chapitre ii dÉclaration prÉliminaire sur le droit d
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Chapitre II
DÉCLARATION PRÉLIMINAIRE
SUR LE DROIT D'AUTODÉTERMINATION
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Déclaration préliminaire
sur le droit d'autodétermination Discours prononcé à l'Assemblée générale,
le 24 novembre 1967
par M. François-Albert Angers.
Après les allocutions officielles, après le discours d'ouverture du Président de notre Commission générale d'organisation, après l 'adoption des règlements qui régiront le déroulement de cette Assemblée et de ses Comités, les Etats généraux du Canada français, en assemblée plénière, passent à l 'ordre du jour.
En ce moment solennel de notre histoire, le premier geste de cette assemblée doit être de formuler elle-même ses raisons et son principe de vie. Oeuvrant en effet en marge de la Constitution et pour réformer au besoin cette Constitution, tenant leur mandat directement d 'un suffrage populaire, les Etats généraux du Canada français tirent leur signification de leur organisation même; et il n 'appartient qu'à eux-mêmes de dire ce qu'ils sont et ce qu'ils veulent être. Cela doit donc être dit explicitement pour donner à nos délibérations futures tout leur sens.
Pourquoi êtes-vous ici ? Pourquoi avez-vous répondu à la convocation de cette Commission générale, dont le rôle n'a voulu être que d'organiser l'Assemblée elle-même sans préjuger d'aucune autre orientation ? Quel a été le sens de notre appel, auquel vous avez voulu correspondre ?
Nous, en tant que Commission d'organisation, nous avons essayé de traduire votre pensée profonde. Et vous nous avez répondu par votre travail et votre présence : c'est bien cela que nous voulons ! Il s'agit d'examiner la situation polit ique et constitutionnelle du groupe Franco-Canadien, et selon un mode qui permet de parler officiellement au nom du groupe. Cela s'impose en 1967, parce que depuis 200 ans que ce groupe a
été conquis et ainsi soustrait au gouvernement de la France pour passer sous régime colonial br i tannique, il n'a jamais vraiment participé aux décisions qui ont établi son statut politique et constitutionnel.
Au cours de ces deux cents ans cependant , il a sans cesse, et d 'une façon toujours plus intense, affirmé sa détermination de survivre comme collectivité, avec sa langue, ses institutions, ses lois propres. Et le conquérant d'alors a progressivement reconnu cette exigence par une succession de régimes constitutionnels dans lesquels il a élargi la mesure de liberté. A l'occasion du dernier de ces régimes constitutionnels, celui de 1867, il a lui-même proclamé que désormais il ne devait plus y avoir "ni vainqueurs, ni vaincus".
Pour tant — et c'est sur ce fait fondamental que s'appuie la présente convocation d'Etats généraux qui paraît si inusitée à plusieurs — jamais le peuple canadien-français n'a été consulté sur le régime poli t ique sous lequel il devait vivre. Toujours , aussi bien en 1867, il a reçu son régime constitutionnel par la volonté du conquérant . Depuis 1867, il a été appelé à participer d 'une façon plus active et plus réelle, quoique toujours dépendante du jeu de la majorité anglophone, aux décisions politiques prises dans le cadre consti tutionnel établi, mais en étant forcé de se soumettre d 'abord à ce cadre, qu'il lui plaise ou non; et même d'en subir les évolutions et les transformations selon les interprétations qu'en donnait la majorité anglophone.
Si donc cette Assemblée a été convoquée sous le nom d'Etats généraux, et selon des modalités qui lui per-
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met ten t d'utiliser ce nom, c'est qu'en l 'an 1967, le peuple canadien-français en est toujours à réclamer son droit d 'être consulté sur le régime politique sous lequel il doit vivre; et que dorénavant il entend l'être. Cela vous l'avez d'ores et déjà accepté en accordant votre part icipat ion aux Etats généraux; il faut main tenan t le proclamer avant de commencer nos délibérations, car personne d'autres que vous, réunis en assemblée plénière, ne pouvez valablement l 'établir.
Monsieur le président de la Commission générale d'organisation, le professeur Jacques-Yvan Morin, Monsieur le président de la Commission technique, Rosaire Morin, aussi bien que Monsieur le directeur général, Michel Pelletier, et tous les autres membres de la Commission l'ont exp l iqué par tout : nous ne sommes pas une autre association parmi d'autres associations ! Nous ne sommes pas une fédération d'associations. Nous ne sommes pas un congrès de militants d 'un groupe ou d 'une associat ion de groupes quelconques. Nous sommes les Etats généraux du Canada français, c'est-à-dire une vaste Assemblée nat ionale du peuple canadien-français, un corps de délégués élus par des électeurs mandatés par tout un ensemble d'associations locales et nationales, en vue de dégager et d'expr imer la volonté du peuple canadien-français sur son avenir politique et consti tut ionnel .
Dans certains milieux, on a voulu évoquer une fausse opposition entre les députés élus pour siéger à nos Parlements et les délégués aux Etats généraux. On a invoqué contre les Etats généraux, le caractère supposé-ment plus représentatif des députés, parce qu'ils ont été élus au suffrage universel. Ceux-là ont oublié que le suffrage universel ne donne le siège à on député , ou le pouvoir à un par-
j par le jeu d 'opinions souvent o faiblement majoritaires, et sur
un ensemble de problèmes complexes et mal identifiés. Ils ont oublié sur tout que , sauf q u a n d cela se retrouve dans le texte d 'une constitution dont l 'origine est elle-même dans les Etats généraux de quelque sorte, il n'est nul le part au monde généralement reconnu ou admis que
des députés élus pour administrer le pays ont aussi mandat pour transformer la constitution sous le régime de laquelle ils ont été élus. Au contraire, presque toutes les constitutions déjà écrites prévoient des mécanismes spéciaux qui enlèvent aux seuls députés le pouvoir d 'amender ou de changer la constitution.
Comme notre constitution n'a rien prévu de tel parce qu'elle était une concession du conquérant aux Canadiens-Français, de la mère patrie aux coloniaux dans le cas des Canadiens anglais, nos Etats généraux sont indubi tablement l'effort le plus systémat ique, le plus compréhensif, le plus réussi qui ait jamais été tenté pour constituer une véritable Assemblée nationale du peuple canadien-français en vue d'établir sa constitution. Tous les milieux territoriaux, toutes les classes sociales, tous les milieux institutionnels, sont ici représentés, par-delà les tendances de groupes, de partis, d'intérêts, et selon un mode complexe de suffrage qui donne voix à toutes les opinions.
Notre premier geste doit donc être d 'exprimer qui nous sommes, pourquoi nous sommes ici, et sur quels faits et quels principes s'appuie notre légitimité. En évitant soigneusement, cependant, d'anticiper en quoi que ce soit sur les décisions mêmes qui doivent émaner de l'Assemblée et auxquelles celle-ci ne doit arriver qu 'après mûres délibérations. Te l est le sens, la portée et les limites mêmes de la résolution que j 'a i l 'honneur de vous proposer au nom de la Commission générale; toutes les autres vous arriveront des groupes d'étude et des ateliers de travail. Mais il fallait que celle-ci vienne de la Commission générale pour vous permettre d'affirmer vous-mêmes votre existence et vos droits avant toute autre entreprise. Pour agir, il faut d 'abord exister. La présente résolution n'est rien d 'autre que l'affirmation de votre existence en tant que véritables Etats généraux, pleinement justifiés par la réalité poli t ique dont vous êtes issus. Vous ne sauriez rejeter cette résolution, sans nier du coup votre raison d'être et votre droit de cont inuer à siéger. Vous ne sauriez l 'amender sur le fond pour l'affai-
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blir ou la renforcer, sans vous détruire vous-mêmes, soit en sapant à sa base votre droit d'existence, soit en vous engageant déjà dans la voie des solutions à établi! avant même de les avoir étudiées et justifiées. En fait, cette résolution n'est "résolution" qu 'au sens du vocabulaire juridique de la procédure. Rien n'y est "résolu" et il ne s'agit pas d'y rien résoudre. C'est une déclaration, une affirmation que certains faits et principes existent, qui nous expliquent et exigent qu'on nous entende, au nom du droit naturel comme du droit international .
Que dit en effet cette "déclaration"? Elle constate qu'il y a un peuple canadien français dont nous proclamons officiellement aujourd 'hui , et en son nom propre, l'existence. Elle souligne, et par là justifie la convocation d'Etats généraux, que ce peuple a toutes les caractéristiques sociologiques nécessaires pour qu 'on lui reconnaisse la personnalité nationale; et, par suite, selon les principes juridiques maintenant universellement reconnus, le droit de disposer de lui-même. Elle enregistre le fait que ce droit n'est pas pour lui un droit que des circonstances — telle la dispersion à travers un territoire non délimité — rendent platonique et inopérant; au contraire, un foyer national de ce peuple se trouve localisé sur un territoire où il constitue une majorité et peut donc aspirer s'il le juge bon, à se gouverner lui-même, selon des modalités qui lui conviennent. Bien plus, cette majorité dispose déjà d'un organe de gouvernement ayant réalité d'Etat, puisque jouissant de pouvoirs exclusifs, donc souverains, sur une partie de la juridiction qui définit la souveraineté canadienne.
Qui peut nous faire grief de l'affirmer, où que ce soit dans le monde, même au Canada anglais, ou chez nos fédéralistes les plus aveugles et les plus acharnés à défendre un faux fédéralisme, quand c'est le Conseil privé de Londres lui-même oui a statué en jugement que les provinces sont aussi "souveraines" dans leur domaine — c'est le mot même du Conseil privé — aussi "souveraines" non pas que le Parlement d'Ottawa, ont
dit ces juges, mais que le Parlement de Londres lui-même.
De même, on a fait grief récemment à votre Commission générale d'avoir parlé du Québec comme du "territoire nat ional" des Canadiens-Français. Il paraît que nous aurions pu aussi bien dire que le Canada tout entier est le "terri toire nat ional" des Canadiens-Français. Certes, en tant que Canadiens, les Canadiens-Français peuvent envisager le Canada comme leur territoire national. Le Canada est le territoire nat ional canadien. Dire qu'il est le territoire national des Canadiens-Français comme Canadiens-Français c'est, ou bien faire fi de la plus élémentaire réalité de ce que les Canadiens-Français ne peuvent arriver à se sentir vraiment chez eux que dans le Québec, ou bien retomber dans l'ancien impérialisme ou l'ancien messianisme de la "revanche des berceaux" et de l'espoir qu 'un jour nous pourrions redevenir la majorité au Canada.
On ne définit pas les "patries" avec des "hypothèses", mais avec son coeur. Ce n'est pas l '"hypothèse canadienne" qui peut cerner la réalité de notre "territoire national", mais l'adhésion du coeur à u n sol qui peut être français.
Ce sont tous là des faits incontestables qui peuvent être diversement appréciés quand vient le moment de passer à des conclusions, mais dont l'affirmation au départ n'exige aucune définition subtile. Au début de ces Assises, nous devons d'abord affirmer ce qui est, pour définir ce que nous sommes. Nous ne devons pas dire plus; nous ne pouvons pas dire moins. C'est parce que nous sommes une nation au sens sociologique ou ethnique du terme, et donc munis du droit de nous autodéterminer que les Etats généraux du Canada français sont une institution légitime et valable pour l'affirmation de notre volonté. Si nous nions cela, nous n'avons plus rien à faire ici. Mais qu'il soit bien clair que par là nous ne vous demandons pas de souscrire ni à l ' indépendance, ni au fédéralisme, ni à la centralisation, ni à l'autonomie, ni au statut particulier, ni aux Etats associés. Nous vous deman-
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dons simplement de proclamer notre droit de choisir celle de ces solutions qui correspond le mieux à nos aspirations et à nos besoins. Nous ne décidons pas de la solution; nous décidons que nous avons le droit d'en choisir une.
Cependant, nous ne devons pas dire plus. Si les Etats généraux existent, c'est pour permettre l'expression de la volonté nationale. Ce n'est pas au seuil de ces délibérations que nous pouvons prescrire, pas plus indirectement que directement, les choix ou conséquences pratiques de l'exercice que la Nation fera de son droit à disposer d'elle-même. Même si l'une ou l'autre des solutions possibles était déjà clairement établie dans
l'unanimité de nos consciences et l'expression de nos opinions individuelles, encore faudrait-il que le tout attende, pour être formulé et sanctionné, le cours même de nos délibérations. Autrement, il n'était pas nécessaire non plus de tenir des Etats généraux. Or, nous savons bien qu'ils doivent être tenus.
C'est donc dans la plus grande foi et la plus grande fermeté à soutenir et à proclamer l'affirmation de nous-mêmes à la fois comme Nation et comme Etats généraux de cette Nation, en même temps que dans la plus totale lucidité sur les exigences de l'heure, que je vous demande votre appui unanime, à la résolution, à la déclaration suivante :
Les Etats généraux du Canada français, réunis en assemblée,
AYANT CONVENU
que les Canadiens-Français constituent un peuple de près de six millions d'àmes, possédant en propre une langue, une culture, des institutions, une histoire et un vouloir-vivre collectif,
que ce peuple, répandu par tout le Canada, est concentré avant tout dans le Québec,
que ce peuple dispose dans le Québec d'un territoire et d'un Etat dont les institutions reflètent sa culture et sa mentalité,
que la vie et l'épanouissement du peuple canadien-français s'appuient sur l'autorité politique, l'influence économique et le rayonnement culturel du Québec,
ET NOTE
que la Charte des Nations-Unies exige "le respect du principe de l'égalité de droits des peuples et de leur droit à disposer d'eux-mêmes" (article 1er, par. 2);
AFFIRMENT QUE :
1° Les Canadiens-Français constituent une nation.
2° Le Québec constitue le territoire national et le milieu politique fondamental de cette nation.
3° La nation canadienne-française a le droit de disposer d'elle-même et de choisir librement le régime politique sous lequel elle entend vivre.