combes - simondon, transindividuelle

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  • 7/29/2019 Combes - Simondon, Transindividuelle

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    Muriel Combes Simondon. Individu et collectivit

    SimondonIndividu et collectivit

    Pour une philosophie dutransindividuel

    Muriel Combes

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    Muriel Combes Simondon. Individu et collectivit

    Titus

    Sommaire :

    3 Introduction

    4 Pense de ltre et statut de lun : de la relativit du rel la ralit de la relation

    Lopration, 4Plus quun, 5

    La transduction, 7Lanalogie, 10Le paradigme physique, 13Lallagmatique, 14La ralit du relatif, 16

    De la connaissance de la relation la connaissance comme relation ;Consistance et constitution ; Cette relation quest lindividu

    22 La relation transindividuelle

    Lindividuation psychique et collective :une ou plusieurs individuations ?, 22Affectivit et motivit, la vie plus quindividuelle, 26Le paradoxe du transindividuel, 27

    Un domaine de traverse (le transindividuel subjectif), 32Le collectif comme processus, 35Ltre-physique du collectif (le transindividuel objectif), 37

    40 Scolie. Intimit du commun

    45 Entre culture technique et rvolution de lagir

    Vers une culture technique , 45Le devenir au risque de la tlologie, 47Une thique physique de lamplification et du transfert, 49Hylmorphisme versus rseaux, 51Vers une rvolution de lagir : le transindividuel contre le travail, 54

    Pour conclure, 60

    AbrviationsIG LIndividu et sa gense physico-biologique, PUF,

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    Muriel Combes Simondon. Individu et collectivit

    Coll. pimthe, 1964, republi aux d. JrmeMillon, coll. Krisis, 1995.

    IPC LIndividuation psychique et collective, Aubier,1989.

    MEOT Du mode dexistence des objets techniques,Aubier, 1958, 1969, 1989.

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    Muriel Combes Simondon. Individu et collectivit

    Introduction

    Luvre publie de Gilbert Simondon ne comporte ce jour que trois ouvrages. Lamajeure partie de cette uvre est constitue par une thse de doctorat soutenue en1958 et publie en deux tomes spars par un intervalle de vingt cinq ans : Lindividuet sa gense physico-biologique (1964) et Lindividuation psychique et collective(1989). Mais le nom de Simondon est pourtant attach dans de nombreux esprits louvrage intitul Du mode dexistence des objets techniques, port la connaissancedu public lanne mme de la soutenance de la thse sur lindividuation.

    Cest cette postrit de penseur de la technique que lauteur dun projetphilosophique ambitieux visant renouveler en profondeur lontologie a d de se voirdavantage cit dans des rapports pdagogiques sur lenseignement de la technologiequinvit dans des colloques de philosophie. Il est vrai quil voua la plus grande partiede son existence lenseignement, notamment dans le laboratoire de psychologiegnrale et de technologie quil fonda luniversit de Paris-V, et que son ouvrage sur

    la technique reflte souvent un point de vue explicite de pdagogue.Pourtant, mme ceux qui ont vu dans sa philosophie de lindividuation une voie de

    renouvellement de la mtaphysique et lui rendent hommage ce titre, la traitentdavantage comme une source dinspiration souterraine que comme une uvre derfrence. Gilles Deleuze, qui, ds 1969, cite explicitement Lindividu et sa gense

    physico-biologique dans Logique du sens et dans Diffrence et rptition, constitue la fois une exception par rapport au silence qui accueillit luvre de Simondon et lecommencement dune ligne de travaux pas ncessairement philosophiques quitrouveront chez Simondon une pense prolonger plutt qu commenter. Cest ainsiquun ouvrage comme Mille Plateaux, de Deleuze et Guattari, sinspire des travaux de

    Simondon plus largement quil ne les cite. Et quune philosophe des sciences commeIsabelle Stengers, mais aussi des sociologues ou psychologues du travail commeMarcelle Stroobants, Philippe Zarifian ou Yves Clot mettent en uvre les hypothsessimondoniennes dans leurs champs de recherche respectifs.

    Nous voudrions ici explorer un aspect de la pense de Simondon que les rarescommentaires quelle a suscits ont laiss de ct, savoir : lesquisse dune thiqueet dune politique adquates lhypothse de ltre prindividuel. Cette thique etcette politique se concentrent dans le concept de transindividuel, dont nous avonstent de faire un point de vue sur la thorie de lindividuation dans son ensemble.

    Dtacher Simondon de son identit de penseur-de-la-technique , cest l une

    condition ncessaire pour suivre le courant dune pense du collectif qui va puiser lasource de laffectivit sa rserve de transformation. Cest aussi ce qui permet dedcouvrir dans louvrage sur la technique autre chose quune pdagogie culturelle. Duprindividuel au transindividuel par la voie dun renouvellement de la pense de larelation, tel est un possible chemin dans la philosophie de Simondon. Cest celui quenous avons emprunt.

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    Pense de ltre et statut de lun :de la relativit du rel la ralit de la relation

    Lopration

    Il est possible de lire lensemble de luvre de Simondon comme lappel unetransmutation de notre regard sur ltre. Conduite travers les domaines dexistencephysique, biologique, psycho-social et technologique, cette exploration de ltresuppose une rforme de lentendement et en particulier de lentendementphilosophique. Le geste dont sautorise lensemble de la rflexion simondonienne,expos en dtail dans lintroduction de Lindividu et sa gense physico-biologique,trouve une formulation dcisive la fin de cette introduction. Simondon y expliqueque ltre se dit en deux sens, gnralement confondus : dune part ltre est entant quil est , cest--dire il y a de ltre, dont on ne peut dabord que constater le il y a ; mais dautre part ltre est ltre en tant quil est individu , ltre

    apparat comme multiplicit dtres uns, et ce dernier sens est toujours superposau premier dans la thorie logique (IG, p. 34). Or, ce qui apparat ici comme unreproche adress la logique vaut en fait pour toute la tradition philosophique quiperptue cette confusion. Car de la mme manire que la logique porte sur lesnoncs relatifs ltre aprs individuation, la philosophie sintresse ltre en tantquindividu, confond tre et tre individu.

    De ce point de vue, la tradition se rsume deux tendances, qui ont en communleur aveuglement la ralit de ltre avant toute individuation : latomisme etlhylmorphisme1. Le reproche commun adress ces deux doctrines est de penserltre sur le modle de lUn et donc de prsupposer en quelque sorte lexistence de

    lindividu dont elles cherchent rendre compte. Il apparat ds lors lauteur deLindividu et sa gense... que le problme central de la philosophie, celui autourduquel se concentrent les plus graves erreurs de la tradition dans son ensemble, cestle problme de lindividuation. La tradition ne sintresse au problme delindividuation qupartirde lindividu. Ce faisant, elle sobstine vouloir dceler un

    principe dindividuation, quelle ne peut penser que sous la forme dun terme djdonn. Cest ainsi que latomisme dEpicure et de Lucrce pose latome comme ralitsubstantielle premire qui, grce lvnement miraculeux du clinamen dvie de satrajectoire et sassemble avec dautres atomes pour former un individu ; ou encore,que lhylmorphisme fait rsulter lindividu de la rencontre dune forme et dune

    matire toujours-dj individues : ainsi, Thomas dAquin situe-t-il le principedindividuation dans la matire, qui permet selon lui dindividuer des cratures au seindune espce. Aux yeux de Simondon, hylmorphisme et atomisme cherchent expliquer le rsultat de lindividuation par un principe de mme nature que lui, ce quiles conduit penser ltre sous la forme de lindividu. Mais une philosophie qui veut

    1 Form partir de hyl (matire) et de morph (forme), ce terme dsigne la thorie, aristotlicienne lorigine, qui explique la formation de lindividu par lassociation dune forme et dune matire, la forme,idale (on traduit galement par forme le terme grec eidos), simprimant dans la matire conue commepassive.

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    vraiment parvenir penser lindividuation doit sparer ce que la tradition a toujoursconfondu et distinguer ltre en tant qutre de ltre en tant quindividu. Dans unetelle perspective, ltre en tant qutre se comprend ncessairement dans lcart quile spare de ltre individu. Et on ne saurait du mme coup se contenter deconstater le il y a de ltre, mais il faut prciser que ce qui caractrise en propre ltre en tant quil est , cest non seulement dtre mais de ntre pas un. Ltre en

    tant qutre tel que le pense Simondon est non-un, de ce quil prcde tout individu.Raison pour laquelle il est ditprindividuel.

    Pour comprendre comment passer de ltre prindividuel ltre individu, il nefaut pas se lancer la recherche dun principe dindividuation. Cest toute lerreur delontologie traditionnelle, qui, en privilgiant le terme constitu, a laiss dans lombrelopration de constitution de lindividu, ou encore lindividuation comme processus.Pour comprendre lindividuation, il faut se tourner vers le procs, au sein duquel unprincipe peut tre non seulement mis en uvre mais encore constitu. Dans cettedsintrication quil effectue de ltre en tant qutre et de ltre en tant qutreindividu, le premier geste de Simondon consiste donc substituer lindividuation

    lindividu, lopration au principe. Do ce que nous pourrions appeler un premier mot dordre , une premire exigence de pense : chercher connatre lindividu travers lindividuation plutt que lindividuation partir de lindividu (IG, p. 22).Lindividu nest donc ni la source ni le terme de la recherche, mais seulement lersultat dune opration dindividuation. Cest pourquoi la gense de lindividu nedemeure une question pour la philosophie quen tant que moment dun devenir quilemporte, le devenir de ltre. Car cest ltre qui sindividue et, en retraant lagense des individus physiques et biologiques ou celle de la ralit psychique etcollective, cest toujours au devenir de ltre que lon sintresse. Ainsi, ltre ne peuttre adquatement connu quen son milieu, si on le saisit en son centre ( travers

    lopration dindividuation et non partirdu terme de cette opration2

    ). La dmarchede Simondon, qui consiste saisir la gense des individus au sein de loprationdindividuation o elle se droule, substitue la traditionnelle ontologie uneontogense.

    Plus quun

    Source de tous les individus, ltre prindividuel nest pas un. De sorte quil fautimmdiatement demander : comment doit-on penser cet tre qui sindividue et par

    consquent ne peut avoir la forme dun individu ? Sil est vrai que lunit et2 Cette opposition de l travers et du partir de exprime dun point de vue lexical toute ladistance qui spare une pense processuelle dune pense du fondement. Distance que lon retrouve auplan de la langue, par exemple entre le franais et des langues plus processuelles comme langlais. Nedisposant pas dans sa langue de tournures ou de modes de conjugaison indiquant la processualit(comme la forme anglaise en -ing qui indique une action en train de saccomplir), Simondon est enquelque sorte contraint, pour introduire le dynamisme dans la pense, dinventer un style. Discret, cestyle nen est pas moins tangible, rsultant en grande partie dun usage spcifique de la ponctuation : ilnest ainsi pas rare de voir dployes, dans une phrase faite de propositions brves relies par despoints-virgules, toutes les phases dun mouvement dtre ou dune motion (cf. par exemple les bellespages sur langoisse, dans IPC, pp. 111 114).

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    lidentit ne sappliquent qu une des phases de ltre, postrieure loprationdindividuation (IG, p. 23), si, par consquent, ltre avant individuation cest--dire ltre en tant quil est nest pas un, quen est-il de lui et comment, partir decet tre non-un comprendre lexistence dtres individus ?

    Ainsi pose, la question nest cependant pas tout fait adquate ; et seul unraccourci malheureux peut nous laisser supposer que ltre, ds lors quil nest pas

    un, est non-un ; proprement parler, il faut dire que ltre est plus quun, cest--dire peut tre saisi comme plus quunit et plus quidentit (IG, p. 30). Dans cesexpressions nigmatiques de plus quunit et de plus quidentit se fait jourlide selon laquelle ltre est demble et constitutivement puissance de mutation. Eneffet, la non-identit soi de ltre nest pas un simple passage dune identit lautre par ngation de celle qui prcde. Mais, parce que ltre contient du potentiel,parce que tout ce qui est existe avec une rserve de devenir, la non-identit soi deltre doit se dire plus quidentit. En ce sens, ltre est comme en excs sur lui-mme. Cest la thermodynamique que Simondon emprunte une srie de notions afinde prciser sa description de ltre. Ltre prindividuel se trouve ds lors prsent

    comme un systme qui, ni stable ni instable, requiert pour tre pens le recours lanotion de mtastabilit.

    On dit dun systme physique quil est en quilibre mtastable (ou faux quilibre)lorsque la moindre modification des paramtres du systme (pression, temprature,etc.) suffit rompre cet quilibre. Cest ainsi que, dans de leau surfondue (cest--dire de leau reste liquide une temprature infrieure au point de conglation), lamoindre impuret ayant une structure isomorphe celle de la glace joue le rle dungerme de cristallisation et suffit faire prendre leau en glace. Avant touteindividuation, ltre peut tre compris comme un systme qui contient une nergiepotentielle. Bien quexistant en acte au sein du systme, cette nergie est dite

    potentielle car elle ncessite pour se structurer, cest--dire pour sactualiser selondes structures, une transformation du systme. Ltre prindividuel et, dune maniregnrale, tout systme qui se trouve dans un tat mtastable, recle des potentielsqui, parce quils appartiennent des dimensions htrognes de ltre, sontincompatibles. Cest pourquoi il ne peut se perptuer quen se dphasant. La notionde dphasage, qui dsigne en thermodynamique le changement dtat dun systme,devient dans la philosophie de Simondon le nom du devenir. Ltre est devenir, et ildevient selon des phases. Mais le dphasage est premier par rapport aux phases, quirsultent de lui raison pour laquelle ltre prindividuel peut tre dit sans phase. Or,une phase nest ni une simple apparence relative un observateur (comme lorsquon

    parle des phases de la Lune), ni un moment temporel destin tre remplac par unautre (comme dans le mouvement dialectique du devenir tel que le pense parexemple Hegel), mais un aspect rsultant dun ddoublement dtre (MEOT, p.159) et relatif dautres aspects rsultant dautres individuations. Lathermodynamique nous apprend quun systme qui change dtat (comme de leauqui svapore ou se prend en glace) contient deux sous-systmes, deux phases(liquide et gazeuse ou liquide et solide) quil runit. Si lon dcrit ltre comme unsystme en devenir, on dira donc quil est ncessairement polyphas.

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    Tout surgissement dindividu du sein de ltre prindividuel doit tre conu commela rsolution dune tension entre des potentiels appartenant des ordres de grandeurauparavant spars. Un vgtal, par exemple, fait communiquer un ordre cosmique(celui auquel appartient lnergie lumineuse) et un ordre infra-molculaire (celui dessels minraux, de loxygne...). Mais lopration dindividuation dun vgtal ne donnepas seulement naissance au vgtal en question. Car, en se dphasant, ltre donne

    toujours naissance simultanment un individu qui mdiatise deux ordres degrandeur et un milieu de mme niveau dtre que lui (ainsi, le milieu du vgtalsera le sol sur lequel il se trouve et lenvironnement immdiat avec lequel il interagit).Nul individu ne saurait exister sans un milieu qui rsulte en mme temps que lui delopration dindividuation et qui est son complment : pour cette raison, il doit treenvisag comme le rsultat seulement partiel de lopration qui lui a donn le jour.Ainsi, dune manire gnrale, on peut considrer les individus comme des tres quiviennent exister comme autant de solutions partielles autant de problmesdincompatibilit entre des niveaux spars de ltre. Et cest parce quil y a, entre lespotentiels que le prindividuel recle, tension et incompatibilit que ltre, afin de se

    perptuer, se dphase, cest--dire devient. Le devenir, ici, naffecte pas ltre delextrieur, comme un accident affecte une substance, mais constitue une de sesdimensions. Ltre nest quen devenant, cest--dire en se structurant en diversdomaines dindividuation (physique, biologique, psycho-social mais aussi, en uncertain sens, technologique), sous le coup doprations.

    Cest seulement en fonction dun tre prindividuel compris comme plus quun ,cest--dire comme systme mtastable charg de potentiels, quil devient doncpossible de penser la formation dtres individus. Mais ltre ne spuise pas dans lesindividus quil devient, et cest chaque phase de son devenir quil demeure plusquun. Ltre en tant qutre est donn tout entier en chacune de ses phases, mais

    avec une rserve de devenir (IG, p. 229) : pour penser cette rserve de devenir,cette charge prindividuelle qui demeure dans les systmes dj partiellementindividus et pour parvenir ainsi reposer neuf le problme du rapport de ltre etde lun, Simondon va devoir complter ses emprunts la thermodynamique par uneinspiration cyberntique. En particulier, aux notions de substance, de forme, dematire , inadquates pour penser lopration par laquelle de ltre vient sindividuer, se substituent les notions plus fondamentales dinformation premire,de rsonance interne, de potentiel nergtique, dordres de grandeur (IG, p. 30).Pourtant, les notions traditionnelles se trouvent moins congdies que revisites.Celles de forme et de matire, dsormais rattaches ltre compris comme systme

    tendu, ne sont plus les termes extrmes dune opration laisse dans lombre maisdeviennent les opratrices dun processus. La forme, surtout, cesse dtre comprisecomme principe dindividuation agissant sur la matire de lextrieur et devientinformation. Mais linformation, plonge dans ce nouveau contexte conceptuel, perd lesens que lui confre la technologie des transmissions (qui la pense comme ce quicircule entre un metteur et un rcepteur), pour dsigner lopration mme de laprise de forme, la direction irrversible dans laquelle sopre lindividuation.Lexemple du processus de moulage dune brique de terre (IG, pp. 37 49), claireparticulirement ce renouvellement des notions descriptives de lindividuation.

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    Reconnaissant cet exemple une valeur paradigmatique, Simondon en invalidedfinitivement la lecture hylmorphique. Car lhylmorphisme, en ne voyant dans lemoulage que lapplication dune forme une matire, ne retient dun processus queses termes extrmes (prcisment : la forme et la matire), occultant le point central, savoir lopration de prise de forme elle-mme. Or, la forme paralllpipdique dumoule et la matire dargile ne sont que les terminaisons de deux demi-trajets

    technologiques, de deux demi-chanes qui, en se rejoignant, constituentlindividuation dune brique dargile. Une telle individuation est une modulation, danslaquelle cest en tant que forces que matire et forme sont mises en prsence (IG,p. 42). Largile nest pas informe de lextrieur par le moule : elle est un potentiel dedformations, elle recle de lintrieur une proprit positive qui lui permet dtredforme, de sorte que le moule agisse comme limite impose ces dformations.Suivant ce schma, on dira que cest la terre elle-mme qui prend forme selon lemoule (IG, p. 43). La matire nest jamais matire nue, pas plus que la forme nestpure, mais cest en tant que forme matrialise (moule) que cette dernire peut agirsur une matire prpare et capable de conduire de proche en proche, molcule par

    molcule, lnergie de louvrier. Cest parce que largile possde des propritscollodales qui la rendent capable de conduire une nergie dformante tout enmaintenant la cohrence de ses chanes molculaires, parce quelle est en un sens dj en forme dans le marais, quelle peut finalement tre transforme en brique.Ainsi dcrite, lindividuation dune brique dargile apparat comme un systmenergtique en volution, bien loin de ce rapport de deux termes trangers lun lautre auquel sen tient lhylmorphisme.

    Repens comme un systme mtastable, ltre avant toute individuation est unchamp riche en potentiels qui ne peut tre quen devenant, cest--dire ensindividuant. Plus riche que la simple identit soi parce quil contient de quoi

    devenir, ltre prindividuel est galement, on la vu, plus quun : est-ce dire quil nepossde aucune espce dunit ?

    La transduction

    Ltre ne possde pas une unit didentit qui est celle de ltat stable danslequel aucune transformation nest possible ; ltre possde une unit transductive (IG, p. 29). Que ltre soit plus quunit ne signifie donc pas quil ny ait pas dun :mais cela signifie que lun advient dans ltre, quil doit tre compris comme le dpt

    relatif de l talement de ltre , de sa capacit se dphaser. On appelleratransduction ce mode dunit de ltre travers ses diverses phases, ses multiplesindividuations. Ici apparat le deuxime geste de Simondon, geste consistant dansllaboration dune notion qui appelle elle seule une mthode spcifique, cest--direen fin de compte une vision renouvele du mode de relation quentretiennent penseet tre.

    La transduction, en effet, est dabord dfinie comme lopration par laquelle undomaine subit une information au sens que Simondon donne ce terme et quenous avons explicit dans lexemple du moulage de la brique : Nous entendons par

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    transduction une opration, physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle uneactivit se propage de proche en proche lintrieur dun domaine, en fondant cettepropagation sur une structuration du domaine opre de place en place : chaquergion de structure constitue sert la rgion suivante de principe de constitution (IG, p. 30). Limage la plus claire de cette opration, selon Simondon, est celle duncristal qui, partir dun germe trs petit, grossit dans son eau-mre dans toutes les

    directions, et o chaque couche molculaire dj constitue sert de basestructurante la couche en train de se former (IG, p. 31). La transduction exprime lesens processuel de lindividuation ; cest pourquoi elle vaut pour tout domaine, ladtermination des domaines (matire, vie, esprit, socit) reposant sur les diversrgimes dindividuation (physique, biologique, psychique, collective).

    Les consquences mthodologiques et ontologiques du geste qui consiste comprendre lindividuation mme lopration individuante, sont considrables. Enparticulier, la dmarche des thories de la connaissance inspires de Kant, quiconsiste fonder la possibilit de la connaissance sur lactivit constituante du sujetconnaissant, sen trouve ruine. Partir de lopration dindividuation, cest se placer

    au niveau de la polarisation dune dyade prindividuelle (forme par une conditionnergtique et un germe structural) qui est aussi bien prnotique, cest--dire quiprcde aussi bien la pense que lindividu, la pense ntant elle-mme quune desphases de ltre-devenir. Car lopration dindividuation ne saurait admettredobservateur dj constitu. La constitution transductive des tres requiert unedescription elle-mme transductive. Cest pourquoi Simondon appelle galementtransduction une dmarche de lesprit qui dcouvre. Cette dmarche consiste suivre ltre dans sa gense, accomplir la gense de la pense en mme temps quesaccomplit la gense de lobjet (IG, p. 32). Contrairement au but assign par Kant la thorie de la connaissance, il ne sagit pas ici de dfinir les conditions de possibilit

    et les limites de la connaissance, mais daccompagner par la pense la constitutionrelle des tres individus. Cest seulement aprs la stabilisation de loprationdindividuation, lorsque lopration, incorpore son rsultat, disparat, quapparatlobjet de connaissance. Dans cet invitable voilement de lopration constituantepar son rsultat constitu, Simondon voit la cause de loubli de lopration,caractristique de la tradition philosophique. Ayant oubli de prendre en comptelopration de constitution relle des individus, la philosophie a pu sintresser laconstitution idale de lobjet de la connaissance.

    Pour rsoudre le problme de la connaissance, contre lhylmorphisme kantien quispare les formes a priori de la sensibilit de la matire donne a posteriori,

    Simondon se place en-de de la rupture entre objet connatre et sujet connaissant.Car ce nest pas, selon lui, du ct du sujet que se fonde la connaissance, pas plusdailleurs que du ct de lobjet. En effet, comme il lcrit dans un passage deLindividuation psychique et collective : Si la connaissance retrouve les lignes quipermettent dinterprter le monde selon les lois stables, ce nest pas parce quil existedans le sujet des formes a priori de la sensibilit dont la cohrence avec les donnesbrutes venant du monde par la sensation serait inexplicable ; cest parce que ltrecomme sujet et ltre comme objet proviennent de la mme ralit primitive, et quela pense qui maintenant parat instituer une inexplicable relation entre lobjet et le

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    sujet prolonge en fait seulement cette individuation initiale ; les conditions depossibilit de la connaissance sont en fait les causes dexistence de ltre individu (IPC, p. 127). Cest donc dun mme geste que Simondon scarte de toutsubjectivisme aussi bien que de tout objectivisme, ltude des conditions de possibilitde la connaissance relevant du problme de la gense de ltre. Mais sil critique ainsila thorie de la connaissance, cest quil en dplace les enjeux :dans la perspective

    dune philosophie de lindividuation, on ne peut rendre compte de la possibilit deconnatre les tres individus quen donnant une description de leur individuation. Etparce que lexistence de ltre individu comme sujet est antrieure laconnaissance (IPC, p. 163), le problme des conditions de possibilit de laconnaissance se rsout dans lontogense du sujet. Comme lcrit Simondon, nousne pouvons, au sens habituel du terme, connatre lindividuation ; nous pouvonsseulement individuer, nous individuer, et individuer en nous (IG, p. 34). Laconnaissance de lindividuation mais sans doute vaut-il mieux parler ici dedescription que de connaissance suppose une individuation de la connaissance : Les tres peuvent tre connus par la connaissance du sujet, mais lindividuation des

    tres ne peut tre saisie que par lindividuation de la connaissance du sujet (IG, p.34). Ds lors, le problme de la fondation de la connaissance se supprime de lui-mme. Et la notion de transduction, qui vise rendre inutile la problmatiquetraditionnelle des conditions de la connaissance, en vient dsigner un autre modlede pense, adquat au point de vue gntique. Car la logique traditionnelle, qui nesintresse quaux termes, est impuissante dcrire lauto-production de ltre.

    En laborant cette notion de transduction, Simondon transgresse la limitekantienne fixe la raison. En elle, mtaphysique et logique se confondent : elleexprime lindividuation et permet de la penser ; [...] elle sapplique lontognse etest lontognse mme (IG, p. 31). Cest pourquoi il semble que lon puisse y

    dceler la base dune rinterprtation de la thse de Parmnide selon laquelle Lemme, lui, est la fois penser et tre 3 : que pense et tre soient le mme , celasignifie surtout que ce qui constitue la pense ne diffre pas de ce qui constitueltre ; la pense comme ltre ne sont adquatement saisis que lorsquest saisie leurdimension transductive : le fond de la pense et de ltre est transduction. Un deseffets de la problmatique de lindividuation est ainsi de reconfigurer le rapport entre pense et tre. Les ides aussi bien que les tres rsultent doprationsindividuantes que lon peut dire parallles, la connaissance de lindividuation tant une opration parallle lopration connue (IG, p. 34). Cette reconfiguration durapport entre la pense et ltre est comparable celle quopre Spinoza autour de la

    notion de puissance. La substance spinozienne, dfinie par une infinit dattributs(dont seuls ltendue et la pense sont accessibles notre entendement), a deuxpuissances : une puissance dexister et dagir (dfinie par linfinit de ses attributs) etune puissance de penser tout ce quelle fait exister (et que lattribut pense,bnficiant de ce point de vue dun privilge de redoublement il y a des ides

    3 Telle est du moins la traduction que propose Jean Beaufret du fragment III du Pome de Parmnide : ... to gar auto noein estin te kai einai ; Jean Beaufret, Parmnide. Le Pome, PUF, coll. Quadrige,Paris, 1996, pp. 78-79. Afin de faciliter la lecture, nous avons systmatiquement translittr encaractres latins les termes grecs, y compris l'intrieur des citations de Simondon.

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    dides suffit remplir). tre et pense sont ici les deux puissances de lasubstance, comme ils sont chez Simondon les deux cts de lindividuation4.

    Grce la notion de transduction, Simondon dplace donc le questionnement : auproblme de la possibilit de la connaissance, il substitue celui de lindividuation de laconnaissance. Or, il sagit l, nous dit-il, dune opration analogique : Lindividuationdu rel extrieur au sujet est saisie par le sujet grce lindividuation analogique de

    la connaissance dans le sujet (IG, p. 34). Ds lors, ce qui garantit la lgitimit de lamthode, cest--dire ladquation de la description la ralit, cest la dimensionanalogique et auto-fonde de la dmarche de la pense. Il importe donc decomprendre en quoi elle consiste.

    4 Ce nest pas le seul point commun que lon pourrait relever entre ces deux philosophies anti-substantialistes, par-del toutes les critiques dont Spinoza fait lobjet dans luvre de Simondon pournavoir pas accord lindividu de vritable ralit.

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    Lanalogie

    Il appartient Simondon de montrer que lindividuation est centralement uneopration et de faire de la connaissance des oprations dindividuation le cur dunenouvelle pense de ltre et dune nouvelle mthode de pense. Or, seule unemthode analogique peut se rvler adquate une ontogense. Lacte fondateur de

    cette mthode, lacte analogique, est dfini dans un supplment de Lindividu et sagense... qui figure dans la nouvelle dition de louvrage (pp. 261 268), comme la mise en relation de deux oprations . Cest dans le Sophiste que Platon dcritlacte analogique comme un acte de la pense qui consiste transporter uneopration de pense apprise et prouve sur une structure particulire connue (parexemple celle qui sert dfinir le pcheur la ligne dans le Sophiste) une autrestructure particulire inconnue et objet de recherche (la structure du Sophiste dans leSophiste) (IG, p. 264). Lexpos platonicien fait dj apparatre que le transfertdoprations ne se fonde pas sur un terrain ontologique commun aux deux domaines,sur un rapport didentit entre la sophistique et la pche la ligne, mais tablit une

    identit de rapports opratoires . Quelle que soit la diffrence des termes (dunct le sophiste, de lautre le pcheur la ligne), les oprations (sduction/capturefructueuse) sont les mmes.

    Cependant, parce quelle sopre dans une perspective ontogntique, la reprisesimondonienne de lanalogie platonicienne exige une dfinition rigoureuse. En effet,tant quelle nest quun transfert de la manire dont on pense un tre un autre tre,lanalogie demeure une association dides . Et on peut supposer que Simondonavait prsents lesprit, lpoque o il menait sa recherche sur lindividuation, desexemples de recours insatisfaisants lanalogie. En particulier, cest sans doute sesyeux la plus grande faiblesse de la cyberntique naissante que davoir identifi

    fonctionnellement les tres vivants des automates (Cf. IG, p. 26). Pourtant, moins dedix ans aprs la naissance de cette science, Simondon lui rend hommage dans Dumode dexistence des objets techniques, comme la premire tentative dtude dudomaine intermdiaire entre sciences spcialises (MEOT, p. 49). Et en effet, basantsa dmarche sur ltude des automates, la cyberntique propose toute une sriedanalogies entre les systmes automatiss et dautres systmes (essentiellement :nerveux, vivants et sociaux), afin dtudier ces derniers du point de vue des actescontrls dont ils sont capables en tant que systmes. Mais prcisment, oncomprend en lisant la dfinition simondonienne de lanalogie, quil ne pouvait sagir l ses yeux que dun usage imprcis de lanalogie, qui exposait ds le dpart la

    cyberntique au danger du rductionnisme : rapprocher la structure logique dufonctionnement des systmes indpendamment de ltude de leur individuationconcrte conduit en effet identifier purement et simplement les systmes tudis vivants, sociaux, etc. des automates, capables seulement de conduitesadaptatives.

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    Dans ce contexte, le dveloppement dune comprhension rigoureuse de lanalogieapparat comme rpondant une urgence, celle de parer une conception dilue delanalogie, qui la prive de sa fcondit. Cest pourquoi Simondon prcise que lamthode analogique, qui pose une autonomie des oprations par rapport aux termes,nest valide quen tant quelle repose sur un postulat ontologique tel que lesstructures doivent tre connues par les oprations qui les dynamisent et non linverse.

    Elle na de valeur pistmologique que si le transfert dune opration logique est letransfert dune opration qui reproduit le schme opratoire de ltre connu (IG, pp.264-265).

    La connaissance analogique tablit ainsi une relation entre les oprations desindividus existant hors de la pense et les oprations de la pense elle-mme.Lanalogie entre deux tres, du point de vue de leurs oprations, suppose uneanalogie entre les oprations de chaque tre connu et les oprations de la pense.Ainsi, le paralllisme dj relev sexplique-t-il par la dimension rigoureusementanalogique de la mthode. On peut parler dune co-individuation de la pense et destres quelle connat, do la mthode reoit une lgitimit immanente : La

    possibilit demployer une transduction analogique pourpenserun domaine de ralitindique que ce domaine esteffectivement le sige dune structuration transductive (IG, p. 31 ; nous soulignons). Ici, le possible de la pense nest capable daucun excssur le rel, restituant immdiatement le mouvement de ltre. Au plus loin duquestionnement sur les limites de la raison, Simondon tmoigne dune entireconfiance dans le pouvoir de la pense. Pour autant, on ne saurait tre plus loin dupostulat hglien selon lequel dans ltre seul est effectif le rationnel. Car, sur la basede ce postulat, une connaissance analogique ne saurait saisir les oprations relles dans lesquelles les structures se constituent mais sarrterait lapprhension des relations seulement conceptuelles. En apprhendant le

    mouvement de ltre sur la base de lidentit du rationnel et du rel, on saisit unmouvement qui nest que celui de lesprit. Et, du point de vue dune thorie delindividuation, plutt que de suivre les oprations dindividuation parallles des treset de la pense, on napercevra quune unique individuation, celle de lEsprit,emportant toutes les autres titre de moments provisoires. Cest tout le sens de lacritique que Simondon adresse la dialectique, qui ne sait voir que des moments lo il sagit de discerner des phases et fait du ngatif le moteur logique de ltre,incapable de percevoir la richesse de la tension prindividuelle entre des potentielsphysiques incompatibles sans tre opposs. Ainsi, l o pour Hegel cest du ct de lapense que seffectue lidentit de la pense et de ltre, une telle identit repose

    dans la philosophie de Simondon sur le fond transductif de ltre, fond transductif dontla pense procde.

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    Pourtant, quelque chose semble jeter un doute sur limmanence de la mthode depense que requiert la thorie de lindividuation. Cest ltrange impression davoiraffaire une analogie au carr . En effet, le pouvoir de dcouverte de lanalogiedans lordre de la pense est lui-mme conu par analogie avec lopration decristallisation dans le domaine de lindividuation physique : partir dun germecristallin microscopique, on peut produire un monocristal de plusieurs dcimtres

    cubes. Lactivit de la pense ne reclerait-elle pas un processus comparable, mutatismutandis ? (IPC, p. 62). Anne Fagot-Largeault, dans sa contribution au colloqueconsacr Simondon en avril 1992, conclut de ce passage que la fcondit de cettedmarche analogique de la pense est elle-mme explique par une analogiephysique 5. Pour autant, ce cercle du physique et du notique est loin dtre vicieux ;et il faut mme sans doute reconnatre en lui la marque de la mthode transductiveque met en uvre lauteur de la thorie de lindividuation. Car pas plus quon ne doitchercher en-dehors dun domaine les structures de rsolution qui oprent lintrieurde ce domaine, on ne peut prtendre tudier lindividuation en gnral. On natoujours affaire qu des cas dindividuation singuliers, ce qui complique la tche

    dune thorie globale de lindividuation. La solution de Simondon pour sortir de cettedifficult consiste constituer un paradigme.

    Le paradigme physique

    5 Lindividuation en biologie , in Gilbert Simondon, Une pense de lindividuation et de la technique ,Bibliothque du Collge international de philosophie, Albin Michel, Paris, 1994, p. 21.

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    On ne soulignera jamais assez la nature singulire du rapport entre pense et trequinstitue la philosophie de lindividuation. Ainsi, ce nest pas seulement ltre quidoit tre connu partir des oprations qui le dynamisent ; la pense elle-mmeprocde par oprations, qui tablissent des relations nouvelles dans lordre des ides.De sorte que le choix notionnel primitif est investi dune valeur auto-justificative ; ilse dfinit par lopration qui le constitue plus que par la ralit quil vise

    objectivement (IG, p. 256). La pense requise par ltude de lindividuation nesaurait tre, on la vu, ni inductive ni dductive mais transductive ; elle ne va paschercher sa norme ailleurs qu lintrieur dun champ de ralit choisi comme champdinvestigation de dpart. Cest pourquoi la mthode analogique se rvle tre dansun second moment constructive. La pense se construit partir dun domaine dedpart qui lui offre ses normes de validit et lui confre une vidente historicit. SelonSimondon, toute pense, dans la mesure prcisment o elle est relle, [...]comporte un aspect historique dans sa gense. Une pense relle est auto-

    justificative mais non justifie avant dtre structure (IG, p. 82). Comme tout trerel, comme tout fragment de rel qui sindividue, une pense senracine dans un

    milieu, qui constitue sa dimension historique ; les penses ne sont pas anhistoriques,toiles dans le ciel des ides. Elles mergent dun environnement thorique do ellestirent les germes de leur dveloppement, tant entendu que tout ne fait pas germepour une pense et que toute pense opre, dans le milieu thorique de lpoque oelle baigne, une slection. partir de cette inscription slective dans lpoque, lapense se structure, rsout peu peu ses problmes et, ce faisant, sauto-justifie.

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    Ainsi, fidle la progression du simple au complexe qui caractrise la mthodeconstructive, le questionnement qui porte sur lindividuation des tres va partir dudomaine o cette question se pose en premier ; or, le premier domaine en lequelune opration dindividuation peut exister (IG, p. 231), cest le domaine physique.Cest pourquoi ltude de la constitution des tres physiques est dclareparadigmatique. Mais est-ce bien ltude des tre physiques cest--dire le savoir

    que nous livrent les sciences physiques qui est pris pour paradigme de ltude delindividuation, ou bien les individus physiques eux-mmes, leur procs deconstitution ? Les formules de Simondon fluctuent de lune lautre possibilit,voquant tantt la cristallisation (et non la cristallographie) comme cas de paradigme physique susceptible dclairer la notion de mtastabilit (IG, p. 24),insistant ailleurs sur la tentative de retirer un paradigme des sciences physiques (IG, p. 231). Cette indiscernabilit des niveaux pistmologique et ontologique, lisibledans les formules choisies par lauteur pour expliquer son lection du paradigmephysique, ne relve pas dun manque de rigueur. Mais elle dcoule de ceci que choisirle procs de constitution de lindividu physique (et, parmi tous les individus

    physiques, les cristaux et les particules) pour paradigme de lindividuation signifiencessairement sappuyer sur les descriptions existantes de ces individuationsexemplaires. Cest pourquoi ltude de lindividuation, qui prend pour oprationparadigmatique lopration de constitution de lindividu physique, dclare retirer unparadigme des sciences physiques , dont les critres de validit ont dj tconstitus par le progrs dune exprience constructive (IG, p. 257). Car laphysique a depuis longtemps manifest sa capacit de transformer progressivementune thorie en hypothses, puis en ralits presque directement tangibles (IG, p.256), qui est une capacit constituer du concret partir de labstrait, produire unconcret construit sur lequel on peut agir6.

    6 Quil suffise dvoquer la multitude de ralits corpusculaires sur lesquelles techniciens etchercheurs agissent pour leur imposer acclrations, concentrations, dviations mesurables etprvisibles (IG, p. 256).

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    Mais, plus prcisment, que va emprunter la philosophie de lindividuation laphysique ? lintrieur du domaine de dpart que constitue la science physique etplus particulirement les thories ondulatoire et corpusculaire dont Simondonsefforce de prouver la compatibilit , il sagit de reprer le rle pistmologique

    jou par la notion dindividu, ainsi que les contenus phnomnologiques auxquelselle renvoie7. Puis, fort des rsultats de cette premire recherche, tenter de les

    transfrer aux domaines logiquement et ontologiquement ultrieurs (IG, p. 257).Logiquement, parce que, au sein dune mthode constructive on va du simple aucomplexe ; ontologiquement, parce que les passages du physique au biologique, duphysiologique au psychique, correspondent des dphasages successifs de ltre.Mais que lon puisse tirer des sciences physiques un paradigme qui constitue enquelque sorte un schma directeur pour ltude de lindividuation, cela ne signifie pasque lon prtende oprer une rduction du vital au physique lorsquon le transposedans le domaine du vivant. La thorie de lindividuation tient compte des diffrencesentre les divers niveaux dindividuation, et la transposition du schmesaccompagne dune composition de ce dernier (IG, p. 231). Dans ces conditions,

    travers ce transfert dun domaine un autre, ce qui se construit, cest la philosophiede lindividuation elle-mme ; car il permet de passer de lindividuation physique lindividuation organique, de lindividuation organique lindividuation psychique, etde lindividuation psychique au transindividuel subjectif et objectif, ce qui dfinit leplan de cette recherche (IG, p. 31). On passe dun domaine dtre un autre par letransfert des oprations dune structure une autre, en ajoutant chaque niveau lesspcificits que le paradigme physique, trop simple, ne permet pas de saisir.Pourtant, le paradigme physique demeure, titre de paradigme lmentaire ; et,comme le souligne juste titre G. Hottois8, lanalogie originelle de lindividuationphysique du cristal persiste jusque dans la description de lindividuation collective, o

    Simondon dfinit le groupe comme une syncristallisation de plusieurs tresindividuels (IPC, p. 183).

    Lallagmatique

    Allagmatique , cest le titre donn au dernier supplment de Lindividu et sagense... (pp. 261 268) rajout lors de la rdition de louvrage. Lopration, latransduction, lanalogie, le constructivisme, autant de notions qui semblent se trouversubsumes sous ce nom nigmatique. Lallagmatique se trouve dabord dfinie

    comme la thorie des oprations (IG, p. 260), complmentaire de la thorie des7 On peut stonner de ce que Simondon choisisse pour paradigme de ltude des procs de constitutiondes tres, tude dont il dit quelle na encore jamais t mene, la science physique, qui, en vertu duregard par dfinition objectiviste de la science, ne semble pouvoir sintresser quaux tres constitus.Mais sil est vrai que la science physique na pas pos comme le fait Simondon le problme delindividuation, elle intgre depuis le dbut du sicle sa dmarche la conscience de constituer sesobjets, ou du moins de les modifier travers lacte dobservation scientifique lui-mme. Ce faisant, elle ancessairement t amene se questionner sur ce quest au juste un individu physique, et seprononcer sur la ralit de sa consistance ontologique.8 Auteur de Simondon et la philosophie de la culture technique, premier ouvrage de prsentation deluvre de Simondon, d. De Bck, Coll. Le point philosophique, Bruxelles, 1993, p. 39.

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    structures qulaborent les sciences. En dautres termes il sagirait du versantopratoire de la thorie scientifique (IG, p. 263). Mais quest-ce quune opration ?La rponse de Simondon est claire : une opration est une conversion dunestructure en une autre structure (idem). De l suit que lon ne peut pas dfinir uneopration en dehors dune structure ; ainsi, dfinir lopration reviendra dfinirune certaine convertibilit de lopration en structure et de la structure en opration

    (idem). On pourrait symboliser cette relation entre opration et structure, constitutivede la notion dopration, la manire dont Marx symbolise la nature du rapportcapitaliste entre marchandise et argent dans lchange9. Le procs dans lequel onvend une marchandise pour en acheter une autre peut scrire sous la forme :M A M (o M vaut pour marchandise et A pour argent). Il est constitu de deuxactes opposs, la vente (M A) et lachat (A M), les deux demi-chanes dun acteunique, puisque la transformation de la marchandise en argent est en mme tempstransformation de largent en marchandise (Op. Cit., p. 123). Mais Marx montre quela forme M A M (vendre pour acheter) a pour corollaire la forme A M A(acheter pour vendre), singulirement diffrente puisquelle dcrit le devenir-capital

    de largent. Dans cette deuxime forme, en effet, la marchandise et largent nefonctionnent que comme modes dexistence diffrents de la valeur elle-mme (Op.Cit., p. 173). La transformation de la forme M A M en la forme A M Aexprime donc le passage de lchange traditionnel lchange capitaliste, dans lequelargent et marchandise sont les deux faces du capital qui entrent dans le procs de lavaleur.

    Soit, prsent, la premire dfinition, cite ci-dessus, que Simondon propose delopration (O) comme conversion dune structure (S) en une autre structure ;dfinition qui peut scrire sous la forme S O S, contraction de la demi-chaneS O, conversion dune premire structure en opration, et de la demi-chane O S,

    conversion de lopration en la structure suivante. Cette formalisation exprimelintrt de lallagmatique pour la modulation, qui est la mise en relation duneopration et dune structure. Mais quelques lignes plus loin, nous est propose ladeuxime dfinition cite, qui apprhende lopration comme convertibilit delopration en structure et de la structure en opration ; on peut constater que cettedeuxime dfinition constitue comme une variante de la premire forme, variante quipourrait scrire sous la forme O S O, o lon sintresse cette fois au passagedune opration une autre travers une structure.

    Ds lors, il devient possible de prciser la dfinition de lallagmatique, queSimondon dfinit dabord comme la thorie des oprations. Lallagmatique se trouve

    investie, aux niveaux de ltre et de la pense, dun double devoir, ontologique (ouplutt ontogntique) et pistmologique : dune part, il sagit pour elle de dterminer la relation vritable entre la structure et lopration dans ltre ; maisdautre part, il lui incombe d organiser le rapport rigoureux et valable entre laconnaissance structurale et la connaissance opratoire dun tre, entre la scienceanalytique et la science analogique (IG, p. 267). Le fin mot dune allagmatique nesemble donc pas pouvoir rsider dans la simple affirmation de la dimension

    9 Cf. Le Capital, Livre I, Presses Universitaires de France, Coll. Quadrige, Paris, 1993, pp. 120 125 et pp.166 175.

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    analogique de la connaissance, qui consiste connatre une structure par sesoprations. Mais, dans la mesure o lon se demande dans lallagmatique quelle estla relation de lopration et de la structure dans ltre (IG, p. 266), se fait jour lancessit de ne sen tenir ni la science analytique, qui suppose quun tout estrductible la somme de ses parties, ni la science analogique, qui suppose que letout est primordial et sexprime par son opration, qui est un fonctionnement holique.

    La thorie allagmatique sattache saisir lunion, dans ltre, de la structure dun treet de son fonctionnement holique ; cest pourquoi elle peut tre dfinie comme ltude de ltre individu (IG, p. 267). Car lindividu, apprhend du point de vuedu processus individuant do il merge, nest pas un tre dfinitif, achev sittquadvenu. Il est le rsultat partiel et provisoire de lindividuation en ce que, gardantavec lui une rserve de prindividuel, il est susceptible dindividuations plurielles.

    Lallagmatique, qui saisit ltre pralablement toute distinction ou oppositiondopration et de structure , est la construction dun point de vue qui comprendlindividu comme ce en quoi une opration peut se reconvertir en structure et unestructure en opration . Ce qui revient dire que lallagmatique sintresse aux

    changements dtats, ou encore la relation. condition de prciser immdiatementque la relation ne saurait ds lors plus tre conue comme ce qui jaillit entre deuxtermes qui seraient dj des individus : en effet, lintrieur de la thorie delindividuation, la relation se trouve redfinie comme un aspect de la rsonanceinterne dun systme dindividuation (IG, p. 27). ce titre, elle a rang dtre etne saurait tre considre comme une ralit seulement logique.

    Mais que signifie, pour une relation, avoir valeur dtre, appartenir ltre ? Il y vadans cette question de la porte du projet ontogntique lui-mme.

    De la ralit du relatif

    a/ De la connaissance de la relation la connaissance comme relation

    La mthode consiste ne pas essayer de composer lessence dune ralit aumoyen dune relation conceptuelle entre deux termes extrmes, et considrer toutevritable relation comme ayant rang dtre (IG, p. 30). Cest en ces termes, et donc partir dun souci mthodologique, que Simondon choisit de prsenter le postulat dela ralit de la relation, mais en tant que ce postulat rsume demble, lui seul, lamthode ( La mthode consiste... ). Or, ce simple nonc de mthode, en tant quil

    est simultanment un nonc ontologique, une thse sur ltre comme cesttoujours le cas chez Simondon, nous y avons assez insist , se lit comme unedclaration de guerre la tradition substantialiste, laquelle nous devons lamcomprhension persistante de la relation, conue comme un simple rapport entredes termes prexistant lacte de leur mise en rapport. Cest parce que les termessont conus comme substances que la relation est rapport de termes, et ltre estspar en termes parce que ltre est primitivement, antrieurement tout examende lindividuation, conu comme substance (idem). Inversant le point de vuetraditionnel, ltude de lindividuation fait de la substance un cas extrme de la

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    relation, celui de linconsistance de la relation (IG, p. 233) ; une substance apparatds lors quun terme absorbe en lui et, par l-mme, occulte la relation qui la faitnatre. Tant que ltre est compris substantiellement, la relation nest que ce qui reliedans lordre de la pense une substance des attributs ou qualits concevables en-dehors delle. Lapproche substantialiste est ainsi incapable dapprhender un tre,par exemple un cristal de soufre, autrement quen rapportant conceptuellement

    lide de matire cristalline des prdicats tels que la couleur jaune, lopacit ou latransparence, etc. Or, Simondon montre que les caractres de lindividuation quiapparaissent lorsquon tudie la formation de formes cristallines dun mme type (ici :le soufre), ne sont pas des qualits , dans la mesure o ces caractres serontantrieurs toute ide de substance (puisquil sagit du mme corps) (IG, p. 75). Enparticulier, la transparence et lopacit peuvent successivement caractriser la mmeforme de cristal de soufre, en fonction de la temprature impose au systmemtastable au moment de la cristallisation. Transparence et opacit ne se laissentdonc pas penser comme les qualits dune substance mais comme descaractristiques qui apparaissent dans un systme au cours dun changement dtat10.

    Il faut donc que ltre cesse dtre apprhend comme une substance ou un composde substances pour que la relation cesse dtre comprise comme ce qui relie dans lapense des lments spars dans ltre. Cest pourquoi seule une thorie qui penseltre travers la multiplicit doprations o il sindividue, est mme detransformer lapproche de la relation, afin que lon puisse la comprendre comme relation dans ltre, relation de ltre, manire dtre (IG, p. 30). Ltre lui-mmeapparat ds lors comme ce qui devient en reliant.

    Lorsque, dans Lindividu et sa gense... le ralisme de la relation est pos en postulat de recherche (IG, p. 82), cest, rptons-le, loccasion dun passagedont lenjeu est mthodologique, puisquil sy agit de dfinir la connaissance. Or, il

    apparat bien vite que la connaissance ne peut tre conue comme un simple rapportentre ces deux substances que sont le sujet connaissant et lobjet connu, mais quilfaut la concevoir comme une relation entre deux relations dont lune est dans le

    10 Suivant cette perspective ontogntique, la couleur jaune du soufre doit sexpliquer elle-mmecomme apparaissant au cours de lindividuation qui sopre lintrieur de la solution en surfusion. Bienque Simondon ne parle pas de la formation de la couleur du soufre, il nous semble important de signalerque sa description rend possible une ontogense de la couleur, cest--dire une explication de lamanire dont le jaune du soufre se forme en mme temps que le cristal de soufre ; ce qui est assezdiffrent de ce que serait une description phnomnologique de la couleur. En effet, le phnomnologuepartage avec le philosophe de lindividuation le rejet de lapproche substantialiste qui croit pouvoirdfinir lobjet indpendamment des prdicats qui pourront lui tre attribus ; contre Descartes, il dirapar exemple que lon ne peut pas faire du jaune un prdicat de la substance cire , que le jaune est le

    jaune de la cire et que la cire elle-mme nest rien dautre que son jaune. Ce que rsume trs bienRenaud Barbaras lorsquil crit que ce que Descartes naurait pu admettre, cest que lidentit delobjet se constitue mme les qualits sensibles (in La perception, Hatier, coll. Optiques, 1994, p.24). Mais cette approche phnomnologique, pour laquelle lobjet est transitif ses qualits sensiblesest encore loigne de lapproche simondonienne, pour laquelle lobjet est un tre transductif : onpourrait rsumer ce qui spare Simondon de la phnomnologie (malgr la dette quil se reconnatenvers elle et quindique la ddicace de Lindividu et sa gense... la mmoire de Maurice Merleau-Ponty ) en disant quil ne suffit pas, ses yeux, de se rendre attentif au mouvement de lapparatre etdidentifier un objet son tre apparaissant, qui suppose donn un sujet percevant ; il faut encorepntrer par la pense lintrieur des systmes en formation, ou encore, comme il lcrit au sujet de ladescription de la formation dune brique dargile, il faudrait pouvoir entrer dans le moule aveclargile (MEOT, p. 243), cest--dire ici entrer dans le tube en U avec le soufre surfondu.

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    domaine de lobjet et lautre dans le domaine du sujet (IG, p. 81). Sil est vrai, eneffet, que la relation nest pas ce qui relie des termes prexistants11 mais quelle naten constituant les termes eux-mmes comme des relations, alors on comprend que laconnaissance puisse apparatre comme une relation de relations. Le paralllisme delopration de connaissance et de lopration connue sexplique donc en dernier lieucomme une modalit de la relation ; ce qui permet de corriger lide de ralits

    spares, autonomes, quimplique le paralllisme : les oprations distinctes quiconstituent le sujet connaissantet lobjet connu sont en effet unies dans lacte dunerelation qui a nom connaissance. Mais pourquoi Simondon tient-il prciser, dans unephrase dont la composition en italiques nous indique quelle doit tre aussi dcisivequelle parat redondante : Le postulat pistmologique de cette tude est que larelation entre deux relations est elle-mme une relation ? (idem). Que la relationentre deux relations soit elle-mme... une relation, voil qui parat vident. Et lon necomprend cette insistance de lauteur qu condition denvisager la formule quant ses implications ontologiques ; il apparat alors que la connaissance, en tant que relation entre deux relations , est elle-mme une relation , cest--dire existe

    sur le mme mode que les tants quelle relie,considrs du point de vue de ce quifait leur ralit. Autrement dit, du postulat du ralisme de la relation, il dcoule que cequi fait la ralit de la connaissance, comme dailleurs de tout tre, cest dtre unerelation.

    b/ Consistance et constitution

    Cest ce qui apparat ds lexamen de lindividuation des tres physiques, quemne Simondon laide de rfrences aux sciences exprimentales ; or, il est trsvite clair que le pas en direction de ces sciences est motiv par ceci que la

    connaissance que nous fournissent ces sciences est une connaissance de la relation,qui ne peut donner lanalyse philosophique quun tre consistant en relations (IG, p. 82). Quun individu physique consiste en relations, cela sentend de deuxfaons : la premire nous dit quun individu physique nest rien dautre que la ou lesrelations, que lopration individuante unique ou les individuations ritres, qui luiont donn naissance en faisant de lui un pont entre des ordres disparates de ltre ;en revanche, suivant le deuxime sens du verbe consister, on entendra cette fois quecest la relation qui donne consistance ltre et que tout individu physique acquiertsa consistance, cest--dire sa ralit, par son activit relationnelle.

    Ainsi, pour reprendre en le dtournant le trs clbre mot de Hegel dans sa

    prface aux Principes de la philosophie du droit, selon lequel Ce qui est rationnel estrel et ce qui est rel est rationnel 12, formule qui identifie dans la guise de larversibilit leffectivit du rel (le terme allemand ici employ est wirklich) et lemouvement de leffectuation de lEsprit, on pourrait dire : Ce qui est relationnel estrel et ce qui est rel est relationnel . Dans cette dernire formule, comme dans

    11 Cela, savoir le fait de relier des termes dj individus, cest ce qui caractrise un rapport. Ladiffrence entre relation et rapport, laquelle Simondon donne consistance, reoit toute son ampleur auplan de la ralit psycho-sociale, comme nous le verrons au chapitre suivant.12 Dans la traduction dAndr Kaan aux ditions Gallimard, coll. TEL, cette formule se trouve p. 41.

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    celle de Hegel, la rversibilit nempche pas une gradation plus profonde. En effet, ilsagit pour Hegel de faire comprendre que non seulement le rationnel est rel (ce quirevient dire que la raison ne se dfinit pas par son exclusion de la sphre deleffectif), mais, plus encore, que le rel bien compris sidentifie au rationnel(autrement dit, que seul ce qui advient comme mouvement de la raison est effectif).Dune manire analogue, on pourrait dire ici que non seulement la relation est relle,

    mais encore, que cest la relation qui constitue ltre, cest--dire ce quil y a de reldans les tres. Et le postulat du ralisme de la relation semble impliquer unegradation telle que, ds lors quon lui reconnat valeur dtre, alors on dcouvrequelle est ce qui fait ltre dun individu, ce par quoi, et ce en tant que quoi unindividu vient tre. Cest en effet ce qui se dgage des passages o se trouvedcrite lindividuation des tres physiques, et en particulier de celui-ci : Quand nousdisons que, pour lindividu physique, la relation est de ltre, nous nentendons paspar l que la relation exprime ltre [cest--dire ici lindividu physique], mais quellele constitue (IG, p. 126).

    supposer que la subversion de la formule hglienne soit plus quun jeu sur les

    mots, cest--dire que le mouvement de la raison comme moteur du devenir cde laplace lactivit constituante de la relation, il faut sans doute se garder den tirer unnonc gnral (du type : Ltre est relation ), qui dissoudrait lintrt du postulat,en tant quil se trouve nonc la mesure dune thorie de lindividuation qui procdetoujours ncessairement partir de cas. On ntudie pas lindividuation en gnral,mais lindividuation dun tre physique ou dun tre vivant, dun cristal ou dunlectron, dun vgtal ou dun animal, les caractres de lindividuation du vivant nepouvant apparatre qu loccasion de ltude spcifique de tel ou tel groupe devivants (les clentrs par exemple), en tant quelle fait ressortir des diffrencesdavec lindividuation des tres physiques. On dira alors que la relation constitue ltre

    de lindividu physique, de ltre vivant, du sujet psychique, etc., dune manirechaque fois singulire. Il existe toutefois un certain nombre de caractres communs lensemble des oprations dindividuations, sans lesquels il ny aurait aucun sens tenter une tude de lindividuation telle que lentreprend Simondon. En particulier, ilny a dopration dindividuation qu lintrieur dun systme qui recle suffisammentdnergie potentielle pour que la survenue dune singularit, cest--dire dun germestructurant y dclenche une prise de forme. Prise de forme qui sopre toujourscomme mise en relation de deux ordres de grandeur entre lesquels nexiste dabordaucune communication. Cest ainsi quun vgtal, pour reprendre un exemple djdvelopp, se dfinit dinstituer une relation entre lordre cosmique de la lumire et

    lordre infra-molculaire des sels minraux, au point quil soit dfini comme le nudinterlmentaire (IG, note 12, p. 33) qui fait communiquer travers lui les selsminraux contenus dans la terre et lnergie lumineuse mise par le soleil. Endfinitive, cest donc par lactivit relationnelle qui dfinit gntiquement lindividuque lon peut le mieux comprendre le postulat du ralisme de la relation : la relationest relle pour autant que lindividu est relationnel ; mais rciproquement, lindividutient sa ralit de la relation qui le constitue ; ce qui peut se dire, dune formuleramasse : Lindividu est ralit dune relation constituante, non intriorit dunterme constitu (IG, p. 60). Cest que lindividu se comprend comme activit de la

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    relation , cest--dire est la fois ce qui agit dans la relation et ce qui en rsulte ;lindividu est ce qui se constitue dans la relation, ou, mieux, comme relation : il est laralit transductive de la relation ; il est ltre de la relation (IG, p. 61).

    Que la relation soit constituante, signifie, ds le niveau des tres physiques, quilny a pas une diffrence substantielle entre intriorit et extriorit ; il ny a pas ldeux domaines, mais une distinction relative ; car, dans la mesure o tout individu est

    capable daccroissement, ce qui tait extrieur lui peut devenir intrieur. On diraalors que la relation, dans la mesure o elle est constituante, existe comme limite. Enfonction de cette vertu constituante de la limite, lindividu apparat non pas comme untre fini, mais comme un tre limit, cest--dire comme un tre dont le dynamismedaccroissement ne sarrte pas (IG, p. 91). Ce qui caractrise les individus, ce nestpas la finitude. Car celle-ci est toujours pour Simondon la marque dune incapacit saccrotre, le signe dun manque dtre prindividuel grce auquel samplifier danslexistence. Ce qui caractrise les individus, cest plutt la limitation, en vertu de cetteproprit de la limite dtre dplace. Lindividu nest pas fini mais limit, cest--direcapable dun accroissement indfini. Lindividuation dun cristal offre sans doute

    lexemple le plus pur de ce pouvoir constituant de la relation comme limite ; pourvuque lon respecte les conditions requises, il suffit en effet de replacer un cristal dansson eau-mre pour le voir saccrotre dans toutes les directions. Pendantlaccroissement, la limite du cristal, qui se dplace au fur et mesure que le cristalgrossit, joue le rle de germe structural. Simondon explique les raisons dune tellecapacit de croissance du cristal par sa structure priodique (priodicit comparable la manire dont se rpte le motif dune tapisserie). Du fait de cette structurepriodique, le cristal na pas de centre et sa limite, qui nest lenveloppe daucuneintriorit, est virtuellement en tout point (IG, p. 93). Il nen va pas autrementpour cet individu physique quest llectron, tel que lenvisage lauteur de la

    philosophie de lindividuation aprs la thorie de la relativit. Comme le cristal, laparticule est non pas concentrique une limite dintriorit constituant le domainesubstantiel de lindividu, mais sur la limite mme de ltre (IG, p. 125). L o lesatomistes de lAntiquit dfinissaient latome comme un tre substantiel dterminpar une dimension, une masse et une forme fixes, autrement dit comme un trecapable de demeurer identique lui-mme travers le changement, la thorie de larelativit fait dpendre la dfinition dune particule de sa relation aux autresparticules. Car sil est vrai que la masse dune particule varie en fonction de savitesse, alors il suffit que la vitesse dune particule soit modifie par nimporte quellerencontre hasardeuse, pour que sa masse elle-mme et donc sa substance se

    trouve modifie. On peut donc dire que toute modification de la relation duneparticule aux autres est aussi une modification de ses caractres internes (idem), desorte que la consistance individuelle dune particule est entirement relative.

    c/ Cette relation quest lindividu

    Mais relatif , on laura prsent bien compris, nest aucunement synonymed irrel . Cest pourquoi Simondon ne peut que sopposer la thorie probabilitairede lindividu dfendue entre autres par Niels Bohr, thorie selon laquelle lindividu

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    physique est ce quil apparat dans la relation avec le sujet mesurant (IG, p. 140). Siltre-relatif de lindividu implique dans ce cas sa non ralit, cest parce que larelation elle-mme, dfinie comme artifice dune mesure humaine, est dpourvue deralit : la limite, la relation nest rien, elle nest que la probabilit pour que larelation entre les termes [cest--dire le sujet mesurant et lindividu physique mesur]stablisse ici ou l (IG, p. 141). Lindividu, dfini probabilitairement par lexistence

    dune relation formelle ne saurait tre rien de rel. Dfinir lindividu physique commeun tre relatif un sujet qui le mesure revient faire de lui un tre inconsistant. Cestseulement lorsque lindividu existe comme loprateur dune relation lintrieur dunsystme de mme ordre de grandeur que lui, que sa relativit cesse dtre la marquede son irralit. Mais cest qualors, il nest plus compris comme relatif une mesurehumaine, mais comme relatif un milieu associ qui nat en mme temps que luicomme son complmentaire, milieu sous forme duquel le prindividuel subsiste aprslopration dindividuation. Dans le cas de lindividuation du cristal, le milieu associsera leau-mre en laquelle rside lnergie potentielle du systme. Dans le domainede lindividuation physique, ce milieu associ se trouve repens comme champ, cest-

    -dire comme la grandeur physique vritable (IG, p. 132) qui, sans tre une partiede lindividu est centre autour de lui et ne se confond pas avec une simpleprobabilit dapparition mais exprime la proprit que possde une particule physiquedtre polarise, cest--dire de se dfinir aussi par linteraction quelle a avecdautres particules physiques. On ne comprend pas en quoi consiste la ralit delindividu tant quon na pas saisi limportance de sa relation avec un milieu associ :lindividu, en effet, nest pas un absolu ; tout seul, il est une ralit incomplte,incapable dexprimer lentiret de ltre ; pour autant, il nest pas non plus illusoire,et, associ un milieu de mme ordre de grandeur que lui qui retient en lui leprindividuel, lindividu acquiert la consistance dune relation. Devient prsent plus

    clair ce qui tait apparu lors de lvocation de lallagmatique comme construction dunpoint de vue capable de saisir lindividu comme ce en quoi une opration peut sereconvertir en structure et une structure en opration ; ce nest pas lindividu toutseul qui est capable dune telle reconversion, mais lindividu en tant quinsparable deson milieu associ. Ainsi, ce que dgage lallagmatique, cest que, ni absolu niillusoire, lindividu est relatif, il a la ralit dun acte relationnel.

    Que les tres consistent en relations, que la relation, par l, ait rang dtre etconstitue de ltre, voil sans doute le postulat ontologique ou plutt ontogntique central pour une philosophie de lindividuation. Au point que lon naccde auxthses qui spcifient la pense simondonienne de la ralit psycho-sociale que du

    cur de ce postulat. Pourtant, sil claire dans les tres, par-dessus les diffrences dedomaines, le centre rel qui leur est commun et les rend conjointementcomprhensibles, ce postulat nempche-t-il pas de rendre compte de la diffrenceentre les domaines ? Et sil ny a pas, entre les individus appartenant des domainesdtre diffrents, comme par exemple les individus physiques et les tres vivants, dediffrence substantielle, si la diffrence qui les disjoint nest pas celle qui spare deuxgenres, comment parvenir encore dfinir des domaines distincts ?

    Il appartient une telle question de faire apparatre la spcificit de la dmarchedune philosophie de lindividuation, plus que de la mettre en crise. Car, si la

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    diffrence qui spare deux domaines comme le physique et le vivant nest pas desubstance, si ces deux domaines ne sopposent pas comme une matire vivante etune matire non vivante , cest parce que la diffrence qui existe entre eux est cellequi distingue une individuation primaire en systmes inertes et une individuationsecondaire en systmes vivants (IG, p. 149). Ce qui diffrencie deux domainesrside donc du ct de lindividuation qui donne naissance aux individus qui peuplent

    chacun deux. Quest-ce dire ? Quil faut concevoir lindividuation biologique non pascomme quelque chose qui ajoute des dterminations un tre dj physiquementindividu, mais comme un ralentissement de lindividuation physique, comme unebifurcation qui sopre en-de du niveau proprement physique. Cest par unereplonge au niveau du prindividuel antrieur lindividuation physique quecommence lindividuation dun vivant : les phnomnes dun ordre de grandeurinfrieur, que lon nomme microphysiques, ne seraient en fait ni physiques ni vitaux,mais prphysiques et prvitaux ; le physique pur, non vivant, ne commencerait qulchelon supra-molculaire ; cest ce niveau que lindividuation donne le cristal oula masse de matire protoplasmique (IG, p. 149-150). Mais cette bifurcation ne

    donne pas naissance des genres dtre que seraient la matire inerte et la vie,genres que lon pourrait ensuite mystrieusement subdiviser en espces, le vgtal etlanimal apparaissant alors comme des subdivisions spcifiques du vivant. Et ladiffrence entre vgtaux et animaux sexplique dune manire similaire celle quispare le physique du vital. Ainsi, lanimal apparat lobservateur de lindividuationcomme un vgtal inchoatif (IG, p. 150), cest--dire comme du vgtal dilat lextrme commencement de son devenir ; plus prcisment, lindividuation animale salimente la phase la plus primitive de lindividuation vgtale, retenant en ellequelque chose dantrieur au dveloppement comme vgtal adulte, et maintenant,en particulier, pendant un temps plus long, la capacit de recevoir de linformation

    (idem). Entre le physique et le vital, entre le vgtal et lanimal, il ne faut paschercher de diffrences substantielles susceptibles de fonder des distinctions de genre espces, mais plutt des diffrences de vitesse dans le procs de leur formation. Cequi rpartit ltre en domaines, ce nest finalement rien dautre que le rythme dudevenir, tantt brlant les tapes, tantt ralentissant pour reprendre lindividuation son extrme dbut.

    En prenant appui sur ce constat dhtrognit des rythmes individuants, ildevient possible de dire en quoi consiste la diffrence qui spare les tres en physiques et vivants . Les individus physiques diffrent des vivants en ceci que, la premire individuation instantane do ils rsultent comme complmentaires

    dun milieu, sajoute pour ceux-ci une deuxime individuation perptue, qui est lavie mme (IG, p. 25). Car un tre vivant nest pas seulement rsultat, mais aussi,plus profondment, thtre dindividuation (idem). Un vivant, contrairement uncristal ou un lectron, ne se contente pas dindividuer sa limite, cest--dire desaccrotre sur son bord extrieur : lindividu vivant a [...] une vritable intriorit,parce que lindividuation saccomplit au-dedans ; lintrieur aussi est constituant,dans lindividu vivant, alors que la limite seule est constituante dans lindividuphysique, et que ce qui est topologiquement intrieur est gntiquement antrieur.Lindividu vivant est contemporain de lui-mme en tous ses lments, ce que nest

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    pas lindividu physique, qui comporte du pass radicalement pass, mme lorsquilest encore en train de crotre (IG, p. 26). L o lindividu physique ne comporte pasde vritable intriorit, puisque cette intriorit est, en tant que processus sdiment,au pass, le vivant, lui, ne cesse dindividuer en lui, ce pourquoi il existe au prsent.En plus dun milieu extrieur, les tres vivants possdent un milieu intrieur, de sorteque leur existence apparat comme la perptuelle mise en relation du milieu intrieur

    et du milieu extrieur, relation que lindividu opre lintrieur de lui-mme.Lindividu vivant est capable aussi bien de relations orientes vers lintrieur de lui-mme, dont lillustration serait la rgnration comme gense interne, que derelations qui sexercent vers lextrieur, comme la reproduction. Mais, ce niveau, ilfaut distinguer entre les vivants dits suprieurs dous dautonomie et ceux dutype de la colonie, cas o lon ne sait pas bien si le vritable individu est la colonietout entire comme totalit de fonctionnement, ou ses lments ; tant que ceux-ci secontentent deffectuer des fonctions spcialises, ils se comportent en effetdavantage comme des organes que comme des individus. Simondon rsout leproblme par la fonction de reproduction : cest elle quil revient de marquer le

    passage de ltre-organe ltre-individu. Ds lors, ce qui individualise un individuvivant en colonie par rapport la colonie dans laquelle il vit, cest le moment o il sedtache de celle-ci pour aller pondre un uf do sortira un individu-souche et, parbourgeonnement, une nouvelle colonie. Ce qui revient dire que ce qui confre untre vivant une individualit spare, cest son caractre thanatologique13 le fait dese dtacher de sa colonie dorigine et, aprs lavoir reproduite, de mourir au loin. Bienque lexemple des clentrs sur lequel Simondon base sa description delindividuation des vivants puisse paratre tonnant, voire mme mal choisi comptetenu de la difficult assigner prcisment dans ce cas le lieu de lindividualit, il nenous semble pas que ce choix rsulte dune lgret de lauteur. Car cet exemple

    offre un observatoire pour tudier la constitution mme de lindividualit en tantquactivit relationnelle. Lindividu est ici pure relation : il existe entre deux colonies,ne sintgrant aucune, et son activit est une activit damplification de ltre.

    Plus gnralement, ce qui ressort de la spcificit du mode dexistence desindividus biologiques, cest un nouvel clairage sur la notion de relation telle quelentend Simondon. En effet, si lon choisit de dcrire la relation intrieure de lindividu lui-mme comme une relation entre lindividu et des sous-individus quientreraient dans sa composition, et si lon noublie pas que lindividu vivant est parailleurs dans une relation constituante au groupe auquel il appartient, groupe dugenre de la communaut naturelle (socit de fourmis, dabeilles, etc.), il apparat que

    : La relation entre ltre singulier et le groupe est la mme quentre lindividu et lessous-individus. En ce sens, il est possible de dire quil existe une homognit derelation entre les diffrents chelons hirarchiques dun mme individu, et de mmeentre le groupe et lindividu (IG, p. 158). Il ny a pas de diffrence de nature entre larelation de lindividu au groupe et sa relation lui-mme ; telle est en dfinitive laleon qui se dgage du postulat de la ralit de la relation. Une seule relation court tous les niveaux de ltre, parce quen fin de compte, ce qui unifie ltre en lui-mme,unifiant chaque tre, cest lactivit de la relation.13 Terme form partir du grec thanatos qui dsignait en Grce le dieu de la mort.

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    La relation transindividuelle

    Lindividuation psychique et collective :

    une ou plusieurs individuations ?

    Ce nest pas la moindre des singularits de Simondon que de penser la nature dela relation qui stablit entre individu et collectif dans le cadre des socits humaines travers ltude de lindividuation psychique et collective, dont il dcritminutieusement le dtail dans louvrage ponyme qui fait suite Lindividu et sagense physico-biologique. Le nom que lauteur choisit pour dsigner ce dont il sagitdans son livre frappe par son caractre nigmatique : non pas lindividuation ducollectif ni les individuations psychique et collective , mais lindividuationpsychique et collective , expression au singulier qui fait tenir ensemble deux termesdans la distance unificatrice dun et .

    Le singulier du titre laisse entendre quil va tre question dans louvrage dune

    seule individuation, psychique et collective, ou encore, comme lauteur crit parfoisen supprimant du mme coup le statut problmatique du et , psycho-sociale. Ilsagirait donc dune individuation biface, dune unique opration pour deux produitsou rsultats : ltre psychique et le collectif.

    Pourtant, ds lintroduction, il est prcis quil sagit de deux individuations [...]rciproques lune par rapport lautre (IPC, p. 19). Mais rciproque ne signifie pasidentique : on dit dune relation quelle est rciproque lorsquelle sexercesimultanment dun premier terme un second et inversement. Dire quelindividuation psychique et lindividuation collective sont rciproques revient donc enquelque sorte en faire les ples dune unique relation constituante. Mais cest

    dabord, en tout cas, dire quil y a l deux individuations, dont la premire(lindividuation psychique) est dite intrieure lindividu et la seconde extrieure .

    Or, cest loccasion de lnonc de la rciprocit des deux individuations que setrouve introduit, dans le passage dj cit, le concept de transindividuel : Les deuxindividuations, psychique et collective, [...] permettent de dfinir une catgorie dutransindividuel qui tend rendre compte de [leur] unit systmatique . En quoi peutconsister une telle unit ? Dans la mesure o les deux individuations sont daborddsignes au dbut de ce mme paragraphe comme la relation intrieure etextrieure lindividu , le transindividuel apparat comme ce qui unifie non pas

    lindividu et la socit, mais une relation intrieure lindividu (celle qui dfinit sonpsychisme) et une relation extrieure (celle qui dfinit le collectif) : lunittransindividuelle des deux relations est donc une relation de relations.

    Lindividuation psychique et collective serait donc lunit de deux individuationsrciproques, lindividuation psychique et lindividuation collective. Il semble pourtantque lon ne puisse pas sen tenir cette rponse. En effet, ds que lon se penchedun peu plus prs sur ltude de lindividuation psychique, on la dcouvre elle-mmecompose : lmotion et la perception apparaissent ainsi comme deux individuations

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    psychiques prolongeant lindividuation du vivant (IPC, p. 120). Si lindividuationpsychique est compose, nous ne sommes ds lors plus en face de deuxindividuations (psychique et collective) mais dune multiplicit dindividuations. Maisalors, combien y a-t-il dindividuations au juste, et comment ces individuationsmultiples peuvent-elles sunifier enfin en une individuation psychique et collective ausingulier ?

    Ceci ne se comprend qu condition de se souvenir que tout le projet dunephilosophie de lindividuation est guid par une vise anti-substantialiste, ce qui sedira ici : le psychisme nest pas une substance. Il sagit en effet de parvenir penserle psychisme et le collectif sans faire appel de nouvelles substances (IPC, p. 19),telles que lme ou la socit , qui seraient nouvelles par rapport celles donton dispose dj lissue de ltude mene dans Lindividu et sa gense physico-biologique, savoir : lindividu physique et ltre vivant. Le double danger qui guetteun tel projet, et qui est nonc en mme temps que lui, est donc clair : il se nomme psychologisme et sociologisme , les deux substantialismes qui attendent toutepense de la ralit dsigne comme psycho-sociale pour la rabattre sur des

    entits fixes (le psychisme et la socit).Mais que signifie penser la ralit de ltre psychique et du collectif sans faire

    appel de nouvelles substances ? Cest montrer que lindividuation psychique et celledu collectifprolongent lindividuation vitale, quelles en sont la continuation. En tantqutres individus, les vivants surgissent dune premire individuation, lindividuationbiologique. Mais, comme on a commenc le voir prcdemment, les tres vivants nese maintiennent dans lexistence quen perptuant cette premire individuation o ilsont vu le jour, par une srie dindividuations individualisantes. Cest cette continuationde lindividuation premire que lon nomme individua lisation. En effet, un tre vivant a besoin pour exister de pouvoir continuer sindividualiser en rsolvant les

    problmes du milieu qui lentoure et qui est son milieu (IPC, p. 126). Dans lanalysequen propose Simondon, la perception, par exemple, apparat comme un actedindividuation opr par un vivant pour rsoudre un conflit dans lequel il entre avecson milieu. Dans cette perspective, percevoir, ce nest pas dabord saisir une forme,mais cest, au sein dun ensemble constitu par la relation entre le sujet et le monde,lacte par lequel un sujet invente une forme et modifie par l sa structure propre enmme temps que celle de lobjet : on ne peroit qu lintrieur dun systme tendudont on est un sous-ensemble. Prenant lexemple de laptitude tonnante des enfants reconnatre les diffrentes parties du corps chez les animaux quils voient pour lapremire fois, y compris ceux dont la morphologie est trs loigne de celle des

    humains, Simondon conclut que lenfant est corporellement engag dans laperception en fonction de lmotion sympathie, peur, etc. provoque parlanimal. Ainsi, ce nest jamais la forme seule de lanimal qui est perue, mais sonorientation dans lensemble, sa polarit qui fait quil est couch ou dress sur sespattes, quil fait face ou fuit, a une attitude hostile ou confiante (IPC, p. 79). Si lonadmet que lindividuation psychique consiste en une srie dindividuations quiprolongent lindividuation premire du vivant, on dira alors que : Chaque pense,chaque dcouverte conceptuelle, chaque surgissement affectif est une reprise delindividuation premire ; elle se dveloppe comme une reprise de ce schme de

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    lindividuation premire, dont elle est une renaissance loigne, partielle, maisfidle (IPC, p. 127).

    Lindividuation premire, on le sait, est celle qui donne naissance ltre vivantindividu. Mais quest-ce qui nat de lindividuation psychique ? Un type dindividunouveau, lindividu psychique ? Il ne semble pas. Lintroduction dj, qui nousapprenait que le psychisme est fait dindividuations successives permettant ltre

    de rsoudre les tats problmatiques correspondant la permanente mise encommunication du plus grand et du plus petit que lui (IPC, p. 22), nous donnait comprendre quil y a davantage des problmes psychiques quun individu psychique.Nexistent en effet que deux sortes dindividus : les individus physiques et lesindividus vivants. Cest pourquoi, pour tre rigoureux, il faut dire quil ny a pas

    proprement parler une individuation psychique, mais une individualisation du vivantqui donne naissance au somatique et au psychique (IPC, p. 134 ; nous soulignons).Lindividuation psychique est une individuation vitale perptue.

    Ce que lon appelle en parlant improprement individuation psychique apparat ainsicomme lopration qui poursuit, dans un tre dj individu, une individuation

    initiale ; elle ne saurait par consquent donner naissance un nouvel individu, maisplutt un nouveau domaine de ltre. Ds le dpart, en effet, la dfinition que donneSimondon de lindividu comme la ralit dune relation mtastable (IPC, p. 79-80)invalide une approche par domaines prconstitus, ceux-ci, dpendant de la modalitde lindividuation, ne lui prexistant donc pas. Car les domaines rsultent de lamanire dont la mtastabilit du systme individu/milieu se conserve ou au contrairese dgrade aprs individuation. Le domaine physique est ainsi celui o lindividu, enapparaissant, fait disparatre ltat mtastable en supprimant les tensions du systmedans lequel il apparat, contrairement au domaine du vivant, qui se dfinit quant luipar le fait que lindividu y entretient la mtastabilit du systme o il voit le jour. Mais

    concernant le domaine psychique suppos natre de lindividuation psychique,quest-ce qui va permettre de le dfinir, tant donn quil nexiste pas dindividupsychique au sens o il existe des individus physiques et vivants ? Ainsi pose, laquestion nest pas tout fait juste, puisquelle sous-entend que les domaines dtrepourraient se dfinir par les types dindividus qui les peuplent. Or, dans la mesure oles domaines dpendent de la modalit de lindividuation, de la manire dont elleconserve ou non la mtastabilit dun systme, ils ne se dfinissent pas par les typesdindividus qui les remplissent, ceux-ci rsultant galement de loprationindividuante. Cette remarque faite, la question reste cependant pose de ce quipermet de dfinir un domaine dtre.

    Reprenons dans la perspective de cette question laffirmation de Simondon djcite, quil ny a pas proprement parler une individuation psychique, mais uneindividualisation du vivant qui donne naissance au somatique et au psychique . Pourcomprendre ceci, il faut se souvenir quun vi