collectivités territoriales et expérimentation -...
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UNIVERSITE DE LIMOGES
Ecole Doctorale Sciences de lHomme et de la Socit
FACULTE DE DROIT ET DES SCIENCES ECONOMIQUES
Observatoire des mutations institutionnelles et juridiques
THESE
POUR LOBTENTION DU GRADE DE
DOCTEUR DE LUNIVERSITE DE LIMOGES
Discipline : Droit public
Prsente et soutenue publiquement le 4 dcembre 2008 par
Laurent DAUPHIN
COLLECTIVITES TERRITORIALES ET EXPERIMENTATION
Directeurs de recherche
Mme Hlne PAULIAT, Professeur lUniversit de Limoges, Doyen de la Facult de Droit et des Sciences Economiques
Mme Nadine POULET-GIBOT LECLERC, Matre de confrences lUniversit de Limoges
Rapporteurs
M. Jean-Franois BRISSON, Professeur lUniversit Montesquieu Bordeaux IV
M. Jean GOURDOU, Professeur lUniversit de Pau et des Pays de lAdour
Suffragants
M. Jean-Franois LACHAUME, Professeur mrite lUniversit de Poitiers
M. Philippe RAIMBAULT, Professeur lUniversit de Limoges
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Avertissement
La Facult nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans
cette thse ; ces opinions doivent tre considres comme propres leur auteur.
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REMERCIEMENTS
Jadresse mes sincres remerciements Madame Hlne Pauliat et Madame Nadine Poulet-
Gibot Leclerc, pour la confiance quelles mont tmoigne, la libert quelles mont accorde
dans mes recherches, ainsi que pour leur disponibilit, leurs encouragements et leurs conseils,
toujours prcieux.
Je remercie galement tous ceux qui, famille, amis, personnel de la bibliothque de droit de la
facult de Limoges, mont accompagn et soutenu tout au long de ces annes de recherche.
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PRINCIPALES ABREVIATIONS
AJDA Actualit juridique droit administratif
ANPE Agence nationale pour lemploi
Art. Article
Ass. Nat. Assemble nationale
Cass., Ass. Pln. Assemble plnire de la Cour de cassation
CAA Cour administrative dappel
CFPC Centre de formation des personnels communaux
CE Conseil dEtat
CE, Ass. Assemble du Conseil dEtat
CE, Sect. Section du contentieux du Conseil dEtat
CEDH Convention europenne des droits de lHomme
CERTU Centre dtudes sur les rseaux, les transports, lurbanisme et la construction
Cf. Confer (se reporter )
CGCT Code gnral des collectivits territoriales
Chr. Chronique
CJCE Cour de justice des communauts europennes
Cons. Const. Conseil constitutionnel
C.R. Compte-rendu
CURAPP Centre universitaire de recherches sur laction publique et le politique de Picardie
Dir. Sous la direction de
Doc. Parl. Ass. Nat. Document parlementaire Assemble nationale
Doc. Parl. Snat Document parlementaire Snat
DOM Dpartement doutre-mer
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Ed. Edition
EDCE Etudes et documents du Conseil dEtat
EPCI Etablissement public de coopration intercommunale
GAJA Grands arrts de la jurisprudence administrative
GDCC Grandes dcisions du Conseil constitutionnel
JCP La semaine juridique
JORF Journal officiel de la Rpublique franaise
LGDJ Librairie gnrale de droit et de jurisprudence
LPA Les Petites affiches
Op. cit. Opus citatum (uvre cite)
PSD Prestation spcifique dpendance
PUAM Presses universitaires dAix-Marseille
PUF Presses universitaires de France
RDP Revue du droit public
Rec. Recueil
Req. Requte
RFDA Revue franaise de droit administratif
RFDC Revue franaise de droit constitutionnel
RJC Recueil de jurisprudence constitutionnelle
RMA Revenu minimum dactivit
RMI Revenu minimum dinsertion
RRJ Revue de la recherche juridique, Droit prospectif
RSA Revenu de solidarit active
RTDC Revue trimestrielle de droit civil
SNCF Socit nationale des chemins de fer franais
TA Tribunal administratif
TGV Train grande vitesse
TOM Territoire doutre-mer
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Lexprience est la source unique de la vrit : elle seule
peut nous apprendre quelque chose de nouveau ; elle
seule peut nous donner la certitude .
Henri Poincar, La science et lhypothse, 1902.
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SOMMAIRE
PREMIERE PARTIE LEXPERIMENTATION, UNE AVANCEE ATTENDUE DE
LAUTONOMIE LOCALE
TITRE PREMIER LEXPERIMENTATION FONCTIONNELLE LOCALE, EXPRESSION DUNE
DECENTRALISATION EXCLUSIVEMENT ADMINISTRATIVE
Chapitre 1er Des exprimentations locales contraintes par le droit national
Chapitre 2nd Des exprimentations fonctionnelles
TITRE SECOND LEXPERIMENTATION NORMATIVE LOCALE, PREMICES DUNE
DECENTRALISATION POLITIQUE
Chapitre 1er Une consolidation juridique de lautonomie locale
Chapitre 2nd Une adaptation pragmatique de laction locale
DEUXIEME PARTIE LEXPERIMENTATION, UNE AVANCEE INACHEVEE DE
LAUTONOMIE LOCALE
TITRE PREMIER UNE AUTONOMIE LOCALE CONDITIONNEE
Chapitre 1er Un encadrement procdural des exprimentations locales
Chapitre 2nd Un encadrement matriel des exprimentations locales
TITRE SECOND UNE AUTONOMIE LOCALE LIMITEE
Chapitre 1er Une autonomie locale administrative
Chapitre 2nd Une autonomie locale subsidiaire
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INTRODUCTION
Faire de lhomme un inventeur de phnomnes, un vritable contrematre de la cration ,
telle est pour Claude Bernard, fondateur de la mdecine exprimentale, lessence mme de
lexprimentation1. Tel est aussi, dans une moindre mesure, lobjet des exprimentations
juridiques. Emile Littr a donn de lexprimentation une dfinition clairante : exprimenter,
crit-il, cest solliciter la production de faits quon veut observer, afin de parvenir en
assigner la loi, en dterminer les causes, reconnatre la manire dont ces causes
agissent . L rside toute la spcificit de lexprimentation, qui doit, toujours selon Littr,
tre distingue de lexprience. Alors que la seconde renvoie la connaissance acquise par
suite de ce que lon a vu ou prouv depuis longtemps , la premire est lopration que
lon fait pour parvenir une certaine connaissance . La dmarche exprimentale se
distingue de ce point de vue de lobservation : observer, cest constater des faits quon ne
modifie pas ou quon ne peut modifier ; linverse, exprimenter, cest modifier les
conditions des phnomnes pour reconnatre comment ils se passent . A la diffrence de
lobservation ou de lexprience, lexprimentation a donc pour vritable objet disoler, de
reproduire et / ou de modifier un phnomne indpendant de lobservateur, selon une
procdure mthodique bien dfinie, susceptible dtre rpte lenvi par tout autre
exprimentateur et permettant lobservation prcise de ce phnomne 2.
Ainsi dfinie, lexprimentation renvoie en premire analyse aux sciences exactes, qualifies
pour cette raison de sciences exprimentales, dans lesquelles le procd est couramment
utilis. Lexprimentation constitue dans ces disciplines une source essentielle de
connaissances, et par l mme, une condition essentielle du progrs scientifique. Le
philosophe des sciences Karl Popper estimait en effet quune thorie nest scientifique qu la
condition de pouvoir tre infirme par lexprience. Tel est justement lobjet de
1 Claude BERNARD, Introduction la mdecine exprimentale, Flammarion, 1984. 2 J.-L. PISSALOUX, Rflexions sur lexprimentation normative , Droit administratif, novembre 2003, p. 15.
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lexprimentation, qui sapparente une vritable opration de vrification des thories
mises par le chercheur. Exprimenter, cest en effet soumettre lpreuve des faits une ou
plusieurs hypothses, qui seront ainsi confirmes ou rfutes ; cest aussi sassurer que des
effets pervers ou inattendus ne se sont pas produits. Le cur de la mthode exprimentale se
situe donc dans cette confrontation des ides la ralit 3.
Consacrer une thse de droit un procd habituellement et originairement utilis dans les
sciences exactes peut dans ces conditions surprendre. Contrairement ce quune analyse trop
rapide pouvait laisser prsager, lexprimentation sest pourtant acclimate aux sciences
sociales, et plus particulirement au domaine juridique : elle consiste alors tester une
nouvelle rforme, une nouvelle rgle de droit, le plus souvent sur une chelle rduite, avant de
dcider des suites lui rserver au vu de ses premiers effets concrets. Elle constitue ainsi un
procd pragmatique de rforme (paragraphe premier).
Dabord tenues lcart, les collectivits territoriales ont t progressivement associes au
procd exprimental. Si lexprimentation locale nest pas une nouveaut, ses perspectives
ont t trs largement renouveles avec la rforme constitutionnelle de mars 2003, qui en fait
un pilier essentiel de lacte II de la dcentralisation. Le sens dune telle conscration de
lexprimentation nest toutefois pas sans soulever de difficults (paragraphe second).
1 | Lexprimentation, procd pragmatique daction publique
La dmarche exprimentale constitue, dans les sciences exactes, une condition essentielle du
progrs des connaissances ; on peut donc alors stonner que, au moins pendant longtemps,
lexprimentation nait pas t utilise en matire politique ou administrative, avant de
procder des rformes importantes qui engagent lavenir 4. Lvolution de la rgle de droit
a toutefois permis un recours croissant lexprimentation dans le domaine juridique (A), o
elle est devenue un instrument privilgi de rforme et daction publique (B).
3 C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , RDP, 1998, p. 367. 4 R. DRAGO, Le droit de lexprimentation , in Mlanges Franois Terr, Dalloz, PUF et Editions du Juris-
classeur, 1999, p. 229.
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Introduction 15
A | Une rationalisation attendue de laction publique
Il faudra pour lessentiel attendre les annes 1950 pour voir le procd exprimental tre
utilis dans le domaine juridique et administratif. La transposition en la matire dun procd
issu des sciences exactes ntait pas sans soulever de difficults : la conception traditionnelle
de la loi et, plus gnralement, du droit, sopposait en effet au recours lexprimentation
juridique (1). Lvolution de la rgle de droit allait toutefois constituer un contexte plus
favorable au procd exprimental (2).
1 | Une opposition de principe lexprimentation normative
Le recours lexprimentation dans le domaine juridique tait en effet loin daller de soi : a
priori au contraire, tout sembl[ait] linterdire 5. La premire difficult est dordre
mthodologique : les sciences sociales, et plus particulirement le droit, sont en gnral
dans lincapacit de disposer de ces laboratoires faute desquels il ny a pas de vritable
science exprimentale 6. Ces disciplines se prtent en effet moins facilement
lexprimentation que les sciences exactes : leur objet mme les faits sociaux rendent plus
difficile, et donc incertaine, la reconstitution des phnomnes concerns, quil est par ailleurs
impossible disoler. La difficult est dautant plus grande que dans le domaine juridique, les
phnomnes ne sont pas des phnomnes objectifs rgis par des lois positives procdant du
dterminisme mais, pour lessentiel, des processus normatifs de caractre volontariste 7.
Mais au-del de ces difficults mthodologiques, les mots exprimentation et droit
semblent profondment antinomiques 8. Le premier renvoie une dmarche
fondamentalement pragmatique : destine tablir la vracit ou linexactitude dune
hypothse prtablie, lexprimentation relve du domaine du doute, du ttonnement, du
5 V. PERROCHEAU, Lexprimentation, un nouveau mode de cration lgislative , Revue franaise des
affaires sociales, 2000, n 1, p. 12. 6 J. BOULOUIS, Note sur lutilisation de la mthode exprimentale en matire de rformes , in Mlanges
Louis Trotabas, LGDJ, 1970, p. 32. 7 J. BOULOUIS, Note sur lutilisation de la mthode exprimentale en matire de rformes , op. cit., p.
32. 8 J.-C. RICCI, Regards juridiques sur lexprimentation en matire de collectivits territoriales , in Ministre
de lintrieur, de la scurit intrieure et des liberts locales, Centre dtudes et de prospective, Les collectivits
locales et lexprimentation : perspectives nationales et europennes, La Documentation franaise, 2004, p. 197.
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Introduction 16
pragmatisme. Elle rvle une certaine forme dhumilit des pouvoirs publics qui, plutt que
dimposer une nouvelle rforme, prfrent lprouver par un test pralable. A linverse, le
droit renvoie lide de certitude : la loi ordonne, permet ou interdit , crivait Portalis. Les
deux dmarches ne se situent pas sur le mme plan, et semblent ainsi sexclure lune lautre.
La norme juridique se caractrise fondamentalement par son caractre prescriptif : elle dcrit
ce qui doit tre ; lexprimentation cherche quant elle vrifier la validit dune hypothse
en la confrontant la ralit : elle est alors essentiellement descriptive. La premire constitue
un acte de volont , la seconde un acte de ralit 9. En ce sens, la rgle de droit na pas
besoin dtre exprimente : dans la mesure o elle prescrit ce qui doit tre, la norme
juridique, comme toute norme thique, nest pas susceptible dtre juste ou fausse ; elle ne
prsente aucune valeur de vrit ; cest pourquoi le droit na pas besoin de recourir, en
principe, la mthode exprimentale : ses normes expriment un devoir-tre qui na pas tre
vrifi empiriquement 10.
Lmergence de lexprimentation normative a t rendue encore plus difficile en France,
dont la tradition juridique a longtemps mis en avant lide de la toute-puissance cratrice du
droit, notamment de la loi. Celle-ci nest certes plus, depuis la rvolution de 1789,
lmanation de la volont divine. Si la rvolution a mis fin cette conception thocratique de
la souverainet, elle na pas pour autant rompu avec la conception antrieure de la loi, qui
reste sacre et incontestable : cristallisation positive de la volont gnrale ou de la
solidarit organique du corps social, son autorit ne pouvait tre remise en cause 11.
Expression de la souverainet du corps social, elle est place sous lempire de la Vrit et de
la Raison : son autorit, sa lgitimit ou son efficacit ne sauraient alors tre contestes. Cette
conception sest ainsi longtemps oppose ce que la rgularit juridique de la loi fasse lobjet
du moindre contrle ou du moindre jugement : elle fera par exemple obstacle linstauration
dun vritable contrle de constitutionnalit ; elle sopposera de la mme manire ce que son
opportunit ou son efficacit soit value. Ds lors quelle existe, la loi bnficie dun
postulat defficacit, qui ne saurait tre mis en doute par une valuation de ses effets concrets.
Or exprimenter, cest pour le lgislateur reconnatre par avance les imperfections de son
9 Pour reprendre la distinction propose par Jean-Claude Ricci dans son article prcit (p. 198). 10 C. GROULIER, Norme permissive et droit public, Thse, Limoges, 2006, p. 13. 11 D. MOCKLE, Crise et transformation du modle lgicentrique , in J. BOULAD-AYOUB, B. MELKEVIC,
P. ROBERT (Dir.), Lamour des lois : la crise de la loi moderne dans les socits dmocratiques ,
LHarmattan, 1996, p. 43.
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Introduction 17
travail ; cest admettre que les lois quil adopte pourront tre remises en cause au vu de leur
premire application concrte. Toute ide dexprimentation parat alors condamne.
Lvolution de la rgle de droit allait pourtant faciliter ce qui semblait jusqualors impossible.
2 | Un contexte favorable lexprimentation normative
La conception de la rgle de droit, et notamment de la loi, sest en effet progressivement
transforme, crant un contexte favorable au dveloppement de la procdure exprimentale :
la thse de linfaillibilit de la loi et du lgislateur fait maintenant place une vision plus
raliste du droit, et singulirement de la norme lgislative, qui doit sans cesse apprhender
des contraintes du rel multiformes et mouvantes 12.
La conception de la loi expression de la volont gnrale sest dabord partiellement efface :
alors que tout dans la loi semblait attester quelle tait lincarnation mme de la Raison
(), ces attributs imminents se sont dissips : cest la fin de la confiance absolue place en la
loi 13. Si elle reste incontestablement une norme importante, la loi nest plus la norme
fondamentale, nexprimant la volont gnrale que dans le respect de la Constitution et des
normes internationales. En tablissant le premier vritable contrle de constitutionnalit des
lois, la Constitution de 1958 a ainsi fait perdre la loi une partie de sa majest. La loi est par
ailleurs de plus en plus concurrence par le droit international, mais aussi communautaire,
dont les nombreuses dispositions descendent toujours plus avant dans le dtail : lextension
continue du champ de comptences de la Communaut et de lUnion europennes transforme
[ainsi] une partie non ngligeable de la lgislation nationale en actes dapplication du droit
communautaire 14.
Cette dsacralisation de la loi tient aussi un certain essoufflement du modle dmocratique
traditionnel, et notamment de la dmocratie reprsentative : la source dmocratique du
pouvoir ne suffit plus lgitimer ses dcisions, si bien quil faut encore en dmontrer les
12 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,
Doc. Parl., Ass. Nat., n 955, 18 juin 2003, p. 5. 13 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , in C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation
lgislative et lois exprimentales, PUAM, 1993, p. 148. 14 B. MATHIEU, La loi, Dalloz, 1996, p. 45.
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Introduction 18
justifications et lefficacit 15. Par sa fonction de test pralable, lexprimentation permet
ainsi aux pouvoirs publics de convaincre les citoyens de la ncessit ou de la pertinence de
leurs choix avant quils ne soient prenniss et gnraliss.
Mais l nest pas la seule remise en cause de la reprsentation idalise de la loi. Celle-ci a
aussi, et peut-tre surtout, chang profondment de nature avec lavnement de lEtat
interventionniste. La loi est dsormais moins destine encadrer les comportements qu
produire certains effets, conomiques ou sociaux par exemple. Instrument de ralisation des
politiques publiques, elle nest donc plus assure dune lgitimit ab initio, tenant ses
caractristiques propres, aux valeurs quelle incarne, sa puissance normative intrinsque :
sa lgitimit dpend de son aptitude assurer la ralisation de certains objectifs, de
lefficacit des rsultats enregistrs 16. Les autorits publiques ne peuvent donc plus se
contenter ddicter des rgles de droit ; elles doivent galement sassurer de leur effectivit et
de leur efficacit17. La politique de rationalisation des choix budgtaires engage dans les
annes 1970, ou encore la loi organique du 1er aot 2001 relative aux lois de finances
illustrent bien cette volution18 : la nouvelle Constitution financire de lEtat traduit en effet le
passage dune logique de moyens une logique de rsultats, lautorisation budgtaire tant
donne en fonction dobjectifs atteindre. Cette exigence est dautant plus importante que le
lgislateur est confront des questions de plus en plus complexes et techniques. La
recherche de lefficacit du droit est ainsi devenue indissociable de lvaluation de ses effets
concrets, ce que permet lexprimentation.
Cest pourquoi sest dvelopp, en dpit dune culture politique et administrative peu
favorable, tout un dispositif institutionnel destin valuer les effets de la lgislation et des
politiques publiques. Longtemps destinataire de travaux dvaluation, le Parlement sest par
15 G. MARCOU, Exprimentation et collectivits locales : expriences europennes , in Ministre de
lintrieur, de la scurit intrieure et des liberts locales, Centre dtudes et de prospective, Les collectivits
locales et lexprimentation : perspectives nationales et europennes, op. cit., p. 17. 16 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 148. 17 Une telle volution nest dailleurs pas sans soulever de difficults : si la recherche de lefficacit normative
nest pas contestable, cette conception purement utilitariste du droit lest davantage : assimiler la dmarche
juridique une dmarche technologique cherchant amliorer loutil juridique, le rendre plus performant, ce
serait transformer le juriste en ingnieur social et oublier que le droit est aussi et peut-tre avant tout un systme
de valeurs (F. RANGEON, Rflexions sur leffectivit du droit , in C.U.R.A.P.P., Les usages sociaux du
droit, PUF, 1989, p. 132). 18 Loi organique n 2001-692 du 1er aot 2001 relative aux lois de finances, J.O.R.F. du 02.08.2001, p. 12480.
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Introduction 19
exemple dot de ses propres structures dvaluation, comme loffice parlementaire
dvaluation des choix scientifiques et technologiques, ou loffice parlementaire dvaluation
de la lgislation, communs aux deux assembles, tandis que lAssemble nationale instituait
en son sein une mission dvaluation et de contrle. Le gouvernement, mais aussi les
collectivits territoriales, disposent galement de leurs propres organes dvaluation. Il faut
toutefois observer que si une certaine culture de lvaluation tend se dvelopper, lutilisation
de ces tudes dans le processus dcisionnel reste ponctuelle : lvaluation semble ainsi navoir
encore quun impact limit sur la dcision publique.
Place sous le signe de lefficacit, la rgle de droit est galement soumise depuis quelques
annes une exigence croissante de scurit juridique. Sans doute la proccupation nest-elle
pas compltement nouvelle, mais elle a pris ces dernires annes un caractre plus prgnant.
Le Conseil dEtat sen tait ainsi alarm dans son rapport public 199119 : outre linflation
lgislative, la qualit mme des textes se dgrade tant dun point de vue formel que matriel.
Les rgles de droit se rvlent souvent inutilement complexes ou mal rdiges. Sur le fond, de
nombreuses dispositions apparaissent inacheves, et doivent ainsi tre corriges par la suite,
quand elles ne sont pas dpourvues de toute porte normative.
Quinze ans plus tard, la situation ne sest pas vritablement amliore, comme le dmontre un
nouveau rapport public du Conseil dEtat : les proccupations exprimes, ds 1991, par le
Conseil dtat, dans ses considrations gnrales consacres la scurit juridique sur
cette complexit du droit, () nont eu que peu deffets, lexception de progrs significatifs
en matire daccessibilit des textes 20. Sans doute une partie de ces drives rsulte-t-elle de
contraintes objectives, pour partie inluctables : la multiplication des sources du droit,
lextension de la lgislation des domaines techniques ou complexes, ou la dcentralisation
participent invitablement cette inscurit juridique. Mais cela nexplique pas
compltement lvolution : des facteurs pathognes viennent amplifier les effets de ces causes
objectives et, dans une certaine mesure au moins, lgitimes 21. Si elle a subi une rosion
incontestable, la reprsentation idalise de la loi na ainsi pas compltement disparu : perue
comme un remde toutes les difficults, la loi est toujours conue comme le passage oblig
19 Conseil dEtat, Rapport public 1991, De la scurit juridique, La Documentation franaise, 1992. 20 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, Etudes et documents du
Conseil dEtat, n 57, La Documentation franaise, 2006, p. 230. 21 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 231.
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Introduction 20
de toute action publique, alors que des solutions non normatives se rvleraient parfois plus
adaptes.
Une raction semble toutefois se faire jour : les autorits publiques semblent avoir pris
conscience de ces drives, sans toutefois en tirer toujours toutes les consquences. La rvision
constitutionnelle du 23 juillet 2008 relative la modernisation des institutions de la
Cinquime Rpublique a ainsi introduit dans la loi fondamentale plusieurs dispositions
destines amliorer la qualit des lois22 : linstar des projets de lois, les propositions de loi
peuvent dsormais tre soumises pour avis lexamen pralable du Conseil dEtat ; la loi
constitutionnelle a galement prvu lintervention dune loi organique qui pourrait, selon ses
rapporteurs, subordonner la validit des projets de loi la ralisation dune tude dimpact.
Le juge est lui-mme plus sensible quauparavant aux exigences de la scurit juridique.
Celle-ci, explique le Conseil dEtat dans son rapport public 2006, implique que les citoyens
soient, sans que cela appelle de leur part des efforts insurmontables, en mesure de dterminer
ce qui est permis et ce qui est dfendu par le droit applicable 23. Ainsi conue, la scurit
juridique prsente une double dimension, lune formelle, lautre temporelle. Elle tient dabord
la qualit de la loi, dont les dispositions doivent tre non seulement normatives, mais aussi
lisibles, claires et prcises. Elle suppose ensuite que le droit soit prvisible et que les
situations juridiques restent relativement stables 24. Il ne sagit pas ici de sopposer toute
volution de la rgle de droit, qui pourrait sapparenter un habillage moderne du
conservatisme juridique , mais dinciter les pouvoirs publics le faire avec mesure et
discernement25.
Alors que les juridictions europennes et communautaires lavaient consacr depuis
longtemps, le principe de scurit juridique en tant que tel navait jusquen 2006 aucune
valeur en droit franais. Cette lacune est dsormais partiellement comble : dans un arrt
remarqu du 24 mars 2006, Socit KPMG et autres, le Conseil dEtat a rig en effet la
22 Loi constitutionnelle n 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Cinquime
Rpublique, J.O.R.F. du 24.07.2008, p. 11890. 23 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 281. 24 Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 282. 25 M. PINAULT, Incertitude et scurit juridique , Rapport du Groupe de travail n1 du sminaire de la Cour
de cassation, de lInstitut des hautes tudes sur la justice, du Centre des hautes tudes sur lassurance et de
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Introduction 21
scurit juridique au rang des principes gnraux du droit26. Si le Conseil constitutionnel a
jusqu prsent refus dy voir un vritable principe constitutionnel, lexigence de scurit
juridique nen reste pas moins une rfrence implicite majeure du contrle de
constitutionnalit des lois aujourdhui 27. Cest ainsi que le principe de clart de la loi ()
et l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilit et d'accessibilit de la loi () imposent
[au lgislateur] d'adopter des dispositions suffisamment prcises et des formules non
quivoques 28. Le Conseil sest par ailleurs attach prserver la normativit de la loi.
Conjugue la fin de la reprsentation idalise de la loi, cette prise en compte croissante des
impratifs defficacit de la norme et de scurit juridique cre un contexte favorable au
dveloppement de lexprimentation. En permettant aux pouvoirs publics dvaluer les effets
dune nouvelle mesure avant de dcider des suites lui rserver, lexprimentation sinscrit
pleinement dans cette dmarche de rationalisation de laction publique.
B | Une rationalisation pragmatique de laction publique
Faire de la rgle de droit le produit dun calcul objectif : telle est lune des principales
vertus prtes lexprimentation normative29. A linstar dautres procds dont elle doit tre
distingue, sa dmarche fondamentalement pragmatique (1) fait de lexprimentation un
procd privilgi de rationalisation de la production normative et, plus gnralement, de
laction publique (2).
lcole nationale suprieure de scurit sociale, 22 mars 2005 (cf. Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit
juridique et complexit du droit, op. cit., p. 282). 26 C.E., Ass., 24 mars 2006, Socit KPMG et a., Rec. p. 154. Lexigence nest toutefois pas compltement
indite : la conscration du principe ne doit pas masquer que les considrations de scurit juridique irriguent
de longue date, et de faon renforce dans les annes rcentes, la jurisprudence administrative , comme
lillustre le principe de non-rtroactivit des actes (C. LANDAIS et F. LENICA, Chronique gnrale de
jurisprudence administrative gnrale , AJDA, 2006, p. 1028) 27 O. DUTHEILLET DE LAMOTHE, La scurit juridique : le point de vue du juge constitutionnel , in
Conseil dEtat, Rapport public 2006. Scurit juridique et complexit du droit, op. cit., p. 369. 28 Cons. const., dcision n 2004-500 DC du 29 juillet 2004, Rec. p. 116, J.O.R.F. du 30.07.2004, p. 13562. 29 P. AMSELEK, Lvolution gnrale de la technique juridique dans les socits occidentales , RDP, 1982,
p. 275.
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Introduction 22
1 | Un renouvellement des processus de dcision publique
Jacques Chevallier la justement observ : par sa dmarche cyberntique, fonctionnant par
rtroaction et ajustement , lexprimentation se situe aux antipodes de la rationalit
juridique traditionnelle 30. Sur son principe mme, le procd est simple : il sagit de
sassurer prventivement des effets dune nouvelle mesure, avant quelle ne soit
dfinitivement adopte. Mais quest-ce plus prcisment quexprimenter ? La question ne
peut tre aborde quen partant dune dfinition stricto sensu du procd exprimental. Au
sens le plus large, toute rgle de droit, toute politique publique est exprimentale : visant
atteindre certains objectifs, obtenir certains rsultats, elle constitue toujours un pari sur
lavenir 31. Une loi pourra ainsi tre remise en cause si, en pratique, elle ne rpond pas aux
objectifs qui lui taient assigns. Il faut donc partir dune dfinition plus troite de
lexprimentation, sous peine de diluer la spcificit de la dmarche.
Lexprimentation suppose toujours la ralisation de deux tapes successives. La premire est
celle de lexprimentation proprement dite, qui consiste appliquer, pour une dure limite et
le plus souvent sur une chelle rduite, le nouveau dispositif ou la nouvelle rgle de droit.
Destine tester pralablement une mesure indite, lexprimentation na pas vocation
durer : elle suppose donc quun terme soit fix ab initio. Limite par sa dure,
lexprimentation lest aussi le plus souvent par son champ dapplication. Il existe certes des
exprimentations qui, limites dans le temps, sont applicables lensemble de la population
concerne et sur lensemble du territoire. Ces exprimentations globales ne sont toutefois pas
les plus nombreuses. Mises en uvre au profit de certaines catgories de destinataires
(exprimentation sectorielle) et/ou sur une portion limite du territoire national
(exprimentation locale), les exprimentations partielles sont quant elles nettement plus
frquentes. Lexprimentation normative se traduit alors par lapplication dun droit
drogatoire, qui devra coexister avec le droit commun applicable en dehors du champ
exprimental.
Lexprimentation ne doit pas rester un acte sans suite ; elle se justifie linverse par la
ncessit dadopter les mesures qui, soumises lpreuve des faits, auront fait la preuve de
30 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 125. 31 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 119.
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Introduction 23
leur efficacit ou de leur pertinence. Lexprimentation ne peut donc se concevoir sans une
valuation de ses effets, prvue ab initio, et ralise selon des formes diversifies. Il sagit de
sassurer que le dispositif expriment a produit les effets attendus de lui, que des effets
pervers ou inattendus ne se sont pas produits. Sil ne peut donc y avoir dexprimentation sans
valuation, encore est-il ncessaire que le sort du dispositif expriment dpende directement
des rsultats de lvaluation. Cest en effet en fonction de ces derniers que la nouvelle norme
ou la nouvelle politique publique sera gnralise, en y apportant, le cas chant, les
corrections ncessaires, prolonge ou encore abandonne.
Ainsi entendue, lexprimentation se diffrencie des autres procds destins amliorer la
prparation pralable des rgles de droit. Ladoption des lois est ainsi parfois prcde
denqutes sociologiques pralables, avec lesquelles lexprimentation, qui consiste
soumettre une norme lpreuve des faits, ne se confond donc pas. Les simulations et les
tudes dimpact, qui visent anticiper le plus prcisment possible les effets dune mesure,
sen rapprochent davantage. Les deux dmarches rpondent la mme proccupation :
comme lexprimentation, la simulation ou ltude dimpact doit permettre dclairer les
pouvoirs publics sur la porte et les incidences des mesures quils se proposent de prendre :
dans les deux cas, il sagit dvaluer les effets positifs ou non, prvus ou inattendus, dune
nouvelle norme, pour ensuite en tirer les consquences qui simposent. Les deux procds se
diffrencient toutefois sur un point essentiel : alors que ltude dimpact sefforce dvaluer a
priori, et donc abstraitement, les effets de la mesure, lexprimentation tire ses enseignements
concrets de lpreuve pralable des faits. Ltude dimpact constitue en quelque sorte une
exprimentation juridique fictive , alors que lexprimentation normative suppose une
premire application concrte de la rgle de droit32.
Si elle est indissociable de lvaluation, lexprimentation ne se confond toutefois pas avec
elle. Les deux procds sont certes lun comme lautre destins apprcier les effets concrets
dune mesure ayant dj fait lobjet dune premire application. Ils ninterviennent toutefois
pas au mme stade du processus dcisionnel : lexprimentation constitue un essai avant la
gnralisation ventuelle de la norme ; lvaluation traditionnelle porte quant elle sur un
texte dfinitif , appliqu sur la totalit du territoire national et lensemble de la population
32 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 120.
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Introduction 24
concerne. La premire sexerce donc a priori, avant ladoption de la norme dfinitive, la
seconde a posteriori.
Ltude plus spcifique de lexprimentation des collectivits territoriales appelle une double
dlimitation. La premire tient la notion mme dexprimentation locale, qui prend en
ralit trois principales formes. Elle dsigne dabord les exprimentations mises en uvre par
les collectivits territoriales soit dans le cadre de lexercice de leurs comptences habituelles,
soit par la voie de drogations aux lois et rglements nationaux. A ces deux formes
dexprimentations purement locales sajoutent les exprimentations nationales. Ces
exprimentations de lEtat semblent en premire analyse trangres au sujet, centr sur les
collectivits territoriales. Il nen est rien. La dcentralisation constitue en effet un domaine
privilgi de mise en uvre des exprimentations nationales, qui associent alors les
collectivits territoriales. Les autorits locales exprimentent, dans cette hypothse, pour le
compte de lEtat.
La seconde dlimitation tient lobjet des exprimentations locales. Celles-ci peuvent en effet
porter soit sur une nouvelle politique publique, par exemple un dispositif indit dinsertion
sociale, soit sur une nouvelle rgle de droit : conduisant dicter une nouvelle norme, le plus
souvent drogatoire au droit commun, elle est alors qualifie dexprimentation normative. La
frontire entre ces deux principaux types dexprimentations nest certes pas tanche, tant la
loi est aujourdhui devenue indissociable des politiques publiques quelle met en uvre : la
loi nest plus conue comme un acte isol et autonome, trouvant en lui-mme sa propre
cohrence : relevant dun programme daction plus large, elle constitue une tape et un
moyen de ralisation de ce programme 33. Exprimenter une nouvelle norme revient alors
exprimenter la politique publique dont elle constitue la traduction juridique. La rgle de droit
ne sera donc pas seulement juge pour ses qualits propres, en fonction de critres purement
juridiques comme la clart et la cohrence de ses dispositions, ou encore son intgration dans
lordonnancement juridique ; elle sera aussi, et peut-tre surtout, value au regard de sa
capacit raliser les objectifs attendus delle. Lexprimentation du revenu de solidarit
active (R.S.A.) le dmontre : en faisant tester aux dpartements les dispositions lgislatives et
rglementaires encadrant ce dispositif indit, lEtat souhaitait ainsi sassurer de lefficacit
dune nouvelle politique dinsertion.
33 J. CHEVALLIER, Les lois exprimentales ; le cas franais , op. cit., p. 138.
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Introduction 25
Lexprimentation normative ne se confond toutefois pas systmatiquement avec
lexprimentation de nouvelles politiques publiques. Laction publique ne se ralise en effet
pas seulement par ldiction de rgles gnrales ; elle rside aussi dans la ralisation
doprations matrielles, dans la conclusion de contrats, lintrieur du cadre trac par les lois
et les rglements. Des exprimentations peuvent ainsi tre mises en uvre sans supposer
ldiction dune nouvelle rgle de droit, la condition toutefois que les autorits concernes
disposent dune certaine autonomie, ou dune marge de pouvoir discrtionnaire dans
lexercice de la comptence qui leur est attribue. Tel est par exemple le cas des
exprimentations sociales lances en 2008 dans le cadre du Grenelle de linsertion . Ces
exprimentations, destines lutter contre la pauvret et les ingalits sociales, doivent en
principe nimpliquer aucune drogation au droit en vigueur. Lappel projet prcisait ainsi
clairement que, dans la mesure du possible, les exprimentations seront conduites droit
constant 34.
Ltude de lexprimentation des collectivits territoriales implique a priori de ncarter
aucune de ces deux principales formes dexprimentations. Elle privilgiera toutefois
nettement les exprimentations normatives, qui supposent ldiction dune nouvelle rgle de
droit ou encore la drogation une norme existante, plutt que les exprimentations ralises
droit constant. Le choix se justifie : alors que les secondes ne soulvent pas de difficults
juridiques particulires, les premires sont, de ce point de vue, riches dinterrogations et
denjeux. Ce nest dailleurs pas un hasard si ce sont seulement ces exprimentations qui ont
t constitutionnalises en 2003. Les atteintes quelles sont susceptibles de porter aux
principes dgalit et dindivisibilit de la Rpublique rendent en effet malaise leur
intgration dans le systme juridique. De manire plus positive, les exprimentations
normatives ouvrent des perspectives indites en termes de dcentralisation ou de
territorialisation du droit. Les exprimentations non normatives des autorits locales ne sont
toutefois pas dnues dintrt : leur mthodologie spcifique en fait, linstar des
exprimentations normatives, un procd privilgi de rforme et dinnovation.
34 Haut-commissaire aux solidarits actives contre la pauvret, Appel projet dexprimentation sociale 2008, p.
5. Toute drogation au droit en vigueur nest toutefois pas exclue, dont le champ devra tre dtermin avec
prcision dans la dclaration dintention.
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Introduction 26
Avec lexprimentation, la norme aurait donc un caractre de plus en plus empirique ; elle
sappuierait sur lexprience et lobservation, et non plus sur la seule thorie 35. Elle
constitue alors un procd pragmatique dlaboration de la rgle de droit et, plus
gnralement, de rforme.
2 | Une amlioration des processus de dcision publique
Ainsi entendue, lexprimentation constitue un procd privilgi de rationalisation de la
production normative et, plus gnralement, de laction publique. Le Conseil dEtat stait
certes montr plus rserv lgard du procd exprimental, y voyant dans son rapport
public 2006 une source dinscurit et de complexit juridiques. Si elle constitue dans un
premier temps une source dinstabilit du droit, lexprimentation pourrait contribuer in fine
restaurer la qualit de la production normative et, par l mme, la scurit juridique.
Pragmatique, la dmarche exprimentale parat ainsi de nature renforcer la cohrence
interne du systme juridique.
Sur le fond dabord, lexprimentation normative remplit en effet une fonction de test des
nouvelles rgles de droit. A linstar des exprimentations scientifiques, destines vrifier la
validit dune ou plusieurs hypothses, elle permet de sassurer de la pertinence du nouveau
dispositif. La scurit juridique devrait ds lors sen trouver conforte, dans la mesure o une
norme qui ne produirait pas les effets attendus devra logiquement tre abandonne :
lexprimentation permet ainsi dviter que ne sajoutent une lgislation ou une
rglementation dj foisonnante de nouvelles dispositions inutiles. Seules des mesures ayant
dmontr leur efficacit ou leur pertinence pourront tre prennises. Dmarche rtroactive,
lexprimentation permet en outre de corriger la rgle de droit, en y apportant les adaptations
juges ncessaires au terme dune premire application concrte. La stabilit du droit pourrait
alors y gagner : pralablement teste, le cas chant corrige, la nouvelle norme ne devrait
logiquement pas tre modifie sitt adopte, comme lont t de nombreuses lois ordinaires.
Dun point de vue formel ensuite, la procdure mme dlaboration des lois et rglements
pourrait se trouver renouvele avec le dveloppement de lexprimentation normative. Le
procd est certes en lui-mme parfaitement neutre : si la norme exprimentale est dicte
35 C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , op. cit., p. 353.
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Introduction 27
dans les mmes conditions que les rgles de droit traditionnelles, la dmarche napportera
gure damliorations. Elle prsentera en revanche plus dintrt si elle permet dassocier, au-
del de lautorit normalement comptente, les tiers llaboration des rgles de droit qui les
concernent. De ce point de vue, lexprimentation nest pas sans rappeler la technique des
livres verts et des livres blancs, utilise par de nombreux Etats ou la Commission europenne.
Les livres verts contiennent tout un ventail dides, de propositions sur une thmatique ou
une politique donne. Les parties intresses sont alors invites faire connatre leur avis.
Lobjectif est de lancer le dbat, de tester les propositions mises auprs des personnes et des
organisations concernes. Peut alors lui faire suite un livre blanc, qui tire les conclusions du
dbat engag par le livre vert. Il sagit de stabiliser les orientations et les propositions
pralablement dbattues, avant quelles ne soient ensuite dfinitivement arrtes par les
pouvoirs publics36. Sil ne sagit pas dexprimentation proprement parler, la logique est
comparable : il sagit dintgrer lavis ou les propositions des organismes et des personnes
intresss dans le document final, en loccurrence le livre blanc.
Il en va de mme dans la dmarche exprimentale, dans laquelle lassociation des parties
prenantes peut prendre au moins deux formes. Il est dabord possible, et mme souhaitable,
dassocier les acteurs de lexprimentation llaboration du dispositif final, et tout
particulirement les collectivits territoriales qui interviennent dans de nombreuses politiques
publiques. Ceux-ci pourraient ainsi tre invits participer lvaluation des normes quils
ont testes, voire laborer eux-mmes les rgles de droit quils exprimentent. Lintrt est
alors de reconnatre aux parties lexprimentation un vritable rle dentrainement et
dexemplarit. Encore faut-il que les autorits exprimentatrices disposent dun minimum
dautonomie, notamment normative.
Lexprimentation est aussi un moyen dassocier les citoyens llaboration des rgles qui les
concernent. Elle correspond en effet des proccupations actuelles, que lon peut rsumer
autour du thme de la dmocratie de proximit 37. En prvoyant la constitution de conseils
de quartier dans les agglomrations les plus importantes, ou en rnovant la participation du
public llaboration des grands projets, la loi du 27 fvrier 2002 relative la dmocratie de
36 Voir par exemple le livre vert de la Commission europenne sur les services dintrt gnral, 21 mai 2003,
COM(2003) 270 final, suivi par le livre blanc du mme nom en date du 12 mai 2004, COM(2004) 374 final. 37 J.-L. PISSALOUX, Rflexions sur lexprimentation normative , Droit administratif, novembre 2003, p.
19.
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Introduction 28
proximit avait marqu une avance en ce sens. Le procd exprimental sinscrit dans cette
perspective, en suscitant un systme participatif incitant les acteurs sengager dans la
ralisation des objectifs poursuivis 38. Lexprimentation rend ainsi possible la consultation
ou la concertation avec les citoyens, avant que la nouvelle norme ne soit dfinitivement
adopte. Si les expriences passes de dmocratie participative incitent, par leurs rsultats
contrasts, la prudence, il nest toutefois pas inenvisageable que lavis des usagers puisse
inflchir, au moins dans une certaine mesure, le nouveau dispositif. Par sa force probatoire et
la concertation dont elle peut saccompagner, lexprimentation pourrait par ailleurs
constituer un puissant vecteur dadhsion des citoyens aux rformes qui leurs sont proposes.
Dmarche fondamentalement pragmatique, lexprimentation constitue incontestablement un
procd privilgi de rationalisation de laction publique. Cette approche risque toutefois
dtre brouille par le dveloppement des exprimentations des collectivits territoriales.
2 | Lexprimentation, procd ambigu de dcentralisation
Au dpart rticents, les pouvoirs publics se sont progressivement rallis la dmarche
exprimentale. Elle a, dans un premier temps, t utilise par les seules autorits nationales. Il
faudra attendre le milieu des annes 1980, et surtout les annes 1990 pour voir le procd
gagner les collectivits territoriales. Cest en effet dans le cadre des lois de dcentralisation
que lexprimentation lchelon local a connu un dveloppement particulirement
important 39. Une nouvelle tape a t franchie 2003, avec la conscration constitutionnelle
de lexprimentation normative des collectivits territoriales. Si elle na pas cr
lexprimentation locale, la rvision constitutionnelle du 28 mars 2003 lui fait accomplir un
vritable saut qualitatif (A), dont la porte exacte reste toutefois ambige (B).
38 B. FAURE, Lintgration de lexprimentation au droit public franais , in Mlanges Franck Moderne,
Dalloz, 2004, p. 166. 39 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,
op. cit., p. 10.
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Introduction 29
A | Un dveloppement progressif de lexprimentation locale
Dabord mise en uvre par lEtat, lexprimentation sest en effet progressivement tendue au
domaine de la dcentralisation, dont elle est devenue un terrain de prdilection (1). Si les
premires exprimentations des collectivits territoriales franaises remontent au milieu des
annes 1980, cest toutefois avec sa conscration constitutionnelle que le procd va
vritablement prendre toute son ampleur (2).
1 | Un recours croissant lexprimentation locale
Si les collectivits territoriales sont devenues aujourdhui des acteurs privilgis des
exprimentations administratives et juridiques, il nen a pas toujours t ainsi. Dun point de
vue historique, lexprimentation est dabord une pratique exclusive de lEtat. Les autorits
nationales y ont ainsi eu recours de multiples reprises, sans y associer directement les
collectivits territoriales. Initie par lEtat, lexprimentation tait alors mise en uvre par ses
propres services, lchelon central ou dconcentr. La premire de ces exprimentations a
t celle de la loi Debr du 31 dcembre 1959 sur lenseignement priv, qui instituait un
rgime contractuel au profit des tablissements denseignement priv le souhaitant40.
Depuis lors, les exprimentations de lEtat se sont multiplies, sous les formes les plus
diverses. Certaines dentre elles taient simplement administratives, et nimpliquaient donc
pas lintervention de la loi. Lorganisation administrative en a constitu un terrain privilgi,
comme en tmoigne lexprimentation de la rorganisation des services dconcentrs de lEtat
autour des Prfets, entame en 1962. Les exprimentations lgislatives seront plus tardives. A
lexception de lexprimentation de la loi Debr, reste une initiative isole, il faudra attendre
les annes 1970 pour voir lEtat exprimenter de nouvelles dispositions lgislatives. Tel sera
notamment le cas en 1975 avec lexprimentation de linterruption volontaire de grossesse, ou
encore avec celle du revenu minimum dinsertion, partir de dcembre 198841. Si des
40 Loi n 59-1557 du 31 dcembre 1959 sur les rapports entre lEtat et les tablissements denseignement privs,
J.O.R.F. du 03.01.1960, p. 66. 41 Loi n 75-17 du 17 janvier 1975 relative linterruption volontaire de grossesse, J.O.R.F. du 18.01.1975, p.
739, et loi n 88-1088 du 1er dcembre 1988 relative au revenu minimum dinsertion, J.O.R.F. du 03.12.1988, p.
15119.
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Introduction 30
exprimentations globales ou sectorielles ont pu tre conduites, les exprimentations locales,
limites certaines portions du territoire national, ont rencontr un plus grand succs. Les
exprimentations destines rorganiser les services dconcentrs de lEtat, tester la
globalisation des crdits des prfectures, ou encore rformer la tarification conomique et
sociale en constituent des exemples privilgis. Mises en uvre sans le concours des
collectivits territoriales, ces exprimentations taient alors conduites dans le cadre de
certaines circonscriptions administratives de lEtat.
Autant lexprimentation ne soulve gure de difficults dans certains secteurs, voire parat
naturelle , autant elle soulve des rticences dans le domaine de ladministration
dcentralise 42. La difficult est dabord juridique, lexprimentation locale portant atteinte
plusieurs des principes constitutionnels les mieux tablis. Celle-ci implique dabord une
diffrenciation des rgles de droit entre les diffrentes parties du territoire national : elle est
par dfinition hors-norme ; elle cre en principe un droit drogatoire, qui cohabite dans
lEtat avec un texte de droit commun qui nest pas abrog, instituant de ce fait deux rgimes
juridiques diffrents applicables au mme type de situation 43. Lexprimentation locale se
heurte en consquence directement au principe dgalit qui, sil nimpose pas ncessairement
luniformit, nen exige pas moins que les diffrences de traitement soient justifies par une
diffrence de situation ou un but dintrt gnral en rapport avec le texte qui les institue. Sil
ninterdit pas tout recours lexprimentation locale, le principe dindivisibilit de la
Rpublique en limite par ailleurs singulirement la porte : si les collectivits peuvent
exprimenter dans le cadre dun texte drogatoire, elles ne pourront en revanche dfinir ce
quelles exprimentent que de manire limite : aucune drogation locale des dispositions
lgislatives ne saurait par exemple tre admise, ft-ce titre exprimental. Au-del ces
obstacles juridiques, la difficult est aussi politique : la conception traditionnelle des rapports
entre lEtat et les collectivits territoriales nest gure favorable lexprimentation locale :
les craintes pour lunit nationale ressurgissent en effet chaque fois quune rforme, en
prvoyant des rgimes drogatoires, menace de rompre luniformit et la gnralit de la rgle
de droit.
Il faudra attendre le milieu des annes 1980 et surtout les annes 1990 pour voir les
collectivits territoriales exprimenter. Cest en effet avec lacte I de la dcentralisation que se
42 J.-M. PONTIER, Lexprimentation et les collectivits locales , Revue administrative, n 320, 2001, p. 171.
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Introduction 31
dvelopperont les exprimentations des autorits locales. Deux formes dexprimentations
doivent ici tre distingues. Les premires ont t engages de la propre initiative des
collectivits territoriales : ces dernires ont ainsi pu exprimenter, dans le cadre de leurs
comptences, des mesures indites, des dispositifs innovants. Lexemple le plus couramment
cit est celui du complment local de ressources expriment par le Conseil gnral dIlle-et-
Vilaine en 1986, qui prfigurera le revenu minimum dinsertion institu, galement par la voie
de lexprimentation, deux ans plus tard.
A lexception de quelques exemples, relativement ponctuels, dont linitiative relve des seules
collectivits territoriales, les exprimentations des collectivits territoriales ont, pour
lessentiel, t le fruit dune initiative de lEtat44. Mises en uvre par les collectivits
territoriales, ces exprimentations restent fondamentalement des exprimentations de lEtat :
si les autorits locales peuvent y participer, cest toujours la demande et sous la direction des
autorits nationales. Ces exprimentations ont jusqualors eu le mme objet : faire tester aux
collectivits territoriales de nouvelles comptences, avant quelles ne soient dfinitivement
transfres lensemble des collectivits concernes. Les dpartements ont ainsi t sollicits
partir de 1994 pour exprimenter une nouvelle prestation sociale destine prendre en
charge la dpendance des personnes ges45. Cette exprimentation sera rapidement suivie de
plusieurs autres. Les rgions ont par exemple t autorises exprimenter les fonctions
dautorit organisatrice des transports ferroviaires rgionaux46.
Cest toutefois avec la rforme constitutionnelle de mars 2003 que lexprimentation des
collectivits territoriales prendra vritablement toute sa dimension.
2 | La constitutionnalisation de lexprimentation locale
Les exemples prcdents le dmontrent : avant mme sa constitutionnalisation,
lexprimentation pouvait tre prsente comme une pratique prouve, dabord par lEtat,
43 C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , op. cit., p. 355. 44 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,
op. cit., p. 10. 45 Loi n 94-637 du 25 juillet 1994 relative la scurit sociale, J.O.R.F. du 27.07.1994, p. 10815.
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Introduction 32
puis par les collectivits territoriales. Rpondant un souci pragmatique defficacit de la
norme, la pratique de lexprimentation est [toutefois] reste longtemps ignore de la thorie
juridique 47. La problmatique navait en effet quassez peu suscit lattention de la doctrine
avant la rforme constitutionnelle48. Lexprimentation, et tout particulirement celle des
collectivits territoriales, soulve pourtant de relles difficults juridiques, tenant latteinte
porte aux principes dgalit et dindivisibilit de la Rpublique. Les exprimentations,
nationales comme locales, ne sen sont pas moins dployes sans quaucun texte ne vienne
vritablement les encadrer, dfinir quelles conditions et selon quelles modalits elles
pouvaient tre mises en uvre.
Face au dveloppement de la norme exprimentale, il a pourtant bien fallu que le juge tente
une approche juridique 49. Les plus hautes juridictions franaises ont ainsi t amenes
prciser le statut juridique de lexprimentation, quelle soit nationale ou locale,
administrative ou lgislative. Il en ressort que si lexprimentation est conciliable avec une
vision constructive du droit positif, cest toutefois au prix dun encadrement strict, qui en
rduit sensiblement lintrt pour les collectivits territoriales : admise comme instrument
rationnel daide la dcision publique, elle ne saurait constituer une vritable libert
normative locale.
Si les premires exprimentations locales remontent au milieu des annes 1980 et surtout aux
annes 1990, il faudra toutefois attendre la dcennie suivante pour voir pose la question
dune reconnaissance dun droit lexprimentation pour les collectivits territoriales. Devant
les succs des premires expriences, diverses voix se sont en effet leves pour demander
46 Lois n 95-115 du 4 fvrier 1995 dorientation pour lamnagement et le dveloppement du territoire, J.O.R.F.
du 05.02.1995, p. 1973 et n 97-135 du 13 fvrier 1997 portant cration de ltablissement public Rseau ferr
de France en vue du renouveau du transport ferroviaire, J.O.R.F. du 15.02.1997, p. 2592. 47 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,
op. cit., p. 10. 48 Certains travaux sy taient toutefois intresss. Voir, entre autres exemples : J. BOULOUIS, Note sur
lutilisation de la mthode exprimentale en matire de rformes , op. cit., p. 29 ; R. DRAGO, Le droit de
lexprimentation , op. cit., p. 229 ; C. MAMONTOFF, Rflexions sur lexprimentation du droit , op. cit.,
p. 351 ; C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation lgislative et lois exprimentales, PUAM, 1993 ; B. NICOLAIEFF,
Lexprimentation, nouvelle frontire de la gouvernance ? , Pouvoirs locaux, n 49, 2001, p. 96 ; V.
PERROCHEAU, Lexprimentation, un nouveau mode de cration lgislative , op. cit., p. 11 ; J.-M.
PONTIER, Lexprimentation et les collectivits locales , op. cit., p. 169. 49 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,
op. cit., p. 11.
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Introduction 33
une vritable reconnaissance des exprimentations locales. Dans son rapport sur lavenir de la
dcentralisation, la Commission prside par Pierre Mauroy reconnat [qu] il nexiste pas
aujourdhui de politique publique qui ne doive faire sa part la dimension territoriale. Il est
de moins en moins possible dagir uniformment sur lensemble du territoire 50. Alors que
lapplication uniforme du droit demeure, en grande partie, la rgle, il apparat au contraire
indispensable de davantage prendre en compte la diversit et les spcificits des territoires.
Cest pourquoi la Commission sest interroge sur les conditions et les limites du droit
lexprimentation revendiqu par un certain nombre de collectivits territoriales 51. Elle a
ainsi envisag la mise en uvre dactions exprimentales, telles quelles ont t mises en
place en vue du transfert aux rgions des transports ferroviaires, comme premire tape
dune gnralisation ventuelle . Prfiguration des rformes nationales, lexprimentation
locale pourrait permettre de mieux prendre en compte la diversit des situations et la
complexit des problmes conomiques et sociaux. Le rapport ne tire toutefois pas les
consquences des contraintes constitutionnelles, qui limitent trs sensiblement les possibilits
dexprimentation.
Le rapport Mercier a lui aussi plaid en faveur dune reconnaissance de lexprimentation
locale. Afin de mieux tenir compte des spcificits locales et de renforcer lefficacit de
laction publique, le rapport propose de permettre aux collectivits locales, par une
dmarche volontaire, dexprimenter des formules institutionnelles nouvelles qui en fonction
des rsultats de lexprimentation, pourraient, le cas chant, tre tendues ultrieurement
dautres collectivits 52. Le rapport a galement insist sur la ncessaire adaptation
permanente de laction publique locale, qui implique une certaine souplesse dans le cadre
juridique dexercice des comptences , et justifie quavant que de nouvelles comptences
ne leur soient transfres, les collectivits locales puissent les avoir exprimentes . Cest
50 P. MAUROY, Refonder laction publique locale, Rapport au Premier ministre, La Documentation franaise,
2000, p. 20. 51 P. MAUROY, Refonder laction publique locale, op. cit., p. 20. 52 M. MERCIER, Rapport dinformation fait au nom de la mission commune dinformation charge de dresser le
bilan de la dcentralisation et de proposer les amliorations de nature faciliter lexercice des comptences
locales, Pour une Rpublique territoriale : lunit dans la diversit , Doc. Parl., Snat, n 447, 28 juin 2000, p.
495.
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Introduction 34
pourquoi la mission dinformation a souhait quun vritable droit lexprimentation
[leur] soit reconnu () dans le domaine des comptences 53.
Lune des premires tentatives pour reconnatre le droit lexprimentation des collectivits
territoriales a t lgislative. Au-del des textes organisant ponctuellement des
exprimentations, la loi du 22 janvier 2002 relative la Corse avait souhait offrir la cette
collectivit une facult gnrale dexprimentation. Le dispositif prvu tait indit pour une
collectivit mtropolitaine : il sagissait de reconnatre la Corse une facult dadaptation,
titre exprimental, des lois qui rgissent lexercice de ses comptences. Le Conseil
constitutionnel sy est fermement oppos dans sa dcision du 17 janvier 2002, jugeant que le
lgislateur ne pouvait dlguer sa comptence dans des cas non prvus par la Constitution54 :
bien que prvisible, cette dcision met fin toute vellit de raisonner dans le cadre non
modifi de la Constitution de 1958 55. La reconnaissance de lexprimentation locale ne
pouvait donc tre que constitutionnelle : parce quelle porte atteinte certains principes de
notre systme juridique, lexprimentation, pour pouvoir tre gnralise (), appelle un
statut particulier impliquant une rforme constitutionnelle 56.
Plusieurs propositions de loi constitutionnelle ont t dposes en ce sens. LAssemble
nationale a ainsi adopt en janvier 2001 la proposition de Pierre Mhaignerie et de plusieurs
autres dputs, qui tendait introduire dans la Constitution un droit lexprimentation
locale57. Prcise par lAssemble, la proposition prvoyait, sur le modle de larticle 38 de la
Constitution, dautoriser les collectivits exprimenter des adaptations aux lois et
rglements qui rgissent leur organisation, leurs comptences ou leurs ressources. Transmis
au Snat, le texte ne sera jamais examin. Une autre proposition de loi constitutionnelle a
souhait favoriser lclosion dinitiatives locales en autorisant, par notre Constitution, les
collectivits territoriales exercer, titre exprimental, des comptences relevant de lEtat
53 M. MERCIER, Rapport prcit, p. 510. 54 Cons. const., dcision n 2001-454 DC du 17 janvier 2002, Rec. p. 70. 55 M. PIRON, Rapport sur le projet de loi organique relatif lexprimentation par les collectivits territoriales,
op. cit., p. 14. 56 J.-M. PONTIER, Lexprimentation et les collectivits locales , op. cit., p. 175. 57 Proposition de loi constitutionnelle tendant introduire dans la Constitution un droit lexprimentation pour
les collectivits locales, Doc. Parl., Ass. Nat., n 2278, 24 mars 2000.
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Introduction 35
ou dvolues dautres catgories de collectivits 58. Une extension du primtre de ce droit
lexprimentation lorganisation ou aux ressources locales tait mme envisage.
Cest toutefois avec la rforme constitutionnelle du 28 mars 2003 relative lorganisation
dcentralise de la Rpublique que lexprimentation locale sera dfinitivement consacre. Le
procd exprimental nest pas la seule avance dune rforme souvent prsente comme
lacte II de la dcentralisation. En dpit de russites incontestables, commencer par un assez
bon bilan gestionnaire, le modle franais de dcentralisation semble tre arriv ses limites.
Un large accord sest en effet form pour relever les principales insuffisances de la
dcentralisation la franaise : lempilement mal coordonn de nombreux chelons
territoriaux, un certain dficit dmocratique, lenchevtrement des comptences, les tentations
de recentralisation insidieuse, ou encore larchasme des finances locales justifiaient un
nouvel lan de la dcentralisation.
Cest pour faire merger une Rpublique plus responsable, plus efficace et plus
dmocratique , et ainsi rpondre une partie de ces difficults, que le gouvernement a
souhait rformer un ordre constitutionnel arriv son point de rupture59. Contrairement
1982, o la question ne sest pas pose, la refonte du droit constitutionnel local a t conue
comme le pralable ncessaire toute volution dcentralisatrice, parce que, prcisment,
le cadre constitutionnel ntait plus adapt 60. Dsormais constitutionnalis, le principe selon
lequel lorganisation de la France est dcentralise a t parfois contest ; il nen traduit pas
moins lambition de la rforme, qui est dinscrire plus profondment la dcentralisation
dans la loi fondamentale, mais aussi den permettre la relance en faisant sauter les obstacles
constitutionnels quavaient laisss subsister les rformes de 1982-1983 61.
Cest pourquoi la Constitution reconnat pour la premire fois le pouvoir rglementaire dont
disposent les collectivits territoriales pour lexercice de leurs comptences ; elle garantit par
ailleurs leur autonomie financire et fiscale. La rvision constitutionnelle fournit en outre de
nouvelles cls de rpartition des comptences entre lEtat et les diffrents chelons
58 Expos des motifs de la proposition de loi constitutionnelle relative la libre administration des collectivits
territoriales, Doc. Parl., Snat, n 402, 18 septembre 2002. 59 Expos des motifs du projet de loi constitutionnelle relative lorganisation dcentralise de la Rpublique,
Doc. Parl., Snat, n 24 rectifi, 16 octobre 2002. 60 M. VERPEAUX, La loi constitutionnelle du 28 mars 2003 relative lorganisation dcentralise de la
rpublique : libres propos , RFDA, 2003, p. 662.
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Introduction 36
territoriaux, travers la conscration du principe de subsidiarit et de la notion de collectivit
chef de file. La rforme constitutionnelle a galement approfondi la dcentralisation en
instituant de nouveaux moyens dexpression directe des citoyens, tels le droit de ptition ou
lorganisation de rfrendums dcisionnels. Dun point de vue institutionnel, la rforme a
actualis lnumration constitutionnelle des collectivits territoriales, en y ajoutant
notamment la rgion qui navait jusqualors quune existence lgislative, et rcrit le statut
des collectivits doutre-mer : les dpartements et rgions doutre-mer se voient ainsi
reconnatre des possibilits dadaptation normative plus tendues, tandis que les collectivits
doutre-mer, hritires des territoires doutre-mer, pourront tre dotes de statuts sur mesure62.
Cest dans cette vaste rforme de la dcentralisation que sinscrit la reconnaissance de
lexprimentation des collectivits territoriales. La rvision du 28 mars 2003 institue plus
prcisment deux formes dexprimentation, toutes les deux susceptibles dtre mises en
uvre par les collectivits territoriales. Le nouvel article 37-1 raffirme dabord, dans le
prolongement de la jurisprudence antrieure, le droit pour lEtat dexprimenter travers la
loi ou un dcret. Cest ainsi quaux termes de cet article, la loi et le rglement peuvent
comporter, pour un objet et une dure limits, des dispositions caractre exprimental .
Ces exprimentations nationales peuvent concerner tous les domaines de laction publique,
dont la dcentralisation. Comme auparavant, les collectivits territoriales peuvent ainsi tre
amenes exprimenter pour le compte et sous la direction de lEtat, dans le cadre dune loi
ou dun rglement drogatoire. Le lgislateur en fera une premire application avec la loi du
13 aot 2004 relative aux liberts et responsabilits locales63.
61 Y. JEGOUZO, Un Etat dcentralis , AJDA, 2003, p. 513. 62 Les dispositions relatives loutre-mer ont toutefois t lgrement retouches par la loi constitutionnelle n
2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Cinquime Rpublique, prcite. La rvision
de 2008 a ainsi actualis lnumration constitutionnelle des collectivits territoriales (Saint-Barthlemy et Saint-
Martin ont notamment t ajoutes la liste des collectivits doutre-mer). Elle permet galement aux
dpartements et rgions doutre-mer dtre habilits par le pouvoir rglementaire, et non plus par la loi,
modifier des dispositions de nature rglementaire. La rforme de 2008 tend enfin le champ des ordonnances de
larticle 74-1 de la Constitution : elle permet ainsi au gouvernement de prendre par ordonnances, et dans les
matires qui demeurent de la comptence de lEtat, des mesures dadaptation des dispositions lgislatives en
vigueur la situation particulire des collectivits doutre-mer et de la Nouvelle-Caldonie. 63 Loi n 2004-809 du 13 aot 2004 relative aux liberts et responsabilits locales, J.O.R.F. du 17.08.2004, p.
14545.
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Introduction 37
Ce nest toutefois pas dans ce dispositif que rside la vritable innovation, mais bien plutt
dans le nouvel article 72 alina 4 de la Constitution, complt par la loi organique du 1er aot
200364. Celui-ci autorise dsormais les collectivits territoriales droger, titre
exprimental et pour un objet et une dure limits, aux dispositions lgislatives ou
rglementaires qui rgissent l'exercice de leurs comptences . Davantage que le nouvel
article 37-1 de la Constitution, qui apporte une confirmation utile une pratique dj
existante, le nouvel 72 alina 4 renouvelle considrablement lintrt du sujet. Linnovation
est remarquable : ce nest pas tant le recours lexprimentation locale qui est nouveau, que
son changement fondamental de nature. Il ne sagit plus pour les autorits locales
dexprimenter une nouvelle comptence dans le cadre dune loi ou dun rglement
drogatoire, mais dlaborer elles-mmes la norme, en saffranchissant de la rgle nationale
gnrale.
La problmatique des exprimentations locales pourrait galement tre renouvele avec les
travaux du comit pour la rforme des collectivits locales, que le Prsident de la Rpublique
a install le 22 octobre 2008. Prsid par Edouard Balladur, ce comit est charg dtudier
les mesures propres simplifier les structures des collectivits locales, clarifier la
rpartition de leurs comptences et permettre une meilleure allocation de leurs moyens
financiers, et de formuler toute autre recommandation qu'il jugera utile 65. Dans son
allocution du mme jour, le Prsident a galement soulev la question de la diversification des
solutions selon les territoires, ou encore celle de la taille des collectivits territoriales66.
Lexprimentation pourrait constituer un instrument privilgi de prparation ou de mise en
uvre de lambitieuse rforme de lorganisation locale appele par le Prsident de la
Rpublique.
Si elle renouvelle donc trs sensiblement le sujet, la constitutionnalisation de
lexprimentation des collectivits territoriales nen apparat pas moins fondamentalement
ambige.
64 Loi organique n 2003-704 du 1er aot 2003 relative lexprimentation par les collectivits territoriales,
J.O.R.F. du 02.08.2003, p. 13217. 65 Dcret n 2008-1078 du 22 octobre 2008 portant cration du comit pour la rforme des collectivits locales,
J.O.R.F. du 24.10.2008, p. 16202. 66 Allocution prononce par le Prsident de la Rpublique le 22 octobre 2008 lors de linstallation du comit
pour la rforme des collectivits locales.
Voir : http://www.elysee.fr/documents/index.php?lang=fr&mode=view&cat_id=7&press_id=1953.
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Introduction 38
B | Un dveloppement ambigu de lexprimentation locale
La reconnaissance des exprimentations locales constitue lune des principales avances de
lacte II de la dcentralisation engag en 2003. Sa porte exacte soulve toutefois des
interrogations. Indite bien des gards (1), la conscration constitutionnelle de
lexprimentation des collectivits territoriales se rvle en effet ambige (2).
1 | Une constitutionnalisation indite de lexprimentation locale
La constitutionnalisation de lexprimentation locale est indite un double titre. Elle lest
dabord en France, o jamais aucune collectivit territoriale de droit commun navait t
autorise exercer, ft-ce titre exprimental, un pouvoir normatif dans le domaine de la loi.
La dcentralisation lgislative tait jusquen 2003 exclusivement rserve aux territoires
doutre-mer et la Nouvelle-Caldonie. En terme dautonomie locale, lavance est
considrable.
La conscration de lexprimentation locale est aussi trs largement indite au regard de la
situation des autres pays. En matire dexprimentation, la France a en effet accumul, par
rapport aux autres pays europens, une exprience la fois riche et originale 67. Lanalyse
se limitera ici aux seules exprimentations lgislatives stricto sensu, telles quelles ont t
dfinies prcdemment. De ce point de vue, il faut constater que la pratique de
lexprimentation nest pas une spcificit franaise, mais sest galement rpandue
ltranger. Si la lgislation exprimentale y est reste modeste, lexemple de la Suisse nen est
pas moins rvlateur dune propension nettement accrue lgifrer titre dessai,
propension qui ne se limite dailleurs pas quelques rares domaines bien identifis, mais
concerne des champs lgislatifs nombreux et divers 68. Une ordonnance du 21 octobre 1992
avait par exemple pour but dvaluer lefficacit et la rentabilit de projets de prvention de la
toxicomanie ; dautres exprimentations ont port sur la constitution de bases de donnes
informatiques. Au-del de ces quelques exemples, les domaines de lorganisation
administrative, du droit pnal, de la dfense nationale, des tlcommunications ou encore de
67 G. MARCOU, Exprimentation et collectivits locales : expriences europennes , op. cit., p. 26. 68 L. MADER, La lgislation exprimentale en Suisse , in C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation lgislative et
lois exprimentales, op. cit., p. 221-222.
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Introduction 39
la sant publique ont ainsi fait lobjet de diverses exprimentations de la part de lEtat.
LAllemagne connat galement la pratique de lexprimentation lgislative dans des
domaines divers, tels lducation, la protection des donnes, la construction, la politique des
mdias ou des transports. Source de connaissances, le procd exprimental a galement pu
tre utilis pour engager une rforme controverse ou, de manire plus contestable, pour
lviter69. Dans ces deux pays, le procd exprimental semble avoir t principalement utilis
dans une perspective fonctionnelle : rationaliser la procdure dlaboration du droit par une
prise en compte, dans la dcision finale, de ses effets concrets : en tant que telle, la loi
exprimentale est un soutien important dans laccomplissement des tches du lgislateur 70.
Le modle amricain des sunset laws doit en revanche tre mis lcart. La premire
dentre elles est apparue en 1976 au Colorado pour la mise en uvre de programmes sociaux.
Tirant profit de la faible autorit de la loi aux Etats-Unis, ces normes se sont dveloppes pour
toucher de nombreux Etats fdrs et des domaines varis. Sans doute ces lois runissent-elles
de prime abord toutes les caractristiques de lois exprimentales : elles dsignent en effet des
textes temporaires qui ne peuvent tre prolongs quaprs une valuation en ayant dmontr la
pertinence. Il ne sagit pas pour autant dune vritable exprimentation lgislative. Les
insuffisances manifestes de leur valuation le dmontrent : les sunset laws () ne
poursuivent nullement un but exprimental (). Les Etats-Unis nont en effet pas besoin de
lois exprimentales comme telles : les statutes, de par leur nature passagre et volatile en
tiennent fort bien lieu . Les sunset laws sont en ralit nes de la volont de certains
citoyens dconomiser les deniers de lEtat () en liminant les activits tatiques superflues,
redondantes ou simplement sans grand avantage pour le bien public 71. Lobjectif est donc
moins de rduire les incertitudes ou de perfectionner le processus lgislatif que de contraindre
lEtat amliorer ses prestations et, en pratique, de drglementer : dun moyen pour rendre
ladministration mieux contrle, les sunset laws devenaient un moyen de freiner
linterventionnisme tatique 72.
69 W. HOFFMANN-RIEM, Lgislation exprimentale en Allemagne , in C.-A. MORAND (Dir.), Evaluation
lgislative et lois exprimentales, op. cit., p. 188 et s. 70 W. HOFFMANN-RIEM, Lgislation exprimentale en Allemagne , op. cit., p. 214. 71 B. COTTIER, Les sunset laws : des lois exprimentales la mode amricaine ? , in C.-A. MORAND (Dir.),
Evaluation lgislative et lois exprimentales, op. cit., p. 170. 72 B. COTTIER, Les sunset laws : des lois exprimentales la mode amricaine ? , op. cit., p. 171.
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Introduction 40
Les collectivits territoriales ne sont pas restes lcart de ce mouvement en faveur de
lexprimentation lgislative. Plusieurs Etats trangers ont ainsi permis leurs composantes
territoriales, et notamment aux Etats fdrs, de mener des exprimentations. Tel a par
exemple t le cas en Allemagne : sans utiliser expressment le mot, la loi sur la magistrature
a ainsi donn aux Lnder la possibilit dexprimenter lintroduction dun contrle continu et
des enseignements pratiques dans les tudes de droit : le caractre exprimental a permis de
dcentraliser linnovation (). Les Lnder qui taient prts au changement ont obtenu une
libert de manuvre et, par consquent, la possibilit dutiliser limpulsion rformatrice
comme un premier pas vers ltablissement des rformes sur leur territoire, ou mme ()
pour lensemble des Lnder 73. La Suisse a, dans le mme sens, permis aux cantons
dexprimenter et dvaluer de nouvelles formes dexcution des peines. Ldiction de lois
exprimentales nest dailleurs pas dans ce pays une exclusivit du lgislateur fdral. On
peut trouver des exemples aussi au niveau des cantons et des communes et ceci surtout dans
le domaine de la lgislation scolaire 74. Le canton de Berne avait par exemple autoris dans
les annes 1980 la direction de linstruction publique effectuer, ou faire effectuer, des
essais portant sur de nouvelles formes dorganisation de lcole. Des exprimentations ont
galement t conduites en matire de circulation routire ou de taxation des dchets.
Ces diffrentes expriences trangres le dmontrent : mme si aucun autre pays ne semble
avoir linscrit lexprimentation dans sa Constitution, la dmarche nest pas une spcificit
franaise. Lexprimentation normative locale du nouvel article 72 alina 4 de la Constitution
lest bien davantage : il ne sagit en effet plus tant pour les collectivits territoriales
dexprimenter dans le cadre dune loi drogatoire que de droger elles-mmes aux lois et
rglements qui les concernent. Telle quelle est prvue par le nouvel article 72 alina 4 de la
Constitution, lexprimentation lgislative mise en uvre par les collectivits locales () ne
peut tre compare qu un petit nombre dexpriences en Europe. Il sagit de lexprience
dite de la commune libre en Sude au cours des annes 1980, qui a t imite trs
rapidement en Norvge, au Danemark et en Finlande, et de manire plus modeste par les
Lnder allemands dans les annes 1990 75.
73 W. HOFFMANN-RIEM, Lgislation exprimentale en Allemagne , op. cit., p. 196. Le changement de
gouvernement a toutefois mis fin cette exprimentation, dont les leons ne furent pas vritablement tires. 74 L. MADER, La lgislation exprimentale en Suisse , op. cit., p. 230. 75 G. MARCOU, Exprimentation et collectivits locales : expriences europennes , op. cit., p. 18.
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Introduction 41
Lexprience sudoise de la commune libre est sans doute la plus proche de lexprimentation
locale que la rforme constitutionnelle de 2003 vient de consacrer. Jusqu la loi de 1991
issue de lexprimentation, la commune tait organise autour dun comit excutif
communal et de plusieurs comits excutifs spcialiss76. Les plus importants dentre eux,
comme le comit des services sociaux ou le comit de lducation, taient crs par la loi, qui
dfinissait leurs attributions. Chacun de ces comits excutifs spcialiss dirigeait une
division de ladministration municipale. Le comit excutif communal tait, quant lui,
charg de la direction gnrale, de la coordination et du contrle de ces diffrents comits
excutifs spcialiss, sans pouvoir interfrer dans lexercice de leurs attributions lgales. Les
comts taient organiss de la mme manire77.
Lance par la loi du 7 juin 1984, lexprimentation tait destine rechercher les
possibilits dune augmentation significative de lautonomie communale. Lide des travaux
prparatoires est quil faut ouvrir aux communes et aux conseils de comt la possibilit de
prendre part lexprience () dcarter la rglementation tatique dans le but de mieux
pouvoir adapter lorganisation communale aux conditions locales, de mieux tirer parti de
lensemble des ressources locales, ainsi que de parvenir accrotre la coordination et
lefficacit dans les activits communales 78. Il sagissait plus prcisment pour les
communes et les conseils de comt dexprimenter de nouvelles formes dorganisation de
leurs comits excutifs spcialiss, diffrentes de celle qui tait prvue par les textes. A
lintrieur du primtre quelles avaient elles-mmes dfinies, les autorits locales taient
ainsi autorises regrouper ou crer de nouveaux comits, et en dfinir les attributions
dans des conditions drogatoires au droit commun. La loi a par ailleurs affranchi les
collectivits exprimentatrices de lapplication de certaines rglementations nationales qui
pouvaient constituer un obstacle une administration efficace. Les collectivits pouvaient
ainsi abandonner la structure sectorielle traditionnelle de ladministration et des comits,
disposer plus librement des dotations de lEtat, tre libres de certaines formes de tutelle, ou
76 Les communes sudoises ne peuvent tre compares aux communes franaises : moins nombreuses, elles
disposent de comptences plus tendues, notamment dans le domaine social ou ducatif. 77 Sur cette question et, plus gnralement le modle sudois dexprimentation locale, voir plus largement : G.
MARCOU, Lexprimentation locale en Sude , in Ministre de lintrieur, de la scurit intrieure et des
liberts locales, Centre dtudes et de prospective, Les collectivits locales et lexprimentation : perspectives
nationales et europennes, op. cit., p. 53 et s. 78 Expos des motifs de la proposition du gouvernement sur lactivit exprimentale relative laugmentation de
lautonomie communale, traduit par G. MARCOU, Lexprimentation locale en Sude , op. cit., p. 58.
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Introduction 42
encore explorer les voies dune coopration renforce entre les diffrents chelons
territoriaux.
Tirant les leons dune exprimentation juge globalement concluante, la loi sur
ladministration locale de 1991 a consacr la libert des conseils locaux de dterminer leur
propre organisation des comits excutifs spcialiss, dont ils dterminent la comptence
territoriale et matrielle. La remise en cause de la structure sectorielle traditionnelle de
ladministration locale a galement conduit une globalisation partielle des dotations de
lEtat et une redfinition de la tutelle tatique. Cette exprience de la commune libre a t
imite par les autres pays nordiques (Norvge, Finlande, Danemark) et, plus modestement par
lAllemagne, o elle sest rsume la suspension de rgles budgtaires trop contraignantes
en terme de gestion locale.
Si elle en est sans doute la plus proche, lexprimentation locale sudoise ne peut tre
compltement compare au modle franais. Lexprience de la commune libre a certes
permis aux collectivits territoriales dcarter des dispositions nationales pour y substituer
leurs propres normes. La comparaison sarrte avec cette exprience. Dautres
exprimentations locales ont certes suivi : cest le cas du transfert des soins infirmiers
domicile des conseils de comt aux communes, de la cration de conseils dtablissement
scolaire majorit de parents dlves, ou encore de la rgionalisation exprimentale engage
partir de 1997 avec la cration dunions rgionales et le transfert des organes
dautonomie rgionale de comptences jusqualors exerces par ladministration dEtat du
comt. Mais ces diffrentes exprimentations nont pas impliqu de drogations locales aux
dispositions lgislatives et rglementaires nationales. Il faut par ailleurs constater que ces
exprimentations ont toutes port sur lorganisation administrative, sans donc avoir de
consquence sur les droits et obligations des administrs ; les exprimentations normatives
locales franaises les concernent en revanche plus directement, dans la mesure o elles
portent sur les dispositions qui rgissent lexercice des comptences locales. Cest pourquoi la
question dune atteinte au principe dgalit sest pose en France, et non en Sude.
Si elle ne constitue pas une totale nouveaut, lexprimentation normative des collectivits
territoriales nest pas pour autant une pratique courante. En grande partie indite, elle nen est
pas moins fondamentalement ambige.
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Introduction 43
2 | Une constitutionnalisation ambige de lexprimentation locale
Jusqualors admise dans dtroites limites par la jurisprudence, lexprimentation locale
dispose depuis 2003 dun socle constitutionnel bien affirm. Si son existence est dsormais
bien assure, sa reconnaissance nest pas sans prsenter une certaine ambigut. La dmarche
est en effet place au centre dun double mouvement de rationalisation et de dcentralisation
de laction publique. Procd fondamentalement pragmatique, lexprimentation locale
sinscrit dabord dans une dmarche de rationalisation de la production normative et, plus
gnralement, de laction publique. Elle constitue alor