commandant ! d’amadou hampÂtÉ bÂ, l’aventure …
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LE VOYAGE SPIRITUEL ET LA QUÊTE DE L’ABSOLU DANS OUI MON
COMMANDANT ! D’AMADOU HAMPÂTÉ BÂ, L’AVENTURE AMBIGUË DE CHEIKH
HAMIDOU KANE, LES SOLEILS DES INDEPENDANCES D’AMADOU KOUROUMA
by
MAHAMADOU DIABY-KASSAMBA
(Under the Direction of Rachel Gabara)
ABSTRACT
This dissertation examines the conflict, in three major African novels, between the
mystical dimensions of Islam embodied in the socio-political structure of the Diallobé (Fulbe
Muslims of Northern Senegal) the Fulbe Muslims and Malinke (Muslims of Mali and Ivory
Coast) and the more "rational" Western mentality. I begin, in chapter one, with Sufi concepts of
self-realization as little has been said on the influence of Sufism (psycho-spiritual dimension of
Islam) in these novels. In chapter two is devoted to Amadou Bâ’s Sufi journey of self-realization
with his master, Tierno Bokar. I analyze, in Oui mon commandant!, both the outward and inward
journey, the challenge he faces with regard to assimilation, his ego, the French colonial power in
indigenous societies and the rivalry among Muslims brotherhoods. Chapter three focuses in
L’Aventure Ambiguë on the impact of several subtle forms of domination of the Diallobé
(Muslims of Northern Senegal) in West Africa, after the Army and the Church. One of the most
important forms is the French school, which supplies the administrative machinery that
perpetuates the power of the Colonial and Post-colonial administration. In chapter four, I discuss
the impact of French colonialism and postcolonial on African structures, the creation of nation
states ,the disillusion of the “suns of independences”, the single party state and Fama
Doumbouya’s infertility on his quest for identity. In his quest of the Absolute, I will analyze his
religious syncretism, the symbolism of his travels from the city to the village, his detachment
from the world and le meaning of his final journey. In conclusion, I present that the quest of the
Absolute in Bâ, Kane and Kourouma’s novels lie neither in the fanatical embracing of tradition,
nor in the excessive embellishment of one’s original culture, nor in a form of cultural
imperialism, but in spiritual process that will annihilate wayfarer’s ego and make him live in
divine harmony with people.
INDEX WORDS: Allah, Bâ, Colonisation, Diallobé, Ecole coranique, Ecole française,
Indépendance, Kane, Komo, Kourouma, Malinké, Postcolonial, Quête de l’Absolu, Soufisme, Spiritualité, Voyage
LE VOYAGE SPIRITUEL ET LA QUÊTE DE L’ABSOLU DANS OUI MON
COMMANDANT ! D’AMADOU HAMPÂTÉ BÂ, L’AVENTURE AMBIGUË DE CHEIKH
HAMIDOU KANE, LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES D’AHMADOU KOUROUMA
by
MAHAMADOU DIABY-KASSAMBA
LL.B, Université de Ouagadougou, Burkina Faso, 1985
LL.M, Université de Dakar, Sénégal, 1987
M.A., Georgia State University, 2004
A Dissertation Submitted to the Graduate Faculty of The University of Georgia in Partial
Fulfillment of the Requirements for the Degree
DOCTOR OF PHILOSOPHY
ATHENS, GEORGIA
2010
© 2010
Mahamadou Diaby-Kassamba
All Rights Reserved
LE VOYAGE SPIRITUEL ET LA QUÊTE DE L’ABSOLU DANS OUI MON
COMMANDANT ! D’AMADOU HAMPÂTÉ BÂ, L’AVENTURE AMBIGUË DE CHEIKH
HAMIDOU KANE, LES SOLEILS DES INDÉPENDANCES D’AHMADOU KOUROUMA
by
MAHAMADOU DIABY-KASSAMBA
Major Professor: Rachel Gabara
Committee: Nina Hellerstein Doris Kadish
Electronic Version Approved: Maureen Grasso Dean of the Graduate School The University of Georgia May 2010
iv
A ma mère, à mon père
A Micheline et à mes enfants
A ma famille étendue
v
REMERCIEMENTS
Je voudrais exprimer toute ma gratitude aux Professeurs Rachel Gabara, Nina Hellerstein
et Doris Kadish pour leur soutien et leur patience. Mes remerciements vont également aux
professeurs Catherine Jones, Jan Pendergrass and Timothy Raser.
Je remercie le bureau du Dean qui m’a offert une contribution financière à travers son
programme, the Dean’s Award, pour mes recherches. Je remercie également le Department of
Romance Languages pour son Artau Scholarship.
Enfin, mes remerciements vont à Debbie Bell qui a eu la gentillesse de m’apporter de
France une bonne partie de ma documentation, mes collègues et amis, à toutes les bonnes
volontés pour leur encouragement et leur soutien indéfectible.
vi
TABLE DES MATIÈRES
Page
REMERCIEMENTS ................................................................................................................... v
CHAPITRE
1 INTRODUCTION ..................................................................................................... 1
2 LE VOYAGE SOUFI D’AMADOU BÂ.................................................................. 16
3 LE VOYAGE SPIRITUEL DE SAMBA DIALLO .................................................. 68
4 LA TRAME DE LA QUÊTE IDENTITAIRE DE FAMDOUMBOUYA…….........107
5 CONCLUSION ..................................................................................................... 157
BIBLIOGRAPHIE .................................................................................................................. 163
1
CHAPITRE 1
INTRODUCTION
La quête d’identité est le serpent de mer des théories coloniales et postcoloniales des
écrivains et critiques francophones. Mais de quelle identité s’agit-il ? Nous n’allons pas nous
enliser dans les sentiers battus et fangeux des nombreuses acceptions appartenant à l’univers
conceptuel de l’identité. Le cadre étroit de notre thèse ne nous le permettra d’ailleurs pas.
Cependant, il nous paraît crucial de mentionner l’apport du mouvement de la Négritude dans la
quête d’identité en abordant la question selon la définition senghorienne.
Lilyan Kesteloot rapporte la définition que Léopold Sédar Senghor, en 1959, donne de
la négritude : « La négritude est le patrimoine culturel, les valeurs et surtout l’esprit de la
civilisation négro-africaine » (106). Pour la négritude senghorienne la quête d’identité est
purement culturelle et ne concerne que la race noire. Cette quête était dictée par les circonstances
historiques (esclavage, colonisation). Senghor s’est donc attiré les foudres de la critique. Sa
définition, une réaction à l’exclusion, procède quand même par exclusion. La négritude est
l’affaire des Noirs.
Cependant, les propos du personnage de Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë de
Cheikh Hamidou Kane (1961) sont éloquents sur le concept de la négritude : « J’avoue que je
n’aime pas ce mot et que je ne comprends pas toujours ce qu’il recouvre » (155). Quelques
années plus tard, Abiola Irele nuancera la définition senghorienne: « Négritude refers to the
literary and ideological movement of French-speaking black intellectuals, which took form as a
distinctive and significant aspect of the comprehensive reaction of the black man to the colonial
2
situation, a situation that was felt and perceived by black people in Africa and in the New World
as a state of global subjection to the political, social and moral domination of the West” (67). Il
y a autant de valeurs culturelles noires que de patrimoines. Les Noirs d’Afrique et d’ailleurs ne
partagent pas les mêmes valeurs culturelles ni ne puisent forcément ces valeurs dans un même
patrimoine. Ces valeurs culturelles sont différentes et évoluent dans le temps et l’espace. La
prise de conscience d’être noir concernait la nouvelle élite sortie de l’école coloniale ; l’immense
majorité des Africains illettrés restait attachée à sa culture. Abiola Irele en outre restreint
l’ampleur du mouvement au monde noir francophone à l’exclusion du monde noir anglophone.
La quête d’identité de Samba Diallo ne s’inscrit pas dans le cadre étroit de la négritude ;
l’objet de sa quête est l’Absolu, Dieu selon ses propos : « Moi, je ne combats pas pour la liberté,
mais pour Dieu » (154). Une telle déclaration constitue la preuve manifeste que la quête de soi
réside ailleurs que dans la négritude ou l’identité culturelle. Ainsi que le note Kenneth Harrow,
“L'Aventure Ambiguë is the first major work of African fiction to construct an explicit defense of
African Islamic life and faith against the European ideological and cultural menace. If the novel
is anti-colonial, it is also the most important novel of its generation to issue its challenge on the
grounds of conventional Muslim views-views earlier propounded by the Sufi orders” (The Power
70). La menace de l’Occident réside surtout dans l’école étrangère qui va dépeupler l’école
coranique ou Foyer Ardent du maître des Diallobé. Le père de Samba Diallo, le chevalier, est
conscient du danger que représente la mission civilisatrice de l’Europe et la politique
d’assimilation française pour l’Islam. Le chevalier exprime ses inquiétudes en ces termes :
« nous sommes parmi les derniers hommes au monde à posséder Dieu tel qu’Il est véritablement
dans son Unicité… Comment le sauver ? » (20). Des guides spirituels musulmans ont tenté une
opposition farouche pour sauver Dieu dans son Unicité. A ce sujet, Adriana Piga note que :
3
Des représentants illustres d’un refus courageux de la menace aux aguets de
« l’occidentalisation » seront surtout Shaykh Hamallah et ‘Umar Tal. Et pourtant,
c’est précisément au cours de l’époque coloniale…que l’islam fera tache d’huile
et que le soufisme renforcera son identité culturelle et populaire alternative face
au système formaliste et juridico-étatique. Ainsi, par exemple l’ordre soufi de la
Tidjaniya connaîtra, précisément au cours du colonialisme français, un
développement pour le moins extraordinaire. (16)
Amadou Hampâté Bâ dans Oui mon commandant ! (1994) évoque des faits qui se situent en
pleine époque coloniale. Il y relate non seulement des épisodes de confrontation, de répression,
de déportation des adeptes soufis par l’administration coloniale mais aussi des compromis,
ententes entre certains ordres soufis et l’administration. Nous analyserons la querelle entre la
branche omarienne et hamallienne dans le chapitre consacré à Oui mon commandant !
Les Soleil des Indépendances (1970) d’Ahmadou Kourouma se distinguent de Oui mon
commandant ! et de L'Aventure ambiguë en ce sens que le roman ne défend pas ouvertement
une pratique religieuse donnée. Il nous révèle l’Islam tel que pratiqué par les Malinkés. Cheikh
Mouhamadou Diop résume cette pratique religieuse en ces termes :
La pratique religieuse dans le pourtour saharien est à l’image des peuples qui le
composent, c’est-à-dire hétéroclite. Mais, puisque du point de vue historique les
cultures populaires sont rentrées en contact les unes avec les autres, une constante
s’est dessinée dans l’univers musulman : celle de la cohabitation entre un substrat
païen autochtone et une religion révélée ailleurs….La difficulté de rompre d’avec
la tradition…de ses ancêtres donne lieu à ce qu’on désigne du terme de
syncrétisme. (189)
4
Fama comme les autres Malinké recourt aux fétiches de Balla. C’est pourquoi le narrateur se
demande : « Sont-ce des féticheurs ? Sont-ce des musulmans ? » (105).
Mais les Malinké ne cachent pas leurs pratiques syncrétiques. D’ailleurs « Togobala, capitale de
tout le Horodougou, entretenait deux oracles : une hyène et un serpent boa » (155). C’est tout
dire du milieu spirituel dans lequel Fama va évoluer, des obstacles qu’il devra affronter dans la
quête de soi, du divin.
La présente thèse ne concerne pas l’islamisation de l’Afrique occidentale, domaine trop
vaste et complexe pour couvrir ici. Toutefois, nous ferons quelques rappels des faits historiques
qui peuvent être interprétés comme des tribulations pour les protagonistes de nos romans dans la
voie de l’accomplissement de soi. Notre étude se propose de sortir des sentiers battus des thèmes
sur l’identité culturelle pour se consacrer uniquement à la dimension spirituelle de l’Islam dans la
quête de soi. C’est dire donc que la quête d’identité transcendera les considérations culturelles,
raciales, ethniques, politiques, religieuses quand bien même elle sera restreinte à une zone
géographique bien déterminée (l’Afrique occidentale francophone) ; elle sera émaillée de versets
coraniques, présentée selon les enseignements soufis. Loin de nous la prétention de présenter ces
enseignements comme une panacée pour le voyage spirituel, mais vu ses influences dans les
romans que nous avons choisis pour notre thèse, il nous semble permis d’exposer quelques
concepts soufis.
“According to Sufi metaphysics, and in fact other metaphysical traditions in general”,
écrit Seyyed Hossein Nasr, une autorité dans la littérature soufie, dans son livre The Garden of
Truth, “all that exists comes from that Reality which is at once Beyond-Being and Being, and
ultimately all things return to that Source” ( 6). La quête d’identité telle que nous l’envisageons
donc dans notre thèse est la quête de soi, de l’Absolu, de la nature primordiale de l’être, à travers
5
le voyage vers Dieu et en Dieu. Ce que l’on désigne par la nature primordiale de l’être se trouve
dans le verset coranique suivant : « Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils
d'Adam et les fit témoigner sur eux-mêmes: « Ne suis-Je pas votre Seigneur? Ils répondirent: «
Mais si, nous en témoignons » (Coran 7 :172). Le but du voyageur ou itinérant est de retourner à
cette nature primordiale, à cette Source mentionnée dans la citation de Nasr. Le jour du pacte
primordial encore appelé jour d’Alastu a fait l’objet de beaucoup de commentaires. Annemarie
Schimmel, dans les propos suivants, explique la portée du pacte dans la quête de soi :
L’idée de cette alliance primordiale…entre Dieu et l’humanité a fait impression
sur la conscience religieuse des musulmans et spécialement des mystiques
musulmans, plus que tout autre idée. Le but du mystique est de retourner à
l’expérience du « jour de l’alastu », quand Dieu seul existait, avant qu’il ne sortît
les futures créatures de l’abîme du non-être, pour qu’elles puissent de nouveau se
présenter devant sa face à la fin des temps et le reconnaître comme Le Seigneur.
(42)
Cette quête, ce voyage vers la Source, est la préoccupation essentielle de tout itinérant qui
cherche à connaître la nature du pacte conclu entre lui et Dieu, se connaître spirituellement et
reconnaître les manifestations de son Seigneur. A cet égard, Nasr ajoute “The Sufi path is an
inward journey whose goal is to know who we really are, from where we shall go. Its aim is also
to know ultimately the nature of Reality, which is also Truth as such” (7). L’itinérant par ses
efforts déchire des voiles au fur et à mesure qu’il avance dans la voie afin qu’il vienne à se
connaître et découvrir que c’était sa propre existence qui voilait Dieu. Par conséquent, selon
Nasr, “From the Sufi point of view only the person who has reached the center of his or her
being and knows who he or she is can be considered fully and really someone” (23). Cette
6
identité retrouvée mérite quelques explications. En fait le soufi accompli est mort à lui-même
(spirituellement) et ne saurait se prévaloir d’une existence ou d’une identité quelconque,
puisqu’ « il n’y a de réalité que la Réalité ». Les propos de Nasr permettent de lever le paradoxe:
…in becoming someone spiritually and in the eyes of God, we fulfill the purpose
of our human existence. Paradoxically, however, to become someone spiritually
means also ultimately to become no one. It is in the end to transcend
particularities and realize the Self within all selves, to become not this person or
that person but personhood as such, which also means becoming the perfect
mirror of the Divine. (24)
Le personnage d’Amadou Bâ dans Oui mon commandant ! après des expériences mystiques,
déclare saisir la portée de la mort spirituelle chez les soufis. Dans L’Aventure ambiguë, la voix
annonce « la grande réconciliation », la disparition des antagonismes, de l’ambiguïté, la « fin
d’exil » (190). Quant à Fama dans Les Soleils des Indépendances, ses antagonismes disparaissent
avec sa mort car « Tout s’arrange doux et calme…tout se fond et coule » (196) dans l’infini. Sa
mort pourrait été interprétée d’un point de vue soufi à cause de « l’esprit universel du soufisme ».
La présente thèse se propose d’analyser la dimension spirituelle de l’Islam dans le voyage
spirituel des protagonistes de Oui mon commandant ! d’Amadou Hampâté Bâ, l’Aventure
ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma.
Bernadin Sanon souligne l’importance du thème du voyage en ces termes : « dans le roman
négro-africain d’une façon persistante, ce thème revêt toujours une signification toute
particulière, paradoxalement assez méconnue, dans ce qui apparaît ainsi comme l’une des
constantes du genre, un prodigieux cheminement du héros qui met en œuvre un univers
romanesque sans cesse élargi, agrandi : du village à la ville » (156). L’intérêt de cette thèse vient
7
de ce qu’elle analyse le voyage extérieur et intérieur comme une quête d’identité, une quête de
soi. Nous partons d’un constat ou d’une conviction que la colonisation et les indépendances ont
profondément ébranlé les structures communautaires dans les sociétés qui avaient abandonné ou
négligé le spirituel. Les protagonistes dans les trois romans tentent de réaliser leur équilibre
intérieur dans le voyage spirituel qu’ils entreprennent consciemment ou inconsciemment. Ils
tentent de parvenir à une meilleure compréhension de leur être, leur devenir, voire dans certains
cas de leur société.
Notre intention n’est pas d’ériger le soufisme comme la seule voie de réalisation de soi,
une panacée pour l’accomplissement de soi. Schimmel ajoute que « La quête sans fin de Dieu est
symbolisée par le « chemin » sur lequel le « voyageur » doit cheminer, comme dans
d’innombrables allégories traitant de la marche du pèlerin ou du voyage céleste » (19). En effet,
les protagonistes sentent le devoir impérieux de se définir, de se réaliser spirituellement dans la
voie qu’ils ont choisie. Parce que le voyage est jalonné d’obstacles « La transformation de l’âme
par la tribulation et la purification douloureuse est souvent décrite par des images empruntées à
l’alchimie ou à des processus similaires provenant de la nature ou de la science préscientifiques.
Le rêve millénaire de la transformation de la matière vile en or est réalisée au niveau spirituel »
(19). Il s’agit de l’œuvre alchimique qu’entreprend Tierno Bokar sur le personnage d’Amadou
Bâ « l’or suspendu à l’oreille » (432), et sur Maabal « un morceau d’or pur dans un chiffon
sale » (460) ; et aussi celle du maître des Diallobé sur Samba Diallo au Foyer-Ardent. Les deux
maîtres sont à ce titre des « forgerons des cœurs » des itinérants. Pour l’itinéraire de Fama, il
conviendra d’analyser son animalisation, la verticalité ascendante et descendante de ses
déplacements.
8
Il convient aussi de noter que beaucoup de dangers guettent les itinérants sur la voie de la
quête de soi, de l’accomplissement de soi d’où la nécessité d’avoir un guide spirituel pour éviter
de tomber dans les pièges de l’âme charnelle, l’exaltation de soi, l’hybride, le syncrétisme
religieux, le fanatisme religieux. Enfin, note Schimmel, « la nostalgie de l’amant et le désir de
l’union sont exprimées par des symboles empruntés à l’amour humain ; souvent une association
étrange et fascinante d’amour humain et d’amour divin pénètre les poèmes des mystiques »
(Schimmel 19). C’est le lieu de citer le poème mystique du personnage de Maabal dans Oui mon
commandant ! tout imprégné d’amour divin :
L’amour de Dieu a pénétré en moi.
Il est allé loger jusqu’à l’intérieur de mes os
et en a tari la moelle,
si bien que je suis devenu
aussi léger qu’une feuille
que le vent balance entre terre et ciel. (465)
Par l’œuvre alchimique de maître Tierno Bokar, Maabal abandonne toute volonté pour se
conformer à celle du Bien-Aimé. Là où l’amour divin s’installe, toute trace d’existence de soi
disparaît. Dans certains cas, l’amour divin devient une « douleur exquise ». Le poème suivant de
Rabi’a (une des saintes des premières années du soufisme née vers 717), extrait de Doorkeeper
of the Heart, recueil de poèmes de la sainte traduit par Charles Upton, exprime mieux la douleur
de la séparation et l’aspiration à l’union :
The source of my grief and loneliness is deep in my breast.
This is a disease no doctor can cure.
Only Union with the Friend can cure it.
9
I only grieve to be like those
Who are pierced with the Love of God. (34)
Que ce soit l’union ou la douleur de la séparation, l’itinérant ou l’itinérante savoure les délices de
l’amour divin. Mais le personnage de Samba Diallo, ayant connu ce genre d’union pendant son
enfance avoue, manquer la plénitude avec laquelle il sentait Dieu. C’est pourquoi, pensant que
Dieu l’a abandonné, il refuse d’être seul à pâtir de l’éloignement. Quant à Fama Doumbouya, les
images de « la femme qui console, et l’homme, et la rencontre d’un sous-bois » (196) au moment
de son agonie consacrent l’union.
Alors, une lecture se fondant sur la doctrine soufie est-elle possible pour faire ressortir la
dimension spirituelle de l’Islam dans les œuvres que nous avons choisies, à savoir Oui mon
commandant ! d’Amadou Hampâté Bâ, L’Aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane et Les
Soleils des Indépendances d’Ahmadou Kourouma ? En d’autres termes peut-on se servir des
enseignements soufis pour rendre compte de l’évolution spirituelle des protagonistes du roman
(Amadou Bâ, Samba Diallo, Fama Doumbouya) ?
La conception, l’orientation soufie de la quête de soi dans Oui mon commandant ! est
évidente. Il nous suffit de rapporter les propos de Tierno, le maître spirituel d’Amadou après la
conversion consciente de ce dernier à l’Islam : « Je souhaite que, plus tard, tu veuilles adhérer à
la Voie tidjani à laquelle j’appartiens moi-même » (77). Tierno fait la distinction entre la
conversion à l’Islam et l’apprentissage d’une voie mystique. Le roman ne nous dit pas quand
exactement Amadou est initié dans la Voie tidjani. Mais nous savons que depuis la conversion
d’Amadou, Tierno n’a jamais cessé de le guider tout au long de ses années de service loin de
Bandiagara, sa ville natale. Amadou nous en donne la preuve : « Il [Tierno] me parlait de
religion, du wird tidjani, des enseignements des grands maîtres soufis… En fait, il n’a jamais
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cessé de me suivre dans mon cheminement, et jusque dans mes rêves que je lui racontais ! »
(422). Le wird tidjani est une liturgie de l’ordre tidjani des soufis. Il est clair que le
cheminement, le voyage spirituel d’Amadou, ses progrès vers l’accomplissement de soi seront
mesurés à l’aune des étapes du soufisme, jusqu’à ce qu’il obtienne le bonnet béni qui fait de lui
« l’héritier spirituel » de Tierno Bokar.
Il en sera de même dans L’Aventure ambiguë même si contrairement à A.H. Bâ, Cheikh
Hamidou Kane ne mentionne pas explicitement l’influence du soufisme dans le cheminement de
Samba Diallo. Mais, force est de constater, si l’on est un tant soit peu familier de la littérature
soufie, que les enseignements de Thierno, sa vie austère, ses moments d’extase mystique, sa
méthode d’examen de conscience de soi, les méditations du chevalier, la nuit du Coran de Samba
Diallo et sa quête de la plénitude, ressortissent du soufisme. Dans L’Aventure ambiguë, le but
de Thierno est de passer cet enseignement soufi à Samba Diallo en qui il voit « la graine dont le
pays des Diallobé faisait ses maîtres » (22), en le débarrassant de « toutes ses infimités morales »
pour faire de lui « le chef-d’œuvre de sa longue carrière » (33). Amadou Ly note qu’« une
recherche systématique de la dimension d’allure ou d’inspiration soufie devrait pousser le
chercheur à ausculter pour ainsi dire chacun des principaux personnages et à déceler en lui une
part plus ou moins importante vouée à la quête exclusive de Dieu » (2). Ces remarques sont
d’autant fondées que les propos du chevalier, père de Samba Diallo, illustrent l’influence du
soufisme : « nous sommes parmi les derniers hommes au monde à posséder Dieu tel qu’Il est
véritablement dans son Unicité… » (20). La même affirmation de l’Unicité se retrouve dans les
enseignements de Tierno qui « croyait profondément que l’adoration de Dieu n’était compatible
avec aucune exaltation de l’homme » (33). Tous les deux affirment des principes soufis et nous
11
verrons que leur conscience est ouverte à tous les signes de Dieu, la même conscience qu’ils
éveillent en Samba dans sa quête de l’Absolu.
Dans Les Soleils des Indépendances, roman dans lequel le nom Allah et Ses autres
Attributs sont mentionnés plus de fois que dans les deux autres romans réunis de notre étude,
nous ne retrouvons pas, il est vrai, la même éducation spirituelle pour la quête de soi. Les
pratiques religieuses musulmanes des Malinkés y sont d’ailleurs parodiées. Mais les tribulations,
les prières et le détachement progressif de Fama Doumbouya des préoccupations mondaines
montrent la dimension spirituelle de l’Islam dans sa quête d’identité. En fait, la foi inébranlable
de Fama se dégage des propos suivants : « tant qu’Allah résidera dans le firmament, même
conjurés, tous les fils d’esclave, le parti unique, jamais ils ne réussiront à faire crever Fama de
faim » (25). En outre, Fama tout le temps de son internement au camp, malgré la décrépitude
marquée quand « ses yeux s’enfonçaient dans des orbites plus profondes que des tombes, ses
oreilles décharnées s’élargissaient...les lèvres s’amincissaient et se rétrécissaient, les cheveux se
raréfiaient » (169), reste assidu à ses prières : « Malgré cet état, chaque matin, il se réveillait
avant les champs du coq pour se livrer à la bonne prière du matin qui prépare la rencontre avec
les mânes des ancêtres et le dernier jugement d’Allah » (170). Fama, mûri par sa détention en
prison, atteint un niveau de détachement, d’abnégation, se familiarise avec la mort : « La mort
était devenue son seul compagnon ; ils se connaissaient, ils s’aimaient. Fama avait déjà la mort
dans son corps et la vie n’était pour lui qu’un mal » (185). C’est en considérant ce degré de
spiritualité que Madeleine Borgomano affirme que Fama est « victorieux par sa mort » (54).
Avec la mort disparaissent les antagonismes et Fama se réconcilie avec lui-même. Il faut
préciser que l’évocation du Christ dans ce passage ne contredit en rien la dimension de l’Islam
dans le voyage spirituel de Fama en ce sens que Jésus Christ est un prophète de l’Islam.
12
La spiritualité devient un instrument de la quête d’identité chez les différents
protagonistes des romans ci-dessus cités. Ils mènent une lutte intérieure et extérieure pour tenter
de se débarrasser de leur ego, condition sine qua non vers l’accomplissement de soi. C’est une
spiritualité qui se veut au service et au secours de la cohésion sociale, politique, de la bonne
intelligence entre les communautés et qui sert à promouvoir le dialogue intra et interreligieux.
Notre recherche vient à point nommé dans un contexte islamophobe, de ‘ péril
islamique’. Qui plus est, elle vient combler le vide et les années d’apathie des critiques sur
l’inspiration soufie des œuvres littéraires. Kenneth Harrow dans la préface de Faces of Islam in
African literature, insiste que:
The need for a volume of critical essays on Islam in sub-Saharan African
literature could not be greater. There is a vast body of literature in Africa that is of
Islamic inspiration or deals in a substantial way with Islamic beliefs, cultural
practices, or social patterns. And, amazingly enough, there is no serious study
available to the scholar dealing with this topic…Thus the frustration of the scholar
who wishes to learn about Islam with respect to the novel or stories of Cheikh
Hamidou Kane,… Hampâté Bâ, Ahmadou Kourouma […]. (xi)
A une époque où les intolérances se cristallisent, où chaque partie du monde est obsédée par
son propre projet de société, son propre modèle culturel, religieux, politique, la spiritualité
permet de surmonter, transcender les clivages, d’exhorter les uns et les autres à plus de
dialogues, à professer la religion de l’amour. Les trois œuvres que nous avons choisies se
recoupent sur bien des aspects. Tous les trois dénoncent la colonisation. Oui mon commandant !
du Malien Amadou Hampâté Bâ dont la date de parution (1994) est postérieure aux deux autres
romans de notre étude, est le récit d’événements de la fin du dix-neuvième et du début du
13
vingtième siècle dans les colonies du Soudan français (Mali) et de la Haute-Volta (Burkina
Faso). C’est pourquoi il sera traité le premier. Le second texte, L’Aventure Ambiguë du
Sénégalais Cheikh Hamidou Kane, publié en 1961, juste après les indépendances en cascade en
Afrique des années 1960, couvre aussi la période coloniale. Le dernier roman, Les Soleils des
Indépendances de l’Ivoirien Ahmadou Kourouma, publié en 1970, couvre non seulement la
période coloniale mais aussi les politiques des nouveaux Etats indépendants. Etant donné que
notre étude porte sur une longue période coloniale et les indépendances, il est évident que les
personnages principaux de nos trois romans suivront des parcours plus ou moins différents dans
la quête de l’Absolu.
Le premier chapitre sera consacré à Oui mon commandant !, le récit autobiographique
d’Amadou Hampâté Bâ. Il s’agit dans ce récit du voyage soufi d’Amadou Bâ, un fonctionnaire
de l’administration coloniale. Les pérégrinations d’Amadou le conduisent à entrer en contact
avec différentes cultures, races, peuples et religions qui sont autant d’obstacles sur la voie de
l’accomplissement de soi. Nous démontrerons que son éducation spirituelle, soufie, constitue le
viatique pour son voyage spirituel et physique dans sa quête d’identité. Nous nous intéresserons
à l’influence de l’autorité maternelle dans son cheminement depuis son entrée à l’école française
jusqu’à son âge adulte. Nous traiterons aussi de la filiation spirituelle, du compagnonnage dans la
voie de l’accomplissement de soi. L’accent sera aussi mis sur son interaction avec l’autorité
coloniale et les différents défis dans la gestion de l’altérité. Nous discuterons également des
rapports complexes entre l’administration coloniale et les mystiques musulmans.
Dans le deuxième chapitre, nous traiterons du voyage spirituel et de la quête de l’Absolu
de Samba Diallo dans L’Aventure ambiguë. L’accent sera mis sur les différentes acceptions de
l’intérieur et de l’extérieur dans le roman et la littérature spirituelle. Dans L’Aventure ambiguë
14
tout comme dans Oui mon commandant !, le maître, en la personne de Thierno, est le phare dans
la formation spirituelle de Samba Diallo. Nous traiterons du début du cheminement de Samba
Diallo au Foyer Ardent sous la direction de maître Thierno (à ne pas confondre avec Tierno
Bokar, maître d’Amadou Bâ), son père spirituel. Nous ferons ressortir le rôle de la Grande
royale, grande figure féminine du roman dont la vision du monde est diamétralement opposée à
celle du maître, dans la décision d’envoyer Samba Diallo à l’école française. Nous analyserons
les défis que pose l’école française dans son cheminement spirituel. Le rôle du père de Samba
Diallo, lettré et fonctionnaire de l’administration coloniale, sera examiné dans sa formation
spirituelle, intellectuelle, dans sa rencontre avec l’Occident. Il s’agira aussi de montrer que son
séjour en Occident creuse davantage le fossé entre sa vie spirituelle et la vision occidentale du
monde portée sur le matériel. Nous traiterons de la mort, la fin de son voyage vers Dieu et le
début du voyage sans fin en Dieu.
Le troisième chapitre sera consacré à la trame de la quête identitaire de Fama.
L’intérêt que nous montrerons pour l’enfance de Fama, l’évocation du passé nostalgique du
prince déchu par la colonisation, les Indépendances, le parti unique et autres « bâtardises » du
genre, permettra de saisir la complexité de son caractère et sa mésintelligence avec son milieu.
Nous traiterons de la quête constante de Fama pour la paternité. Nous discuterons de l’angoisse
existentielle des Malinké et de Fama qui oscillent entre l’Islam et les fétiches et s’adonnent au
syncrétisme religieux. Nous analyserons les déplacements, les lieux de séjour de Fama afin de
souligner les étapes de son voyage spirituel. A la différence des protagonistes des deux autres
romans de notre thèse, Fama n’a pas de maître spirituel d’où le manque de voie clairement
définie, tracée pour son itinéraire, les nombreux recours aux pratiques syncrétistes, sa propension
à céder aux suggestions de son ego. Nous discuterons de la création de l’Etat-nation et de ses
15
conséquences. Le thème de la mort étant central dans ce roman, il nous permettra d’apprécier le
voyage de Fama vers Dieu et en Dieu.
16
CHAPITRE 2
LE VOYAGE SOUFI D’AMADOU BÂ
« Ô les croyants! Obéissez à Allah, et obéissez au Messager et à ceux d'entre vous qui détiennent le commandement » (Coran 4:59).
Oui mon commandant ! est la suite des aventures du personnage d’Amadou Bâ dans
Amkoullel, l’enfant Peul. Nous sommes en pleine période coloniale et le titre du roman dénote
l’obéissance aveugle aux commandants dans la colonie. A cet égard, les conseils que Fodé
Diallo, planton du commandant de Coutouly, donnent à Amadou Bâ sont judicieux : « Dieu te
garde de tenter quoi que ce soit contre le plus petit et le plus vil des Blancs, à plus forte raison
contre un membre du corps des administrateurs des colonies! Ce sont les maîtres absolus du
pays. Ce n’est pas pour rien qu’on les appelle ‘les dieux de la brousse ’. Ils ont tous les droits sur
nous et nous n’avons que des devoirs, y compris celui de les considérer et de les servir eux
d’abord et le Bon Dieu ensuite » (184). C’est dans ce cadre colonial de bouleversement des
structures sociales africaines, d’exploitation éhontée des colonies, du mépris de l’autre, que
s’effectue la formation spirituelle d’Amadou Bâ. La parole coranique ci-dessus aura un grand
retentissement dans tous les aspects sociopolitiques, professionnels et spirituels de la vie du
personnage d’Amadou Bâ. Comme dans la situation classique du voyage initiatique, il y a
d’abord quelque chose qui provoque le départ. Ensuite, le héros se lance nolens volens dans des
pérégrinations. Enfin, le héros retourne au pays mûr et prêt à mettre en pratique l’enseignement
initiatique reçu. Ce chapitre examine l’évolution spirituelle d’Amadou à travers les grandes
étapes du voyage (Koulikoro, Mopti, Bandiagara, Ouahigouya Ouagadougou, Dori etc.) qui
montrent en filigrane son progrès à chaque étape.
17
Le paratexte intitulé Rappel, comportant les initiales de Hélène Heckmann nous renseigne sur la
raison du voyage d’Amadou Bâ dans un pays lointain, la Haute-Volta :
Sa mère lui ayant interdit de rejoindre l’Ecole normale de Gorée (Sénégal) où il a
été admis, il ne rallie pas le groupe des élèves en partance. Pour le punir de son
indiscipline, le gouverneur du Soudan français (Mali) l’affecte d’office loin de
son pays, en Haute-Volta (Burkina Faso), avec le titre enviable « d’écrivain
temporaire essentiellement précaire et révocable »…Un garde est même chargé de
l’accompagner pour veiller à ce qu’il ne s’échappe pas en route ! (5)
En effet, un voyage interdit par l’autorité maternelle déclenche le courroux de l’autorité
temporelle, en l’occurrence, l’administration coloniale qui impose, comme sanction, un autre
voyage. Mais Amadou explique dans Amkoullel la raison de l’obéissance sacrée à l’autorité
maternelle:
A cette époque il était absolument impensable de désobéir à un ordre de sa mère.
On pouvait à la rigueur désobéir à son père, mais jamais à sa mère. Tout ce qui
venait d’elle était considéré comme sacré et source de bénédiction. Contrevenir à
la volonté de ma mère ne me serait donc même pas venu à l’esprit. Puisque telle
était sa décision, telle était donc la volonté de Dieu à mon égard, et tel serait mon
destin. (422)
Il accepte l’injonction de sa mère renonçant ainsi au prestige d’entrer à l’Ecole normale de
Gorée. Toutefois, l’obéissance à la volonté maternelle est perçue comme une désobéissance à
l’autorité coloniale. Amadou s’attire donc les foudres de l’administration coloniale qui reçoit le
refus d’aller à l’Ecole normale comme un affront. La conséquence du refus d’Amadou d’entrer à
l’Ecole de Gorée lui vaut un exil à Ouagadougou avec le titre enviable « d’écrivain temporaire
18
essentiellement précaire et révocable ». Son titre est enviable en ce sens que l’école française a
créé une nouvelle élite africaine à laquelle il est fier d’appartenir. En fait, à cette époque le
colonisateur ne formait les Africains que pour les postes subalternes selon les besoins de
l’administration coloniale. A ce propos, Bernard Mouralis note que « si la formation d’un
certain type de cadres est indispensable pour assurer la bonne marche du système, il faut en
même temps veiller soigneusement à ce que l’enseignement ne contribue pas à la longue à
remettre en question l’équilibre colonial fondé sur l’inégalité sociale et politique » (81). Par
conséquent, le système colonial impose un plafond aux fonctionnaires indigènes. Quelle que soit
la compétence du personnage d’Amadou Bâ, par exemple, le poste de commis expéditionnaire
est « le sommet de la hiérarchie administrative indigène » (164). Pour l’heure, un long périple
l’attend pour se rendre à son premier poste.
On est frappé dans l’incipit par l’abondance de correspondances et de symboles qui
décrivent le début du voyage :
Portée par le courant, la pirogue avançait rapidement vers l’est, sur les eaux du
grand fleuve qui semblait s’ouvrir en deux devant elle. Les eaux étaient si claires
qu’on y voyait évoluer les poissons jusque sur le fond, comme dans un aquarium.
Derrière nous, à l’ouest, le panorama de Koulikoro s’estompait. Les berges
hautes, les arbres, les dunes de sable, le monticule derrière lequel avait disparu la
silhouette de ma mère, tout semblait se précipiter vers l’ouest au secours de
Koulikoro qui s’enfonçait dans le vide. (7)
La pirogue est « portée par le courant » tout comme l’enfant porté dans le berceau par la mère.
Restée sur les bords du fleuve, l’eau et et la chanson des bozo remplacent la mère dans son rôle
de berceuse pour rendre le agréable le voyage du fils. Les consonnes liquides [l] et [r] et la
19
consonne explosive [p], toutes largement représentées, mettent en évidence la force et la célérité
de l’onde et du vent dans la phrase suivante : « Portée par le courant, la pirogue avançait
rapidement vers l’est, sur les eaux du grand fleuve ». Comme le note Gilbert Durand, « Les eaux
seraient donc les mères du monde, tandis que la terre serait la mère des vivants et des hommes »
(261). La chanson des Bozo, « cette musique joyeuse dont le rythme s’accordait au balancement
de la pirogue, paraissait accompagner les eaux du Niger dans leur descente vers la mer », évoque
la berceuse de la mère pour rendre le voyage agréable. Les champs visuels agencés selon des
déictiques spatiaux antonymiques avec un tableau en clair-obscur donnent au départ un
caractère mystique. La scène du départ crée un lieu cosmique sur lequel nous reviendrons
souvent pour mieux expliquer les étapes de l’évolution spirituelle d’Amadou Bâ. La vue
rapprochée qu’offre la poussée vers l’est contraste avec la vue panoramique de l’ouest qui
s’estompe. Tandis que « la pirogue avançait rapidement vers l’est », le levant, la clarté « tout
semblait se précipiter vers l’ouest », le couchant, l’ombre. On constate le parallèle entre ce qui
est manifeste, « Les eaux étaient si claires qu’on y voyait évoluer les poissons jusque sur le
fond, comme dans un aquarium », et ce qui est évanescent, la silhouette de la mère qui disparaît.
Il faut noter deux plans qui sont apparemment différents mais en réalité l’un est le reflet de
l’autre. L’illusion que le fleuve s’ouvre en deux montre la vitesse de la pirogue qui glisse sur
l’eau, donc ne s’enfonce pas tandis que Koulikoro « s’enfonc[e] dans le vide » ou un simulacre
de vide, de vacuité, de néant. Toutefois, il faut noter que la description suit aussi un schéma
contenant/contenu. Nous avons d’un côté, Koulikoro, ses habitants et tout ce qu’il contient, de
l’autre « Les berges hautes, les arbres, les dunes de sable, le monticule », la pirogue, ses
occupants, le fleuve. Il convient de dire que la pirogue et ses occupants sont sur le fleuve ce que
l’aquarium et les poissons sont sur la terre ferme.
20
Le narrateur, après nous avoir décrit ce lieu cosmique, nous brosse le portrait d’Amadou
Bâ par le biais des réponses de Mamadou Koné aux questions de Diêli Makan qu’ils viennent de
rencontrer au deuxième jour de leur voyage. Selon la sémiologie du personnage chez Philippe
Hamon, le griot Diêli Makan et le garde Mamadou Koné, personnages sociaux, font partie de la
catégorie des personnages-référentiels:
[Ces personnages] renvoient à un sens plein et fixe, immobilisé par une culture, à
des rôles, des programmes, et des emplois stéréotypés, et leur lisibilité dépend
directement du degré de participation du lecteur à cette culture (ils doivent être
appris et reconnus). Intégrés à un énoncé, ils serviront essentiellement
« d’ancrage » référentiel en renvoyant au grand Texte de l’idéologie, des clichés,
ou de la culture. (122)
C’est donc à travers ces personnages que nous avons le portrait moral et physique d’Amadou
Bâ. Diêli Makan pose des questions au garde pendant qu’Amadou se trouve dans le rouf. Quand
le griot pose la question sur la race d’Amadou, « Est-ce une peau noire ou un mulet humain (un
métis) » la réponse de Mamadou Koné est « Ni l’un ni l’autre. C’est une « oreille rouge », un
Peul, un homme ni noir ni blanc » (10). La double négation « ni…ni » suivie de l’affirmation
« C’est une » traduisent la difficulté de déterminer la race d’Amadou. Amadou n’est pas « une
peau noire » mais « une oreille rouge ». Le garde en répondant que c’est une « oreille rouge »,
se sert d’une convention culturelle pour designer un Peul. C’est pourquoi Amadou est d’abord
désigné par la partie du corps « une oreille rouge » ensuite par le groupe ethnique auquel il
appartient, les Peul. L’abondance d’articles indéfinis (une, un) renforce le caractère quasi
indéfinissable du personnage. C’est alors que Diêli Makan recourt aux articles définis, aux
épithètes et au verbe aimer pour mieux cerner la personnalité d’Amadou Bâ : « Est-il jeune,
21
vieux, a-t-il de l’argent, aime-t-il les griots, les femmes, les marabouts. Est-il d’un abord
difficile ? (10). Mais le griot, pour ajuster les propos dithyrambiques qu’il entend faire pleuvoir
sur Amadou, a besoin d’un certain nombre de renseignements que Mamadou lui fournit : « Il est
jeune. Il vient seulement d’être nommé, mais sa mère semble aisée ; elle a dû lui donner une
bonne provision d’argent. Il aime écouter les épopées. Il sait lire le Coran et n’est pas licencieux.
Il n’est pas distant, mais c’est un Peul…» (11). La référence à l’âge indique le manque
d’expérience voire l’immaturité d’Amadou faisant de lui une proie facile pour le griot. Le fait
qu’Amadou Bâ vient d’être nommé laisse entendre que sa situation financière est précaire. La
question sur les rapports d’Amadou avec les femmes a plutôt trait à la concupiscence qu’à la
misogynie. Le portrait moral se trouve dans la même phrase que celle se rapportant à la lecture
du Coran. Mamadou Koné emploie la litote pour évoquer la chasteté, la moralité d’Amadou qui
« n’est pas licencieux ». Mamadou recourt une fois de plus à la litote, « Il n’est pas distant »,
pour renseigner sur l’affabilité d’Amadou. Selon Mamadou, Amadou est impénétrable sans être
distant, ce qui permet de saisir le sens de « mais, c’est un Peul » qui vient comme une précision
nécessaire, une réserve, voire une mise en garde. Nous sommes frappés par l’effet de boucle
dans la description « C’est…un Peul… mais c’est un Peul » (10-11). Comme s’il n’est pas sûr
que le griot l’ait compris, Mamadou recourt à un proverbe de son terroir selon lequel « On ne
peut pas savoir si un Peul dort ou s’il a seulement les yeux fermés… » (11) pour mieux
souligner le caractère élusif du Peul. Est-ce un stéréotype ? En appelant les Peuls oreilles rouges,
en éprouvant de la difficulté pour les classer sur le plan racial, A.H. Bâ expose les préjugés
raciaux, ethniques et le complexe de supériorité entre Africains. Par exemple, à l’entrée du pays
Mossi, les propos du personnage d’Amadou Bâ illustrent ce mépris sournois et réciproque entre
les ethnies africaines : « Pour les Mossis, un Peul n’est pas un homme : c’est un singe rouge de la
22
savane jaune. De leur côté, il faut le dire, les Peuls ne sont pas plus tendres à l’égard des Mossis
qu’ils considèrent comme des orangs-outangs balafrés, malpropres et puant l’alcool, et dont le
pays a souvent été considéré par eux comme une pépinière d’esclaves » (103). Ces propos
peuvent surprendre venant d’Africains qui dénoncent la discrimination raciale. Il ne faut même
pas y trouver un ton badin car au moment de la constitution des nations, ces stéréotypes peuvent
prendre des allures meurtrières. Nous retrouvons les mêmes de stéréotypes chez Ahmadou
Kourouma dans Quand on refuse, on dit non (2004) sur les Bété et les Dioulas en Côte
d’Ivoire : « Les Bétés n’aiment pas les Dioulas comme moi parce que nous sommes
opportunistes, versatiles et obséquieux envers Allah avec les cinq prières journalières » (16).
Quant aux Dioulas, selon Kourouma, « Les Dioulas ou Malinkés n’aiment pas les Bétés, ils se
moquent d’eux. Ils les trouvent très violents et très grégaires » (17-18).Toutefois, Amadou Bâ
note que « ces appellations traditionnelles peuvent devenir un sujet de plaisanterie mutuelle et de
moquerie amicale » (103) au niveau des rapports individuels. Mais l’expérience montre qu’il
suffit d’un conflit entre les membres de ces ethnies pour exacerber l’ethnocentrisme qui
engendre des guerres d’épuration ethnique.
Diêli Makan, fort de ces renseignements précieux, nourrit avec la magie du verbe l’ego
d’Amadou qui se sent comme « hissé au rang des grands » (12). En fin observateur de la
transformation d’Amadou, le griot lui joue « un air national peul qui a le don de transporter tout
Peul dans les nues », nous révélant ainsi de saisir son fond narcissique : « Enivré par la magie du
verbe du vieux malin, je ne suis plus moi-même. » (12). C’est alors qu’il est sauvé par une
recommandation de sa mère : « Ne te laisse jamais avaler par les flatteries des griots » (12).
Comme le prophète Jonas avalé par la baleine et sauvé du ventre de la baleine en invoquant son
Seigneur, Amadou se rappelle la recommandation de sa mère et c’est pourquoi il redevient
23
maître de la situation : « Aussitôt j’émerge de ma griserie et reprends la direction des
opérations » (12). Cette analyse du dialogue entre Mamadou Koné et le griot est nécessaire.
Elle nous fournit des indices sur les obstacles qui vont s’ériger pendant le voyage spirituel
d’Amadou Bâ. Comme le dit Thierno, le maître des Diallobé dans L’Aventure ambiguë de
Cheikh Hamidou Kane, « Le maître croyait profondément que l’adoration de Dieu n’était
compatible avec aucune exaltation de l’homme (33). On ne peut exclure une forme d’adoration
de soi ou de polythéisme caché. L’étape de Ségou montre les privilèges et le sentiment de
supériorité attachés à la classe de « Noirs civilisés ».
Arrivé à Ségou avec la conscience aiguë de son appartenance à une classe de privilégiés
parmi les colonisés, la classe des « Noirs civilisés », il se doit de faire bonne impression comme
il ressort de ses réflexions :« Je revêts mon costume des grands jours, prends mes pièces
justificatives et sors de la pirogue pour me rendre à la résidence du commandant de cercle…en
tant que ‘Noir civilisé’ et bon imitateur, je me dois de m’habiller à la manière de nos
civilisateurs » (22). Ainsi que le note de façon pertinente Albert Memmi « Un produit fabriqué
par le colonisateur, une parole donnée par lui, sont reçus de confiance. Ses mœurs, ses
vêtements, sa nourriture, son architecture, sont étroitement copiés, fussent-ils inadaptés » (137).
C’est pourquoi, Amadou est «Tout vêtu de blanc…chemise de percale, veste à col
droit…pantalon en toile…souliers vernis à bout pointu…. Un casque colonial blanc, qui a
vaguement la forme d’une crête de casoar » (22-23). Toutefois, « L’amidon extrait de manioc
bouillie » est le seul élément culturel africain dans cet habillement. Amadou n’est pas à l’aise
dans ses « souliers vernis à bout pointu …plus luxueux que confortables » mais il doit les porter
pour parfaire l’imitation de la tête jusqu’aux pieds ou de la crête jusqu’aux ergots. Il atteint alors
la crête la plus élevée de l’imitation servile du colonisé en matière vestimentaire. La « grande
24
inclination du buste » (25), signe de respect ou geste de soumission totale, à l’élégance des
propos devant le commandant parachèvent ce grand effort de séduction. Cet effort n’est pas vain
puisque le commandant, satisfait d’Amadou, lui dit : « Je vois que tu as reçu une bonne
éducation à l’école française » (25). Le commandant est donc convaincu de l’allégeance
d’Amadou à la France, de son dévouement pour servir l’administration française, de sa qualité de
« Noir civilisé ». C’est pourquoi, le commandant lui enjoint de rester « fidèle à la France ».
N’est-ce pas ce lavage de cerveau, ce complexe savamment inculqué au colonisé dont la mère
avait peur ? Poursuivre ses études loin, serait pousser loin l’assimilation. Le colonisé tombe dans
une imitation servile de la culture du colonisateur en vue de se faire accepter.
Mais l’étape de Ségou est aussi le terrain du respect des anciens et des valeurs
traditionnelles. C’est aussi le terrain de la tentation d’abuser du « casque colonial », symbole du
pouvoir colonial. Amadou semble avoir un sens aigu de l’approche de l’humain, de la gestion de
l’altérité. Amadou évite autant que possible les frictions avec les autres. Il prend grand soin de
ses relations, conscient de la nécessité d’être en bonne intelligence avec son milieu. La rencontre
avec le vieux pêcheur illustre bien cette approche de l’autre. Le vieux pêcheur à qui Amadou fait
des cadeaux (tabatière, lampe tempête, paquet d’allumettes, foulard pour sa femme) est
rassuré car il ne voit pas en lui « une menace pour le fantan, le « sans force », l’homme du
peuple » (33). Le vieux pêcheur à son tour lui donne une bonne provision de vivres pour son
voyage. Il embarque le vieux bambara qui « avait de difficultés à trouver une pirogue » (36).
Enfin, c’est ce vieux qui le présentera au chef bozo. Amadou réussit son test de respect des
règles de la bienséance en déclinant de s’asseoir dans le hamac du chef bozo : « Le chef bozo
m’offrit de m’asseoir dans son hamac. Je refusai par respect traditionnel, la coutume ne
permettant pas à un homme jeune, fût-il un grand chef, d’occuper la place d’un vieux » (37).
25
Contrairement à « certains Africains agent de l’autorité » qui se comportent en roitelets, Amadou
ne s’arroge pas des droits sur le peuple. Il respecte les valeurs traditionnelles africaines.
Au cours du voyage, deux événements importants lui fournissent matière à réflexion. Le
premier est « la leçon du marabout kounta ». Le marabout qui souhaite « accomplir un devoir
pieux » prie Amadou de l’accompagner pour aller prier sur la tombe d’un saint. Le marabout
rappelle qu’il faut être en état d’ablution rituelle pour le faire « car on ne doit pas approcher de
la tombe d’un saint en portant sur soi ne serait-ce qu’une trace de souillure corporelle » (43).
Après la visite Amadou apprend que l’occupant du mausolée est Abidine Ahmed el Bekkay,
ennemi le « plus dangereux », le « plus courageux » que le royaume toucouleur du Macina dont
la capitale, ville natale du narrateur, ait jamais connu (45). Le marabout remarque donc la
« violente émotion » d’Amadou dont les organes des sens (la vue, l’ouïe) sont affectés.
L’ablution avec l’eau visait la purification de toute « trace de souillure corporelle » et ne touchait
pas la purification intérieure ; c’est pourquoi Amadou ressent « un tel bouleversement ». Autant
Abidine est un saint pour le marabout kounta, autant il est un ennemi pour Bandiagara, ville
natale d’Amadou. Le marabout s’étant rendu compte du malaise d’Amadou Ba lui parle en ces
termes :
Pour moi, les différends qui nous opposent, et qui n’ont d’autres sources que les
conflits et convoitises de ce bas-monde - conflits que l’on maquille, pour les
justifier, aux couleurs de l’honneur et de la piété religieuse - sont des erreurs
regrettables qui ne devraient jamais opposer des croyants entre eux. Dieu a dit
dans le saint Coran : « Les croyants sont des frères. » Pour moi, tu ne peux donc
être un ennemi. (45)
26
En l’espèce, le marabout kounta semble avoir transcendé les attitudes partisanes dans les conflits
entre croyants, il est donc mieux placé pour donner à Amadou une leçon d’amour, de fraternité,
de tolérance. L’amour de ce bas-monde serait à l’ origine de la mésintelligence entre les
croyants. L’émulation dans l’adoration de Dieu est préférable aux guerres fratricides que l’on
prétend livrer au nom de Dieu. Le Coran dit que « Si Allah avait voulu, certes Il aurait fait de
vous tous une seule communauté. Mais Il veut vous éprouver en ce qu'Il vous donne.
Concurrencez donc dans les bonnes œuvres. C'est vers Allah qu'est votre retour à tous; alors Il
vous informera de ce en quoi vous divergiez » (Coran 5 :48). Malgré ce verset coranique, les
grandes familles maraboutiques se livrèrent des guerres sans pitié ni piété. David Robinson note
l’impact de ces guerres sur l’orientation spirituelle d’Amadou Hampâté Bâ: “The struggle did
great damage to Muslim Fulbe communities, the understanding of the Islamic state, and the
commitment to jihad, and it informs the life and quest of another major contemporary literary
figure, Amadou Hampâté Bâ, a descendant of both Umarian and Masinanke Fulbe families.
…His divide background, and his reservation about the conflict, undoubtedly led him to the
teaching of Tierno Bokar” (114). Les paroles du marabout font naître en Amadou l’esprit de
tolérance et de réconciliation. Il œuvrera pour la réconciliation des trois grandes familles
maraboutiques que sont « les Kountas de Tombouctou, les Peuls Cissé du Macina et les Tall,
descendants d’El Hadj Omar » (46).
Le deuxième événement lui fait prendre conscience de l’injustice sociale. Un colosse
borgne dans le village de Kouakourou est la terreur des piroguiers à qui il est interdit d’amarrer
à la place de M. Vandenheim. Quand Amadou entre au port, il aperçoit un « emplacement libre,
mais curieusement toutes les pirogues s’en détournent aussi vite qu’un féticheur s’éloignant de
son interdit » (46). Il l’occupe malgré les cris de mise en garde de la foule. Le colosse en vieille
27
tenue militaire des spahis indigènes « charge comme un taureau furieux » contre la pirogue
d’Amadou Bâ. Le spahi y met du zèle d’autant plus qu’Amadou et son garde sont en tenue
africaine. Quand ces deux reviennent du rouf, Amadou coiffé de son casque colonial, Mamadou
en tenue de garde avec son fusil tire sur ordre d’Amadou, un coup de fusil en l’air, « le colosse
se jette à terre, à même la boue » (49). Quant à l’histoire du colosse borgne, ennemi de ses
« frères » piroguiers, elle dépeint d’ une part la mystique de la tenue et du fusil et d’autre part la
transformation d’un spahi en instrument de répression de la population au service du colon ou
comme le dit le proverbe français : « On commande au valet et le valet au chat et le chat
commande à sa queue». Le colosse borgne attribue sa méchanceté, sa propension à insulter « au
reste malheureux des habitudes que la guerre a gravées en [lui] … à un cerveau dérangé par le
tonnerre des canons, le crépitement des mitrailleuses, le vrombissement des avions » (50-51).
Mais ce spahi ayant fait la guerre, cette brute épaisse, paradoxalement, ne plie que devant le
casque colonial, la tenue et le coup de fusil. Amadou, à partir de cet événement, se pose des
questions sur l’origine de l’injustice sociale, prend conscience de l’asservissement des colonisés
dont les droits sont foulés aux pieds par les colonisateurs, des séquelles traumatisantes de la
Première Guerre mondiale sur les anciens combattants noirs, la culture de l’impunité dans
l’administration coloniale : « Je réalisai soudain combien l’Africain était privé de droits dans son
propre pays. A l’époque, la garantie la plus sûre pour tout obtenir sans peine et se permettre tous
les abus sans punition, c’était d’avoir la peau blanche…le fait d’être un ‘blanc-noir ’, c’est-à-dire
un représentant de l’administration coloniale » (52). Amadou se rend de plus en plus compte que
son voyage revêt une dimension extérieure et intérieure : « Une foule de questions sans réponse
sur la vie, le monde, les relations entre les hommes envahissait pour la première fois mon
esprit….Décidément, ce voyage se révélait riche de surprises et d’enseignements » (52). Un
28
voyage qui le condamne à l’exil à Ouagadougou est en train de le former spirituellement, étape
après étape.
Avant l’arrivée à Mopti, la prochaine étape du voyage, à la traversée de Denndamaaré ou
« la demeure de la déesse d’eau Mariama (ou Maïrama), fille de Gaa, la reine mère de tous les
dieux et esprits de l’eau du bassin du Niger » (53-54), Amadou doit sacrifier au rite. Ainsi que le
note Donald Wehrs, « West African Mande acculturation genders the subject as both masculine
and feminine, recognizing as equally constitutive of a fruitful and well-ordered life attributes and
virtues associated with both sexes. Both according a feminine aspect of both human subjectivity
and divine power, Mande polytheistic traditions, in addition to appearing ‘pagan’ simply because
they are polytheistic, might seem to stand in tension with Islamic male-centered monotheism”
(13-14). La question que l’on se pose est de savoir si Amadou fait montre de tolérance religieuse
ou de polythéisme en se pliant aux injonctions du chef laptot : « Ouvrez vos paquets et jetez dans
le fleuve un peu de toutes les denrées ou nourriture que vous possédez. Nous allons traverser
Denndamaaré» (53). Dès le début du chapitre, nous avons montré l’importance du thème de
l’eau et à cet égard la présence des bozos dans la pirogue n’est pas due à un hasard. Si la pirogue
est le berceau ou le réceptacle de la connaissance spirituelle d’Amadou, la présence des Bozo
dans la pirogue symbolise les traditions animistes ou la tolérance à leur égard. Amadou justifie le
sacrifice à Denndamaaré en ces termes : « Il ne serait venu à l’idée d’aucun d’entre nous de
désobéir aux ordres de notre chef laptot à cette occasion précise, car en tant que Bozo c’était un
‘maître de l’eau’, un sacrificateur aux dieux d’eau, et il était sur son élément, donc le seul
qualifié pour faire franchir à notre pirogue ce passage délicat » (54). Il justifie son acte par la
révérence due au chef laptot, « maître de l’eau » et la nécessité du moment. Germaine Dieterlen,
abondant dans le même sens qu’Amadou, explique la prérogative des Bozo : « [Leur] origine les
29
habilite dans de nombreux cas à intervenir auprès du génie, là où les autres sont impuissants.
Nés jumeaux du maître de l’eau, les Bozo n’ont point subi la souillure due à Mousso Koroni dont
sont affectés tous les autres hommes. De ce fait ils ont la possibilité d’entrer en communication
avec le génie au fond des mares ou dans le fleuve » (72). Le sacrifice à la déesse de l’eau prouve
qu’à l’étape actuelle de son voyage spirituel Amadou n’est pas encore un monothéiste réalisé.
Ainsi que le notent Sachiko Murata et William Chittick, “The first principle of faith is tawhid,
the assertion that God is one… [that] there is only one single true and worthy object of worship,
God. All other objects of worship and service are false. To serve anything else is to fall into error
and misguidance” (49). Il est clair selon cette parole qu’Amadou, un musulman, ne doit pas
sacrifier à la déesse de l’eau pour naviguer sain et sauf car il n’y a de protecteur que le Protecteur
et le seul Protecteur est Dieu.
A Mopti Amadou rencontre le petit commandant qui n’aime pas « les Toucouleurs,
particulièrement ceux de Bandiagara » (57-58). Amadou se défend, avec un bon sens de la
repartie, contre les provocations à l’imprudence, à l’impolitesse, à l’insubordination, lancées par
le petit commandant. Amadou garde son sang-froid devant l’insolence, la provocation, les propos
tendancieux du petit commandant : « Quelle connerie as-tu commise pour qu’on ait besoin de te
flanquer un garde au cul » (58). Amadou ne se départ pas de sa révérence, ni de sa dignité,
malgré l’escalade de la provocation « Il [le commandant] tapa de la main sur la table ». Très
poliment, Amadou invite le petit commandant à « examiner [ses] papiers ou ceux du garde »
(58). Il fait donc montre de calme et de grandeur d’esprit face à la petitesse d’esprit du petit
commandant. Le commandant veut pousser Amadou à lui manquer de respect pour s’exposer aux
sanctions disciplinaires. Mais Amadou ne tombe pas dans le piège que lui tend le petit
commandant, c’est-à- dire le pousser à allumer l’amadou (la mèche) qui causerait une explosion
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de colère de ce dernier. Mais Amadou doit aussi son salut à l’intervention du secrétaire du grand
commandant. Le secrétaire fait viser ses papiers par le grand commandant pour qu’il puisse
prendre rapidement le chemin de Bandiagara.
C’est dans un état d’euphorie qu’il arrive à Bandiagara, sa « ville natale où s’étaient
écoulées les plus heureuses années de [sa] jeunesse » (65), en catimini (par les ruelles peu
fréquentées) et déguisé (casques et lunettes noires) pour surprendre sa famille. De toute
évidence, il veut contrôler la situation afin de multiplier les explosions de joie des siens. En
portant le casque colonial pour dissimuler son identité, il veut observer l’effet que cela produit
sur les membres de sa famille « figés » devant l’apparition. L’effet escompté se produisit car il
ne fut « reconnu qu’après avoir ôté [s]on casque et [s]es lunettes noires » (66). Amadou semble
afficher la fierté d’appartenir à la classe de « blanc-noir ».
La mondanité lui a fait oublier la recommandation de sa mère dès son arrivée à
Bandiagara. C’est à ce moment que retentit la recommandation de sa mère : « Tu réserveras ta
première visite à Tierno Bokar et lui dira ceci de ma part : ta petite sœur, ma mère, me
commande de venir me remettre entre les mains de Dieu par ton entremise » (75). Amadou est
donc écartelé entre les mondanités et la visite au guide spirituel Tierno Bokar. Le profane
l’interpelle avec un « tourbillon d’invitations, d’expéditions, de courses de chevaux, de séances
de guitaristes, de visites de courtoisie galante aux jeunes femmes » (71). Il fait alors un choix
conscient de ne pas aller voir Tierno avant d’avoir fini avec les amusements. Force est de
constater que « le fils du maître » est devenu lui-même captif de ses parents, de ses captifs et de
ses camarades de l’association.
C’est la première fois qu’Amadou passe outre à un conseil de sa mère car il a « beaucoup
d’obligations et d’amusements en perspective » (71) qui l’empêchent de rendre visite à Tierno
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Bokar. Selon Cheikh Mouhammad Hicham Kabbani, « La force de l’ego provient des délices et
plaisirs matériels, la gratification sexuelle, l’honneur, le pouvoir, les hauts rangs, et la
satisfaction de tout appétit affamé » (La science de la purification 130). L’ego nous donne les
raisons et les subtilités qui satisfont notre esprit pour nous faire accomplir des actes
répréhensibles. C’est pourquoi le spirituel, la visite chez Tierno Bokar est mis en veilleuse jusqu’
à la veille du départ pour laver les souillures. Amadou espère ainsi quitter Bandiagara « bien
propre et bien lavé» (71). Il est incontestable que chez Amadou l’être et le paraître doivent
coïncider. Par exemple, pour rendre visite à Tierno, Amadou porte des habits appropriés pour la
circonstance, « un boubou lustré teint à l’indigo, une culotte bouffante blanche, une belle paire
de chaussures de Djenné et une petite calotte blanche « mode tidjani » (72). Il troque le casque
colonial contre la calotte. Tierno qui « lit dans les cœurs …et à distance» (73) sait qu’Amadou
n’a pas suivi les conseils de sa mère Selon Annemarie Schimmel, « Le maître mystique nourrit
son adepte au sein…Il lui fait boire, en quelque sorte, le ‘ lait de la sagesse ’ et de la bonté »
(L’Islam au féminin,112). Par conséquent, la mère biologique entend établir une filiation
spirituelle entre Tierno et Amadou pour que le fils naisse de nouveau, reçoive sa nourriture
spirituelle et ne soit pas sevré de son évolution spirituelle. Le distique de Sultan Valad, « Car il
faut naître deux fois, une fois de la mère / l’autre fois de soi-même » (24), illustre les propos de
la mère d’Amadou.
Mais un détail qui a échappé à Amadou le plonge dans l’embarras. Il n’est pas en état de
pureté rituelle malgré le grand effort vestimentaire déployé pour la visite. Or, selon Tierno,
« Celui qui veut se convertir à Dieu comme celui qui veut lui confier les secrets de son cœur, s’y
prépare en se purifiant par les ablutions rituelles» (75). S’étant assuré que l’eau lustrale de
l’ablution a rendu Amadou « bien propre et bien lavé», Tierno lui tient le discours suivant : « Tu
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sais que dans cette vie d’ici-bas, que tu en prennes un petit peu, tu lâcheras ! Que tu en prennes
plein les mains, tu lâcheras ! Cette vie s’appelle ‘ lâcher ’ ! Alors, il ne faudrait pas attendre le
jour où la vieillesse arrive, quand le pied ne peut plus se lever, que l’œil ne voit plus clair et que
la bouche n’a plus de dents, pour revenir à Dieu» (75). Tierno attire l’attention d’Amadou sur la
précarité de la vie et l’inexorabilité de la mort. Il ne s’érige pas contre l’acquisition des biens
matériels qui sont des bienfaits de Dieu. Il met en garde l’être humain contre la poursuite
effrénée des biens de ce monde. Si la vie c’est « lâcher », celui qui se lâche dans les plaisirs, les
amusements, lâchera. L’attachement à la vie d’ici-bas détourne l’attention du serviteur de son
Seigneur. Or Dieu dit dans le Coran : « Je n’ai créé les hommes et les djinns que pour qu’ils
M’adorent ». Le but de la création est d’adorer le Créateur. Donc il faut tout lâcher dans ce bas
monde pour Dieu afin de connaître les secrets de Son amour. Celui qui s’accroche à Dieu saisit
l’anse la plus solide. Tout le monde retourne à Dieu mais tout le monde ne sera pas accueilli de
la même façon. Cependant, précise Tierno « il ne faut pas adorer Dieu par peur de l’enfer ou
désir du paradis, il faut l’adorer pour Lui-même » (75) car ces deux sont des créations de Dieu et
sont différents de Lui.
Tierno, un alchimiste, dont l’école coranique de Tierno est un « foyer de haute
spiritualité » (71) connaît donc le potentiel spirituel d’Amadou. C’est pourquoi, Tierno lui tient
le discours suivant : « Maintenant, Amadou, apprends que la meilleure partie du corps pour
suspendre l’or, c’est le lobe de l’oreille. Or, l’or que je possède, je ne vois pas d’oreille où le
suspendre mieux qu’à la tienne…Alors aujourd’hui, Amadou, je voudrais que tu te convertisses
à l’Islam » (76).
L’or à suspendre à l’oreille d’Amadou est suspendu à une condition : la conversion à l’Islam. La
réponse d’Amadou, « Mais, Tierno, je suis déjà musulman ! » (76), traduit la protestation ou la
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surprise d’Amadou. Mais selon Tierno, la première conversion incombe aux parents qui doivent
donner une éducation religieuse à leurs enfants. Etre né musulman n’est pas une condition
suffisante pour l’être. La conversion à l’âge adulte est celle qui est faite en connaissance de
cause, sans contrainte. Comme Amadou effectue un voyage sur Ouagadougou pour la vie d’ici-
bas « pour y mener [sa] vie d’homme », Tierno lui propose le voyage spirituel qui est sans fin.
Tierno l’invite par ailleurs à adhérer le moment venu à la Voie tidjani à laquelle lui-même il
appartient. Jean-Louis Triaud, professeur d’histoire de l’Afrique, dans La Tijâniyya écrit :
Confrérie, souvent controversée, la Tijâniyya, a été fondée en 1196 de l’Hégire
(1781/82 de notre ère), à la suite d’une vision du Prophète, en état de veille, dans
l’oasis algérienne d’Abû Samghûn, par le savant et mystique Ahmad al-Tijâni
(1737-1815). Depuis cette date, la Tijâniyya s’est imposée comme la grande
confrérie africaine des XIX ͤ et XX ͤ siècles. Au sud du Sahara, son nom est
associé au jihad d’al-Hajj ‘Umar al-Fûti (m. 1864). Pendant la période coloniale,
c’est la confrérie qui a connu, en Afrique de l’Ouest les plus grands
développements. (9)
A l’époque de la proposition faite à Amadou, Tierno Bokar appartenait à la branche omarienne
tidjani. Ce bref rappel historique est nécessaire pour comprendre la suite des événements qui
vont engendrer une scission dans la branche tidjani. La conversion est une seconde naissance.
Amadou est maintenant « bien propre et bien lavé » (71). La conversion efface tous les péchés
antérieurs. Pour aider Amadou à cheminer dans la voie, Tierno lui donne une série de
recommandations :
Désormais, tu es responsable de tes actes et de tes paroles. Surveille-toi comme
un avare veille sur sa fortune. Ton cœur, ta langue et ton sexe sont les trois
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organes à surveiller. Le meilleur des cœurs est celui qui conserve le mieux en lui-
même la reconnaissance. Mais celui qui rapproche le plus l’âme des vertus
essentielles que sont l’amour et la charité, c’est le cœur sur lequel l’égoïsme, le
mensonge, l’envie, l’orgueil et l’intolérance n’ont pas de prise. (77)
Les recommandations de Tierno constituent le viatique pour le voyage d’Amadou. Chaque étape
du voyage nécessite de la part d’Amadou, la mise en pratique d’une ou de plusieurs
recommandations de Tierno afin de surmonter les obstacles de la voie. En clair, Tierno lui
présente la voie ou le travail préliminaire à faire avant d’entrer dans la voie tidjani.
L’étape de Ouagadougou se présente comme celle du combat de l’âme charnelle. Elle
révèle aussi l’importance du compagnonnage dans le voyage spirituel. A Ouagadougou, la vie
sociale d’Amadou révèle l’importance du compagnonnage dans la lutte contre l’âme charnelle.
Le grand maître Ibn Arabi (1165-1240 recommande au voyageur de “Find the right friend, who
will be a support for you, a good travelling companion on the path of truth. Faith is a seed. It
grows into a tree with the beneficent watering and sunshine of faithful friends. Beware of being
close to those who do not discriminate between the faithful and the unfaithful” (4-5). Mais
depuis son arrivée à Ouagadougou Amadou mène une vie sociale incompatible avec la vie
spirituelle, fréquente des lieux fertiles pour l’enracinement de son âme charnelle mais arides pour
sa croissance spirituelle.
C’est par l’intermédiaire de Kola Sidi qu’Amadou fait la connaissance d’Aïssata
Banngaro dont la demeure était « une sorte de lieu de rendez-vous où de jeunes galants pouvaient
rencontrer des jeunes femmes en vue de nouer ….avec elles un badinage platonique ou une
aventure passagère, ou même …une union légale et définitive» (117). Il est évident que
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cette demeure est un lieu de libertinage dans une ville où « la tradition avait perdu tous ses droits
ou presque, et où tout un chacun pouvait dire et faire ce qu’il voulait sans risquer des représailles
traditionnelles » (116-117).
Amadou dès la première rencontre succombe sous les coups des propos flatteurs
d’Aïssata qui ressortissent d’un langage de guerre : « Mais si je t’avais rencontré quand j’avais
vingt ans de moins, je t’aurais pris pour moi, et rien n’aurait pu m’en empêcher» (117). Toutefois
faisant preuve de pondération elle juge nécessaire d’ajouter : « le respect que je te dois, et surtout
que je dois à moi-même font de toi un interdit pour moi. C’est une question de dignité » (117).
L’âme charnelle d’Amadou « sous le charme…extrêmement flatté par cette déclaration » revient
à la charge pour réfuter l’interdit. Or l’ego qui veut satisfaire ses désirs ne tarit pas de
suggestions, d’arguments pour arriver à ses fins. Amadou se sert d’arguments tirés de la religion
pour défendre son ego, pour plier la « Blanche de l’acacia » à sa demande.
Dans son argumentation, Amadou recourt d’abord à l’identité religieuse : « Nous sommes
musulmans » (118). Ce recours semble maladroit voire éhonté dans un lieu de libertinage où
l’âme charnelle a déjà pris les rênes pour jeter la raison dans l’abîme. Ensuite, il s’attaque à la
différence d’âge pour prouver que ce qu’Aïssata s’interdit de faire est en fait permis. Il introduit
le mot mariage pour rester dans les normes de sa religion. C’est dans ce sens qu’il faut
comprendre « L’Islam ne fait pas de la différence d’âge une cause d’interdiction en matière de
mariage » (118). En évoquant l’Islam et le mariage, l’âme charnelle d’Amadou entend
convaincre Aïssata de la véracité de ses sentiments. Ensuite, il donne un exemple tiré de
l’histoire – le Prophète Mouhammad et Khadidja – qui milite en faveur de la thèse de la
différence d’âge. C’est un argument d’autorité censé faire fléchir Aïssata. Amadou crée donc
l’analogie entre cet exemple historique et sa « boutade galante ». Il propose de « rééditer cet
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exploit » (118). Amadou se sert de la religion pour assouvir les besoins de son ego. Or, parmi les
recommandations de Tierno figurent la langue et le sexe, c’est-à-dire la décence. Il est
remarquable qu’Aïssata dont le libertinage est notoire semble sincère dans ses répliques tandis
qu’Amadou qui vient de se convertir est de mauvaise foi dans sa tentative de persuasion. Aïssata
oppose à l’analogie trompeuse d’Amadou un réalisme serein. Elle se dissocie des termes de
l’analogie en se dévalorisant, « je ne suis pas aussi courageuse que notre mère Khadidja ». Par
conséquent, elle rejette la proposition d’Amadou et fixe la nature des rapports entre eux « Tu
seras…comme mon petit frère ». Elle y tient pour lui épargner « la condamnation populaire et un
lot d’injures et de critiques acerbes » (118). Amadou doit discerner la voix de la raison des
suggestions de l’âme charnelle.
Il ressort des répliques qu’Amadou est « vulnérable, et le sol incertain sous [ses] pas ».
Amadou reconnaît sa tendance à prononcer des « paroles imprudentes [qui le] plaçaient en
difficulté » (118). C’est pourquoi « Une grande tristesse [l’] envahit ; [son] visage s’assombrit,
[ses] traits s’étirèrent » (118). Mais son ego contrarié l’empêche d’avoir sur le champ un cœur
contrit prompt à saisir la leçon spirituelle contenue dans l’événement. Témoin de ce qui vient de
se passer entre Amadou et Aïssata, son ami Kola Sidi lui offre alors un exutoire.
Amadou se laisse mener par Kola chez « une femme qui vend du toosi… une boisson-remède »
(119). Kola, pour convaincre Amadou à boire du toosi, recourt à un argument d’autorité :
« Beaucoup de grands marabouts en prennent » (119). La mauvaise foi de Kola est manifeste
ainsi qu’il ressort de ses propos : « Ceux que tu vois dans la cour et sous le hangar… boivent du
dolo, la boisson fermentée … qui est formellement interdite aux musulmans. Mais nous ici, nous
allons consommer du toosi…. Puis il emplit les deux gobelets et m’en tendit un. Je le vidai, sans
me douter que je buvais un dolo des plus raffinés, uniquement réservé aux grands amateurs »
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(119). La consommation d’alcool par erreur ne constitue pas un péché. Cependant, Amadou
après s’être rendu compte parce qu’il a été induit en erreur par son ami Kola continuera à
« fréquenter la maison de Pougoubila » (121), la vendeuse de toosi. Les effets de l’alcool
rendent Amadou volubile et voluptueux : « Ma langue se délia. Je ne pouvais plus m’empêcher
de parler. Je disais n’importe quoi, et surtout je vantais les charmes d’Aïssata Banngaro » (120).
Amadou néglige de mettre en pratique la recommandation de Tierno Bokar concernant les
relations hors mariage et la boisson : « Quant à ton organe sexuel, n’en fais pas un instrument de
jouissance dépravée. Garde-toi des relations hors mariage, et méfie-toi des femmes de mœurs
faciles qui se vendent par cupidité ou se donnent à tout venant. Enfin, garde-toi des jeux de
hasard, de la viande de porc, de l’alcool et du tabac » (78). Ce sont les dernières
recommandations de la série qui sont violées par Amadou en l’occurrence la fréquentation « des
femmes de mœurs faciles », et l’alcool. Kola ira jusqu'à dire par prétérition que le personnage de
Tidjani Tall, « un descendant du Grand Maître El Hadj Omar » (120) boit aussi du toosi. L’ego,
insidieux, trouve toujours des arguments séduisants pour empêcher l’itinérant de poursuivre sa
quête de l’Absolu. Il présente comme raisonnable ce qui est en fait cause de perte comme dans
les réflexions d’Amadou : « Après tout, si Tidjani Tall, un descendant du Grand Maître El Hadj
Omar, prenait lui-même du toosi, pourquoi moi, qui n’étais qu’un simple disciple, n’en boirais-je
pas ? Rassuré par ce raisonnement lumineux, j’avalai tranquillement deux gobelets de plus »
(120). Il ressort de ce qui précède qu’Amadou est prisonnier de son âme charnelle. Il semble se
complaire dans cette situation toute chose qui freine son progrès spirituel. Ses fréquentations peu
recommandables et sa consommation d’alcool ne font qu’entraver son progrès spirituel. La
fréquentation assidue d’Aïssata expose Amadou aux signes avant-coureurs de ce qu’elle appelle
« la condamnation populaire et un lot d’injures et de critiques acerbes » (118). Des propos
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désobligeants du personnage Aminata, une des admiratrices d’Amadou, sur les rapports entre
Aïssata et Amadou déclenchent chez ce dernier « un violent sentiment ». Amadou
« Mortellement blessé, indigné par la fausse accusation » (122) d’avoir des relations sexuelles
avec Aïssata, tourne Aminata en dérision pour assouvir sa vengeance. Cet incident est un
exemple de « la fougue de la langue », du manque de charité dont parlait Tierno Bokar dans ses
recommandations. Cet incident est également important en ce sens qu’Amadou regrette
immédiatement ses paroles méchantes, y voit l’œuvre de sa « nafs [son] « âme passionnelle »,
orgueilleuse et mauvaise conseillère » (123) » et fait un examen de conscience.
Face aux arguments fallacieux de l’âme charnelle, la sincérité devient l’arme de combat
de l’itinérant. Ainsi que le dit Ibn Arabi: “Sincerity is such a catalyst that it turns lead into gold
and purifies everything it touches” (The Seeker 5). Etre sincère, c’est aussi pratiquer l’alchimie.
Pour Amadou, la sincérité consiste à mettre en pratique les recommandations de Tierno Bokar,
donc à se « surveiller comme un avare » le ferait sur sa fortune. La sincérité commence par un
examen de conscience sans complaisance afin de déterminer notre part de responsabilité dans les
événements qui freinent notre évolution spirituelle. A vrai dire l’évolution spirituelle d’Amadou
semble suivre le cycle des saisons. Pendant la saison sèche de son voyage spirituel, Amadou est
perméable aux suggestions de son âme charnelle. Tout comme « La saison sèche touchait à sa
fin », c’était aussi la fin de la fréquentions des lieux arides pour toute croissance spirituelle. La
saison des pluies change le panorama de Ouagadougou. Il faut donc saisir dans les propos «Les
premières pluies avaient bien arrosé la terre. La verdure se mit à pousser partout à travers la
ville » (125) le cheminement spirituel d’Amadou.
L’attention du voyageur doit être ouverte à tous les signes à l’intérieur et à l’extérieur de
lui car L’Intérieur et l’Extérieur sont des Noms de Dieu. Il y a donc une corrélation entre les
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saisons, la ville, ses habitants et l’intérieur de l’itinérant conformément au verset coranique
suivant: « Nous leur montrerons Nos signes dans l'univers et en eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il leur
devienne évident que c'est cela la Vérité ». La verticalité descendante de la pluie sur
Ouagadougou symbolise la connaissance spirituelle, annonce la renaissance d’Amadou. Les
signes annonciateurs de cette renaissance se forment à l’horizon : « le ciel se couvrit de gros
nuages sombres » et se répandent dans l’univers en de « sourds grondements », de vent violent,
en « éclairs furieux, suivis de grondements plus assourdissants que le roulement de mille
tambours royaux » (125). Amadou profite de la tornade qui vient « d’éclater avec la violence
d’un volcan en éruption » pour « réfléchir sur l’origine de ces phénomènes naturels » (126).
La position horizontale de son corps « étendu » en fait le réceptacle de la connaissance
mystique symbolisée par la verticalité de la pluie. L’atmosphère éthérée créée par la pluie
embaume le corps étendu d’Amadou pris dans un état de sommeil ou de somnolence. C’est dans
cet état de repos de l’esprit et du corps où l’ego est inopérant que l’éveil mystique se réalise :
« Tout à coup, je fus ramené à la réalité par un éclair éblouissant qui traversa la toiture de
chaume et illumina l’intérieur. La lumière était si intense que le toit me sembla s’être envolé, et
j’eus l’impression de contempler le fond même de l’abîme céleste » (126). Cette scène de
contemplation du « fond même de l’abime céleste » rappelle celle « des eaux si claires qu’on y
voyait évoluer les poissons jusque sur le fond, comme dans un aquarium » (7) de l’incipit.
L’illumination de l’intérieur de la case d’Amadou symbolise celle de son être intérieur.
Soulignons que l’éveil mystique est marqué par la soudaineté, « Tout à coup », « Aussitôt » ; il
affecte la vue, « un éclair éblouissant », l’ouïe, « une détonation », le toucher, Amadou
« tremblant de tout » son corps. La détonation doit engendrer la peur pour amener Amadou à
chercher le refuge en Dieu, à le placer dans un état de repentir : « Aussitôt, une détonation à
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assourdir un éléphant explosa... Je cherchai en vain un abri où me refugier … je me souvins de
Tierno Bokar et des conseils qu’il m’avait donnés à Bandiagara. Tout me revint en mémoire dans
le moindre détail, j’entendais chacune de ses paroles » (126-127). Amadou ne se trompe pas
lorsqu’il dit : « En toute certitude, je ressentis cet événement comme m’étant personnellement
adressé : comme une sorte d’avertissement ou de mise en garde ». Quand son être intérieur est
illuminé par l’éclair, il se produit un effet de miroir et Amadou peut voir son cheminement
spirituel et faire l’examen de soi : « Je vis ce qu’était devenue ma vie et j’eus honte de moi-
même. Je constatai mon erreur avec lucidité et me condamnai sans faiblesse » (127). C’est à
partir de ce moment qu’il prend cette ferme résolution : « Je dois tenir mes engagements… Il me
faut devenir un vrai musulman, et cesser de n’être qu’un musulman de naissance, un musulman
par le nom et non par la conscience » (127). Le repentir doit être accompagné d’une volonté
ferme de revenir à Dieu.
Amadou manifeste sa détermination à tenir ses engagements en suivant scrupuleusement
les recommandations de Tierno. En faisant ses ablutions rituelles dehors sous la pluie, malgré le
mauvais temps, il montre sa volonté inébranlable de se purifier et de revenir à Dieu. C’est
pourquoi Amadou juge nécessaire de mentionner: « Malgré la pluie, je sortis pour aller faire mes
ablutions rituelles au-dehors. Je revins tout trempé ». Il sait que cette pluie vient de la
miséricorde divine et sans elle il ne serait pas repenti. Les propos, « Je changeai de vêtements »,
symbolise le rejet de la vie mondaine passée. Il se pare maintenant des attributs de la piété pour
cheminer dans la voie. Quant aux propos, « Je restai là, à prier et à méditer, jusqu’au matin. Ce
fut la nuit de ma vraie conversion » (127), Amadou se rend compte que sans effort personnel le
cheminement est impossible ; l’intimité créée par les pratiques spirituelles de la nuit de la
conversion renforce sa détermination à ne plus perdre le nouvel état mystique qui s’éveille en
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lui ; par conséquent, il va suivre les recommandations de Tierno Bokar afin que s’accomplisse
l’œuvre alchimique.
Désormais Amadou choisit soigneusement ses fréquentations. D’abord, il reprend ses
études coraniques « chez le célèbre coraniste Alfa Ismaïla Cissé » (127). Puis, sous la direction
de son oncle Babali Hawoli Bâ, « le marabout le plus savant de l’époque », Amadou suit des
cours sur la Rissalat et « l’enseignement spirituel et ésotérique de l’Islam…appelé « soufisme »,
particulièrement celui de l’ordre tidjani » (128). Rappelons qu’Amadou lui avait déjà rendu
visite dès son arrivée à Ouagadougou mais avait préféré la compagnie de Kola Sidi. Ensuite, il se
rappelle la proposition de Tierno Bokar: « Si tu veux suivre cette voie, je continuerai à t’aider, je
t’enverrai des lettres » (76). C’est à partir de ce moment qu’Amadou établit « une
correspondance régulière avec Tierno Bokar pour lui faire part de [ses] réflexions, de [ses]
expériences sur le plan spirituel, et lui poser des questions » (128). Enfin, il ne fréquente plus le
débit de boissons de Pougoubila cependant il rend visite à Aïssata « une fois par semaine » parce
qu’elle est comme « sa sœur ». Le nouvel état spirituel d’Amadou engendre la sublimation des
rapports avec Aïssata. Amadou est guéri de sa cécité et c’est le sens ésotérique du
compagnonnage mystique qui se trouve dans la contemplation au début du voyage sur le
fleuve : « Les eaux étaient si claires qu’on y voyait évoluer les poissons jusque sur le fond » (7).
Les poissons dans le symbolisme soufi sont les guides spirituels tel que le suggère ces vers de
Djalâl-od-Dîn Rumi:
Les Poissons spirituels abondent dans la mer de ce monde, mais
tu ne les vois pas, bien qu’ils volent tout autour de toi.
Ces Poissons s’élancent vers toi : ouvre les yeux, pour les voir
clairement.
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Si tu ne vois pas les Poissons clairement, après tout ton oreille les
a entendus glorifier Dieu. (Mathnawî, II, 3142-44)
Pour voir ces poissons spirituels, il faut être doté de l’œil du cœur. Entouré de Poissons
spirituels, maîtres coraniques, maîtres de la voie, Amadou mène une vie ascétique « de manière
à pouvoir mentionner le nom de Dieu et celui du Prophète » (129). Il se consacre passionnément
à son travail, ses études, ses prières et ses méditations. Par son assiduité aux prières, Amadou
réalise une des recommandations de Tierno Bokar: « En Islam, pour maintenir ardent en nous le
feu de la foi, il faut accomplir chaque jour les … cinq prières cardinales. Elles sont comme
autant d’entraves pour juguler la fougue de la langue et l’empêcher de nous jeter dans le péché
par la parole » (77). Pour mieux conserver son nouvel état spirituel, Babali Hawoli lui prescrit le
remède qui consiste à réciter « en guise de prière propitiatoire un minimum de cent mille fois la
112e sourate du Coran appelée Ikhlass » (129). Ce remède permet aussi d’extirper l’ego
instigateur du péché, d’annihiler toute forme de polythéisme subtile ou caché.
Le voyage spirituel exige beaucoup de vigilance car l’ego peut revêtir plusieurs formes.
Amadou doit alors affronter « une campagne qui portait atteinte à [ses] qualités viriles » (130).
La rumeur pernicieuse sur sa virilité procède de la subtilité de l’âme charnelle qui veut l’inciter
à accomplir des prouesses sexuelles pour sauver son honneur. C’est pourquoi Babali lui dit :
« Garde-toi d’écouter le « mauvais suggestionneur » (Satan) pour prouver ta virilité ». Lorsque
l’itinérant tombe dans le traquenard de Satan, son attention se détourne du Créateur pour se
porter sur son existence individuelle et celle des autres. C’est ce que révèle le conseil de Babali :
« Si tu continues à t’imaginer que tous les sourires, les moues et les murmures que font les gens
quand tu passes s’adressent à toi, tu tomberas d’abord dans l’orgueil de te croire le centre du
monde, puis dans un état de mélancolie, prélude à la folie » (131-132). Les recommandations de
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Babali soulignent le rôle et l’importance du maître spirituel pour l’itinérant. En suivant
strictement les prières prescrites par le maître qui sont des remèdes, des armes contre la nafs, le
voyageur ou l’itinérant évite les embûches réalisant ainsi des états spirituels qui entretiennent
l’ardeur au combat. Amadou peut déjà observer les résultats de sa discipline spirituelle :
« j’appris à tourner mon regard et mon écoute vers moi-même, pour voir ce qui se déroulait en
mon « intérieur ». Il atteint un état de vigilance qui lui permet de pratiquer l’examen de
conscience : « Je réussis à m’ériger en arbitre entre mon âme passionnelle, qui m’invitait aux
plaisirs matériels et égoïstes, et mon esprit qui me mettait en garde contre mes appétits » (132).
Amadou, voyageant à l’intérieur, réalise la solitude dans la foule, un état de détachement des
préoccupations mondaines : « A cette époque un état spirituel très profond, presque permanent,
me recouvrit comme un manteau. Sans que ce fût orgueil ou mépris…je vivais parmi les
hommes, certes, mais sans être concerné ni par eux ni par les événements qui se déroulaient
autour de moi » (132). Par conséquent, Amadou commence à « comprendre le sens mystique des
expressions « mourir au monde matériel » et « ressusciter dans le monde spirituel » (132). C’est
plutôt une démarche intellectuelle à l’état actuel de son voyage spirituel que la réalisation d’un
état ou d’une station spirituelle. Ibn Arabi explique les signes de la mort spirituelle chez
l’itinérant en ces termes: “One who dies a spiritual death while his material life continues…loses
his characteristics whether good or bad, and nothing of him remains. In their place, Allah comes
to be. His self becomes Allah’s self; his attributes become Allah’s attributes” (37). Or beaucoup
d’autres épreuves attendent Amadou avant de pouvoir annihiler son existence individuelle.
Toutefois, Amadou connaît une expérience mystique dans laquelle il est « transporté dans un
monde indescriptible » suivie quelque temps après d’une « explosion poétique » qui lui vaut
« l’affection spontanée des marabouts, des étudiants d’écoles coraniques et de tous les
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musulmans fervents de Ouagadougou » (133). Amadou semble jouir du répit que l’ego lui
accorde. Mais l’ego, obstiné, peut emprunter d’autres voies pour surprendre notre vigilance, nous
ébranler et réduire à néant les fruits des années d’âpres combats spirituels. Sheikh Muslih-uddin
Sa’Di Shirazi (1193-1291) met en garde l’itinérant contre la moindre inattention ou « la
moindre éclipse » selon les termes du maître des Diallobé dans L’Aventure ambiguë. Selon Sa’
Di, “It takes a stone many a year to become a ruby, / Beware! Not to break it in a moment with a
stone” (202). L’itinérant doit se rendre compte que son état n’est pas permanent pour garder la
vigilance, se surveiller comme un avare qui veille sur sa fortune.
L’épisode de Gros Melon illustre non seulement la manière de déjouer les pièges de
l’âme charnelle mais aussi les subtilités cachées dans la victoire de l’itinérant. En effet pris dans
le piège tendu par Gros Melon, Amadou sonne vite la défaite et se prépare à satisfaire les
attentes alléguant l’absence de choix : « Pour sauver mon honneur public et m’éviter un
désastre, je n’avais pas le choix : il fallait me déshonorer avec cette mâtine » (137). La vérité est
qu’il est déjà subjugué par la nudité et le parfum de Gros Melon mais sa voix intérieure
l’interpelle : « Non seulement tu es en état de jeûne pendant le mois sacré de ramadan, mais tu
vas coucher avec la femme d’autrui ….Refugie-toi auprès de Dieu qui sauva Joseph de la femme
de son maître, lorsque celle-ci l’attira dans sa chambre et lui dit : « Je suis à toi » (137-138). La
leçon spirituelle qu’il faut tirer de cet épisode est que notre ego peut nous faire croire que nous
avons atteint un degré de spiritualité si élevé que l’on au-dessus des tentations. C’est alors que
nous recevons la leçon d’humilité que l’effort personnel ne suffit pas toujours surtout quand
l’ego est l’instigateur de cet effort. C’est pourquoi Amadou fait appel au Seigneur, avoue sa
faiblesse et demande son secours : « Je me souvins sur-le-champ d’une formule islamique que
Tierno Bokar m’avait enseignée, à réciter dans les cas graves : « Ô Seigneur ! Je suis vaincu,
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viens à mon secours ! ». La prière annihile la concupiscence d’Amadou « La flamme qui me
brûlait un instant auparavant s’éteignit d’un coup, comme soufflée par le vent » (138). A cet
égard, Harrow commentant de l’évolution de Clarence dans Le Regard du roi de Camara Laye,
écrit : “Each stage in Sufism must be transcended by overcoming the obstacles appropriates to it.
Sensuality is opposed by the sense of guilt » (Three Sufi Authors, 270). Dans ce cas, la sincérité
et l’humilité de l’itinérant le sauve de l’océan de fierté dans lequel il s’est jeté. Amadou reçoit
donc le secours de son maître, de Dieu qui le sortent des griffes de Gros melon ; donc, il doit se
montrer humble et charitable à l’égard de Gros melon. Le maître Tierno Bokar dont il s’est
rappelé au moment de faillir ne lui recommande-t-il pas la charité ? Or, la charité est une vertu
essentielle chez Tierno. Donc en optant pour la vengeance, Amadou ne perçoit pas sur le champ
la subtilité dans le secours divin dont il a été l’objet. A ce sujet, Rûmî dans ce distique du
Mathnawî dit : « Va, crains Dieu et ne médis pas des méchants : connais ta / propre impuissance
devant le piège du décret divin » (Mathnawî, I ,3892). Mais c’est après avoir assouvi sa
vengeance qu’il la saisit : « tu as manqué de charité. Dieu s’est montré miséricordieux pour toi,
alors que toi tu ne l’as pas été pour cette femme » (143). Mais en optant pour la vengeance,
Amadou ne perçoit pas sur le champ la subtilité cachée dans le secours divin dont il a été l’objet.
C’est après avoir assouvi sa vengeance qu’il saisit la subtilité contenue dans l’épreuve : « tu as
manqué de charité. Dieu s’est montré miséricordieux pour toi, alors que toi tu ne l’as pas été
pour cette femme » (143). Or, la charité est une vertu essentielle chez Tierno. La subtilité dans
l’épisode de Gros Melon est que l’ascèse peut recouvrir des formes d’adoration de soi.
Le maître Babali, ayant appris par la rumeur publique le traquenard de la femme de
l’adjudant, craint que d’autres femmes ne tendent des pièges à son élève. Il conseille donc à
Amadou de se marier le plus tôt possible. C’est ainsi que sa vie conjugale d’Amadou semble
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mettre fin aux harcèlements des « filles de Ouagadougou [qui le] laissèrent en paix » (153-
154). Le fait de s’être réservé aussi longtemps pour sa femme Baya lui vaut le respect et
l’admiration des filles qui, désormais, voient en lui « le fonctionnaire marabout ». Il va se mettre
à singer les marabouts « avec beaucoup de sérieux et d’application » (154). L’ego fait croire à
l’itinérant qu’il est un saint, un guide et que le moment est venu de guider les autres. Amadou
reconnaît qu’il est toujours sous l’influence de son ego : « A l’époque, Tierno Bokar ne m’avait
pas encore suffisamment pris en main ; je n’avais pas appris à faire la différence entre
« paraître » et « être » (154).
Sur le plan professionnel, Amadou entre « dans le cadre local des fonctionnaires
indigènes de la Haute-Volta avec le titre prometteur d’ « écrivain expéditionnaire de 3e classe »,
première marche vers le cadre envié des « commis expéditionnaires », alors sommet de la
hiérarchie administrative indigène ! » (164). Amadou travaille aux côtés de Jean Sylvandre
« pour ouvrir et faire fonctionner les nouveaux services composant le bureau de l’Enregistrement
et des domaines ». Son sérieux au travail, son professionnel lui valent la confiance de Jean
Sylvandre qui lui délègue certaines signatures.
Mais l’affectation de Jean Sylvandre et son remplacement par l’administrateur adjoint des
colonies, Teyssier, qui « n’était tendre ni pour lui-même ni pour les autres », ébranle Amadou
qui ne cherche qu’à se faire muter » malgré les assurances de son ami Tidjani Tall : « Rassure-
toi….Touk-toïga [surnom de Teyssier] ne fera rien pour te rendre la vie impossible, pour la
bonne raison qu’il ignore tout du fonctionnement du service qu’on vient de lui confier » (166).
Amadou n’a qu’une idée fixe sur la réputation de Teyssier et continue à se nourrir
d’appréhension. Il s’attend au pire malgré sa réputation bien établie d’ « auxiliaire indigène
modèle » (167) et les propos rassurants de Teyssier, son nouveau patron: « Je te fais entière
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confiance et te donne carte blanche » (167). Amadou veut fuir un enfer hypothétique pour un
paradis hypothétique. La peur panique de travailler sous les ordres de Teyssier lui fait oublier ces
grandes recommandations dont il aurait pu se servir : d’abord, « N’agis jamais par soupçon »
(70).
Le départ pour Dori nous fait découvrir aussi l’ethnocentrisme religieux d’Amadou,
« Dori région essentiellement peule…où je serais comme chez moi…Pour les Peuls, c’était un
paradis…pour les marabouts…une véritable ville sainte » (168). A son arrivée à Dori, Amadou
se donne en spectacle en traversant le marché. En effet, en tenue européenne, il a la naïveté de
croire qu’il suscite l’admiration des gens « cois d’étonnement » (179). A cause de son
habillement à l’européenne des interrogations fusèrent sur son identité : « Qui est-ce, celui-là ?
- Est-ce un « mulet humain » (un métis), un ‘ markandik ’ (un Martiniquais) ou un Peul ? » -
« Ce n’est pas possible qu’il soit un fils de Peul et qu’il s’habille comme ça ! » (179-180). Mais
aveuglé par son ego qui le fait tomber dans l’adoration de soi, Amadou est « persuadé que sa
tenue ne pouvait [lui] attirer que les félicitations de [son] chef, qui ne verrait qu’en [lui] un
indigène « évolué » (181). Mais ses attentes sont déçues car son chef, le commandant François
de Coutouly le jugeant par son habillement - puisque c’est ainsi qu’Amadou s’attend à être
apprécié- lui lance cette remarque blessante et assassine : « tu ferais pas mal d’aller t’habiller
comme tous les autres nègres » (183). Le commandant ne souffre pas des fonctionnaires noirs
qui portent des tenues européennes. Amadou est d’autant pris au dépourvu par « ces paroles si
dures, si malveillantes pour une première rencontre entre un supérieur et son auxiliaire » (183),
qu’il chancèle et cogne sa tête « contre le battant de la porte ouverte ». Les railleries et les
phrases assassines du commandant font surgir l’instinct criminel enfoui en Amadou, la « bien
mauvaise pensée [d’] avoir un poignard et le plonger dans là, tout de suite, dans le cœur [du
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commandant] » (183). Toutefois, les confidences du planton amènent Amadou à faire la part des
choses dans le comportement du commandant et le sauvent de la tentative de commettre un acte
irréfléchi et irréparable. Amadou apprend que le commandant est « un grand malade, intoxiqué
par une affection incurable : la jalousie ! » (184). La femme du commandant est « une très belle
Peule de Guinée », une indigène qu’il « a épousée officiellement…et a reconnu ses enfants… il a
donné un coup de pied dans le derrière de M. Toupey, un commis européen, qui s’était permis
d’appeler sa femme sans faire précéder son nom du titre de « Madame » (185). Le commandant
est un homme épris de justice, attaché au respect de l’espèce humaine indépendamment de sa
race. Il protège les droits de sa famille ce que très peu d’Européens feraient à l’époque dans les
mêmes circonstances.
L’annonce faite au commandant de la naissance de sa fille décrispe l’atmosphère entre
Amadou et son chef. Par contre, les commentaires sur la beauté de sa femme font naître en
Amadou des soupçons ; donc il est à même de comprendre la jalousie maladive du
commandant. C’est pourquoi Tierno Hammat Bâ, cousin éloigné d’Amadou et grand marabout
de Dori « qui avait pris en main la suite de [sa] formation islamique », lui donne les conseils
suivants : « Chasse la jalousie de ton cœur.... Elle est en train de s’y installer….Laisse les gens
ergoter, et reviens à ton Seigneur avec un repentir sincère » (199). Ces paroles sont la cure dont
Amadou a besoin : « Ces paroles tuèrent net en moi tout germe de soupçon et de jalousie » (199).
Mais ce n’est pas de cette jalousie dont Amadou doit s’inquiéter. Il doit faire face à celle de son
collègue Mamadou Traoré. En effet, Mamadou « rongé par la jalousie » (188) lui tend des
pièges. Amadou se fait réprimandé par le commandant parce que Mamadou Traoré lui a dit qu’il
pouvait aller tranquillement à la prière du vendredi, parce que le commandant « tolère que les
musulmans aillent célébrer leurs dévotions » (188). Après le départ de François
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Coutouly, M.Fournier assurant l’intérim « garda à ses côtés en qualité de secrétaire particulier
Mamadou Traoré » (205). Quant à Amadou, il le « chargea de confectionner les rôles d’impôts
pour l’année en cours ». Comme c’est Mamadou Traoré qui « avait la garde des archives », il en
profita pour lui transmettre des données erronées. Evidemment, le travail est rejeté par les
services de Ouagadougou avec les observations suivantes : « Travail fait sans soin ni
vérification. Assiette de l’impôt totalement faussée. Travail à reprendre sans délai » (206).
En fin de matinée, l’instinct criminel d’Amadou resurgit avec un acte préparatoire qui est
l’achat d’un poignard tranchant « une arme effroyable capable de transpercer la peau d’un
éléphant» (207). Courroucé au point de perdre l’appétit, « incapable de déjeuner », prétextant
« un petit malaise passager » pour ne pas s’ouvrir à sa femme, « agité intérieurement » au point
de perdre le sommeil , Amadou retournant au cercle l’après-midi et ne recevant aucun travail à
faire de toute la journée, décide de se venger de Mamadou Traoré. Ainsi que le note Kabbani
« La colère éteint la lumière de la foi et fait disparaître la spiritualité du cœur…. La colère est la
source la plus dangereuse de toute maladie spirituelle » (74). L’intention criminelle en Amadou
est évidente. Nous ne voulons pas nous lancer dans la doctrine de l’iter criminis ou chemin du
crime. Nous entendons seulement démontrer qu’il y a un faisceau de faits qui concourent à
montrer que la volonté de tuer est présente quoiqu’Amadou prétende vouloir simplement
l’effrayer. « Je le pris au collet et fis mine de dégainer mon poignard » (208). La « franchise »
de Mamadou Traoré le « désarma ». Mais le vrai désistement vient des paroles de Tierno Bokar
et de l’oncle Babali Hawoli Bâ : « Si tu fais le mal, à quoi te serviront tes prières et tes
dévotions ? » Sur le chemin du crime, Amadou reconnaît avoir été “retenu par la pensée de ces
deux saints hommes ». Force est de reconnaître l’influence positive des paroles des maîtres sur le
cheminant. C’est pourquoi, il est dangereux de se lancer dans la quête de l’Absolu sans maître
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spirituel car il y a beaucoup de dangers qui attendent l’itinérant. Cet épisode montre la force de
l’ego qui pousse à la vengeance. Il montre aussi l’importance d’avoir un ou des maîtres spirituels
afin de se servir de leurs recommandations pour déjouer les astuces de l’ego. Les paroles de ses
maîtres le tirent des situations périlleuses. Amadou ne dénonce pas les « traquenards » de
Mamadou Traoré, ce qui semble rehausser son image, son esprit de pardon, de tolérance, de
charité.
L’étape de Dori est celle qui permet à Amadou de comprendre la recommandation de
Tierno Bokar sur la reconnaissance : « Le meilleur des cœurs est celui qui conserve le mieux en
lui-même la reconnaissance » (77). Amadou avoue qu’il n’a pas été reconnaissant à Dieu en
demandant son affectation à Doris : « J’étais jeune, impulsif, impatient…Je n’avais pas encore
compris qu’il est plus important de remercier Dieu pour ce que l’on a, que de demander ce que
l’on n’a pas » (168). La réalisation de la station de la reconnaissance est ardue en ce sens que
l’on ne connaît pas ou l’on ne peut dénombrer tous les bienfaits de Dieu. La mutation d’Amadou
à Ouagadougou met fin à son séjour à Dori.
De retour à Ouagadougou, Amadou est affecté au cabinet du gouverneur. Son logeur,
Demba Sadio Diallo, est à la tête de tous les blancs-noirs de Haute-Volta. Mais qu’est qu’un
blanc-noir ? Selon Amadou Bâ, les blancs-noirs comprennent « tous les indigènes petits
fonctionnaires et agents de commerce lettrés en français, travaillant dans les bureau et factureries
des blancs-blancs qu’ils avaient d’ailleurs tendance à imiter » (230). Le blanc-noir est
caractérisé par son imitation servile des blancs-blancs qui comprennent « tous les Européens
d’origine » (230). Etre un blanc-noir dans l’administration coloniale comporte beaucoup de
privilèges. Amadou prend vite conscience du rôle qu’il peut jouer en tant que fonctionnaire
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indigène de l’administration coloniale pour éviter certaines brimades, injustices contre les
populations noires.
Passé au grade d’ « Ecrivain expéditionnaire de troisième classe » (244), la marge de
manœuvre d’Amadou s’élargit surtout avec le départ de son ami Demba. Amadou devient à son
tour l’homme de confiance du gouverneur : « j’étais devenu à mon tour « la grande roue » du
personnel blanc-noir du cabinet » (245). Du côté de la chefferie traditionnelle, Amadou est en
bonne intelligence avec elle : « j’avais mes entrées libres chez le Moro Naba Kom, chef suprême
des Mossis, et chez ses quatre grands dignitaires » (245). Sur le plan familial, la naissance de son
fils, auquel il donne le nom du fondateur de l’ordre, Cheikh Ahmed Tidjane, couronne cette
période idyllique pour Amadou où la vie lui sourit de partout : « Toute cette période fut comme
une trêve au sein de ma vie mouvementée » (245). Le départ à la retraite de Hesling crée des
angoisses chez Amadou qui perd la grande marge d’initiative que lui accordait le gouverneur.
Pis, il devra se partager entre « le cabinet et le bureau de l’Enregistrement » (304). Il lui a fallu
de la force de caractère sans être irrévérencieux pour dénoncer cette « dichotomie
professionnelle » (304). Ses remarques sont prises en compte et il est affecté au bureau de
l’Enregistrement et des domaines dirigé par Lesage, surnommé le « Diable boiteux ». La
nouvelle de l’affectation sous les ordres du « Diable boiteux » fait perdre le sommeil à Amadou
car « Lesage était réputé invivable …hargneux… n’épargnait personne et n’avait peur de rien.
Son commandant de cercle ne pouvait lui donner aucun ordre : il faisait ce qu’il voulait, et quand
il voulait » (302) ; il était aussi la terreur des justiciables indigènes (303). Amadou prend la
résolution de faire connaître à son nouveau patron ses conditions de travail. Vêtu d’une « tenue
africaine blanche » il se rend au bureau de Lesage. Ce changement vestimentaire montre
qu’Amadou a appris que l’imitation servile n’entraîne pas ipso facto assimilation et acceptation
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du colonisé par le colonisateur ni le respect de ce dernier. Il ne se fait plus d’illusion à ce sujet :
« Le temps était loin où je croyais pouvoir impressionner mes chefs en m’habillant à
l’européenne» (305). Il est évident qu’Amadou commence à comprendre qu’il faut surtout
voyager de l’intérieur.
Au cours de leur entretien, les plaintes de Lesage sur sa propre condition de travail « à la
fois au four et au moulin » (306) rappelle la dichotomie professionnelle dont parlait Amadou et
qui a fait dire auparavant à Lesage « Eh bien ! Voilà, un nègre qui sait s’exprimer ! » (304). En
outre, Lesage reconnaît être un « emmerdeur public » et avoir la « langue trop bien pendue »
(306). Amadou, prenant la parole, montre qu’il connaît parfaitement le service et qu’il doit sa
formation à « un spécialiste, M. Jean Sylvandre, receveur de carrière ». En clair, il fait
comprendre au commandant qu’il est l’homme de la situation pour « conduire ce service
hybride ». C’est ainsi que les propos, « Je suis prêt à travailler beaucoup et bien », sont assortis
d’une condition introduite par le connecteur logique « mais » suivi de l’insistance sur le mot
« nerveux » : « mais je suis d’un tempérament nerveux, et même très nerveux ! Des reproches
immérités me sortent de mon assiette et me rendent fou » (306). Par un recours subtil à
l’analogie, Amadou brosse son propre portrait psychologique qui va de pair avec celui de son
chef : « je suis d’un tempérament nerveux, et même très nerveux ! Des reproches immérités me
sortent de mon assiette et me rendent comme fou ». Nous savons aussi que le commandant est
un « emmerdeur public » et a la « langue trop bien pendue » de selon Lesage lui-même. Quant
aux propos d’Amadou, « je ne suis plus bon à rien pour plusieurs jours » en d’autres termes le
service en pâtira ce qui lui vaudra de mauvaises notes, ils vont de pair avec « la langue trop bien
pendue pour me valoir de bonnes notes » du commandant. Comme Lesage « aime celui qui dit ce
qu’il pense et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds », il n’explose pas après le discours
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d’Amadou mais explique que son caractère infernal vient du rhumatisme aigu qu’il a hérité de
ses parents : « quand la crise me saisit, je ne vois que le mal et ne dis que du mal » (308). Les
deux travaillent sur la base de la connaissance des forces et des faiblesses de l’un et de l’autre.
Amadou note que « Tout Ouagadougou était étonné de ma parfaite entente avec M. Lesage »
(310). Il ne le considère « plus comme un chef, mais comme un véritable grand frère » (315). Il
s’agit d’une sublimation des rapports, la preuve qu’Amadou est un fin psychologue et que le
soufisme s’apprend dans la société. Le « travail rapide et compétent » d’Amadou est récompensé
par un chèque de 1500 francs.
Mais le rapatriement de Lesage pour raison de santé et son remplacement par Pierre
Casset dont la nomination suscite des protestations au niveau des autres administrateurs qui se
sentent lésés vont mettre Amadou dans une position délicate. La nomination subséquente de
Casset dans le corps des administrateurs des colonies ne fait qu’exacerber les hostilités : « Les
administrateurs de la Haute-Volta avaient tous fait front contre M. Casset, et ils étaient décidés à
le dégouter d’avoir forcé son admission dans leur cadre » (318). Amadou, par ricochet, souffre
de ce climat malsain. Son chef Casset lui suggère donc de formuler « une demande de mutation
pour un poste de brousse » (318).
Fort de l’expérience de Dori, Amadou veut éviter de se faire des ennemis parmi ses
collègues. C’est pourquoi, dès son arrivée, à Tougan, il se rend immédiatement chez celui contre
qui certains de ses collègues de Ouagadougou l’avaient mis en garde : l’interprète Nétimo Nakro.
Ce geste touche beaucoup l’interprète d’autant plus qu’Amadou le considère comme son hôte.
Très sensible aux marques d’attention d’Amadou, Nétimo y répond en dessalant lui-même le
cheval d’Amadou. Or « en Afrique, ce geste est celui du serviteur, ou de l’élève, envers son
maître » (322). La confirmation de ce geste vient de la parole même de Nétimo : « Ici, tu ne
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seras pas seulement le grand commis expéditionnaire, tu seras également notre marabout » (322).
Ces propos de Nétimo ne dissipent pas pourtant l’appréhension d’Amadou qui y voit un
« nouveau traquenard » parce que : « Le titre de marabout comportait en effet plus d’épines que
de fleurs. Les marabouts (savants en sciences islamiques et souvent maîtres d’écoles coraniques)
étaient alors considérés comme des propagateurs de l’Islam ; aussi l’administration coloniale leur
faisait-elle une chasse ouverte, surtout dans les pays où cette religion n’avait pas encore
beaucoup pénétré » (322). Etant donné qu’Amadou a déjà eu de mauvais antécédents avec
l’Eglise à Ouagadougou, l’on comprend aisément son appréhension de s’exposer à des menaces
et accusations. A Ouagadougou, Amadou et des fonctionnaires indigènes avaient créé « une
coopérative d’achat pour échapper aux prix fixés par les grandes maisons commerciales
françaises ». La coopérative a dû fermer porte à cause des attaques de Mgr Thévenoud qui y
voyait une manœuvre de « subversion musulmane » dirigée par des « suppôts de Satan » (327).
Heureusement pour Amadou, à Tougan, son commandant n’aime pas l’empiètement du spirituel
d’où qu’il vienne dans la gestion des affaires administratives. Cependant, il garantit la liberté de
culte. Amadou n’a donc pas d’inquiétude au niveau du commandant pour la pratique de sa
religion ni du côté de Nétimo sur le plan professionnel qui ne l’enquiquine pas mais a trouvé en
lui le compagnon qu’il cherchait sur la voie de Dieu. Le compagnonnage opère des changements
profonds en Nétimo qui prend la résolution suivante : « J’ai d’ailleurs décidé de revenir à la
religion musulmane, qui était celle de mes parents. J’étais tout jeune quand on m’a recruté de
force pour l’école que les Pères blancs avaient fondée à Ouagadougou ; on a fait de moi un
chrétien catholique sans attendre que je grandisse pour donner mon avis » (325-326). La
conversion déclenche le courroux de l’Eglise qui profère des menaces contre Nétimo et Amadou
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« celui qui a soufflé le mal dans [son] cœur fragile ». Les représentants de l’Eglise sont en colère
d’autant plus que la subdivision de Tougan est leur chasse gardée. En effet :
Périodiquement, on dénonçait les marabouts de passage comme « agents de
propagande antifrançaise ». Chaque marabout dénoncé était déféré devant le
tribunal (présidé par le commandant de cercle ou son adjoint), jugé sans
assistance d’avocat et toujours condamné ; ses livres étaient confisqués et brûlés.
A la fin de sa peine on l’expulsait ou on le plaçait en résidence surveillée dans un
pays éloigné de sa famille. (323)
Mais Amadou a l’estime des chefs et devient chef de subdivision par intérim : « Jamais on
n’avait vu chose semblable en Haute-Volta ! » (375). C’est pourquoi il est adulé tant par ses
chefs pour sa compétence que par les Samos qui voient en lui l’héritier de la province de Louta.
Il profite de son intérim pour régler presque tous les conflits « à la manière africaine, par la
palabre et la réconciliation » (375). Cependant, cette « popularité ne pouvait plaire à tout le
monde » notamment les prêtres de Toma et de Kouïn qui nourrissent une rancune tenace à son
égard. Son domestique , fervent catholique, l’informe qu’à la messe le révérend père « tonna
contre l’administration qui confiait des postes de responsabilité à des musulmans …[que ceux-ci]
seraient condamnés à l’enfer » (376). La réponse d’Amadou au père ne fera qu’exacerber la
tension : «le paradis et l’enfer, je ne les nie pas mais ils m’intéressent peu. Le premier ne me
donne aucune envie, et le second ne m’inspire aucune peur. Que le Seigneur me mette où il Lui
plaira de me mettre. Je Le célèbre pour Lui-même, et non pour une chose qui n’est point Lui »
(377). L’on se rappelle que Tierno avait déjà recommandé cette attitude du croyant dans
l’adoration. Le mystique adore Dieu pour Lui-même. En fait, l’Eglise avait des griefs contre
Amadou et l’avait dans le collimateur pour plusieurs raisons. D’abord, elle ne lui a certainement
56
pas pardonné la conversion de Nétimo. Puis, le refus d’Amadou de réquisitionner les jeunes filles
pour la crèche, une telle requête ne figurant pas sur la liste officielle. Enfin, la repartie d’Amadou
sur la condamnation des musulmans à l’enfer équivaut à une « déclaration de guerre ». Ce sont
autant d’événements perçus comme des entraves à la mission de l’Eglise. De toute évidence,
« l’Eglise n’avait pas encore modifié sa position à l’égard de l’Islam ; elle le considérait comme
une fausse religion, ennemie du Christianisme et qu’il fallait combattre par tous les moyens »
(377). Amadou devient ipso facto « l’ennemi numéro un de l’Eglise dans toute la région » dont la
« présence à la tête de la subdivision paralysait les conversions au Christianisme» (378).
Amadou s’est-il laissé aller par la fougue de la langue en se mettant à dos l’Eglise ?
L’accueil qu’Amadou réserve au commandant Taillebourg surnommé « Boule d’épines »
démontre sa sagacité pour être en bonne intelligence avec les administrateurs même réputés les
plus difficiles. Le commandant Taillebourg qui se déplace dans les administrations sans
s’annoncer mais qui tient à être accueilli avec tous les honneurs dus à son rang car « cet ancien
militaire couvert de médailles, qui tenait aux honneurs comme à la prunelle de ses yeux » (383).
Impressionné, ému par l’accueil chaleureux qui lui est réservé, « Quelques larmes apparurent
dans ses yeux » (385), Taillebourg dit à la foule rassemblée « La mère de votre chef de
subdivision a mis au monde un enfant comme bien des dames européennes voudraient en avoir »
(387). La courtoisie d’Amadou a transformé « Boule d’épines » en « bouquet de fleurs » (392).
Ses sentiment ont évolué de « J’irai inspecter Tougan, et je promets de ramener votre chef de
subdivision nègre la corde au cou ! » (382) à « Pour moi, vous n’êtes pas un indigène, mais l’un
de mes chefs de subdivision » (390). Taillebourg ira jusqu’à mettre l’Eglise en garde contre les
« nombreuse traces, dans des affaires qui dépendent directement et strictement de
l’administration » (390). En tant que « responsable de la tranquillité publique du pays », il
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martèle qu’il décernerait « un mandat d’arrêt contre le coupable » (391) de « n’importe quelle
confession religieuse » (390). Cette précision tient à montrer que le commandant ne défend que
la souveraineté de l’Etat et n’a aucune attitude partisane dans le différent entre l’Eglise et
Amadou. Pour préserver Tougan, la chasse gardée de l’Eglise, Mgr Thévenoud mène une
« offensive discrète mais efficace » pour obtenir la mutation d’Amadou. La mission se vengera
d’Amadou en obtenant sa mutation de Touga. Toutefois, Amadou reconnaît ne pas savoir la
raison exacte de sa mutation: « J’ignore quelle fut la raison exacte de ma mutation ; si j’en crois
les bruits qui me furent rapporté, elle eut surtout pour objet d’apaiser les deux missions
catholiques de la subdivision et de satisfaire le vœu de la haute hiérarchie religieuse » (392).
Cependant, nous trouvons paradoxal que l’administration coloniale affecte Amadou dans le
cercle de Ouahigouya où il ya une progression spectaculaire du hamallisme.
Selon Zidane Merboute, le hamallisme « est né d’un grand mystique de l’Afrique
occidentale française, le cheikh Hamahoullah ou Hamallah (1883-1943). Sa confrérie piétiste
refusait de se mêler à la politique, tout en opposant, cependant, une résistance civile et
pacifique…aux desseins colonialistes d’acculturation » (193). L’administration coloniale
n’apprécie pas l’indifférence du cheikh qu’elle taxe plutôt de subversive. Seïdina Oumar Dicko
note que le cheikh était « absorbé par ses prières et son enseignement (Shaykh Hamallah
dispensait en effet un enseignement sous forme de causerie après chaque prière du vendredi
selon ses proches), il ne s’intéressait pas particulièrement aux administrateurs coloniaux qui en
prirent rapidement ombrage » (67). Du côté du peuple, selon Dicko, cette attitude à l’égard du
pouvoir temporel, « contribuait à élargir son audience auprès des indigènes » (67-68). Le
détachement de cheikh Hamallah des préoccupations mondaines, son ascèse et sa popularité
commencent à inquiéter l’administration française. Dicko note que les « rapports de police et de
58
l’administration sont dès lors unanimes à présenter Shaykh Hamallah comme un individu
‘ dangereux ’ et un ‘anti-Français ’ invétéré qui ne se rendait pas au Cercle que sur convocation
là où les autres marabouts de la ville mettaient de l’empressement à se signaler à l’attention des
nouveaux administrateurs affectés à Nioro » (82). A partir de ce moment, la machine répressive
de l’administration coloniale se met en marche pour endiguer le mouvement hamalliste.
L’affaire Cheikh Abdoulaye Doukouré est un cas patent de la persécution de certains
marabouts. En effet, Abdoulaye Doukouré, « dignitaire de l’ordre tidjani », « de bonne
réputation », « devenu très populaire dans tout le pays », rencontre le Cheikh Hamallah et
reconnaît « la suprématie spirituelle du Chérif ». Il est « Elevé par le Chérif Hamallah à la
dignité de Cheikh….Dès son retour, sa présence agit comme un aimant et les gens se rattachèrent
en masse à l’obédience du Chérif, y compris certains grands dignitaires religieux locaux » (402).
C’est l’occasion pour Amadou d’être témoin de la machine répressive de l’administration
coloniale qui voyait dans le hamallisme « une dangereuse entreprise de subversion
antifrançaise » (401). Ouahigouya permet donc à Amadou de découvrir et de saisir « l’ampleur
des dispositions draconiennes prises par le gouvernement général de Dakar pour lutter contre le
Hamallisme dans tous les territoires de l’Afrique occidentale française » (405). Au titre de ces
mesures le gouvernement général ordonnait de « perquisitionner les demeures des marabouts
‘ hamallistes ’ partout où ils se trouvaient sur le territoire de l’Afrique occidentale française, de
dresser un inventaire détaillé de leurs bibliothèques et de confisquer séance tenante tous les livres
à caractère « révolutionnaire » ou traitant des « sciences secrètes » qui pourraient se trouver entre
leurs mains » (402). Il s’agit évidemment d’un régime policier exerçant un terrorisme d’Etat sur
les hamallistes. Cependant sous le commandant Baumester qui « n’était pas homme à humilier
des gens sans défense …et [qui] ne cachait pas sa réprobation pour ce genre de méthode » (403)
59
et les conseils éclairés d’Amadou qui connaît ce qui est convenable en la circonstance, « le cercle
de Ouahigouya avait pu procéder à un recensement complet, et sans engager aucune poursuite »
(405) à la grande satisfaction des « marabouts et moqaddem ‘hamallistes ’ [qui] venaient d’eux-
mêmes se déclarer, heureux de pouvoir enfin prouver leur bonne foi » (405). Ouahigouya
constitue donc pour Amadou un terrain d’apprentissage pour des combats spirituels
futurs : « Rien ne me permettait d’imaginer que plusieurs années plus tard, à l’exemple de mon
maître Tierno Bokar, je rejoindrai à mon tour, à mes risques et périls, l’obédience spirituelle du
Chérif Hamallah » (405). L’affaire du hamallisme a soulevé beaucoup de passions et de débats.
Les thèses sont divergentes mais Dicko considère Amadou Hampâté Bâ comme « un des
témoins les plus crédibles sur la question » (80).
Selon Amadou Hampâté Bâ, « Cheikh Hamallah…avait reçu pour mission…de faire
retourner la Tidjaniya à sa source et de la faire revenir, entre autres, …à réciter l’oraison Perle de
la perfection (Djawharatul-kamal) onze fois et non douze fois comme l’usage s’en était peu à
peu institué » ( Vie et enseignement 53). Cependant, « Les Tall, descendants ou parents d’El
Hadj Omar, avaient appris de ce dernier à réciter la Perle de la perfection douze fois. Ils prirent
donc une position de farouches opposants envers ceux que l’on appela, en raison du nombre de
grains de leur chapelet, les « onze grains » (Vie et enseignement 53). L’orientation ethno
religieuse de la Tidjaniya omarienne, selon Bâ, semble exacerber la scission en ce sens que «
Les adeptes se sentaient davantage liés en tant que Toucouleurs qu’en tant que frères de l’Ordre.
L’esprit de clan se confondait avec l’esprit confraternel et l’emportait souvent sur lui…il
manquait à la communauté tidjanienne dans son ensemble un souffle d’authentique vie
spirituelle » (Vie et enseignement 55). Selon Piga, le hamallisme dans « le soufisme
60
africain…est connu comme Tijaniyya onze grains, définition semble-t-il, la plus correcte et la
plus proche des intentions du shaykh Hamallah » (191).
L’administration française ne se fera aucun scrupule pour exploiter les différends entre le
hamallisme et la branche tidjani d’Omar. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les faveurs
accordées à certains membres de la branche omarienne par l’administration française : « un
grand marabout avait été promu dans l’ordre national de la légion d’honneur … un marabout
descendant d’El Hadj Omar, dont la famille était officiellement fichée comme « antifrançaise »
et ses parents discrètement surveillés partout où ils se trouvaient » (370). Amadou n’est pas
encore hamalliste et ne fait pas l’objet de persécutions à Ouahigouya. Au contraire, il mène une
vie « particulièrement bien remplie, et finalement agréable » se consacrant à sa famille, son
travail et ses recherches personnelles, perfectionnant son arabe grâce aux cours par
correspondance. Toutefois, une décision de l’administration viendra changer le cours des
événements. En effet, la suppression de la colonie de Haute-Volta le 5 septembre 1932 rattache
le cercle de Ouahigouya au Soudan français [Mali]. Amadou en profite pour demander un congé
de 6 mois qu’il passera à Bandiagara, auprès de ses parents et de son maître Tierno Bokar.
Amadou fait le bilan des onze années de sa vie en Haute-Volta. Il revoit le début de sa
prise de fonction, « naïvement fier de son casque colonial, de son costume européen et des ses
chaussures craquantes Robéro jaune London» (412). Il a fait des progrès tant sur le plan
professionnel que sur le plan spirituel : « J’avais connu des hauts et des bas…mais j’avais
beaucoup appris sur la vie, sur les hommes et sur moi-même, et je portais un regard un peu plus
averti sur le monde qui m’environnait » (412). Ce progrès ne peut être réalisé que dans la société
en se frottant aux autres. Comme le note, Javad Nurbakhsh, dans son manuel Au paradis des
soufis, « le contact avec la société représente pour le soufi une épreuve dans son désir de
61
progresser vers la Perfection. Car c’est dans la société que le soufi doit démontrer qu’il est
dépourvu de ses tendances diabolique et qu’il s’est distancé du ‘ du moi personnel ’. La société
est, de ce point de vue, la pierre de touche de la perfection du soufi » (24). C’est pourquoi,
Amadou déclare :« Les onze années passées en Haute-Volta ont donc fortifié l’amour entre lui et
son maître : « J’avais décidé de me diriger droit sur sa maison dès mon entrée dans la ville. Mon
premier salut serait pour lui » (422).
Quand Amadou retourne à Bandiagara, Tierno Bokar lui ôte le casque colonial, symbole
de l’autorité coloniale, pour le coiffer d’un bonnet, symbole de l’autorité spirituelle : « Ensuite, il
ôta de sa tête le bonnet blanc qu’il portait et posément, sans hâte, il m’en coiffa. Alors seulement
il referma ses bras autour de moi et me sera contre sa poitrine. Je sentais battre son cœur, ce cœur
prodigieux, ce cœur plein d’amour et de charité pour tous les hommes et pour toutes les créatures
vivantes ! » (424). Cette sensation est comparable à celle que note Harrow sur la rencontre entre
le roi et Clarence à la fin du roman Regard du roi de Camara Laye : “This statement of God’s
love working through man, and thus fulfilling man’s quest, is one of the most beautiful
expressions of Sufi mysticism. Il culminates with the radiant image of love, beating in the king’s
heart , burning into Clarence’s limbs, enveloping and embracing him, and calling out to him”
(277). Le cheminement est impossible sans un grand amour entre le maître et le disciple. Tierno
sait qu’Amadou a traversé plusieurs étapes de la voie donc il est digne de recevoir le bonnet : «
le maître venait de me désigner sans paroles comme son héritier spirituel » (425). C’est
l’aboutissement de toutes les épreuves qu’il a traversées. Mais une autre épreuve attend
Amadou : il est marié sans le savoir.
Il se trouve perplexe devant le fait accompli. Un mariage noué sans son consentement par
ses parents, béni par son maître. Il y a un conflit entre le droit traditionnel et le droit musulman.
62
Selon les explications de Tierno fournies à Amadou, l’intérêt que la mère d’Amadou porte à
Banel vient d’abord de ce qu’elle « avait organisé le mariage entre la mère de Banel et Bokari
Amadou Ali ». Puis, elle tient à monter sa reconnaissance à l’égard du père de Banel étant donné
que « de tous les parents » de son mari Tidjani, « Bokari Amadou Ali fut le seul de n’avoir
jamais combattu Kadidja, et même de l’avoir défendue » (428). Amadou n’est pas tenu
d’accepter le mariage parce qu’il a été fait sans son consentement. Il tient à exposer les
inconvénients de ce mariage et les problèmes qu’il va créer en cas de divorce. Nous pensons que
ce mariage est une épreuve pour Amadou pour qu’il vienne à saisir le sens profond de la charité
et de la pitié conformément à la parole du Prophète de Dieu selon laquelle « Aucun croyant ne
doit quitter cette terre sans avoir, au moins une fois dans sa vie, violé la loi (shari’a) au nom de
la pitié » (429). Amadou est conscient des conséquences fâcheuses de son refus : «si les ennemis
de ma famille ou les tiens apprennent que j’ai refusé de consommer un mariage béni par toi, ils
déclareront … que je t’ai fait perdre la face….Aux yeux de tous je passerai pour un enfant
doublement désobéissant : envers ses parents et envers son maître » (431). Amadou accepte
d’être bigame car à l’époque « Même devenus des pères de famille ayant autorité sur leurs
propres enfants, les fils demeuraient mineurs tant que vivaient leurs père et mère, comme les
adeptes, même âgés, demeuraient « grands élèves » tant que vivait leur maître » (431). De même
que la mère ne pouvait trouver un meilleur mari pour Banel qu’Amadou, de même Tierno ne
voit pas d’oreille où suspendre l’or mieux qu’à celle d’Amadou. C’est d’ailleurs à la suite de
l’épreuve du mariage avec Banel que Tierno, l’alchimiste, déclare :
Aujourd’hui, le temps est venu pour moi de suspendre cet or à ton oreille. Pour
mettre l’Islam et les principes de la religion à la portée de tous, j’ai élaboré un
enseignement en langue peule pour tous ceux qui viennent me confier leur
63
formation spirituelle. Cet enseignement est à la fois exotérique et ésotérique …Je
te donne le titre de djom-maddîn (c’est-à-dire « maître de Maddîn », ou
« dépositaire de Maddîn »). Je vais t’enseigner toutes les clés nécessaires pour
pénétrer les aspects ésotériques de cet enseignement…Tu pourras ensuite
l’enseigner et le diffuser à ta guise. (433-434)
Amadou nous brosse le rôle et les qualités du maître. Il est important de signaler que sans guide,
le voyage spirituel comporte beaucoup de risques. Tierno Bokar est un « moqaddem tidjani,
fonction habilitant à recevoir les adeptes dans la tariqa (voie)…sa maison était non seulement
une école coranique, mais aussi une zaouïa, c’est-à-dire un lieu de rencontre, de prière et d’étude
pour les adeptes d’une confrérie soufie » (445). C’est pourquoi, « Aux matières islamiques
classiques, il [Thierno Bokar] ajoutait, pour ceux qui s’y intéressaient, la philosophie spirituelle
soufie, particulièrement à travers l’enseignement de la Tidjaniya» (445).
Tierno Bokar est considéré comme « un excellent pédagogue » et sa règle d’or est une
parole du Prophète : « Parlez aux gens à la mesure de leur entendement ». C’est donc en
pédagogue averti qu’il profite de l’épisode de l’oisillon tombé du nid pour enseigner l’amour et
la charité. Au cours d’une leçon, un oisillon tombe de son nid, se débat péniblement au sol. Les
élèves concentrés sur la leçon ne prêtent pas attention au calvaire de l’oisillon. Tierno ne
pouvant supporter l’indifférence de ses grands élèves, interrompt la leçon pour venir en aide à
l’oisillon: « … il raccommoda si délicatement et si soigneusement le nid que celui-ci en devint
sans doute plus solide qu’il ne l’avait jamais été …Il le [oisillon] replaça doucement dans son
nid » (448). Le maître ne continua plus la leçon mais profita de l’événement pour parler de la
charité qui tient une grande importance dans l’enseignement du maître :
64
…sachez que même si vous apprenez toutes les sciences et toutes les théologies
de toutes les religions du monde, si vous n’avez pas de charité dans le cœur, cela
ne vous servira absolument à rien ! … Nul ne jouira de la rencontre divine s’il n’a
pas de charité dans le cœur. Sans elle, ses cinq prières ne seront que des
gesticulations sans importance ; sans elle, son pèlerinage sera une villégiature
sans profit. (448)
Pendant le congé d’Amadou, Tierno l’observe et lui prodigue des enseignements de façon directe
et indirecte. Tierno, ayant observé les pratiques ostentatoires d’Amadou « de son coin sans rien
dire », profite, « en réponse à une question », pour stigmatiser le comportement de « l’hypocrite
ridicule », « cet individu qui, affublé d’un turban entortillé huit fois autour de la tête, porte
ostensiblement autour du cou un chapelet à gros grains, marche appuyé sans nécessite sur
l’épaule d’un disciple et sur un bâton plus fétiche que bourdon » (451). Ainsi s’adresse-t-il à
Amadou de façon voilée pour fustiger ses pratiques ostentatoires qui sont des formes cachées
d’adoration de soi. Mais il arrive souvent au maître de se passer des allusions dans le cadre d’un
enseignement particulier. A Amadou qui critiquait l’administration coloniale, Tierno lui ferait
les remarques suivantes : « Que ce soit la dernière fois que tu tombes dans ce travers ! Le besoin
de critiquer est comme une maladie, et une maladie contagieuse. Prends dans l’administration ce
qu’elle a de bon, et ce que tu crois ne pas être bon, laisse-le-lui ». Cette règle, selon Tierno, «
vaut aussi pour les individus : considère leurs qualités, prends en eux ce qu’ils ont de bon, et
quant à leurs défauts, laisse-les-leur » (455-456).
L’histoire de Maabal sert à illustrer tant la qualité d’alchimiste que l’œuvre alchimique de
Tierno Bokar. Pour le commun des mortels, Maabal est un mauvais garçon, un ivrogne mais pour
Tierno « Maabal est un morceau d’or pur enveloppé dans un chiffon sale qui a été jeté sur un tas
65
d’ordure. Ni ce qui enveloppe l’or ni le lieu où il se trouve ne peuvent diminuer sa valeur, car ce
sont des éléments extérieurs à lui-même » (462). La parole de Tierno déclenche la quête
spirituelle en Maabal qui prend conscience de son état intérieur. C’est pourquoi Maabal ne
demande qu’à devenir le disciple de celui qui a découvert l’or en lui : « Je ne voudrais plus vivre
là où tu n’es pas. Je veux vivre à tes côtés, être avec toi constamment » (463-464). C’est à ce
stade que toute l’attention du disciple doit être tournée vers le maître. C’est pourquoi, Tierno
Bokar « fit installer le métier [de Maabal] dans la cour, contre le mur qui faisait face à sa propre
case de prière où il se tenait pour travailler, méditer et prier… de telle sorte que chaque fois que
Maabal levait la tête, il voyait Tierno, et chaque fois que Tierno levait la tête, il voyait Maabal »
(464). Selon Kabbani , « L’amour commencera à naître entre le chercheur et le guide, et son
cœur sera lié à son maître. Au fur et à mesure que cette relation se développe, il commence à
regarder son maître avec amour. Cet amour se transforme en connexion spirituelle et il
commence à regarder son voyage spirituel dans un état d’amour sans limites » (La Science soufie
50-51). Grâce à l’œuvre alchimique entreprise par Tierno Bokar pour « déchirer le chiffon pour
que l’or apparaisse …Maabal l’illettré…se mit à chanter et ne s’arrêta plus. Visité par
l’inspiration, il improvisait de longs poèmes mystiques en peul » (464). Son ivresse matérielle
s’est donc transformée en ivresse spirituelle, « celle de l’amour de Dieu » (465).
Interrogé sur l’état spirituel de Maabal Tierno déclare : « C’est celui qui a été jeté dans l’eau et
qui s’y est fondu. Maabal a été jeté dans le fleuve de l’amour » (466). C’est l’état de fana ou
annihilation dans le soufisme. Buvant tous les jours le vin spirituel de Tierno Bokar, « En moins
de trois années, Maabal avait été si consumé de l’intérieur que toute enveloppe matérielle était
devenue pour lui transparente… une partie de lui-même était déjà hors de notre monde. Un jour,
alors que Maabal se trouvait dans un état d’extase, son âme rompit les dernières amarres et ne
66
revint pas » (466-467). L’exemple de Maabal montre les avantages de la compagnie d’un maître
qui a lui-même parcouru la Voie afin d’annihiler l’existence individuelle de l’itinérant.
Au terme de son congé, Amadou sait déjà que les enseignements reçus de son maître le
préparent pour les combats spirituels à venir : « mon séjour chez Tierno Bokar avait représenté
une sorte de plongée dans un monde spirituel d’où j’émergeais comme lavé et portant sur le
monde un regard nouveau » (476). Amadou est« prêt à reprendre la route avec ma famille pour
rejoindre Bamako où [il est]… affecté aux fonctions de « premier secrétaire de la mairie » (476).
Il repart avec le bonnet béni, l’or suspendu à son oreille et les paroles de Tierno Bokar :
« Je partais avec un trésor…. C’étaient toutes les paroles vivantes que Tierno avait semées en
moi comme des graines, et qui allaient féconder le reste de ma vie…lorsque je parle, il m’arrive
de ne plus très bien savoir si c’est moi qui parle ou Tierno à travers moi… » (477).
Amadou Hampâté Bâ se sert de son récit personnel de voyage pour nous faire une leçon
d’introduction au soufisme à l’instar des premiers maîtres soufis qui se servaient de contes ou
d’anecdotes pour l’enseignement de la voie. La division du livre en sept parties suggère bien
cette orientation : le voyage, jeune fonctionnaire en Haute-Volta, Dori, le pays des Peuls, Retour
à Ouagadougou, Tougan, sur les traces de mon père Tidjani, Ouahigouya, dernière étape, retour
aux sources. Chaque étape du voyage du personnage d’Amadou Bâ se compose d’enseignements
permettant de parcourir les étapes suivantes vers l’accomplissement de soi. Au début de son
voyage d’exil sur Ouagadougou, Amadou n’a pas encore pris conscience qu’il voyage « à
l’intérieur ». Deux événements majeurs, la leçon du marabout kounta sur la tolérance et l’épisode
du colosse borgne sur le peu de droits dont jouissent les noirs, un constituent un début d’éveil
chez Amadou. La rencontre avec Tierno est une phase importante en ce sens que le maître lui
donne le viatique pour le voyage. Le vrai éveil se situe dans la nuit de sa vraie conversion.
67
Amadou Hampâté Bâ nous montre la nécessité d’avoir un maître dans la quête de l’Absolu car il
y a beaucoup d’épreuves qui attendent l’itinérant. La répression des mystiques tournés vers une
vie intérieure procède de l’ignorance et de la paranoïa de l’administration coloniale. Amadou
Hampâté Bâ expose la cupidité des marabouts collaborationnistes et les querelles intestines entre
les confréries qui discréditent les confréries soufies.
68
CHAPITRE 3
LE VOYAGE SPIRITUEL DE SAMBA DIALLO
Le voyage spirituel de Samba Diallo commence au Foyer-Ardent chez le maître
coranique Thierno qui entreprend de le transformer en prenant « possession de lui, corps et
âme » (22). Comme le personnage de Tierno Bokar dans Oui mon commandant !, maître Thierno
est un alchimiste. Mais l’œuvre alchimique de Thierno est formellement interrompue car Samba
Diallo doit quitter le foyer pour fréquenter l’école étrangère. Mais le bref passage au foyer a déjà
balisé le cheminement de Samba Diallo dans la quête de soi, de l’Absolu. Son séjour en
Occident creuse davantage le fossé entre sa vie spirituelle et les valeurs occidentales qu’il essaie
d’assimiler. C’est alors qu’une lettre de son père le somme de rentrer au pays pour réapprendre
la spiritualité musulmane.
Samba Diallo a six ans lorsque accompagné de son père, il fait la connaissance du maître.
Le maître dont le rôle est de transmuer les cœurs est frappé par le potentiel spirituel de Samba
Diallo. Il se propose spontanément de le guider dans sa quête de Dieu : « Encore un an et il
devra, selon la Loi, se mettre en quête de notre Seigneur. Il me plairait d’être son guide dans
cette randonnée. …Votre fils, je le crois, est de la graine dont le pays des Diallobé faisait ses
maîtres. Et les maîtres des Diallobé étaient aussi les maîtres que le tiers du continent se
choisissait pour guides sur la voie de Dieu en même temps que dans les affaires humaines » (22).
Selon le maître, jadis les maîtres se chargeaient aussi bien du spirituel que du temporel. Cette
opinion est partagée par René Guénon qui, dans Autorité spirituelle et pouvoir temporel, écrit :
« Les enseignements de toutes les doctrines traditionnelles sont…unanimes à affirmer la
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suprématie du spirituel sur le temporel et à ne considérer comme normale et légitime qu’une
organisation sociale dans laquelle cette suprématie est reconnue et se traduit dans les relations
des deux pouvoirs correspondant à ces deux domaines » (111). Mais cette époque est révolue
chez les Diallobé car Thierno n’est que l’autorité spirituelle, le pouvoir temporel étant détenu par
le chef des Diallobé, cousin de Samba Diallo. Au niveau du pouvoir temporel, il faut préciser
que les grandes décisions engageant l’avenir des Diallobé sont prises par la Grande Royale,
sœur du chef des Diallobé. Selon l’opinion répandue en pays Diallobé, « plus que son frère, c’est
elle que le pays [craint]…Le chef des Diallobé [est] de nature plutôt paisible. Là où il préf[ère]
en appeler à la compréhension, sa sœur tranch[e] par voie d’autorité » (31). Quand bien même
« L’Islam [refreint] la redoutable turbulence de ces traits » (31), le pouvoir temporel de la
Grande Royale constitue un grand défi au pouvoir spirituel du maître des Diallobé.
C’est pourquoi le maître fonde des espoirs sur Samba Diallo car le « pays des Diallobé,
désemparé, tourn[e] sur lui-même comme un pur-sang pris dans un incendie » (22). Samba
Diallo est à la fois ce « pur-sang », cette « graine » qu’il faut sauver de « l’incendie », en d’autres
termes l’école étrangère qui menace les valeurs spirituelles des Diallobé. Le maître voit donc en
Samba Diallo le pur-sang dont il est le guide, la graine dont il est le semeur. C’est ainsi que
Samba Diallo commence ses études coraniques au Foyer-Ardent.
Le Foyer-Ardent est l’école coranique dirigée par Thierno, un pédagogue aux méthodes
austères, qui s’occupe de l’éducation morale et religieuse des Diallobé. Son enseignement porte
essentiellement sur la foi, la conquête et la maîtrise de l’intérieur. Thierno est lui-même
l’exemple vivant de ses propres enseignements. Le physique du maître reflète le caractère
austère, les mortifications inhérentes aux enseignements de son école pour extirper toute
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prétention, toute vaine gloire aux disciples. Le maître est un être d’intérieur, occupé à polir le
miroir de son cœur.
Le narrateur nous le dépeint de la manière suivante : « Les seuls moments
d’enthousiasme qu’on pouvait lui voir étaient ceux pendant lesquels, plongé dans ses méditations
mystiques, ou écoutant réciter la Parole de Dieu, il se dressait tendu et semblait s’exhausser du
sol, comme soulevé par une force intime » (17). Ainsi le maître croyait-il « profondément que
l’adoration de Dieu n’était compatible avec aucune exaltation de l’homme… Le maître pensait
que l’homme n’a aucune raison de s’exalter, sauf précisément dans l’adoration de Dieu » (33).
Répondant aux questions du chef des Diallobé sur le point de savoir si on peut
« apprendre ceci sans oublier cela, et [si] ce qu’on apprend vaut mieux que ce qu’on oublie »
(44), le maître décrit le contenu du programme au foyer : « Au foyer, ce que nous apprenons aux
enfants, c’est Dieu. Ce qu’ils oublient, c’est eux-mêmes, c’est leur corps et cette propension à la
rêverie futile, qui durcit avec l’âge et étouffe l’esprit. Ainsi ce qu’ils apprennent vaut infiniment
mieux que ce qu’ils oublient » (44). Le programme du foyer ne souffre pas d’ambiguïté.
L’enseignement du maître vise l’annihilation de l’ego ou la destruction de l’âme
charnelle. Les enfants apprennent à se connaître et à connaître Dieu conformément à la tradition
prophétique selon laquelle « celui qui se connaît, connaît son Seigneur ». Ce faisant, toute
l’attention du disciple est fixée sur Dieu en sorte qu’il devient oublieux de lui-même. Ainsi le
maître croyait-il « profondément que l’adoration de Dieu n’était compatible avec aucune
exaltation de l’homme… Le maître pensait que l’homme n’a aucune raison de s’exalter, sauf
précisément dans l’adoration de Dieu » (33). Le disciple est donc prémuni contre « cette
propension à la rêverie futile » en ce sens qu’il se trouve à chaque instant dans un état de
contemplation divine. Dans la quête de Dieu, le disciple doit oublier son rang social en apprenant
71
l’humilité à travers la mendicité « car le disciple, tant qu’il cherche Dieu, ne saurait vivre que de
mendicité, quelle que soit la richesse de ses parents » (24). C’est pourquoi, Samba Diallo et ses
condisciples vont de porte en porte pour quémander leur pitance journalière. L’enseignement de
Thierno vise à dépouiller le disciple du manteau de la fierté pour l’habiller avec celui de
l’humilité. C’est pourquoi même « les enfants des grandes familles…vivaient encore tout leur
jeune âge loin des milieux aristocratiques dont ils étaient issus, anonymes et pauvres parmi le
peuple, et de l’aumône de ce peuple » (34). A cet égard, les disciples découvrent leur pauvreté
matérielle et spirituelle. Selon le Coran, Dieu dit : « Vous êtes les pauvres envers Dieu, et Dieu
est le Riche » (Coran 35 :15). Les disciples apprennent le détachement, l’ascèse sous la direction
du maître qui est leur compagnon dans cette « randonnée ». Les mots « randonnée »,
« pérégrinations » renforcent l’idée d’éducation du caractère, de formation spirituelle.
Ce compagnonnage est une filiation spirituelle qui s’établit entre le maître et les
disciples. Les disciples sous la direction du maître mènent le combat spirituel, la Grande guerre
sainte contre leur ego : « au bout de ce compagnonnage, ils revenaient de leur longue
pérégrination parmi les livres et les hommes, doctes et démocrates, aguerris et lucides » (34).
Toutefois, le retour des disciples dans la société ne marque pas la fin de leur éducation
spirituelle. A ce sujet, Donald Wehrs traitant de l’identité musulmane en Afrique
subsaharienne, note que “ The education...has as its base the ideal of integration into the
community of the faithful, the umma, through the inculcation of adab – a term that presupposes
participatory rationality” (66). Les disciples apprennent donc les convenances sociales, les
valeurs morales et spirituelles pour mieux s’intégrer dans la société. Et la société bénéficie des
progrès spirituels des disciples qui vont exemplifier les enseignements du maître des Diallobé.
72
Le maître prend à cœur son rôle de guide spirituel et entend pérenniser les valeurs spirituelles du
pays des Diallobé, voire à coup de bûches ardentes.
Le maître des Diallobé, d’une sévérité redoutable, n’hésite pas à recourir aux sévices
corporels pour arracher les racines de l’âme charnelle du disciple. L’incipit du roman nous
présente d’entrée de jeu les sévices corporels dont souffre Samba Diallo : « Ce jour-là, Thierno
l’avait encore battu » (13). Le pronom complément d’objet « l’ » dans la première ligne de
l’incipit fait de Samba Diallo l’objet des punitions corporelles. L’adverbe « encore », les
expressions telles que, « le garçonnet, bien qu’il eût fréquemment subi ce châtiment » (13),
« cicatrices à peine guéries » (14), montrent que Samba Diallo subit régulièrement ces sévices
des mains du maître. Le champ lexical du corps et de la torture physique mettent en relief
l’austérité de la méthode d’enseignement de Thierno. L’incipit du roman recèle de termes de la
souffrance physique : « Il [le maître] avait saisi Samba Diallo au gras de la cuisse, l’avait pincé
du pouce et de l’index, longuement… maintenant il tenait l’oreille de Samba Diallo. Ses ongles
s’étaient rejoints à travers le cartilage du lobe qu’ils avaient traversé » (13). Ce champ lexical du
corps et de la souffrance contraste avec celui de l’enfance, de la fragilité dans « le petit
enfant », le « garçonnet » (13), « son petit corps » (14). Ce contraste entre « la rage du maître »
et « les râles » du garçonnet donne au maître l’allure d’un fou furieux. Wehrs, à propos de la
violence inouïe du maître dans l’incipit, note: “Clearly, beginning the text at this point highlights
the contrast between the moral sense communicated by novelistic affective appeals, in which
depictions of a child being assaulted elicit sympathy for the child and indignation toward his
persecutor, and the child’s interior discourse, which legitimates on religious grounds the master’s
violence” (Wehrs 57). La sévérité de la punition n’est pas proportionnée à la faute : « Cependant,
Samba Diallo savait son verset. Simplement sa langue lui avait fourché » (13). Samba Diallo qui
73
aime la Parole pour « son mystère et sa sombre beauté », dans son monologue intérieur, justifie
les punitions corporelles du maître : « Le maître [a] raison. La parole qui vient de Dieu doit être
dite exactement, telle qu’il Lui avait plu de la façonner. Qui l’oblitère mérite la mort » (14-15).
C’est pourquoi, comprimant la douleur, Samba Diallo lance la supplication, « Dieu, donnez-moi
l’attention » (16), montrant que, sans l’aide de Dieu, son effort personnel ne suffit pas pour
psalmodier la Parole. Le disciple se soumet, s’en remet à Dieu afin que sa langue ne fourche
pas. Pour Thierno, l’attention du disciple doit être entièrement tournée vers Dieu pendant la
récitation de la Parole. L’attention doit être soutenue comme au moment de la révélation de la
Parole au Prophète Mouhammad. En fait, la récitation est, en quelque sorte, une réactualisation
de ce moment. C’est dans ce sens qu’il faut comprendre les injonctions du maître : « Sois
précis en répétant la Parole de ton Seigneur…Il t’a fait la grâce de descendre Son Verbe jusqu’à
toi. Ces paroles, le Maître du Monde les a véritablement prononcées » (14). Pour le maître,
Samba Diallo mérite la bûche ardente « tant que de vaines pensées [le] distrairont de la Parole »
(16).
Malgré son calvaire, Samba Diallo comprime la douleur : «Sa voix était calme et le débit
mesuré. La Parole de Dieu coulait, pure et limpide, de ses lèvres ardentes » (15). Le maître est
alors émerveillé par les progrès spirituels de Samba Diallo : « Mais pendant que sa main
menaçait, son regard avide admirait et son attention buvait la parole du garçonnet. Quelle pureté
et quel miracle ! Cet enfant, véritablement, était un don de Dieu » (15). Il connaît l’extase
mystique lorsque la Parole est correctement prononcée. Le maître se trouve dans un état
extatique car la beauté de la récitation de la Parole est enivrante. C’est le vin spirituel du maître.
Schimmel note que «la récitation du Coran [est] un moyen important pour amener l’esprit à un
état de méditation, ou même pour produire un ravissement mystique. Récitées par de belles voix,
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les phrases pleines de rythme et de musique du livre saint transport[e] l’esprit du dévot dans les
sphères supérieures et [peuvent] lui ouvrir un niveau plus élevé de compréhension » (Le
soufisme 44). Samba Diallo, dans la Nuit du Coran dédiée à ses parents, atteint « ces sphères
supérieures » dont parle Schimmel. Par la récitation de la parole, il atteint un degré d’extinction
de soi : «Longtemps, dans la nuit, sa voix fut celle des fantômes aphones de ses ancêtres qu’il
avait suscités. Avec eux, il pleura leur mort ; mais aussi longuement, ils chantèrent sa naissance
» (85). Cette nuit aussi, la récitation transporte le chevalier dans un ravissement mystique qui
« subît la même lévitation qui exhaussait le maître » (83-84). Thierno, subjugué par la récitation
de Samba Diallo, a maintenant la preuve du potentiel spirituel de son disciple car depuis
« quarante ans qu’il s’était voué à la tâche, combien méritoire, d’ouvrir à Dieu l’intelligence des
fils de l’homme, le maître n’en avait jamais rencontré qui, autant que ce garçon et par toutes ses
dispositions, attendît Dieu d’une telle âme» (15). Le maître qui chemine depuis longtemps, donc
un pèlerin mystique, connaît les dangers qui guettent les itinérants dans cette « randonnée » de la
quête de l’Absolu. En effet, Samba Diallo « lui donnait entière satisfaction, sauf sur un point »
(33) qui est, selon le maître, l’adoration ou l’exaltation de soi. De par sa noblesse, Samba Diallo
risque de tomber dans le paganisme en ce sens que « la noblesse est l’exaltation de l’homme, la
foi est avant tout humilité, sinon humiliation » (33). Pressentant le danger que court Samba
Diallo, Thierno prie intérieurement pour lui : « Seigneur, n’abandonne jamais l’homme qui
s’éveille en cet enfant, que la plus petite mesure de ton empire ne le quitte pas, la plus petite
partie » (16).
Les Diallobé avant la pénétration coloniale et ses séquelles, vivaient en bonne
intelligence les uns avec les autres. Le personnage du chef des Diallobé en jetant un regard
nostalgique chargé de désarroi sur ce passé du pays des Diallobé ne dit-il pas : « O mon pays,
75
dans le cercle de tes frontières, l’un et le multiple s’accouplaient hier encore […]. Le chef et la
multitude, le pouvoir et l’obéissance étaient du même bord […]. Le savoir et la foi coulaient et
grossissaient la même mer. A l’intérieur de tes frontières, il était donné de pénétrer le monde
par le grand portail » (135). Le spirituel, le temporel et la masse formaient un ensemble
homogène. L’harmonie régnait en ce sens que la structure communautaire formait une entité
psychologique, culturelle et religieuse dans laquelle tous les éléments de la société se sentaient
solidaires et liés. Cette structure s’effondre avec la pénétration coloniale.
Comme le recommande Baldoon Dhingra dans la citation qui lui est attribuée « pour
comprendre une autre culture, il faut se préparer à respecter la façon de vivre dans laquelle elle
trouve son expression, accepter cette conception de vie comme valable en soi et appropriée aux
peuples en question ». La rencontre des cultures doit être un rendez-vous du ‘ donner et du
recevoir ’ pour qu’elle soit bénéfique pour toutes les parties. Or la rencontre entre le pays des
Diallobé et l’Occident « fut un matin de gésine » (59). Elle fut très violente, humiliante et
traumatisante. Les Diallobé, ahuris, ne se sont pas encore remis de la rapidité de leur défaite. Le
narrateur nous révèle en effet que « Le pays des Diallobé n’était pas le seul qu’une grande
clameur eût réveillé un matin. Tout le continent noir avait eu son matin de clameur …. Le
monde connu s’enrichissait d’une naissance qui se fit dans la boue et le sang » (59). L’Occident
« proposa l’amitié ou la guerre » (59). L’amitié avec « les verroteries brillantes » et le silence des
canons n’était qu’un leurre. Les coups de canon ont vite défait ceux qui avaient choisi la guerre.
Le piège s’est refermé sur ceux qui ont fait l’un ou l’autre choix. En fait, les peuples colonisés
tombent de Charybde en Scylla : « Le résultat fut le même, cependant, partout. Ceux qui avaient
combattu et ceux qui s’étaient rendus, ceux qui avaient composé et ceux qui s’étaient obstinées
se retrouvèrent le jour venu, recensés, repartis, classés, étiquetés, conscrits, administrés » (60).
76
Par conséquent, les structures communautaires et les valeurs spirituelles des Diallobé deviennent
caduques et s’effondrent progressivement. Irele note avec justesse “The novel deals with a
religious theme which is narrowly circumscribed for most of its development – the conflict
between the Islamic faith and the way of life it determines within an African community on one
hand, and on the other, the impact of western conquest whose social and cultural consequences
threaten the spiritual basis of that community’s existence” (152). Les conquérants instaurent un
nouvel ordre qui ne tient pas compte des valeurs culturelles des conquis. La colonisation
introduit une nouvelle organisation politique et sociale. Elle établit sur les ruines de l’ordre
ancien un nouvel ordre. Le chef des forgerons, jadis, maître de la guerre ne comprend pas la
défaite des Diallobé face aux envahisseurs. La conquête militaire terminée, une guerre plus
subtile, insidieuse, ouvre ses fronts et s’installe : l’école nouvelle.
Les Diallobé sentent leur identité culturelle et leur spiritualité menacées. Le Foyer-Ardent
est la dernière forteresse de résistance contre l’école nouvelle en ce sens qu’il est le garant de la
préservation des traditions et des croyances à l’intérieur du pays des Diallobé. La Parole
enseignée au foyer « était l’architecture du monde, elle était le monde même » (15). Samba
Diallo n’a pas fini d’assimiler les enseignements du foyer qu’il faut l’envoyer à l’école étrangère.
Or le maître des Diallobé « [est] vieux, maigre et émacié, tout desséché par ses macérations ». Le
maître s’impose ces macérations pour dominer son âme charnelle. Il se veut l’exemple vivant de
son enseignement avant de le passer aux générations futures qui doivent en assurer la pérennité.
Il « avait formé de nombreuses générations d’adolescents et se savait maintenant près de la mort.
Mais en même temps que lui, il sentait que le pays de Diallobé se mourait sous l’assaut des
étrangers venus d’au-delà des mers ». Donc avant de répondre à l’appel de son Ami (Dieu), « le
77
maître essaierait de laisser aux Diallobé un homme comme le grand passé en avait produit » (33-
34).
Le pays Diallobé est écartelé entre la conscience grandissante de ceux qui voient en
l’école nouvelle la mort de leurs valeurs spirituelles et celle de ceux qui veulent embrasser les
nouvelles valeurs occidentales. Au-delà des divergences entre les personnages principaux, les
débats entre les tenants de l’école coranique ou des enseignements traditionnels et ceux de
l’école nouvelle ou enseignement moderne préfigurent le conflit qui va naître plus tard en Samba
Diallo, produit des deux écoles. Jacques Chevrier note avec pertinence que « d’emblée, le roman
nous met donc en présence d’un certain nombre de personnages très attachés à la tradition qui
repoussent le progrès au nom de la religion et d’une certaine conception de l’homme. Ce sont
Thierno, le maître de l’école coranique, le chef des Diallobé, le chevalier, père de Samba
Diallo » (109). Le foyer est menacé d’extinction parce qu’il semble ne plus répondre aux besoins
des Diallobé.
Le maître, cependant, n’est pas seul dans son combat contre l’école nouvelle qui met en
péril le foyer. Il s’étonne de la désertion du foyer au profit de l’école étrangère et pose la
question suivante au directeur de l’école : « quelle bonne nouvelle enseignez-vous donc aux fils
des hommes pour qu’ils désertent nos foyers ardents au profit de vos écoles ? » (19). La réponse
du directeur de l’école ne surprend pas le maître : « Rien, grand maître…ou presque rien. L’école
apprend aux hommes seulement à lier le bois au bois…pour faire des édifices en bois » (19). Le
programme de l’école nouvelle se réduit à un savoir-faire. Les mots « rien », « presque rien »,
« seulement » du directeur de l’école démontrent la quasi inutilité de l’école tandis que les mots
« grand maître » adressés à maître Thierno rehaussent le représentant du foyer.
78
L’école nouvelle est tournée vers la satisfaction des besoins matériels. Elle s’occupe d’ici
et de maintenant. Thierno, cependant, reconnaît l’utilité pratique de l’école nouvelle : « Il est
certain que leur école apprend à mieux « lier le bois au bois » et que les hommes doivent
construire des demeures solides qui résistent au temps » (21). Mais pour le maître, en matière de
demeure, la demeure la plus solide est celle édifiée par la Parole qui est « l’architecture du
monde ». Selon Thierno, « la bonne nouvelle » a été déjà annoncée par « le dernier messager
[qui] nous a transmis l’ultime Parole où tout a été dit. Seuls les insensés attendent encore » (46).
Il est certain que Thierno fait allusion au verset coranique suivant: « Annonce la bonne nouvelle
à Mes serviteurs qui prêtent l'oreille à la Parole, puis suivent ce qu'elle contient de meilleur. Ce
sont ceux-là qu'Allah a guidés et ce sont eux les doués d'intelligence! » (Coran 39 : 17-18). Pour
le maître, il n’y a pas de dilemme, il poursuivra sa voie. Il incarne les vestiges de l’ordre ancien
et ses préoccupations sont tournées vers la façon dont il va réussir sa mort. C’est, il nous semble,
fort de ce verset ci-dessus cité, que le maître refuse catégoriquement de prendre parti dans les
débats sur l’école étrangère quand le chef des Diallobé demande son opinion.
Le chef des Diallobé, représentant le temporel mais attaché aux valeurs spirituelles,
demeure indécis. Son dilemme se résume ainsi:
Si je leur dis d’aller à l’école nouvelle, ils iront en masse. Ils y apprendront toutes
les façons de lier le bois au bois que nous ne savons pas. Mais, apprenant, ils
oublieront. Ce qu’ils apprendront vaut-il ce qu’ils oublieront ? …Si je ne dis pas
aux Diallobé d’aller à l’école nouvelle, ils n’iront pas. Leurs demeures tomberont
en ruine, leurs enfants mourront ou seront réduits en esclavage. (44)
Comment concilier la santé de l’esprit et celle du corps ? Pendant que le chef des Diallobé
tergiverse à donner des réponses, « les Diallobé comptent plus de morts que de naissance » (45)
79
et les foyers du maître sont menacés d’extinction faute de nouveaux élèves. Les Diallobé sont en
train de mourir « sous l’assaut des étrangers venus de l’extérieur ». Les Diallobé expliquent leur
défaite devant l’armée coloniale par la supériorité technologique des envahisseurs. Cette
supériorité ébranle et entame la spiritualité des Diallobé qui louchent vers l’école étrangère.
En somme dans ce groupe des partisans du foyer, la voie du maitre est inflexible et celle du chef
indécise.
S’agissant des partisans de l’école étrangère, Chevrier note que « dans l’autre camp, on
rencontre des personnages qui, soit par réalisme politique, soit par conviction profonde rejettent
tout ou partie de la tradition et se montrent les adeptes déclarés du progrès : la Grande Royale,
l’administrateur français Jean Lacroix, Lucienne, l’étudiante communiste, et dans une moindre
mesure, Pierre Louis, l’avocat antillais » (109). Au pays des Diallobé, c’est la Grande Royale qui
fait preuve de pragmatisme en matière d’ouverture avec l’Occident par le biais de l’école
étrangère.
Pour la Grande Royale, l’école est la seule issue qui permette de comprendre pourquoi les
Diallobé ont été vaincus par ceux qui savent « vaincre sans avoir raison ». Se butant contre la
tergiversation du chef des Diallobé et le refus du maître de décider pour l’école nouvelle, la
Grande Royale convoque les Diallobé : « L’assistance formait un grand carré de plusieurs rangs
d’épaisseur, les femmes occupant deux des côtés et les hommes les deux autres….Un des côtés
du carré s’ouvrit et la Grande Royale pénétra dans l’arène » (55). La figure géométrique « un
carré » signale l’esprit rationnel de la Grande Royale. Les côtés du carré occupés équitablement
par les hommes et les femmes expriment l’esprit d’égalité et de justice de la Grande Royale. Le
mot « arène » dénote le combat à livrer contre ceux qui veulent maintenir le statu quo. En
80
invitant les femmes à l’assemblée, elle lance un signal fort que les Diallobé doivent s’adapter
vite au changement :
J’ai fait une chose qui ne nous plaît pas, et qui n’est pas dans nos coutumes. J’ai
demandé aux femmes de venir aujourd’hui à cette rencontre. Nous autres
Diallobé, nous détestons cela, à juste titre, car nous pensons que la femme doit
rester au foyer. Mais de plus en plus, nous aurons à faire des choses que nous
détestons, et qui ne sont pas dans nos coutumes. C’est pour vous exhorter à faire
une de ces choses que j’ai demandé de vous rencontrer. (56)
Sur l’aire du rassemblement des Diallobé, la grande Royale leur annonce une nouvelle ère. La
Grande Royale est consciente d’agir en violation des coutumes en invitant les femmes à la
réunion. Elle fait sortir les femmes des foyers conjugaux pour assister à la réunion en même
temps qu’elle entend libérer les enfants du foyer du maître. Les Diallobé doivent apprendre à
s’adapter au changement. Les femmes ne vont plus être reléguées dans les foyers conjugaux pour
s’occuper des travaux ménagers. Quant aux enfants, ils quitteront le Foyer-Ardent pour l’école
nouvelle. La Grande Royale est progressiste, c’est une visionnaire. La première violation passée
et acceptée, c’est-à-dire le fait d’inviter les femmes à l’assemblée, les esprits semblent
mithridatisés ; c’est alors qu’elle déclare : « Je viens vous dire ceci : moi, Grande Royale, je
n’aime pas l’école étrangère. Je la déteste. Le pronom tonique marque l’insistance et la sincérité
de ses propos. Elle procède aussi par l’emploi de la négation, « je n’aime pas l’école étrangère»,
qui marque le rejet, et de l’affirmation, « je la déteste », confirme ce rejet. La conclusion
inattendue de cette branche de son argumentation, « Mon avis est qu’il faut y envoyer nos
enfants cependant» (56), déclenche un murmure dont on ne sait pas s’il est approbateur ou
désapprobateur. En guise de clarification, elle tient à dégager la responsabilité des autres
81
membres influents du pays dans sa prise de position pour l’école étrangère : « ni mon frère, votre
chef, ni le maître des Diallobé n’ont encore pris parti. Ils cherchent la vérité. Ils ont raison ».
Poursuivant son argumentation, elle crée l’ambiguïté en disant que la « parole se suspend, mais
la vie, elle, ne se suspend pas » (56-57). Fait-elle allusion aussi à la Parole enseignée par le
maître ? En tout état de cause, « l’assistance demeur[e] immobile, comme pétrifiée. La Grande
Royale seule bougeait. Elle était, au centre de l’assistance, comme la graine dans la gousse »
(57). La Grande Royale représente les forces du changement. Sa mobilité contraste avec
l’immobilité de l’assistance. Le personnage de la Grande Royale recourt à l’image de la mort, de
la germination, de la régénération et aux fonctions sociales des Diallobé pour les convaincre de
la nécessite d’envoyer les enfants à l’étrangère : « La tornade qui annonce le grand hivernage de
notre peuple est arrivé avec les étrangers…nos meilleures graines et nos champs les plus chers,
ce sont nos enfants » (58). C’est la période de la semence, les Diallobé doivent saisir
l’opportunité pour changer le cours de leur histoire. Il faut apprendre la science et la technologie
du nouvel envahisseur car ce dernier possède quelque chose que les Diallobé n’ont pas.
L’envahisseur tient sa victoire de ses progrès scientifiques et technologiques. Aller à
l’école constitue un autre combat de longue haleine engagé contre l’Occident pour s’affranchir
de son joug ; mais aussi un combat contre certaines valeurs rétrogrades du pays des Diallobé qui
les maintiennent dans un état de paupérisation et de sous-développement. C’est dans cet ordre
d’idée que la Grande Royale annonce à l’assemblée des Diallobé que :
L’école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu’aujourd’hui nous aimons et
conservons avec soin, à juste titre. Peut-être notre souvenir lui-même mourra-t-il
en eux. Quand ils reviendront de l’école, il en est qui ne nous reconnaîtront pas.
Ce que je propose c’est que nous acceptions de mourir en nos enfants et que les
82
étrangers qui nous ont défaits prennent en eux toute la place que nous aurons
laissée libre. (57)
L’affaiblissement de l’autorité spirituelle ou la défiance à son égard comme l’obstacle pour « lier
le bois au bois » afin de répondre aux besoins nouveaux des Diallobé renforce la position et
l’influence de la Grande Royale. D’ailleurs, les hommes du Diallobé « voulaient apprendre à
‘ mieux lier le bois au bois ’. Le pays dans sa masse, avait fait le choix inverse de celui du
maître…. Les Diallobé voulaient plus de poids» (42-43). La Grande Royale, supplantant son
frère le chef des Diallobé, pour représenter le temporel, pense que le temps est venu
d’embrasser le modernisme. Pour cela, elle suit le courant de l’histoire, le commun des Diallobé
qui a des préoccupations, des contingences immédiates différentes de celles du maître. Elle se
fait la voix de la multitude silencieuse des Diallobé. L’école nouvelle est une mort qui annonce
une résurrection. C’est dans cet ordre d’idée qu’il faut comprendre ses propos : « il faut
apprendre chez eux l’art de vaincre sans avoir raison. Au surplus, le combat n’a pas cessé
encore. L’école étrangère est la forme nouvelle de la guerre que nous font ceux qui sont venus »
(47). Et c’est l’élite composée de la noblesse qui pourrait assurer la résurrection selon la Grande
Royale. C’est le départ annoncé de Samba Diallo et du reste de l’élite à l’école étrangère.
Chevrier, pour sa part, analysant la position de la Grande Royale, fait remarquer que :
La rencontre interculturelle se traduit par une adhésion inconditionnelle aux
valeurs du vainqueur, non pas en vue de s’assimiler, mais dans une perspective de
revanche : c’est toute la stratégie de la Grande Royale. […] Il s’est produit une
évolution dans les moyens de conquête mis en œuvre par l’Occident, puisqu’à la
sujétion par les armes succède en effet une conquête infiniment plus subtile et
83
plus pernicieuse, qui est la conversion des esprits aux modes de penser et d’agir
européens par l’école. (109)
Nous devons voir dans la proposition de la Grande Royale non une abdication mais une position
réaliste qui peut sauver à long terme le pays des Diallobé. Il est difficile de réfuter la thèse que
l’école nouvelle cherche à conquérir l’intérieur (les âmes) et l’extérieur (les corps) pour exercer
une domination totale et durable. La Grande Royale est consciente du problème mais pas de sa
portée. La Grande Royale sait que quand les enfants « reviendront de l’école, il en est qui ne
nous reconnaîtront pas ». Toutefois, il y en qui deviennent étrangers à eux-mêmes et aux autres
car aucune identité ne peut être retrouvée. Dans le même ordre d’idée, Gandonou insiste que
« l’école française participe d’une logique, d’un système qui n’a rien à voir avec l’Afrique, ses
intérêts, ses problèmes fondamentaux. Elle participe de la colonisation laquelle est synonyme de
domination étrangère, d’arrachement à soi et de détournement vers l’Autre. A l’école de l’Autre,
l’enfant noir devient un autre, devient ce que veut l’Autre » (293). C’est en fait ce que craignent
les tenants du foyer qui ont une conscience aigue du danger que représente l’école nouvelle pour
les valeurs traditionnelles des Diallobé. A cet égard, la décision d’envoyer les enfants à l’école
étrangère est un grand coup porté aux ambitions du maître qui voulait faire de Samba Diallo son
successeur et un coup aussi contre le chevalier qui côtoie et connaît le monde occidental.
Le maître, résigné à laisser Samba Diallo aller à l’école nouvelle, veut tout de même
s’assurer que l’enseignement reçu au foyer perdurera, servira de viatique : « Tu n’oublieras pas
la Parole, n’est-ce pas, mon fils ? Tu n’oublieras jamais ? » (78). Le narrateur ne nous donne pas
la réponse de Samba Diallo à la question ou recommandation pressante de Thierno. C’est
pourquoi le maître fait une prière silencieuse pour le disciple : « Seigneur, …n’abandonne jamais
cet enfant. Que la plus petite mesure de Ton empire ne le quitte pas, la plus petite partie du
84
temps » (79). C’est presque la même prière qu’il avait faite mentalement lorsque « son regard
avide admirait et son attention buvait la parole du garçonnet » (15). Il faut cependant signaler le
changement de « l’homme qui s’éveille en cet enfant » (16) dans la première prière par « cet
enfant » (79) dans la seconde. Samba Diallo montre le cheval « Tourbillon » comme cadeau du
chef des Diallobé au maître. Les exclamations du maître, « Mais comme tu es beau, Seigneur,
comme tu es beau ! » (78) à l’endroit de Samba Diallo et celles à l’endroit du cheval
« Tourbillon », « Ce cheval est trop beau ! Je ne puis pas cependant en faire un cheval de trait»
(78), sont des analogies frappantes. Le maître refuse le cheval parce qu’ « On ne peut demander
au pur-sang de tirer la charrue » (78). De la même manière, c’est une allusion à Samba Diallo, de
famille noble, « la tète trop haute » (79), retirée du foyer parce que cela ne lui sied plus. C’est
pourquoi, le maître a fait cadeau du cheval pur-sang au directeur de l’école au motif que « Cette
bête sémillante assurait le maître, serait mieux à sa place à l’école nouvelle qu’au Foyer-
Ardent… » (79). Toutefois, il autorise Samba Diallo à remettre aux disciples « la totalité des
cadeaux qu’on lui avait faits » (79). Ce geste amène Thierno à associer les disciples à la prière
mentale qu’il faisait jusque là seul pour Samba Diallo : « Nous prierons pour toi, mon enfant »
(79). Ce passage montre la profondeur des liens entre le maître et le disciple. On saisit en outre
les subtilités du maître pour protester contre l’école étrangère. Mais le maître n’est pas le seul à
souffrir de la décision d’envoyer Samba Diallo à l’école nouvelle.
Le chevalier se sent trahi par sa famille. Là ou la Grande Royale voit une renaissance, le
chevalier y voit un suicide : « Que ne comprennent-ils, tous ceux-là, jusque dans ma famille, qui
se précipitent, que leur course est un suicide, leur soleil un mirage ! » (80). Les Diallobé sont
obnubilés par l’école nouvelle. Or le chevalier est pessimiste sur la nature de l’école nouvelle.
85
L’école nouvelle est, selon lui, ce « nouveau mal des ardents que l’Occident répand » (82) ou le
feu de Saint Antoine qui menace le feu des foyers du maître. Ces réflexions du chevalier laissent
entrevoir l’aventure de l’école pour les Diallobé. Ils ne réfléchissent pas sur les conséquences
d’une telle aventure. Leur incapacité à prendre « le temps qu’il faut, pour trier et choisir,
assimiler ou rejeter » les prédisposent à se métamorphoser en l’espace d’une génération, sous
l’action de ce nouveau mal des ardents que l’Occident répand » (82). Samba Diallo, saisissant la
tension intérieure de son père, son pessimisme sur l’aventure de l’école étrangère, fond en larmes
et regrett[e] mille fois son départ du Foyer-Ardent. Il tient à offrir à ses parents, la Nuit du
Coran pour montrer l’œuvre alchimique accomplie par le maître du foyer.
Dans la Nuit du Coran, Samba Diallo franchit plusieurs étapes dans la réalisation
spirituelle. Les étapes sont marquées par l’adverbe « progressivement » qui revient trois fois.
Tout comme la nuit emplie « d’une exaltation mystique », un premier état mystique envahit
Samba Diallo. Son état se conforme à l’ambiance mystique qui prévaut à l’extérieur. Toute
activité profane est anéantie, tout bavardage inutile avait cessé « Toute parole [sauf la Parole]
avait cessé dans la maison » (83). La « voix à peine audible » de Samba Diallo tire le chevalier,
« nonchalamment étendu », de sa position horizontale. Le chevalier connaît lui aussi un état
mystique en écoutant la Parole, la même ivresse que connaît le maître « buvant la parole ». La
gradation est perceptible tant au niveau du père que du fils. Le chevalier se trouve maintenant
dans une position verticale, « dressé », en « lévitation ». Par la loi d’attraction, par la force de
l’amour la mère aussi se détache « du groupe des femmes ». Samba Diallo mesure l’importance
de la Nuit, un rituel observée de « génération en génération depuis des siècles ». Mais aussi cette
Nuit clôt le chapitre du foyer et ouvre celui de l’école étrangère « Car, cette nuit...marquait un
terme » (84). Le ciel de la contemplation, de la théophanie se ferme, « le verrou constellé rabattu
86
sur une époque révolue… qu’il importait de glorifier une dernière fois » (84). La Nuit montre
aussi la voie de l’illumination spirituelle.
A la deuxième étape, sa voix va crescendo, « progressivement … comme liée à la
poussée des étoiles » (84), atteint son paroxysme et devient « une plénitude pathétique » parce
que « Du fond des âges…un long amour aujourd’hui [est] menacé ». Il s’agit de l’amour divin.
Il passe de l’amour filial à l’amour divin. La plénitude de l’amour filial, du sentiment du devoir
accompli le propulse, le transporte dans la deuxième étape de sa progression pour qu’il vienne à
goûter l’amour divin.
A la troisième étape, le bourdonnement de la voix suggère la présence d’un grand
nombre de voix qui participe à la récitation : « Il lui sembla que sa voix était devenue
innombrable et sourde comme celle du fleuve certains soirs» (85). La récitation a des témoins
qui y participent, s’identifient à lui car « Insensiblement, se levant de profondeurs qu’il ne
soupçonnait pas, des fantômes l’envahissaient tout entier et se substituaient à lui » (84-85). Il
devient l’instrument des fantômes de ses ancêtres, leurs voix. C’est ainsi que « Longtemps, dans
la nuit, sa voix fut celle des fantômes aphones de ses ancêtres qu’il avait suscités. Avec eux, il
pleura leur mort ; mais aussi longuement, ils chantèrent sa naissance » (85). Il s’agit là de la
naissance de Samba Diallo dans le monde de la spiritualité, un monde menacé par la
fréquentation de l’école nouvelle. Le débat entre le chevalier et Lacroix est à ce titre révélateur.
Le dialogue entre le chevalier et Lacroix, administrateur colonial, sur les conceptions
africaines et européennes du monde montrent le grand fossé qui sépare les représentants de deux
mondes en présence. Le chevalier semble avoir fait la synthèse de la culture Diallobé et de la
culture occidentale. Etre d’intérieur (mon père ne vit pas, il prie), il comprend aussi la
philosophie occidentale et ses dangers sur l’inconscient collectif de son peuple brutalement
87
réveillé depuis ce « matin de gésine ». Quant à Lacroix, instrument et représentant de l’ordre
colonial, il est tourné vers l’extérieur, les conquêtes, et les progrès scientifiques lesquels sont
synonymes de vérité : « Nous conquérons un plus de vérité, grâce à la science » (89).
Evidemment, Lacroix croit à ce qui est palpable, ce qui assure à l’homme la domination de son
environnement voire la domination d’autres peuples. Le chevalier, garant de la foi musulmane,
prend le contre-pied. Il est beaucoup plus préoccupé par le voyage intérieur, sa soumission à son
Créateur. Pour le chevalier réfutant les idées de Lacroix, « l’évidence est une qualité de surface.
Votre science est le triomphe de l évidence, une prolifération de la surface. Elle fait de vous les
maîtres de l’extérieur mais en même temps elle vous y exile de plus en plus » (90). Le chevalier
tout comme la Grande Royale espère que l’élite va arrêter l’extérieur qui les envahit. Il reconnaît
qu’il a envoyé son enfant à l’école nouvelle mais insiste sur le fait que c’est dans le but d’arrêter
l’extérieur. S’adressant à Lacroix, le chevalier déclare : « J’ai mis mon fils à l’école parce que
l’extérieur que vous avez arrêté nous envahissait lentement et nous détruisait. Apprenez-lui à
arrêter l’extérieur ….L’extérieur est agressif. Si l’homme ne le vainc pas, il détruit l’homme et
fait de lui une victime de tragédie » (91). Donc, la mission assignée à Samba Diallo est
d’apprendre à freiner les poussées envahissantes de l’extérieur.
Nous retrouvons cette tendance dans la littérature coloniale et postcoloniale qui consiste à
investir les attentes d’un peuple dans l’aventure occidentale d’un fils du pays. Gandanou, en
effet, observe que « L’intellectuel africain est assez généralement perçu dans son milieu comme
un grand homme, un messie. Il est le nouveau Prométhée qui va chercher chez les Dieux en
Occident le feu sacré du progrès scientifique et technique » (290). C’est pourquoi le père de
Camara Laye dans l’Enfant noir l’enjoint de réussir à l’école parce que le pays a besoin de gens
comme lui. Camara Laye a fréquenté d’abord l’école coranique avant d’entrer à l’école française.
88
Le père s’exprime en ces termes : « Oui, je veux que tu ailles en France ; je le veux aujourd’hui
autant que toi-même : on aura besoin ici sous peu d’hommes comme toi…Puisses-tu ne pas nous
quitter pour longtemps ! » (214-15). En cela, le père de Camara Laye, musulman, un forgeron
resté attaché à l’Islam et aux traditions est un visionnaire. Il voit en l’école les réponses aux
questions d’existence qui les assaillent. Il a pris le soin d’abord d’envoyer son enfant a l’école
coranique selon les propos même du protagoniste : « J’ai fréquenté très tôt l’école. Je
commençai par aller à l’école coranique, puis, un peu plus tard, j’entrai à l’école française »
(Camara 81). Ensuite, Camara Laye va subir les épreuves de l’initiation. Les parents s’assurent
que les enfants qui vont à l’école possèdent une base fondamentale de leur culture. Toutefois, il y
a le désir d’avoir une formation élitiste pour les enfants scolarisés à l’école française. Mariama
Bâ, dans Une si longue lettre, parle de génération charnière et de l’engouement pour l’école
française. Bâ par la bouche du personnage de Rama écrit : « Debout, dans nos classes
surchargées, nous étions une poussée du gigantesque effort à accomplir, pour la régression de
l’ignorance » (38). Ces exemples permettent d’étayer et de reconnaître avec force la mission
salvatrice de cette génération charnière. Samba Diallo en fait partie parce que choisi parmi
l’élite, la noblesse du pays des Diallobé, pour aller en Occident apprendre à « lier le bois au
bois ».
En faisant ses études à Paris, Samba Diallo est mis en demeure de défendre son identité
religieuse et sa vie spirituelle. Lors de sa visite chez son amie marxiste, Lucienne, il doit décliner
un verre d’alcool qui lui est offert : « Ma religion l’interdit. Je suis musulman » (123). Mais ce
fait anodin et d’autres séries de rencontres et de dialogues vont exposer le conflit intérieur de
Samba Diallo. C’est ce qui fait dire à Wehrs que “Samba’s internal turmoil thus revolves around
his relationship with a succession of voices: the voices of his Islamic master, his pious and
89
conservative father, his pragmatic and accommodationist aunt, his European teachers and
Parisian friends” (56). Chez Lucienne, la conversation tourne autour du projet d’avenir de Samba
Diallo. Les propos de Samba Diallo traduisent son trouble intérieur :
Tout dépendra de ce qu’il sera advenu de moi au bout de tout cela. Vous savez,
notre sort à nous autres, étudiants noirs, est un peu celui de l’estafette…Il arrive
que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par notre aventure
même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous
n’avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres.
Quelquefois, la métamorphose ne s’achève pas, elle nous installe dans l’hybride et
nous y laisse. Alors, nous nous cachons, remplis de honte. (124-125)
Samba Diallo parle en connaissance de cause ou alors il entrevoit l’issue de son cheminement.
Sait-il cela en observant l’expérience des autres, ou est-ce par intuition ? En employant « nous »,
il semble indiquer que son itinéraire n’est pas différent de celui des autres étudiants noirs. Il fait
sien l’hypothétique retour aux sources auquel sont confrontés les étudiants noirs. Le mot « sort »
dénote la situation aléatoire des étudiants noirs, les dangers parsemés sur leur itinéraire. Les
termes « capturés », « vaincus », les impersonnels « il sera advenu », « il arrive », « il nous
apparaît » renforcent cette idée. Tout cela traduit la perte d’identité. La captivité révèle la
métamorphose jusque là insoupçonnée. La volonté, « le sort à nous autres », semble avoir si peu
de part dans cette métamorphose. Le mot « soudain » accentue le caractère, inattendu, insidieux
de la métamorphose. Ainsi que le note Sylvie Camet, « Sans le savoir nous sommes tous non
seulement doubles mais multiples, puisqu’il suffit de nous déraciner pour que nous ne soyons
plus examinés selon les critères de valeur pour lesquels nous nous sommes façonnés. Notre
suprématie s’effondre lorsque notre géographie nous désoriente » (372). Or Samba Diallo vit loin
90
de son écosystème spirituel menacé chez lui par l’école étrangère et méconnu en Occident
pendant son exil. Le cheminement de Samba Diallo est ardu dans la mesure où il n’a pas cessé de
se métamorphoser. Ainsi que le note Irele:
The ambivalence that sets in within Samba Diallo is made of a conflict between
two sets of impulses: on the one hand, between an instinctive allegiance to a way
of life that has shaped his very being, … on the other, between his respect and
admiration for the metaphysical courage involved in the European position and
his horror at the historical result it has encouraged- the estrangement of man from
the world of nature. The two sets of impulses work against each other and cancel
out, leaving him without any firm point of reference for his moral and spiritual
orientation. (171)
Pour Samba Diallo, l’hybride c’est la honte. C’est la « métamorphose qui ne s’achève pas » ou la
synthèse qui n’a pas lieu. L’intellectuel africain après avoir assimilé les valeurs de l’Occident
n’arrive pas toujours à faire la synthèse des cultures africaines et occidentales. Camet note que
« l’hybridité correspond à une situation de crise : crise à l’origine de celui qui a l’intuition de son
conditionnement…. Entrainé par le flux des métamorphoses…l’individu ne saurait s’éprouver
encore comme une totalité, il force à s’interroger sur ce qu’est la partie, la fraction. L’hybride
n’est pas lui-même, mais sa contradiction, il se tient aux frontières de ce qu’il n’est pas » (372-
73). Toutefois, Samba Diallo en déclarant que son combat est loin « dans la pénombre de nos
origines » (153) se place en dehors de l’hybridité. Il précise d’ailleurs l’objet du combat : « Moi,
je ne combats pas pour la liberté, mais pour Dieu » (154). S’il combat réellement pour Dieu, son
cheminement le mènera à l’Unicité.
91
Samba Diallo voit que l’Occident privilégie l’extérieur. Il sent une sorte de vacuité. La
vie intérieure qu’il avait développée au pays des Diallobé par les soins du maître lui échappe peu
à peu, s’effrite. C’est avec une réelle quête et une pointe de nostalgie qu’il dit : « Je voudrais
plonger, plonger en moi, au plus profond de moi, sans pudeur. Je voudrais tant savoir si j’ai
seulement rêvé de tout ce bonheur dont je me souviens, ou s’il a existé ». Il lui était possible au
pays des Diallobé de pénétrer le monde intérieur. Il concède que « l’Occident poursuit
victorieusement son investissement du réel. Il n’y a aucune faille dans son avancée. Il n’est pas
d’instant qui ne soit rempli de cette victoire » (164). Ce constat éveille une prise de conscience
au niveau de Samba Diallo qui pressent les dangers qui le guettent : « Nous n’aurons jamais la
maîtrise de la chose…C’est le même geste de l’Occident, qui maîtrise la chose et nous colonise
tout à la fois. Si nous n’éveillons pas l’Occident à la différence qui nous sépare de la chose, nous
ne vaudrons pas plus qu’elle, et ne la maîtriserons jamais. Et notre échec serait la fin du dernier
humain de cette terre » (167).
Bien que préférant la santé de l’esprit à celle du corps comme son maître Thierno, Samba
Diallo se trouve incapable de faire la synthèse des cultures. La synthèse est-elle possible ? Que
faut-il prendre, que faut-il laisser ? Samba Diallo répond de façon philosophique : « Je ne suis
pas un pays des Diallobé distinct, face a un Occident distinct, et appréciant d’une tête froide ce
que je puis lui prendre et ce qu’il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux.
Il n’y a pas une tête lucide entre deux termes d’un choix. Il y a une nature étrange de n’être pas
deux» (164). Cette nature étrange ne permet pas à Samba Diallo de trouver l’équilibre intérieur,
l’harmonie. Samba Diallo dont le combat est « dans la pénombre de nos origines » (153), dans la
quête de sa nature primordiale ne devrait pas connaître la crise d’identité s’il suivait la voie
mystique du maître des Diallobé. A ce sujet , Abiola Irele note que “In Samba Diallo, his tragic
92
hero, Kane offers what amounts to an archetypal figure of the burdened assimilé, torn between
two conflicting frames of moral and spiritual reference…and his sense of an original self and
aspiration to an original identity” (152). Par conséquent, les éléments de la « moindre éclipse »
dont parlait le maître sont réunis en Samba Diallo tout au long de son séjour en Occident.
Comme le précise Charles Bonn, Kane montre « dans un récit philosophique, l’incompatibilité
entre une Afrique mystique et une Europe rationaliste qui a étouffé, il y a plusieurs siècles, ses
propres racines spirituelles» (255). Il vient même à oublier de prier. La réflexion philosophique
s’est emparée de lui. Il est pris entre les enseignements spirituels du maître et le nouvel esprit
cartésien. A ce sujet, Irele écrit que “His decision to study philosophy thus grows naturally out
of his earlier experience within his own environment. Yet it is through philosophy that he makes
full contact with the rational tradition of Europe which, by driving an intellectual wedge between
his individual awareness and the life and religion of his people, leads to that inner disengagement
that is the essence of his ambiguity” (171). Or pour un itinérant en quête de l’Absolu, la
philosophie devient un marais fangeux. Samba Diallo en est conscient puisqu’il le reconnaît :
« Jai choisi l’itinéraire le plus susceptible de me perdre » (125). Cela est d’autant plus vrai que
son père, le chevalier, lui écrit que « c’est là quand il ne s’agit plus de philosopher, que les
esprits forts trébuchent piteusement et s’ensablent » (177).
La lettre du chef des Diallobé dans laquelle il se décrit lui-même comme « l’éminence
qui accueille et réfléchit les premiers rayons venus des profondeurs du monde...l’arrière- garde »
(135) plonge Samba Diallo dans une méditation profonde sur sa propre condition d’existence en
Occident en même temps qu’il éprouve de la nostalgie pour ce qu’il a laissé au pays des
Diallobé. Il établit un parallèle entre la condition du chef et la sienne propre. Pour Samba Diallo,
le chef « était lui-même, il était le pays, et cette unité n’était fissurée d’aucune division ». Quant
93
à Samba Diallo lui-même : « J’ai été le souverain qui, d’un pas de maître, pouvait franchir le
seuil de toute unité, pénétrer au cœur intime de l’être, l’envahir et faire un avec lui, sans que nul
de nous débordât de l’autre. Chef des Diallobé, pourquoi a-t-il fallu que je franchisse la frontière
de ton royaume ? » (135-136). L’emploi du passé signale une époque révolue. Samba Diallo
parle d’expériences mystiques qui ont lieu à une époque donnée dans un espace déterminé , à
l’intérieur des frontières de son pays. Il n’y avait pas de conflit en lui, ni de dualité. Il était
capable de se fondre en l’être, de prendre sa forme. Il régnait en « souverain », en « maître »
aussi bien sur l’intérieur que sur l’extérieur. Ce regard nostalgique sur ses états mystiques passés
dans le pays Diallobé, le retrait du maître marqué par le passage du turban du maître à Demba, le
chef des Diallobé devenu « l’obstacle que les hommes contournent pour ne pas l’abattre » (136),
permettent à Samba Diallo de découvrir la profondeur de la solitude de l’être. Prenant exemple
sur son maître, Samba Diallo veut fuir « l’arène où s’enchevêtrent leurs désirs, leurs infirmités,
leur chair » (138). Il a un système de reflexe défensif et veut trouver refuge en lui-même dans
les propos suivants: « je ne suis que moi-même. Je n’ai que moi » (138). Toutefois, Samba Diallo
ne se sent non plus à l’intérieur des frontières de l’Occident. Selon Irele:
In L’Aventure ambigue, as in Laye’s L’Enfant noir, the personal drama of the
hero resides in a radical change from a positive state to a negative state. The tragic
implication of his adventure derives from the process that forces him out of a
familiar and hospitable world into an exterior and hostile world. In both works the
spiritual conflict is related to the interruption in the normal process of growth and
maturity within its natural habitat of a young and sensitive soul. (169)
Samba Diallo est à la recherche d’un espace et d’un temps pour sentir pleinement Dieu. C’est
pourquoi, il fuit l’arène où les egos, l’âme charnelle des Diallobé s’enchevêtrent. La lettre du
94
chef des Diallobé lui permet de faire le point, l’analyse de sa propre évolution spirituelle, de sa
métamorphose. Mais, « Tard dans la nuit, il s’aperçut qu’il avait oublié de faire sa prière du soir,
et dut se faire violence pour se relever et prier » (138). C’est un signe avant-coureur de la
négligence des pratiques exotériques.
La métamorphose est réelle car Samba Diallo sent qu’il est « un instrument qui s’évide
déjà» (138). Samba Diallo ne semble pas se remettre en cause quant à sa fidélité au service, à
l’amour divin. Tout se passe comme si dans la quête spirituelle, l’effort personnel joue peu de
part. Il se met dans la position de l’amant qui se plaint des caprices ou de l’éloignement de la
bien-aimée. Pour Samba Diallo, l’amour divin l’a saisi sans que sa volonté propre y ait quelque
part : « Tu m’as voulu » (139). C’est Dieu qui a fait éclore « cette lueur » et c’est Lui qui est
responsable de son maintien. Samba Diallo était « le même flot que tout » or ce flot est menacé
par « le flot de leur mensonge qui s’étend » (139). C’est pourquoi de peur d’être emporté par « le
flot de mensonge » Samba Diallo confie ses appréhensions à son père. On remarque l’emploi de
l’imparfait itératif dans la conversation intime avec Dieu pour marquer son existence dans le
passé remplie de la présence divine, de l’extase dans la douleur : « Je suis bien cette âme que Tu
faisais pleurer en l’emplissant… .Je te sentais la mer profonde d’où s’épandait ma pensée….Par
Toi, j’étais le même flot que tout » (138-139). Il baignait dans l’océan de l’Unité. Il était le
fleuve qui s’était jeté à la mer.
Samba Diallo, un exilé loin de son pays natal, cherche le chemin qui le mènera à sa
nature primordiale, aux expériences mystiques de son enfance, dans la pénombre de ses origines.
La rencontre avec le personnage de Pierre-Louis, un magistrat antillais qui a servi en Afrique,
est salutaire en ce sens qu’elle intervient à un moment où la solitude, l’impression de vide, le
découragement l’envahissent. Samba Diallo reconnaît que Pierre-Louis l’a sauvé du
95
découragement qui l’envahissait. Il ne trouve pas de point d’ancrage qui lui permette de recevoir
le flot continu de l’expérience mystique. La pierre d’achoppement est que la prise de conscience
n’entraîne pas ipso facto la synthèse des deux cultures. Il y a un grand achoppement qui l’installe
dans la dualité créant ainsi une tension intérieure. Bonn note que « Samba Diallo, dans
L’Aventure ambigüe, devient un être hybride, cela est lié à son voyage et à l’incompatibilité de
deux cultures qu’il a assimilées avec la même ardeur : la scission vient du monde extérieur »
(261). Ce sont ces distances du monde que craignait le maître et qu’il appelait « la moindre
éclipse ». Samba Diallo ne retrouve plus le chemin qui mène au « cœur du monde ». Les repères
sont brouillés pour lui. Selon Gandonou, « Samba Diallo, le héros, flotte pour sa part entre les
deux systèmes de pensée sans parvenir à se déterminer pour l’un ou pour l’autre, et c’est
précisément ce qui fait son drame » (109). Toutefois, il faut convenir avec Samba Diallo lui-
même qui déclare : « Il se peut, après tout, que plus que mon pays, ce que je regrette, ce soit mon
enfance » (162). Samba Diallo n’arrive pas à remonter aux expériences mystiques de son
enfance, à la Nuit du Coran par exemple. L’apparition du visage du maître lui arrache l’aveu que
« les ténèbres [le] gagnent » et qu’il ne « brûle plus au cœur des êtres et des choses » (174). Le
visage impassible « grave et attentif » du maître est comme celui d’un juge. La conversation
intime avec le maître montre que Samba Diallo a besoin d’un guide spirituel pour le faire
ressusciter dans le monde de la spiritualité. Samba Diallo reconnaît qu’il est sur le point de
s’égarer totalement. C’est alors qu’il écrit à son père.
Nous ne savons pas s’il y a eu une correspondance régulière entre Samba Diallo et le
chevalier ; mais la lettre de son père fait suite aux inquiétudes de Samba Diallo sur son
cheminement spirituel en Occident. Rappelons qu’après avoir lu la lettre du chef des Diallobé sur
la distanciation entre lui et son peuple, le manque de ferveur religieuse, l’engouement des
96
Diallobé à fréquenter l’école étrangère, Samba Diallo eut des difficultés pour accomplir la
dernière prière du jour et songea à écrire à son père. La lettre du chevalier invite Samba Diallo à
mettre fin à son séjour en Occident. Ce retour au pays des Diallobé est d’autant plus nécessaire
que Samba Diallo est habité par « un trouble plus personnel et plus profond » (176).
La lettre du chevalier, dont le ton est grave comme le visage du maître dans
l’hallucination, soulève la question de l’effort humain dans la quête de l’Absolu. Elle dénonce la
tendance récriminatrice de Samba Diallo qui consiste à attribuer son manque de plénitude
spirituelle à Dieu plus qu’à son manque d’ardeur dans la pratique religieuse. Les questions du
chevalier portent sur la pratique religieuse de Samba Diallo. Pour le chevalier, Samba Diallo
devrait faire son propre examen de conscience en se posant la question de savoir s’il donne à
« Dieu toute sa place, dans [ses] pensées et dans [ses] actes » et s’il s’efforce de « mettre [ses]
pensées en conformité avec Sa loi » (176). Le chevalier met l’accent sur l’effort personnel, la
liberté de l’être, la pratique de l’ascèse dans la quête de Dieu : « « Nous sommes libres !...Ton
salut, la présence en toi de Dieu vivant dépendent de toi. Tu les obtiendras si tu observes
rigoureusement d’esprit et de corps, sa loi, que la religion a codifiée » (175-76). La lettre du
chevalier est en fait une lettre au disciple qui lance des récriminations contre Dieu pour son
propre égarement. De plus, le chevalier doute que Samba Diallo observe rigoureusement les
cinq prières quotidiennes et nous pensons que sa question « sais-tu seulement le chemin de la
mosquée ? » montre que Samba Diallo ne fréquente pas les milieux qui peuvent l’aider à
solidifier sa foi. Contrairement à Amadou Bâ, Samba Diallo ne fréquente pas les milieux
spirituels musulmans en Occident. Il n’y a pas de correspondance régulière entre lui et le maître
ou son père, des personnes qui peuvent l’aider à cheminer dans la voie spirituelle. Quant au
sentiment de Samba Diallo que Dieu l’a abandonné parce qu’il ne le sent plus avec « la même
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plénitude que dans le passé, le chevalier lui rappelle le verset coranique, « plus proche que
l’artère carotide », que nous reproduisons en entier : « Nous avons effectivement créé l'homme et
Nous savons ce que son âme lui suggère et Nous sommes plus près de lui que sa veine
jugulaire » (Coran 50 :16).
Samba Diallo, qui ne sait peut-être plus le chemin de la mosquée, du moins selon le
chevalier, retourne au pays des Diallobé. Contrairement à Amadou Bâ, il n’hérite pas d’un
bonnet ou turban de son maître. Le maître est déjà mort et le turban est revenu à Demba de son
enfance qui aimait le taquiner pour le sortir de ses gonds. Cependant, le fou prend Samba Diallo
pour le maître. C’est la preuve aussi que le fou n’a jamais reconnu Demba comme le successeur
du maître. Mais Samba Diallo montre de l’exaspération quand le fou l’appelle « maître ». Le
fou reste attaché à Samba Diallo de la même manière qu’il l’était au maître des Diallobé.
Toutefois, les rapports entre le fou et Samba Diallo s’annoncent difficiles. Les phrases
négatives telles que « je ne suis pas le maître », « je ne vais pas à la mosquée », « ne plus
m’appeler à la prière », dominent les répliques que Samba Diallo adressent au fou. De plus, le
fou veut obliger Samba Diallo à aller a la mosquée: « Maître, il est l’heure de prier, allons à la
mosquée, dit le fou en saisissant Samba Diallo au menton, comme pour le forcer à le regarder »
(178). Le refus de Samba Diallo d’aller à la mosquée signifie-t-il le déclin de sa foi ou le rejet de
la contrainte exercée sur lui par le fou. ? Refuser d’aller à la mosquée ne veut pas nécessairement
dire que l’on ne prie pas ou que l’on ait perdu la foi. La prière peut être faite individuellement ou
collectivement. Il est évident que Samba Diallo ne supporte pas les appels pressants à la prière
du fou d’autant plus que ce n’est pas la première fois ainsi que le montre l’adverbe déjà : « Je
t’ai déjà dit de ne plus m’appeler à la prière ». On ne peut pas affirmer avec certitude que Samba
Diallo n’accomplit plus les prières canoniques. Contrairement à Amadou Bâ et Fama
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Doumbouya, le personnage de Samba Diallo est celui qui refuse ouvertement d’accomplir les
prières canoniques. Samba Diallo essaie de faire entendre raison au fou en lui rétorquant ce que
tout musulman est sensé savoir et respecter : « On n’oblige pas les gens à prier. Ne me dis plus
jamais de prier » (185). Le Coran ne dit-il pas « Nulle contrainte en religion! » (Coran 2 :256).
Or quand il s’agit de l’invitation à la prière, le fou a la manie de saisir Samba Diallo au menton.
Le fou tire Samba Diallo en empruntant le chemin qui conduit à la Cité des Morts, dépassant la
Vieille Rella et s’arrête au tertre du maître. Au cimetière, ayant constaté que Samba Diallo
n’avait pas prié sur la tombe du maître, « le fou vint se planter devant lui, et lui saisit le menton,
avec violence » (185). Le fait de saisir le menton de Samba Diallo constitue un prélude d’actes
violents. Il est important de noter que la gradation des contacts épidermiques conjugués avec
l’état mental du personnage du fou augure l’irréparable. Samba Diallo, plongé dans une
conversation intime avec son maître, fait son examen de conscience : « je ne crois plus grand-
chose, de ce que tu m’avais appris. Je ne sais pas ce que je crois. Mais l’étendue est tellement
immense de ce que je ne sais pas, et qu’il faut bien que je croie » (186). Le fait de reconnaître
l’immensité des choses qu’il ne sait est en soi un savoir. Samba Diallo désire aussi la présence
du maître dans sa vie à l’étape actuelle de son cheminement spirituel. Il vient à comprendre
l’importance de l’effort personnel dans la quête de l’Absolu : « Ton Ami, Celui qui t’a appelé à
Lui, ne s’offre pas. Il se conquiert. Au prix de la douleur » (186). La douleur engendrée par la
quête est une douleur exquise pour les itinérants qui meurent « joyeusement » car l’Ami est le
prix de cette conquête. Ceux qui tentent de se rapprocher de Lui mènent une guerre sainte contre
eux-mêmes pour se vider de tout ce qui n’est pas Dieu : « En mourant parmi la grande clameur
des combats livrés au nom de ton Ami, c’est eux-mêmes que tous ces combattants voulaient
chasser d’eux-mêmes, afin de se remplir de Lui » (186). Il s’agit de la Grande Guerre sainte qui
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est de mourir avant de mourir. Les itinérants se débarrassent de leur ego, de toutes les formes de
polythéismes et meurent à eux-mêmes car au bout de la quête il n’y a que l’Un.
Samba Diallo est tiré de sa conversation intime avec le maître par le fou qui attire son
attention sur l’heure de la prière : « L’ombre, descend, voici le crépuscule, prions, dit le fou,
gravement » (186). Le crépuscule est beaucoup évoqué dans le roman non seulement pour
annoncer l’heure de la prière comme dans « voici le crépuscule et il faut que je prie » (71) ou
encore dans « « Mais voici l’heure du crépuscule. Prions » (114) mais aussi pour signifier la
mort dans les expressions telles que la « mort pathétique et belle du jour » (72). Toutefois, ce
crépuscule au cimetière est différent des précédents : « A l’horizon, le soleil couchant avait teint
le ciel de pourpre sanglante. Pas un souffle n’agitait les arbres immobiles. On n’entendait que la
grande voix du fleuve, répercutée par ses berges vertigineuses. Samba Diallo tourna son regard
vers cette voix et vit, la falaise d’argile…il avait longtemps cru que cette immense crevasse
partageait l’univers en deux parties que soudait le fleuve» (184). Ce crépuscule est marqué par
l’immobilité, la nature semble pétrifiée comme flairant un événement grave. Il est à rapprocher
du crépuscule passé en compagnie de Jean, fils de Lacroix : « Il [Samba Diallo] restait immobile.
Rien ne vivait en lui, que cette voix qui parlait au crépuscule » (71). De part et d’autre, on note
l’immobilisme, l’absence de vie et la présence de la voix. Le manque de souffle dénote l’idée de
mort, manque de souffle ; la couleur pourpre sanglante signale la violence. La nature se prépare à
être le témoin de quelque chose de dramatique, de macabre, de lugubre, de violent. En vérité, ce
crépuscule est différent des crépuscules d’exaltation et de ferveur religieuse: le crépuscule du
« rose palissant » (71), « le crépuscule lumineux » de la Nuit du Coran. Dans ce crépuscule au
cimetière, il y a des correspondances d’une part entre la position verticale, immobile, de Samba
Diallo, les « arbres immobiles » et la falaise d’argile, d’autre part entre l’horizon et les tertres.
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Le relief accidenté, les « berges vertigineuses », l’« immense crevasse », annoncent un péril
imminent.
Samba Diallo, qui priait promptement dès que le crépuscule s’annonçait, semble ignorer
l’appel à la prière du fou qui le supplie tout en mentionnant le nom du maître et de son Ami afin
de faire prier Samba Diallo : « Si nous ne prions pas immédiatement, l’heure passera et tous les
deux ne seront pas contents » (186). Le fou utilise un argument péremptoire mais qui ne fait pas
fléchir Samba Diallo. Le verbe « prier » est récurrent dans ce court chapitre 9 de quatre pages.
Le fou implore Samba Diallo de prier ensemble d’où l’emploi de l’impératif « prions », prononcé
sept fois par le fou. Complètement perdu dans ses pensées et ses monologues, Samba Diallo ne
se préoccupe pas du fou. Par conséquent, le fou est excédé par l’indifférence et le silence de
Samba : « Les veines de son visage saillaient. Il était devenu hagard » (187). Il est en train de
perdre complètement le contrôle physique, « les veines saillaient », et le mental, « hagard ».
Samba Diallo semble plus secoué par la vue du tertre de son maître que par les
agissements du fou. Le narrateur pointe d’abord sa caméra sur les organes de Samba Diallo
affectés par le spectacle des tertres .Samba Diallo est secouée par l’émotion à la vue uniforme
des tombes : « une houle profonde montait en lui, le submergeait, lui humectait les yeux, les
narines, faisait trembler sa bouche » (185). Ensuite, la camera suit le fou qui saisit violemment
son menton, « scruta son visage ». Le sourire du fou qui tend à détendre l’atmosphère, à faire
baisser la tension, est en quelque sorte le calme avant la tempête. Enfin, nous suivons la
description du corps du maître dans l’imagination de Samba Diallo. Le maître n’a « plus de
chair », « plus d’yeux », « la terre a absorbé ce corps chétif » (185).
Incapable de faire un choix, Samba Diallo pense contraindre Dieu à le faire à sa place :
« Contraindre Dieu…Lui donner le choix, entre son retour dans votre cœur, ou votre mort, au
101
nom de Sa gloire » (187). Cependant, Laura Rice note “The choice is one and the same” (121).
Le retour de Dieu dans le cœur signifie la mort spirituelle Samba Diallo après le grand jihad
contre son ego. Mourir au nom de Sa gloire est une vie car le Coran dit : « Et ne dites pas de
ceux qui sont tués dans le sentier d'Allah qu'ils sont morts. Au contraire ils sont vivants, mais
vous en êtes inconscients» (Coran 2 :154). Pendant que Samba Diallo se débat intérieurement
pour contraindre Dieu, lui donner le choix, extérieurement le fou veut le contraindre à choisir :
« Dis-moi que tu prieras enfin demain, et je te laisserai [vivre, en paix, t’en aller] …. Tout en
parlant, le fou s’était mis en marche derrière Samba Diallo, fouillant fébrilement dans la
profondeur de sa redingote » (187).
La violence de l’incipit préfigure la violence de l’avant dernier chapitre du roman. Si la
langue de Samba Diallo a fourché en prononçant la Parole, par inadvertance la langue a dit non à
l’appel à la prière. Le premier acte se passe au Foyer-Ardent, le second au cimetière. Le fou est
déterminé à avoir une réponse satisfaisante à sa requête. Une simple promesse pour l’heure
semble le satisfaire : « Promets-moi que tu prieras demain ». Autant le fou montre du zèle pour
la pratique extérieure de la religion, autant Samba Diallo se plonge dans la contemplation. Martin
Lings rapporte l’opinion de son Cheikh Al-Alawî sur la prière canonique : « La prière est inutile
quand on est en communication directe avec Dieu….Mais elle est utile pour ceux qui aspirent à
cette communication et n’y sont pas encore parvenus. Il y a d’autres moyens d’arriver à
Dieu…L’étude de la doctrine. La méditation ou la contemplation intellectuelle sont parmi les
meilleures et les plus efficaces » (31). Samba Diallo est en effet dans une profonde
contemplation mystique qui fait abstraction de tout ce qui est autour de lui, même du fou. Le fou
et Samba Diallo sont donc comme un extérieur et un intérieur qui s’ignorent. Samba Diallo
toujours dans son état mystique dit « Non…je n’accepte… » à haute voix parce que la tension
102
intérieure atteint son paroxysme au même moment où le fou, excédé par le silence de Samba
Diallo, est décidé à mettre fin à ce dialogue de sourds au cas où Samba Diallo ne promettrait pas
de prier demain. La langue encore lui a fourché comme dans l’incipit : « C’est alors que le fou
brandit son arme, et soudain, tout devint obscur autour de Samba Diallo ».Ici, il subit aussi la
violence mais cela lui est fatal.
La mort qu’elle soit spirituelle ou physique est un thème central dans L’Aventure
ambiguë. Après les sévices corporels de l’incipit, le chapitre deux nous présente Samba Diallo
qui parle de la mort « en termes qui ne sont pas de son âge » (35) pour reprendre les propos de la
Grande Royale. La Grande royale met en question la pédagogie du maître, critique
l’inadéquation du thème de la mort avec l’âge de Samba Diallo. Elle croit plutôt que « le temps
est venu d’apprendre à nos fils à vivre. Je pressens qu’ils auront affaire a un monde de vivants ou
les valeurs de mort seront bafouées et faillies » (38). En fait, Thierno veut apprendre à Samba
Diallo à mourir avant de mourir ainsi le disciple « dominera la vie et la mort » (38). Le maître
rejoint en cela Tierno Bokar pour qui « la vie c’est lâcher ». Fama Doumbouya et la mort dans
Les Soleils deviennent également des compagnons. Cheikh Khaled Bentounès explique
l’importance de la mort de l’ego :
Quant à la mort spirituelle de l’ego, elle représente une seconde naissance….Cette
préparation à la mort de l’ego constitue, en réalité, l’événement le plus important
pour le cheminant car il s’agit de mourir à soi pour vivre dans l’Absolu et de
réaliser ainsi l’union divine. Un être qui n’a pas transcendé son égotisme durant
son existence a spirituellement manqué son but….Tout le travail effectué durant
la vie d’un disciple consiste à accéder à cette mort de l’ego. (Le Soufisme 203)
103
Le thème de la mort produit une telle fascination sur Samba Diallo qu’il l’utilise pendant la quête
de sa pitance journalière, rend visite à La Vieille à la Cité des Morts. La scène de la fleur que
Samba Diallo coupe avant le crépuscule pour qu’elle ne devienne pas « une espèce de gousse
sèche épineuse » (69) est révélatrice de son obsession de la mort. En Occident, nous apprenons
par Lucienne que Samba Diallo prépare « un travail sur Phédon » de Platon (121) qui traite de la
mort.
La mort de Samba marque la fin de son voyage vers Dieu et le début du voyage en Dieu.
Comme le note Wehrs,“ In the novel’s final sentences, ultimate reality appears to be unfolded in
I-thou cadences evocative of Qur’anic verse, which might suggest that the reward for faith is
precisely the abrogation of ambiguities inherent in material life, except that Samba’s death is not
release from a life of faith but rather a substitute, or even evasion of, such a life” (76). A ce
propos, les expressions telles que « la vallée desséchée au flot revenu » sont chargées de
symbolisme. La vallée est le réceptacle. Le flot est la connaissance spirituelle qui descend et
coule dans le réceptacle. Les expressions, « Je suis seul. Le fleuve monte ! Je déborde » (190)
font certainement allusion au verset coranique suivant : « Il a fait descendre une eau du ciel à
laquelle des vallées servent de lit, selon leur grandeur. Le flot débordé a charrié une écume
flottante » (Coran 13:17). Samba Diallo se trouve dans un état d’expansion, d’effusion de l’être.
La connaissance spirituelle coule et déborde le réceptacle parce que la Source est infinie. Wehrs
note que “ In a book full of unmerged voices articulating a religious culture’s deep suspicion of
multiple voices, the final voice, drawing upon well established Sufi imagery, would seem to
accord with Samba’s yearning for transcendence, fusion, and loss of boundaries, reasserting the
primacy of metaphysical hierarchy even in the transcendence of form itself” (76). Les
expressions telles que « la grande réconciliation », « plus d’antagonismes » (189), dénotent
104
l’annihilation de l’ego. Samba Diallo renaît à la Réalité parce que le voile de l’existence est
tombé, déchiré. Il était la source de l’ambiguïté, sa propre ombre qui lui cachait Dieu. Samba
Diallo entre « où n’est pas l’ambiguïté » (190) en ce sens qu’elle a été anéantie avec sa mort
physique selon “ the Sufi belief that death involves a submersion of the self in God with goal of
attaining fana’ (extinction) and baqa’ (eternality)” (Rice 91). Il entre en possession de ce qu’il
avait perdu : « Goût retrouvé du lait maternel », « la royauté », « sagesse retrouvée » (191). Il
s’agit ici du retour à la nature primordiale, à l’archétype. Nasr explique les concepts soufis de
fana’et de baqa’de la façon suivante : “ The highest meaning of servanthood is in fact the
realization of our ‘nothingness ’ before God. It is only by passing through the gate of
“annihilation, or what the Sufis call fanā’, that we are able to gain subsistence, baqā’, in God and
to reach the root of our “I” and also therefore the Divine” (13). C’est à ce stade que le « moi » et
le « je » disparaissent. D’ailleurs ils n’ont existé que dans notre conscience. C’est dans ce sens
qu’il faut comprendre les propos du maître des Diallobé qui s’apprête à rejoindre son Ami : « Je
savais bien que c’était la grande clameur de ma vie qui te cachait, ô mon Créateur. Maintenant
que le jour baisse, je te vois. Tu es là » (180). Le maître sait que sa propre existence est illusoire,
relative par rapport à la Réalité, à l’Absolu. Les paroles prophétiques du maître selon lesquelles
Samba Diallo dominera la mort et la vie se réalisent pleinement. Rice note avec justesse
que, “Samba Diallo’s death in Ambiguous Adventure should be understood not as the
culmination of a series of ever more ambiguous contacts with the West, but rather as the eternal
moment of revelation Kane describes at the end of the novel. Samba Diallo comes to self-
presence when he loses himself in the riverbed of his thought and begins to lose the split voice of
his conversation with God” (Rice 123). C’est dire que la mort de Samba Diallo n’est pas un
constat d’échec. Amoureux de l’Absolu, il a toujours maintenu l’objet de sa quête.
105
La mort de Samba Diallo de la main du fou lui permet de réaliser l’union, de fondre dans
sa nature primordiale. Le dernier chapitre de la deuxième partie du récit illustre la rencontre
avec l’Absolu ou Dieu. Selon Chevrier la « mort qui permet au héros de transcender un conflit
insoluble est aussi un moyen pour lui de se rejoindre et de rejoindre Dieu dans une expérience
mystique ultime, qui est don de soi à la terre natale retrouvée et offrande sacrificielle » (112). La
mort de Samba Diallo le fait entrer dans un monde dont les lois échappent au temps et à l’espace.
C’est le temps, l’instant métaphysique : « Au cœur de l’instant, voici que l’homme est immortel,
car l’instant est infini » (190). Très peu de critiques ont fait une lecture soufie de L’Aventure
ambiguë. Ainsi que le remarque Rice: “Western readers seem largely unaware of the Islamic
narratives underpinning Ambiguous Adventure. The novel tells two different stories, depending
on the reader’s cultural competencies: one involves the straight path or tariqa (an internal
journey) and spiritual jihad (interior struggle), which Samba Diallo follows to final illumination”
(90). Nous avons au cours de notre étude fait une interprétation soufie des personnages, des
pratiques religieuses, des images, des concepts. “The other, selon Rice, is limited to the external
journey to Paris and back home to die, ‘a migration to the north ’, a negative and despairing
narrative suggesting that is impossible for African like Samba Diallo to survive the colonial
moment” ( 90). C’est la raison pour laquelle nous ne traitons pas de l’identité culturelle de
Samba Diallo ni ne considérons son itinéraire, sa mort comme un échec. Nous pensons que cette
critique s’applique aussi aux lecteurs non verses dans l’ésotérisme. Nous avons présenté au cours
de notre travail, deux conceptions diamétralement opposées du monde. L’Occident, matérialiste,
s’industrialise et colonise les pays et les esprits. Les nations africaines résistant et essayent de
sauver ce qu’elles peuvent préserver de leur identité. Au- delà des oppositions, Cheikh Hamidou
Kane nous fait savoir que les civilisations africaine et occidentale, voire celles du reste du
106
monde, sont condamnées à évoluer ensemble. La question de l’angoisse de l’homme face a ses
préoccupations matérielles, ses questions religieuses et spirituelles transcendent les frontières et
se posent avec la même acuité à tous les peoples.
107
CHAPITRE 4
LA TRAME DE LA QUÊTE IDENTITAIRE DE FAMA DOUMBOUYA
Les thèmes de la mort et du voyage jalonnent Les Soleils des Indépendances d’Ahmadou
Kourouma. L’incipit et l’excipit, tous deux traitant de la mort, mettent en relief l’importance de
ce thème. En effet, le roman s’ouvre sur la mort d’Ibrahima Koné : « Il y avait une semaine
qu’avait fini dans la capitale Koné Ibrahima, de race malinké » (9). Nous savons très peu de
choses sur la vie d’Ibrahima Koné sinon que « son enterrement a été conduit pieusement, les
funérailles sanctifiées avec prodigalité » (10). Qui plus est, nous faisons la connaissance de Fama
Doumbouya, « dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou » (11)
pendant qu’il se rend aux funérailles du septième jour d’Ibrahima Koné. Quant à Fama
Doumbouya, « dernier et légitime descendant des princes Doumbouya du Horodougou » (11), il
fréquente non seulement les lieux de mort (funérailles, cimetières), y séjourne (caves, camp)
mais invoque aussi les mânes des ancêtres. Le roman se termine par la mort de Fama: « Fama
avait fini, était fini » (196). Il est par conséquent indéniable que la mort dans son acception
physique et spirituelle façonnera le cheminement spirituel de Fama. Au fur et à mesure que
s’amoncellent ses déboires, Fama semble se conformer au hadith suivant : « Il faut mourir avant
de mourir ». Il s’agit selon ce hadith d’une mort spirituelle, étant donné que la mort physique est
inéluctable, de la victoire sur l’ego, menant ainsi l’itinérant à la réalisation de soi. Les voyages
de Fama de la capitale au village et du village à la capitale jusqu’au « voyage maléfique »
montrent en filigrane la trame de sa quête de soi.
108
Le voyage se présente comme une quête de soi. Il se compose d’un voyage extérieur et
d’un voyage intérieur. L’on ne saurait considérer le voyage spirituel sans l’imbrication de
l’intérieur et de l’extérieur comme nous l’indique ce verset du Coran : « Nous leur montrerons
Nos signes dans les horizons et en eux-mêmes » (Coran 41 :53). Le voyage intérieur de Fama
est moins apparent au début d’autant plus que Fama s’adonne peu à la méditation, à l’examen de
soi. Son attention est le plus souvent tournée vers l’extérieur, la vie d’ici-bas. Apparemment,
sous cet angle, Fama ne semble pas mener un combat spirituel. Cependant, ses prières, ses
conversations intimes avec Dieu pour que sa femme, Salimata, soit fécondée, ses déplacements
relèvent de l’ordre spirituel. Beaucoup d’obstacles se dressent sur la voie de la réalisation
spirituelle de Fama et cela conformément au verset du Coran: « Sachez que la vie de ce monde
n’est que jeu, divertissement, vaine parure, lutte de vanité entre vous, rivalité dans la possession
des richesses et des enfants » (Coran 57 :20). Ce verset cadre bien, comme nous le verrons, avec
la vie que mène Fama car son attention est le plus souvent tournée vers l’extérieur, jusqu'à sa
prise de conscience dans la cave. Mais comment peut-il ignorer les contingences de la vie alors
que l’extérieur l’opprime, le spolie, l’humilie, le réduit à l’indigence, à la mendicité ?
Il est important de remonter à l’enfance de Fama pour mieux saisir la trame de sa
personnalité et sa mésintelligence avec son milieu. La description de l’enfance heureuse de Fama
révèle à coup sûr la dimension réelle qui mène à ses « immenses déchéance et honte » (12) et
permet de mesurer l’ampleur de la dégradation de sa condition de vie. En effet, Fama « né dans
l’or, le manger, l’honneur et les femmes » (12) a eu une « enfance heureuse de prince » (21).
Fama n’ a pas seulement été « éduqué pour préférer l’or à l’or, pour choisir le manger parmi tant
d’autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses » (12), il a aussi reçu une éducation religieuse
assurée par des « marabouts [qui] récitaient et enseignaient le Coran, la pitié et l’aumône ». A
109
l’analyse, ces propos montrent que pendant l’enfance, l’emploi du temps de Fama était ponctué
d’activités sportives, « au lever les esclaves palefreniers présentaient le cheval rétif pour la
cavalcade matinale », de séances panégyriques, « à la deuxième prière les griots et les griottes
chantaient la pérennité et la puissance des Doumbouya », de prières rituelles et d’éducation
religieuse, des « marabouts [qui] récitaient et enseignaient le Coran, la pitié et l’aumône » (21).
Quand les soleils de la colonisation se sont levés, ceux de la dynastie des Doumbouya se
sont couchés ; l’âge d’or des Doumbouya est révolu et ne brille plus sous les soleils de la
colonisation et des Indépendances. Fama ne reconnaît ni le nouvel ordre socioéconomique et
politique imposé par la colonisation ni celui issu des Indépendances. Plongé dans le passé
glorieux des Doumbouya auquel il s’identifie, le présent lui échappe, un présent d’ ailleurs
insupportable car sans promesse d’avenir pour redorer son blason ou restaurer la dynastie des
Doumbouya. Fama rend bien au colonisateur le mépris que ce dernier affiche à l’égard du
colonisé. Selon Albert Memmi « la colonie, n’accordant aucun mérite à la cité coloniale, ne
reconnaissant ni ses traditions, ni ses lois, ni ses mœurs, il [le colonisé] ne peut admettre en faire
lui-même partie. Il refuse de se considérer comme citoyen avec droits et devoirs » (88). C’est le
colonisateur plutôt qui refuse de considérer le colonisé comme citoyen à part entière en niant ou
restreignant ses droits et devoirs fondamentaux.
Parce que la colonisation s’identifie à la civilisation, elle rejette ipso facto les traditions et
les mœurs du colonisé, qui par un sursaut identitaire, s’accroche à ses propres valeurs culturelles
car celles du colonisateur ne font pas partie du prolongement naturel de son histoire. S’identifiant
à l’ordre, la colonisation met hors la loi tout ordre contraire au sien. Memmi observe de façon
pertinente en écrivant que « La carence la plus grave subie par le colonisé est d’être placé hors
de l’histoire et hors de la cité. La colonisation lui supprime toute part libre dans la guerre comme
110
dans la paix, toute décision qui contribue au destin du monde et du sien, toute responsabilité
historique et sociale » (111). Ainsi, dans Les Soleils, « La colonisation a banni et tué la guerre »
(23). De plus, la volonté du colonisé a très peu de part dans le développement de l’histoire qui se
déroule devant ses yeux. Or la colonisation tend à empêcher chez le colonisé toute prise de
conscience, toute revendication légitime, toute révolte.
S’identifiant à l’ordre et à la discipline, la puissance coloniale s’attaque au pouvoir
traditionnel pour le démythifier. La colonisation s’immisce dans le mode de désignation des
chefs traditionnels, impose souvent des chefs qui semblent favorable à leur domination. C’est
ainsi que Fama Doumbouya, légitime descendant des Doumbouya, a été évincé par
l’administrateur colonial au profit de son cousin Lacina : « Son père mort, le légitime Fama
aurait dû succéder comme chef de tout le Horodougou. Mais il buta sur intrigues, déshonneurs,
maraboutages et mensonges […] Parce qu’un petit garçonnet d’administrateur […] et impoli […]
commandait le Horodougou […]. Fama ne pouvait pas le respecter ; ses oreilles en ont rougi et
le commandant préféra …le cousin Lacina » (23). Fama s’est attiré la fureur de l’administration
coloniale et l’hostilité des éléments de son entourage. Le pouvoir temporel appartient au
commandant qui du point de vue de Fama n’est qu’« un garçonnet ». Et le « garçonnet », par
surcroît, est « impoli comme la barbiche d’un bouc » (23). Le portrait physique et moral du
commandant ainsi brossé par le narrateur met en relief le mépris affiché du colonisateur
consistant à ne pas prendre en compte les spécificités culturelles, la vision charismatique,
attachées à la fonction de chef chez le colonisé. Il est évident que les termes « garçonnet » et
« un petit garnement…toujours en courte culotte sale » sont dépréciatifs et tendent à démontrer
que le commandant n’a pas le charisme pour commander le Horodougou. Le commandant est
« impoli » en ce sens qu’il foule au pied ou méconnaît les traditions malinkés qui accordent une
111
place prépondérante aux personnes âgées, aux anciens, aux chefs. En raison du manque de
civilité du commandant, Fama « ne pouvait pas le respecter » (23). En clair, Fama ne peut
accepter l’autorité temporelle à laquelle le commandant s’identifie pas plus que ce dernier ne
peut accepter l’insubordination d’un colonisé fut-il Fama prince du Horodougou.
S’il est incontestable que c’est l’administration coloniale qui a destitué Fama de la
chefferie, on ne peut cependant nier ou oublier les multiples coups fomentés par son entourage
pour l’en écarter. En effet, « il buta sur intrigues, déshonneurs, maraboutages et mensonges »
(23). Cet état de fait contribue à fragiliser la position des tenants du pouvoir traditionnel et
écarter le mythe d’une dynastie idyllique, paisible avant l’arrivée des colons. Le manque de
soutien des siens est ahurissant vu que la succession revient de droit à Fama. Cette situation de
conflits internes, un vrai sabordage, milite en faveur de l’administration coloniale. Autant les
querelles intestines entretiennent la division et le désordre interne dans les structures
traditionnelles du colonisé autant elles raffermissent et consolident le pouvoir du colonisateur.
Cet état de fait constitue un des signes avant-coureurs de l’éclatement des structures
traditionnelles toutes choses qui rendent précaires la situation de Fama pris entre le marteau et
l’enclume. Il ne peut plus rester à Togobala, capitale du Horodougou. Il quitte alors le nord pour
le sud. Le long séjour de Fama dans la capitale de la Côte des Ebènes constitue un exil
volontaire en vue de recréer son ethos en se lançant dans le commerce puisque tout commerce
avec son milieu traditionnel et l’administration coloniale semble impossible.
Toutefois, selon le narrateur, la colonisation n’a pas privé le Malinké ou Fama de tout
car si « La colonisation a banni et tué la guerre », elle a « favorisé le négoce » (23). La race
malinké s’identifie au négoce et à la guerre : « Le négoce et la guerre, c’est avec ou sur les deux
que la race malinké comme un homme entendait, marchait, marchait, voyait, respirait, les deux
112
étaient à la fois ses deux pieds, ses deux yeux, ses oreilles et ses reins » (23). La personnification
du négoce et de la guerre montre la place prépondérante qu’ils occupent dans la vie du Malinké.
Le seul réconfort pour le Malinké est que son identité économique est moins menacée ; encore
qu’il faille nuancer nos propos car le Dioula, ce Malinké prospère, entre dans un nouvel ordre
économique de l’impérialisme français dont il n’a pas toutes les données. Les termes de
l’échange, du négoce sont dictés par la puissance coloniale. Malgré cette liberté relative, au sud,
Fama connaît la vie de grand commerçant, du « Malinké prospère ». C’est aussi à cette période
que Fama et son épouse Salimata vivent le grand amour. Salimata nourrit une vraie passion
d’amour pour Fama. Le temps de Salimata est peuplé de Fama. Salimata « l’aimait à l’avaler !
Commerçant et travailleur, il voyageait ; elle l’attendait et pensait des journées et des nuits
entières au bruit de ses pas, au timbre de sa voix, au croassement de ses boubous amidonnés »
(56). Nous faisons la connaissance d’un Fama assidu au travail, jovial, élégant, attentionné,
prévenant. Le prince-commerçant est un être épanoui jouissant pleinement des fruits de son
commerce lucratif et du bonheur conjugal. Fama « revenait, revenait toujours et avec toujours
quelque chose en plus ajouté au sourire, à la blancheur de ses dents, à la chaleur du cœur » (56).
Il ne fait aucun doute que cet épisode de la vie de Fama marque son ascension sociale et l’apogée
du couple. Aucun « orage lointain » ne semble menacer le ménage ni la vie de « grand Dioula »
de Fama. Le couple Fama-Salimata respire le bonheur.
Cependant, un orage proche, non pas celui lointain des Indépendances, menace
sérieusement le foyer de Fama et de Salimata : le couple n’a pas d’enfant. C’est la première
grande épreuve qui va assombrir la vie du ménage et engendrer des doutes et des angoisses. Il y
a d’abord doute sur l’identité féminine de Salimata : « Salimata vécut le bonheur pendant des
semaines, des mois et des années qui se succédèrent, mais malheureusement sans enfant. Ce qui
113
sied le plus à un ménage, le plus à une femme : l’enfant, la maternité qui sont plus que les plus
riches parures, plus que la plus éclatante beauté ! A la femme sans maternité manque plus que la
moitié de la féminité » (52). Et Fama « fut constant dans sa brillance et sa prévenance jusqu'à
l’évanouissement du ventre ! » (56). L’épanouissement du couple est coupé net à
« l’évanouissement du ventre » de Salimata parce que Fama ne sut pas mettre du cœur au ventre
de Salimata. Les grossesses nerveuses, les hallucinations de Salimata, les pesanteurs sociales, les
préjugés contre la stérilité (présumée) de la femme, le manque de soutien moral de Fama et
l’appréhension de ce dernier d’être le dernier descendant des Doumbouya sont autant de nuages
annonçant un orage imminent sur le bonheur du couple , orage dont les premiers vents
emportèrent Fama vers les femmes fécondes de la capitale. Toute la vie de Fama est centrée sur
l’identité exacte du dernier des Doumbouya. Par conséquent « la tranquillité et la paix fuiront
toujours le cœur et l’esprit de Fama tant que Salimata séchera la stérilité, tant que l’enfant ne
germera pas » (28). La paternité demeure donc une quête constante chez Fama.
Il est donc important que Fama sache s’il est le dernier descendant des Doumbouya. Le
sens de sa vie est lié à la réponse à cette question fondamentale pour que Fama retrouve soit son
ardeur combattive soit accepter la fatalité - le destin prédit pour le dernier prince Doumbouya.
Seule la paternité peut l’aider à sortir du dilemme, le fixer sur l’identité du dernier des
Doumbouya. Dans la plupart des sociétés patriarcales la charge de la preuve de la fertilité
incombe à la femme. Il y a une présomption irréfragable qui pèse sur la femme. Sous prétexte ou
convaincu de « la stérilité sans remède de Salimata, [Fama] alla chercher des fécondes et essaya
(ô honte !) des femmes sans honneur de la capitale. Une première, une deuxième, une troisième.
Rien n’en sortit. » (56). De telles prouesses, de tels résultats constituent la preuve manifeste que
le stérile, l’infécond, c’est Fama. Il est surprenant de constater que Fama qui ne cesse de lâcher à
114
tout bout de champ le mot « bâtard » n’hésite pas à recourir à l’infidélité conjugale pour réaliser
son identité masculine - la paternité. Fama se couvre d’opprobre dans sa quête de paternité
illégitime car « un fils de chef et un musulman » se doit de respecter les liens du mariage.
Qu’est-ce qui prime ? La fidélité ou la paternité à tout prix ?
La fréquentation « des femmes sans honneur », des femmes qu’il n’a pas conduites à
l’autel, ternit, à notre sens, l’image du prince du Horodougou. Il sacrifie sans vergogne le
bonheur du ménage sur l’autel de la paternité naturelle. Dès lors « ni le frais de la paix, ni le
lointain de la douceur du bonheur ne visitèrent le ménage » (56). Les affaires de Fama
commencent à péricliter en partie parce qu’il entretient des maîtresses en vue d’avoir un enfant.
C’est pourquoi « La malchance et Fama ne se séparèrent plus…. Marchés, achats, ventes,
voyages se soldèrent par des pertes. Seul restait le désespoir » (56). La volonté farouche de Fama
d’avoir un descendant le conduit sur la voie descendante et périlleuse du déshonneur et de la
perte dans ses affaires. C’est la déchéance morale de Fama suivie de la fin de sa vie de « grand
commerçant », du Dioula prospère, de son identité économique.
Les effets en cascade cumulatifs sont dévastateurs tant sur les finances que sur la psyché
de Fama. On assiste à la métamorphose de Fama. Selon Camet, « Les efforts pour se construire
une identité s’avèrent infructueux, soit que l’on n’échappe pas à ce que l’on est, soit que l’on
devienne tellement étranger à soi-même que la vie n’est, en cette forme, plus vivable » (150). En
ce qui concerne Fama, « Seul restait le désespoir. L’orgueil, la chaleur humaine, la bonté du
cœur s’évanouirent. Fama devint méconnaissable » (56). Il est de ce fait dépouillé de ses
principaux traits de caractère, étranger à lui-même et aux autres.
La politique devient alors un exutoire pour Fama en vue de refaire son ethos : « C’est
alors que tomba la politique. Un fils légitime des chefs devait de tout son être participer à
115
l’expulsion des Français ! La politique comprenait la virilité, la vengeance, et il y avait près de
cinquante années d’occupation par des infidèles à injurier, à défier, à défaire » (56-57). Mais au-
delà des motivations politiques de Fama, c’est le sort de tout le peuple malinké qui se décide
sous « les soleils de la politique » en vue de l’affranchir de l’impérialisme français, un système
structurellement attentatoire à la liberté, à la justice. Memmi saisit avec pertinence les causes
profondes de l’agitation politique dans la colonie :
Mais la révolte est la seule issue à la situation coloniale qui ne soit pas un trompe-
l’œil, et le colonisé le découvre tôt ou tard. Sa condition est absolue et réclame
une solution absolue, une rupture et non un compromis. Il a été arraché de son
passé et stoppé dans son avenir, ses traditions agonisent et il perd l’espoir
d’acquérir une nouvelle culture, il n’a ni langue, ni drapeau, ni technique, ni
existence nationale ni internationale, ni droits, ni devoirs : il ne possède rien, n’est
plus rien et n’espère plus rien. (143)
Fama, galvanisé, ne ménage aucun effort en s’engageant dans la lutte anticoloniale afin de
redorer le blason de la dynastie Doumbouya. Le prince spolié, le ‘fils légitime de chef ’,
retrouve son ardeur au combat et se met à l’avant-garde du mouvement des indépendances :
« Les soleils des Indépendances s’étaient annoncés comme un orage lointain et dès les premiers
vents Fama s’était débarrassé de tout : négoces, amitiés, femmes pour user les nuits, les jours,
l’argent et la colère à injurier la France, le père, la mère de la France [...] Comme une nuée de
sauterelles les Indépendances tombèrent sur l’Afrique à la suite des soleils de la politique » (24).
Le parcours de Fama pendant les soleils de la politique suit une trajectoire ascendante en ce sens
que la lutte anticoloniale lui permet d’entrevoir le rétablissement de ses droits. L’espoir en une
vie meilleure le galvanise et semble justifier le sacrifice consenti pour « les soleils de la
116
politique ». On comprend alors que « Fama lâcha tout pour y sauter avec force faconde et
courage » (56-57). Mais « les Indépendances une fois acquises, Fama fut oublié et jeté aux
mouches » (24) quand bien même ses ambitions de faire partie des instances du nouveau pouvoir
postcolonial semblaient réalistes ; et « il y avait quatre-vingts occasions de contenter et de
dédommager Fama qui voulait être secrétaire général d’une sous-section du parti ou directeur
d’une coopérative », des postes qu’un « Fama demeurant analphabète comme la queue d’un
âne » (24) pouvait occuper. Le parcours de Fama est alors descendant après le désenchantement
des lendemains des Indépendances. Le prince « bouillait de remords pour avoir tant combattu
et détesté les Français » (22). Comme le note Patrice Somé, “The first decade of leadership by
these black Africans was disastrous to postcolonial Africa. Many indigenous people, out of
concern for themselves began to wonder when independence was going to end” (5).
Paradoxalement, les efforts de Fama « étaient devenus la cause de sa perte » (24). La perte est
d’autant plus grande que « tout le négoce avait fini avec l’embarquement des colonisateurs »
(24). Les nouveaux Etats issus des indépendances se montrent incapables d’assurer le bien-être
matériel et moral du peuple. La répression et la paupérisation deviennent le lot quotidien des
populations. Le désenchantement est d’autant plus grand que l’élite au pouvoir n’était pas prête
à prendre efficacement la relève des colonisateurs.
Reprenons à notre compte la question suivante du narrateur : « Mais, qu’apportèrent les
Indépendances à Fama ? Rien que la carte d’identité nationale et celle du parti unique. Elles sont
les morceaux du pauvre dans le partage » (25) des fruits des Indépendances. Economiquement
ruiné, politiquement exclu, incapable de retourner à la terre à cause de son âge, sans poids
politique dans la nouvelle société postcoloniale, Fama est certain que « tant qu’Allah résidera
dans le firmament, même tous conjurés, tous les fils d’esclaves, le parti unique, le chef unique,
117
jamais ils ne réussiront à faire crever Fama de faim » (25). C’est ainsi, pour survivre que Fama
investit ses efforts dans les cérémonies funéraires de la capitale.
«Comme toute cérémonie funéraire rapporte » (11), elle constitue donc un fonds de
commerce, une activité lucrative pour Fama comme pour tous « les vieux marchands ruinés par
les Indépendances ». En ce qui concerne l’honneur de Fama, « travailler » dans les obsèques et
les funérailles n’est évidemment pas un champ d’honneur, par conséquent ce n’est pas travailler
pour l’honneur. C’est pourquoi « des yeux et sourires narquois se « lèv[ent] quand le prince
presque mendiant » (13) arrive aux funérailles du septième jour d’Ibrahima Koné. Les
Indépendances ravalent Fama, totem panthère (animal prédateur), au rang de « charognard », un
nécrophage. La comparaison, voire la réduction, de Fama à un animal nécrophage montre
l’ampleur de sa déchéance et de sa misère. En effet, « Eduqué pour préférer l’or à l’or, pour
choisir le manger parmi tant d’autres, et coucher sa favorite parmi cent épouses ! Qu’était-il
devenu ? Un charognard… » (12). Il convient de signaler que deux formes d’animalisation
coexistent : d’une part, en terme mélioratif Fama, est une panthère, une hyène ou vautour en
terme dépréciatif, d’autre part. Les rapports entre le possesseur du totem et le totem sont tels que
l’animal qu’il soit prédateur ou domestique ne peut l’attaquer. Camara Laye dans L’Enfant noir,
parlant des rapports entre sa mère et le totem de celle-ci, nous fournit l’explication suivante:
« Les crocodiles ne pouvaient pas faire de mal à ma mère, et le privilège se conçoit : il y a
identité entre le totem et son possesseur ; cette identité est absolue, est telle que le possesseur a le
pouvoir de prendre la forme même de son totem ; dès lors il saute aux yeux que le totem ne peut
se dévorer lui-même » (79-80). Il découle de l’exemple de la mère de Camara que Fama a perdu
de facto le privilège qui établit l’identité totémique. En effet, Fama troque sa robe de panthère
contre « les plumes de vautour » comme le fait observer le griot lors des funérailles d’Ibrahima
118
Koné : « Des descendants de grand guerriers […] d’authentiques descendants de grands chefs
avaient troqué la dignité contre les plumes du vautour et cherchaient le fumet d’un événement :
naissance, mariage, décès, pour sauter de cérémonie en cérémonie » (18). C’est le comble de
l’abâtardissement de son identité totémique qui semble ne pas trop offusquer Fama. Cependant il
devient coléreux et indigné lorsque le griot l’informe que pour cause de retard « les princes du
Horodougou avaient été associés avec les Keita » (13). Mais Fama Doumbouya, totem panthère,
refuse d’être associé aux Keita, totem hippopotame.
L’attachement à la naissance est un des recours constants de Fama pour préserver son
identité sous toutes ses formes. Doumbouya, totem panthère, Fama est très jaloux de son identité
totémique. C’est la raison pour laquelle Fama ne se départ jamais de ses pas souples de panthère.
Il devient coléreux, ulcéré lorsque le griot fait l’amalgame des totems Doumbouya et Keita.
L’amalgame constitue un affront d’autant plus grave qu’il est infligé par un griot, dépositaire des
traditions. Le griot, en commettant le crime de lèse-majesté qui consiste à faire l’amalgame des
identités totémiques, s’attire donc les foudres de Fama en annonçant que « les princes du
Horodougou avaient été associés avec les Keita […] un affront à faire dilater les pupilles » (13).
Fama est en droit de défendre son honneur et son identité totémique contre tout amalgame.
Il est important de signaler que le comportement de Fama dans les cérémonies ne
commande pas le respect. Le prince n’est pas en bonne intelligence avec son milieu. Il est d’un
caractère difficile, irascible doublé d’une rancune tenace, hargneux, irritable, égoïste,
egocentrique, ethnocentriste. Il est incapable de se rendre compte que ses joutes oratoires
exaspèrent « le parterre d’auditeurs ». En effet, « Les gens étaient fatigués, ils avaient les nez
pleins de toutes les exhibitions, tous les palabres ni noirs ni blancs de Fama à l’occasion de
toutes les cérémonies » (15). Mais Fama pratique très peu l’examen de soi. Son ego peut-il le lui
119
permettre ? Voilé par son ego, Fama « ne pouvait pas remarquer la colère contrefaire et pervertir
les visages » (15). C’est alors que Bamba lui intima, sans ménagement, dans un langage grossier,
l’ordre de s’asseoir et de se taire : « Assois tes fesses et ferme la bouche ! Nos oreilles sont
fatiguées de tes paroles ! ». Le « Nos » traduit le sentiment collectif. Bamba parle donc au nom
des « auditeurs bouillonnant d’impatience comme mordus par une bande de fourmis magna »
(15). Si Fama tenant le palabre, « se pavan[e] de sorte que partout on le v[oit] », pose pour la
galerie, il est loin de se douter qu’il s’expose aux attaques du public. Bamba lui assène cette
remarque cinglante, assassine: « -Tu ne connais pas la honte et la honte est avant tout » (15). Les
propos subséquents du griot tels que « des descendants de grands guerriers », « d’authentiques
descendants de grands chefs » vivant de mensonges et de mendicité font allusion à Fama. Après
son altercation avec Bamba, les propos irrévérencieux du griot et la fureur de la foule qui l’ont
contraint à quitter la cérémonie plus tôt que prévu, Fama éprouve la nostalgie poignante du
temps où « les griots et les griottes chantaient la pérennité et la puissance des Doumbouya » (21).
En ce temps-là, pouvait-on imaginer « les descendants de grandes familles guerrières qui se
prostituaient dans la mendicité, la querelle et le déshonneur ? » (17). A cet égard, seuls les
« souvenirs de l’enfance, du soleil, des jours, des harmattans, des matins et des odeurs du
Horodougou » (21) peuvent noyer l’affront que Fama vient de subir, sous les soleils des
Indépendances, à la cérémonie du quarantième jour d’Ibrahima Koné.
Fama voulant se faire entendre, fait appel à la sensibilité religieuse de l’assemblée en
implorant la foule : « Musulmans ! pardon, musulmans ! Ecoutez !... » (18). Fama veut arrêter
« les vilaineries les plus grossières » (18) du griot. Mais son appel se perd dans le chaos et
l’écho des injures résultant du dégoût de l’assistance outrée: « Impossible d’ajouter un mot. Une
meute de chiens en rut : tous ces assis de damnés de Malinkés se disant musulmans hurlèrent, se
120
hérissèrent de crocs et d’injures. La limite était franchie. Diminué par la honte et le déshonneur,
comment pouvait-il rester ? » (18). La question se pose alors de savoir : pourquoi tant
d’animosités à l’égard du prince ? Madeleine Borgomano fait remarquer que la légende
Doumbouya «n’existe plus que dans les souvenirs de Fama, vieux prince déchu et isolé. Pour le
reste du monde, elle est devenue lettre morte » (51). La dynastie Doumbouya abolie, finie. Selon
un proverbe malinké « tout soleil connaîtra un coucher ». La rage et l’hostilité de l’assistance
ayant atteint son paroxysme, Fama se retire de la bande pour se rendre à la mosquée.
Le mari de Salimata monte dans le minaret pour lancer l’appel à la prière. C’est un acte
pieux qui l’élève après l’abaissement qui vient de lui être infligé d’où le mouvement vertical
ascendant vers le minaret. La fonction de muezzin met en évidence la religiosité et la spiritualité
de Fama. Néanmoins, on ne peut s’empêcher de s’interroger sur le choix de Fama comme
muezzin de la « mosquée des Dioulas » quand on sait qu’aux funérailles d’Ibrahima Koné, ses
appels à l’identité religieuse du groupe pour ramener le calme rencontrent les hurlements des
musulmans. Il est important de noter que ce sont probablement ces mêmes musulmans qui
répondront à l’appel à la prière du prince-muezzin. Le chemin qui le mène au sommet du minaret
est obstrué par les mendiants. Les mains tendues et tremblantes des mendiants n’émeuvent pas
Fama. Il y a certes une similitude entre sa situation présente et celle des mendiants. La présence
des mendiants dans la capitale résulte de la famine qui sévit dans les brousses. Fama non plus
n’est pas de la capitale. Il s’y trouve parce qu’il a été spolié par la colonisation, trahi, ruiné et
oublié par les Indépendances. Tandis que Fama vit de la mendicité en se promenant de
cérémonie en cérémonie, les mendiants, eux, font le porte à porte ou restent aux abords des
mosquées pour recevoir leur pitance journalière. Le prince-muezzin « les écarta comme on fraie
son chemin dans la brousse » (26) ou comme la panthère qui monte dans l’arbre avec sa proie
121
pour ne pas la partager avec les chacals, les charognards et les hyènes- les animaux
nécrophages. Bien loin le temps où les « marabouts récitaient et enseignaient le Coran, la pitié et
l’aumône » (21). Fama ne s’apitoie pas sur la misère des mendiants, bien au contraire, « un
contentement le souleva » étant donné que « la journée avait été favorable, il avait quelque
chose en poche et à ses pieds des fourmis de malheureux, et en pensant, un subit contentement le
souleva » (26). L’arrivée du prince-muezzin au sommet du minaret correspond à une verticalité
ascendante: « il marcha jusqu'à l’escalier, monta dans le minaret, au sommet s’arrêta et cria de
toute sa force, de toute sa gorge l’appel à la prière… et sur la pointe des pieds il se dressa pour
crier plus haut, plus fort, pour voir plus loin » (26). Le minaret, l’escalier sont des symboles
ascensionnels et les termes « monta », « sommet », « se dressa », « plus haut » renforcent bien
l’idée d’ascension. Fama a besoin de cette ascension pour oublier l’affront subi aux funérailles
d’Ibrahima Koné. Comme le note Durand :
…les symboles ascensionnels nous apparaissent tous marqués par le souci de la
reconquête d’une puissance perdue, d’un tonus dégradé par la chute. Cette
reconquête peut se manifester de trois façons fort voisines et que relient les
nombreux symboles ambigus et intermédiaires : elle peut être ascension ou
érection vers un au-delà du temps, vers un espace métaphysique dont la verticalité
de l’échelle, des bétyles et des montagnes sacrées, est le symbole courant. On
pourrait dire qu’à ce stade il y a conquête d’une sécurité métaphysique et
olympienne. Elle peut se manifester, d’autre part, dans des images plus
fulgurantes, soutenues par des symboles de l’aile et de la flèche….Enfin la
puissance reconquise vient orienter ces images plus viriles : royauté céleste ou
terrestre du roi juriste, prêtre ou guerrier…. (162)
122
C’est pourquoi, dans la mosquée, Fama est « tout envahi par la grandeur divine. La paix et
l’assurance l’arrosèrent » (18). L’appel à la prière du sommet du minaret est perçu comme une
ascension qui balaie l’abaissement vécu pendant les funérailles où le prince a été abreuvé et
submergé d’injures par une foule hostile de musulmans.
Si monter dans le minaret constitue une « verticalité ascendante », il se dégage tout de
même dans le comportement du prince-muezzin une exaltation de soi. En effet, les propos
« D’un pas souple et royal il marcha jusqu'à l’escalier » (26) évoquent les pas feutrés de son
totem panthère et la royauté de Fama. Il y a en outre un mélange de vanité, d’adoration de soi.
L’acte d’adoration de Dieu sans humilité ne peut prospérer car l’adoration de soi n’est pas
l’adoration de Dieu. Or le comportement de Fama laisse transparaître « un sentiment de
contemplation monarchique et qui diminue le monde pour mieux exalter le gigantesque et
l’ambition des rêveries ascensionnelles » (Durand 178). Par conséquent, la nature entre en furie
et passe à l’attaque : « La pluie grondante soufflée par le vent revenait, réattaquait au pas de
course d’un troupeau de buffles. …. Fama redescendit dans la mosquée. Un vent fou frappa le
mur, s’engouffra par les fenêtres et les hublots en sifflant rageusement » (26-27). Le champ
lexical de la guerre montre des éléments de la nature en ordre de bataille se déchaîner sur les
occupants de la mosquée. La pluie symbolise la verticalité ou l’obliquité descendante. C’est la
raison pour laquelle « les premières gouttes mitraill[ent] et se cass[ent] sur le minaret » (27)
pour chasser Fama de l’endroit, le minaret, où il s’ était hissé sans auparavant se dépouiller de
son ego. La personnification du vent « fou …s’engouffr [ant] » comme pour déloger l’ennemi
ou semer la terreur, « sifflant rageusement » à l’intérieur de la mosquée, met en évidence le
courroux de la nature.
123
Les forces de la nature amènent Fama à soumettre totalement son corps et son esprit à
Dieu afin de créer la présence dans la prière. Le prince « se ressaisit et se boucha les oreilles au
vacarme, orages et torrents, et l’esprit aux excitations des bâtardises et damnations nègres et se
livra tout entier à la prière. » (27). Le fait de se ressaisir montre que Fama est conscient que
qu’une prière exécutée sans la présence de Dieu n’est pas valide. A ce propos, William
Chittick écrit: « The ritual prayer has a spirit and a body. The body of the ritual prayer is the
outward activity made up of pillars and sensory form.” Fama « se ressaisit » parce qu’il sait
d’une part que « The spirit of the ritual prayer is presence and humility. Just as a body without a
spirit has no value, so also a ritual prayer without presence and humility has no worth”, d’autre
part que “The fruit of a ritual prayer with forgetfulness and without presence and collectedness is
woe, just as the divine revelation has explained. Woe to those who perform the ritual prayer and
in the prayer are heedless [107:4]” (139). En « se livr[ant] tout entier à la prière », Fama
momentanément dépouillé de son ego, se trouve donc dans un état de soumission totale à Dieu.
La récompense d’un tel état se trouve exprimée dans les versets suivants : « Bienheureux sont
certes les croyants, ceux qui sont humbles dans leur Salat, qui se détournent des futilités » (Coran
23 :1-3). Or Fama avait manqué d’humilité au début de la prière, avait méprisé les mendiants,
c’est-à-dire avait « à ses pieds des fourmis de malheureux, en pensant, un subit contentement le
souleva » (26), continuait sa rumination mentale de récriminations contre la colonisation et les
indépendances « malséantes injures échappées à Fama dans la mosquée » (27), par conséquent la
concentration dans la prière ne pouvait être totale.
Quant aux mouvements du corps pendant la prière, leur description nécessite quelques
explications pour saisir au-delà de l’aspect physique, la dimension et la portée spirituelle de la
prière rituelle. Toutefois, quelques remarques s’imposent sur la narration de cette partie
124
physique de la prière. Il nous semble que le narrateur s’est trompé dans le décompte en disant
que « par quatre fois il [Fama] se courba ». En effet, Fama est à la mosquée pour accomplir la
quatrième prière canonique de la journée ainsi que nous l’indique le narrateur : « Un bout de
temps éloignait encore de l’heure de la quatrième prière, le temps de marcher vite et d’arriver à
la mosquée » (21). Or, pour la quatrième prière canonique, le fidèle ne se courbe que trois fois.
Peut-être Fama s’est-il trompé dans le décompte des rakaa ou séquence rituelle de la
prière comme cela lui arrivera plus tard avec les sourates et les versets récités au cimetière de
Togobala, sa ville natale : « Fama constata qu’il s’était fourvoyé dans le décompte des sourates
et des versets. Il s’arrêta de psalmodier » (117). Ou alors le narrateur parodie les pratiques
religieuses comme dans l’évocation de celles de Salimata qui « priait proprement…faisait … les
quatre prières journalières » (28). Le nombre n’est pas exact car il y a cinq prières journalières.
En tout état de cause, il faut admettre le ton dérisoire du narrateur dans la description des
mouvements de prière de Fama qui cogne le sol du front durant la prosternation : « Par quatre
fois il se courba, s’agenouilla, cogna le sol du front, se releva, s’assit, croisa les pieds » (27).
Traitant du symbolisme de la prière, Eva de Vitray-Meyerovitch explique les mouvements de la
prière en ces termes : « L’inclination du buste (ruku‘) représente la perception de l’annihilation
des êtres créés dans l’Être des épiphanies divines. Puis la station droite évoque le rang de la
surexistence…, la prosternation ... typifie l’annihilation de la condition humaine devant la
permanence de la Manifestation sacro-sainte » (34-35). C’est dire que la prière canonique ne
comporte pas seulement un ensemble de mouvements gymniques mais que le cycle de la prière
permet au musulman de maintenir le rapport transcendantal entre lui et Dieu. La séquence des
mouvements de Fama a quelque chose de mécanique et les termes « cogna [toucha] le sol du
front » relèvent du burlesque, ce qui enlève à la prière sa dimension spirituelle.
125
Le narrateur dans sa description de l’objet de la prière de Fama nous signale que « la
prière comport[e] deux tranches comme une noix de cola : la première implorant le paradis se
récit[e] dans le parler béni d’Allah : l’arabe » (27). Quant à la seconde tranche elle « se di [t]
tout entier en malinké à cause de son caractère tout matériel : clamer sa reconnaissance pour la
subsistance, la santé, pour l’éloignement des malchances et malédictions noircissant le nègre
sous les soleils des Indépendances, prier pour chasser de l’esprit et du cœur les soucis et
tentations et les remplir de la paix d’aujourd’hui, demain et toujours » (27). L’arabe n’étant pas
la langue maternelle de Fama, la reconnaissance pour les bienfaits de Dieu et la supplication pour
le bonheur en malinké se comprennent aisément. Mais l’esprit fécond de Fama explore,
contemple les « douceurs de Salimata » dans la mosquée. Ce qui n’est pas forcément un péché
ainsi que le note Ibn Arabî : « Dieu ne peut jamais être contemplé en l’absence d’un support, car
l’Essence d’Allah est indépendante des mondes. La Réalité (divine) est inaccessible sous ce
rapport, de sorte que la contemplation implique nécessairement un support sensible ; c’est
pourquoi la contemplation de Dieu dans les femmes est la meilleure et la plus parfaite » (Les
Chatons 694-95). C’est pourquoi, « Allah pardonne Fama de s’être trop emporté par
l’évocation des douceurs de Salimata » (28). S’il est vrai que « la senteur de goyave verte »
envoûte Fama, on concédera que le fort relent de la stérilité présumée de Salimata finit par le
faire sombrer dans l’amertume. A « l’évocation des douceurs de Salimata » succède l’invocation
de Dieu pour la fertilité : « Allah ! fais, fais donc que Salimata se féconde ! » (28). Fama, dans
sa supplication, appelle Dieu par son nom de totalité, Allah. La répétition de « fais » (28)
souligne le caractère insistant et pressant de la prière. La conjonction « donc » montre que sans
intervention divine Salimata ne se fécondera pas car « l’infécond, sauf les grâces et pitié et
126
miséricorde divines, ne fructifie jamais » (28). En prononçant seulement le nom de Salimata
dans sa prière, Fama s’efface et ne pense qu’à la maternité de sa femme.
Il est important de souligner la synchronisation de la supplication de Fama avec les
éléments de la nature (la pluie et les vents) qui participent à la fécondation conformément au
Coran qui dit : « Et Nous envoyons les vents fécondants » (Coran 15 :22). Il y a par conséquent
des correspondances entre la tension intérieure de Fama et les phénomènes de la nature. Faut-il
rappeler les mêmes phénomènes du tonnerre, des éclairs, de la pluie dans Oui mon
commandant ! lors de la nuit de la vraie conversion d’Amadou Bâ ? Il ne s’agit point d’une
coïncidence mais d’une correspondance entre l’intérieur et l’extérieur de Fama. La conception de
la prière chez Eva de Vitray-Meyerovitch, permet de saisir bien l’état d’esprit et la portée de la
prière du mari de Salimata:
La prière, qu’elle soit individuelle ou collective ou commune, est donc
l’expression du désir ardent que l’homme éprouve en lui de recevoir une réponse
dans le terrifiant silence de l’univers. C’est un processus unique de découverte par
lequel l’ego qui cherche s’affirme au moment même de sa propre négation,
découvrant ainsi sa valeur personnelle et sa justification, en tant que facteur
dynamique dans la vie de l’univers. (38)
Fama est perplexe parce que ni ses prières ni celles de Salimata n’ont été exaucées. Il ne
comprend pas la stérilité de Salimata malgré les efforts inlassables et les pratiques syncrétistes
de cette dernière pour concevoir un enfant. Pendant que Fama tente d’élucider le mystère du
« ventre sec » de Salimata, le « terrifiant silence de l’univers » (Vitray 38) est rompu par un
éclair et un terrible bruit assourdissant: « Un éclair jaune illumina la pluie et la mosquée. […] Un
fracas d’enfer dégringola du ciel, balança toute la terre. Fama, pétrifié, coupa la prière, cria :
127
« Allah, aie pitié de nous ! » (28-29). La sourate « Le Tonnerre » ne décrit-il pas mieux l’état de
Fama : « C’est Lui qui vous fait voir l’éclair qui vous inspire tantôt la crainte, tantôt l’espoir ; et
Il créé les nuages lourds. Le tonnerre Le glorifie par Sa louange, et aussi les Anges, sous l’effet
de Sa crainte. Et Il lance les foudres dont Il atteint qui Il veut » (Coran 13 : 12-13). Au regard de
ce qui précède, Fama n’a pas su donc saisir l’instant métaphysique pour communier avec la
nature car « Les sept cieux et la terre et ceux qui s'y trouvent, célèbrent Sa gloire. Et il n'existe
rien qui ne célèbre Sa gloire et Ses louanges. Mais vous ne comprenez pas leur façon de Le
glorifier » (Coran 17 :44). Donc, Fama ne doit éprouver aucune frayeur mais communier avec la
nature qui célèbre les louanges de Dieu. Comme cela n’est pas, la frayeur amène Fama à se
repentir, à chercher la proximité divine parce qu’il est rempli de tout autre chose que Dieu. Et
comme « le tonnerre s’affaiblit, s’éloign[e] et m[eurt] dans le lointain » et qu’il peut
prononcer « bissimilai», c’est-à-dire au nom de Dieu, pour reprendre la prière c’est sans doute
l’indication que les prières de Fama ont été exaucées pour éloigner la fureur (du point de vue de
Fama) de la nature. C’est donc la peur du châtiment ou d’un péril imminent qui pousse Fama à
reprendre correctement sa prière.
Cependant, Fama ne peut continuer la prière parce qu’il est enveloppé par un nuage de
doute sur la sincérité de la foi musulmane de Salimata : « Trépidations et convulsions, fumées et
gris-gris, toutes ces pratiques exécutées chaque soir afin que le ventre se fécondât ! » (29).
Profondément absorbé dans l’égrènement des grâces et des pratiques syncrétistes de sa femme,
Fama oublie qu’il se trouve dans un lieu de culte. Dans ce cas de figure, il n’y a pas de
contemplation de Dieu dans la femme mais nous avons un esprit qui erre, qui doute de la
sincérité d’autrui. A cet égard, Ibn Arabi écrit : « Celui qui, dans la prière, n’est pas présent avec
son Seigneur, car il n’est en état ni de Le voir ni de L’entendre, ne l’accomplit pas vraiment et
128
n’est pas de ceux (dont il est dit dans le Coran) : « Il prête l’oreille alors qu’il est témoin » (Les
Chatons 708). La conscience de Fama le gronde en lui montrant l’ampleur de l’indécence des
pensées qu’il entretient dans la demeure d’Allah : « Blasphème ! gros péché ! Fama, ne te
voyais-tu pas en train de pécher dans la demeure d’Allah ? C’était tomber dans le grand sacrilège
que de remplir tes cœur et esprit des pensées de Salimata alors que tu étais dans une peau de
prière au sein d’une mosquée » (30). Le cœur et l’esprit de Fama sont occupés de tout autre que
Dieu. Sa conscience le gronde parce qu’il entretient des pensées indécentes se mettant plus
proche de la colère de Dieu que de sa miséricorde. La peur du châtiment qui accompagne la
faute engendre la promptitude du repentir.
Dans L’Education spirituelle et purification des âmes , un recueil de textes traditionnels
de trois grands maîtres soufis (Hassan al Basri, Al Ghazali, Ibn al Qayyim) , préparé par
Abdallah As-Saber, il est fait mention que « la crainte est le fouet avec lequel Allah pousse Ses
serviteurs vers la connaissance et l’action pour obtenir Sa proximité. C’est une sorte de douleur
et de brûlure dans le cœur en raison de l’appréhension d’un malheur qui risque de frapper à la
porte » (151). Il ne serait pas excessif de dire que c’est la raison pour laquelle « Fama tressaillit
en mesurant l’énormité de sa faute. Il se mit à se repentir pour se réconcilier avec Allah » (30).
Quant à la supplication de Fama « Allah le miséricordieux ! et Mahomet son prophète !
clémence ! encore clémence ! » (30), elle est faite conformément au verset suivant: « Si
seulement, lorsqu’ils se sont fait du tort, ils venaient à toi (Ô Mouhammad) en implorant le
pardon d’Allah et si le Messenger demandait le pardon pour eux, ils trouveraient, certes, Allah
Très Accueillant au repentir, Miséricordieux » (Coran 4 :64). Le rôle d’intercesseur du Prophète
est ici évoqué parce qu’il a été envoyé comme une miséricorde pour la vie d’ici-bas et celle de
l’au-delà. Il faut cependant admettre que les repentirs de Fama sont ponctuels, dictés par
129
l’acquisition, la perte ou la peur de la perte de gains matériels : « Fama devait prier pour
détourner, écarter une vie semblable à une journée à l’après-midi pluvieux. Une vie qui se
mourait, se consumait dans la pauvreté, la stérilité, l’indépendance et le parti unique ! » (30-31).
Ses repentirs ne font pas partie d’un système intégral d’examen de conscience qui répertorie les
fautes pour essayer de s’en débarrasser afin de réussir son éducation spirituelle. A ce stade de sa
vie, Fama ne voit pas sa vie comme un parcours spirituel. Selon Sanon, « le voyage apparaît
comme un élément privilégié, à la fois pour l’exploration du « regard romanesque », et pour
matérialiser en quelque sorte, avec ses multiples aspects, doués parfois de valeur symbolique, le
« parcours » des personnages » (156). Il faudra des événements majeurs, des décès, des voyages
pour éveiller la conscience de Fama. Madeleine Borgomano dit justement à ce propos que « la
mort de l’usurpateur, le cousin Lacina, introduit une perturbation et rouvre des possibilités
d’action et de transformation, une quête possible : en partant vers Togobala, Fama part aussi en
quête de cet héritage dont il a été frustré » (53). C’est ainsi que le décès du cousin Lacina du
village qui, à coups de « sacrifices, maraboutages, avait évincé Fama de la chefferie du
Horodougou » (81) va mettre en branle le prince déchu. Fama pourra-t-il refaire son ethos ?
Fama embarque dans un camion « en partance pour le Nord » (81) ; la direction nord est
un mouvement vertical qui symbolise l’ascension, le rétablissement de Fama dans ses droits de
chef. Le déplacement met en exergue d’une part l’attachement de Fama à un ordre supérieur qui
le commande car « aller aux funérailles d’un cousin est commandement des coutumes et
d’Allah » (92) et d’autre part les étapes et les obstacles du voyage (intérieur et extérieur) vers
l’accomplissement de soi.
Le début du voyage met en lumière le caractère réfractaire du personnage de Fama à
l’ordre, son humeur irascible, son incapacité à gérer l’altérité. Les rapports avec autrui, avec
130
l’extérieur sont sujets à friction. En effet Fama refuse de monter dans le camion en tête de file à
la demande du délégué du syndicat national des transporteurs. Pis, « il se dressa, dégaina son
couteau et malgré les cris de Salimata, menaça le délégué et injuria tout le monde, le délégué, et
le syndicat de tous les bâtards, leur père et la mère des Indépendances » (82). Si Fama pratiquait
un tant soi peu l’examen de conscience pour éduquer son caractère en vue de se débarrasser de
ses tendances égoïstes, de vivre en bonne intelligence avec son milieu, il ne baignerait pas tant
dans l’autosatisfaction en se félicitant « d’avoir à l’autogare découvert toutes ses canines de
panthère de vrai Doumbouya » (82). Tout se passe comme si Fama est frappé d’une fatalité du
caractère et toute ouverture avec autrui engendre un rapport de force. Force est de constater que
le comportement de Fama est indigne d’un prince et qu’il recourt à la violence chaque fois que
ses désirs sont contrariés. Selon Cheikh Kabbani, « La colère éteint la lumière de la foi et fait
disparaitre la spiritualité du cœur…La colère est la source la plus dangereuse de toute maladie
spirituelle, elle est comme le cancer qui envahit chaque cellule du corps » (74). Le délégué du
syndicat national des transporteurs le traite, à juste titre, de « fou de Malinké » car Fama se
montre irrationnel. Paradoxalement, après avoir offensé ses semblables, les créatures de Dieu,
Fama se met à prier pour que le voyage extérieur se passe bien. Fama qui « murmur[e] mille
incantations où se mêl[ent] les noms d’Allah et des mânes » (82) peut-il ignorer cette parole
d’Allah à l’égard de « Ceux qui dominent leur courroux et pardonnent à autrui ; car Dieu aime
les bienfaisants » (Coran 3 :143) ? C’est la preuve que Fama n’a pas encore pris conscience de
son voyage intérieur d’où le manque d’harmonie avec l’extérieur. Son voyage est d’autant plus
ardu qu’il n’a d’autre guide spirituel que son ego. Et l’ego est cet ennemi qui nous empêche de
cheminer dans la voie de l’accomplissement de soi.
131
Le voyageur extérieur ou physique de Fama est inséparable de son voyage intérieur ou
spirituel. Cependant, il ne lui apparaît pas que les deux voyages sont intimement liés. Le
contraste entre l’extérieur, la nature et l’intérieur de Fama est frappant : « Le soleil venait de
pointer et s’empressait de fondre et balayer les nuages avant de monter plus haut et faire régner
un vrai jour d’harmattan. Fama, lui, était préoccupé et mélancolique. Il quittait Salimata, la
capitale, tous les amis, toutes les cérémonies, les palabres» (82-83). Il y a une dichotomie qui
montre la tension en Fama. Et la cause de cette tension est le manque d’harmonie entre
l’extérieur et l’intérieur. Le pronom disjoint « lui » renforce l’opposition, la séparation, l’absence
d’harmonie entre Fama et la nature. L’extérieur est éclairé par le soleil tandis que le soleil
intérieur de Fama est brumeux. Dans la spiritualité musulmane, l’idée d’un intérieur et d’un
extérieur sans conflits dans la vie de l’itinérant est très souvent évoquée. Le maître soufi Abû
Hamid Muhammad al-Ghazâlî (1058-1111), encore appelé la « preuve de l’Islam », note : « A
chaque œil correspondent respectivement un soleil et une lumière par lesquels sa vision
s’accomplit. Il y a un soleil extérieur et un soleil intérieur. Le soleil extérieur appartient au
monde visible et c’est le soleil sensible ; le soleil intérieur appartient au monde du Royaume
céleste, il s’identifie au Coran et aux autres Livres divins révélés » (46). Comme le soleil
extérieur, Fama ne devrait-il pas se déterminer à dissiper les nuages qui obscurcissent son ciel
pour y voir clair ? Les rigueurs du voyage ne semblent pas propices à de telles réflexions.
Le manque de confort dans la voiture rend le voyage exténuant. La camionnette a « des
bancs durs comme des silex » (90). Par conséquent, les membres sont endoloris, « les fesses se
meurtriss[ent] et les mollets et les jambes s’alourdiss[ent ]comme lestés par des mortiers et des
fourmillements grimp[ent] dans les genoux » (90). Le voyage extérieur fait découvrir le même
paysage durement frappé par le paupérisme. Le narrateur nous prévient qu’ « après un virage »
132
la route devient quasiment impraticable parce qu’elle n’est pas bitumée. Après les membres
ankylosés, ce sont maintenant les organes de la vue, de la parole et des sens « la poussière
remplissait yeux, gorges et nez » (92) qui subissent les affres du voyage : « L’auto avançait sur la
piste pleine de crevasses, s’y précipitait, s’y cassait et ses secousses projetaient les passagers les
uns contre les autres, les têtes contre le toit […] en parlant dans le remue-ménage on se tranchait
la langue. Un voyage de cette espèce cassait l’échine d’un homme de l’âge de Fama » (92). Ce
virage montre le décalage entre le Nord et le Sud en ce qui concerne les politiques de
développement au lendemain des indépendances. Il est vrai qu’au Sud, il y a les quartiers noirs
pauvres et des quartiers blancs riches, « les blancs immeubles de la ville blanche » (20).
Toutefois, l’état de la route qui mène à Togobala a une valeur prémonitoire. Pour l’heure, la vue
de la ville de Bindia revigore Fama qui pourra se remettre des courbatures du voyage.
A l’entrée de Bindia [douceur de l’entente, en malinké], on note la présence d’un chapelet
de symboles ascensionnels tels que la crête d’une colline, les cases, les manguiers, les
flamboyants, les montagnes qui annoncent la grande marque d’attention dont Fama sera l’objet.
Bindia met momentanément fin aux fatigues physiques du voyage. Il est important de noter que
Bindia, « La ville-étape, la halte d’une nuit, la fin de la courbature » (94) est la ville natale de
Salimata. On ne peut s’empêcher de remarquer la connotation sexuelle dans la description des
lieux à l’entrée de Bindia : les “deux montagnes rondes et fermées comme les tétons de pucelle
de Salimata. Ces montagnes piquaient un ciel bleuâtre et cuivré, et entre elles, à l’horizon, le
soleil déjà adouci agonisait dans un barbouillage de flamboyants…. Et à cet instant le soleil
tomba derrière une montagne et de l’autre sortirent le brouillard et l’ombre » (94-95). La phrase
« La nuit enveloppa la ville » (95) constitue à elle seule un paragraphe mais riche de symboles,
de subtilités. Etant donné que cette thèse a pour objectif de faire ressortir la dimension spirituelle
133
dans la vie et le voyage de Fama, le verset coranique suivant vient à propos: « En vérité, dans la
création des cieux et de la terre, et dans l’alternance de la nuit et du jour, il y a certes des signes
pour les doués d’intelligence » (Coran 3 : 190). Ce verset appelle à la réflexion, la méditation, la
contemplation sur les signes qui nous semblent anodins. Bernadin Sanon n’a-t-il pas mentionné
les aspects du voyage « doués parfois de valeur symbolique » (157) ? A ce propos, Sachiko
Murata, cite fort justement le grand maître soufi Ibn Arabi pour expliquer le symbolisme du jour
et de la nuit :
God made the two a father and a mother because of what He originates through
them. He says, “He makes the nighttime cover the daytime” [7:54]. He says
something similar concerning Adam: “When he covered her, she bore.” Hence,
when the nighttime covers the daytime, the nighttime is a father and the daytime
is the mother. Everything that God brings into existence in the daytime is like the
children to whom a woman gives birth….In the same way, God says, “God makes
the nighttime enter into the daytime, and makes the daytime enter into the
nighttime” [22:61]. Thereby He increased explanation concerning the fact that
they perform the marriage act with each other. (146)
Fort de cette explication du symbolisme du jour et de la nuit d’Ibn Arabi et du sens de
l’hospitalité africaine, nous comprenons pourquoi « Fama fut salué par tout Bindia en honoré,
révéré comme un président à vie de la république, pour tout dire, fut salué en malinké mari de
Salimata » (95) et pourquoi la nuit à Bindia est aussi hantée par l’infertilité. Donc à Bindia, ville
natale de Salimata, ville-étape, la sempiternelle et tourmentante question de savoir s’il est le
dernier descendant des Doumbouya, revêt toute son acuité pour le prince Doumbouya. En effet,
au cours de la nuit d’insomnie causée par les punaises, les poux et les cris des bêtes, Fama se
134
remémore « l’histoire de la dynastie pour interpréter les choses, faire l’exégèse des dires afin de
trouver sa propre destinée » (97). La hantise de Fama d’être le dernier descendant est poignante
étant donné que des indices concordants tirés des dires semblent confirmer sa peur :
Comme authentique descendant il ne restait que lui, un homme stérile vivant
d’aumônes dans une ville où le soleil ne se couche pas (les lampes électriques
éclairant toute la nuit dans la capitale), où les fils d’esclaves et les bâtards
commandent, triomphent, en liant les provinces par des fils (le téléphone !), des
bandes (les routes !) et le vent (les discours et la radio !). Fama eu peur de la nuit,
du voyage, des funérailles, de Togobala, de Salimata, de Mariam et de lui-même.
Peur de sa peur. (100)
L’exégèse des signes de la fin des Doumbouya augmente son angoisse d’être le dernier prince
Doumbouya qui fait sécher la dynastie. Il convient de faire un parallèle entre la nuit d’insomnie
de Salimata au chapitre 3 du roman et celle de Fama à Bindia :
Cette nuit-là, les frénésies ne parvinrent pas à raviver Fama ; les craintes des
colères de Salimata ne réussirent pas à le lever, il était fatigué, bien cassé, aussi
coula-t-il dans le sommeil d’une pierre dans un bief. Et alors pour Salimata partit
une nuit longue et hérissée d’amertume….A cette nuit succéda…un jour de
malheur qu’elle traversa…et lorsque le jour tomba elle comprit Allah, convint de
son sort. Elle avait le destin d’une femme stérile. (32)
Ce parallèle nous permet de lier les destins de Fama et de Salimata. Le mari de Salimata est en
proie à une profonde angoisse à cause de sa prise de conscience grandissante d’être le dernier des
Doumbouya. La suite du voyage plonge Fama dans la nostalgie des exploits de ses aïeux de telle
sorte qu’il entend « leurs cavalcades montant à l’assaut des pouvoirs bâtards et illégitimes des
135
présidents de la République et du parti unique » (100). Fama continue à ne trouver le réconfort
que dans le passé. Fama se trompe d’époque en pensant que ses aïeux vaincraient sans coup férir
les pouvoirs issus des Indépendances. L’évocation des exploits des aïeux est un mélange d’aveu
d’impuissance et de manque de réalisme de Fama.
La traversée de la frontière montre d’une part la mésintelligence entre Fama et les
autorités, d’autre part les séquelles des indépendances avec la création des Etats-Nation. Ainsi
que le note Jean-Pierre Mbwebwa Kalala:
Au moment où les indépendances furent accordées dans les années 1960, les États
se mirent en place d’office. Cependant, la grande difficulté demeurait celle de
faire accepter à toutes ces populations l'idée d'appartenir à une seule entité et
surtout d’être dirigées par des personnes désignées sur une autre base que celle
qui légitimait jadis l'exercice du pouvoir dans les sociétés traditionnelles. (21)
Se rendant compte qu’il franchit la frontière d’un autre Etat, Fama passe donc d’un état (plongé
dans la gloire de ses valeureux aïeux) à un autre (la colère). Borgomano note que « cette
frontière…est totalement incompréhensible, puisqu’elle instaure une division arbitraire dans la
seule unité qu’il reconnaisse : le Horodougou » (85). C’est pourquoi Fama a une crise de colère
lorsque le douanier demande à voir sa carte d’identité « Fama éclata, injuria, hurla à ébranler tout
le poste de douanes » parce que « Fama étranger ne pouvait pas traverser sans carte d’identité »
(101). Fama ne reconnaît pas les États nouvellement constitués qui ne tiennent pas compte des
appartenances ethniques, religieuses, des limites des anciens royaumes.
Après l’altercation avec le douanier, l’état mental de Fama vacille entre un transport de
joie à l’évocation de son enfance, des exploits des aïeux et la prise de conscience grandissante
d’être le dernier des Doumbouya suscitée par « les peurs de sa dernière nuit » (102). Le passé
136
devient un refuge pour échapper au présent qui l’écrase. Et « la mélodie de noce malinké » que
Fama fredonne mélancoliquement montre la profondeur du déchirement qu’il éprouve.
De retour à Togobala, Fama retrouve « sûrement les mêmes vautours de toujours, de son
enfance » (102). Ici nous avons des vautours rendus scatophages à cause de la misère des
habitants. Dans la capitale, au sud, ce sont les indépendances qui ont transformé certains
habitants en vautours. Au sud comme au nord, les Indépendances font croupir le peuple dans la
misère noire et même les bêtes doivent s’accommoder de l’ère nouvelle qui a un fort relent
d’injustice sociale.
Cependant, c’est à Togobala que Fama retrouve aussi « les pas souples de son totem
panthère », exécute « des gestes royaux et des saluts majestueux » (103). Il est accueilli en
prince, en légitime descendant des Doumbouya. Togobala, le village natal de Fama, tout comme
l’avait fait le village natal de Salimata, rehausse le statut de Fama. C’est aussi à Togobala que
Fama renoue avec les pratiques syncrétistes. A ce sujet, rappelons les propos de Cheikh
Mouhamadou Diop que lorsque « les cultures populaires sont rentrées en contact les unes avec
les autres, une constante s’est dessinée dans l’univers musulman : celle de la cohabitation entre
un substrat païen autochtone et une religion révélée ailleurs….La difficulté de rompre d’avec la
tradition…de ses ancêtres donne lieu à ce qu’on désigne du terme de syncrétisme » (189). Ce
substrat païen dont parle C.M. Diop est le Komo chez les Bambara dans les Soleils des
Indépendances. Certains Bambara convertis à l’Islam n’ont pas cessé d’adorer le Komo pour
leurs besoins matériels et spirituels. Dans Les Soleils, il ne serait pas faux de dire que le féticheur
et sorcier Balla, le seul cafre du village, est le chef du koma. Les féticheurs, sociétaires du Komo
(ou koma dans Les Soleils), comme le note Dieterlen s’adressent « à la création, au cosmos,
conçu comme une entité contenant ses déités, cosmos dont il est lui-même l’expression
137
éminente » (27) pour leurs besoins spirituels et matériels. Donc les Malinkés étant « musulmans
dans le cœur, dans les ablutions, le fétiche devrait leur être interdit » (155). Les Malinkés,
anxieux de connaître l’avenir, pratiquent la divination pour toute sorte de raison. Ils recourent au
fétiche parce que selon le narrateur « le fétiche prédisait plus loin que le Coran ; aussi passaient-
ils [les Malinkés] la loi d’Allah, et chaque harmattan, le koma dansait sur la place publique pour
dévoiler et indiquer les sacrifices….Togobala, capitale du Horodougou entretenait deux oracles :
une hyène et un serpent boa » (155). Les Malinkés sont-ils des sociétaires du koma ou le
consulte-t-il tout simplement ? L’on sait aussi que les Malinkés s’adressent aux mânes des
ancêtres pour leur intercession dans les affaires. Dieterlen précise la composition de la société de
koma en ces termes: « Le Komo désigne le complexe formé en principe dans chaque village par
les sociétaires vivants et morts, le sanctuaire et ses autels (boli), leur chef responsable, le
masque. Il est dominé et protégé par la puissance invisible de Faro et par la présence d’un génie
particulier auquel il est consacré» (166). C’est pourquoi, selon Amadou Hampâté Bâ, la
survivance des pratiques païennes n’a nullement sa raison d’être après la conversion à l’Islam qui
ramène de la multiplicité d’intermédiaires à l’Unicité dans l’adoration donc du polythéisme au
monothéisme. Bâ observe dans Aspects de la civilisation africaine que les principes animistes ne
devraient pas subsister après la conversion à Islam :
Les grands principes de l’animisme (caractère sacré et non profane de la vie
quotidienne, sentiment d’appartenir à un tout dont on est solidaire – communauté
humaine ou univers – existence d’un Etre Suprême transcendant et pourtant
présence immanente de sa Force en toutes choses et en tous lieux…) trouvèrent
leur prolongement en Islam, tout en se simplifiant et en se purifiant. La grande
peur des forces mystérieuses tapies partout était l’une des bases de l’animisme.
138
Ces forces ne furent pas infirmées, mais ramenées à des valeurs plus justes : elles
devinrent subordonnées à une Force plus puissante et plus sublime, celle de Dieu-
Un (Allah). (138)
Toutefois, il faut nuancer ces propos de Bâ, étant donné que la ligne de démarcation entre le
Komo et Le Coran est vite franchie chez les Malinké à cause de la survivance des mêmes
pratiques animistes et de la méconnaissance du principe de l’Unicité dans l’Islam. Par
conséquent la réalité est qu’à « Togobala, aux yeux de tout le monde, tout le monde se dit et
respire musulman, seul chacun craint le fétiche » (105). Pour le narrateur, le Malinké pratique
l’Islam par ostentation « aux yeux de tout le monde », parce que soucieux de maintenir en
apparence son identité ethnoreligieuse. Le narrateur donc dénonce cette « fausseté malinké »
car la profession de foi monothéiste est basée sur la sincérité, l’Unicité de Dieu. Par conséquent,
craindre, adorer, confier son sort au fétiche, au Komo, relèvent du polythéisme. Qu’est-ce
qu’alors le Komo pour les Malinkés pour engendrer l’amalgame du fétiche et de la parole
coranique ?
Dès lors, les questions que se pose le narrateur sur les pratiques religieuses des Malinkés
revêtent toute leur importance : « Sont-ce des féticheurs ? Sont-ce des musulmans ? » (105). Ces
questionnements rhétoriques permettent au narrateur de rappeler que le « musulman écoute le
Coran, le féticheur suit le Koma » pour mieux marquer la frontière entre les deux et dénoncer ce
que Ahmadou Kourouma a lui aussi qualifié dans Monnè de « syncrétisme du fétichisme malinké
et de l’islam » (21). A cet égard, nous retiendrons la définition que donne René Guénon ou
Cheikh Abd al-Wâhid Yahyâ (1886-1951) du syncrétisme :
Le « syncrétisme », entendu dans son vrai sens, n’est rien de plus qu’une simple
juxtaposition d’éléments de provenances diverses, rassemblés « du
139
dehors »…sans qu’aucun principe d’ordre plus profond vienne les unifier…et non
seulement il n’est point une synthèse, mais, en un certain sens, il en est même le
contraire. En effet, la synthèse…part des principes…de ce qu’il y a de plus
intérieur…du centre à la circonférence, tandis que le syncrétisme se tient à la
circonférence même, dans la pure multiplicité… et de détail indéfini d’éléments
pris un à un, considérés en eux-mêmes et pour eux-mêmes, et séparés de leur
principe. (Aperçus sur l’initiation 44-45)
Il découle de ce qui précède que l’interférence des pratiques animistes dans la religion
musulmane ne débouche pas sur un système harmonieux, une synthèse mais un imbroglio de
pratiques religieuses aux contours incertains, un système « ni margouillat ni hirondelle !» (105)
comme l’exprime le narrateur des Soleils. Le syncrétisme est contraire au concept de culte pur en
Islam conformément à la parole coranique : « On leur avait seulement ordonné d’adorer Allah
comme des croyants sincères qui lui rendent un culte pur » (Coran 98 :5). Mais le regard du
Malinké est tantôt braqué sur le Coran tantôt sur le fétiche. Ainsi les Malinkés tombent-ils dans
l’associationnisme à cause de leur crainte révérencielle des fétiches. Le narrateur, au comble de
l’indignation, emploie de façon récurrente des termes dépréciatifs (la fausseté employée deux
fois, la duplicité, l’intérieur plus noir pour dénoncer l’hypocrisie des Malinkés) qui recourent
aux pratiques contraires à la foi musulmane. Comme le dit sans ambiguïté le narrateur dans Les
Soleils : « Le musulman écoute le Coran, le féticheur suit le Koma » (105).
Ce qu’il convient d’appeler la querelle de la première nuit illustre bien le dualisme des
Malinkés et la prééminence des traditions des Bambaras. Le conflit éclate ente les coutumes
malinkés et les traditions bambara parce que « dépositaire des forces spirituelles de ses
membres, le Komo intervient dans la plupart de leurs activités et participe à la vie. La naissance,
140
la circoncision, le mariage, les funérailles, le culte des ancêtres sont marqués par son intervention
directe ou indirecte » (Dieterlen 186). En l’espèce, à cause de l’amalgame des pratiques
religieuses malinkés, la question soulevée est de savoir dans quelle case Fama passera la
première nuit à Togobala :
Le Coran dit qu’un décédé est un appelé par Allah, un fini ; et les coutumes
malinké disent qu’un chef de famille couche dans la case patriarcale. Il n’y avait
ni hésitation ni palabre…Mais chez les Bambaras, les incroyants, les Cafres, on
ne couche jamais dans la case d’un enterré sans le petit sacrifice qui éloigne
esprits et mânes. Le féticheur et sorcier Balla, l’incroyant du village…rappela à
Fama les pratiques d’infidèles. (105)
Fama, cédant aux « pratiques d’infidèles » de Balla, accepte de ne pas passer la première nuit
dans la case patriarcale « sans le petit sacrifice qui éloigne esprits et mânes » (105). Tout semble
porter à croire que Balla, « fétichiste parmi les Malinkés » parce qu’il « avait toujours rejeté la
pâte de la reconversion » (112), est le chef du Komo. N’est-ce pas Balla, sincère et fidèle au
Komo, qui « rappela à Fama les pratiques d’infidèles ? N’est-ce pas vers Balla que se tournent
les Malinkés pour résoudre leurs problèmes matériels et spirituels ? Selon Balla, la querelle de la
première nuit est du ressort du Komo. En effet, le Komo « diffuse un véritable enseignement
civique et moral, droits et devoirs des membres, interdits et sanctions qui frappent les
contrevenants. Son rôle juridique en fait un facteur de discipline : il est un soutien puissant de
l’organisation sociale des Bambara » (Dieterlen 186). C’est un fait notoire chez les Malinkés des
Soleils que « le malheur qui doit suivre la transgression d’une coutume intervient, intervient
sûrement, si par la parole le fautif avait été prévenu de l’existence de la coutume d’un village de
brousse » (106). Or Fama, prévenu par le féticheur Balla, ne veut pas encourir la colère du
141
Komo. C’est pourquoi « En dépit de sa profonde foi au Coran, en Allah et en Mohamet, Fama
passa toute la nuit dans une petite case se recroquevilla entre de vieux canaris et un cabot galeux.
Une très mauvaise nuit ! » (105-106).
Fama semble justifier sa peur des fétiches en arguant de la conséquence qui découlerait
de la violation, en connaissance de cause, de la coutume des Bambara. Le prince héritier ira
jusqu’à donner « trois bouquetins, deux chèvres et un chevreau faméliques et puants destinés à
être égorgés aux fétiches de Balla » (107). Fama, en agissant de la sorte, ne se montre pas pieux
envers Allah. Il trompe sa communauté en lui faisant croire qu’il a bel et bien dormi dans la case
patriarcale. Selon Ansari, est pieux « celui qui ne contamine pas sa foi monothéiste avec de
l’associationnisme, qui ne contamine pas sa sincérité avec de l’hypocrisie, et qui ne contamine
pas son culte avec de l’innovation » (95). Or , selon les propos du narrateur Fama est hypocrite
comme l’attestent les lignes suivantes : « Fama put donc se laver, se parer, prier, dire longuement
son chapelet…et s’installer en légitime descendant de la dynastie Doumbouya devant la case
patriarcale comme s’il y avait dormi » (106). Le narrateur nous implique, nous prend à témoin
dans ce qu’il considère comme une vérité notoire sur les Malinké : « Vous les connaissez bien :
les Malinkés ont beaucoup de méchancetés et Allah se fatigue d’assouvir leur malveillance ;
beaucoup de malheurs, et Allah s’excède de les guérir, de les soulager. Alors au refus d’Allah, à
son insuccès devant un sort indomptable, le Malinké court au fétiche, court à Balla » (112). Il
convient de citer la parole coranique suivante : « En vérité, Allah ne modifie point l'état d'un
peuple, tant que les [individus qui le composent] ne modifient pas ce qui est en eux-mêmes »
(Coran 13 :11). Tariq Ramadan donne l’interprétation suivante de ce verset :
Dieu parle à chacun et dessine le chemin : la vie, la vraie vie, est à l’intérieur et
Dieu, près du cœur, octroie la lumière et le discernement à la conscience lucide.
142
C’est l’appel intime de Dieu et l’exemple de son Envoyé : la source, la force,
l’énergie et la vigueur naissent du cœur, se forgent dans l’amour et transforment
notre regard sur le monde pour que nous puissions enfin le transformer et le
reformer. (L’homme 29)
L’élément Malinké est un être sournois, déliquescent, avec une éducation spirituelle ratée, « son
intérieur plus noir que sa peau ». Le narrateur s’attaque à une communauté religieuse en
stigmatisant sa décrépitude spirituelle et morale. Il semble la tenir responsable des maux dont
elle souffre « beaucoup de méchancetés », « beaucoup de malheurs », « son intérieur plus noir
que sa peau ». Incapable de faire son examen de conscience en vue d’extirper les maux qui
l’assaillent, l’élément malinké déclare son « sort indomptable », déserte le sentier d’Allah,
« court au fétiche, court à Balla » (112), le dompteur de sort. Le narrateur est aussi extrémiste
que sarcastique dans son jugement. Toutefois, Balla soutient que « La colonisation les maladies,
les famines, même les Indépendances, ne tombent que sur ceux qui ont leur ni (l’âme), leur dja
(le double) vidés et affaiblis par les ruptures d’interdit et de totem » (113). Aussi bien du point de
vue polythéiste que du point de vue monothéiste, la rupture d’avec les traditions, la sincérité dans
le culte seraient à l’origine des maux des Malinkés.
A Togobala Fama tombe plus profondément dans sa forme favorite de polythéisme plus
subtile, l’adoration de soi. La réception à lui faite à Togobala aux salueurs révèle son culte de la
personnalité, son arrogance, son mépris royal : « Et Fama trônait, se rengorgeait, se bombait.
Regardait-il les salueurs ? A peine ! Ses paupières tombaient en vrai totem de panthère …Fama
tenait le pouvoir comme si la mendicité, le mariage avec une stérile, la bâtardise des
Indépendances, toute sa vie passée et les soucis présents n’avaient jamais existé» (110). Fama
s’enfle donc d’orgueil, de glorioles. Mais le progrès spirituel et la vaine gloire ne vont pas de
143
pair. Il a fallu la visite au cimetière pour le placer devant sa condition humaine, le ramener à la
réalité : sa vie est un constat d’échecs. La colonisation et les Indépendances ayant bafoué la
dynastie Doumbouya, relégué Fama parmi les mendiants, « les vautours » de la capitale, il n’est
pas du tout surprenant que Fama éprouve de la gêne en visitant le cimetière où reposent
les« valeureux et honorés aïeux Doumbouya ». C’est donc, « un Fama maussade : yeux aigres,
cils rocailleux, lèvres tirées, qui prit la piste du cimetière » (114). Son angoisse augmente à l’idée
de ne pas pouvoir pérenniser la dynastie. Dès lors, Fama se livre à un examen de conscience :
« Fama se pensa mort, sans saisissement, imagina son double, son dja sortir de son corps,
s’asseoir au milieu des mânes, sans effarement, son dja le juger, le plaindre » (116). Dominique
Zahan explique ainsi la notion de “dja” : “According to African thought, the human being does
not possess the unity which we attribute to him; the individual psyche is not felt to be an
undivided whole. Among its component principles there exists an element which allows man to
“double” himself at a certain moment in his life” (8). Le dya ou l’ombre est une projection du
« moi » de Fama, la partie immatérielle. Le dya peut être celui d’un être vivant comme celui
d’un mort. Le narrateur nous apprend dans l’incipit que l’ombre d’Ibrahima Koné « était
retournée dans la capitale » (9) ; au cimetière, c’est « le susurrement des mânes et des doubles
des enterrés » (116). Dans ces exemples, on se rend compte de la scission de l’individu dans
certaines croyances africaines. C’est cette scission qui permet aussi à Fama de s’auto-évaluer, de
faire le point de son parcours en déchiffrant les signes du destin.
Au cimetière tout comme à la mosquée, Fama perd la concentration : « Fama constata
qu’il s’était fourvoyé dans le décompte des sourates et versets. Il s’arrêta de psalmodier » (117).
Il est important de signaler un fait anodin qui se passe au cimetière : « un margouillat a surgi et a
glissé entre les pieds pour disparaître dans un trou au flanc de la tombe. Stupéfait, Fama se leva »
144
(117). Le margouillat serait un caïman en miniature. Ne doit-on pas y voir un signe prémonitoire
de la rencontre avec le crocodile dans l’eau au dernier chapitre des Soleils ? La scène du
cimetière va hanter la nuit de Fama. Nous savons aussi qu’à Togobala « tout le monde a hâte de
revoir le matin comme si le noir de la nuit n’était que cachot et menaces » (106). Ainsi que le
note Durand « Dans le folklore l’heure de la tombée du jour, ou encore le minuit sinistre, laisse
de nombreuses traces terrifiantes : c’est l’heure où les animaux maléfiques et les monstres
infernaux s’emparent des corps et des âmes » (Durand 98). Par conséquent, la première nuit de
Fama dans la case du défunt ne se passa pas sans cauchemars malgré les sacrifices de Balla : « Il
[Fama] sursauta et se leva, remué par la vision d’un affreux cauchemar. Des chiens, yeux,
oreilles et nez arrachés, poursuivaient des meutes de margouillats et de vautours qui trouaient ses
côtes et ses reins pour s’y refugier » (119). Dès lors « La frayeur calmée il récita
scrupuleusement les sourates qui éloignent les esprits dans la nuit » en attendant le jour pour
consulter Balla « Le matin il se confia à Balla. Celui-ci était au fait du cauchemar » (119). Fama
semble donc trouver son équilibre, son assurance moins dans la récitation des sourates que dans
les fétiches de Balla. Selon Balla, « le double, le dja de Fama avait quitté le corps pendant le
sommeil et été pourchassé par les sorciers mangeurs de doubles…[Balla] a suivi et écouté dans
la nuit les vols des sorciers fonçant sur ta case… les [a] dispersés et chassés à l’aide des
incantations » (119). Fama recourt aux fétiches de Balla, son affranchi, pour assurer sa
protection contre les sorciers mangeurs de double. L’ancien maître, ironie du sort, est esclave
des fétiches de l’affranchi pour le protéger contre les sorciers. A propos des sorciers dans les
croyances bambara, Dominique Zahan note que :
To them [The Bambara], the sorcerer is an incomplete creature… the only being
in creation which does not possess a dya …. Thus Nyale, the first sorcerer, was
145
deprived of her double, and, like her, so was the nyctosopher. From this stems the
nyctosopher's incessant quest to regain "his" dya…The sorcerer is not thought
really to eat the flesh of his victims… he takes possession only of that very
element which he himself is lacking; the dya alone corresponds to his abilities to
assimilate. (96-97)
Comme « les prières coraniques et même le paradis sont insuffisants pour contenir les morts
malinkés, surtout les restes des grands Doumbouya » pour conjurer le sort, « Fama devait tuer
des sacrifices aux mânes des aïeux » (119). Dieterlen souligne l’importance des sacrifices dans
les propos suivants :
Il y a sacrifice quand le sang de la victime coule sur une matière ou un objet
contenant la force d’une puissance surnaturelle ou d’un ancêtre. Les paroles de la
prière prononcée pendant la mise à mort consacrent la victime à la puissance qui
vient, selon la croyance populaire, se nourrir du sang [Selon le Coran, c’est la
piété et non le sang qui touche Dieu durant le sacrifice]…le sacrifice constitue un
échange : celui qui sacrifie reçoit en retour une part des forces de celui qu’il prie.
(113-114)
Fama, spolié par la colonisation et les Indépendances, ne voudrait pas perdre son double ; il est
donc plus réceptif aux idées du féticheur Balla sur l’interprétation de ses rêves et l’immolation
aux dieux du féticheur.
Les funérailles du quarantième jour participent de cet esprit d’offrir des sacrifices :
« Quarante jours exactement après la sépulture les morts reçoivent l’arrivant mais ne lui cèdent
une place et les bras hospitaliers que s’ils sont tous ivres de sang » (138) parce que « Le sang qui
coule est une vie, un double qui s’échappe et son soupir inaudible pour nous remplit l’univers et
146
réveille les morts » (141-142). Les funérailles mettent en exergue à la fois la dualité des
Malinkés et l’estime qu’ils portent à Balla. En effet, pendant la cérémonie, Balla, leur féticheur,
« avait été relégué loin, juste avant la marmaille et les chiens, parce que le féticheur était un
Cafre » (140). Toutefois, le féticheur plein d’amour et de compassion pour sa communauté ne
leur en garde pas rancune. Il le prouvera lorsque les Malinkés viendront le consulter pendant la
révolte des charognards :
tout avait été léché, nettoyé, picoré sans eux. Aussi les charognards rappelèrent-ils
aux hommes, en poussant des cris sinistres au soleil couchant que leur oubli était
un sacrilège. Cette menace troubla la fête. On s’en alla consulter Balla. Le
féticheur prévint tous les mauvais sorts lancés par les charognards mécontents en
adorant les fétiches. Et les hommes rassurés cessèrent de se tourmenter et se
livrèrent tout entiers aux réjouissances. (143)
Après les réjouissances du quarantième jour, Fama décide de retourner à la capitale, au sud,
accompagné de Mariam, la femme de feu Lacina, devenue sa femme. Pourquoi retourne-t-il à la
capitale malgré la restauration de la chefferie traditionnelle et les protestations de Balla pour qui
« le voyage de Fama portait un sort maléfique. Seuls de très bons sacrifices pouvaient l’adoucir,
et pour le détourner, de très durs sacrifices. Balla l’a dit et redit. Fama a durcit les oreilles, il lui
fallait partir» (146). Il est difficile de comprendre l’entêtement de Fama. Il abandonne la vie de
chef à Togobala pour celle de vautour de la capitale. Selon Borgomano, « l’Objet de la quête de
Fama, l’héritage…est devenu dérisoire, a perdu sa valeur” (53). La chefferie est réduite au rôle
de figurant sous les soleils des indépendances et ne comporte que « famine et gourde de soucis »
(92) contrairement aux « deux plus viandés et gras morceaux des Indépendances [que] sont
sûrement le secrétariat général et la direction d’une coopérative » (25). De plus les conditions
147
matérielles de sa vie dans la capitale ne lui permettent pas d’y mener une vie de polygame en ce
sens que c’est Salimata qui le soutient. L’on ne peut être que frappé par son inconséquence. Est-
ce la force du destin ou un manque de vision claire de la réalité? Ce voyage, mouvement
descendant vers le sud, le conduira dans les caves de la présidence, sa descente dans les enfers.
De retour à la capitale, Fama incapable de gérer son foyer polygame parce que Salimata
et Mariam de feu Lacina y mettent le feu. Fama s’investit alors dans la politique pour fuir les
querelles de ses épouses. Or comme le note avec pertinence Somé, “The first decade of
leadership by these black Africans was disastrous to postcolonial Africa. … Leaders emulating
the totalitarian rule of colonial administrators terrorized their own people…. In short, colonial
tyranny did not leave Africa, it simply changed its face” (5). C’est dans ce climat de terrorisme
d’État que Fama est arrêté par le régime liberticide des Indépendances et jeté dans les caves de la
présidence. Dans ces caves, Fama perd toute notion de temps parce que « les plafonniers
restaient constamment allumés » (158). Les conditions de vie déplorables des détenus, « la
puanteur », « la faim », « la mort », contrastent avec le comportement sadique des geôliers dont
les « éclats de rires ivres » (158) leur parvenaient. Ayant survécu aux tortures de la cave
« Grâce aux mânes des aïeux et par la volonté du Tout-Puissant » (158), Fama est transféré dans
un camp.
Fama passe donc d’un lieu clos à un autre. Les sonorités /k/ dans les mots cave, camp,
caserne, les sonorités /i/ dans les « Eclats de rire ivres des geôliers vidant des bouteilles d’alcool
(158) et dans « On ne réussissait pas à dormir la nuit, et toute la journée on titubait, ivre de
sommeil » (159) renforcent la cruauté impitoyable, le sadisme, la langueur, le traitement
inhumain et dégradant de ces lieux d’enfermement. Le camp ne fait qu’empirer les sévices subis
dans la cave. Les détenus débarquent « presque mourant », sans repère, « l’esprit rempli de
148
cauchemars » (159), « atteint par un double éléphantiasis et un triple béribéri », ce camp sans
nom « était la nuit et la mort, la mort et la nuit » (160). Comme tout s’exécute la nuit dans ce
camp, une nuit donc, Fama apprend qu’il n’est plus un détenu mais un accusé avec un dossier. Il
est transféré du camp sans nom à la caserne de Mayako. Il faut signaler cette fois-ci la
glorification d’Allah « Louange à Allah ! » sans l’association des aïeux comme au départ de la
cave. Le jugement de Fama a lieu dans la caserne de Mayako. Il est inculpé de « participation à
un complot tendant à assassiner le président et à renverser la république de la Côte des Ebènes »
(166) et condamné à vingt ans de réclusion criminelle » (168). Pour remonter son moral
« courageusement il pensa à autre » mais son état physique alarmant : « Des vers de Guinée
poussaient dans les genoux et sous les aisselles…ses yeux s’enfonçaient dans des orbites, ses
oreilles décharnées s’élargissaient et se dressaient …les lèvres s’amincissaient et se
rétrécissaient, les cheveux se raréfiaient » (169). A cette décrépitude correspond un éveil de
conscience.
« La prière est le viatique de l’éternel voyage » (120) disait chaque matin le muezzin de
Togobala. L’état de santé de Fama ne l’empêche pas d’adorer Allah : « chaque matin il se
réveillait avant les chants du coq pour se livrer à la bonne prière du matin qui prépare la
rencontre avec les mânes des ancêtres et le dernier jugement d’Alla. Au fond il était heureux de
finir (mourir) » (170). Ce regain de spiritualité l’amène à apprécier les devoirs conjugaux de
Salimata. Comme tout musulman sentant la mort venir il aimerait demander à Salimata de lui
« pardonner les années de malheur qu’il lui avait fait vivre» (170). Fama commence donc à se
familiariser avec l’idée de la mort : « Des journées entières passées à ruminer des idées aussi
tristes sur la mort remplissaient les nuits de Fama de rêves terribles » (171). Les assonances, les
sons aigus accentuent la langueur, la monotonie, la douleur de Fama. Toutefois, son état sera
149
adouci par le songe, une sorte de répit, de réconfort, d’illumination pour le voyageur dans la
voie spirituelle : « Un matin, quelques instants avant le réveil, un songe éclata devant ses yeux.
Et quel songe ! On lui cria : « Regarde-toi ! Regarde-toi ! Tu es vivant et fort. Tu es grand.
Admire-toi ! » (171). Les propos de ce songe feront écho avec ceux tenus plus tard par Fama à la
frontière entre la République de la Côte des Ébènes et la République du Nikinai. Ce songe est
chargé de symboles ascensionnels. Fama semble retrouver dans le domaine onirique tout ce
qu’il a perdu dans le monde réel: « A califourchon sur un coursier blanc, volait, plutôt naviguait,
boubou blanc au vent, l’étrier et l’éperon d’or, une escorte dévouée parée d’or l’honorait, le
flattait. Vrai Doumbouya ! Authentique ! Le prince de tout le Horodougou, le seul, le grand, le
plus grand de tous…Et enivré de joie Fama éclata de rire, d’un rire fou ; il rit si fort qu’il se
réveilla » (171). Fama obtient dans le domaine onirique ce que la réalité lui refuse. Le « coursier
blanc » remplace le « cheval rétif » (21) de l’enfance. Il retrouve aussi l’or perdu, « son cortège
dévouée parée d’or » qui a remplacé les griots et les griottes honorant le prince déchu et honni.
Tous les éléments sont présents pour mettre Fama dans un état d’euphorie. C’est dans cet état de
joie que Fama apprendra sa libération. Mais une grande surprise l’attend : « les « épouses de
tous les détenus étaient venues chercher leurs maris, sauf celles de Fama » (176). Fama se plonge
dans la réflexion. Il examine les raisons de son départ de la capitale « Fama ne voulait plus revoir
la capitale, ses maisons, ses rues, ses hommes ; il ne voulait plus respirer son air » (183). La
sortie des lieux clos (cave, camp, caserne) constitue une renaissance. Désabusé, résigné,
compréhensif et rempli de pardon, il prend conscience de l’ampleur de sa solitude, du vide
autour de lui. Il passe froidement au peigne fin ses relations : D’abord les fréquentations de la
capitale« Fama voulait partir, parce qu’il savait que personne ne voulait de lui dans la capitale,
que personne ne l’aimait ». Ensuite, sa femme : « Ce qui avait retenu Salimata prisonnière dans
150
l’union était l’impossibilité pour elle de vivre avec un autre…Et pour que le bonheur de Salimata
ne soit pas troublé, Fama avait le devoir de ne plus paraître dans la capitale où sa présence aurait
été un continuel reproche moral pour Salimata ». Il éprouve pour elle un amour désintéressé,
divin parce que dénué de calculs égoïstes. C’est ce qui fait dire à Madeleine Borgomano que
la « plongée dans l’intériorité d’un homme désespéré rend le personnage, naguère dérisoire et
parfois odieux, étonnamment émouvant. Sa première motivation est donc d’ordre
sentimental…Mais la seconde motivation le rend plus sympathique encore : reconnaissant sa
propre stérilité probable, Fama désire laisser à Salimata une chance de bonheur » (115). Fama
veut ardemment le bonheur de Salimata même s’il doit laisser quelqu’un d’autre en être l’artisan.
Cette bonne disposition d’esprit, sans rancunes, sans ressentiments à l’égard de Salimata le
rehausse et le magnifie. Enfin, « Mariam non plus n’aimait pas Fama, ne souhaiterait pas le
revoir…Le mariage de Mariam avait été une faute. Le seul motif de satisfaction que Fama en
tirait était que ce mariage avait appris à Salimata à se détacher, l’avait forcée à vivre avec un
autre » (184-185). Comme on le constate encore, dans sa solitude, toute la pensée de Fama se
dirige vers Salimata.
Selon Sanon, « le héros africain reste le témoin lucide, impuissant de sa propre
déchéance, de son isolement » (175). Abandonné par les siens, la mort devient son « seul
compagnon ». C’est le nouvel amour du dernier des Doumbouya « ils se connaissaient, ils
s’aimaient ». Fama est donc prêt pour « le rendez-vous avec les mânes, prêt pour le jugement
d’Allah » (185) que même la « surprenante libération et cet enrichissement soudain » ne peuvent
ébranler. Le retour dans le Horodougou, le nord, vient après les grandes épreuves de sa vie. Il
avait tout abandonné dans la capitale, au sud, cependant qu’au nord, « Tout lui appartenait ici,
tout… Mais tout était fini, tout cela ne l’intéressait plus» (186). Fama retourne aux sources
151
convaincu que c’est dans le « Horodougou qu’il fait bon vivre et de mourir » (188). Mais la
traversée de la frontière présente des difficultés presque insurmontables pour Fama. C’est ce qui
fait dire à Sanon que « le destin du héros reste inséparable de l’évolution historique,
sociopolitique de son peuple, et finalement de cette vision qu’il ne résiste pas à l’affrontement
avec la réalité urbaine. Presque partout, il succombe à une sorte de malédiction encourue dès le
départ du village, dès les premiers contacts avec la ville » (170). Fama extenué par le voyage se
heurte encore aux structures politiques des indépendances. D’abord, il y a une tension entre la
Côte des Ebènes et la République du Nikinai, encore des séquelles de l’État-nation issu des
Indépendances. Ensuite, Fama ne peut pas rentrer chez lui sans carte d’identité. Enfin, son statut
d’ex-détenu politique complique davantage son passage. Nous savons que le prince Doumbouya
a toujours eu maille à partir avec l’administration. L’interdiction d’entrer à Togobala déclenche
sa colère et réveille son instinct de fauve: « Fama sentit la colère monter en lui…Le prince des
Doumbouya chercha autour de lui un caillou, un bâton, un fusil, une bombe pour s’armer, pour
tuer Vassoko, ses chefs, les indépendances, le monde » (189-190). Fama, déterminé, est prêt à
abattre tout obstacle qui se dressera devant lui. Il ne craint rien parce qu’il est mort à lui-même :
« Fama [a] déjà la mort dans son corps et la vie n’ [est] pour lui qu’un mal » (185).
Fama retrouve son instinct de totem panthère, à pas feutrés, « fièrement, comme un vrai
totem panthère, march[e] vers l’autre bout du pont ». C’est parce que cette animalité précède le
bon sens en lui que poussé par son ego « il s’arrêt[e] et cri[e] à tue-tête comme un possédé :
« Regardez Fama ! Regardez le mari de Salimata ! Voyez-moi, fils de bâtards, fils d’esclaves !
Regardez-moi partir ! » (190). Fama dans la quête de soi n’arrive pas à transformer sa fierté en
humilité, ses propos indécents en paroles douces. D’abord, il se présente en criant « Regardez
Fama ! » pour attirer l’attention et signifier la légitimité de son pouvoir. Ensuite, en disant
152
« Regardez le mari de Salimata ! », Fama fait connaître son statut matrimonial affirmant et
réaffirmant ainsi son amour pour Salimata. Enfin, « Voyez-moi, fils de bâtards, fils d’esclaves !
Regardez-moi partir ! » traduit le mépris qu’il a pour le pouvoir illégitime des Indépendances,
l’administration, ses rouages, la servitude des peuples colonisés, et qu’il n’est pas en train de
passer en catimini parce que cela ne sied pas à Fama. Ainsi que le note Borgomano « la réaction
de Fama devant cette frontière indument fermée est tout à fait téméraire, provocante et
individualiste. Mais sa folie est qualifiée de fière et digne. Elle élève une protestation inutile,
mais saisissante, contre les abus de pouvoir et les arbitraires divers » (112). Mais Vassoko
attribue la verve de Fama à la folie « Il est fou ! fou ! » (191). Il répète « fou » trois fois pour que
les sentinelles ne tirent pas sur quelqu’un qui n’a pas toutes ses facultés mentales. Chaque fois
qu’il se lève contre l’ordre établi, il est traité de fou, de « fou de malinké », de réactionnaire ou
jeté en prison. Fama entend signifier à Vassoko son refus d’obtempérer. C’est pourquoi, il réitère
ses propos pour montrer qu’il n’en est rien : « Fama, avec sa dignité habituelle, marcha encore
quelques pas, puis s’arrêta encore et scanda les mots. Cette fois-ci il se montre plus précis dans
sa présentation. Il se présente d’abord comme « Doumbouya, le prince du Horodougou ». Il
revient sur la légitimité de son pouvoir temporel qu’il détient de la dynastie des Doumbouya.
Fama n’est donc pas un usurpateur de titres. Dans l’esprit de Fama, Vassoko, les sentinelles et
les autres voyageurs doivent connaître l’histoire du Horodougou, le renom attaché au patronyme
Doumbouya pour lui accorder les honneurs dus à son rang. Ensuite, en disant « Regardez le mari
légitime de Salimata ! », Fama entend brandir la légitimité de son mariage avec Salimata même
si celle-ci vit avec quelqu’un d’autre. En s’identifiant comme prince du Horodougou et mari
légitime de Salimata, alors qu’il a tout perdu, Fama s’accroche aux deux choses qui sont la trame
de son existence comme l’envers et l’endroit d’une pièce. C’est pourquoi Borgomano n’a pas
153
manqué de donner une valeur chrétienne à l’acte de Fama : « La forme de fidélité et d’amour
qu’il maintient pour Salimata l’élève au-dessus des autres. Dans ce domaine aussi, il adopte
finalement les valeurs de type plutôt chrétien » (114). Ces propos traduisent bien la dimension
spirituelle du parcours de Fama. Enfin, par « Admirez-moi, fils de chiens, fils des
Indépendances ! », Fama montre qu’il est en train de braver le pouvoir, il réitère la servitude des
peuples colonisés, les animalise parce qu’ils se comportent en « chiens fidèles à la voix de leur
maître ». Notons l’analogie d’une part entre « fils de bâtards » et « fils de chiens », et d’autre
part « fils d’esclaves » et « fils des Indépendances ». Fama ne peut donc pas obtempérer car il
légitimerait le pouvoir des Indépendances.
Fama, décidé à traverser la frontière, minimise le danger que représentent les caïmans
sacrés au motif qu’ils « n’oseront pas s’attaquer au dernier descendant des Doumbouya »,
« escalad[e] le parapet et se laiss[e] tomber sur un bac de sable…Il voulut faire un pas, mais
aperçut un caïman sacré fonçant sur lui comme une flèche. Des berges on entendit un cri.».
Les infirmiers sont autant ahuris que Fama par l’attaque d’un caïman sacré. C’est cette attaque à
mort qui révèle le rang de Fama qui s’était évertué à le faire connaître à la frontière : « Allah le
tout-puissant ! Un caïman sacré n’attaque que lorsqu’il est dépêché par les mânes pour tuer un
transgresseur des lois, des coutumes, ou un grand sorcier ou un grand chef » (194). Dieterlen
écrit à ce sujet : « quand un crocodile entraîne ou blesse un homme, par ordre du génie, c’est
qu’il a tout d’abord saisi son ombre visible à la surface de l’eau, et son dya dans l’eau »
(84). Nous ne savons pas quand le dya de Fama a été saisi mais la similitude de situations nous
amène à faire les observations sur un certain nombre de signes prémonitoires.
D’abord, la scène du délire ressemble fort étrangement au songe dans la caserne de
Mayaka (171). Il y a des images récurrentes du songe dans la prison, « A califourchon sur un
154
coursier…escorte dévouée parée d’or…le manque » (171), qui font écho à « ton cortège est
doré…Fama sur un coursier blanc qui galope…le manque » de la scène de l’agonie.
Il nous faut ensuite rappeler l’altercation entre Fama et Bamba aux funérailles de Koné
Ibrahima. Pour celui qui parle dioula ou bambara, Bamba est aussi bien un nom patronymique
que le nom du crocodile (bamba) en malinké. Et c’est un crocodile qui a tué Fama. De même
que « … le petit râblé de Bamba avait bondi comme un danseur et atterri à ses pieds comme un
fauve » (16), de même « un caïman sacré [fonça] sur lui comme une flèche » (191). Dans les
deux situations, la célérité de l’attaque est frappante.
Enfin, il est crucial de signaler des correspondances entre des scènes vécues séparément
par Fama et Salimata par qui, elles aussi, revêtent des signes prémonitoires renforçant l’idée de
destin. Premièrement, la scène où Salimata après la visite chez son marabout Abdoulaye, jette le
sacrifice (un coq égorgé) dans l’eau: « Plus loin elle arriva à un petit monticule, avec au sommet
un croisement, un petit pont et des ravins grondant d’eaux écumantes. Elle monta sur le parapet,
sortit le poulet sacrifié, le lança dans le torrent qui le fit tournoyer et l’emporta » (78).
Deuxièmement, comparons cette scène avec celle où Fama force le passage: « Fama s’avança
vers le côté gauche du pont. Le parapet n’était pas haut et sous le pont, en cet endroit, c’était la
berge » (191). Nous retrouvons les mots « pont », «parapet » dans les deux scènes. Le pont
symbolise non seulement la traversée mais aussi le transfert d’un état à l’autre ou la gestion de
l’altérité. Enfin, la vision de Salimata dans la calebasse d’eau du marabout Abdoulaye constitue
un autre signe prémonitoire de la fin tragique de Fama : « Des masques de diable…le noir, le
rouge, la boue des marigots, le sable fin et doux » (70). Cette phrase est à rapprocher de « les
bancs de sable », « d’un tourbillon d’eau et de sang », « Fama inconscient gisait dans le sang
sous le pont » (191-192). L’écho « des ravins grondant d’eaux écumantes » (71) dans la scène
155
de Salimata se trouve dans « Le crocodile râlait et se débattait dans l’eau tumultueuse » (192) de
l’attaque de Fama par le saurien. Rappelons que le marabout Abdoulaye avait recommandé un
sacrifice à Salimata parce que cette dernière avait dans la calebasse d’eau un coq rouge et un
mouton blanc. Comme Salimata n’avait pas les moyens pour offrir le mouton blanc, le marabout
lui avait dit: « Mais ce sacrifice [du mouton] peut attendre une semaine même un mois » (70).
Mais il ne fut jamais offert. Alors, le sacrifice de mouton blanc recommandé par Abdoulaye, que
Salimata n’a pas pu offrir visait-il à prévenir cette fin ?
Le voyage vers l’accomplissement de soi est jalonné d’épreuves. Ces épreuves polissent
« le miroir du cœur » pour que l’itinérant vive en harmonie avec Dieu et le monde. Ainsi le grand
maître soufi Muhyiddeen Abdul-Qãdir Gilãni dans le premier volume de son livre The
Endowment of DivineGrace exhorte-t-il l’itinérant en ces termes : “Throw off the garment of
passions, frivolous action, vanity, hypocrisy, and love of fame, recognition or received favor in
acknowledgment of your status…Stand without status, and associate no one with God Almighty”
(Gilãni 54). Fama a été durement éprouvé dans sa personne, ses femmes, ses biens, sa stérilité et
sa foi. Ayant compris la précarité du monde et tout ce qu’il contient, en soumis, il se tourne vers
l’Un. Fama renonce à la possibilité d’être soigné, d’avoir plus d’argent. : « Chaque détenu
pouvait demander ce qu’il voulait : le parti et le gouvernement l’accorderaient. Les ex-détenus
malades seront soignés et s’il le faut envoyés en France ou en Amérique dans les grands hôpitaux
et centre de cure….Le président de la République des Ebènes embrassa les [détenus] l’un après
l’autre et remit à chacun une épaisse liasse de billets de banque » (174-175). En se familiarisant
avec l’idée de la mort, Fama accepte son destin qui est celui du dernier prince Doumbouya. Et
Fama n’oublie pas la prière dans son agonie. On peut soutenir qu’il rend l’âme en état de prière :
« Fama tremblote. Une prière » (196). Sa mort ressemble à une rencontre romantique : « la
156
douceur qui glisse, la femme qui console, et l’homme et la rencontre d’un sous-bois frais et
doux, les sables menus et fin » (196). La théophanie au moment de l’agonie prouve que le prince,
avant de mourir, s’est réalisé spirituellement.
157
CHAPITRE 5
CONCLUSION
Le thème du voyage spirituel et de la quête de l’Absolu est un océan de connaissances qui
déborde le cadre étroit d’une thèse. Le voyage intérieur en vue de l’accomplissement de soi se
passe dans la société car c’est dans la société que l’itinérant en se frottant aux autres parfait son
caractère. Les œuvres d’Amadou Hampâté Bâ, de Cheikh Hamidou et d’Ahmadou Kourouma
présentent des cadres différents dans la forme de l’accomplissement de soi mais le but demeure
le même : l’Absolu.
En analysant les voyages des protagonistes dans leur quête de l’Absolu, nous sommes
partis de la période coloniale à la période postcoloniale. Gabriel Asfar dans son article “Amadou
Hampâté Bâ and Islamic Dimension” note que « The conclusions drawn by Hampâté Bâ
…contain an expression of regret only concerning Western colonization, which has represented
an interference with the socio-religious underpinnings of West African traditions, and which has
marked, …the single greatest schism between modern Africa and its traditional past » (149). Les
protagonistes de nos œuvres doivent se réaliser spirituellement dans un environnement hostile
exacerbé par la colonisation, les querelles intestines, les séquelles des indépendances. Amadou
Bâ, Samba Diallo et Fama Doumbouya tous trois font partie de la noblesse de leur pays, par
conséquent ils assistent, impuissants, à l’ébranlement des structures de leur société. C’est
pourquoi le chevalier avertit que « L’extérieur est agressif. Si l’homme ne le vainc pas, il détruit
l’homme et fait de lui une victime de tragédie » (91). Les propos du chevalier résument non
seulement le combat spirituel d’Amadou Bâ, de Samba Diallo et de Fama Doumbouya mais
158
aussi de tout itinérant qui veut sauver « Dieu tel qu’Il est véritablement dans son Unicité » (20).
Toutefois, on n’arrête pas l’extérieur en développant l’intériorité. La question de l’intériorité et
de l’extériorité a rendu bien des mystiques perplexes. Étant donné que tout ce qui existe est la
manifestation de Dieu, le mystique tente de se mettre en harmonie avec la nature divine pour ne
pas être amené à nier une ou plusieurs manifestations de Dieu. À cet égard, Frithjof Schuon dans
La Transfiguration de l’homme, note que
L’extériorité, c’est le manque d’équilibre entre notre tendance vers les choses
extérieures et notre tendance vers l’intérieur, le « royaume de Dieu »…. Ce qui
s’impose, c’est non de rejeter l’extérieur en n’admettant que l’intérieur, mais de
réaliser un rapport vers l’intérieur – une intériorité spirituelle précisément – qui
enlève à l’extériorité sa tyrannie à la fois dispersante et comprimante, et qui au
contraire nous permet de « voir Dieu ». (63)
La conscience de nos protagonistes doit être ouverte à tous les signes de Dieu aussi bien à
l’intérieur qu’à l’extérieur d’eux-mêmes pour comprendre les indications, les allusions faites à
leur égard. Thierno Bokar, Amadou Bâ, le maître et le chef des Diallobé, le chevalier ont bien vu
en l’extérieur une des manifestations du divin car l’Intérieur et l’Extérieur sont des Noms de
Dieu en Islam. Par contre, Samba Diallo, Fama Doumbouya et le fou réalisent difficilement la
théophanie de ces deux Noms. En dépit ou à cause de l’agressivité de l’extérieur pour le voyage
spirituel et la quête de l’Absolu, nous avons démontré que les protagonistes qui s’approchent
facilement sans ambages de l’objet de leur quête sont ceux qui sont enracinés dans leurs
traditions initiatiques.
L’école ou le foyer de spiritualité de Tierno Bokar, le Foyer-Ardent de Thierno sont les
cadres pour l’enseignement des traditions initiatiques. Les maîtres sont des alchimistes qui
159
transmuent en or « les cœurs de bronze » des voyageurs dans leur quête de l’Absolu. Notre
étude a montré la nécessité pour le cheminant d’avoir un maître spirituel car le voyage spirituel
est parsemé d’embûches. C’est pourquoi, les paroles, les recommandations, les exemples de vie
des maîtres constituent le viatique de ceux qui cheminent vers l’Absolu. En fait, les maîtres de la
voie par leur présence physique ou spirituelle sont des compagnons de route des itinérants.
Tierno Bokar n’a jamais cessé de guider Amadou Bâ pendant les onze années d’exil de ce
dernier. Tierno Bokar et son oncle Babali Hawoli Bâ ont raffermi les pas d’Amadou Bâ dans son
voyage spirituel. Le maître des Diallobé, le chevalier, le chef sont des modèles pour Samba
Diallo. L’apparition du maître des Diallobé à Samba Diallo pendant sa période de crise pour
demander sa baraka et la lettre du chevalier lui intimant l’ordre de rentrer au pays montrent qu’il
est dangereux de cheminer sans guide ni exercices spirituels. En analysant les moments d’extase,
la lévitation de Tierno écoutant la Parole, l’enseignement de Tierno Bokar, le chevalier qui ne
« vit pas mais, il prie» (106), force est d’admettre qu’ils présentent tous des traits de soufis
accomplis.
Plusieurs définitions du soufi ont été données par les maîtres de la voie. Ces maîtres l’ont
défini en s’appuyant sur leur expérience. Mais la définition du soufi que nous retenons, au terme
de notre étude, et qui cadre mieux avec les expériences de nos protagonistes et de leurs modèles
est celle de Mostaphâ Albadawî dans son livre L’Imâm al- Haddâd : « Le terme soufi désigne
celui qui est arrivé au but, qui a atteint l’expérience directe de l’absolu et qui par conséquent ne
voit ni ne désire autre que Dieu » (63). Le but de tout itinérant dans le voyage spirituel et la quête
de l’Absolu est de réaliser la mort spirituelle, c’est-à-dire de « mourir avant de mourir » ou à tout
le moins d’être en état de prière, de contemplation divine au moment où la mort (au sens
physique) le saisit. La solution est de mourir a soi même, d’arracher les racines de son propre
160
ego pour faire de son cœur le siège du trône divin. La mort spirituelle est réalisée lorsque
l’itinérant arracher les racines de son propre ego pour faire de son cœur le siège du trône divin.
A cet égard, la mort spirituelle est le festival de l’itinérant en ce sens qu’il est séparé de tout ce
qui le voilait dans la quête de l’Absolu.
Dans Oui mon commandant !, grâce à la discipline spirituelle, les prières, les
méditations, l’examen de soi, Amadou Bâ parvient à se transformer. Son éducation spirituelle lui
a permis aussi bien dans le cadre socioprofessionnel que dans le cadre religieux de gérer
sainement l’altérité en restant autant que possible en bonne intelligence avec son milieu. Ce
degré d’harmonie, de transcendance des religions, est exprimé par d’Ibn ‘Arabî dans L’Interprète
des désirs :
Mon cœur est devenu capable
D’accueillir toute forme.
Il est pâturage pour gazelles
Et abbaye pour moines !
Il est un temple pour idoles
Et la Ka’ba pour qui en fait le tour,
Il est les Tables de la Thora
Et aussi les feuillets du Coran !
La religion que je professe
Est celle de l’Amour.
Partout où des montures tournent
161
L’amour est ma religion et ma foi ! (177)
Amadou Bâ, parlant de l’héritage de son maître, ne dit-il pas: « Je lui dois ma formation, ma
manière de penser et de me comporter et cette « écoute de l’autre » qui est peut-être son plus bel
héritage, et la meilleure garantie de paix dans les rapports avec autrui » (477). Il est juste de
soutenir qu’Amadou Bâ depuis la nuit de sa vraie conversion jusqu’à sa désignation comme
l’héritier de Tierno Bokar et à l’or suspendu à son oreille a parcouru des étapes importantes de la
voie et a atteint le degré de soufi réalisé avec la contemplation directe de l’Absolu.
Dans L’Aventure ambiguë, Samba Diallo est à la recherche de la plénitude vécue pendant son
enfance, plénitude qui n’était rien d’autre que l’expérience directe de l’Absolu. La Nuit du Coran
« marquait un terme…le verrou constellé rabattu sur une époque révolue » (84). Le narrateur
nous avait prévenus : « L’histoire de la vie de Samba Diallo est une histoire sérieuse…dont la
vérité profonde est toute tristesse » (62). La vie de Samba Diallo se résume à la quête de
l’Absolu, à l’intensité de présence qu’il recherche dans la « vie de l’instant, vie sans âge de
l’instant qui dure » (190), dans l’Absolu. Il faut convenir avec Rice que “The final mystical
chapter returns Samba to the ocean of unity that is God and that is so central to Sufi imagery”
(Rice 121). C’est cette image soufie que Tierno Bokar utilise dans Oui mon commandant ! pour
décrire le niveau spirituel de Maabal. Pour Tierno Bokar Maabal « a été jeté dans l’eau [du
fleuve] et …s’y est fondu. Maabal a été jeté dans le fleuve de l’amour » (466). C’est donc le
même état que celui de Samba Diallo dans cette théophanie : « Voici la mer ! Salut à toi, sagesse
retrouvée, ma victoire » (191). Selon les soufis, la goutte d’eau a rejoint l’océan et est devenue
océan.
Mais de tous nos protagonistes, seul Fama Doumbouya n’a ni maître ni modèle à émuler,
d’où l’âpreté de son combat spirituel. Il est également le seul analphabète « comme la queue
162
d’un âne » (24). Fama ne prend pas conscience assez tôt que les injustices qu’il subies sous la
colonisation, les indépendances, le parti unique sont autant d’épreuves pour l’amener à apprendre
le détachement. Comme le note Schuon, « L’injustice est une épreuve, mais l’épreuve n’est pas
une injustice. Les injustices viennent des hommes, tandis que les épreuves viennent de Dieu ; ce
qui, de la part des hommes, est injustice et par conséquent mal, est épreuve et destin de la part de
Dieu. On a le droit, ou éventuellement le devoir, de combattre un tel mal, mais on doit se
résigner à l’épreuve et accepter le destin » (L’Ésotérisme 139). Fama s’est toujours battu pour
redorer le blason de la dynastie des Doumbouya. Son abandon la chefferie retrouvée, parce que
sans substance sous les soleils des indépendances, est aussi la preuve que Fama se trompait sur
l’objet de sa quête. Fama apprend dans la prison le détachement des préoccupations mondaines,
nourrit un amour désintéressé pour Salimata, pratique l’examen de soi, se montre assidu aux
prières matinales et se familiarise avec la mort. Il abandonne également le syncrétisme. Son
amitié pour Balla, sa volonté farouche de traverser la frontière pour assister aux funérailles du
féticheur montrent la tolérance religieuse du prince. La mort de Fama est décrite comme une
rencontre amoureuse. Il trouve l’union dans la mort.
Tous nos protagonistes s’engagent « la voie menant à la réalité ultime, le voyage du
contingent vers l’essentiel, de l’illusion vers la réalité, du relatif vers l’absolu. C’est l’application
méthodique de la science de l’ego, des degrés de l’âme, et des états et stations spirituelles pour
atteindre la réalité de l’unité divine » (Mostaphâ Albadawî 63). La quête de l’Absolu est un
voyage sans fin en ce sens qu’après l’étape de l’annihilation, vient celle de la subsistance. Le
soufisme dans les œuvres d’écrivains musulmans est traité en parent pauvre dans les critiques
littéraires. Une lecture soufie des œuvres pourrait contribuer à atténuer le dogmatisme religieux
et le climat islamophobe.
163
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