV. Demandez-vous combien vous connaissez de villes chinoises. Puis, com-bien un Chinois connaît-il de villes françaises ? Si je lui dis que je suis à2 heures de Paris, il répondra : « Ah oui ! 2 heures de Paris, je vois où tues. » Et si après, vous lui parlez du vin d’Alsace, peut-être que vous arri-verez à créer une complicité… Donc, je crois qu’il faut regarder autrement notre façon de nous position-ner, c’est-à-dire se regarder dans l’œil de la mondialisation pour regarderla ville dans laquelle on habite.

Le temps est le critère principal parce que le reste en découle : la mobi-lité, les déplacements, les changements dans la vie des couples, lesbébés hors mariage… parce que nous avons plus de temps, nous allonsdévelopper de nouveaux rapports les uns avec les autres.

Le travail

En même temps, avec le chômage et la crise, nous allons nous accrocherà une chose importante, c’est notre emploi. Une chose très curieuse de cette société de mobilité est l’augmentationde la durée de la relation entre le patron et le salarié. Les contrats de tra-vail durent aujourd’hui en moyenne 11 ans et 2 mois, contre 8 ans et 9mois il y a 20 ans. Vous allez me dire : chômage, CDD, emplois courts…Mais cela veut dire :– qu’un groupe social « s’en prend plein la gueule », notamment lesjeunes et les femmes,

– qu’un autre groupe se sécurise dans l’emploi, notamment les hommesblancs entre 30 et 55 ans,

– et que la moyenne des deux donne une augmentation de la durée durapport au travail.

Donc, l’inégalité aux risques face au travail augmente.

Dans cette société de mobilité, nous n’avons pas envie d’être mobiles surtout, notamment la question du travail. Evidemment, l’inégalité qui endécoule, puisqu’elle est radicale entre les moins et les plus de 30 ans,est l’un des côtés les plus scandaleux de cette société : avant 30 ans, onest instable et mal payé, et après, on trouve un certain équilibre, encoreque… C’est quoi une ville, dans tout ça ?

La ville pensée comme une marque dans la mondiali-sation

Une ville est d’abord une marque car nous vivons dans un monde demarques, qui ont été inventées pour empêcher les pays pauvres de nousconcurrencer sur des produits. Si vous avez un jeans Levis, vous allez payer la marque Levis. Le jeans estde toute façon, fabriqué dans un pays d’Asie. Quand vous achetez dans

14

si nous disons qu’il nefaut pas étaler la ville,il faut proposer lesmodes de vie que lesgens cherchent endehors de la ville

se regarder dans l’œilde la mondialisationpour regarder la villedans laquelle onhabite

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 17: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

un supermarché, 50 % des objets que vous avez dans votre caddie, saufles fruits et légumes, viennent d’Asie. La marque permet de protéger les intérêts des grandes entreprises despays occidentaux. La ville, c’est un peu la même chose : elle est devenue une marque avecses grands événements, son image, le renouvellement de son image, lafidélité à sa tradition et sa capacité à marquer son innovation. Nouscréons des événements qui à la fois, rassemblent les habitants et permet-tent de se positionner face aux autres. L’exemple de Paris-Plage : des centaines de milliers de gens passent lajournée au bord d’une rivière totalement polluée en maillot de bain, et ilsse croient au bord de la plage ! C’est un imaginaire. Même si derrière, ily a la voie rapide avec les voitures, les gens sont contents. D’autres villesle font aussi, dont Metz qui revendique la paternité du concept de semettre au bord de la rivière en maillot de bain. Nous sommes sur dessociétés d’imaginaire.

Mobilité des diversités à mettre en histoire

Une ville doit faciliter la mobilité des diversités, quels que soient les indi-vidus : jeunes ou vieux, d’origine étrangère, française ou locale.

Comment faciliter ces mobilités et comment créer des lieux de polaritépour avoir des rencontres aléatoires denses à certains moments, et pasforcément tout le temps ? Comment se poser la question de la gestiondes flux de population à l’intérieur du territoire urbain ? Comment créerdes repères dans le temps et dans l’espace pour que tout cela puisse seraconter ?

Plus la vie est longue et plus il est difficile d’avoir des souvenirs. Vousvous rappelez ce que vous avez fait en 1987 ? Ce n’est pas évident. Il y a des dates dont vous allez vous souvenir : un événement historique,l’élection de Mitterrand, Sarkozy, une catastrophe, un tsunami, des évé-nements dramatiques, un mariage… Nous avons nos repères, mais il estnéanmoins difficile quand nous vivons autant d’années, de nous rappe-ler de tout.

Ce qui est important dans cette société, c’est la transformation du travail :– 40 % des gens s’occupent aujourd’hui du corps des autres et c’est lecœur de l’emploi dans nos sociétés. Le corps des autres, c’est ensei-gner, soigner, divertir et cultiver. C’est l’essentiel de l’emploi.

– 10 % des gens s’occupent du sol : ils construisent des immeubles,plantent des vignes et s’occupent de la terre.

– 20 % fabriquent des objets – 30 % s’occupent de la logistique : la politique, le commerce, la sécu-rité…

Mais le cœur de notre société, c’est l’emploi sur le corps. Quand onmanque d’emplois, le plus facile pour en créer est de densifier l’attentionau corps : personnes âgées, enfants, culture …

la ville est devenueune marque

une ville doit faciliterla mobilité des

diversités

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 15

Page 18: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

CONCLUSION

La ville, c’est un hub, un lieu de rencontre, un lieu carrefour, un lieu quise saisit par l’imaginaire parce qu’on se raconte une histoire qui faut met-tre en partage. Qu’est-ce que vous faites, par exemple, pour que dans les écoles il y aitun petit livre illustré pour les enfants de 4-5 ans sur l’histoire de Stras-bourg, pour qu’ils sachent d’où ils viennent ? Comment transmettre lerécit collectif, le construire, le donner aux enfants et aux nouveaux arri-vants ? Nous avons une histoire à nous raconter. Comment rentrer dansl’imaginaire de la ville ?

Une ville, c’est un objet relatif. Un auteur roumain, que j’aime beaucoup, Lucian Blaga, a écrit un livre oùil compare la ville et le village. Il dit que nous n’avons jamais vu un villageattaquer le village d’à côté pour lui voler 10 hectares. On peut piquer lesfemmes du village d’à côté ou beaucoup d’autres choses, mais les fron-tières des villages sont anciennes car un village est un groupe qui sereproduit sur le même lieu et qui discute avec le climat et le cosmos. Contrairement, une ville est toujours en comparaison : elle est toujoursplus grande, plus petite, plus grande qu’avant… C’est un objet extrêmement mobile, un objet incapable de survivre (carelle ne sait pas se nourrir) : cette fragilité fait à la fois sa vitalité et sonrisque. Parce que la ville est incapable de se nourrir, elle est en déséqui-libre permanent, en concurrence … et en même temps elle est tout letemps dans la vitalité – ou alors elle s’arrête de fonctionner. La ville estcet objet vivant qui est passionnant et qui nous attire.

Mais en même temps, il y a la mondialisation. Prenez de la terre et trempez-la dans un liquide : c’est la mondialisation.Nous sommes immergés dans le monde liquide de la mondialisation quiest présent partout. Dans une ville, nous sommes en contact avec lemonde, dans ce contact virtuel, symbolique, informatif, qui fait que noussommes plongés dans ce monde liquide qui a saisi l’ensemble des lieux.Nous ne pouvons plus nous protéger. Avant, nous pouvions faire desfrontières, poser des limites, construire la ligne Maginot … mais vous nepouvez pas faire la ligne Maginot du trou sur la couche d’ozone ! Il y auratoujours un partage collectif des risques qui n’existait pas avant, qui estce monde liquide, notamment écologique, dans lequel nous sommescomplètement plongés. Il me semble que cela bouleverse nos façons delire les lieux.

La question est de comprendre l’explosion des mobilités qui s’est passéeau siècle dernier, et d’essayer à la fois de les démocratiser et de les frei-ner. Comment mettre des freins à certains endroits et à certainsmoments ? Non pas pour arrêter les mobilités, mais pour freiner un peule développement des voitures, freiner les mutations non choisiespatrons-salariés, réfléchir un peu plus à la façon dont les couples sedéfont sans forcément penser aux enfants. La génération d’avant n’y avait

16

la ville est un objetextrêmement mobilequi ne sait pas senourrir : cette fragilitéfait à la fois sa vitalitéet son risque

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 19: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

pas forcément pensé parce que nos parents vivaient ensemble, nous nesavions pas que les enfants du divorce étaient un problème de société. On se demande comment on met des freins à certains endroits, danscette société de flux, comment on redonne de la proximité, comment onse repose la question du local, et comment ne pas en faire des élémentsd’exclusion et des éléments d’inclusion. C’est extrêmement difficile, parce qu’il est beaucoup plus facile de se réu-nir contre les autres que de se réunir parce qu’on veut partager leschoses dans la proximité.

Dans une ville, la question qui nous est posée est comment allons nousessayer de débattre tous ces éléments pour arriver sur des questions dequotidienneté, de vivre ensemble, de valeurs partagées, non pas pouressayer de revenir à la société d’hier, mais pour être dans cette sociétéde mobilité où dans une ville, il y a des habitants, des salariés, des périur-bains, des touristes, tous ces gens qui se frottent et qui font la ville ?Alors que souvent, l’habitant voudrait que la ville soit faite pour lui. C’estle problème et le débat : pour l’habitant, la ville est faite pour le citoyencar c’est lui qui vote.Mais une ville sans étrangers, sans touristes, ce n’est plus une ville parceque l’économie urbaine, c’est des emplois, c’est tout ce qui est lié auxflux, aux gens qui habitent à côté de Strasbourg et qui viennent consom-mer à Strasbourg…

Comment reposer la question de l’espace de la citoyenneté, de l’espacepolitique dans cette ville ? C’est-à-dire comment ces différents éléments,à un moment, nous font-ils « faire cité » ensemble et nous font-ils habiterle territoire à nouveau, avec un projet commun ? C’est une de nos grandesdifficultés du moment, car nous sommes dans une société du bonheurprivé et du malheur public. Le terme est un peu fort mais nous ne savonspas ce qu’est « habiter ensemble » dans cette société, celle des quatregénérations, des déplacements. Il faut donc partir de cette réflexion sur lelogement et ses nouvelles fonctions pour comprendre que c’est l’une descauses de l’étalement urbain, pour comprendre que si nous travaillonsautrement sur le logement, nous aurons un autre rapport à l’espace.

Prenons par exemple la question du temps libre. Amusez-vous à faire une carte de votre ville avec le temps libre disponi-ble à l’hectare. C’est assez facile à faire : on prend le nombre d’habitants,le nombre d’heures vécues par eux dans leur logement, le nombred’heures où ils n’y sont pas parce qu’ils vont travailler, le nombre d’heuresoù ils partent. On se rendra alors compte que : – dans les quartiers très populaires, le temps libre vécu à l’hectare estconsidérable car on part très peu en vacances, on prend sa retraite surplace, le taux de chômage est très fort ;

– dans les quartiers très aisés, le temps libre à l’hectare est très faible caron part en week-end, en vacances, et on migre au moment de laretraite.

Nous avons donc un déséquilibre qui s’accentue dans la densité dutemps libre sur un territoire. Est-ce que cela correspond aux équipementsculturels, aux attentions portées par la politique du logement, par la poli-

comprendrel’explosion des

mobilités et essayerà la fois de les

démocratiser et deles freiner

comment reposer laquestion de l’espacede la citoyenneté, de

l’espace politique danscette ville ?

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 17

Page 20: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

tique d’espaces publics, ou pas ? Ce n’est pas évident car le temps libreà l’hectare est un critère quasiment jamais utilisé.

Sur les questions d’agriculture, l’idée est de faire pousser du végétal dansla ville. La société se pose la question de son renouvellement, de son sys-tème de valeurs, de ce que j’appelle le « faire pousser » c’est-à-dire le rap-port aux animaux, aux végétaux, aux aliments, à la proximité de l’aliment,à l’agriculture, aux espaces verts... Ce sont des enjeux, dans l’espace de la ville, sur lesquels nous devonstravailler pour que les gens s’approprient leur territoire.

Dans cette société, tout ce qui se renouvelle devient central. Hier, nous étions dans une société du déchet, de la ressource d’énergieexogène et nous allons vers des sociétés où tout cela va devenir en par-tie endogène. Il me semble que nous sommes dans une société de plusen plus locale, avec des demandes de proximité, tout en étant en per-manence complètement mondialisé et globalisé. C’est cette dualité quifait toutes les difficultés des sociétés modernes.

Il n’y a plus un intérieur et un extérieur. Avant, il y avait le dedans et ledehors, il y avait la France et la non-France, il y avait les barbares et lescivilisés. Nous avons fini la conquête de la planète et l’homme est pré-sent partout, c’est pour cela que je dis qu’il faut se représenter la Terreplongée dans un liquide. L’humanité s’est réunifiée sur une seule planèteavec une solidarité écologique, qui nous empêche de pouvoir tout résou-dre au niveau local. Par contre, au niveau local, nous pouvons redonner du territoire, de laproximité, favoriser les liens, se dire qu’effectivement, cette société s’estun peu déshumanisée en devenant hyper mobile. Comment freiner pourqu’à nouveau ils se croisent, se rencontrent, se parlent en allant acheterdes carottes ? Ces petites choses, qui ne changent pas complètement laface du monde, permettent à nouveau de ré-intensifier la quotidiennetéde la vie ensemble.

Comment se pose-t-on ce type de question dans la France de l’Est ? Je pense que la France de l’Est a un problème un peu particulier, c’estqu’elle n’a pas su pour l’instant faire de l’Est une qualité que les autresreconnaissent. La France de l’Ouest, par exemple, a fait un énorme tra-vail (de 25 ans) pour faire naître des images d’authenticité, de littoralquand nous prononçons « France de l’Ouest ». Ce travail commence àporter ses fruits. La France de l’Est est très différente, mais il y a une vraieréflexion à avoir sur cette question.

Je voulais vous parler de ces paradoxes, de ces mobilités, de ce nouveaurapport au temps, d’une évaluation plus juste de ces équilibres, de laplace du temps libre. Quelle est la politique, par exemple, sur la nuit ? Y a-t-il des brigades dubruit ? 30 % du temps de la ville, c’est du sommeil. La qualité du silenceest la première revendication des gens. Quelle est la politique publiquedu silence dans votre ville ? Y a-t-il une police spécialisée pour ceux quiempêchent les autres de dormir ? C’est pourtant un des enjeux essen-tiels de la ville.

18

un déséquilibre dansla densité du tempslibre sur un territoire

faire pousser duvégétal dans la ville

ré-intensifier laquotidienneté dela vie ensemble

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 21: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Ces questions ont l’air simple mais elles font le quotidien de cettesociété. Et dans chaque espace, il faut se demander ce qu’il y a commetype d’habitants, comme type de tourisme, quels sont les rôles des gensde la ville d’à côté qui viennent ? Quels sont les usagers d’un espace ?Mais les usagers ne sont pas que des habitants. Comment tous les usa-gers peuvent-ils habiter un quartier, se croiser, se télescoper ? Commentmettre en place une politique publique du temps ? Comment jouer sur les heures d’ouverture des écoles, pour essayer defaire en sorte qu’il y ait moins d’embouteillages, que les gens puissent serencontrer ?

Très peu de villes ont mis en place une politique publique du temps. ÀStrasbourg, vous venez de créer un bureau du temps. D’habitude, onn’aménage que l’espace, mais on peut aussi aménager le temps, endéplaçant le marché qui peut avoir lieu le soir ou le dimanche matin, endécalant l’ouverture des écoles par rapport à l’usine d’à côté pour dimi-nuer les embouteillages…Ces choses-là sont assez faciles à réguler dans une société et ces petitsréglages font qu’à un moment, « l’habiter ensemble » se remet à fonc-tionner.

La question est que nous étions dans des sociétés très collectives avecdes règles fortes, des appartenances, où nous avions peu de choix, etque nous sommes passés à une société du temps et de la mobilité oùce collectif s’est défait. Nous en avons d’ailleurs souvent la nostalgie…Mais la question n’est pas d’en avoir la nostalgie, c’est de démocratiser lamobilité à ceux qui ne l’ont pas et de reconstruire du commun dans cettesociété qui a privatisé ses liens sociaux. Une des façons de construire ducommun, c’est de reconstruire un horizon. Comment va être le mondedemain pour « redésirer » l’horizon ? Comment être attentif pour reden-sifier les relations de proximité pour qu’effectivement, le local devienneun frein dans la mondialisation ? Non pas un adversaire, un ennemi, unrefuge, mais un des freins qui fait que nous avons l’impression d’avoir ànouveau des guides dans les mains pour que dans la mondialisation, quinous transforme et qui nous transformera de plus en plus vite, nousayons un certain nombre de moyens pour s’y repérer.

comment mettre enplace une politiquepublique du temps ?

reconstruire ducommun dans cette

société qui a privatiséses liens sociaux

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 19

Page 22: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

ÉCHANGES AVEC LA SALLE

Il y a deux conceptions de la société : la pessimiste et l’optimiste.Dans la conception pessimiste, il y a trop de gens, pas assez de choses,de terrain, de nourriture... La conception optimiste dit qu’il y a des mil-liards de personnes mais qu’elles ne mangent pas comme Pantagruel etGargantua ! Elles mangent juste ce qu’il faut pour subsister, et elles ontbesoin d’un petit terrain pour vivre. Le scientifique dit que l’être vivant– et en particulier l’être humain – a besoin de se nourrir, se vêtir, seloger, et que pour cela, il a besoin d’argent, donc d’un salaire et doncd’un patron. Mais si le patron dit “ votre profil ne correspond pas à ceque recherche notre société ”, le demandeur d’emploi va chercher ail-leurs. Il est désespéré, alors il prend de l’héroïne pour trouver une autreplanète. Je pense que dans une décennie, le travail ne sera plus l’objec-tif. Pourquoi ? Parce que des robots feront le ménage, comme en Coréeoù ils mettent le linge sale dans le lave-linge et passent l’aspirateur…L’énergie que nous avons, qu’est-ce que nous allons en faire ? »

Comment des chercheurs, comme vous pourraient-ils nous faire com-prendre qu’il faut arrêter d’avoir peur du changement pour le prendre àbras-le-corps afin d’apporter des solutions pour construire un mondemeilleur, plutôt que d’utiliser la technique du bouc émissaire ? Parce quenous nous occupons du bouc émissaire, nous fuyons les problèmes ennous disant “ finalement, si l’étranger n’était pas là, tout irait bien pournous “, et nous, nous ne nous occupons pas des vraies questions… quivont nous revenir en pleine figure, en boomerang. Comment faire ? »

20 CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

«

«il faut arrêter d’avoirpeur du changementpour le prendre àbras-le-corps

Page 23: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

21

Je lis vos ouvrages depuis longtemps et je vous ai souvent entendu.Je partage vos positions, mais j’aurais une remarque. Depuis la publi-cation de “ Éloge de la mobilité “ en 2006, il y a eu la crise économiqueavec les problèmes de logement, de chômage, de l’augmentation de lapauvreté… J’ai l’impression que votre optimisme est un peu trop fort etj’aurais une certaine tendance à penser que, toutes proportions gar-dées, Mike Davis a une vision peut-être plus réelle de l’avenir de l’ur-banisation… »

Vous avez évoqué une notion intéressante, celle du temps libre àl’hec tare. Pensez-vous que le processus de densification urbaine ou“ construire la ville sur la ville ” est compatible avec cette notion detemps libre à l’hectare qui fait plutôt défaut actuellement dans la ville ? »

Avez-vous un exemple d’une ville qui se serait plus équipée en tramque Strasbourg et où le tram serait moins cher ? Cette solution permet-trait-elle aux personnes ayant des mobilités réduites d’augmenter leurmobilité ? Et permettrait-elle une plus grande densité du temps occupésur des territoires où les populations de classe supérieure résidentmoins ? Cela pourrait-il répondre au challenge que vous nous propo-sez, à savoir démocratiser la mobilité pour ceux qui ne l’ont pas, etredensifier le local ? Je pense qu’il manque encore un maillon poursavoir comment redensifier le local, mais ça viendra peut-être… »

Jean ViardIl y a trois types de villes : – le territoire du périurbain – sur lequel nous ne sommes pas bons– la ville populaire des années 50 – où l’on est carrément nul !– la ville centrale « bo-bo » – où l’on est bon.Quand je suis méchant, je dis qu’on sait faire la ville vélo et tramway low-cost : je vais travailler en vélo, le week-end je vais à Marrakech avec machérie et globalement l’équilibre est bon… mais le bilan écologique estcatastrophique ! Nous ne savons pas bien faire l’autre ville. J’ai par exemple été voir ce qui s’est passé autour de Roissy à Paris, avectous ces bouts de ville où vous avez de tout : des milliers de caravanesà l’année sous des fils électriques, Roissy qui se construit… et entre lesdeux, aucun lien. À Roissy, il y a des hôtels dans toutes les langues maissans lien avec les gens de toutes les langues qui habitent à 500 mètres,qui parlent ces langues et qui pourraient éventuellement avoir desemplois à Roissy. Nous sommes ici dans des endroits complètementcassés.

Nous avons aussi la ville de la mémoire ouvrière, qui a souvent étéconstruite dans les années 50-60 et qui ne correspond ni à notre esthé-tique, ni à notre mode de vie. De plus, nous sommes dans une sociétéoù la mobilité trie comme une grosse trieuse de pommes de terre, c’est-à-dire que ceux qui ont le choix dans cette énorme trieuse retombent àpeu près là où ils ont envie, et ceux qui sont très mal dotés ou très fra-giles s’accumulent au même endroit, et c’est ce qui se passe dans cer-taines périphéries.

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN

«

«

«

la densificationurbaine est-elle

compatible avec cettenotion de temps libre

à l’hectare

à Roissy, il y a deshôtels dans toutes leslangues mais sans lien

avec les gens detoutes les langues quihabitent à 500 mètres

© CUS, Jérom

e Dorkel

Page 24: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Cette société de mobilité est une société du tri, et ce tri est fondamenta-lement inégalitaire. L’enjeu est donc de freiner le tri. On peut dire qu’ilfaut supprimer le tri, mais dans la réalité, si on freine le tri et si on démo-cratise, on redonne des chances de mobilité. C’est pour cela par exemple que la carte scolaire a beaucoup d’avan-tages, notamment de mixité, mais elle avait le grand défaut d’astreindreà résidence.Donc, la question qui nous est posée, ce n’est pas tellement commentaméliorer cette ville ; on peut faire des choses, on peut faire des démo-craties, et la ville peut encore être beaucoup plus agréable à vivre. Mais la question la plus préoccupante, c’est la ville populaire. En tant que vice-président de la Communauté urbaine de Marseille, jesuis élu d’une des villes les plus pauvres de France et cette question de« comment faire cette ville, comment faire dans ces quartiers et dans desendroits où on n’a rien à partager » ne se pose pas.. C’est la ville la pluspauvre, mais dans les quartiers les plus pauvres, les gens vont à la mer.Les quartiers les plus pauvres ont des modes d’intégration dans l’identitécollective. Les pauvres sont dans la ville, donc ils sont Marseillais. À Paris, les pauvres sont à l’extérieur et ils ne peuvent même pas dire « jesuis Parisien » et le PSG n’est pas complètement leur club… tout celaparticipe au fait de faire quelque chose en commun. C’est une des raisons pour laquelle je suis très favorable à l’idée du GrandParis : on partage d’abord le nom, c’est-à-dire qu’on partage la marque,et c’est essentiel : j’appartiens à un lieu valorisé et cela commence à mevaloriser moi-même – c’est sûr que ça ne suffit pas…

Nous aurons la même question sur la ville étalée, c’est-à-dire sur cetimmense périurbain correspondant à un mode de vie qu’il faut com-prendre. Les urbanistes nous ont construit des villes où on n’avait pas envie devivre et nous avons envie d’en sortir. Je dis aux urbanistes : écoutez plusles habitants, écoutez le fait que les couples décohabitent. Une des rai-sons de la crise du logement est que nous n’avons pas bien compris lerôle des couples avec deux logements, le divorce qui entraîne une cham-bre pour les enfants dans chaque maison… Ecoutons les gens vivre. Ils ont le droit de nous dire « moi je veux habiter comme ça », « je veuxvivre comme ça », ou « j’ai quitté ma copine mais je veux quand mêmeune chambre pour le gamin ». Regardons d’abord les gens vivre et com-prenons comment ils ont envie de vivre. Après, on peut essayer de met-tre des boosters ou des freins. C’est mon travail de sociologue.

Nous pouvons densifier cette ville étalée. Nous pouvons par exemple décider de secteurs où la surface nécessairepour construire une maison sera réduite ; ou que le propriétaire qui a unjardin de 1000 m2 devra en revendre 400 pour mettre une deuxièmemaison : il gagnera de l’argent et nous créerons de la valeur (ce sont sou-vent des gens modestes) et nous doublerons la densité de population. Nous pouvons sanctuariser les terres agricoles en décidant de ne plusconsommer de terre agricole. Nous savons que nous aurons besoin denous nourrir, de produire de l’énergie, des matières premières, et quel’agriculture est un des métiers du futur.

22

cette société demobilité est unesociété du tri, et ce triest fondamentalementinégalitaire

je dis aux urbanistes :écoutez plus leshabitants

nous pouvonsdensifier cette villeétalée

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 25: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Le « faire pousser » et le renouvellement sont les enjeux centraux dessociétés de demain. Donc, on décide de sanctuariser les terres agricoleset de densifier le périurbain, parce qu’il existe déjà.

Après, il faudrait faire des études réelles sur les empreintes écologiques. Je suis intervenu dans un congrès en Belgique où dans le film du début,on voyait un « bo-bo – vélo » qui partait le week-end à Marrakech.Ensuite, on voyait le « beauf type » : le vieux frigo, la bagnole qui fume, ilboit des bières, et le week-end il continue à boire des bières… et à la fin,c’est lui qui a la meilleure empreinte écologique ! Donc faisons attention à ne pas mélanger le récit des choses et l’em-preinte écologique qui se mesure. Un produit peut venir du bout du monde s’il vient sur un bateau à voile ;ce qui est gênant, c’est le kérosène qu’il a consommé. Je suis pour le développement de l’Asie, des anciennes colonies… Sinous n’avions pas colonisé ces pays, ils n’auraient jamais cessé d’être lespremiers pays du monde. Ce développement nous pose des problèmes de concurrence, de pertesd’emplois, mais il ne faut le mélanger à l’empreinte écologique. Si l’empreinte écologique est bonne, n’ayons pas un discours de seg-mentation. Ne mélangeons pas la distance et tout le reste.

Posons nous ces questions d’espace, prenons à bras-le corps les ques-tions de la ville populaire et de la ville étalée, posons des règles sur ledéveloppement durable, le « faire pousser » et la sacralisation de la terre.

Par exemple, je suis contre les résidences secondaires dans les grandesvilles : nous ne pouvons pas avoir une crise du logement et habiter 15jours par an à Paris. Cette situation n’existe pas en Hollande... Et si nousmettions une taxe très forte : ils sont riches et peuvent avoir un apparte-ment secondaire à Paris surtaxé, qui permet de financer les logementssociaux. Des transferts peuvent être créés.

C’est ma réponse qui répond également à la question posée de savoir sije suis positif. Evidemment que je ne suis pas positif ! J’essaie de com-prendre un mouvement et je pense qu’il faut le comprendre, parce qu’onn’aidera pas les plus fragiles si on ne le comprend pas. Ce n’est pas en mettant des tonnes d’eau sur un tas de sable que l’onconstruit une piscine ! Et si on ne comprend pas ce changement, si onne comprend pas à quel point il est rapide, si on ne comprend pas qu’enmême temps il libère des choses… Si mes parents ont quitté un villagedes Vosges après la guerre de 1914, où ils avaient deux hectares avec unbœuf, c’est parce qu’ils trouvaient ce mode de vie pénible, et qu’ils enont trouvé un autre, et que petit à petit nous nous sommes déplacés…Comment donne-t-on aux gens la possibilité de faire ces choix ? C’est une vraie question qu’il faut éclairer par le mouvement. Nous pouvons investir des sommes énormes comme nous l’avons faitdans la sidérurgie et comme on le fait aujourd’hui dans l’automobile –même s’il faut le faire pour les gens qui y travaillent, qui défendent leurfamille… est-ce que l’avenir du monde, c’est de fabriquer autant de voi-tures ? Probablement que non.

prenons à bras-lecorps les questions dela ville populaire et de

la ville étalée

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 23

Page 26: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Comment anticiper sur ces questions ? Ne mettons par l’argent dans destas de sable parce que c’est difficile de voir le changement des sociétés.

Mon métier, c’est de raconter une histoire, de mettre en cohérence deschoses qui n’ont rien à voir – le nombre de bébés, le nombre de fois oùvous faites l’amour, le nombre de kilomètres parcourus, les Chinois, Sar-kozy –, et puis j’essaie d’y mettre une cohérence.

Personnellement, je suis fasciné par l’augmentation de l’espérance de vieet que les dames françaises aient deux bébés par femme : ce sont deuxindicateurs majeurs de bonheur.

La société française est une société qui se crispe. Nous avons besoin, depuis 1789, de nous sentir porteurs d’un messagepour les autres. Et en même temps, nous sommes dans cette contradiction d’avoir fait lemême jour les droits universels de l’homme et le privilège de la Nation.Donc, ceux qui ne sont pas dans la Nation, nous ne savons pas quoi enfaire, comme les musulmans en Algérie : nous n’avons su quoi faire dela mémoire de la guerre d’Algérie. Sami Naïr dit que « l’échec de la colo-nisation, c’est le refus de l’islam. ». C’est une phrase désagréable. Mais lerefus des protestants, n’a-t-il pas été terrible ? Et le refus des Juifs ? Nous sommes dans un pays moniste� qui ne sait pas penser la diversité,ni des origines, ni des croyances, ni des religions. Il va falloir que nous ayons un humanisme d’une autre qualité, commele dit Jacques Le Goff : Comment le reconstruire plus ouvert ? Il y a des questions sur la place de l’altérité, notamment l’altérité mémo-rielle de la colonisation, et sur le fait que les enfants du divorce colonialn’ont pas de place juste dans notre imaginaire. C’est quoi, être un enfantdu divorce colonial ? Regardez le temps que nous avons mis à donnerdes droits juridiques à l’enfant illégitime de la famille française ! L’enfantdu divorce colonial, c’est la même problématique au niveau des sociétés.

Bien sûr, il y a le chômage, le manque de travail, le travail qui change…Nous sommes dans des sociétés où nous avons après-guerre, inventé dessystèmes extraordinaires de protection. Le fait d’avoir la retraite, vous ren-dez vous compte ? Nous aurions dit aux français des années 1920 qu’unjour ils auraient la retraite et la sécurité sociale, ils ne vous auraient pas cru. Nous avons inventé des outils extraordinaires pour protéger une société.Mais la société a changé : comment adapter les outils ? Comment suivreles gens qui changent ? Comment protéger les droits des gens qui divor-cent ? C’est quoi, les droits des retraites des femmes pacsées ? Pourquoin’y a-t-il pas de transfert de retraite avec le pacs ? Nous disons que lepacs est quasiment comme le mariage… mais la retraite, la réversion ?Comment regarder ces fluidités ? Ne parlons pas du chômage, des problèmes de fluidité sur le travail. Maiscomment dire par exemple qu’en France, à partir de 50 ans, on gagnetrop d’argent ? Prenez la courbe des salaires dans les pays développés : nous sommesle seul pays où le salaire augmente après 50 ans… donc nous avons lemeilleur taux de chômage après 55 ans. Comment se fait-il qu’on negagne pas le plus d’argent quand nous en avons le plus besoin, lorsque

24

ne mettons parl’argent dans des tasde sable parce quec’est difficile de voir lechangement dessociétés

c’est quoi, être unenfant du divorcecolonial ?

nous avons inventédes outilsextraordinaires pourprotéger une société,mais la société achangé : comment lesadapter ?

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 27: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

25

nous sommes jeunes, avec des enfants, que nous avons envie d’avoirune maison, d’acheter une voiture ? Si nous avons un travail, le salairedémarre tout doucement, et après 50 ans, il continue à monter. Résul-tat : nous sommes au chômage parce que si pour moitié prix, on a unsalarié plus productif, pourquoi on garderait l’autre ? D’autres pays ontdit : « Après 50 ans, les enfants sont élevés, on a fini de payer la maison,ne faut-il pas bloquer les salaires ? » Donc le salaire arrête de monteraprès 50 ans et le salaire des jeunes augmente plus vite.

Sur tous ces sujets, cette société doit bouger. Mais elle doit bouger parcequ’elle a compris le sens de ce bouleversement que je trouve positif.

J’adore la mondialisation, le fait que 55 % des restaurants en Francesoient des restaurants étrangers : dans toutes les communes de France,on peut manger chinois, vietnamien, marocain, algérien… J’adore le fait que tous les ans, un homme sur 10 franchisse une fron-tière. Au XIXe siècle, c’était nous qui partions vers les États-Unis, l’Austra-lie et la Nouvelle-Zélande… Maintenant, ce sont les autres qui viennentchez nous. Ça nous est plus désagréable, mais quand nous sommesallés nous installer chez les Indiens, ils n’étaient pas contents non plus… Comment accompagner le changement, à la fois dans l’imaginaire, lerécit, et dans la réglementation, les lois et la protection ? Mon métier est de mettre en récit, pas de faire toutes les lois, mais dansma commune, j’essaie de faire quelques petites choses – mais là, je pré-fère conseiller les autres, parce que c’est quand même beaucoup plusdifficile quand il faut s’accrocher au dossier…

Il y a une cinquantaine d’années, 40 % de la population mondialevivait dans des villes. Dans très peu de temps, ce sera 80 % de la popu-lation qui ne vivra plus dans des villes, mais dans des métropoles. Or,80 % de ces métropoles sont et seront situées sur le littoral. Pouvez-vous faire une projection sur une trentaine d’années, en prenant enconsidération les aléas des modifications climatiques ? »

Je vais donner comme image La Fontaine, avec le batracien qui veutdevenir plus gros que le bœuf… Actuellement, il y a le plan du GrandParis. L’aménagement autour de Paris a été fait d’une façon hétérocliteet tous les petits champs ont disparu. Quant au projet des grandesmétropoles, vont-elles être à l’image de Paris qui a détruit ses terrainsagricoles ? Strasbourg étant candidate à être l’une de ces métropoles,cette urbanisation ne va-t-elle pas détruire ce tissu, ce lien qu’il y avaitentre les petites villes qui risquent d’être aménagées d’une façon trèsspéculative ? »

Jean Viard L’humanité « glisse » vers les littoraux et c’est vrai partout, dans les paysaisés ou pauvres, y compris parce que l’humanité se déplace vers là oùl’on peut circuler le plus facilement : le long des fleuves, mais surtout lelong des littoraux.

les grandesmétropoles, vont-ellesêtre à l’image de Paris

qui a détruit sesterrains agricoles ?

l’humanité « glisse »vers les littoraux

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN

«

«

Page 28: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Nous nous sommes toujours placés en fonction des intérêts de l’époque. Nous avons habité longtemps dans les isthmes et dans les montagnes(Bretagne, Normandie, Alpes, Vosges)… parce que c’était moins dange-reux et que les envahisseurs ne passaient pas par là. Nous nous déplaçons vers les littoraux et les zones de communicationparce que nous sommes dans des sociétés de mobilité et de flux, mêmedans les pays pauvres.

Le réchauffement climatique bouleverse les équilibres et va faire monterle niveau de l’eau : nous ne savons pas exactement de combien, maisnous connaissons le processus. Il y a donc une contradiction. À très courtterme, elle est dramatique pour des pays comme le Bangladesh et pourcertaines îles : nous allons entrer dans l’époque des réfugiés climatiques.Regardez le débat qu’il y a eu sur Haïti, quand nous avons dit : « est-cequ’on va créer un statut spécial ? » Entre un réfugié climatique et un réfu-gié d’un pays qui s’est effondré, c’est la nature qui se révolte – ou lesconséquences de l’homme sur la nature… mais à Haïti, c’est différent.Sommes-nous capable d’inventer un droit pour ces sociétés?

Les civilisations ont le droit de mourir. Ce n’est pas parce que noussommes convaincus d’avoir la raison scientifique sur la manière dont lemonde doit aller, qu’on doit le faire aller comme cela. Je préfère la démocratie. J’aimerais bien que la société se convainquequ’elle doit fonctionner autrement sans qu’on le lui impose. Je mets au-dessus de tout la liberté et la démocratie. La question est : commentconvaincre les gens du réchauffement climatique, comment proposerdes modes de vie désirables, comment faire désirer la société du déve-loppement durable, sans en faire une société de castration par peur ? Si nous ne savons pas rendre la société désirable, elle ne se réalisera pas.Je n’ai pas envie que la science reprenne le pouvoir qu’elle a cru, à uneépoque, légitime de prendre. Je n’ai pas envie qu’on refasse ça au nomdes risques écologiques. Comment mettre la liberté et la démocratie comme un outil pour essayerde se battre, pour convaincre les sociétés du réchauffement climatique,des risques profonds que nous faisons courir à la planète ? Peut-êtrequ’on perdra. Les sociétés ont le droit de mourir.

Je conclurai sur le Grand Paris, sans en faire l’éloge, mais je pense qu’il fal-lait bouger. C’est tellement compliqué que si vous ne décidez pas de faireune grande blessure et si vous ne dites pas à la société « vous allez vousreconstruire autour »… je ne sais pas comment on gère du changement. Vous pouvez me dire qu’il n’y a rien à changer, mais quand je suis allérécemment à Bondy en taxi depuis le centre de Paris. Le chauffeur netaxi me dit « Non monsieur, c’est trop dangereux ! ». Il était 6 heures dusoir. Je lui dis « je vais à la mairie de Bondy, sur la grande place … ». Ilme dit « D’accord, mais vous ne descendrez pas de la voiture avant quej’ai fait demi-tour ». Nous ne pouvons pas faire « ville ensemble » dans ces conditions. Nousne pouvons pas faire que la marque « Paris » soit réservée à 2 millionsde personnes qui partent en week-end et qu’il y ait 10 millions de gensautour qui habitent nulle part et qui n’ont pas les mêmes services tech-niques, pas les mêmes énarques… Ce n’est pas possible.

26

comment faire désirerla société dudéveloppementdurable ?

nous ne pouvons pasfaire que la marque« Paris » soit réservéeà 2 millions depersonnes qui partenten week-end et qu’il yait 10 millions de gensautour qui habitentnulle part

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

Page 29: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Nous ne pouvons pas avoir une telle inégalité dans une même sociétéet dire qu’on habite ensemble dans la même ville. Il faut donc trouver unbasculement, même si ça ne fait jamais plaisir. Il en a été choisi un. Je ne dis pas que je suis pour ou contre mais je disqu’il faut le faire jusqu’au bout, et si pendant 25 ans la société autourbouge et se restructure, si les élus et les mairies travaillent, si la démo-cratie s’enracine et s’épaissit, peut-être que nous aurons mis un petit peude créativité et de dynamisme, non seulement pour les gens qui y habi-tent, mais aussi parce que la France a une ville géniale, Paris : un hub étri-qué de la mondialisation. J’adore les villes touristiques et quand je le dis à la mairie de Paris, çaénerve. Je leur dis : « Attention, si vous continuez ainsi votre destin, c’estplutôt Saint-Tropez. ». Je n’ai rien contre Saint-Tropez mais ce n’est pasune grande ville de la mondialisation, de la création, de l’innovation, quiest en pointe. Actuellement, c’est l’Asie qui invente avec beaucoup de bousculement enmatière de technologie, de recherche et de nouveaux segments. Nous devons nous jeter dans la course, y compris pour les générationsfutures, sinon ce seront les plus fragiles qui en pâtiront le plus.

La France se peuple bien dans les petites villes, les gros bourgs, car nousrêvons d’habiter dans une petite ville sympathique qui a une bonneécole, une paix sociale… peut-être une librairie et un cinéma… quelquesimmigrés, mais pas beaucoup… puis nous travaillons plus loin. Ce modede vie nous convient assez bien, si nous pouvons nous le payer : la mai-son est sécurisée, tranquille, on a deux voitures – si c’est possible de n’enavoir qu’une, on s’arrange parce qu’on est un peu écolo… Ce modèle fonctionne bien, mais ce n’est pas le tout de la société. Et lagrande question est : comment se servir de ces parties qui fonctionnentbien pour articuler les autres qui ne fonctionnent pas bien ?

C’est la même chose pour la question des métropoles. Nous avons unechance extraordinaire, celle d’avoir inventé le modèle du TGV, qui pourmoi, est une toile qui nous met à 2 heures de Paris. Le jacobinisme nous a légué une ville monde avec un hub TGV et unedizaine de métropoles articulées à ce hub TGV qui est à moins de 2heures : Strasbourg, Lyon, Bordeaux, Lille Bruxelles… Nous essayons defaire en sorte que cette structure fonctionne, qu’elle circule. Essayons de faire en sorte que ces métropoles aient du pouvoir, que lescommunes arrêtent d’avoir le droit de l’urbanisme pour que nous puis-sions reconcentrer la pensée de l’espace avec une loi foncière qui per-mette de sacraliser les terres agricoles. Essayons de poser des règles pour défendre des valeurs sur la façon dontnous voulons vivre ensemble. Si nous n’arrivons pas à le faire, les tensions et les conflits augmenteront.

Je suis l’élu d’une ville où le maire a dit récemment : « il y a 30 000musulmans qui ont déferlé sur la Canebière pour soutenir un match defoot ». Ils n’étaient pas musulmans, mais soutenaient l’Algérie parce quec’était le match de leurs parents. Comment faire société ensemble si onconfond tout ?

LES NOUVEAUX MODES DE VIE ET L’URBANISME DE DEMAIN 27

Page 30: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

28

Éclairons le changement, essayons d’avoir moins peur. Nous avons mis la souffrance sociale au milieu de nos préoccupations etc’est un progrès gigantesque, mais ce n’est pas pour autant que noussouffrons plus que les générations précédentes. Ne transformons pas leséquilibres. Nous avons une préoccupation de l’exclu, du pauvre… qui est un pro-grès dans la culture des sociétés. Mais ne croyons pas pour autant quecela obscurcit l’ensemble des champs de la capacité à créer et à trans-former cette société. Certaines choses dérangent. Les gens de gauche sont contre le GrandParis. Mais, je dis que si nous ne faisons pas une blessure un peu struc-turante, il ne se passera rien, et donc il faut peut-être être pour…

Mais pourquoi sommes-nous un pays moniste ? Pourquoi est-ce que nous n’arrivons pas à accepter qu’il y ait plusieursreligions légitimes sans faire la Saint-Barthélemy ? Pourquoi est-ce que nous ne pouvons pas parler de la mémoire de l’Al-gérie ? Pourquoi est-ce que Jules Ferry, le créateur des écoles, a-t-il dit à laChambre en 1885, que les droits de l’homme n’ont pas été inventéspour les noirs ? Il était un homme génial, mais il l’a dit à Clemenceau quine voulait pas de politique coloniale, c’est-à-dire qu’il avait aussi cettevision de hiérarchie du monde.

Il faut repenser de nouvelles hiérarchies, ce que j’ai essayé de faire cesoir et je vous remercie de m’avoir écouté. �

CONFÉRENCE-DÉBAT, JEAN VIARD

éclairons lechangement, essayonsd’avoir moins peur

Page 31: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Document réalisé par la Ville de Strasbourg et la Communauté urbaine de Strasbourg Direction de l’urbanisme, de l’aménagement et de l’habitat, service Prospective etplanification territoriale ; crédits photo : MRW Zeppeline Alsace ; CUS, Jérome DorkelContact : [email protected]© Ville de Strasbourg et CUS, février 2012. www.strasbourg.eu

Page 32: Conférence de Jean Viard "les nouveaux modes de vie et l'urbanisme de demain"

Ville et Communauté urbaine1 parc de l’Étoile67076 Strasbourg Cedex - FranceSite internet : www.strasbourg.euTéléphone : +33 (0)3 88 60 90 90 Fax : +33 (0)3 88 60 91 00Courriel : [email protected]

photo MRW

ZEP

PELINE AL

SACE