chanter les dieux grecs

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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 16 | 2003 Varia Chanter les dieux grecs Ellen Van Keer Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/837 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2003 Pagination : 357-363 ISSN : 0776-3824 Référence électronique Ellen Van Keer, « Chanter les dieux grecs », Kernos [En ligne], 16 | 2003, mis en ligne le 14 avril 2011, consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/837 Kernos brought to you by CORE View metadata, citation and similar papers at core.ac.uk provided by OpenEdition

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Page 1: Chanter les dieux grecs

KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religion

grecque antique

16 | 2003

Varia

Chanter les dieux grecs

Ellen Van Keer

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/837ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 2003Pagination : 357-363ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueEllen Van Keer, « Chanter les dieux grecs », Kernos [En ligne], 16 | 2003, mis en ligne le 14 avril 2011,consulté le 01 mai 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/837

Kernos

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Kemos,16 (2003), p. 357-397.

RevuedesLivi'es

1. Compte 1·endu cdtique

CfJanterles dieuxgrecs1

par Ellen VAN KEER

L'étude des religions anciennesmanifeste un épanouissementpermanent,mais cedéveloppementne touche pas à tous les aspectsdes comportements,des expériencesetdes représentationsreligieusesde l'antiquité. En histoire des religions, la dimensionmusi-cale des phénomènesreligieux n'est guère abordée.Elle est davantagetraitée sous l'égidede la musicologie qui «monopolise»l'étude de la musique. Mais, si l'on soustrait lesaspectsmusicauxdes mythes, des dieux, des cultes et des rites du champde l'histoire desreligions, l'ampleur de ces phénomènesmusicauxcomme des phénomènesreligieux aux-quels ils sont liés risque d'échapperà la compréhension.En effet, à causedes cloisonne-ments académiques,tant la dimension musicale de la vie religieuse que la dimensionreligieusede la vie musicaleet les relations étroites entre les deux restenthors d'atteintede la recherchetraditionnelle. C'est pourquoi Pierre Brulé, historien de la religiongrecque,et ChristopheVendries,archéologuede la musique, ont, avec clairvoyance,orga-nisé ce colloque considérantles interactions entre la musique et la religion dans l'anti-quité selon un double regard musical et religieux. Nous ne pouvonsque saluer la publi-cation qui suit cette heureuseinitiative.

La problématiquea produit une multiplicité de thématiques,de questionnementsetd'approches.Suivant leur filiation académiqueou leurs intérêts personnels,les auteursont favorisé les sources textuelles, visuelles ou matérielles; ils ont abordé la culturegrecque,étrusqueou romaine; ils ont porté l'accentsur les pratiquescultuelles, les repré-sentationsmythologiquesou les expériencesmusicalesetc. - la liste est longue. Cettevariété démontrela richesseet la complexitédu sujet de cesActes, qui n'ont nullement laprétentionde l'épuiser ni de constituerun aboutissementdéfinitif. Il s'agit plutôt d'unepremièreintroduction à une problématiqueencorepeu exploréeet, de ce point de vue, levolume est très réussi. Sur le plan du contenu et de la méthodologie, il correspondadéquatementà la complexité du sujet. Sur le plan formel, le livre est convenablementpourvu d'un index complet et chaque article d'un bon apparat critique comme d'unrésuméconcis. Plutôt que de résumerles interventions,ce compte rendu va s'interrogersur l'apport de ce volume à la connaissanceet à l'élucidation de la problématiquecen-traie: les rapportsentre musiqueet religion dans l'antiquité. Cette évaluationse centresurla culture grecque,suivant l'orientation thématiquede Kernos.

Le livre est subdiviséselon les trois thématiquesdéveloppéesau colloque. Le premierthème, « Le 'dieu musicien' et son attribut musical », rassembledes contributions sur lepanthéonmusical (D. Castaldo),sur les mythes touchantaux instrumentsde musique (lalyre: C. Leduc; l'aulos : Z. Papadopoulou& V. Pirenne-Delforge)qui sont les attributs desdieux musicaux(Apollon : Ph. Monbrun) auxquels étaient aussi associésdes genresdemusique traditionnelsparticuliers (péan : A. Bélis) encoreprésentsdans les compositionsplus modernes(comédie:C. Calame).La deuxièmepartie, «le rituel », est consacréeà la

À proposde Pierre BRULÉ, ChristopheVENDRIÈS (éds), Chanterles dieu.\·.Musiqueet religiondans l'Antiquité grecqueet romaine. Actesdu colloque des 16, 17 et 18 décembre1999, Rennes,PressesUniversitaires,2001 (Collection « Histoire»).

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musique en contextecultuel. Il s'agit d'abord des rites exécutésen l'honneur des dieuxdoués de qualités musicales particulières et associésà un type de musique singulier,comme dans les cultes dionysiaques(Th. Menier; G. Sauron). La musique était en outreinséparablede pratiques cultuelles fondamentalescomme le sacrifice (J.-R. Jannot; C.Vendries), la prière (Ch. Guittard) et la procession(St. Georgoudi; P. Brulé). La dernièresection s'attardesur « les musiciensdu culte » et plus particulièrementsur les aulètesprofessionnelsà l'époquehellénistique(L. Piolot), et leurs pendantsromains, les tibicines(V. Péché;J.-M. Pailler)l.

Rites, cultes, dieux et mythessont inséparables,mais la plupart des articles concernentle culte. Ceci correspondaux orientationsplus généralesde l'enquêtescientifique. Ainsi,par exemple,la recherchesur les relations entre médecineet religion se concentreautourdes cultes médicauxdes dieux guérisseurs.Seulement,le dieu musicienn'a jamais suscitéde cultes musicauxau sensstrict. En effet, les personnagesmythiquesaux qualités musi-calesne recevaientguère de culte spécifiquementcentrésur cette vertu particulière. Or, lamusiquen'était pas l'apanagedes cultes de dieux aux traits musicaux. Tout culte pouvaitcomporterune composantemusicale car la musique appartenaità l'outillage élémentairede la pratique rituelle. Les qualifications musicalesdes figures divines ne se manifestaientdonc pas tant dans la présenceou l'absencede musique dans leurs cultes, que dans lesgenresou types de musiquequi y étaientexécutés:les péans,les dithyrambes,etc. Cettemusique cultuelle occupe depuis longtemps et de loin la place privilégiée dans larecherchesur les rapportsentre musique et religion2. Son étude traditionnellementmusi-cologiqueconcerneévidemmentplus ses élémentsmatériels (rythme, tempo, .. .) que sonréférent divin. L'introduction du « dieu musicien» comme objet de rechercheest un desgrands mérites de ce livre. D'autant plus qu'il se manifeste non seulementdans lamusiquecultuelle mais davantageencoredans les mythes musicaux, un domaine encoremoins exploré de l'interaction entre musiqueet religion.

Car, dans les mythes musicaux, on ne retrouve point la musique concrète mais sareprésentationmythologique. Traditionnellement,c'est toutefois la seule musicologie quis'occupede la mythologie à la recherchede la musique. Inversement,en histoire des reli-gions' on s'en tient au contenu mythique des mythes musicaux. L'intervention deClaudine Leduc est exemplairede ce point de vue. Elle examinele mythe de l'inventionde la lyre par Hermès qui la concèdeà son frère Apollon. Cet échangeest traduit dansl'hymne homériqueà Hermèspar la formule 'cinquantevachespour une lyre'. Cette opé-ration établit la philotês entre les deux frères et elle les pourvoit de leurs parts respectives.Hermès, le nouveau-né,acquiert la houlette qui fait de lui l' hêgêmondu troupeauet ledieu « qui fait croître ». Apollon, le frère aîné, reçoit la lyre et devient le maître de lamusique, le dernier aspectqui lui manquait. La philotês n'est pas fondée sur un simpledon mais sur l'amoibè : une transactioncommercialeprovoquéepar Hermès qui se faitdu mêmecoup le fondateurde l'échange.Du reste,L. retrouvedansce mythe des circons-tances historiques, des idées philosophiqueset des analogies cachées,mais point demusique.Pour L., Hermèsse présenteessentiellementcomme le dieu de l'échangeet lalyre comme un instrumentd'échange.Ils ont moins à voir avec l'art musical qu'avec lathéologie - ainsi le terme de musique n'apparaîtque dans le sous-titre : «Musique,échangeet théologie dans l'hymne à Hermès1 ». Cette interprétationne découlepas tantde la position accessoirede la musique dans cet hymne que de l'orientation surtoutmythique de l'analyse. L. s'appuiesur une foule de donnéeset de conceptsissus de l'his-toire des religions, de la philologie, de la linguistique, de la philosophieet de l'anthropo-logie, mais elle n'intègrepoint de dimensionmusicologiqueet musicale.

Mieux proportionnéet dès lors plus pertinenteest l'étude de Zozie Papadopoulou,musicologue,et Vinciane Pirenne-Delforge,historienne des religions. En unissant leursintérêts, elles examinentla 12"Pythiquede Pindareglorifiant l'invention de l'aulétique parAthéna avec la création dUllOmospo/ycépha/osà l'occasionde la victoire de PerséesurMéduse, imitant le cri de détressedu monstreet le cri de joie du héros. Par la corrélation

Le table cie matièrese trouve clansKemos15 (2002), p. 543.Cf J. QUASTEN, Musik und Gesangin der Ku/ten der beidnisicbenAntike und cbrist/icben

Frübzeit, Münster, 1931.

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heureusedes aspects philologiques-mythologiqueset organologiques-musicologiques,cette étude palvient à clarifier la position problématiquede l'aulos dansce texte, dans lamythologie musicaleet dans la culture grecque.Nous apprenonsnotammentque derrièrela formule établie du 'rejet' de l'aulos et du 'triomphe' de la lyre à Athènesau contrairede Thèbes,transparaîten effet une critique de l'aulétique s'opérantdans toute la culturegrecqueau cours du v

esiècle av. J-C. Elle est égalementprésentedans l'ode du Thébain,

notammentdans l'affirmation que l'aulétique est c1'origine divine mais subordonnéeauchœurdansdes compositionsappréciéesdes dieux. Depuis des temps immémoriaux, lesGrecs privilégiaient la parole (le chant) sur la mélodie (l'instrument). Mais les innovationstechniquesélargissentles possibilités sonoresde l'aulos. Les capacitéstechniquesdel'aulète deviennentplus exigeantes,le musicien se professionnaliseet l'instrumentistevirtuose arrive au devant de la scèneau détriment du chœuret de la musique tradition-nelle. Ce n'est pas l'aulos en soi mais les transformationsorchestralesprovoquéesparl'évolution de l'aulétiquequi ont compromis la position de cet instrument.La controversese manifestedans la mythologie comme dans la philosophie : « le mythe de Marsyas etApollon dit dans un autre langageque celui de Platon et Aristote les dangersinhérentsaux instrumentspolyphoniques»Cp. 54). Dans leur propre langage,les mythes nous ren-seignentsur la vie musicaledes Grecs. Ainsi la polyvalencesonoreet la distribution géo-graphiquede l'aulos se lisent aussidansses associationsmultiples avec Cybèle, Dionysos,Athéna et même Apollon dans les mythes musicaux.Autant la connaissancedu langagemythique que celle des conditions musicalessont indispensablespour les comprendre.

Inversement,les mythes musicauxsont essentielspour notre compréhensionde lamusique, de la religion et de leur relation dans l'antiquité grecque. Actuellement, laculture grecqueest surtout réputéepour avoir produit les premiers textes littéraires ettraités théoriques sur la musique, c'est-à-dire la première musique 'historique'. Lamusique grecqueest devenuel'objet privilégié de l'histoire de la musique, une sciencerenferméesur la pratique, l'instrumentation,la notation, la théorie et la philosophiede lamusique.La musicologie historique approchela musique grecque en tant qu'art tonal.Mais la mousikètecbnèdépasselargementcette catégoriemusicale.Premièrement,il s'agitd'une pratiquecomplexeintégrantà la fois la musiqueinstrumentale,le chantet la danse.Deuxièmement,elle n'est pas une forme d'art autonomemais une activité fondamentale-ment sacio-culturelle et entièrementimbriquée dans la vie religieuse,comme le montrentles mythes musicaux. La musiquegrecque- toujours selon nos catégoriesmusicologiques- se qualifie plutôt comme 'ethnique'. L'approche plus largement ethnomusicologiquepeut donc en clarifier maints aspectsrestéshors d'atteintede la musicologiehistorique ausensstrict. Ainsi, Philippe Monbrun rapprochela lyre et l'arc, les deux attributs caractéris-tiques d'Apollon. Ces instruments sont liés par leur matériel, leur construction, leurmaniement,etc. Leur relation transcendele temps et l'espace. Le plus ancien chordo-phone, l'arc musical, est directementassociéavec l'arc à flèches. Les Grecs ne connais-saientplus cet instrumentprimitif soussa forme matérielle. Mais le lien direct entre la lyreet l'arc est restéfermementancréclans leur penséereligieuse: « Si Ulysse est un musicienqui bandeet accordeson arc comme une pbormin.'\:, en joue comme d'une pbonninx,l'aède inspiré par Apollon est un archer qui arme sa ー 「 ッ イ ュ ゥ ョ セ | G comme un arc en direc-tion de la cible, pour décocherses vers et ses notes comme des flèches » Cp. 75). L'arctypique grec était palintonos 'qui se tend en sensinverse', il exige un mouvementpalin-tropos 'qui se retourne,qui revient sur soi-même',tout commela lyre. La penséereligieusedes Grecs a donc associéla lyre et l'arc à l'inversion Cet à la métis). Leur maniementimplique l'harmonisationde tensionsbipolaires par cles forces opposéeset complémen-taires. Ainsi ils sont devenusles symbolesemblématiquesde l'harmonieet de l'oppositionen Grèce. Ni l'associationde la lyre et de l'arc, ni leur relation avec Apollon ne sontfortuits. Ces associationssont inscrites de façon cohérenteet consistanteclans ce systèmede signification qu'est la penséereligieuse des Grecs. Les mythes musicaux sont cloncsignificatifs des conceptionsmusicalesautant que religieusesdes Grecs. Cela souligneégalementl'impertinencede nos propresconceptsdans l'étude de la culture grecque.

Notre connaissancede la musique dans la culture grecque est indüment limitée.D'abord par l'empriseexclusive de la musicologie sur l'étude de la musique, ensuite, parl'orientation avant tout historique de la recherchemusicologiqueet, enfin, par le manquecuisant de sources musicales. Aucun son de la musique ancienne n'a évidemment

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survécu. Seuls quelquesrares fragments d'instrumentset de partitions nous permettentd'essayerde restituer la musique résonantedes Grecsl . Cette pauvretéde sourcesest encontrasteflagrant avec l'importanceeffective de l'élémentsonoredans la culture grecque.Annie Bélis le démontreà partir des fameux textes avec notation musicaledes deux péansinscrits sur le Trésor des Athéniens à Delphes. Le péan est un genre musical que nousétudions généralementcomme de la littérature puisqu'il ne nous reste que le texte.Pourtantles parolesétaient choisiesen fonction de la mélodie et la mélodie en fonctiondu rythme, et non l'inverse. Or, le traitementmélodiquede textes poétiques(rutbmopoios)pouvait dépasserles règles de la pure scansionpar des rythmes et des graphies artifi-」 ゥ ・ ! ャ ・ ウ L assumantdes fonctions expressiveset esthétiques.Les qualités musicales ainsiobtenuesrendentaux compositionsun impact économiqueet politique. Ces deux péans-ci étaient destinésà la lutte pour le maintien des privilèges des technites dionysiaquesathéniensà Delphes. Leur analyseépigraphiqueet musico-historiqueclarifie d'abord desquestionsde datation, de composition, d'exécution,de notation, d'esthétique,de destina-tion, etc. si chèresaux historiens de la musique. Elle relève aussi le caractèremusicalprééminentdu genre du péan, généralementméconnupuisqu'il a si largementperdu sasonorité et toute sa dimensionconcrète.L'historiennede la musique insiste égalementsurle rôle déterminantde l'élément sonore pour le contenu littéraire et les fonctions socio-politiques du genre musical qu'est le péan. Mais, cette étude de pure musicologie ignorel'impact religieux de l'élémentmusical du genrereligieux qu'est le péan.

Il nous faut un spécialistecomme Claude Calame, toujours sensible à la dimensionnarrative, énonciative,performative et pragmatique,pour démontrer- dans un vocabu-laire souventardu pour le lecteur non-francophone- qu'en s'abstenantde la dimensionmusicaledes œuvreslittéraires, leur portée religieusenous est égalementrendue inacces-sible. Une composition doit son impact religieux tant à son texte poétique et à soncontenunarratif qu'à sa forme musicale et à son contenu sonore. En l'occurrence, lesparties choralesdes performancesdramatiquesn'étaient pas que de simples vers poé-tiques, mais des vrais chantsméliqueset de véritablesactesde culte : elles sont liées auculte des Muses, elles mettent en scènedes actes cultuels imposés par les dieux dansl'action dramatiqueet elles appartiennentaux actes rituels des festivals dramatiquesenl'honneurde Dionysos. Les acteurs du chœurappartiennentà la fois à l'action drama-tique qui se joue sur scèneet au festival rituel qui se dérouledans le théâtredu sanctuairede Dionysos. Leur impact religieux atteint son maximum au moment où ces deux fonc-tions coïncident, comme dans la mise en scèned'un kômos.Le kômosest la composantenaturelledes e.xodoi, lieux privilégiés de l'expressionde la réciprocitéentre les hommesetles dieux. Dans ses ・ N セ ᄋ ッ 、 ッ ゥ plus élaborés,Aristophane réalise le passagede l'intra- àl'extradiscursifpar le détournementde chants traditionnels liés aux cultes des dieux del'action sur scène (péans traditionnels, hymnes cultuels, hyménéesetc.) en chants devictoire en l'honneur de Dionysos, le dieu des concoursrituels dans lesquelsles piècesdramatiquesespéraientremporter la victoire. Cette transformation est effectuée parl'utilisation de pronoms, de temps, de rythmes et d'autres:« moyens musicaux d'une'ritualisation' du seconddegré qui transforme l'issue heureusede l'intrigue fictionnellereprésentéedramatiquementsur la scèneen une victoire au concours dramatiquecélébréen l'honneur de Dionysos»(p. 137). Cette étude démontre égalementl'entrelacementfoisonnantdes rites, des cultes, des dieux et des mythes, et la haute complexité de leurinterrelation avec la musique : les textes, s'agissantdes mythes et des dieux musicaux,assumaientla forme de performancesmusicalesexécutéesen l'honneurmême des clieuxmusicaux.

À coté des textes, l'iconographieest une des sourcesprincipales des scienceshisto-riques. Dans leur propre langage,les imagesnous livrent des donnéesde contenusouventdifférent et de valeur toujours complémentaireà celles des textes. Daniela Castaldo lemontre au sujet des principaux dieux musiciens et leurs instruments musicaux.Contrairementà l'association rigide des chordophonesavec l'apollinien et des aéro-phonesavec le dionysiaque, qu'on retrouve dans les textes, les vases représententlebal'bitos, par exemple, comme un instrument essentiellementdionysiaque, accessoire

Cf E. POHLMANN & M.L. WEST, Documents'ifAncientGreekMusic, Oxford, 2001.

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typique du symposium,des chantsde banquet,les dansesdu /ilômos, etc. Même la lyre estquelquesfois associéeà la consommationdu vin par les satyreset Dionysos. Le caractèredes scènespicturales n'est pas univoquementdéterminépar les instrumentsde musiquequi y sont représentés.Le même instrumentévoqueun tout autre genrede musiquedansune scènemouvementéeque dans un contexte tranquille. Ceci correspondà la théorie(mimétique) que l'audiencereproduit le Iythme et participe de la musiquepar ses mou-vementsdu corps. Si la musiquen'est plus audible, elle est néanmoinsencoreperceptible.Cette étude démontre que l'institution de l'iconographie musicale dans l'histoire de lamusiquecomme une brancheautonomepar rapport à l'historiographiemusicale est per-tinente. Par contre, elle confirme l'obsessionde l'histoire de la musiquedans la recherchede la musiqueréelle et résonante,ce qui est fait au plus grand détriment du caractèremythique des images. Cette étude ne parvient pas à la mythologie et à l'histoire desreligions. Elle s'en tient à la musiqueet à l'histoire. C'est trop réducteur.Les mythes musi-caux étaientune composantefondamentalede la vie musicalecommede la vie religieuse.Ce sont des témoinsdirects de leur enchevêtrement,incitant à une approcheplus intégréeet globale dansl'étude de la musiqueet de la religion dans l'antiquité.

Leur interrelation se manifeste dans la mythologie comme dans le culte où elle estplus concrètementobservable, empiriquementaccessibleet donc repérable par lesscienceshistoriques. La coïncidencedes pratiques musicales et cultuelles dans desprocessions,des concours,des offrandes,etc. représentela composantela plus évidentede l'interaction entre la musique et la religion pour l'historien de la musique commepour l'historien de la religion grecque, par exemple à travers les nombreux documentscultuels mentionnantdes pratiquesmusicales.Ainsi, Stella Georgoudi rencontrele règle-ment cultuel de la processionchantanteexécutéepar les Molpes, une confrérie liée auculte d'Apollon Delphinios, le dieu poliade de Milet. Contrairementaux idées reçues,lesMolpes ne sont pas de simples chanteurs.G. démontreque le verbe melpô n'est pas unsynonymed'aidô (et que le substantif molpê n'équivautpas à aiodê). Melpô, melpestaietmolpê renvoientà une célébrationplus largementmusicale,à un ensemblede mélodiesetde mouvementsrythmiques. G. démontreque cette famille de mots a le double sensdechanteret de danser,tout commeApollon se montre le dieu du chant et du mouvement.Les Molpes de Milet, dignesdonc de leur nom et de leur patron, étaient réputésorganiserune processionannuelledu sanctuaired'Apollon à Milet jusqu'à celui de Didymes. Cettecélébrationen cortègeétait ponctuéepar sept arrêts pour chanteret danserun péanenl'honneurd'Apollon et d'autresdivinités qui lui étaientliées (Hermès, les Nymphes,...). Laprocessionse présentecomme un événementfort complexecomprenanttoute une séried'actes rituels (chant, danse, célébrations,...), tout un ensemblede figures divines ethéroïques(Apollon, Hécate,Hermès,...) et mêmeun passagephysiqueet psychiqued'unApollon, celui de Milet, à un autre, l'Apollon oraculairede Didymes. La musiqueétait l'undes moyensinstrumentauxde ce procèscommede cette procession.

La musique assumaitégalementune fonction instrumentale dans l'induction de latranseet de l'enthousiasme,ces expériencesfondatricesde la religiosité dionysiaque.Lessourcesmanifestentune prédominancefrappante, mais pas tout à fait exclusive, de lamusique de l'au/os dans les contextesdionysiaques.Si la musique incite à la transe,constateThomasMenier, ce n'est donc pas par l'effet sui generis de la substancesonorepropre à tel ou tel instrument.Aristote le confirme : ce sont les mélodiesd'Olymposet lamusique du mode phlygien qui rendentles hommesenthousiastes(Pol. 134üa).Le trans-port dionysiaque trouve son expressionprincipale dans l'aulos puisqu'il convient lemieux au mode phlygien. Ce mode s'opposeau mode dorien, qui se sert de préférencedela lyre. Apparemment,ces deux systèmesconcurrentsexistent toujours en Grèce. L'un estpentatoniqueet sans demi-ton, l'autre est diatonique c'est-à-direavec demi-ton. Le modejouant sur l'opposition ton et demi-ton obtient la plus grandeportée et expressivité.Onl'a assimilé au mode phrygien qui est réputé pour sa charge affective, son expressivitémimétique et son très vaste champ d'application. Le mode phrygien convient le mieuxaux émotionsvigoureusessuscitéespar le rituel dionysiaque,mais toutes les mélodiesdel'au/os dansle mode phrygien ne lui convenaientpas pour autant. Les mélodies d'Olym-pas et de Marsyass'y adaptentsingulièrement.Leur spécificité ne peut se situer au niveaude leur forme (mode) ou de leur contenumusical (instrument). Elle doit se trouver dansle domaine extra-musicalou symbolique. M. estime qu'il pourait s'agir des pièces musi-

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calespour aulos provenantde la Phrygie même. Ainsi l'eftlcacité dionysiaquedes piècesmusicalesne résideraitpas tant dans leurs qualités physiquesou intra-musicales,que dansleur étrangeté,leur descendancede Phrygie, leur rapport direct avec Dionysos, d'où leuraptitude à le manifester,à le symboliser. Ils sont le véhicule privilégié de l'enthousiasmedionysiaquepuisqu'ils sont eux-mêmeslittéralement 'pleins du dieu'.

Les qualités extra-musicalesou symboliquesde la musiquepeuventbien entenduêtreperçuesau sein mêmedes données'historiques'(temps-espace),mais elles le sont encoredavantagedans la sphèredu divin. Il nous faut un historien des religions comme PierreBrulé, toujours attentif à s'élever au-dessusdu 'plancher des vaches', pour soulever leproblème. Il démontreque dans la musique s'unissentles hommes et les dieux, toutcomme dans le gamos.Dans la musiquedu gamos, comme dans tout rituel, la musiqueinstrumentale(mélodie) s'accoupleà la poésie (parole) et à la danse (mouvement).Lacélébration du gamos est un spectaclecomplet de cris, de musique, de lumière, detorches,de ballet, de chœurs,etc. entamantl'ouie et la vue, invoqués par les formules'anecbe,parecbe': lève ta torche, éclaire-moi, et 'bymen ô byménée',chante l'hyménée,l'hymne en l'honneur d'Hyménée, le héros du mariage. Son nom trouve son origined'abord dans la pratique rituelle des cris réitérésmarquantle rituel du gamos,puis dansla musicalité recherchéeau moyen des formulations proclamées,et enfin dans l'antropo-morphisation et la divinisation des formules musicales.Cette successioncorrespondà lacentralité du rythme dans la musicalité grecque.C'est du cri qu'est né Hyménée,et nonl'inverse. L'hyménéeest une pratique rituelle et un personnagemythique. Son trait carac-téristiqueest d'aimer et d'être aimé. Il est jeune et beau comme une fille, tant et si bienqu'on le prend souventlui-même pour une fille. Ce beau jeune efféminé est égalementunmusicien merveilleux sur la cithare, son instrument préféré. Les citharèdessont réputés« avoir Q G セ ャ Q ョ ・ faible » (Platon, Symp. 176d). Hyménée, aimé par ses maîtres, aime lesgarçons.Il est craint par les pères parce qu'il entrave la production d'enfants légitimes.Loin de répondreà la réalité de l'époux grec, il incarne le garçonamantqui meurt lors dumariage. Cette tragédieest l'aition de l'hyménée,chant de mariageet chant funèbre à lafois. La musique est l'accompagnementtypique de ces événementsextrêmementémo-tionnels. Dans l'exécution de la cérémonienuptiale, l'élément sonore prend la formed'une orchestiqueantagonisteavec deux chœursopposésinterprétant la position dechacundessexes.Ils chantentla nympbèet ses craintescomme le nympbioset sesimpa-tiences. Ces joutes choralesmatrimoniales intègrent les filles et les garçons, la musiquevocale et instrumentale,la musiqueet la danse.Car la danseet le chant apportentdavan-tage à la beautédes jeunes,à leur désirabilité. Ils leur rendent leur cbaris, les rapprochentdu divin. Dans la performancedes chœursdu gamos,le présenthumain et l'au-delà divincoïncident temporairement,comme aux noces de Cadmoset d'Harmonie olt les mortelsreçoivent comme cadeauxnuptiaux la lyre d'Hermès, l'aulos d'Athéna, la citharodied'Apollon et l'aulodie des Muses. La musiquehumaine est un don divin qui en écho à lamusiquedivine, réunit l'humain au divin. La musique est du côté des dieux avant d'êtredu côté des hommes.Par la belle musiquesurtout, les hommespeuventse rapprocherdesdieux.

Pierre Brulé ne se contentepas simplementde constaterque les Grecs ont conçu lamusiquecomme une partie intégrantedu divin. Dans la préface tout à fait originale qu'illivre d'entréede jeu, il s'interrogesur ce point. Cette enquêtel'amèneà observerque lamusique et le clivin sont spécialementliés par leur indicibilité. Le vocabulairemusicolo-gique avec ses termes techniquescomme rythme, timbre, tempo, etc. ne parvient pas àtraduire les émotions induites par la musique. L'invocation du lexique d'autressens (1avue, le sens, .. .) ou le recours aux psychologismesprimitifs (triste, gai, ...) restent nosprincipaux moyens d'approximationdes affects musicaux. Le caractèreénigmatiquede lamusiquese mesurepar la pauvretéde son lexique et encoreplus clairementpar l'atten-tion portée à la questionde ses origines. Le mystèreontologiqueet épistémologiquequereprésentela musiqueest généralementréduit à l'énigme cie ses origines. L'obsessiondesorigines caractériseautant l'étude de la musiqueque l'étude cles religions. Pour les Grecs,la musique était évidemment d'origine et de nature divine, les mythes musicaux leconfirment. En effet, la musiqueest assimiléeà une sorte de langagepermettant la com-munication entre les hommeset les dieux car elle est produite par les êtres humainsmaiscie nature divine. Dans la mythologie, la musique intervient aussi dans les relations entre

Page 8: Chanter les dieux grecs

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les dieux et, dansle culte, elle met les hommesen contact.La musiqueagit sur les groupessociaux comme sur l'individu et son effet se situe dans le domaine cognitif, affectifcomme psychomoteur.Ainsi, ce phénomènephysique et biologique qu'est la musiques'opèreau niveau psychologiquecomme sociologiqueet s'élève finalement au domainereligieux. Elle agit comme une sorte de 'sur-langage',le langage des immortels, que leshommestentent d'approcher,d'imiter avec leurs instruments.La musique humaineest unmoyen singulièrementappropriéde se rapprocherdes dieux, de dire le divin indicible. Laconsubstantialitédu langagemusical et du divin se matérialiseévidemmentdans l'étroi-tesse et la complexité de l'interrelation entre musique et religion, aussi bien dans lesmythes que dans les cultes de l'antiquité. Ainsi, les compositionsmusicales (hymnes,péans,comédies, ...) étaient une constituantetypique des pratiquesreligieuses(concours,festivals, processions,prières,...). Ils étaiententièrementconsacrésaux dieux et hérosdontils traitaient (mythes musicaux) et en l'honneur desquelsils étaient exécutés(musiquecultuelle). Laurent Piolot insiste d'ailleurs sur l'impossibilité de distinguer une musique'religieuse' et une musique 'profane'. Autant la musiqueque la religion étaient complè-tement imbriquéesdans toute la vie socio-culturelle. L'une n'y va pas sans l'autre. Cetteinterrelation dépassele niveau purementmatériel et même fonctionnel; elle a un sensplus profond. Ce n'est pas un simple hasardsi la nature du divin penséepar les Grecscorrespondétroitementà la conceptiongrecquede la musique. Il est égalementimpos-sible de saisir cette ampleursansle double regard musical et religieux, dont la pertinenceva loin au-delàde ce livre et certainementde ce résumé.Mais nous avons tout de mêmepu constaterque ce n'estpasdu tout un hasardsi les Grecsont « chantéleurs dieux» !

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