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Stéphane Brosseau Chartres, quintessence de la symbolique

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Page 1: Chartres, quintessence de la symbolique

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----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Grand format (170x240)] NB Pages : 160 pages

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Chartres, quintessence de la symbolique

Stéphane Brosseau

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Stéphane Brosseau

Chartres, quintessence de la symbolique

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Couverture : Notre-Dame de la Belle-Verrière

Photos de l’ouvrage : Stéphane Brosseau

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Préface

Vivre dans un univers de symboles est une chance infinie. C’est l’expérience proposée à ceux – prêtres, sacristains, guides – qui vivent au jour le jour dans la cathédrale de Chartres ou ceux qui, patiemment, essayent d’en comprendre la signification approfondie et l’âme sensible.

La cathédrale Notre-Dame possède réellement une âme, car elle est habitée : « maison de Marie », « chambre spéciale de Marie » disaient d’elle les hommes du XIIIe siècle. Cet édifice parle de la mère du Christ avec une finesse d’esprit et une majesté glorieuse auxquelles la Vierge répond avec tranquillité en donnant ses propres contours aux jours qui passent : il y a ici sous ces voûtes beaucoup de tendresse et de grâce. « Elle » accueille les prières de chacun. A Chartres, on ne sait jamais bien si “elle” désigne l’édifice ou Marie qui l’infuse de sa personnalité.

Un symbole réjouit l’œil, qu’il soit harmonie de couleur ou choix de formes géométriques ; il entre en écho avec nos émotions parce qu’il s’adresse aux cinq sens et à la partie la plus viscérale de nos êtres ; il nous emmène dans des univers mentaux ou, pour une fois, la poésie et l’intellect dialoguent, s’interpénètrent, comme des fils torsadés.

Chez nos contemporains, dont certains franchissent les portes de la cathédrale avec le frémissement que suscite le “mystère”, le symbole apparaît souvent synonyme d’un signe caché, non accessible s’il n’y avait quelques clés réservées à des initiés. S’il est vrai que tout n’y est pas immédiat (ainsi que l’exige pourtant la communication visuelle des années 2000), même si le visiteur est heureux d’y être chaleureusement accompagné (puisque la présence humaine est essentielle), spirituels et artistes du Moyen Âge n’imaginent pas d’en réserver la compréhension à l’usage de quelques-uns : le portail d’une cathédrale est aussi “ouvert” à tous les publics que le serait un “portail” web. Cet ouvrage est une invitation franche, pleine de vivacité, à être pris par la main, pour mieux en comprendre la richesse – souvent inattendue.

Depuis une trentaine d’années, on lit à propos de la cathédrale de Chartres de nombreuses interprétations symboliques. Elles apparaissent souvent trop

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“contemporaines”, oubliant au fil de réflexions égocentrées – peut-être trop révélatrices des attentes humaines et spirituelles de leurs auteurs – le contact nécessaire avec ces beaux penseurs du Moyen Âge qui ne demandent qu’à s’adresser à nous et à renouveler avec enthousiasme notre regard sur la cathédrale. A Chartres, la génération dorée de Thierry de Chartres, Guillaume de Conches, Gilbert de la Porrée (qui s’y côtoient vers 1150), bercée par les écrits des pères de l’Eglise (saint Jérôme, Origène et tant d’autres), expérimente dans le contact avec les liturgistes (pour qui tout est centré sur la célébration) la force permanente du symbole, qui laisse entrevoir mieux que nul autre la nature du divin.

C’est eux en effet que l’on devine en filigrane derrière les vitraux : inspirateurs des scénaristes qui ont œuvré sur ces “bandes dessinées” et “posters” qui habillent encore, huit-cents ans plus tard, plus des trois quarts des fenêtres de la cathédrale. On aurait aimé entendre d’une oreille distraite les discussions échangées entre les chanoines de Notre-Dame, intellectuels de haute volée, détenteurs des multiples sens de lecture des textes bibliques, et les maîtres verriers invités à participer au chantier collectif, artisans analphabètes, détenteurs d’un savoir technique prodigieux qui ouvrait soudainement leur époque au monde de l’image. Nul doute qu’ils s’admiraient réciproquement et prenaient plaisir à discerner ensemble les proportions, les couleurs, les détails iconographiques qui permettraient d’aller au-delà de la seule description – dans ces contrées où la beauté rejoint le vrai.

Nous avons lu ailleurs que les symboles de la cathédrale de Chartres – l’identification des attributs d’une sculpture – pourraient être sujets à plusieurs interprétations, en fonction de la sensibilité de chacun. Que le sens soit pluriel, c’est évident. Dès l’origine, les bâtisseurs de Chartres visualisent dans chaque parabole, dans chaque statue de prophète, les sens “historique”, “allégorique”, “moral”, “anagogique”. Ainsi, le même personnage renseigne à la fois sur un fait concret de l’histoire sainte, sur la nature du Christ qui y apparaît sous-jacent, sur les choix personnels à effectuer dans la vie personnelle et sociale, sur la cité céleste qui donnera à toute chose goût d’éternité. Nous découvrons une étonnante mécanique intellectuelle, qui manie la temporalité (passé, présent, futur), qui trace un trait d’union entre le très concret (le geste offert à autrui) et l’inimaginable (la résurrection), qui se défie ainsi de toute simplification ! En réalité, le symbole permet un regard profondément émotionnel, puisqu’il rejoint à l’évidence nos angoisses, nos espérances et nos coups de cœur !

Un symbole ne dépend pas de ce que nous souhaiterions y trouver. Le “signe”, destiné à chacun, pour qu’il le médite et s’y ressource librement – selon ce qu’il est, où il vit et où il va, évoque originellement les fondamentaux de la foi chrétienne. Il n’est pas destiné à être interprété différemment par chacun d’entre nous – au sens où l’on pourrait entrevoir, à la lumière de nos convictions, l’Idée qui nous convient. S’avancer dans le monde symbolique, c’est voyager dans les aspects multiformes

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d’une Idée déjà existante et ouvrir les yeux émerveillés à chaque nouvel éclairage. Ainsi apprenons-nous personnellement de ces enrichissements esthétiques, théoriques et spirituels. Que ce livre en soit l’occasion rêvée…

La cathédrale de Chartres se redécouvre en permanence. Les principes mathématiques qui structurent les schémas du plan et de l’élévation sont, comme nous l’expliquent plusieurs brillants chercheurs de la nouvelle génération, d’une simplicité déconcertante si l’on y repère les modules de base et d’une complexité fascinante quand la géométrie s’applique aux détails ornementaux. Peut-être est-ce l’aspect élémentaire des proportions qui explique que l’on s’y sent intuitivement bien : le rapport largeur/hauteur est celui d’un être humain, évitant d’être aspiré vers le haut ou de se replier sur un cocon rassurant. On est ici bien sur nos deux pieds, comme en écho avec un édifice construit à l’échelle de Dieu. C’est ce que percevait Rodin quand il imaginait ces deux mains réunies dans un geste de prière, croisant leurs doigts, tandis que le vaisseau de la nef s’enfonçait dans la nuit. Mais les graphistes des jeux vidéo qui y voient des forêts (les piliers sont des arbres – les arcs sont des branches) ont également perçu l’élégance ascensionnelle de cette architecture. Serait-elle, au travers de l’origine terrienne des maîtres maçons, un hommage à l’aspect primitif de la nature ? Les plus grands architectes du XXIe siècle, qui édifient les aéroports de Shangaï ou de Dubaï, nous disent au contraire combien la logique futuriste d’ossature-voile s’enracine dans l’expérience chartraine. La diversité de ces regards est une chance pour comprendre la cathédrale.

Le sens des sculptures n’apparait pas aujourd’hui comme il y a vingt ans. En réalité, il s’enrichit aussi en permanence de nouvelles analyses. Comment s’organisent les grands portails ? Le débat n’est pas fini, loin s’en faut. Est-ce un ordre chronologique, thématique, hiérarchique ? Les statues sont-elles «classées’, permettant d’exposer rapidement les clés de la révélation chrétienne – incarnation, rédemption ? S’enchaînent-elles pour un récit qui nous entrainerait plusieurs heures, au fil des pages de la Bible ? La découverte d’infimes restes de polychromie, au portail nord, oblige à revoir chacun des personnages. Pourquoi est-il habillé d’un bleu vif ou d’un rouge pourpre. Pourquoi la croix qu’il porte était-elle ornée de feuilles d’or ?

La relecture de textes liturgiques du XIIIe siècle questionne à présent celui qui veut comprendre l’esprit de ces grandes figures présentes aux entrées de la cathédrale. Ne sont-elles pas la pétrification de ces scènes théâtralisées qui prenaient place aux portes du sanctuaire – chacune d’elles ayant à la bouche quelque chose à prononcer à destination du fidèle ? Ne sont-elles pas une illustration des prières prononcées à l’intérieur de la cathédrale, dont la vocation première est bien d’accueillir la «parole’ ? Comme si chaque prophète et saint répondait à l’appel de son nom quand ce dernier était évoqué…

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La richesse symbolique de l’ensemble des vitraux (le plus vaste datant du Moyen Âge, plus de 2500 m2) est plus évidente à chaque fois qu’un guide, préparant une conférence thématique, se penche sur les détails oubliés d’une fenêtre. Si des couleurs sont choisies parce qu’elles s’associent avec élégance, on découvre aussi que certains objets disposent ainsi d’un «surplus’ de sens – ce qu’on peut souvent confirmer au détour d’une phrase d’un père de l’Eglise ou d’un compilateur du XIIIe siècle. Le nombre (3, 7, 12) donne à tel panneau une portée que l’on ne devinait pas au travers d’un scénario très anecdotique.

La restauration des enduits intérieurs que vous découvrirez en franchissant le portail royal est une révélation. Elle infléchit la cathédrale dans le sens d’une prière de louange – glorieuse. A nouveau la symbolique a ouvert des horizons. Peut-être les murs sont-ils couverts d’un enduit ocre parce que cette tonalité du sable du perche évoque l’or des murs de la Jérusalem céleste, en écho avec les pierres précieuses qui garnissent les remparts – et figurés par le bleu-saphir, le rouge-rubis et le vert-émeraude des grandes verrières. S’il n’y a pas de faux joints blancs sur les grandes colonnes de la nef, c’est qu’elles figurent les douze apôtres, blocs fondateurs sur lesquels repose la cathédrale spirituelle qu’est la communauté des croyants. S’il était si important de dessiner les faux joints des parois et des voûtes, c’est qu’on y entrevoit la présence de toutes les personnes qui appartiennent à l’église. Ces personnes sont liées, nous dit Pierre de Roissy, chancelier de Chartres dans les années 1210 où s’édifie le gros-œuvre de la cathédrale, « par l’amour » et « le lien de la paix ». Que ce message soit entendu aujourd’hui comme un modèle de société où chacun aurait une juste place et où le mortier aurait une réelle solidité !

Cette cathédrale, profondément humaine par ce qu’elle montre du génie des bâtisseurs et dans le message iconographique qui y est développé, est indissolublement liée au message du Christ. « Une célébration à la Gloire de Dieu et à la dignité de l’homme » disait Orson Welles, soulignant cet incessant va et vient de ceux qui découvrent la symbolique à Chartres : dès qu’on y approche Dieu, on y voit sa nature humaine. Dès qu’on présente l’homme, on y dévoile sa part divinisée.

Peu importe qu’on se laisse aller aux impressions corporelles qui vous saisissent quand une lumière colorée vient envelopper de sa grâce les volumes intérieurs – et que l’on est happé par la beauté, qu’on y décrypte la pensée foisonnante des théologiens – d’une intelligence qui ne saurait lasser, ou que l’on s’arrête pour prier – parce qu’on s’y sent simplement invité : vous entrez dans un lieu qui peut vous emmener si «loin’ que vous en sortirez un peu changé.

Gilles Fresson Historien – coordinateur auprès du recteur de la cathédrale

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Avant-propos

La cathédrale de Chartres est communément qualifiée de « Bible de pierre ». Or, la Bible est d’origine à la fois humaine et divine…

Je crois qu’il en est de même pour ce monument exceptionnel en de nombreux aspects ; l’homme a créé ce joyau, inspiré par l’Esprit.

Pourtant, le Christ annonçait qu’il ne resterait pas pierre sur pierre du Temple de Jérusalem, quarante ans avant sa destruction, qu’Il le détruirait et le reconstruirait en trois jours, signifiant par là qu’Il était le vrai Temple, le vrai Dieu ; qu’Il allait s’offrir en sacrifice pour vaincre la mort à tout jamais, préparant ainsi sa place à chaque homme qui Le rencontrerait dans l’intimité de la communion et vivrait de Lui1.

Tout dans ce vaisseau de pierre signifie la rencontre ; celle de chaque homme avec l’assemblée des fidèles, dans la commune-union des saints, et surtout celle de l’homme avec son Créateur, dans la vie éternelle, déjà commencée ici-bas…

L’important n’est pas le bâtiment (il n’est pas éternel), mais le sens qu’il revêt.

L’intérêt de ce livre n’est pas d’être un livre d’Histoire, d’Histoire de l’art ou un guide touristique comme tant d’autres, mais de montrer en quoi la cathédrale de Chartres est évangélisatrice aujourd’hui. En cela, je suis très fidèle au message des bâtisseurs, qui ne travaillaient pas pour inscrire leur œuvre dans l’Histoire en tant que telle ; ils ne la concevaient pas comme nous, puisque jusqu’au milieu du XIXe siècle, on n’hésitait pas à détruire des trésors d’architecture carolingienne, romane, gothique, puis baroque, classique, Empire, néogothique, pour les remplacer par une construction épousant le style et le langage du moment. A cet effet, à toutes les époques, ils n’ont eu de cesse de répéter le message suivant : qui que nous sommes,

1 Remarque orthographique. L’auteur a choisi de mettre une majuscule aux mots quand ceux-ci désignent Dieu, quand ils sont compris en tant que concept (le Ciel, l’Eglise, la Rédemption, l’Espérance…) dépassant le sens commun.

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où que nous en soyons dans notre pèlerinage sur cette Terre, nous avons tous vocation à rencontrer nos frères en humanité, mais surtout notre Créateur, à la fin des temps, et dès à présent dans la commune-union avec les saints et avec Lui, grâce à l’Eucharistie. Une bien « Bonne nouvelle », c’est-à-dire un évangile, puisqu’un evangelium était chez les latins un édit constituant une bonne nouvelle qui concernait tout le monde.

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Introduction

Si j’avais à faire visiter un édifice cultuel, je pourrais le faire comme n’importe quel guide, m’attachant à une présentation historique (des dates, des personnes, des faits, des étapes de la construction) ou au mieux, en insistant sur certains aspects de l’Histoire de l’art (les influences, les caractéristiques techniques et artistiques, les grands courants de pensées et de styles etc.). Pourtant, il est indubitable que nos prédécesseurs, en construisant certains édifices, ont voulu transmettre un message. Celui-ci est servi par une cohérence architecturale, un sens que tout le monde comprenait à l’époque, en ces temps moyenâgeux que l’on imagine souvent sombres, baignés dans « l’obscurantisme » d’une Eglise toute-puissante sur une population pauvre et inculte, des artisans exploités et dominés par un évêque orgueilleux et corrompu etc.

Ce tableau fréquemment répandu et tellement caricatural, oublie que nos ancêtres avaient des connaissances très élaborées au niveau technique (échafaudages, systèmes d’élévation, horlogerie, sculpture, art du vitrail…), architectural (résistance des matériaux, formes adaptées des ouvertures, recherche de l’élévation des murs…), astrologique (orientation, maîtrise de l’éclairage et du positionnement solaire, connaissance des constellations…), acoustique (absorption du son par certaines pierres plus tendres et positionnement de celles-ci dans l’édifice, maîtrise de l’écho par rapport au maître-autel, portée du son…) et j’en passe.

Ils étaient dès leur plus jeune âge, familiers d’histoires épiques ou extraordinaires, de représentations animalières signifiantes, de mythes remontant à des temps immémoriaux, colportés par la littérature pour les érudits, les commerçants, les croisés, les voyageurs. La représentation du monde était différente de celle d’aujourd’hui, la conception de la place de l’Homme aussi, comme l’organisation sociale et l’importance des croyances. La société était dominée par la religion chrétienne, qui avait supplanté les cultes païens, mais dont

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il restait une influence réelle. Des pratiques plus ou moins occultes de la sorcellerie existaient, tout comme des sortes de confréries (par exemple de bâtisseurs, de marchands), qui avaient leurs rites, leurs coutumes.

Dès lors, la représentation de quelque chose (une idée, une personne, un groupe etc.) par autre chose (un animal, une orientation, une couleur, un nombre, une forme etc.), c’est-à-dire un symbole, fut presque partout utilisée au travers d’éléments connus de tous. Cette science s’appelle la symbologie. Il s’agit d’une science dite « molle », car non exacte, puisque partant de clefs de lecture en principe établies2, le bâtisseur ou l’artiste transmettait un message. Celui-ci était compris, et il l’est encore du visiteur ou du fidèle selon son niveau de connaissances, sa culture, son histoire personnelle. Lui-même, par la conjonction de plusieurs symboles, donne un nouveau sens à ce qu’il voit et chemine ainsi, progressant et évoluant. Il n’existe donc pas « une vérité » en symbologie, ce qui implique de rester humble en la matière, mais des constantes ; chacun comprend quelque chose de différent, plus ou moins subtil.

A cela, il convient d’ajouter que beaucoup de symboles ont été détournés, utilisés différemment par tel ou tel groupe d’influence. Ainsi, pléthore de symboles païens (indo-européens, égyptiens, celtes, grecs, romains ou gaulois etc.) ont été christianisés (le coq, le soleil, les « vierges noires », les spirales etc.). Un même symbole a ainsi eu des compréhensions très différentes : prenons l’exemple de « l’œil omniscient » ou « de la Providence » ; cette représentation date du XVIIe siècle, mais des représentations de l’œil omniscient existent dans la mythologie égyptienne avec l’œil Oudjat (le dieu faucon Horus). L’œil de la Providence était parfois entouré de nuages ; il fut ultérieurement entouré d’un triangle comme une référence à la Trinité : il représente le Dieu omniscient et trinitaire, de toute éternité, mais pas Dieu incarné, dépendant du temps. Ce symbole a été repris par la franc-maçonnerie à partir de 1797.

De même, les étoiles ont aussi été utilisées différemment. L’étoile à 5 branches symbolise dans l’iconographie chrétienne la connaissance spirituelle. Elle est la quintessence (de quinte, cinquième et essence, ce qu’il y a de principal, de meilleur, le plus parfait à connaître3). Elle est aussi le symbole de l’amour créateur. Or, elle a été déviée de son sens en en mettant la pointe en bas, pour devenir alors dans ce cas le symbole de la tête de bouc, de Satan.

Mais sans doute faut-il citer comme meilleur exemple de détournement de

2 Je dis « en principe », car elles pouvaient parfois évoluer dans le temps et selon les régions. Par exemple, le lion représente souvent d’abord la force, la sagesse, donc le Christ (le lion de Judas), mais aussi plus tardivement la violence, la férocité, donc Satan. 3 D’où le titre de l’ouvrage.

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symbole le svastika, croix aux extrémités anguleuses remontant à la nuit des temps, à la préhistoire, que l’on retrouve dans l’Amérique précolombienne, en Afrique, dans les pays scandinaves, à de nombreux endroits en Europe, en Eurasie, en Océanie, en extrême Orient et bien entendu dans la péninsule indienne, où de nos jours encore il est fréquent de voir des nourrissons dans les bras de leur maman, avec sur le front un énorme svastika ; cela est troublant dans nos esprits occidentaux de l’après 1945, mais c’est oublier que ce terme signifie en sanskrit « bienfait à soi, bonne fortune, prospérité », et que cette croix fut détournée de son symbole premier pour devenir l’emblème nazi.

Par ailleurs, les lieux de culte ayant servi fréquemment à des religions différentes (aux païens puis aux chrétiens, puis de nouveau parfois aux païens, avant qu’il ait un culte catholique, puis protestant etc.), il peut y avoir sur un même lieu une accumulation de symboles correspondant à des logiques différentes. De même, des lectures versant dans l’ésotérisme sont très en vogue aujourd’hui, associant des sciences kabbalistiques à des sociétés de pouvoir et des mythes séculaires, tels la quête du Graal ou l’alchimie.

Il est facile de tomber alors dans des thèses « complotistes » et fantaisistes, dont beaucoup d’écrivains de « bestsellers » sont friands.

La cathédrale de Chartres a la particularité de contenir tous les courants que je viens de décrire, d’où le titre de cet ouvrage. Mon propos se limitera sciemment à la vision chrétienne, plus précisément catholique de l’édifice, pour être cohérent, car elle correspond à mon sens le mieux à l’esprit des bâtisseurs. En effet, les évêques étant à la tête de ces cohortes d’artisans et d’artistes, il n’est pas pensable qu’ils aient cherché à délivrer un message contraire à la doctrine chrétienne. Pourtant j’évoquerai ces autres thèses, à des fins d’exhaustivité, en adoptant la plus grande réserve, car elles ont pu sans doute influencer certains codes, faisant partie de l’environnement culturel du moment.

Cette cathédrale suscite pour chaque visiteur une émotion, un émerveillement ; elle permet, si celui-ci le souhaite, de rencontrer Dieu, après un travail intérieur, une conversion, d’autres dirait une « transformation » ou « transmutation »4. Elle n’est pas uniquement un témoin du passé, elle fait œuvre d’évangélisation.

Nous visiterons donc la cathédrale dans un premier temps d’une façon historique, avant d’étudier les clefs de la symbologie, pour ensuite les appliquer à Chartres et en lire le sens ; cela nous permettra de poursuivre en annexe la réflexion par certains poèmes qui mettent en valeur la symbolique.

4 Dans le langage alchimique.

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Façade Ouest

1/ Une cathédrale dans l’espace et dans le temps

Un guide touristique traditionnel dirait que la cathédrale Notre-Dame de Chartres, abritant un culte catholique et siège du diocèse, a commencé à être édifiée en 1145 pour sa partie romane et en 1194 pour sa composante gothique. Elle fut classée aux monuments historiques en 1862 et au patrimoine mondial en 1979. Cette cathédrale, située à 80 kilomètres au Sud-Ouest de Paris, est un lieu de

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pèlerinage de première importance dans l’occident chrétien. Elle est considérée comme la cathédrale gothique la plus représentative, la plus complète et la mieux conservée en France par ses sculptures, ses vitraux (dont les bleus sont réputés les plus beaux), son dallage en grande partie d’origine. À la fois romane et surtout gothique, elle montre la continuité entre ces deux styles. L’actuelle cathédrale gothique fut quasiment achevée en trente ans, ce qui est exceptionnel et lui confère une cohérence remarquable.

1.1 Avant la cathédrale actuelle, il y eut des édifices et des mythes successifs5

Certains ont pu entendre dire que la cathédrale de Chartres était « d’élection divine et mariale… ». Ces dires remontent au XIVe siècle, sous l’impulsion des chanoines de la cathédrale. Vers 1420, d’aucuns ont évoqué une ancienne grotte occupée par des druides carnutes un siècle avant notre ère. Elle aurait été dédiée à « la Vierge devant enfanter » car les premiers chrétiens y auraient trouvé une statue portant l’inscription Virgini pariturae et auraient transformé cette grotte en sanctuaire. Ce mythe druidique abondait à l’époque car de nouvelles thèses historiques rejetaient l’origine troyenne des Francs au profit d’une origine gauloise. Il fut popularisé au XVIIe et progressivement intégré par l’historiographie locale. Cette « Vierge devant enfanter » fut par la suite vénérée dans la chapelle de Notre-Dame de Sous-Terre, dans la crypte (ou plutôt l’église basse, car il y a des fenêtres), sous la forme d’une statue romane datée du XIIe siècle.

Après la galerie arrondie donnant sur les chapelles absidales de la crypte, on peut voir dans le mur de gauche une niche contenant l’ouverture d’un puits, l’élément le plus ancien de la cathédrale. Il est appelé puits des « Saints Forts », autrefois « Lieux Forts », et a été probablement creusé à l’intérieur de l’enceinte de l’oppidum carnute d’Autricum à l’époque gallo-romaine. Une légende du Xe siècle parle de saint Altin (donné comme premier évêque d’Orléans et de Chartres, mais inconnu des listes épiscopales de ces diocèses) et de saint Eodald, tous deux envoyés de Sens par saint Savinien et saint Potentien (du groupe des 72 disciples du Christ), mais aussi de Quirinus, un magistrat romain, qui aurait fait massacrer ces premiers chrétiens, dont sainte Modeste. On aurait jeté leur corps dans le puits de la crypte, d’où le nom des « Saints-Forts ». Profond d’environ 33,55 mètres, il est alimenté par la nappe phréatique circulant sous la cathédrale et atteignant les courants qui rejoignent l’Eure. Cette caractéristique aurait des conséquences telluriques et parfois ésotériques que nous analyserons au troisième chapitre. Ce puits est resté en dehors de l’église jusqu’en 1020, date à laquelle l’évêque Fulbert, après avoir été guéri du « mal des ardents » (ergotisme) grâce à son eau miraculeuse, l’intégra dans la nouvelle église 5 Inspiré de l’encyclopédie en ligne, articles « cathédrale de Chartres » et « symbolique de Chartres »

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qu’il bâtit. La crypte, contenant la statue de la Vierge et le puits, était au Moyen Âge un lieu de pèlerinage au rayonnement surtout local, dans lequel se développaient toutes sortes de superstitions peu « catholiques » ; tant est si bien que le clergé décida de le combler au milieu du XVIIe siècle et de le dissimuler ; la crypte devint peu à peu une « grotte druidique ». Ce « caveau de Saint-Lubin » fut caché d’une épaisse maçonnerie. Or, le puits fut dégagé en 1900-1901 par l’historien local René Merlet ; il le compléta d’une niche et d’une ouverture en 1903, dans le cadre de travaux de restauration. Les sanctuaires chrétiens étant parfois construits sur de précédents lieux de cultes païens, la tradition locale affirma que ce puits votif était d’époque celtique, ce qui incitait les visiteurs à faire des offrandes supplémentaires.

Selon les traditions tardives et légendaires qui tentaient de prouver l’antériorité de la christianisation et du siège épiscopal de Chartres par rapport à Sens, la construction de la première église aurait eu lieu vers 350. Elle était nommée « cathédrale d’Aventin », du nom du premier évêque de la ville, Aventin de Chartres, qui vivait vers 350. Mais elle fut plus probablement construite au début du VIe siècle au pied des murailles gallo-romaines ; elle fut incendiée en 743 (ou 753) par les troupes de Wisigoths du duc d’Aquitaine et de Vasconie Hunald Ier, lors du sac de la ville. Un deuxième sanctuaire fut alors construit avec une nef deux fois plus large, qui justifiait par sa grandeur le nom de cathédrale. Le 12 juin 858, cette cathédrale fut détruite par les pirates vikings danois. L’évêque Gislebert reconstruisit alors un édifice plus grand. De ce dernier, il subsiste probablement certaines parties de l’actuel martyrium, appelé chapelle Saint-Lubin.

En 876, le roi Charles le Chauve, petit-fils de Charlemagne fit don à la cathédrale de la sainte relique connue sous le nom de « voile de la Vierge » ou « Sainte Tunique ». Cela transforma de facto Chartres un sanctuaire de premier plan. Le 5 août 962, la troisième cathédrale fut à son tour incendiée pendant la guerre qui opposait Richard Ier, duc de Normandie, au comte de Chartres, Thibaud Ier de Blois. L’évêque Hardouin en mourut « de douleur » huit jours après, selon le nécrologe de la cathédrale. Un quatrième édifice lui succéda avant d’être à son tour brulé par la foudre les 7 et 8 septembre 1020. L’évêque Fulbert rebâtit alors la cathédrale, en style roman, et donna un nouvel essor à l’école épiscopale chartraine. L’actuelle crypte fut ainsi construite entre 1029 et 1024. Fulbert ne vit pas la fin des travaux, car il mourut en 1029, alors que la dédicace de cette cinquième cathédrale eut lieu le 17 octobre 1037.

1.2 La construction rapide de l’actuelle cathédrale

Le 5 septembre 1134, la ville de Chartres fut ravagée par un terrible incendie. Si la cathédrale romane de Fulbert fut épargnée, ce fut l’occasion de construire une

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nouvelle façade sur le terrain rendu libre et d’édifier le portail Royal vers 1145-1150. Un deuxième incendie de grande ampleur se déclara le 10 juin 1194. Heureusement, des clercs purent sauver le voile de la Vierge en le mettant à l’abri dans le martyrium dit « chapelle de Saint Lubin ». Ils furent épargnés et dégagés des décombres trois jours après. Les cryptes et les deux tours échappèrent à la destruction. Le portail occidental fut conservé ainsi que les trois baies de vitraux le surplombant. Un autre vitrail, « Notre-Dame de la belle verrière », fut aussi sauvé de l’incendie avant d’être remonté dans le déambulatoire.

La réédification de la cathédrale, sous la forme que nous connaissons aujourd’hui, débuta immédiatement après cet incendie, ce qui suppose une planification architectural bien antérieure. Celui-ci fut donc soit un accident « bien tombé » de chantier mineur de restauration ou de construction, par exemple des soudures, soit il fut déclenché pour débloquer une situation conflictuelle entre les chanoines et l’évêque Renaud de Bar. Ce projet n’est donc certainement pas la conséquence directe de l’incendie.

Le chantier fut l’œuvre d’une succession de maîtres d’œuvre qui rivalisaient de prouesses techniques et artistiques entre eux et entre les chantiers en cours d’autres cathédrales. Les ouvriers étaient appelés compagnons ; ils étaient réunis en confréries ou fraternités, et étaient payés à la tâche (très bien, par rapport au reste de la société) ; ils ont ainsi laissé parfois sur les pierres des signes caractéristiques qui sont en fait des estampilles, les marques des tâcherons. Sans rupture de financement, le chantier fut particulièrement rapide : la nef était bâtie avant 1210, le chevet en 1221, tout le gros œuvre, hormis les porches, les voûtes et les pignons du transept, en 1225, les vitraux en 1240, pour une consécration solennelle le 24 octobre 1260.

Il s’agit d’un exploit d’ingéniosité, d’un joyau artistique, riche d’une profusion de symboles.

Toutefois, il est faux de dire que Chartres a fondé le gothique. On fait généralement commencer l’art gothique, dit « à la manière franque » (opus francigenum) en 1144, avec l’abbé Suger, qui fit édifier à St Denis une abbaye complète et cohérente d’un style nouveau, caractérisé entre autres par les ogives. En fait, cette forme architecturale est apparue en 1088 à Cluny, puis elle a évolué grâce à la croisée d’ogives entre 1096 et 1110 en terre anglo-normande, dans la cathédrale de Durham et de Winchester, à Lessay, Peterborough et Gloucester, puis en 1115 à l’abbaye aux Hommes de Caen (St Etienne). Les ultimes prémices de ce style furent la construction en 1122, dans le domaine royal, de l’église de Morienval (avec l’utilisation d’ogives), de St Etienne de Beauvais et de Sens en 1130. L’arc boutant est une autre caractéristique du nouvel art. Les premiers arcs apparaissent à l’abbaye

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aux Dames de Caen en 1120. L’origine de ce style n’est donc pas française, comme on le croit souvent, c’est-à-dire du domaine royal, mais bien anglo-normand. Il est donc faux également de dire que l’abbé Suger, par la basilique de Saint Denis, a « inventé le style gothique ». En revanche, il est devenu parfaitement cohérent, élaboré et prospère en Ile-de-France, d’où il s’étendit à toute l’Europe.

L’évolution technique a bien entendu été un facteur d’évolution majeur pour l’apparition de l’art gothique. L’époque romane a vu l’emploi de voûtes de pierre pour couvrir les églises. Mais ces lourdes voûtes avaient tendance à écarter les murs, si bien que rapidement elles s’écroulaient. Il était donc impératif de renforcer les murs de contreforts en fonction de la hauteur de la voûte, car la hauteur de l’arc en plein cintre était nécessairement égale à la moitié de sa largeur ; les colonnes étaient devenues de gros piliers cruciformes, qui devaient à la fois supporter les charges verticales et les poussées latérales ; il n’était bien entendu pas possible d’affaiblir les murs par des ouvertures importantes. Il était aussi nécessaire de compenser la voûte centrale par des tribunes et des chapelles latérales. La voûte en berceau brisé (ou arc brisé) fut la seule évolution technique importante de cette époque ; elle permit une meilleure répartition des poussées et un allégement des voûtes.

Le principe de la voûte sur croisée d’ogives est le regroupement de trois séries d’arcs séparés.

– des arcs qui partent du sommet de chaque piler d’angle et se croisent en diagonale au centre, – des arcs doubleaux – perpendiculaires à l’axe de la nef – des arcs formerets, parallèles à celle-ci.

L’espace contenu entre ces arcs est comblé d’une mince voûte de forme ovoïde

qui peut ainsi résister à toutes les forces en jeu, alors que les forces de compression (mais surtout de cisaillement) sont essentiellement concentrées à l’intersection entre la voûte et la colonne ou le pilier.