comment une bataille devient elle...
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Comment une bataille devient-elle mythique ?
Par Beatrice Heuser
C’est ainsi qu’ils se sont montrés les dignes fils de la cité
[en sacrifiant leur vie pour Athènes]. Les survivants
peuvent faire des vœux pour obtenir un sort meilleur, mais
ils doivent se montrer tout aussi intrépides à l’égard de
l’ennemi […].
Discours de Périclès en l’honneur des morts de
de la guerre du Péloponnèse (Thucydide, II.43).
En 1071, une bataille eut lieu entre des forces turques et des forces chrétiennes près
de Manzikert, ville arménienne aujourd’hui à l’extrême Est de la Turquie. Au milieu du
11e siècle, des groupes de Turcs Seldjoukides pastoraux s’étaient mis à chercher de
nouveaux pâturages. Un chroniqueur musulman de ces événements, Şadr al-Din al-
Husayni, écrivant deux siècles plus tard, nous raconte comment ils attaquèrent d’abord la
Géorgie, et puis l’Arménie. Après que la ville de Maryam-nishin (Marmarashen, en
Arménie), protégée par une forteresse, fut tombée aux mains du sultan à la tête des
Seldjoukides, Malik Shah, en 1064, “[l]es églises ont été brûlées et les chrétiens passés au
fil de l’épée. Ceux qui sont restés ont adopté la foi islamique”. Malik Shah se tourna
ensuite vers la ville suivante, Aghak Lal (non identifiée, également en Arménie ?). Ayant
vaincu ses défenses, Malik Shah
est entré dans la ville et a nettoyé la terre de sa saleté impure. Dans l’une des
tours, des hommes courageux ont tenu bon et ont combattu le sultan avec une
véritable audace. Le sultan ordonna que le bois de chauffage soit rassemblé
autour de la tour. Elle fut incendiée jusqu’à ce que les défenseurs soient brûlés
vifs et réduits en cendres. Le sultan se retira dans la tente royale dans le
meilleur des esprits et avec le plus grand bonheur. L’armée de l’Islam a gagné
un butin illimité et incommensurable.
Dans la province arménienne de Kars, la population a accepté de se convertir à
l’islam plutôt que d’être massacrée. “Le sultan se réjouit immensément et en fut rempli de
joie. Il a ordonné qu’ils soient tous circoncis, a démoli les églises et construit des
mosquées”. Les habitants de la ville fortifiée d’Ani ont accepté de payer l’impôt sur les
sondages, ce qui leur a permis de garder leur foi. Lorsque certains ont tenté d’organiser un
soulèvement, les forces musulmanes ont réussi à les vaincre et sont entrées “dans la ville,
laissant ses habitants se faire piétiner par les [chevaux]”. Ensuite, le père de Malik Shah,
le sultan Alp Arslan, “se dirigea vers les terres byzantines”.1
Cet article est l’un des fruits annexes de deux grands projets de recherches internationaux, dont les travaux
ont été publiés in Heuser & Leoussi (ss.dir.), vols. I et II, 2018-2019, et Davion & Heuser (ss.dir.), 2020. 1 Sadr al-Din al-Husayni, Akhbar al-dawla al-saljuqiyya, in Clifford Edmund Bosworth (trs. & ed.): The
History of the Seljuq State: A Translation with Commentary of the Akhbar al-dawla al-saljuqiyya, Abingdon,
Routledge, 2011, p. 30sq.
Published/ publié in Res Militaris (http://resmilitaris.net), vol.11, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2021
Res Militaris, vol.11, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2021 2
Les Arméniens demandèrent de l’aide aux Romains (Byzantins), mais l’empereur
Romanos IV avait besoin de trois ans pour rassembler une armée assez large pour tenter
une libération des terres arméniennes occupées par les Turcs, armée composée de Romains
[Byzantins], d’Arméniens, de Perses, de Pechenegs, d’Oghuz et d’al-Faranj (mot arabe
pour les Francs, mais généralement appliqué aux Européens de l’Ouest). Les deux forces
se rencontrèrent donc dans les environs de Manzikert, et les Turcs emportèrent une victoire
nette, la première contre l’Empire byzantin, qu’ils devaient achever progressivement,
région après région, jusqu’à la chute de Constantinople en 1453.
Peu connue en Europe de l’Ouest, cette bataille est fêtée aujourd’hui comme
l’événement qui marque la naissance de la Turquie : en 2020 est produit un film turc,
Malazgirt,2 “la bataille du millénaire”, sorti à temps pour en célébrer le 950
e anniversaire
en 2021. De petits films postés sur Internet en 2020 par des militaires turcs montrent la
bataille, et suggèrent une filiation avec les armées turques modernes. L’un d’entre eux y
ajoute la conquête de Constantinople, illustrée par l’entrée du Sultan Mehmet le
Conquérant dans l’église Sainte-Sophie récemment retransformée en mosquée.3
Pourquoi certaines batailles deviennent-elles mythiques ?
Parmi tous les événements historiques, les batailles se prêtent particulièrement bien
à des commémorations organisées par des autorités gouvernementales, d’autant que celles-
ci dominent la narration des événements et l’historiographie officielle, notamment à travers
des manuels scolaires. Depuis l’Antiquité, des commémorations ont eu lieu sur les champs
de bataille, se manifestant par des réunions, des rites funéraires, l’érection de trophées ou
d’arcs de triomphe, plus tard, par la fondation d’églises ou d’abbayes, plus récemment, par
l’ouverture de musées relatifs à une bataille particulière ou de centres d’accueil des
visiteurs sur les sites mêmes. Hier comme aujourd’hui, ces commémorations et ces
créations, qui sont aussi l’expression publique du deuil et de la reconnaissance des
sacrifices endurés par les combattants, sont de nature politique, y compris celles qui
s’inscrivent dans le cadre d’une démythification des batailles.
Or, parmi les milliers de batailles historiques, seul un nombre limité a acquis une
dimension mythique. Pourquoi certaines batailles acquièrent-elles donc une dimension
symbolique et pas d’autres ? Certaines batailles constituèrent sans nul doute de grands
tournants dans l’histoire : Salamine et Platées (480/479 av. J.-C.), Manzikert (1071), la
Montagne Blanche (1620), Vienne (1683), Waterloo (1815), Midway (1942), Stalingrad
(1942/43), Diên Biên Phu (1954) font indéniablement partie de cette catégorie. D’autres,
pourtant décisives, sont à peine célébrées : c’est le cas, par exemple, de la bataille de
l’Hydaspe en 326 av. J.-C., qui stoppe pour 2000 ans l’expansion européenne vers l’Inde,
ou celle de Castillon en 1453, qui met un terme à la guerre de Cent Ans ; à Castillon, il n’y
ni musée, ni centre d’accueil, mais seulement une reconstitution annuelle de la bataille, à
côté d’un marché “médiéval”.
2 Film réalisé par Özgür Bakar et Bilal Kalyoncu. Cf. https://www.youtube.com/watch?v=p09f_7X-BUY,
consulté le 30 août 2020. 3 Cf. https ://twitter.com/fahrettinaltun/status/1297971223591358465, consulté le 30 août 2020.
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En revanche, la notoriété de certaines batailles suscite des interrogations, car elle ne
correspond ni à l’ampleur des forces en présence ou des pertes enregistrées ni à leur
importance stratégique. Plutôt que sur des faits historiques objectifs, la renommée de
certaines batailles semble reposer sur l’influence qu’elles exercent sur l’imaginaire
collectif, nourri par des créateurs et des propagateurs de mythes, soit tout de suite après la
bataille, soit des siècles après. Ce sont des bardes, des poètes, des conteurs, des historio-
graphes, des politiciens, des journalistes qui interprètent ces batailles. Souvent, ils y
appliquent de grands mythes4 de la culture judéo-gréco-romano-chrétienne : la lutte du
bien contre le mal, le combat du peuple élu contre les ennemis de Dieu, le sacrifice d’un
seul (à l’image du Christ) pour sauver la communauté, la bravoure d’un seul soldat de
condition modeste, le courage exceptionnel d’un enfant ou d’une jeune femme,5 la trahison
d’un proche (un “Judas”) ou d’alliés déloyaux.6
Se dégagent ainsi quatre grands types d’interprétation de la mythification des
batailles. Un premier type est entre-temps devenu obsolète : c’est la victoire dans une
bataille – perçue comme une approbation divine – comme fondement de la légitimité de la
dynastie du vainqueur. Un deuxième type remonte à l’Antiquité mais s’épanouit principa-
lement aux 19e et 20
e siècles, tout en se maintenant encore : c’est celui de la bataille
gagnée ou perdue qui devient le mythe originel, fondateur ou catalyseur de la conscience
collective d’un groupe. C’est principalement ainsi que la République turque fête
Manzikert. Un troisième type, recoupant parfois les deux autres, oppose généralement une
armée chrétienne affrontant des agresseurs professant une autre religion (ou l’inverse,
comme l’on voit avec la bataille de Manzikert). Ce type comprend également des victoires
et des défaites considérées comme des victoires morales.7 Un quatrième type, récent, est
celui de la bataille comme lieu de prise de conscience pacifiste et comme repère d’une
identité européenne : antithèse du nationalisme belliciste, il vise à souligner la
réconciliation et la coopération entre anciens ennemis. Nous allons retrouver ces quatre
types dans plusieurs variations ; une bataille peut appartenir à plusieurs catégories, comme
Manzikert le nous montre.
In hoc signo: les batailles de Dieu
Des batailles comme marqueurs d’identité se retrouvent non seulement dans
l’œuvre de Homère, mais aussi dans la Bible des Hébreux. La bataille de Megiddo (censée
avoir eu lieu autour de 600 av. J.C.) représente un jalon important de l’histoire du Peuple
Élu qui subit une défaite face aux Égyptiens.8 Elle devint un repère négatif pour les Juifs et
4 Mythe dans le sens de donnant une interprétation métaphysique : voir l’Introduction (p.5) à Buffet &
Heuser, 1998. 5 Comme Jeanne d’Arc bien sûr, mais aussi la Pucelle de Kosovo, célébrée dans le poème serbe du “Cycle de
Kosovo” et la peinture d’Uroš Predić (1919), aujourd’hui conservée au Musée de la Ville de Belgrade. 6 Dans la narration de la défaite des Serbes au Champ des Merles (Kosovo Polje), c’est le personnage de Vuk
Branković qui est le traître. 7 B. Heuser, “Defeats as moral victories”, in Hom & O’Driscoll (ss.dir.), 2017, pp.52-68.
8 2
e Livre des Rois, 23, 29.
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les Chrétiens. La prophétie d’une répétition de cette bataille épique, dans le Nouveau
Testament (Révélations de St-Jean), porte le nom d’Armageddon, à l’instar de la
Götterdämmerung ou du Domesday des cultures germaniques.
Au contraire de Megiddo, d’autres batailles des Israélites furent couronnées de
succès grâce à l’aide de Jahvé, qui les envoya maintes fois au combat. C’est l’origine de la
guerre juste, autorisée par Dieu lui-même. Lorsque les Chrétiens se virent comme le
nouveau peuple choisi, ils adoptèrent la Bible comme guide moral sur ce point, la lutte
armée permise par le Dieu de l’Ancien Testament, qui s’opposait au message pacifique de
Jésus.9 Des penseurs chrétiens se demandèrent si un chrétien pouvait être soldat et tuer.
Finalement, l’Église se conforma au dogme israélite et répondit par l’affirmative, à
condition que la guerre soit juste, c’est-à-dire commandée par Dieu.
En 312, au Pont Milvius, l’empereur romain Constantin Ier
remporta une bataille
contre un rival. Selon l’historien chrétien Eusèbe, sa victoire est attribuée à un rêve :
Constantin vit en songe une croix et le message “in hoc signo vinces” (tu vaincras sous ce
signe). Il fit alors peindre le chrisme XP sur les boucliers de ses soldats. Il remporta la
bataille, décida de tolérer le christianisme dans l’Empire, se faisant même baptiser sur son
lit de mort. Pour l’Europe, cette bataille forgea le lien entre guerre juste et volonté de Dieu.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les combattants étaient persuadés que Dieu était
avec eux, “Gott mit uns !”. De nos jours encore, les aumôniers bénissent les soldats et les
drapeaux.
Propagée par les missionnaires, la victoire de Constantin impressionna plusieurs
chefs de tribus païennes qui se convertirent au christianisme après une victoire. Le premier
d’entre eux fut Clovis, chef des Francs, qui gagna la bataille de Tolbiac contre les
Alamans. D’autres exemples reprennent seulement le motif d’une croix aperçue dans les
cieux ou d’un drapeau frappé d’une croix descendue du ciel, avant une bataille contre des
païens. On peut également citer le prince portugais Alfonso Henriques avant la bataille
d’Ourique contre les Almoravides en 1139,10
ou encore la bataille livrée par les Danois
(déjà christianisés) en 1219 contre les Estoniens (païens), au cours de laquelle surgit un
étendard miraculeux flanqué d’une croix blanche sur fond rouge qui devint le drapeau
national danois, le Dannebrog.
Les Musulmans aussi ont, dès le début de leurs guerres d’expansion et conquête,
interprété des victoires sur les infidèles comme batailles de Dieu. Sadr al-Din al-Husayni,
écrivant au 13e siècle, interpréta ainsi la bataille de Manzikert comme une guerre sainte :
Alp Arslan reçoit la bénédiction du calife de Baghdad pour son entreprise ; il s’adresse à
Allah en lui demandant de l’aide, et à ses troupes [mujahidin] en les exhortant à se battre
vaillamment pour la défense de la Sharia contre les “polythéistes”.11
9 S. Grosby, “The Wars of the Ancient Israelites and European Culture”, in Heuser & Leoussi (ss.dir.), vol. I,
2018, pp.65-79. 10
Livermore, 1966, p.52. 11
Sadr al-Din al-Husayni, Akhbar al-dawla al-saljuqiyya.
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De la victoire à la légitimation d’une dynastie
L’Europe a connu relativement peu de batailles au cours du Moyen-Âge central et
tardif. L’Église ayant en partie réussi, depuis la fin du 10e siècle, à imposer de plus en plus
de restrictions sur les guerres, les batailles étaient vues comme des ordalies : on craignait
que Dieu ne jugeât pas leur cause juste, mais les combattants plutôt comme une collectivité
de pécheurs. Conscients de leurs propres imperfections, les vainqueurs présentèrent chaque
victoire comme un don de Dieu. L’hymne d’Azincourt, composé après la victoire d’Henry
V contre les Valois en 1415, met en exergue cet aspect dans son refrain : “Deo gratias
Anglia redde pro victoria !” (Angleterre, rends grâce à Dieu pour la victoire !). Cela sous-
entend qu’Henry V n’est pas le vainqueur d’une bataille dépourvue de dimension religieuse,
mais le champion de Dieu.
En Grèce antique, à Rome, et dans l’Occident chrétien, on remerciait aussi les
divinités. On offrait aux dieux ou à Dieu des cadeaux, les plus belles armes conquises, des
objets pillés, des ex-voto. Mais financer la construction d’une abbaye ou d’une église pour
célébrer une bataille dépasse largement le simple geste de reconnaissance. Une telle
fondation religieuse signifiait que la grâce divine était accordée au monarque victorieux –
et à sa dynastie.
Les familles impériales romaines païennes avaient déjà utilisé des succès militaires
pour consolider leur réputation dynastique. La famille de Constantin Ier
profita de sa gloire
et de la victoire du Pont Milvius. Les descendants de Constantin furent soutenus par le
clergé de l’église chrétienne dont le développement était étroitement lié à cette dynastie et
qui se mobilisa pour diffuser l’histoire de l’intervention divine dans la bataille de 312.
Constantin lui-même devint le premier grand mécène des constructions ecclésiastiques : on
lui attribue les fondations non seulement de l’Église du Saint-Sépulcre à Jérusalem et la
Basilique de la Nativité de Bethléem, mais aussi, dans sa nouvelle capitale éponyme,
l’église des Saints-Apôtres (lieu de sépulture des empereurs byzantins) et l’église de la
Sainte-Paix (Hagia Eirene), l’église la plus importante à Constantinople avant l’édification
de Hagia Sophia. On peut supposer que la Hagia Eirene commémore les victoires de
Constantin contre les ennemis de Rome.
Les exemples de fondation religieuse consécutive à des victoires sont nombreux. Il
y a l’abbaye bretonne du Relec, établie par le roi franc Childebert Ier
après avoir remporté
une bataille en 555 ; le nom de l’abbaye (Abbatia de reliquiis) se réfère aux reliques des
combattants tués. À l’Est des terres germaniques, la cathédrale et l’évêché de Mersebourg
furent créées en 968 par l’empereur Otton Ier
en remerciement de sa victoire contre les
Huns à la bataille du Lechfeld en 955. L’abbaye de Saint-Sever en Gascogne fut fondée en
988 par Guillaume Sanche après sa victoire à Taller contre les Vikings, l’abbaye de
Quimperlé en 1029 après une bataille par (Saint) Gonthiern de Cambrie, et l’abbaye de
Notre-Dame-de-la-Victoire à Senlis en commémoration de la victoire de Philippe-Auguste
à Bouvines (1214). En Angleterre, Battle Abbey fut fondée par Guillaume le Conquérant
en 1070 après sa victoire à Hastings quatre ans auparavant. Plus tard, le Collège All Souls
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d’Oxford (“Toutes les Âmes” – celles des morts de la bataille d’Azincourt de 1415,
remportée par le père du roi) fut fondé par Henry VI d’Angleterre et l’Archevêque de
Cantorbéry. Au Portugal, le monastère d’Alcobaça, bâti en 1153 par Alphonse Ier
– devenu
entretemps roi du Portugal –, commémore la bataille d’Ourique dont le lieu reste cependant
incertain. Quant au monastère de Notre-Dame-de-la-Victoire à Batalha, il célèbre la
victoire de João, premier roi de la dynastie des Aviz, contre son compétiteur castillais, lors
de la Bataille de Aljubarrota, en 1385.
Fig. 1 : Église d’Alcobaça (Portugal)
Fig. 2 : Église et monument de João, Batalha (Portugal)
En Silésie, une modeste église près du champ de bataille de Legnica (1241) et plus
tard, un grand monastère à Krzeszów furent construits et dédiés à l’événement et au duc
Henri II le Pieux de Silésie, mort à cette occasion. En Espagne, l’Escorial fut fondé par
Philippe II d’Espagne après son succès contre la France à Saint-Quentin en 1557. Enfin, la
victoire des forces impériales (catholiques) sur les Protestants en 1620 à la Montagne
Blanche, près de Prague, fut marqué par la construction d’une abbaye sur le site et par deux
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églises, l’une à Prague l’autre à Rome, traduisant à la fois le triomphe de la foi catholique
et la légitimité des Habsbourg en Bohême. À partir du 18e siècle, les rois victorieux
fondèrent plutôt des institutions séculières…
Le point commun de tous ces établissements religieux consiste en la célébration
d’une victoire, du vainqueur et de sa famille. Avec le développement du nationalisme
politique, leur signification changea : ils furent appropriés par la nation comme mythe
fondateur ou, à la rigueur, comme émergence d’une prise de conscience nationale ; ils
furent, par conséquent, transformés en lieux de la mémoire nationale. Par exemple, le
monastère de Batalha fut choisi en 1924 comme monument à la mémoire des morts
portugais de la Première Guerre mondiale. Ou au contraire, ils furent rejetés ou détruits
parce qu’ils étaient considérés comme des symboles de la royauté par la Révolution
française, comme l’église de Senlis.
Le martyre du commandant-héros
Quand la bataille opposait des chrétiens à des païens (ou du moins des chrétiens de
la bonne confession à des hérétiques), comment s’expliquer une défaite des “bons” ou la
mort de leur commandant ? Le christianisme fournit des réponses. La défaite était soit la
punition des péchés des fidèles, soit un test de leur foi ou de leur volonté de sacrifice.
Quant à la mort du chef, elle était assimilée au sacrifice du Christ et comparée à un
martyre. La commémoration de Legnica (1241) est à cet égard exemplaire. Cette bataille
marque le recul de l’expansion mongole mais elle est endeuillée par la mort du duc Henri
II le Pieux de Silésie et de Grande-Pologne. Dans l’imaginaire médiéval, Henri fut un
martyr de sa foi. Significativement, le gisant du prince, qui se trouve maintenant dans un
musée à Wrocław, montre un Mongol à ses pieds armé d’un cimeterre, symbolisant les
musulmans, bien que les Mongols ne fussent pas encore convertis à l’Islam en 1241.
Fig. 3 : Gisant d’Henri II le Pieux de Silésie,
Krzeszów (Pologne)
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Ce thème du sacrifice d’un seul ou d’un petit nombre pour la collectivité existait
déjà dans l’Antiquité, à l’image de Léonidas et des trois cents guerriers spartiates à la
bataille des Thermopyles en 480 av. J.-C. Mais le christianisme ajouta une dimension
particulière : en mourant, le Christ vainquait la mort et devenait le modèle d’interprétation
du sacrifice d’un martyr pour une juste cause.12
Les chevaliers et les princes morts pour la
bonne cause marquèrent la mémoire collective, même s’ils avaient été vaincus : leur mort
était interprétée comme une victoire morale, comme celle du Christ. Ce fut le cas pour
Roland tué à la bataille de Roncevaux (778), pour le roi (Saint) Olav de Norvège qui tomba
lors de la bataille de Stiklestad (1030) contre des païens, pour le prince serbe (Saint) Lazar
Hrebeljanović, occis à la Bataille de Kosovo Polje (1389) et le roi Lajos II Jagellon de
Hongrie mort lors de celle de Mohács (1526), les deux derniers étant tués par les Turcs.13
À l’époque des guerres de religion, Gustave-Adolphe de Suède, mort à la bataille de Lützen
(1632), fut regardé comme un saint ou presque pour s’être sacrifié à la cause protestante.
Au 19e siècle, on a rétrospectivement rajouté à cette liste des héros ayant lutté pour
l’indépendance nationale, comme le roi Ottokar II de Bohême qui tomba lors de la bataille
du Champ de Mars (1278) contre Rudolf, le premier Habsbourg à devenir empereur du
Saint-Empire. Aux 18e et 19
e siècles, il suffisait qu’un chef meurt dans une bataille victo-
rieuse pour devenir un héros national, généralement commémoré par une épitaphe
grandiloquente et des peintures monumentales décorant aujourd’hui des galeries nationales
ou des parlements. Les héros britanniques de ce genre sont le général Wolfe (1727-1759),
tué à la bataille de Québec, et Lord Nelson (1758-1805), mortellement blessé à Trafalgar :
les tableaux de leurs morts, respectivement par Benjamin West et Arthur Devis, évoquent
la représentation classique de la mort du Christ (la déposition de la croix).14
Cette image
symbolique se retrouve aussi dans la peinture (exécutée au 19e siècle) du roi Ottokar II,
15
de Saint-Olav de Norvège16
et de Lajos II.17
Il s’agit d’illustrations remarquables d’une vision
analogue dans des cultures chrétiennes qui se voulaient pourtant de plus en plus nationales.
Une autre variation sur la défaite est de se voir comme nation-victime, ayant
souffert la disparition temporaire d’une identité distincte. Les Serbes (avec la défaite au
Kosovo), les Hongrois (avec Mohács), les Tchèques (avec la bataille de la Montagne
Blanche),18
les Irlandais (avec les batailles de la Boyne en 1690 et d’Aughrim en 1691), les
Polonais (avec les partages successifs entre Prussiens, Autrichiens et Russes et l’échec des
12
Halbwachs, 1950. 13
K. Smolovic, “Kosovo Polje 1389, récits serbes et français”, et Catherine Horel, “Mohacs 1526, mort de la
nation hongroise et introspection victimaire” in Davion & Heuser (ss.dir.), 2020, pp.139-151 et 169-183. 14
Les deux versions principales de la peinture de Benjamin West The Death of Lord Nelson se trouvent à
Liverpool (Walker Art Gallery, version de 1806) et à Greenwich (National Maritime Museum, version de
1808). Sa peinture Death of General Wolfe (1770) est à Ottawa (National Gallery of Canada). Voir aussi
Arthur Devis, The Death of Nelson (1807, à Greenwich, National Maritime Museum). 15
Joseph von Führich, lithographie de 1820-1824, in M. Flacke (ss.dir.), 1998, p.511. 16
O. Isaachsen, L’enterrement du corps de Saint-Olav (1880, Oslo, Galerie nationale). 17
Bertalan Széjely, La découverte du corps de Lajos II (1859), Budapest, Galerie nationale de Hongrie. 18
V. Vlnas & Z. Hojda, “Tschechien, ‘Gönnt einem jeden die Wahrheit’”, in Flacke (ss.dir.), 1998, pp.520-
525 ; J. Hnilica, “La Montagne Blanche 1620, nos défaites célèbres”, in Davion & Heuser (ss.dir.), 2020,
pp.185-198.
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soulèvements au 19e siècle) revendiquent ce rôle de nation-victime. Curieusement, ils se
croient tous unique dans ce rôle. Les Polonais s’imaginaient même comme le Christ
re-crucifié, un peuple martyr, victime de l’appétit des grandes puissances.19
Si pour les
Serbes, les Hongrois, les Polonais et les Irlandais, la résurrection de leur État-nation est
intervenue au 20e siècle, ils continuent à commémorer les “temps de ténèbres” passés.
Antemurale Christianitatis : seuls défenseurs de la chrétienté
Les nations européennes ont d’ailleurs tendance à prétendre que leurs souffrances
étaient sans pareilles. Cette prétention à l’unicité se manifeste aussi autrement. La plupart
des pays européens se perçoivent comme les seuls défenseurs de la chrétienté contre
d’hostiles barbares païens. En 451 déjà, les Arméniens présentaient la bataille d’Avarayr
contre les Perses comme la défense du christianisme. La même année, l’Empire romain,
désormais christianisé, repoussa les Huns d’Attila aux Champs catalauniques. Les Celto-
Romains des Îles britanniques se défendaient, eux, contre des envahisseurs saxons lors de
la bataille du mont Badon (516 ?). Entre Tours et Poitiers, les Francs mirent fin en 732 à
une incursion des Musulmans venant d’Espagne. Ce n’était peut-être qu’une escarmouche,
mais elle fut ensuite interprétée comme la fin de l’expansion arabe en Europe.20
Sur cette
victoire se construisit ensuite l’idée que la France était choisie par Dieu – comme le pape
Urbain II le suggéra en 1095 – dans la défense des Chrétiens d’Orient et donc pour
conduire les Croisades.
En 955, l’empereur germanique Otton le Grand repoussa les Hongrois au cours de
la bataille décisive du Lechfeld, dans les environs d’Augsbourg en Bavière. Il se situait dès
lors, lui aussi, à la tête de la chrétienté. Les Portugais et les Espagnols valorisaient, de leur
côté, le rôle de la Reconquista et, notamment, les batailles d’Ourique et de Las Navas de
Tolosa (1212), même si le dernier royaume musulman en terre ibérique subsista jusqu’en
1492, sous le règne de Ferdinand et Isabelle. Leurs descendants habsbourgeois revendi-
quèrent aussi la primauté dans la défense de la chrétienté et, au 16e siècle, ils se
positionnèrent comme les principaux protagonistes de la lutte contre les Musulmans (dans
les Balkans et, avec plus de succès, à la bataille navale de Lépante en 1571), mais aussi
contre les Protestants. À leur tour, les Serbes, les Hongrois (entre-temps christianisés), les
Croates installés sur la frontière avec l’Empire ottoman (la Wehrgrenze du Saint-Empire),
les Autrichiens et les Polonais – pour ne rien dire des Byzantins – se qualifiaient d’uniques
défenseurs (defensor), de bastion (antemurale Christianitatis), de bouclier (clypeus), de
rempart (propugnaculum) de la chrétienté, cependant que les Bulgares partageaient l’auto-
perception des Grecs et des Arméniens d’être les victimes de l’occupation ottomane.21
19
A.C. Kenneweg, “Antemurale Christianitatis”, p.77 in de Boer, Duchhardt & Kreis (ss.dir.), 2012. 20
C. Mauntel, “Poitiers 732/33, simple raid ou tournant de l’histoire ?”, in Davion & Heuser (ss.dir.), 2020,
pp.99-108. 21
Kenneweg, “Antemurale Christianitatis”, p.73 ; P. Knoll, “Poland as ‘Antemurale Christianitatis’ in the
Late Middle Ages”, The Catholic Historical Review, vol.60, n°3, oct. 1974, p.393 ; P. Ötvös P., recension de
M. Fata, Das Ungarnbild der deutschen Historiographie, Stuttgart, Franz Steiner 2004, in Z.K. Lengyel
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Res Militaris, vol.11, n°1, Winter-Spring/ Hiver-Printemps 2021 10
Le poids politique de ce mythe pesa lourdement sur les Balkans à la fin du 20e
siècle. Lors de la commémoration du 600e anniversaire de la bataille de Kosovo Polje, en
1989, le président yougoslave, Slobodan Milošević, déclara lors d’un grand rassemblement
à Gazimestan :
Depuis 600 ans, l’héroïsme [des Serbes] au Kosovo a inspiré notre créativité,
nourrie notre fierté et nous interdit d’oublier que nous avions jadis une grande
armée brave et fière, qui resta invaincue même après une défaite [sic!]. (…)
Il y a six siècles [1389], la Serbie se défendait héroïquement sur le champ des
Merles [Kosovo], mais elle défendit aussi l’Europe. En ces temps, la Serbie était
le bastion qui défendait la culture, la religion et la société européenne.22
Après la bataille de Kosovo Polje, durant les siècles d’occupation turque, des
groupes balkaniques se convertirent à l’Islam et leurs descendants conservèrent cette
religion, tout en étant par la suite les sujets loyaux des Habsbourgs. Dans les années 1990,
ces Bosniaques musulmans allaient devenir les victimes des persécutions serbes, culminant
en 1995 dans le massacre de Srebrenica que les perpétrateurs justifièrent comme une
vengeance contre les actions menées par les Turcs des siècles plus tôt !23
Puis le Kosovo
lui-même devint le champ de bataille entre Serbes et Albanais musulmans : la petite
minorité serbe ne voulait pas rendre à la majorité albanaise (musulmane !) ces “terres
saintes”, en raison de l’héritage du prince Lazar et de la bataille de 1389.
Depuis sa christianisation, l’identité de l’Europe était donc inextricablement liée à
sa défense, d’abord contre les païens, puis contre les musulmans. Maintes nations
européennes ont ainsi construit une identité collective opposée à l’Islam en général ou
contre les Turcs en particulier. Une bataille est à cet égard emblématique. C’est celle de
Vienne en 1683, quand les maigres forces du Saint-Empire, secondées par des Polonais,
repoussèrent l’armée ottomane pour la seconde fois (le premier siège de Vienne datant de
1529, après Mohács). Depuis lors, les Polonais se voient comme les sauveurs de la
chrétienté.24
Non seulement les Musulmans, mais aussi des Chrétiens d’une autre confession
pourraient être vus comme des barbares ou des ennemis. Quoique christianisés, les Russes
remplirent ce rôle pour les protestants suédois qui interprétèrent la bataille de Poltova en
1709 comme la défaite des forces de la Lumière face aux forces des Ténèbres : la victoire
russe marqua en effet le déclin de la Suède et l’ascension de la Russie en tant que grande
puissance en Europe. Les Polonais partageaient également cette perception des Russes
comme forces du Mal, comme le souligne leur hagiographie de la bataille de Racławice en
1794, éphémère victoire polonaise contre les Russes.25
La révolution bolchevique athée
renforça cette conception qui influençait directement l’interprétation religieuse (Chrétiens
22
Cf. http, //emperors-clothes.com/milo/milosaid.html, consulté le 3 octobre 2015. 23
Cf. https, //www.youtube.com/watch?v=edFQTZpf8yM, consulté le 4 octobre 2015. 24
B. Heuser, “Vienna 1683 and the Defence of Europe”, pp.45-60 in Heuser & Leoussi (ss.dir.), vol. II, 2019. 25
W. Griot, “Racławice 1794, l’acte fondateur de la Nation polonaise moderne”, in Davion & Heuser
(ss.dir.), 2020, pp.217-231.
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contre athées !) attribuée à la victoire polonaise de 1920 contre les Russes, baptisée le
“Miracle de la Vistule”.26
‘Gloria Victis’27
: décadence, punition et rédemption
La citation du discours de Périclès au début de cet article exhorte les nouvelles
générations à être dignes des sacrifices consentis par leurs ancêtres : quand surgissait la
menace d’un ennemi extérieur ou d’un envahisseur, ce discours, largement répandu parmi
les élites depuis la Renaissance, était réactivé, en même temps que les références aux
Anciens combattant Rome, comme les Numanciens d’Espagne, les rebelles belges
d’Ambiorix, les Gaulois de Vercingétorix, les Icènes de Boudicca, les Chérusques
d’Arminius. Des insurgés devenaient ainsi des héros de résistance, luttant contre
l’oppresseur, à l’image d’Arminius contre les légions romaines en 9 ap. J.-C.28
Le combat
contre l’occupation française pendant les guerres de 1792-1815 se prêta également à une
telle interprétation, en ce sens que ces récits “nationaux” cherchaient dans ces rebellions
anti-romaines une première prise de conscience collective.
Un appel aux armes est souvent fondé sur une référence au sacrifice fait par des
aïeux en faveur de la “liberté”, quelle que soit l’acception que ce terme revêt. Ainsi, la
défaite des Bataves devant les Romains en 69-70 av. J.-C. fut reprise, au 16e
siècle, par le
savant néerlandais Cornelius Aurelius dans son ouvrage Defensorium gloriae Batavinae
(vers 1508-09) qui inspira fortement la guerre de libération de Quatre-Vingts Ans des
Provinces-Unies contre l’Espagne (1568-1648). L’indépendance acquise, en 1648, le
conseil municipal d’Amsterdam chargea Rembrandt et Jurriaen Ovens de réaliser des
peintures de la rébellion batave – sujet également traité par Jacob Jordaens –, où la gloire
appartient aux morts, même vaincus – dont le sacrifice constitue un défi pour les vivants.
Dans sa taxonomie des mythes nationaux, l’historien George Schöpflin a défini la
catégorie des “mythes de rédemption et de souffrance” : l’histoire d’une nation – comme
celle des Israélites – est perçue comme “le processus d’expiation des péchés”, suivi de la
rédemption. Comme les Chrétiens se percevaient comme les nouveaux Israélites, ils
interprétaient une grande défaite dans cette optique. Le nationalisme transforma quasiment
chaque “nation” européenne en nouveau peuple choisi par Dieu, susceptible aussi
d’infliger des souffrances pour punir les pêchés des sociétés modernes – la laïcité, la
débauche, la décadence. Dans le contexte du renouveau catholique, la France analysa la
défaite de 1871 contre la Prusse – attribuée aux pêchés collectifs – comme une punition
divine. L’acte de pénitence se manifesta par la construction de la basilique du Sacré-Cœur
à Montmartre. La victoire française de 1918 pouvait donc être interprétée comme une
rédemption.
26
J. Böhler, “Varsovie 1920, le ‘Miracle de la Vistule’ ?”, in Davion & Heuser (ss.dir.), 2020, pp.283-295. 27
Inscription sur le mémorial de guerre du Square Montholon, à Paris, érigé en 1874. 28
B. Heuser & Y. Le Bohec “Teutoburg, la vengeance des Germains”, in Davion & Heuser (ss.dir.), 2020,
pp.81-95.
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Mythes fondateurs : Batailles qui ont construit une identité collective
Dans l’Antiquité grecque, certaines batailles furent interprétées comme
l’affirmation d’une identité collective ou comme le lieu d’origine d’une nation politique.
La défaite héroïque des 300 Spartiates aux Thermopyles en 480 av. J.-C. est rapidement
commémorée par un monument funéraire sur le site même – un des premiers dont on a
connaissance – et portant l’inscription célèbre rédigée par le poète Simonide de Céos :
Étranger, va dire à Lacédémone
Que nous gisons ici par obéissance à ses lois.29
Dans d’autres cultures dépourvues d’héritage antique, des batailles particulières
étaient aussi transformées en événement fondateur de leur “nation”. Quand les historiens
nationalistes écrivirent des manuels scolaires, surtout au 19e siècle, dans le but de façonner
une identité nationale incluant les masses et pas seulement les élites, ils eurent pour
ambition de dater l’identité de leur “nation” à l’aube de l’Histoire, afin de prouver son
existence éternelle, naturelle. Ils interprétaient les adversaires comme des “nations”
ethniquement homogènes. Toute complexité, toute hétérogénéité était ainsi supprimée. La
simplification régnait : les Gallo-Romains devinrent des Français, les Wisigoths des
Espagnols. Ainsi, la grande escarmouche entre Chérusques et Romains en 9 ap. J.-C. fut
réinterprétée, lors de l’occupation napoléonienne des pays germanophones, comme la
résistance teutonique contre les Romains et leurs successeurs latinophones, les Français. La
bataille du Lechfeld en 955, entre les Saxons – l’un des peuples germanophones – et des
tribus magyares fut réinterprétée comme la naissance de la nation allemande (deutsch),
alors que mot “deutsch” est absent des sources et que les contemporains y voyaient plutôt
une opposition chrétiens et païens.30
Jusqu’à aujourd’hui, les Anglais restent perturbés par
la bataille d’Hastings de 1066,31
souvent vue comme un combat entre “Anglais” (en fait,
des Anglo-Saxons) et “Français” (en vérité, des Normands francophones). On tend à
éclipser l’origine scandinave des envahisseurs et on confond cette confrontation avec les
conflits dynastiques de la guerre de Cent Ans, interprétée a posteriori comme une guerre
entre “Anglais” et “Français”, quand il s’agissait d’une guerre entre princes français pour
la couronne de France.
Pour les Russes, le prince Alexandre Nevski, défenseur de Novgorod contre les
Suédois à la bataille de Neva en 1240 (d’où son surnom) et contre les Chevaliers
teutoniques à la bataille du Lac Peïpus deux ans plus tard, fut canonisé seulement au 16e
siècle et érigé en héros national au 19e siècle.
32 En 1938, à la veille de la Seconde Guerre
mondiale (et avant la conclusion du Pacte entre Staline et Hitler), le film visionnaire de 29
E. Aston, “Thermopylai 480 BCE, Geography and Landscape”, in Heuser & Leoussi (ss.dir.), vol. I, 2018,
pp.51-64. 30
Widukind de Corvey, Res gestae saxonicae sive annalium libri tres, écrit dans les années 960s et 970s.
Significativement, on trouve souvent la traduction – par exemple par E. Rotter, Stuttgart, Reclam, 1981 – du
mot “Saxon” en “deutsch/Deutsche”. 31
M. Bennett, “The Battle of Hastings”, in Heuser & Leoussi (ss.dir.), vol. I, 2018, pp.104-106. 32
U. Schmiegelt, “Russland, Geschichte als Begründung der Autokratie”, in Flacke (ss.dir.), 1998, pp.407-9.
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Sergei Eisenstein montra Alexandre en héros russe populaire qui s’oppose aux Allemands,
préfigurant la confrontation germano-soviétique de 1941.
Un autre exemple de la création d’une identité collective par une bataille est
Legnano en 1176 : la ligue des villes lombardes – pour une fois unissant Guelfes et
Gibelins – se défendit ensemble contre l’armée transalpine de l’empereur Frédéric Ier
Barberousse. Au cours de cette bataille s’affrontèrent surtout (mais pas exclusivement) des
fantassins lombards dirigés par Alberto Guissano à des chevaliers de l’armée impériale.
Depuis le 19e siècle, cette bataille est interprétée comme une lutte entre des représentants
du peuple italien et des étrangers, à savoir des Autrichiens. Ce mythe se prêtait à
l’instrumentalisation aussi bien par les nationalistes que par les socialistes italiens.33
Il fut
mis en musique par Giuseppe Verdi dans La Battaglia di Legnano (1849) et est
généralement considéré comme le mythe fondateur du Risorgimento.
Quand des batailles servent à légitimer un discours politique, dans le but de
mobiliser des communautés politiques pour une cause particulière,34
il est alors nécessaire
de les réinterpréter. Ainsi, la bataille de Legnano fut accaparée par une association
politique qui reprit le nom de l’alliance médiévale, la Lega Lombarda, qui fusionna
d’abord en 1991 avec d’autres mouvements régionaux en “Lega Nord per l’Indipendenza
della Padania” (nom inventé pour la vallée du Po), puis en 2018 se mua de parti
séparatiste en parti national en tant que “Lega” tout court. Le badge de ce parti montre
toujours la statue d’Alberto da Giussano érigée à Legnano :
De manière similaire, d’autres batailles remportées principalement par des fantassins
contre des cavaliers, désignés rétrospectivement comme étrangers, ont donné naissance à
des mythes patriotiques de défense de la terre natale contre des envahisseurs. Il s’agit
notamment de la bataille de Courtrai de 1302, constitutive d’une identité belge et d’une
identité flamande,35
de la bataille de Bannockburn de 1314, entre des fantassins écossais
conduits par le Normand Robert Le Bruce et des chevaliers normands d’Edouard Ier
d’Angleterre ; les batailles de Morgarten (1315) et de Sempach (1386) des piquiers suisses
contre les Habsbourgs ; la bataille de Morat (1476) pour les Bourguignons, celle de
Marignan (1515) pour les Français, celle de Grunwald (1410) pour les Polonais. L’idée de
libération ou d’autodétermination remonte à l’Antiquité grecque, avec Marathon et les
33
I. Porciani, “Fare gli Italiani”, in Flacke (ss.dir.), 1998, pp.210-213. 34
Schöpflin, “The Functions of Myth”, p.27. 35
E. Sangar, “Courtrai 1302, la bataille des Éperons d’Or, une histoire de mythes en compétition”, in Davion
& Heuser (ss.dir.), 2020, pp.125-138.
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Thermopyles. Elle se prolonge par exemple avec les insurrections anti-romaines, le combat
des Écossais et des Irlandais contre les rois d’Angleterre, et maintes insurrections et
guerres d’indépendance.
Fig. 4 : Mémorial de Grunwald (Pologne)
Fig. 5 : Mémorial de Bannockburn (Écosse)
Un exemple plus récent de la naissance d’une nation politique par une bataille est
Valmy (1792), la première victoire de l’armée de la France révolutionnaire. Goethe joua
les sages-femmes pour cette naissance, en proclamant qu’une nouvelle ère avait commencé
ce jour-là. Pour les historiens français, de Jules Michelet au socialiste Jean Jaurès, cette
bataille était aussi une juste cause : la défense du sol français contre des envahisseurs
étrangers.36
De même, la bataille de Culloden est devenue, avec Bannockburn, l’un des
deux points de repères les plus importants dans la construction d’une conscience nationale
écossaise.37
Une bataille fondatrice de l’identité nationale peut même avoir lieu loin du pays
dont il s’agit : l’historien canadien Jeffrey Williams a dit à juste titre que “la guerre
36
Cf. Lacoste, 1997, pp.251-260. 37
B. Heuser, “Culloden 1746, la dernière bataille écossaise”, in Davion & Heuser (ss.dir.), 2020, pp.199-
215.
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d’indépendance du Canada [vis-à-vis du Royaume-Uni !] a eu lieu entre 1914 et 1918,
avec la bataille de Vimy [Vimy Ridge], marqueur du passage du statut de colonie à celui
de nation”.38
Pareillement, la bataille de Gallipoli est considérée par les Australiens comme
le mythe fondateur de leur pays. Pour ces deux jeunes nations lointaines, la Grande Guerre
en Europe fut donc une sorte de rite de passage à l’indépendance.
Fig. 6 : Mémorial de Vimy (France)
Récits d’exploitation et de lutte des classes, et antimilitarisme
Le topos de la lutte des classes se retrouve aussi dans les défaites ou il prend surtout
la forme d’une accusation d’exploitation du peuple par la classe dirigeante. Cela s’applique
à une interprétation politique de Culloden, mais aussi à une série de la télévision danoise
sur la guerre contre la Prusse de 1864.39
Cette série évoque la défense du Danemark, puis
la retraite des forces danoises du Danevirke (barrière médiévale, symbole national du
Danemark), et enfin la bataille de Dybbol.40
Un lien explicite est tissé entre la folie de cette
guerre et le présent : l’histoire est en effet narrée par une adolescente qui découvre les
mémoires d’une femme ayant vécu la guerre ; l’adolescente elle-même a perdu un frère
lors une mission militaire au début du 21e siècle. Les sacrifices du passé et ceux du présent
sont dépeints comme des absurdités.
Ce n’est pas de cette manière que l’Union Soviétique racontait les batailles russes.
Outre le film Alexandre Nevki, on peut aussi citer la co-production italo-soviétique
Waterloo, réalisée par Sergei Bondarchouk en 1970, avec Rod Steiger en Napoléon et
Christopher Plummer en duc de Wellington. L’industrie cinématographique soviétique
célébrait les guerres du passé, en magnifiant l’héroïsme du peuple russe et les triomphes
38
“Canada’s war of independence was fought between 1914 and 1918, with the Battle of Vimy Ridge
marking the watershed between colony and nation”. Cité par D. Silbey, “Connecting Culture and the
Battlefield”, in Lee (ss.dir.), 2011, p.170. 39
Réalisé par Dan Laustsen, écrit par Ole Bornedal, 2014. 40
I. Adriansen & B. Jenvold, “Für Fahne, Sprache und Heimat”, in Flacke (ss.dir.), 1998, pp.95-100.
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militaires. La Russie actuelle continue dans la même veine, comme l’illustre la
représentation de la guerre dans le Stalingrad du réalisateur Fëdor Bondarchuck (2013).41
Une interprétation pacifiste et antimilitariste des batailles se trouve rarement avant
le 20e siècle. Des peintures de la Première Guerre mondiale ont contribué à un
changement. Certes, les Misères de la Guerre de Caillot au 17e siècle et les peintures de
Goya s’opposaient à une figuration héroïque et esthétique de la guerre. Mais ce sont
surtout des artistes comme Goerge Grosz, Max Beckmann et Otto Dix en Allemagne, John
et Paul Nash, William Orpen et Colin Gill en Grande Bretagne, Georges Leroux et Henri
de Groux en France, qui introduisent une rupture radicale.42
Un phénomène analogue se
retrouve dans la littérature. Le roman d’Erich Maria Remarque À l’Ouest rien de nouveau43
(adapté au cinéma en 1930 par Lewis Milestone mais le film est interdit en Allemagne par
les nazis) constitua une étape marquante, en présentant la Grande Guerre comme un
immense gaspillage de vies humaines. Peu après sortit en France Les Croix de Bois (1932,
réalisé par Raymond Bernard, d’après le roman éponyme de Roland Dorgelès), filmé dans
les tranchées des Flandres. L’un et l’autre ne cachent rien des horreurs de la guerre.
Des batailles comme lieux de mémoire pour l’Europe
Depuis la Seconde Guerre mondiale, la commémoration de certaines batailles a
servi la réconciliation internationale. Le mouvement pour l’intégration européenne est né
du sang versé dans les deux guerres mondiales. Leurs partisans ont spontanément admis
l’importance mémorielle que revêtent certaines batailles comme lieux de deuil, de
rapprochement et de fraternisation. Ce fut d’abord le cas des champs de bataille du front de
l’Ouest de la Grande Guerre.44
Déjà en 1932, l’ossuaire de Douaumont reçut les restes de
soldats inconnus français et allemands.
Fig. 7 : Ossuaire de Douaumont
41
F.-X. Nérard, “Stalingrad 1942-43, ceux de la Volga”, in Davion & Heuser, 2020, pp.297-312. 42
Bertrand Dorleac (ss.dir.), 2014, pp.188-237. 43
Im Westen nichts Neues, Berlin, Propyläen Verlag, 1929. 44
Cf. Winter, 1998.
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Depuis la Seconde Guerre mondiale, il est devenu un lieu de pèlerinage pour des
associations d’anciens combattants et pour des classes d’écoliers de toute l’Europe. Verdun
est devenu le symbole de la réconciliation franco-allemande et de l’intégration européenne.
En commémorant le 70e anniversaire du début de la Première Guerre mondiale, le
président François Mitterrand et le Chancelier ouest-allemand Helmut Kohl se
rencontrèrent à Verdun et firent le geste célèbre de se tenir par la main au milieu des
tombeaux. En 1990 fut créé un Centre mondial de la Paix, des Libertés et des Droits de
l’Homme dans le palais épiscopal de Verdun. De manière significative, il abritait en 2017
une exposition sur les atouts et les avantages de l’Union Européenne. Le message est clair :
l’UE est la réponse pacifique aux horreurs des guerres.
Les deux guerres mondiales sont ainsi les mythes fondateurs du mouvement
d’intégration européenne qui s’oppose à tout nationalisme xénophobe. Pourtant, l’esprit
d’intégration européenne ne se perçoit pas seulement sur les lieux de mémoire de la
Grande Guerre. L’historien français Dominique Barthélemy, dans son étude sur l’histoire
de la bataille de Bouvines, contraste les cérémonies de commémoration de 1914 et de
2014. Au contraire du “bellicisme du septième centenaire” où dominaient les appels au
sacrifice des jeunes Français et les sentiments d’hostilité à l’égard du Deuxième Reich
assimilé au Saint-Empire, ce fut en 2014 “un huitième centenaire aux couleurs de l’Europe
et aux accents de l’Hymne à la Joie”, chanté par un chœur autrichien.45
Le sens des commémorations a clairement changé en Europe. Les historiens
s’efforcent de contextualiser les batailles du passé et de leur conférer une densité
historique, en les dépouillant de leurs oripeaux religieux, nationalistes, marxistes… Les
musées de Courtrai, de Culloden, de Gravelotte, les mémoriaux de Péronne et de Caen et
bien d’autres, souvent cofinancés par l’Union Européenne, constituent des exemples
salutaires.
Mais toutes les commémorations faites au nom de l’Europe ne sont pas anodines.
Ainsi, le mouvement d’extrême-droite Bloc Identitaire vise à définir une identité
européenne principalement en opposition à l’Islam et aux immigrés musulmans. En 2012,
ses militants occupèrent une mosquée en construction à Poitiers en évoquant la victoire de
Charles Martel de 732 sur Abd el-Rahman.46
Lors de son université d’été de 2016, il
organisa des conférences consacrées aux grandes batailles européennes contre des
envahisseurs étrangers : Thermopyles contre les Perses, Poitiers contre les Arabes, Vienne
contre l’Empire ottoman.47
Assimilant les Perses de l’Antiquité et les Musulmans
d’aujourd’hui, des Identitaires utilisent parfois comme symbole la lettre grecque Λ, censée
avoir été utilisée par les 300 Spartiates à la bataille des Thermopyles. La simplification est
encore ici à l’œuvre : les Spartiates équivaudraient aux Européens, les Perses aux
Musulmans. Nous voyons ici la contrepartie de la représentation de la bataille de
Manzikert telle que les films turcs décrits au début nous la montrent.
45
Barthélemy, 2018, pp.437-443, 447sq. 46
“Génération Identitaire poursuivie pour l’occupation de la mosquée de Poitiers”, Le Monde, 21 octobre
2017. 47
S. Halifa-Legrand & V. Jauvert, “Extrême Droite”, L’Obs, n°2731, 15 mars 2017, p.54.
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La leçon des guerres mondiales – l’importance de la réconciliation et de la coopé-
ration pacifique – n’a donc pas encore triomphé universellement sur le nationalisme et la
xénophobie. Il y a encore beaucoup de travail didactique à faire, auquel cet article espère
avoir contribué en montrant les mécanismes de la construction des mythes autour des
batailles.
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