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CHRETIEN DE TROYES DANS L’ESPACE NORMANDIE- MAINE : RETOUR SUR QUELQUES LOCALISATIONS. Gilles Susong, vice président de l’association CENA 1. DE FRAIMBAULT A LANCELOT. Lanceloz del Lac a non : la toute première apparition, au vers 3667 du Chevalier de la Charrette, du nom de Lancelot, constitue depuis toujours pour les spécialistes une véritable énigme. Et pour cause : c’est le seul nom de grand héros christianien auquel ne correspond aucun nom proto-arthurien, tel qu’ Owen, Walwein ou Kei (il y a un Peredur gallois). On a bien proposé, du côté « celtisant », le dieu LUG, ou même LLUC LLEMINAWC – mais cela reste fort peu satisfaisant. Et c’est ce qui donne, redisons-le, toute son importance à l’hypothèse de René BANSARD, qui fait découler LANCELOT de FRAIMBAULT, éponyme de l’abbaye Saint-Fraimbault de Lassay. Fraimbault est sans conteste un prénom germanique, exactement construit comme Thibault/Theobald : theud*, le peuple, et le suffixe –bald, qui connote en vieux haut-

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CHRETIEN DE TROYES DANS L’ESPACE NORMANDIE-MAINE : RETOUR SUR QUELQUES LOCALISATIONS.

Gilles Susong, vice président de l’association CENA

1. DE FRAIMBAULT A LANCELOT.

Lanceloz del Lac a non : la toute première apparition, au vers 3667 du Chevalier de la Charrette, du nom de Lancelot, constitue depuis toujours pour les spécialistes une véritable énigme. Et pour cause : c’est le seul nom de grand héros christianien auquel ne correspond aucun nom proto-arthurien, tel qu’ Owen, Walwein ou Kei (il y a un Peredur gallois). On a bien proposé, du côté « celtisant », le dieu LUG, ou même LLUC LLEMINAWC – mais cela reste fort peu satisfaisant. Et c’est ce qui donne, redisons-le, toute son importance à l’hypothèse de René BANSARD, qui fait découler LANCELOT de FRAIMBAULT, éponyme de l’abbaye Saint-Fraimbault de Lassay.

Fraimbault est sans conteste un prénom germanique, exactement construit comme Thibault/Theobald : theud*, le peuple, et le suffixe –bald, qui connote en vieux haut-allemand le courage, la hardiesse, voire la témérité (comme le signale le dictionnaire de KOBLER). Thibault : « courageux du peuple » ou « pour le peuple ». Fraimbault - prénom que l’on trouve encore dans quelques familles nobles de Grande-Bretagne au XIIème siècle – est construit sur : framea*, mot déjà connu de Tacite : lance, javelot, et le même suffixe –bald : le hardi à la lance, le courageux lancier. LANCELOT peut donc bien être considéré comme la translation latine littérale de FRAMBALD. Mieux encore : LANCELOT DEL LAC décalque exactement le nom de l’abbaye mayennaise, qui s’écrivait alors avec un C : FRAMBALDUS DE LACEIO.

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Saint Fraimbault de Lassay.

Bien entendu, seul un clerc maîtrisant les deux langues pouvait opérer cette translation. Mais on parlait l’allemand aussi à la cour de HENRI II PLANTAGENET ! A commencer par la Reine-Mère, MATHILDE L’EMPERESSE, qui l’avait appris avec l’archevêque de Trèves quand elle était l’épouse de l’empereur HENRI V. Et l’intérêt pour le personnage de FRAIMBAULT peut aussi s’expliquer par les liens multiples noués entre la Cour et l’abbaye parisienne de SAINT-VICTOR, dont le rôle dans l’hagiographie et le culte du saint (notamment à Senlis) était alors central.

Ce « clerc translateur », était-ce CHRETIEN lui-même ? Rien n’est moins sûr. D’abord parce que CHRETIEN, même s’il apparaît instruit et cultivé, est quand même loin d’atteindre le niveau d’érudition des grands intellectuels de la Cour : JEAN DE SALISBURY, GERARD PUCELLE, GAUTIER MAP - sans oublier le Roi lui-même, élève doué du philosophe GUILLAUME DE CONCHE. Ensuite parce qu’il paraît plus cohérent d’imaginer une étape intermédiaire – un « chaînon manquant », disait Michel PASTOUREAU - entre une figure de saint et celle d’un pur héros romanesque loin d’être irréprochable…

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Par élimination, le « clerc translateur » pourrait alors être identifié à l’auteur de l’original anglo-normand du LANZELET allemand, original transmis vers 1194 à ULRICH VON ZATZIKHOVEN, selon ses propres dires, par HUGH DE MORVILLE, un des assassins de THOMAS BECKET. Nous appuyant sur des travaux inédits de René Bansard, nous avons attribué cet ensemble de récits à Pierre le Poète, qui deviendra en 1167 abbé de l’abbaye cotentinoise de BLANCHELANDE, non loin de LIMORS, toponyme que l’on retrouve chez CHRETIEN.

LANCELOT s’est donc probablement d’abord appelé LANCELET, ce que semble impliquer le titre de la version allemande – et qui n’aurait rien de choquant. D’autant que cette forme pourrait avoir perduré dans plusieurs éditions dont on retrouve la trace en Grande-Bretagne, comme ce (citation) « livre de LAUNCELET en français » répertorié dans la bibliothèque du couvent Saint-Augustin de CANTERBURY. Plus tard, on notera que dans le Marchand de Venise de SHAKESPEARE, le serviteur de SCHYLOCK s’appelle d’abord LAUNCELET avant de s’appeler LANCELOT.

2. LE TOURNOI DE NOAUZ.

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3.

Pour préciser la date et les circonstances qui virent FRAMBALD devenir LANCELOT, ou plutôt LANCELET, il convient de revenir sur l’épisode du « Tournoi de NOAUZ » dans le Chevalier de la Charrette, au cours duquel la Reine commande à LANCELOT, en gage d’amour, de « faire au noauz », soit : au pire. Tournoi hors-normes, convoqué contre tous les usages par des femmes (célibataires !), et pour lequel CHRETIEN paraît bien s’inspirer d’un

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des tournois décrits dans l’œuvre de JEAN LE TROUVERE, L’ESTOIRE GUILLAUME LE MARECHAL. C’est un des tournois qui se situent avant l’été 1170 (date à laquelle GUILLAUME quitte le service du Chambellan de Tancarville pour celui du fils aîné de HENRI II, le « Jeune Roi » HENRI). Vraisemblablement convoqué vers 1166-1167, ce tournoi est désormais bien localisé : son point de départ, que JEAN situe sur l’axe LAVAL-LE MANS, est aujourd’hui encore marqué par le toponyme : LES BOHOURDIERES (le lieu des joutes). Se déroulant, comme toujours, en rase campagne, il se déplace vers le Nord jusqu’au bourg de NEAU, où l’on trouve un « CHAMP DE LA BATAILLE » et une fresque qui, à l’évidence, s’y réfère. Enfin, un peu à l’écart, vers le NORD-EST, non loin de la lisière de l’antique forêt de NUZ – comme par hasard, lieu du premier ermitage de Saint-Fraimbault – une importante découverte due à Georges BERTIN permet de localiser le lieu d‘hébergement des spectateurs et des tournoyeurs : autour du petit village de BAIS, le cadastre ancien fait apparaître un ensemble de quatre toponymes : « LOGES SUR LA BATAILLE ». CHRETIEN ne décrit rien d’autre, après avoir indiqué que la foule des participants les condamnaient à l’inconfort et à l’éloignement (citation) : « A 5 lieux à la ronde [à peu près 12 km.], les barons s’étaient donc logés dans des tentes (Trez), des huttes (Loges), des pavillons (Tantes) ».

Quant à la célèbre fresque de l’église de NEAU, représentant deux chevaliers chargeant lance haute (le second vidant son étrier), il convient de préciser ceci : à un premier niveau de lecture, elle correspond à un passage de la Vita de SAINT-VIGOR, premier évêque de BAYEUX, qui raconte l’incursion armée d’un seigneur local, le comte BERTULPHE, dans un champ cultivé dont le saint avait reçu donation. Et par le seul effet des paroles de VIGOR (citation), « le comte, méchant et bouffi d’orgueil, tomba de son cheval et mourut le cou brisé ». A l’évidence, BERTULPHE agit seul, et il n’y a pas combat : l’artiste est parti de cette scène pour la transformer en scène commémorative du tournoi. Les deux piétons, dont l’un s’effondre assez comiquement, ne sont plus des

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paysans victimes du comte, mais des « hommes de pieds » (qui, selon l’usage du temps, combattaient au côté des chevaliers) frappés par un adversaire que l’état de la fresque ne permet plus d’apercevoir.

Il n’en a sans doute pas tiré immédiatement son LANCELOT – mais il n’est pas absurde d’imaginer le jeune CHRETIEN, durant ces années 1160 où la Cour Plantagenêt fut très présente dans la région, participant à ce tournoi, peut-être avec la charge de ces hérauts d’armes décrits par Jean, un peu poètes, un peu jongleurs, qui improvisaient slogans, refrains et chansons au milieu de la mêlée. Souvenir des années d’apprentissage ?

4. RETOUR A LA FONTAINE MERVEILLEUSE D’YVAIN .

Il est aujourd’hui à peu près admis que la Fontaine Merveilleuse d’Yvain ne correspond à aucun paysage de la Brocéliande bretonne, même en faisant preuve de beaucoup d’’imagination. Mais dès la mort de Chrétien, la fascination exercée par ce lieu, que nous proposons d’identifier comme un des nombreux ermitages domfrontais des XIème-XIIème siècles, déborde le cadre

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de la simple littérature de divertissement : en témoigne notamment un poème hors-cycle, le Tornoiement de l’Antechrist, rédigé vers 1250 par HUON DE MERY, ancien chevalier lettré retiré à l’abbaye bénédictine de SAINT-GERMAIN DES PRES. Son poème, récit allégorique du combat des vices et des vertus, s’ouvre par le récit du voyage qu’il prétend avoir entrepris pour découvrir la fontaine merveilleuse, qu’il trouve (citation)

En itele manière

Comme l’a décrit Crëstiens.

Escapade purement imaginaire, sans doute (même si pour notre plus grand plaisir, il nous apprend qu’ il était équipé d’un épée - je cite - « forgée en fer d’Andaine »). Mais ce genre de texte constitue une incitation à essayer de mieux distinguer la part de l’imagination et celle de ce que JEAN-CHARLES PAYEN appelait « les paysages réels » dans l’invention christianienne de la Fontaine Merveilleuse.

A cet égard, l’épisode d’Yvain dit « des sœurs de Noire Epine » est susceptible de fournir de nouveaux éléments : deux sœurs se disputent un héritage, et font appel, de manière très procédurière, à la justice du roi Arthur, qui séjourne à « BARENTON », non loin de la chapelle. Deux détails retiendront notre attention : la « noire épine », en Normandie, c’est le prunelier épineux, dont la présence dans les haies est souvent signalé par le toponyme : « NOIR BUISSON ». Et on trouve deux de ces toponymes à proximité de la chapelle de l’HERSOUVRE, que nous proposons comme modèle de la chapelle de la Fontaine Merveilleuse.

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Dans le même épisode, la cadette des sœurs, à la recherche d’Yvain, se retrouve la nuit, sous une pluie battante, contrainte de traverser une forêt où (je cite) « le chemin était si mauvais que le cheval s’enfonçait dans la boue à peu près jusqu’aux sangles ».

Paysage qui n’est pas sans évoquer celui d’une des chasses royales domfrontaises qu’affectionnaient HENRI II et son fils aîné : la forêt de LANDE-POURRIE, la bien nommée, où le roi dicta son testament l’été 1170, prolongée dans la vallée de l’Egrenne, au Nord de BARENTON, par le massif de la BRASSE, aujourd’hui transformé en zone de bocage humide.

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Les inondations exceptionnelles de noël 2012 permettent d’évoquer le type, assez rare, de paysage qui a pu inspirer CHRETIEN.

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