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CHAPITRE VI
Champ pragmatique de la recherche
Ce chapitre expose quelques notions essentielles liées à l’approche pragmatique qui
est la nôtre dans cette partie de la recherche. Tout d’abord, nous présentons quelques
éléments de la genèse de la pragmatique, puis nous posons rapidement les niveaux
d’analyse du langage et de la nature du signe, pour continuer sur quelques distinctions
entre les notions de discours, d’énonciation ou de langue. Ces notions sont au centre de
nos préoccupations puisqu’elles viennent éclairer les situations d’échanges qui
constituent notre terrain d’observation. Ces concepts nous invitent à proposer un certain
nombre d’indicateurs qui faciliteront notre interprétation des situations observées. Ces
indices pragmatiques apporteront une aide précieuse dans l’élucidation des phénomènes
de communication dans les groupes. Ainsi apparaîtra le cadre théorique dans lequel
s’inscrit notre travail d’interprétation des phénomènes de communication dans un
groupe restreint.
I A propos de la pragmatique
Le terme de «pragmatique » est d’abord un adjectif emprunté au latin «pragmaticus »
signifiant qu’une chose était reliée aux affaires politiques. S’il s’agissait d’une
personne, cela signifiait qu’elle maîtrisait le droit. Le mot latin est lui-même tiré du
terme grec «pragmatikos » qui confirme que l’action en question est liée aux affaires
politiques. Nous l’avons vu au chapitre sur l’action, Hannah Arendt place l’action dans
la cité, c’est-à-dire au cœur des affaires politiques. Il n’est pas étonnant de retrouver
l’origine du terme «pragmatique » en «pragma-atos », forme transitive d’activité :
achever, accomplir, pratiquer ; et forme intransitive : s’occuper de quelque chose.
L’idée est alors liée à l’accomplissement d’un effort orienté subjectivement. On
retrouve l’idée de «prassein » dans pragma, qui renvoie à la famille de «peirein »,
transpercer, percer, transporter, «pera » signifiant «au-delà ». D’une façon plus
générale, la question de la place de l’homme dans la langue est abordée par le linguiste
Benvéniste de la même façon, à savoir : « le langage enseigne la définition même de
l’homme. »306 Il s’agit bien d’une particularité de la langue qui, actualisée dans le
langage, situe le sujet à une place particulière dans l’humanité. L’action et la parole
306 Benveniste « Problème de linguistique générale tome 1, p 258.
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peuvent se concevoir dans un processus global que nous désignons sous le terme
«Action ». La parole assure le rôle de transmetteur d’un contenu dans la
communication, mais pour assurer son rôle communiquant, la parole doit passer par le
langage, c’est-à-dire engager la personne tout entière dans la réalité. « C’est dans et par
le langage, que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en
réalité dans SA réalité qui est celle de l’être, le concept de «ego ». »307
L’acte politique était écrit et prenait une valeur définitive de sanction pénale et de
référence à la loi. En France, lorsqu’on a introduit le terme de pragmatique, il désignait
aussi un acte de loi rédigé en latin (1438, Charles VII) avec valeur d’application dans la
vie quotidienne. On pourrait supposer que la valeur de vérité, imposée par les logiciens
dans la pragmatique, soit issue de cet écrit posant la valeur de ce qui est bien et mal, vrai
et faux pour le citoyen.
Ensuite (1842), le mot est employé dans son acception plus germanique de
«pragmatisch », qui est lié à l’étude des faits du passé pour éclairer l’avenir.
« Pragmatique » produit l’adverbe «pragmatiquement » (1869). On peut lui adjoindre
l’idée privative liée au préfixe «a » et l’employer en psychologie pour désigner une
personne incapable d’agir. On retrouve l’orientation subjective vers un accomplissement
collectif, un acheminement vers l’avenir, par l’observation des actes : nous ne sommes
pas loin des prédictions de l’oracle.
Puis le terme «pragmatique » est appliqué à une personne dont le souci est de voir
réussir une action. Il s’emploie en substantif, on est alors proche de pragmatisme.
(1946). Tirée de la philosophie allemande (1877) et de la méthode de l’histoire
pragmatique de Schelling , (1803), l’idée est alors de penser qu’une vérité a pour critère
de validation sa possibilité d’action sur le réel. On arrive à la pensée des logiciens. En
1898, la doctrine désignée est celle du sémioticien Charles S. Peirce. Elle est introduite
par William James. La pragmatique de Peirce deviendra une doctrine, le
«pragmaticism » qui s’opposera au «pragmatism » de James (empiricisme radical). La
conception de la pragmatique chez Peirce est très particulière, il s’agit de lier la pensée à
l’habitude. Autrement dit, il conçoit qu’un principe général, une règle, puisse être tiré à
partir d’expériences diversement vécues par les individus. Par l’observation de la
redondance des faits, l’homme peut prescrire l’avènement d’un fait similaire. Il ne peut
choisir d’interpréter les faits que de deux manières : ou bien il suppose un principe ou
307 Benveniste, 1966, Paris, Gallimard, « Problèmes de linguistique générale tome 1 », p 259.
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une cause qui oblige l’événement à se produire d’une certaine manière (principe actif)
ou bien il suppose qu’il n’y a que contingence et que seul le hasard entre en jeu dans la
répétition des phénomènes. S’il choisit la seconde hypothèse, il ne peut rien prédire, et
s’en remet au hasard. Logiquement, Peirce préfère concevoir que les principes généraux
opèrent réellement. Il adopte la position kantienne qui conçoit l’accomplissement d’une
action comme nécessaire. Ainsi l’homme se doit-il de respecter la loi générale qu’il a,
par les catégories a priori de l’entendement et son intuition sensible, tirée des objets
eux-mêmes. Cette obligation morale que l’homme se donne à lui-même est ce que Kant
nomme la volonté. Elle est issue d’un raisonnement pratique. L’objet de connaissance
est l’effet de l’action que l’homme effectue. Le sujet ne respecte pas l’objet, mais la loi
qui sous-tend l’action.
Sur un plan plus théorique, on pourrait retrouver bien des auteurs qui, comme
Wittgenstein, Apostel, Peirce, Francis Jacques ou Habermas pour ne citer qu’eux, ont
élaboré une réflexion sur la manière qu’ont les hommes « d’être ensemble », de
communiquer et donc d’utiliser les signes, linguistiques ou autres, pour interagir
ensemble. Notre travail s’inscrit dans la lignée des auteurs qui ont considéré les actes de
langage comme s’imposant dans des théories de l’action ou de l’interaction. La structure
de la conversation, selon la définition piagétienne de structure, peut être repérée dans
ses trois principes primaires de fonctionnement. En effet on peut parler de totalité avec
le fait que chaque acte de langage, considéré comme une partie du discours, renvoie à
autre chose et produit bien d’autres effets avec d’autres qu’un simple acte de
communication. La conversation peut être considérée comme tout autre chose que la
somme des actes de communication ou des unités de signification qu’on peut y compter.
En effet, les actes de communication impliquent des transformations : les interlocuteurs
changent dans leurs rapprochements les uns des autres ou dans leur conflits. On peut
parler de pragmatique de coopération avec Grice, mais il peut aussi s’agir d’actions non
coopératives, de lutte d’intérêts. Ce qui est certain est que sans cesse les choses bougent,
interagissent et se transforment dans l’action de langage. La conversation a toujours une
finalité, ne serait-ce que celle de faire naître au monde les hommes qui échangent, et
c’est au service de cette finalité que la conversation s’autorégule. Certains auteurs
comme Austin, Searle ou Récanati, posent des catégories, sorte de principes
d’autorégulation des actes de langage. Nous sommes en accord avec la classification
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effectuée par Récanati308, c’est-à-dire la distinction entre les actes représentatifs et non
repésentatifs. Les premiers sont dit les actes « performatifs » ; ce sont ceux qui
transforment la réalité (promissifs directifs et déclaratifs de Searle) avec l’intention de le
faire ; les seconds, dits les actes « constatatifs » sont ceux qui, par l’énonciation, font
être les choses comme elles sont : il n’existe plus alors d’intention de transformer cette
réalité. En français, un seul terme «pragmatisme » renvoie aux deux acceptions. A
savoir qu’il s’agit d’une attitude, d’une posture intellectuelle ou d’une prise de position
politique qui privilégie l’observation des faits par rapport à la théorie.
Regardons ce que les linguistes, et principalement Benveniste, entendent par
pragmatique. Nous verrons qu’en posant un certain nombre de concepts comme
«langue », «langage », «parole », la position pragmatique du chercheur s’éclaire peu à
peu. Pour terminer ce chapitre, nous verrons la position contemporaine de Sperber et
Wilson concernant la pragmatique.
II. Pragmatique et langage
En linguistique, avec Benveniste (1956) le mot se spécialise, il n’indique plus que ce
«qui étudie le langage du point de vue de la relation entre les signes et leurs usagers ».
Là où les logiciens distinguent trois champs (syntaxique, sémantique et pragmatique),
Benveniste ne sépare que deux voies et fait entrer ces trois champs309 de la logique dans
ce qu’il nomme le sémantique. « Pour ce qui est de la distinction admise en logique
entre le pragmatique et le sémantique, le linguiste, je crois, ne la trouve pas nécessaire.
Il est important pour le logicien de distinguer d’un côté le rapport entre la langue et les
choses, c’est l’ordre sémantique ; et de l’autre, le rapport entre la langue et ceux que
la langue implique dans son jeu, ceux qui se servent de la langue, c’est l’ordre
pragmatique. Mais pour un linguiste, s’il peut être utile de recourir à cette sous-
division à tel moment de l’étude, en principe une telle distinction de principe n'est pas
nécessaire. » 310
Il est à remarquer que le pragmatique, pour le linguiste, n’est qu’une «sous-division »
de la sémantique. Benveniste ajoute qu’«à partir du moment où la langue est considérée
308 Récanati (François), 1981, « Les énoncés performatifs », Paris, édition de Minuit . p 180. 309 Peirce situe le champ de la pragmatique dans la sémiotique comme relevant de la relation du signe avec le sujet ; le champ de la sémantique est celui de la relation du signe avec l’objet et la syntaxique, celui de la relation du signe avec lui-même. Cf. schéma p 245’. Ainsi dans le champ pragmatique, trois type de signes peuvent apparaître : le légisigne, le sinsigne et le rhême. 310 Benveniste (Emile), 1974 « Problèmes de linguistique générale , Paris, Gallimard, tome 2, édition de 1998, p 234.
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comme action, comme réalisation, elle suppose nécessaire un locuteur et elle suppose la
situation de ce locuteur dans le monde. »311
Paul Ricœur voit dans cette position du linguiste deux implications considérables.
D’abord, opposer le sémiotique et le sémantique, permet d’éclairer le paradoxe de la
langue : la linguistique travaillait à définir un objet dont le système interne de signes
était clos sur lui-même. Le signe disait et ne disait pas quelque chose. La prise du
langage sur la réalité étant renvoyée à un autre champ, celui de la sémantique,
apparaissent alors des possibilités de «ponts », des médiations entre le monde clos de la
langue et le langage inscrit dans le réel. Séparer le sémantique du sémiotique (étude des
phénomènes qui clôturent le champ du langage) permet de comprendre «que le langage
se constitue dans la clôture du monde des signes et pourtant se dépasse vers ce qu’ils
disent. »312
Ensuite cette séparation redonne sa place au sujet qui utilise la langue. L’étude de
certains de ces signes, comme instances particulières de ce positionnement du sujet
(pronoms, démonstratifs, noms propres…), n’aurait pas été possible sans cette
distinction. Posons tout d’abord plus précisément les notions linguistiques, nous
terminerons ce chapitre par la position particulière des pronoms, et les deux modalités
du verbe.
A/ Les niveaux d’analyse du langage
Le langage doit être décrit comme «une structure formelle, mais (que) cette
description exigeait au préalable l’établissement de procédures et de critères adéquats,
et (qu’)en somme la réalité de l’objet n’est pas séparable de la méthode propre à le
définir ».313 Ainsi, sont posés les niveaux de l’analyse linguistique basée sur le fait de
penser le langage comme ayant une nature articulée, et les éléments du langage comme
ayant un caractère discret.
Le linguiste procède par délimitation des éléments et par définition des relations qui
les unissent. Deux opérations sont donc mises en œuvre en linguistique, elles
correspondent à la méthode de «distribution », c’est-à-dire que le linguiste segmente et
substitue. La méthode de distribution consiste à définir chaque élément par l’ensemble
des environnements où il se présente et au moyen d’une double relation : relation de
311 Ibid., p 234. 312 Paul Ricœur, dans « Problèmes de linguistique générale », 2, p 236. 313 Benveniste «Problème de linguistique générale » tome 1, p 119.
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l’élément avec les autres éléments simultanément présents dans la même portion de
l’énoncé (relation syntagmatique) ; relation de l’élément avec les autres éléments
mutuellement substituables (relation paradigmatique).314 Le linguiste opère ces actions
en se reposant sur le sens. Le sens intervient dans cette méthode car ces deux opérations
de segmentation et de substitution ne s’appliquent pas sur n’importe quelle portion de la
chaîne parlée.
On ne peut définir un phonème sans remonter ou se référer à une unité plus haute qui
l’englobe. Un niveau supérieur intervient dans la méthode d’analyse, le niveau est un
des opérateurs de l’analyse. Le morphème est ce niveau supérieur pour le phonème.
L’analyse elle-même, que Benveniste nomme distributionnelle, ne met pas en évidence
la référence du phonème au morphème. Le phonème nous fait passer au niveau du
signe.
Le mot est lui-même articulé en un niveau inférieur phonématique et un niveau
supérieur par sa signifiance. Cependant la montée au niveau supérieur n’est pas si
simple car l’opération ne consiste pas à segmenter dans le volume de la chaîne
phonétique ; le niveau supérieur est la phrase. Mais les mots qui constituent la phrase ne
sont pas seulement ses segments. « Une phrase constitue un tout, qui ne se réduit pas à
la somme de ses parties ; le sens inhérent à ce tout est réparti sur l’ensemble des
constituants » 315
B/ Le mot, élément de la phrase
Lorsqu’il s’agit du passage du mot à la phrase, dans l’analyse on tient compte des
deux fonctions, des deux types de relation du mot à la phrase : la première relation, la
relation distributionnelle met en lien les éléments de même niveau. La seconde relation,
la relation intégrative met en jeu des niveaux différents.
Par exemple dans le mot «homme », on peut descendre dans la segmentation
phonétique [J] -[m]. Ces deux éléments sont constitutifs du mot «homme ». [J] et [m],
ne sont dits phonèmes que si on descend un peu plus dans l’analyse avec le travail de
comparaison. Par exemple pour [J], si on lui adjoint [S], on obtient : [J] – [S], qui
correspond au mot «os » ou hotte si lui est adjoint [t]. Si un autre phonème, même
proche comme [o] vient se substituer à [J], on voit alors, le mot changer de sens et
314 Ibid. p 119-123 315 Ibid. p 123
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d’orthographe : heaume. [J] est une partie distinctive parce qu’elle est une partie
intégrante du mot. Le phonème a une fonction intégrante dans le mot. « Le mot peut
donc se définir comme la plus petite unité signifiante libre, susceptible d’effectuer une
phrase, et d’être elle-même effectuée par des phonèmes »316
De la même façon, le mot a une fonction intégrante dans la phrase. Russell parle de
la «relation intégrante » en parlant de la fonction propositionnelle. Le mot a deux
natures : « autonome », il est un constituant de la phrase, et «synnome », il n’entre dans
la phrase que conjointement à d’autres mots, comme les prépositions.
La phrase, constituée de mots, est la limite supérieure du système de signes
constituants ou intégrants ; la limite inférieure est celle de ce que Benveniste nomme le
«mérisme » qui ne comporte pas de constituants mais qui possède la fonction intégrante.
La place du signe en linguistique est intermédiaire entre ce que l’on vient de poser
avec Benveniste comme niveau supérieur ou phrase, et le niveau inférieur ou mérisme.
Le signe «autonome » ou «synnome », mot ou morphème, contient des constituants et
fonctionne comme un intégrant.
La différence entre un intégrant et un constituant est primordiale puisqu’elle définit
«le principe rationnel qui gouverne, dans les unités de différents niveaux, la relation de
la FORME et du SENS. »317
Nous touchons là au cœur du fonctionnement de la langue. « La forme d’une unité
linguistique se définit comme sa capacité à se dissocier en constituants de niveau
inférieur. Le sens d’une unité linguistique se définit comme sa capacité à intégrer une
unité de niveau supérieur. Forme et sens apparaissent ainsi comme des propriétés
conjointes, données nécessairement et simultanément inséparables dans le
fonctionnement de la langue. »318
Le fait qu’une unité ait du sens dans une langue tient au fait qu’elle assume sa
fonction propositionnelle. Peu importe de savoir de quel sens elle est porteuse, le sens
est une propriété de cette unité significative qui est identifiée, distinguée par tous les
membres d’une communauté utilisateurs de cette langue.
316 Ibid., p124. 317 Ibid. p 126. 318 Ibid., p 126-127.
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La phrase est un prédicat, elle contient au moins un signe, elle n’est pas elle-même
un signe, sa seule forme est une proposition. Un groupe de propositions ne constitue pas
pour autant une unité d’un ordre supérieur, la phrase n’a pas de capacité intégrante. Si
les phonèmes, morphèmes, lexèmes, sont en nombre limité, les phrases ne peuvent être
comptées. La phrase n’entre pas dans l’analyse distributive (segmentation et
substitution). Elle est le langage en action.
C/ La phrase, élément du discours
L’étude de la phrase nous invite à sortir de la linguistique et à entrer dans le domaine
de la communication ; il s’agit alors d’étudier le discours. La phrase est l’unité du
discours. Voici ce que Benveniste caractérise de la phrase et qui intéresse notre étude.
a / Proposition assertive.
b / Proposition interrogative.
c / Proposition impérative.
C’est la forme syntaxique et grammaticale qui distingue ces trois modalités de la
phrase. Elles reflètent trois modalités de comportements du sujet en interaction avec
autrui.
Les modalités du discours sont ainsi réparties en attitudes du locuteur. Soit le
locuteur veut transmettre de l’information (des éléments de connaissance), soit il veut
obtenir de l’information de son interlocuteur (partage de la connaissance ou équilibre du
pouvoir), soit il veut intimer un ordre à son interlocuteur (prise de pouvoir). Si cette
catégorisation peut paraître réductrice, elle n’en est pas moins utile au travail de
description du terrain d’observation.
Nous n’ignorons pas que la pragmatique contemporaine fait appel à une théorie des
«actes de parole », expression de Levinson (1983) et dont les travaux de Searle, 319rapportés par Sperber et Wilson,320 sont critiqués par ces derniers ; ils sont néanmoins
précieux concernant la catégorisation qui y est faite des types d’actes de parole. Searle
distingue alors les «assertifs » (affirmation) qui garantissent la vérité de l’énoncé ; les
«directifs» qui donnent l’ordre et ont prétention à faire réagir l’auditeur ; les
«commissifs » (promesses) qui engagent l’énonciateur à agir comme il l’énonce ; les
319 Searle , 1969, « Les actes de langage » Hermann, Paris, traduction de 1972. 320 Sperber (Dan), Wilson (Deirdre), « La pertinence ». Communication et cognition, traduit par Dan Sperber et Abal Gerschenfeld, éditions de minuit, Paris, p 364-381.
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«expressifs » (exclamations, félicitations) qui réfèrent à l’état émotionnel du locuteur
par rapport à l’énoncé ; enfin les «déclarations » qui rendent effectif un état des choses
énoncées. Ces types d’actes de parole doivent être reconnus par celui auquel l’énoncé
est adressé. Ce travail est développé par H.P. Grice qui parle de processus
d’implication, nous y reviendrons plus avant concernant la coopération.
Nous adhérons à une théorie de la communication qui envisage l’utilisation du
langage comme un dialogisme. C’est-à-dire qui contient ses propres opacités. Il est à la
fois le produit d’une activité socio-cognitive et le constructeur d’une réalité construite
par l’interlocution. Cette vision permet en effet de concevoir la communication comme
limitée dans un espace d’interlocutions entre personnes qui se posent comme sujets et
individus.
La phrase, comme segment du discours, véhicule une signification, elle est porteuse
de sens. La phrase se réfère à une situation donnée. Pour communiquer, les
interlocuteurs ont en commun un système de référence des situations d’échange.321 Pour
le linguiste, la pratique de la langue et du discours, l’expérience des divers contextes et
des contenus employés dans les échanges, permettent au sujet, à son insu, d’acquérir
une «notion empirique du signe ».
Pour Peirce, le signe est lui-même action, c’est-à-dire praxis. Il actualise le sens. Il
agit comme un déclencheur de l’activité mentale chez l’interprète du signe, s’arrêtant à
l’interprétant immédiat ou poussant son processus mental jusqu’à l’interprétant final,
mais cette généralité ne peut être atteinte directement. Le signe prend son existence
dans « l’ici et maintenant » de l’action. Nous développons la position théorique de
Peirce à propos du signe au chapitre VII p 239.
La phrase est une actualisation du discours, le locuteur est à l’intérieur du discours et
identifie des signes, sorte de premier niveau inconscient d’analyse linguistique. Le
linguiste, lui, doit aller plus loin et sa fonction est de reconnaître les niveaux d’analyse
en partant des signes.
D/ La nature du signe pour le linguiste.
Saussure enseignait que le signe est arbitraire, c’est-à-dire que le lien entre le
signifiant et le signifié n’existe qu’arbitrairement, qu’aucune logique ne lie l’un à
321 Rodolphe Ghiglione, 1992, « Traité de psychologie cognitive 3 » p 177-226, parle de co-construction de la référence.
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l’autre. Benveniste souligne que Saussure ne nommait pas explicitement le référent du
signe (la chose réelle), mais qu’il l’introduisait pourtant implicitement dans sa
définition. Ainsi, si le signifiant peut avoir une multitude de formes pour parler d’une
réalité, cela n’implique pas l’arbitraire du signe, mais seulement que le lien entre l’objet
réel et le signifiant est arbitraire. En revanche, le lien qui unit le signifié et le signifiant
est nécessaire et définitif car il n’existe pas de pensée sans mot pour la dire.
Sur le fond, on présuppose que la pensée humaine n’est rien, tant qu’un signe
n’apparaît pas pour la mettre en forme, tant que le chaos dans lequel elle baigne n’est
point ordonné pour l’éclairer. Dans le signe, la forme n’apparaît pas sans le concept.
Sans entrer dans l’éternel débat de l’accord entre l’esprit et le monde, le linguiste définit
l’unité du signe linguistique par cette référence stricte à un lien définitif et constitutif
entre la forme du signe et sa représentation mentale. «Pour le sujet parlant, il y a entre
la langue et la réalité adéquation complète : le signe recouvre et commande la réalité,
mieux, il est cette réalité. » 322 Ainsi, le signe est la réalité du sujet parlant, il la construit
dans le discours.
Cette position intellectuelle est proche de celle de Watzlawick lorsqu’il dit : « qu’il
n’existe pas de réalité absolue, mais seulement des conceptions subjectives et souvent
contradictoires de la réalité. » 323Bien entendu, nous nous référons au second aspect de
la réalité, celle qui n'est pas liée aux aspects physiques du monde, mais à celle qui est
fondée sur la communication et qui concerne l’attribution d’une signification à un
phénomène. De même Meyer, dans le champ de la psychologie sociale, dit ceci à propos
de la finalité de la communication : « Le but du jeu est de gagner sa vie : trouver un
monde qui corresponde à telle ou telle forme de vie, tel est le but des jeux. Ainsi un jeu
de langage est un rapport avec une réalité, laquelle n’est autre qu’un monde possible
parmi tant d’autres. »324
Le signe, pour les logiciens et particulièrement pour Peirce, est placé dans le champ
de la sémiotique comme «quelque chose qui est déterminé par quelque chose d’autre,
appelé objet, et qui par conséquent détermine un effet sur une personne, lequel effet
j’appelle interprétant, que ce dernier est par-là même médiatement déterminé par le
322 Benveniste «Problème de linguistique générale t 1 », p 52. 323 Watzlawick (Paul), 1978, « La réalité de la réalité, confusion, désinformation, communication », Paris, Seuil, édit 1984, p 137. 324 Meyer (Michel), 1982, «Logique, langage et argumentation, Paris, Hachette p 102.
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premier. »325. Nous reviendrons d’une façon plus approfondie sur le travail du
philosophe et sémioticien. Nous verrons qu’il diffère de celui des linguistes ; cependant
là encore, l’unité du signe est soulignée alors même qu’il a une fonction intermédiaire
entre le sujet communicant et la réalité communiquée.
E/ Langage, outil de la communication
Benveniste pense Saussure et Peirce comme «deux génies antithétiques ».326 Peirce a
travaillé à l’élaboration d’une sémiotique pour concevoir une répartition du réel conçu
et vécu en fonction des catégorisations de signes. Les mots, pour Peirce, sont souvent
des symboles. Certains peuvent être des indices comme les pronoms démonstratifs
(comme les gestes d’indication). Un reproche peut être fait à Peirce qui est celui
d’enfermer, un peu rapidement, l’univers dans le signe sans donner de point d’ancrage à
partir duquel le signe peut être défini. Le principe de définition de Peirce peut être
conçu comme trop général, incluant l’abstrait et le concret. Benveniste veut différencier
signe et signifié. Il veut sortir de la généralisation théorique de Peirce en plaçant
différents systèmes de signes qui s’opposent ou se rassemblent. Il reprend pour cela, les
travaux sur la langue de Saussure dans la méthodologie du «cours de linguistique
générale ». La langue y est tout d’abord considérée selon plusieurs critères comme suit :
- Une institution sociale, sa mise en œuvre par l’individu se nomme le discours. – Elle
se compose d’unités fixes. – Elle est indépendante des unités phono-acoustiques de la
parole. – C’est un système de signes où ce qui importe est l’union image acoustique et
sens, les deux étant psychiques. – Le caractère sémiologique donne à la langue son
unité. Saussure pense que le signe est une notion linguistique, alors que Peirce l’étend
aux faits humains et sociaux.
Sémiologie : étude des systèmes de signes
La sémiologie forme une partie de la psychologie sociale. Dans son cours de
linguistique générale, Saussure parle de systèmes de signes autres que la langue et qui
entrent dans la sémiologie. Il cite les rituels, les rites symboliques, les coutumes…
Benveniste pense que ces systèmes reposent sur le discours, et supposent donc une
langue pour les produire et les interpréter. Ils entrent bien dans la sémiologie comme
systèmes en relation avec la langue.
325 Pierce (Charles S.), 1978, «Ecrits sur le signe », textes rassemblés, traduits et commentés par Gérard Deledalle, Editions du Seuil, Paris p 246. 326 Benveniste «Problème de linguistique générale t 2 », p 43.
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Benveniste place l’humain au cœur d’un ensemble varié de systèmes de signes,
qu’ils soient du langage, de l’écriture, de la politesse, signes de reconnaissance ou
signes sociaux extérieurs, monétaires etc. Ce qui les spécifie comme systèmes de signes
est leur faculté à produire une signification par «unités de signifiance »327 et cela suffit.
Ainsi avec les linguistes,Benveniste (p52-tome 2) définit les critères révélant un
système de signes :
- posséder, - un mode opératoire (vue, ouïe…)
- recouvrir un domaine de validité, où il sera reconnu et où il
s’imposera
- présenter une caractéristique en nature et en nombre de ses signes
- présenter également un fonctionnement type,(relations d’union et de
distinction inter signes
- ne pas présenter de redondance du signe entre systèmes sémiotiques
malgré identité de forme d’un système à l’autre, (importe seule la
fonction interne du signe dans son système)
- ne pas pouvoir convertir les systèmes sémiotiques entre eux (en cas
d’unités signifiantes différentes, les systèmes sémiotiques ne sont
pas convertibles entre eux)
- enfin pouvoir mettre en relation par un rapport sémiologique deux
systèmes sémiotiques, appartenant à un même système culturel et en
définir les systèmes interprétant et le système interprété.
Seule la langue peut être l’interprétant de tous les systèmes sémiotiques. Benveniste
précise une typologie des relations entretenues entre les systèmes : soit ils s’engendrent,
soit ils se dérivent, soit ils sont dans une relation d’interprétance ou d’homologie.
Le discours doit être compris. Le sémiotique doit être reconnu. La langue s’articule
dans ces deux champs, celui du sémiotique et du sémantique. La sémiologie englobe les
deux champs. En passant du signe à la phrase, on change de domaine, on passe du
sémiotique au sémantique.
327 Benveniste «Problème de linguistique générale t 2 », p 52.
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F/ Sémantique et position de la personne dans le discours
Voici une des clés de notre recherche. Précisons le positionnement de l’homme dans
son expérience de la langue. Grâce aux pronoms, nous commençons à cerner le
problème du langage.
Le signe privilégié de la personne dans le discours est le pronom personnel. Il est au
cœur du problème du langage et donc de la langue. Les pronoms, instances du discours,
sont des actes, discrets (au sens d’isolable, identifiable), uniques, qui actualisent la
langue en parole. Instances du discours, ils n’en appartiennent pas moins à la syntaxe de
la langue. On en donne ordinairement trois dénominations : « je », «tu », «il ». (cf
tableau p 209)
La personne est trans-portée dans le discours
Nous l’abordons plus précisément au chapitre V, (p 178) avec Arendt, c’est
seulement au travers de «je » et de «tu » qu’apparaît la personne. C’est ce que nous
nommons l’individu dans le chapitre sur l’action et que nous plaçons dans la zone III
du tableau 1 de la relation «je» / «autre » (cf p 189). « Je » appartient à un énoncé qui
peut être catégorisé comme entrant dans la «pragmatique». Cette typologie du langage
qui parle du signe et de celui qui en fait usage. La seule réalité à laquelle se réfère «je »
et «tu » est celle du discours. Lorsque «je » est prononcé, le processus est bien celui
d’individualisation, c’est-à-dire de la révélation de la personne dans la relation à un
autre «je » auquel «je » s’adresse en disant «tu ».
Ni «je », ni «tu » ne sont des objets. Ils n’ont de valeur que dans une instance de
discours où ils se produisent. L’idée que l’action est quelque chose qui transporte est ici
pertinente. Les signes «je » et «tu », prononcés (c’est-à-dire mis en acte), se laissent
traverser et révèlent l’individu dans son unicité. « Je » ne renvoie pas à une classe
référentielle plus large que la personne qui le prononce. « Je » et «tu » n’ont d’autre
réalité que celle du discours dans lequel ils apparaissent. « « Je » signifie «la personne
qui énonce la présente instance de discours contenant «je » »328.
Dans le chapitre concernant l’action, nous sommes en accord avec ce qui vient d’être
dit. En effet, nous pourrions considérer le tableau1 sur la relation «je » / «autre » comme
en décalage avec la perspective linguistique que nous venons de décrire. On pourrait
328 Benveniste tome 1 p 152.
224
objecter que la zone III du tableau 1 détermine le domaine de l’action alors que la zone
IV correspond au domaine de la parole.
Cependant, nous pensons que, dans la logique des sujets, le positionnement de «je »
et de «tu » se situe bien dans la colonne verticale du tableau en «je » et non pas dans la
colonne «autre », zone IV. Car «tu », considéré comme un «je » identique à l’être
profond du «moi »et reconnu chez autrui, ne désigne pas un autre, mais un
«même ». C’est pourquoi, dans l’énonciation des pronoms «je » et «tu », nous
retrouvons le domaine de l’acte. Ainsi, prononcer «je » ou «tu » est fondamentalement
une action de transport de la personne, il s’agit bien de la zone III, où le sujet est
présent dans l’acte. La zone IV du tableau 1 désigne le troisième pronom «il », dans
lequel aucune référence à la personne n’est faite. Le «je » est absent de la relation «je » /
«autre » qui se vit au présent.
G/ Le rôle des pronoms « je » et « tu »
Dans la situation de communication, l’indicateur «je » réfère à celui qui parle et, vu
de l’extérieur, le même locuteur qui utilise «je » dans son discours est stable et est
toujours la même personne. Celui qui entend le «je » qui se reproduit le perçoit comme
le même.
Celui qui parle en «je » se réalise chaque fois de manière différente, puisque c’est un
moment nouveau à chaque fois, il réalise son insertion en tant que personne dans le
monde. La position de Arendt concernant «l’action » sur le champ philosophique et
celle de Benveniste concernant l’usage des pronoms «je » et «tu »sur le champ de la
linguistique se rencontrent ici. Pour le linguiste, l’énonciation du «je » «est
l’actualisation d’une expérience essentielle, dont on ne conçoit pas que l’instrument
puisse jamais manquer à une langue. » 329.
Benvéniste précise, au sujet des pronoms et principalement du «je », qu’il s’agit
d’une dialectique singulière de la subjectivité réalisée dans le discours. Le système
commun de la langue à tous les membres d’une communauté linguistique devient la
propriété individuelle de celui qui l’utilise dans le langage. Si la base est commune,
l’usage de la langue est unique. Il se rapporte à chaque personne qui se réalise
individuellement et progressivement dans le temps.
329 Benveniste tome 2 p 68.
225
D’autres signes linguistiques ont cette caractéristique du discours, comme les
«déictiques ». Ils désignent avec précision ou insistance, une situation. Ou bien ils
renvoient à la situation spatio-temporelle du locuteur. Ou encore, ils réfèrent au locuteur
lui-même. Comme le fait Peirce, Benveniste place les pronoms démonstratifs dans la
catégorie des formes linguistiques qui n’existent qu’en fonction du discours en action.
Comme les déictiques, les démonstratifs situent la personne au centre du discours. Les
déictiques désignent l’espace dans lequel la personne évolue.
Dans sa théorie de la personne verbale, Benveniste fait apparaître une structure en
opposant entre elles les catégories de personnes :
Première catégorie : « celui qui parle ».
Deuxième catégorie : « celui à qui on s’adresse »
Troisième catégorie : « celui qui est absent ».
Dans les deux premières formes, on trouve à la fois les personnes impliquées et un
discours à propos ou de celui qui parle ou de celui dont parle la première personne.
Nous sommes toujours dans la relation «je-tu ». « Tu » est nécessairement désigné par
«je » et ne peut être pensé hors d’une situation posée à partir de «je ». Les deux
premières formes indiquent l’implication de «je » parlant du «moi » ou de «je » posant
un prédicat pour «tu ».
« Il » nie la personne
Pour la troisième personne, on a bien un prédicat, mais il est posé en dehors de la
relation «je-tu ». La troisième forme énonce quelque chose ou dit quelque chose sur
quelqu’un. Elle n’est pas une personne, c’est cette forme nominale qui a la fonction
d’exprimer la «non-personne ». Certaines langues n’ont pas cette forme de « non-
personne », elle peut être remplacée par une forme impersonnelle. La troisième forme
nominale sert lorsque la personne n’est pas désignée. « Il » peut correspondre à une
infinité de sujets comme à aucun. « Je » et «tu » au contraire, n’en désignent qu’une
seule, le sujet parlant. Tandis que «il» ne désigne personne, «je » et «tu » peuvent
s’inverser. Le «moi », désigné par «je », peut devenir un «tu ». Si «je » se pense. « Il »,
forme du sujet impersonnel, peut se rencontrer lorsque l’on veut, soit soustraire
quelqu’un de présent de la relation «je-tu » ou «nous » ou «vous », soit l’éloigner de la
relation de communication. « Il » fait passer l’interlocuteur de sa condition de personne
226
à celle de statut social330, ainsi le respect peut être marqué par la troisième personne. Il
peut aussi marquer le mépris en sortant la personne de sa condition d’être humain et
exprimer un objet de la communication. Ainsi, «il » sort-il la personne de la relation
d’homme à homme.
La définition courante de la deuxième personne est celle de la personne à laquelle la
première s’adresse. Mais cet usage n’est pas le seul, et la deuxième personne peut
parfois prendre une forme impersonnelle comme dans l’exemple suivant : « Un jour ici,
un autre là, vous ne savez plus où donner de la tête. » « Vous » a valeur de «on ».
Les formes pronominales
Les premières formes, «tu » et «nous », désignent toutes les personnes en dehors de
«je » que «je » se représente. Elles désignent toujours une personne qui est soit interne
au processus de l’énonciation, soit externe. Lorsque «je » est externe, alors «je » sors
du moi pour entrer en relation avec un autre être vivant, «tu » qui devient une personne-
non-je ou quasi-personne. La relation de «je » à «tu » sous la forme du couple «je/tu »,
marque alors l’opposition «je / tu », comme l’opposition «personne «je » à «personne
non-je ». Il s’agit néanmoins toujours d’une relation humaine.
Ce couple «je/ tu » s’oppose à la non-personne qui est désignée par «il ». On sort de
la relation humaine au sens où nous l’avons énoncée comme intimité ou authenticité des
êtres entre eux, pour aller vers une relation de communication.
III. Pragmatique et énonciation
A/ Du «je » au «nous », du «tu » au «vous »
En ce qui concerne les formes plurielles correspondant aux formes singulières
(subjective «je » et inter-subjective «tu » ), nous retrouvons les mêmes oppositions entre
personnes ; et non-personnes. Cependant le passage de la personne du singulier à la
personne du pluriel est un processus complexe.
Nous avons vu plus haut que la forme nominale singulière désignait l’unicité de la
personne, nous ne saurions, par conséquent, penser la pluralisation de la subjectivité
comme une multiplication de «je ». Il ne s’agit pas de cela en effet, mais d’un processus
de jonction entre «je » et «non-je ». Unir un «je » à un autre «je », qui n’est pas le
premier dont on parle, c’est réunir deux (ou plusieurs) subjectivités. Ce processus n’est
330 Nous considérons ce moment comme un processus d’objectivation et d’exclusion du sujet, cela correspond à la zone IV, des tableaux 1 et 2 de la relation « je / autre ». cf p 189 et 201.
227
pas équivalent à celui de multiplication qui ne peut s’appliquer que dans une logique
d’objets et non dans celle des sujets.
B/ Complexité du «nous »
« Dans «nous », c’est toujours «je » qui prédomine puisqu’il n’y a de «nous » qu’à
partir de «je », et ce «je » s’assujettit l’élément «non-je » de par sa qualité
transcendante. La personne du «je » est constitutive du «nous ». 331
« Nous » exprime deux valeurs « moi+vous » (zone III, du tableau 1) et « moi+eux »
( zone IV du tableau 1). Se pose alors le même problème de typologie de relation
qu’entre la première personne et la deuxième et la première personne et la troisième.
Les deux pluralisations de la première personne conjoignent des termes opposés.
Le pluriel exclusif (moi+eux) conjoint la forme personnelle (personne- « je ») à celle
impersonnelle (non-personne). Ce processus correspond à une «capacité de maintien
d’une forme constituée » et peut être l’indicateur du processus opératoire défini dans le
tableau 2 zone IV, c’est-à-dire à l’opération corrélative. Le «nous » sort de la relation de
personne à personne vécue dans l’intimité de l’action présente et parle d’un autre vécu,
d’un ailleurs avec d’autres individus dont les subjectivités restent inconnues du groupe
présent dans l’action. Nous ne suivons pas tout à fait Benveniste lorsqu’il parle de
corrélation de personnes et de corrélation de subjectivités. Il n’y a correlativité que dans
une opération corrélative. Elle ne peut concerner que des individus et non des
subjectivités qui elles correspondent à l’opération réciproque (zone III du tableau 2).
Rappelons que nous distinguons sujet et individu. L’individu se relie aux autres, par la
conversation, la parole est obligatoire ; ainsi le sujet se présente-t-il à autrui et n’est pas
seulement présenté par lui)
Lorsqu’il s’agit d’inter-subjectivité, de transcendance du «je », nous préférons parler
de mode opératoire réciproque en ce qui concerne la structure collective. Mais que
pouvons nous en dire concernant l’organisation qui rassemble des « je » ? Benveniste
décrit le pluriel inclusif (moi+vous ) ou (moi+tu) qui, nous explique-t-il, implique un
««je » dilaté », qui s’étale au-delà de la personne avec une frontière floue. Mais il ne dit
rien de cette globalité dans laquelle se conjoignent les «je ». Il les décrit seulement
comme un dépassement et une amplification du «je », dans le «nous » de majesté, une
331 Benveniste tome 1 p 233.
228
diffusion du «je » dans une généralité avec le «nous » d’orateur ou d’auteur, réduisant le
«je » trop affirmé et lui donnant une position plus vague et diffuse.
Nous pensons que le processus mis en œuvre dans cette «dilatation » de la
subjectivité, et indiqué par la forme «nous », correspond à «la capacité constituante »
du processus opératoire. Elle est issue d’une dynamique intégrante de la personne dans
sa langue. Nous pouvons donc supposer que certains signes, comme ces types de
pronoms personnels, peuvent être des indicateurs de la constitution d’un groupe de
sujets. Au-delà de la forme, le sens est donné implicitement. Peut-être pourrions-nous
parler de transparence du signe332, qui révèle un niveau implicite. Nous pensons que
cette forme pronominale prend sa force symbolique lorsqu’elle s’implique dans le
verbe. Avec Peirce, nous verrons au chapitre VII que le verbe porte la fonction
symbolique que nous présentons à la page 251.
Ainsi, retrouvons-nous la relation de la forme et du sens, de l’intégrant et du
constituant selon la théorie générale de Benveniste ( Problèmes de linguistique générale
p 218-220). Certains signes linguistiques, comme les formes inclusives de «nous », font
émerger, dans le moment de l’énonciation, un sens implicitement reconnu de tous les
membres communicants du groupe. Nous utilisons ces indicateurs spécifiques comme
des clés de lecture des processus de structuration du groupe. 333
Notre hypothèse est de penser la co-construction du groupe comme l’émergence
implicite d’une subjectivité collective. C’est un acte d’énonciation, c’est-à-dire une
action dont l’indicateur est l’apparition, dans le discours, d’un «nous » inclusif au sens
de Benveniste : «Je + tu », et «je + vous ». Ce signe particulier est transparent à
l’ensemble des membres du groupe, c’est-à-dire qu’il révèle implicitement la
structuration du groupe à l’insu de ses membres.
Mais revenons sur l’acte d’énonciation, qui est la mise en œuvre de la langue par un
individu. Le discours n’en est que sa manifestation. Il peut être repéré avec Benveniste
trois types d’étude de l’énonciation : la première, la phonétique se préoccupe des sons
émis. Elle procède par généralisation des actes individuels et gomme les particularités
de l’utilisation des sons. La seconde étude porte sur le sens qui se forme dans les mots.
Elle débouche sur une théorie très formalisée, une syntaxe qui se propose de remonter
332 Nous référons à François Récanati, dans «La transparence et l ‘énonciation, pour introduire à la pragmatique », qui montre avec clarté comment un signe transparent peut livrer un signifié implicite. 333 Référence au travail sur les «nous » p 476 chapitre XIV.
229
au fonctionnement de l’esprit. Mais laissons là les deux premières formes pour ne nous
intéresser qu’à la troisième approche qui est celle de Benvéniste. Elle se propose de
rester au plus prêt de l’acte individuel d’énonciation en gardant présents à l’esprit les
principes de base suivants :
- « un acte d’énonciation est explicite ou implicite.
- une allocution postule la présence d’un locuteur et d’un co-locuteur. (nous
préférons interlocuteur pour plus de cohérence avec le principe d’interaction).
- une énonciation, suppose un «autre », quel que soit son degré de présence.
- une énonciation exprime un certain rapport au monde. L’individu s’approprie la
langue.
- enfin une énonciation est conditionnée par le besoin, pour le locuteur d’une part, de
référer à un champ culturel et, pour l’allocutaire d’autre part, de co-référer au même
champ. »
C/ Les indices pragmatiques
La perspective pragmatique porte sur les processus liés à cette nécessité de co-
référer. Les indicateurs de personnes montrent les références internes, c’est-à-dire la
situation de référence du sujet à sa langue, à la manière qu’il a de se l’approprier.
- Ainsi les pronoms «je », «tu » sont-ils des signes dont le champ de référence est le
sujet.
- Les démonstratifs fonctionnent de la même manière mais ne portent que sur des
objets individuels précis comme des lieux, des moments, des choses. Ils n’ont de sens
que dans et par l’énonciation.
Le temps des verbes est aussi important. Lorsque le locuteur s’exprime au présent, ce
temps coïncide avec celui de l’énonciation. L’emploi des temps présent, passé, futur fait
partie des indicateurs de références que nous devons traiter dans une approche
pragmatique des situations de communication. L’emploi du subjonctif indique la
position de doute, de supposition ou d’indécision du locuteur dans l’énonciation.
Les formes syntaxiques sont, elles aussi, des indices référentiels, car elles renvoient à la
situation dans le hic et nunc de la relation d’allocution. Les formes interrogatives et
impératives prennent toute leur force dans le jeu entre l’énonciateur et l’autre.
230
Nous retiendrons certaines formes assertives comme «oui » et «non » qui sont
intimement liées à l’énonciation, car elles référent à la position de l’énonciateur dans la
proposition énoncée. Il refuse d’asserter.
D/ Structure sociale et langue
Interrogeons-nous sur la relation que des structures sociales entretiennent avec la
langue. D’après Benveniste, 334 le débat est toujours en cours entre divers auteurs : d’un
côté, certains conçoivent qu’on devrait penser langue et société indépendamment, que
leur structures ne coïncident pas. D’autres auteurs voient des coïncidences évidentes
entre les structures, mais on peut trouver trop archaïque ce type de comparaison. Nous
pensons avec Benvéniste qu’il n’est pas très pertinent de vouloir comparer les
structures. On peut toutefois le suivre lorsqu’il s’agit de poser un double regard sur la
question.
D’abord, on considère le côté historique et il est préférable de parler au pluriel des
sociétés des langues ; ensuite, on peut distinguer la société comme fondamentalement la
condition de survie de l’humanité. Il en va de même pour la langue qui, reconnue
comme système englobant de significations, conditionne la communication des hommes
entre eux et par conséquent leur survie.
L’une et l’autre sont des réalités inconscientes, héritage immémorial de la conscience
humaine. Elles ne se modifient pas sur le fond, même si l’homme peut en modifier la
forme (société) ou les unités de signification (langue), le principe de fonctionnement des
deux systèmes, social ou linguistique, reste inchangé. Néanmoins la langue englobe la
société, elle est son principe unitaire, elle lui donne une permanence, un moyen
d’analyse d’elle-même, et c’est la seule instance qui soit capable de décrire la société et
de se décrire elle-même.
La langue peut transformer en signe toute expérience, y compris la sienne propre.
Elle est aussi l’instrument de la conceptualisation, de la description du monde réel et de
l’expérience humaine. Elle permet de poser paradoxalement trois instances en même
temps :
- la personne face à une autre personne : « parler à ».
- la personne face à une non-personne : « parler de »
334 Benveniste, 1966, P92.
231
La personne en tant que personne dans la société, participant à la société, acteur de
celle-ci : « parler »
En tant que pratique sociale, nous étudions la langue dans son aspect révélateur de
l’implication pratique de l’individu dans son discours. Les indicateurs de cette pratique
sont les référenciations spécifiques des termes généraux, les connotations apportées à un
lexique commun qu’on modifie en donnant de nouvelles valeurs aux termes qui
circulent.
E/ Pragmatique et référence
Rechercher les indices de ce que Ghiglione nomme « la co-construction de la
référence »335 est une bonne approche des situations de communication. Les modèles de
la communication construits sur le classique triangle : Emetteur—Message—Récepteur
ne prennent pas en compte l’interlocution des personnes, ni les raisons et les modalités
de la communication. Avec Ghiglione, il est défini une potentialité de communication
qui met en jeu un espace et un temps définis entre deux, ou plusieurs interlocuteurs. Cet
espace est réservé à la construction d’un monde possible. Y sont présents des enjeux,
des stratégies personnelles. Chaque interlocuteur utilisera son potentiel en tenant
compte des événements de la situation vécue dans le hic et nunc. De ces négociations,
des réflexions sur l’interlocution elle-même, sortira une référence commune.
Elle est liée à la circulation, dans l’entre-deux de l’interlocution, des signes
appartenant aux deux instances intra-locuteur et inter-locuteur. Ces deux instances
pourraient être rapidement posées pour l’intra-locuteur, comme ce qui concerne le déjà
là, le connu tiré de l’expérience individuelle et, pour l’inter-locuteur, comme ce qui
n’est encore qu’à l’état d’interrogation du monde. Pour que cet espace soit investi
réellement et non pas uniquement potentiellement par les interlocuteurs, il faut entrer
dans le mode conversationnel, c’est-à-dire dans la parole en acte, dans le jeu de
l’énonciation. Le passage dans l’action permet la validation ou la non-validation des
énoncés ; Ainsi, dans l’énonciation, le référent commun se construit-il.
Il s’agit d’opérations336 qui pourraient être nommées, comme le fait H.P. Grice
d’ailleurs, des coopérations. Le mode conversationnel de l’échange a ceci de particulier
335 Ghiglione Rodolphe, 1990, « Traité de psychologie cognitive 3 »p 211. 336 Ne retrouvons-nous pas ici, certes dans le champ de la pragmatique, une conception analogiquement proche des opérations et coopérations cognitives décrites par Piaget , dans les « Etudes sociologiques », cf chapitre II p 92, les règles collectives de la pensée.
232
qu’il se construit dans un contexte spatio-temporel limité et mobilise l’énergie de
chaque participant vers un effort coopératif.
Rappelons qu’en pragmatique contemporaine, pour que la communication ait lieu, il
faut que s’applique le principe de la reconnaissance de l’intentionnalité du discours. Il
ne suffit pas en effet qu’un contenu soit communiqué pour qu’il le soit, encore faut-il
que soit communiqué, en même temps que le contenu, le fait que ce contenu est
communiqué intentionnellement. Cette réflexivité est caractéristique de la
communication intentionnelle. Il s’agit du même acte de communication. On ne peut, en
effet, entrer dans une conversation sans montrer qu’on y entre. En même temps que
l’énoncé, est indiqué le statut de ce qui est dit. C’est ce que Récanati, après Grice,
nomme « le concept d’implication pragmatique»337 ou les « implicatures ». Prenons un
exemple simple d’implication pragmatique. Si Pierre dit : « La nuit vient de tomber. »,
cela implique que Pierre a de bonnes raisons de croire que la nuit est tombée : car soit il
est dans le noir, soit il a vu se coucher le soleil, soit on lui a dit, soit il a regardé l’heure
et l’a déduit du calendrier, etc. Si un sujet S affirme (forme assertive) une proposition p
, alors S a des raisons de penser p. De plus, S laisse entendre qu’il croit ce qu’il dit.
L’implication pragmatique indique donc les deux éléments : 1)l’implication du sujet
dans ce qu’il dit ; 2) le « laisser entendre » que le sujet croit ce qu’il dit. Mais il existe
des modèles beaucoup plus complexes d’implication pragmatique. Ce sont les
« implications conversationnelles ». Cela intéresse directement notre recherche puisque
nous interrogeons des situations d’échanges dont la forme est celle d’une conversation. 338 Il s’y joue aussi des complexifications de contextes.
Considérons la conversation comme une activité logiquement menée à son terme,
chaque échange étant tout à la fois cause et effet d’autres échanges. Chaque membre du
groupe doit avoir une idée de la direction que doit prendre la conversation, même si le
but n’est pas explicite, il existe une sorte de statut quo entre les participants qui donne
une finalité à la réunion qui semble mutuellement acceptée. Ainsi les échanges qui
mènent dans la « bonne direction » sont-ils conservés ; les autres sont évacués de la
337 Récanati, 1979, « La transparence et l’énonciation » p 183. 338 Pour les deux groupes observés, même s’il peut y avoir un ordre du jour et un horaire précis de réunion, il s’avère que les discussions partent librement vers des sujets qui intéressent une ou deux personnes du groupe, puis chacun parle comme bon lui semble. Parmi l’ensemble des communications enregistrées aucune ne s’est déroulée dans le temps qui lui était normalement imparti.
233
discussion. Cela peut se rapprocher de ce que François Récanati identifie chez Grice
comme « un principe général de coopération ».
Cette idée d’exigence de certaines règles de fonctionnement des échanges nous
renvoie à Carl Rogers qui, en éclairant les relations entre les participants d’un groupe,
pose un certain nombre de fonctionnements de base de la relation. Il ne s’agit pas
directement d’étude pragmatique chez Rogers. Néanmoins, même si nous passons dans
un champ théorique différent, ne sommes-nous pas en droit de penser qu’à l’intérieur
d’un même paradigme, celui de constructivisme, nous pouvons renvoyer
analogiquement à des champs de recherche complémentaires ?
Nous pensons que les règles de base, exposées par Rogers, sont plus fondamentales
et renvoient à des postures plus globales que les catégories (Quantité, Qualité, Relation
et Modalité) de Grice. Le modèle conversationnel de Grice est intéressant puisqu’il
permet de rendre compte du fonctionnement des inférences, mais nous lui préférons une
schématisation plus souple et plus riche à la fois qui reste plus proche de notre
observation.
Les règles de base de Rogers visent, elles aussi, la même finalité : celle de rendre
possible la communication. Elles vont plus loin qu’une simple catégorisation par trop
mécanique de la conversation. La personne toute entière est prise en compte chez
Rogers, aussi pensons-nous enrichir l’approche pragmatique par cette approche.339 de la
psychologie existentialiste. Bien entendu, toute classification a une valeur de
distinction, nous ne le négligeons pas et c’est pourquoi nous utilisons après Grice, le
travail de Récanati, pour interpréter le corpus. Rappelons rapidement les deux principes
fondamentaux qui, tout en fondant un climat de liberté démocratique340, permettent les
échanges et l’apprentissage au sein d’un groupe restreint.
Le premier est « La congruence », qui signifie être authentiquement en accord avec
soi-même, avec ses propres sentiments et être capable de les repérer en situation. Ce qui
s’échange alors, ce sont des subjectivités. Dans le moment de l’échange, au delà de son
rôle social, la personne est authentiquement présente à ses propres ressentis. Un
rapprochement, en mode mineur, peut être tenté entre cette authenticité de l’être dans
l’échange et l’accord entre le contenu et l’intention de communication de l’énoncé
339 Rogers (Carl R.), 1976, « Liberté pour apprendre », Dunod, Bordas, p 104. 340 Habermas ne parle-t-il pas de principe de la démocratie qui garantit la possibilité, par le langage, de créer un univers de communication entre les hommes.
234
décrit dans l’implication conversationnelle. S’il y avait contradiction paradigmatique, la
conversation serait interrompue. Cela peut arriver, mais le registre de l’échange ne serait
plus une conversation libre.
Le second principe, celui de confiance, décrit l’attitude du sujet qui prend en
considération la subjectivité d’autrui. L’autre est accepté inconditionnellement en tant
que personne et ce qu’il exprime est a priori accepté comme étant sincère et respectable.
On peut, là encore à un degré moindre et dans le champ restreint de l’énonciation,
retrouver le principe de « présomption du respect des règles » 341qui régit l’implication
conversationnelle. De ces deux règles essentielles, découle l’attitude empathique
décrite par Rogers et bien souvent préconisée dans les milieux socio-éducatifs dans les
années 1970. Les comportements de qualité qui en sont issus sont les conditions
favorisantes de l’apprentissage des individus et de la structuration d’un groupe.
Mais revenons au champ de la pragmatique considérée comme une méthode plus
qu’une théorie. Elle consiste à vivre nos pensées en action, nos idées par leurs effets
dans la réalité. Les significations sont construites dans l’énonciation, objets
dynamiques, elles traversent les signes, leur expérience renouvelée permet d’établir des
lois qui forment des référents contextuels renforçant la possibilité de communication.
Dans le chapitre sur l’action, nous avons fait un détour philosophique grâce aux
notions d’acte, de subjectivité, d’altérité, de transcendance. Nous retrouvons ces
données fondamentales dans le champ de la pragmatique. Notre recherche se situe d’une
part, dans la lignée du travail de Peirce, de Bateson et de Watzlawick, lorsqu’il s’agit de
repérer l’élaboration de mondes possibles dans l’interlocution observée. D’autre part,
elle se situe aussi dans la perspective de Benveniste, de Récanati, et de Grice, lorsqu’il
s’agit d’analyser un langage naturel qui renvoie aux actes de parole et aux implications
des acteurs dans l’énonciation. Notre approche veut interroger le lien entre l’énoncé et
l’interlocution, c’est-à-dire que nous considèrerons la pragmatique comme intégrée dans
la sémiotique. Nous ne pouvons envisager la pensée hors du langage et donc de
l’énonciation.
Revenons au tableau de la relation « je » / « autre » que nous avons inscrit dans une
dialogique de l’objet et du sujet, cf p 189 et p 201. Dans la zone I du tableau 1 de la
relation « je / autre », l’expérience du sujet avec l’objet est incommunicable. Cela
341 Récanati, 1979, « La transparence et l’énonciation » p 188
235
désigne un champ dans lequel sont repérées des «notions primitives » prélangagières. 342Mais il faut bien utiliser la langue pour désigner une chose, même si celle-ci est
supposée ne pas être de nature langagière.
La logique des objets renvoie à deux types d’opérations effectuées sur ces notions
primitives, et le résultat de ces opérations est dit « objet logique » ou « prédicat ». Les
fonctions désignent soit un « faisceau d’aspects » de cet objet, soit un « champ
d’application » du prédicat. Lorsqu’il s’agit de la première opération, on désigne alors
un NOM d’objet, lorsqu’il s’agit de la seconde, on désigne alors un VERBE, qui porte
sur la fonction d’être ou ne pas être. Contrairement à l’objet qui ne peut qu’être avec ses
propriétés, ses relations aux autres et ses modalités d’être dans l’action, le VERBE se
rapporte à la manière d’être ou pas dans son champ d’application. Nous faisons
correspondre les deux premiers mondes de Peirce à ses deux catégories de fonction
langagière vis à vis des notions primitives. Le monde I ou priméité correspond à la
fonction d’immédiateté d’unicité des objets, c’est un champ ou les contraires n’existent
pas, le NOM désigne la raison d’être de l’objet désigné. C’est le champ de l’objet
immédiat chez Peirce. Le monde II ou secondéité correspond à cette fonction
prédicative du VERBE, c’est-à-dire à l’objet dynamique. On a la possibilité de poser le
contraire d’une chose, de penser sa forme négative puisqu’une chose entre ou n’entre
pas dans le champ d’application d’un prédicat. Ainsi en logique, on distingue les
concepts qui ont pour indicateurs les NOMS et les fonctions prédicatives qui sont
désignées par les VERBES.
La logique des sujets renvoie toujours à une relation de l’énoncé avec son
énonciateur. Il y a donc d’un côté un état de chose, un contenu, et de l’autre, la croyance
d’un individu qui énonce cette chose. C’est le positionnement du sujet dans son acte
d’énonciation qui sera défini, son degré d’engagement, ses intentions et son
interprétation vis à vis du contenu de l’énonciation. Les contextes de référence seront
l’objet d’un travail particulier qui les mettra en relation avec les fonctions prédicatives
des syntagmes verbaux. Le signe ne fait signe que pour le sujet qui l’émet ou le reçoit.
La construction de la subjectivité, de l’ego, passe par l’énonciation d’un « je ». Par elle,
le sujet prend toute son existence dans le monde. Il n’existe de pensée intérieure qu’en
342 En cela nous renvoyons à Jean-Blaise Grize, ( 1996), « Logique naturelle et communications » ( p 82-96) qui construit sa logique naturelle autour de l’idée qu’il faut un matériau de base pour élaborer un champ d’étude théorique. Il s’agit donc de postuler de l’existence de « notions primitives » à partir desquelles un système cohérent peut être élaboré. Ces notions initiales sont elles-mêmes issues de préconstruits culturels, mais de nature prélangagière.
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relation avec le langage qui l’exprime. Cette position relève de la distinction peircienne
entre «token » et «type ». « L’occurrence » de l’expression « je » est son énonciation
sonore dans la conversation (ou l’écriture du mot sur la feuille de retranscription dans
cet ouvrage), mais le « type » auquel renvoie cette apparition localisée et datée
précisément, est la subjectivité de la personne réelle qui s’exprime. C’est-à-dire ce qui
fait d’elle un être humain reconnu dans une communauté humaine.
F/ Les contextes de l’énonciation
La pragmatique à laquelle nous faisons référence est celle qui porte sur les symboles
indexicaux, celle que Armengaud 343appelle la pragmatique de premier degré. Ainsi
traitons nous d’abord notre corpus par le biais de l’indice, celui qui renvoie sans le
décrire, à un autre objet. Puis nous traitons du contexte de l’énonciation. L’occurrence
d’un énoncé ne pouvant prendre sens qu’en lien avec le contexte pragmatique dans
lequel il advient. Notre analyse porte sur les relations entre les occurrences et leur
contexte. Nous interrogeons les interlocuteurs, les temps de l’énonciation, les lieux…
Cela concerne donc le « contexte existentiel ». Nous regardons également le rôle des
acteurs dans la discussion et la logique qui peut être repérée au fil du discours. Nous
montrons quelques règles logiques de la conversation. (les actions de proposer,
d’objecter, d’interroger, de répondre, d’interrompre, d’être plus ou moins sujet de son
acte de parole). Un autre contexte peut être pris en compte, le «contexte
présuppositionnel épistémique », celui des croyances individuelles de chaque membre
du groupe, le déjà là en quelque sorte et auquel chacun se réfère. 344Nous portons
l’attention également sur l’évolution de ces croyances au cours de la discussion.
Pouvons-nous repérer un sens opératoire de ces croyances qui se co-construisent,
sont partagées et communiquées entre les membres du groupe ? Pouvons-nous montrer
ce processus dans l’élaboration d’une décision collective ? Quel est le lien avec une
construction épistémique collective ? L’acte de parole est, comme l’acte de pensée,
individuel. Pourtant la construction d’un langage minimum commun dans l’échange ne
peut-il pas laisser supposer une pensée interactive et co-construite et par conséquent des
343 Armengaud (Françoise), 1985, « La pragmatique », PUF, Paris, p 49. 344 Jean-Blaise Grize (1996) parle de «Pré-Construit-Culturel ». Nous sommes proche de cette idée lorsque nous renvoyons au contexte épistémique. Le référent est bien ce cadre dans lequel s’insère la discussion. Ce cadre est indispensable au discours, il est évidemment de nature cognitive, les opérations d’assimilation et accommodation le sous-tendent. Il est aussi imprégné d’un système de valeurs qui permet la pertinence de l’inférence. C’est-à-dire, qui permet le choix naturel entre les diverses significations possibles des indices échangés. Le P.C.C. doit reposer sur un minimum commun de préconstruits entre les membres du groupe.
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repérages possibles de processus opératoires dans une logique de construction, de
structuration?
Un dernier contexte, celui que nous appelons « contexte institutionnel », entre en jeu
dans la discussion. Il s’agit du cadre officiel et de ce qu’il détermine comme ce qui est
autorisé à dire dans ce lieu et à ce moment et ce qui ne l’est pas. Les groupes étudiés
sont bien évidemment intéressés par cet aspect contextuel car les organisations
représentées par les acteurs des deux groupes ont des règles différentes de celles qui se
jouent dans les situations d’échanges. La référence au contexte institutionnel permet la
montée en niveau logique n+1 par rapport à la situation vécue. Il semble que cela soit
tout à fait structurant pour les groupes. Plus on retrouve, dans les propositions,
l’énonciation consciente de ce type de contexte, plus le groupe se vit dans le présent
comme entité propre et affermit son identité.
Cela reviendrait-il à dire que plus le travail sur la limite externe, celui des recadrages,
est riche, plus il permet d’augmenter la variété du système, renforçant par là-même sa
structuration, son identité ? Ce qui se joue en externe renvoie immanquablement à
l’interne, ce qu’en saisit le chercheur est ce qui exprime ce moment. Pour comprendre
cet état du système, il faut alors que lui-même ait accès aux divers contextes de cette
énonciation. Or, notre appartenance au monde humain, doit nous défaire de l’illusion de
connaître cet « être-social » que nous tentons de saisir. La connaissance que nous en
avons ne peut, par le fait même d’appartenir à l’humanité, qu’en être imparfaite et
incomplète.
Mais cela ne doit pas nous empêcher de chercher à élucider cette contingence des
phénomènes. Agir permet de reculer les limites des connaissances, puisque, comme le
dit Jean-Pierre Dupuy « Les limites de l’action sont la contre partie des limites de la
connaissance. »345 Le contingent est ce qui, étymologiquement, signifie un événement
susceptible de se produire ou non, il signifie également « la contribution », c’est-à-dire
la part qui revient à chacun dans la collaboration à une œuvre commune. L’étude du
fortuit doit donc participer sans aucun doute à l’élaboration de cette œuvre commune.
Avec Henri Atlan, nous concluons ce chapitre et faisons la transition avec le chapitre
suivant. Il écrit très justement ceci : « L’idée d’une nature unique produisant ces deux
sortes de mondes ou de réalités, mais à laquelle nous n’avons jamais accès
345 Dupuy et Dumonchel, « L’enfer des choses », p 136.
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qu’indirectement - soit par la pensée, soit par la perception -, permet d’imaginer de
façon purement théorique et, à la limite, vide de contenu d’expérience, leur unité
originelle qui serait responsable des rencontres qu’il nous arrive d’observer et de
provoquer. Peut-être la réalité malgré tout du possible- qui n’est pourtant pas réel mais
qui n’est pas non plus qu’imaginaire- est-elle à chercher en ce lieu qui, pour nous, n’en
est pas, origine unique de ce qui ne peut se dévoiler que par ces deux voies, notre
pensée et notre corps ; et nous sommes ainsi faits que nous ne pouvons en percevoir les
paysages que différents et irréductibles. »346
Lorsque nous évoquons, au chapitre suivant, la puissance de la fonction symbolique
comme une dynamique d’actualité et de potentialité, nous touchons là le cœur de la
contingence. Des événements sont révélés, d’autres pourraient l’être mais restent
seulement des possibles. La question du statut du possible entre dans un débat que bien
des philosophes n’ont pas réussi à trancher et que ne fait qu’effleurer notre propos. Mais
qu’une chose ne soit pas logiquement impossible ne fait pas d’elle l’unique réalité.
Seulement, l’événement actualisé est généralement le seul considéré comme réel. Au
fond, ne serait-il pas qu’un possible nécessaire tandis que l’événement fortuit ne serait
qu’une possibilité contingente ? C’est la connaissance que nous en avons a posteriori
qui lui donne ce statut de nécessité. Les conditions de la connaissance seraient, pour le
possible, une analyse répondant au principe de non-contradiction ; tandis que la
connaissance empirique de l’événement serait synthétique et a posteriori. Il n’empêche
que la possibilité qu’elle soit empirique ou logique est bien constituée de cette double
réalité.
346 Henri Atlan , 1986, « A tort et à raison », p 211.