cahiers archeologiques 43 1995 cyrille de jerusalem

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L'image et sa fonction dans la mosaïque byzantine des premières basiliques en Orient L'iconographie chrétienne expliquée par Cyrille de Jérusalem (314-387) 1 Marek-Titien OLSZEWSKI Ecclesia autem, ibi quae est, ingens et ualde pulchra et noua dispositione, ut uere digna est esse domus Dei 2 Les mosaïques de pavement couvrant des super- ficies importantes dans les premières basiliques byzantines fournissent une série d'informations très complexe. Elles permettent d'élargir tant la connais- sance de la religion, de l'histoire de l'église et de la communauté religieuse que de l'épigraphie, de l'onomastique, de la chronologie, de l'économie régionale, ou encore de l'iconographie, de l'esthé- tique et de la technique des mosaïques. L'iconographie, qui est un vecteur sémantique, donne à son tour, dans le cadre d'une analyse formelle, une gamme d'indices sur le culte, l'architecture, les vête- ments, la faune et la flore, l'ornementation et le goût esthétique de l'époque. Les pavements de mosaïque constituent un sol solide, dur, sur lequel on chemine et on s'agenouille. Si on laisse de côté leur rôle décoratif et esthétique, les tapis de mosaïque sont aussi organisés de telle façon qu'ils donnent l'impression de la division in- tentionnelle de l'espace intérieur de l'église. La répar- tition des mosaïques peut potentiellement être en rap- port avec l'organisation du rite: le narthex, la nef centrale, les nefs latérales, l'abside ou des pièces auxiliaires sont dans la plupart des cas ornés de ta- pis indépendants. La mosaïque enfin peut constituer le fond même sur lequel seront posés des objets, comme l'autel par exemple. L'image que l'on voit sur les pavements de mosaïque est également un «intermédiaire» entre celui qui commande et ceux qui la regardent pour évoquer l'idée de la Trinité ou de Dieu, par exem- ple, en utilisant un code symbolique 3. Les premiers, en la commandant, souhaitent «pétrifier» et trans- mettre une idée, les seconds viennent la voir et la comprendre. L'image renvoie donc les spectateurs à un sens connu qui doit évoquer un «commentaire », celui de la théologie chrétienne, par exemple. C'est évident car les mêmes images peuvent posséder des significations contradictoires dépendant des différents milieux dans lesquels les images circulent. Les images de poissons ou de lions qui ont été souvent représentés par les Grecs et les Romains n'ont plus le même sens (fig. 1). La perception de l'image change selon le code de lecture: certains Grecs com- prenaient le monde à l'aide de la philosophie stoï- cienne; les Juifs le voyaient de façon différente. Il y a des images historiques et allégoriques. L'image peut être polysémique: son contenu séman- tique variera au cours de « son existence ». L'image qui orne un lieu de culte chrétien se réfère souvent à Dieu ou à une histoire sainte. Mais l'image peut de même devenir sainte, «habitée» par Dieu. Les images dans la mosaïque de pavement peu- vent donc avoir différentes fonctions: - religieuse, quand l'image se réfère à une histoire sainte ou au rite; 1. Mosaïque païenne provenant de Thysdrus (Tunisie), Maison de la procession dionysiaque, musée d'El Djem, scène violente de la lutte entre des animaux (d'après P. Veyne). L'IMAGE ET SA FONCTION DANS LA MOSAÏQUE BYZANTINE DES PREMIÈRES BASll..IQUES EN ORIENT 9

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Análisis y descripción de los mosaicos bizantinos en una capilla oriental

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Page 1: Cahiers Archeologiques 43 1995 Cyrille de Jerusalem

L'image et sa fonction dans la mosaïque byzantinedes premières basiliques en OrientL'iconographie chrétienne expliquée par Cyrille de Jérusalem (314-387) 1

Marek-Titien OLSZEWSKI

Ecclesia autem, ibi quae est, ingens et ualdepulchra et noua dispositione, ut uere digna est essedomus Dei 2

Les mosaïques de pavement couvrant des super­ficies importantes dans les premières basiliquesbyzantines fournissent une série d'informations trèscomplexe. Elles permettent d'élargir tant la connais­sance de la religion, de l'histoire de l'église et dela communauté religieuse que de l'épigraphie, del'onomastique, de la chronologie, de l'économierégionale, ou encore de l'iconographie, de l'esthé­tique et de la technique des mosaïques.L'iconographie, qui est un vecteur sémantique, donneà son tour, dans le cadre d'une analyse formelle, unegamme d'indices sur le culte, l'architecture, les vête­ments, la faune et la flore, l'ornementation et le goûtesthétique de l'époque.

Les pavements de mosaïque constituent un solsolide, dur, sur lequel on chemine et on s'agenouille.Si on laisse de côté leur rôle décoratif et esthétique,les tapis de mosaïque sont aussi organisés de tellefaçon qu'ils donnent l'impression de la division in­tentionnelle de l'espace intérieur de l'église. La répar­tition des mosaïques peut potentiellement être en rap­port avec l'organisation du rite: le narthex, la nefcentrale, les nefs latérales, l'abside ou des piècesauxiliaires sont dans la plupart des cas ornés de ta­pis indépendants. La mosaïque enfin peut constituerle fond même sur lequel seront posés des objets,comme l'autel par exemple.

L'image que l'on voit sur les pavements demosaïque est également un «intermédiaire» entrecelui qui commande et ceux qui la regardent pourévoquer l'idée de la Trinité ou de Dieu, par exem­ple, en utilisant un code symbolique 3. Les premiers,en la commandant, souhaitent «pétrifier» et trans­mettre une idée, les seconds viennent la voir et lacomprendre. L'image renvoie donc les spectateurs àun sens connu qui doit évoquer un «commentaire »,celui de la théologie chrétienne, par exemple. C'estévident car les mêmes images peuvent posséder des

significations contradictoires dépendant des différentsmilieux dans lesquels les images circulent. Lesimages de poissons ou de lions qui ont été souventreprésentés par les Grecs et les Romains n'ont plusle même sens (fig. 1). La perception de l'imagechange selon le code de lecture: certains Grecs com­prenaient le monde à l'aide de la philosophie stoï­cienne; les Juifs le voyaient de façon différente.

Il y a des images historiques et allégoriques.L'image peut être polysémique: son contenu séman­tique variera au cours de « son existence ». L'imagequi orne un lieu de culte chrétien se réfère souventà Dieu ou à une histoire sainte. Mais l'image peutde même devenir sainte, «habitée» par Dieu.

Les images dans la mosaïque de pavement peu­vent donc avoir différentes fonctions:

- religieuse, quand l'image se réfère à unehistoire sainte ou au rite;

1. Mosaïque païenne provenant de Thysdrus (Tunisie),Maison de la procession dionysiaque, musée d'El Djem,scène violente de la lutte entre des animaux (d'aprèsP. Veyne).

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2. Ravenne, église Saint-Vital, sacrifices d'Abel et de Mel­chisédech, détail (d'après A. Grabar).

- didactique, quand des «images parlées»montrent ou rappellent des principes de la religion(l'histoire des saints etc.);

- économique, quand l'image donne le modèleà suivre: bon chrétien, bon agriculteur, bon chas­seur, bon commerçant, donateur, etc.;

- de propagande, quand elles renvoient à uneidée, à une organisation ou à une personne;

- eschatologique, quand des inscriptions par­lent du Salut et accompagnent des images;

- historique et légendaire, quand des imagesreprésentent des récits, bibliques par exemple;

- apotropaïque, quand elles servent à écarterle mauvais œil.

L'image peut encore avoir une fonction dememoria 4. Elle rappelle une histoire, une légende,ses donateurs ou des fondateurs (la fondation d'uneéglise ou sa reconstruction). Les donateurs pensentau Salut mais laissent aussi un signe de leur piétéet de leur existence pour les contemporains.

On pourrait également distinguer quelques typesde relations entre le «spectateur» et l'image:

- physique: il marche sur l'image (sur lesimages), il la «piétine» ou au contraire, il prendgarde de ne point la fouler; il la touche; ils'agenouille sur elle ou devant elle;

- visuelle: il la regarde;- contemplative: l'image sert souvent pour

contempler Dieu; elle peut avoir la fonction de fac­teur médiatique entre le texte lu par le prêtre etl'histoire sainte (elle fait partie du rite); «l'imageparlée» peut être commentée et renvoie à une idéeconcrète, à Dieu, par exemple;

- psychologique: il garde l'image dans samémoire et elle l'accompagne quand il ne la voitplus; elle peut évoquer l'idée de Dieu, par exemple(l'image de la colombe = le Saint-Esprit; toutes lescolombes vivantes seront en rapport avec leSaint-Esprit).

10

II>

Les chercheurs sont en général d'accord sur lasignification des programmes de la décoration deslieux de culte et de leur lecture à l'époque paléochré­tienne et byzantine (Iye-Yle siècles) en Orient.L'église, la basilique, le sanctuaire dans leur ensem­ble, y compris les mosaïques, sont l'image ducosmos 5

• L'accent mis sur l'aspect de la symbo­lique des édifices est dû à A. Grabar qui a consacréplusieurs articles à cette problématique. Dans la dis­cussion, la parole a été prise plusieurs fois parH. Stern6

, E. Kitzinger 7, G. Cvetkoviè-Tomaseviè 8 et

récemment par H. Maguire 9 et P. Donceel-Voûte 10.

Les chercheurs dans leur majorité constatent que lesmosaïques de pavement figurées qui ornent deséglises paléochrétiennes ne représentent que l'imagesymbolique du cosmos Il. Ce cosmos, divisé ensphères, la terre, le ciel, l'eau, le Paradis, retrouveson image dans l'église et sa décoration. Cemicrocosme fonctionne en hiérarchie et A. Grabarinterprète les images ornant les pavements en fonc­tion de leur emplacement sur la «carte» de l'égliseet non en fonction du caractère de la décoration. Cesont, d'après lui et H. Stem, des raisons liturgiquesqui influencent la répartition du décor. Ces résultatsont indiscutablement marqué l'état des recherches surl'iconographie paléochrétienne.

Dans ce débat 12, la lecture de Cyrille deJérusalem me semble pouvoir apporter un regard nou­veau. En effet, deux aspects idéologiques apparais­sent nettement dans ses écrits: le premier concernel'idéologie de Dieu et de la Trinité et son image;le deuxième, indirectement, la propagande religieusede l'Église qui se sert des «images parlées », pourexpliquer, appuyer et mettre en valeur sa nouvellethéologie dans les différents milieux des fidèles quise sont souvent convertis depuis peu de temps et quiont, en mémoire, d'autres modèles traditionnels demonothéisme ou de polythéisme.

Pour Grégoire de Nysse (335-395), «la peintureest un livre parlant» et, pour son contemporain saintBasile (329-379), «ce que la parole présente àl'oreille, la peinture muette la montre par l'imita­tion ». Cyrille, lui, parle du texte et de l'image quis'interprètent mutuellement et il les enseigne aux «il­luminés» dans le lieu du culte. Le rôle idéologiquede l'image est évident. Si on écoute bien Cyrille deJérusalem, le caractère des scènes figurées dans lesmosaïques de pavement évoque un aspect de Dieuou de la Trinité qui se trouve entre deux pôles:l'idéologie du dieu Créateur (théologie) et lapropagande religieuse de l'Église.

Je ne voudrais pas mettre en question d'autresinterprétations scientifiques concernant la question del'iconographie paléochrétienne en Orient. Mon inten­tion est de les compléter en puisant aux sources des

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3. Qabr Hjram (Liban), église (d'après P. Donceel-Votlte).o

Pères de l'Église qui sont des témoins de l'histoirepassée et qui voyaient et interprétaient les imagesqui nous intéressent. H. Maguire a déjà· essayéd'interpréter la polysémie des ensembles de mosaï­que dans les basiliques chrétiennes en puisant dansles écrits des Pères de l'Église 13. Dans son intéres­sante étude Earth and Ocean. The Terre~ial Worldin l}arly Byzantine Art, l'auteur donne ainsi plusieurs

possibilités d'interprétation des mêmes sujets icono-hi 14grap ques .

Parmi les motifs choisis pour omer les mosaï-ques de pavement dans les basiliques chrétiennes, auProche-Orient, .l'iconographie de la flore et de la 14:faune est majoritaire. Dans le répertoire figuré, du

L'IMAGE ET SA FONCTION DANS LA MOSAÏQUE BYZANTINE DES PREMIÈRES BASILIQUES EN ORIENT Il

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IVe au VIe siècle, elle est dominante. Des imagesd'animaux et de différentes plantes couvrent parfoisl'espace des trois nefs, du narthex, de l'abside et depièces auxiliaires (baptistère, par exemple).

Mme Pauline Donceel-Voûte a récerriment faitle point sur la décoration des édifices de culte dela Syrie et du Liban 15. Dans son livre qui s'appuiesur un travail considérable et solidement étayé, l'au­teur analyse minutieusement chaque basilique, égliseou autre lieu de culte chrétien possédant une déco­ration quelconque de pavement 16. Dans la premièrepartie de sa synthèse (<< les pavements commedécor») 17, elle étudie le répertoire ornemental dupoint de vue de la décoration, de sa place dans lecontexte architectural 18 et de son évolution 19. En­suite l'auteur passe aux inscriptions dans lamosaïque 20 puis à l'iconographie. Elle s'arrête aux

, . d" 21 d' ~ h . 22 drepresentatlons ammaux, etres umams et escènes diverses 23: bateaux, vases, corbeilles, cages,fruits, feuilles, légumes, xenia, fleurs, plantes, arbres,outils et architecture. Elle termine cette partie pardeux chapitres, l'un consacré à la question du choixdes emplacements des images 24 et l'autre auprogramme symbolique de la décoration de l'édifice

4. Qabr Hiram (Liban), église, mosaïque avec représen­tation des Saisons et des Mois, musée du Louvre (d'aprèsF. Baratte).

12

de culte25. La deuxième partie synthétique traite duproblème des rapports entre les pavements et laliturgie 26. Le livre se clôt par des conclusionsgénérales 27. Je voudrais souligner que cette étudeest d'une construction séduisante où l'auteur essaiede mettre en rapport le problème complexe de ladécoration des édifices de culte avec leur fonctionen utilisant des données archéologiques et des sourceslittéraires. Ce livre constitue la première synthèse dece type et prolonge les recherches commencées parJ. Lassus et G. Tchalenko qui s'intéressaient à l'aspectde l'architecture, de son ornement et de la liturgieen Syrie byzantine.

Dans ses conclusions P. Donceel-Voûte a donnéune interprétation intéressante s'inscrivant dans la li­gnée des études d'A. Grabar pour la décoration desmosaïques de pavement dans des édifices de culte.Elle a tenté de montrer le lien entre la structurebasilicale - traitée souvent comme microcosme avecles points cardinaux: ciel, terre, Golgotha, Paradis- et la décoration des mosaïques de sol, en se réfé­rant à quelques textes d'origine syrienne: l'hymnesyriaque chantant la cathédrale d'Edesse (époque deJustinien) 28, l'Interprétation des Offices attribué àAbraham Bar Lipeh (VIle-VIlle siècle) 29, l'Expositiodes Offices de l'Église attribué au chrétien nestorienGeorges d'Arbèles (IXe siècle) 30, Nestorius 31 etd'autres 32

• L'auteur dit:«On constate que, dans les grandes lignes, ces

auteurs, qui sont tous de provenance syrienne, se re­joignent: la nef ou les nefs sont l'image de la Terrehabitée, le sanctuaire (en particulier sa voûte) celledu ciel; l'Eden est à l'extrémité orientale des nefs.Il est à l'intérieur des frontières de la terre, maisil touche le Paradis, représenté soit par le podiumdu chœur (le qestrômô) soit par le podium du sanc­tuaire. L'ambon-bêma est au milieu de la nef, com­me Jérusalem est placée au centre de la Terre. (... )Quoique ces considérations semblent avoir d'abstraitou de littéraire, le décor des pavements ne laisse pasces questions sans réponse ». Puis elle ajoute: «Enpremier lieu, on peut confirmer - ce que nous avonsdéjà constaté à plusieurs reprises - quel'iconographie dans la nef, ou dans les trois nefsreprésente effectivement la Terre, telle qu'elle esthabitée par les hommes et les animaux et réglée parcertains phénomènes cosmiques: les jours et les nuits,les mois et les saisons, les directions du vent, lesplanètes et étoiles dans le zodiaque 33 ». SelonP. Donceel-Voûte la décoration de pavementreprésente une vaste géographie humaine. Elle est sonthème principal: «Le pavement figuré des nefs etchœurs des églises byzantines du Proche-Orient estune grande mappemonde, désordonnée, riche, grouil­lante et colorée 34 ».

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6. Swafiyeh (Jordanie), Chapelle (d'après M. Piccirillo).

5. Rome, S. Maria Maggiore, représentation du Saint­Esprit dans la scène de l'Annonciation (d'après A. Gra­bar).

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A la lumière de toutes les interprétationsproposées, je voudrais rappeler ici la lecture d'un tex­te du IVe siècle faite à Jérusalem au cours du Ca­rême de la semaine pascale. L'auteur de la neuvièmecatéchèse baptismale, Cyrille de Jérusalem(314-387)36, l'a improvisée quelques années avantle discours célèbre de Libanios sur Antioche,prononcé à Athènes en 356. La deuxième moitié duIVe siècle, dans sa structure, est toujours pluspaïenne 3

? que chrétienne et, paradoxalement, c'estune époque d'explosion de l'architecture chrétienneau Proche-Orient38.

Cyrille commença sa carrière comme moine dansles environs de Césarée de Palestine. En 348, il prendla succession du siège épiscopal de Jérusalem où ildemeurera jusqu'à sa mort, malgré trois interruptions(en 357, 360-362 et 367-378). Ses vingt-troiscatéchèses ont été improvisées dans les nouvellesbasiliques de la ville et dans les églises de Pales­tine. C'est une source importante, surtout, pour larecherche sur la liturgie chrétienne du IVe siècle, ré­unie et écrite par un des fidèles de l'Église qui as­sistait aux cours préparatoires de Cyrille 39. Ilsténographia les paroles de Cyrille. Mais ni ·lescatéchèses mystagogiques (19-23), traitées comme lesplus importantes, ni la liturgie des autres catéchèsesne font l'objet de notre intérêt. En revanche, lesdescriptions de l'image du Dieu Créateur et de laTrinité ont attiré mon attention sur les catéchèsesneuf, quatorze et dix-huit. Là, Cyrille propose deregarder l'œuvre des artistes comme image du DieuCréateur. Il fait un commentaire qui a un caractèrepresque iconographique.

La neuvième catéchèse baptismale traite du« Créateur du ciel et de la terre, et de tous les êtres,visibles et invisibles» avec une lecture tirée de Job:«Quel est celui qui me cache (son) projet et ramasse(ses) paroles dans (son) cœur, et qui pense se cacherà moi? etc. 40 ». èyrille commence par constaterque Dieu est invisible et il se réfère aux motsd'Ezéchiel qui a vu l'image de la gloire du Seigneuret non pas le Seigneur en personne: «Nul ne pour­ra voir mon visage, et vivre 41 ». Et, ,de fait,l'iconographie des premiers chrétiens n'ose pasreprésenter l'image de Dieu en personne. A Rome,dans les catacombes de la Via Latina, et à Ravenne,on le voit à la même époque ou plus tard encorefiguré sous la forme d'une main sortant du cielfi 42( Ig. 2) .

Cyrille précise ensuite: «Il est donc impossi­ble à deux yeux charnels de voir la nature divine:

Les fouilles archéologiques apportent tous lesjours beaucoup de matériel nouveau et important pourles recherches sur la décoration des premièresb '1' 35aSIIques .

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mais il est possible de parvenir.à une idée de sapuissance d'après les œuvres divines, selon la parolede Salomon43: "La grandeur et la beauté des créa­tures, en effet, nous permettent de contempler, paranalogie, leur auteur". Il n'a pas dit, en effet quel'auteur des créatures est contemplé d'après elles,mais il a ajouté "par analogie" (àvaA6.,mç) 44 » ; etil continue: «Dieu, en effet, apparaît d'autant plushaut à chaque homme, que celui-ci est parvenu à uneplus haute contemplation des créatures; et quand uneâme humaine s'est agrandie par une plus hautecontemplation, elle se fait aussi une plus haute idéede Dieu 45 ».

La méthode analogique pour expliquer le sensd'une image ne choquait pas du tout à l'époque deCyrille46. Elle a des sources très anciennes dans laculture grecque et romaine. Aristote l'analyse dansses traités sur la logique 47, alors qu'elle est déjàtrès répandue dans le monde grec 48. Artérnidore deDaldis l'emprunte pour ses analyses du monde desrêves. Dans la culture juive, elle est également sou­vent utilisée pour interpréter l'Ancien Testament. LesPères de l'Église s'en servent à partir de Philon etde Clément d'Alexandrie 49. En 378, dans sonHexameron, saint Basile décrit le monde créé en don­nant l'image de la grandeur de son créateur50. Le

i,/r-.r- l

if~~~IJ~....·.~7. Madaba (Jordanie), cathédrale, vigne séparant desanimaux (d'après M. Piccirillo).

14

raisonnement par analogie est une clé pourcomprendre l'iconographie de l'époque impériale. Elledonne une réponse aux systèmes difficiles que sontles symboles et les images 51. La méthode analo­gique - comme nous le verrons - reste valablepour l'époque de la transition entre l'interprétationpaïenne et chrétienne de l'image, qui est l'objet decette étude.

Puis Cyrille constate: «Impossible de scruter lanature de Dieu; mais d'après ses créatures que nousvoyons, il est possible de faire monter vers lui laproclamation de sa gloire52 ». Ce n'est que d'aprèsles créatures de Dieu, que l'on peut connaître celuiqui créa le ciel, la terre, tous les êtres visibles etinvisibles et enfin tout cet univers 53. Cyrille analysele ciel qui est 1'« eau », et les astres qui s'y trou­vent: le soleil, la lune et les étoiles représentant l'élé­ment de feu 54. Il poursuit en disant: «puisquel'eau devenait une nécessité pour la terre qui allaitêtre cultivée, Dieu prépara au-dessus d'elle ce réser­voir: le ciel. Ainsi quand en une région de la terrese fait sentir le besoin d'un arrosage (de pluie), leciel par sa nature sera prêt à cet office» 55. Cyrilleparle aussi des saisons: «comment l'été, se faisantplus haut, Il prolonge les jours, offrant ainsi auxhommes une circonstance favorable à leur travail, tan­dis que l'hiver, Il abrège sa course (...) et (...) lesnuits plus longues (...) apportent également à la fruc­tification des produits de la terre. Vois donc aussicomment les jours, harmonieusement, s'équilibrententre eux: plus longs l'été, plus courts l'hiver, s'ac­cordent mutuellement au printemps et à l'automne,des différences qui s'égalisent» 56.

Des mosaïques représentant les Saisons ou lesMois ne sont pas rares à cette époque. L'exemplele plus spectaculaire a été découvert au XIX' siècleprès de Tyr à Qabr Hiram: une petite église a livréune riche décoration de mosaïques qui, aujourd'hui,se trouvent au musée du Louvre (fig. 3)57. On yvoit les illustrations des activités humaines, chasse,travaux agricoles, «catalogue d'animaux », person­nifications des vents, des Saisons et des Mois (fig. 4).

Cyrille passe donc aux explications de la sagessede Dieu révélée par l'élément liquide. Son commen­taire est conforme aux programmes iconographiquesde pavement des lieux de cultes à l'époque byzan­tine. Cyrille reprenant à nouveaux les Psaumes, ditque la nature de Dieu est simple, et sa force intimepossède de multiples puissances. «Eau, vin dans lavigne -'- (vin "qui réjouit le cœur de l'homme"),huile dans l'olivier, (huile "qui fait luire le visagede l'homme") - se transforme même en pain ("qui

., h' ,,58) fru' ddonne lorce au cœur umam - et en ItS etoutes les différentes espèces créées» 59.

La dernière phrase me semble très importante.

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Elle montre la présence de Dieu dans le vin, dansl'huile et dans l'eau qui ensuite se transforment enpain et en toutes sortes de fruits. La symbolique duvin et du pain, dans l'Église du IV- siècle, est fon­damentale pour son rite 60. On peut se demander sicette présence' de Dieu dans la transformation de laNature n'explique pas plusieurs représentations desdifférentes espèces de fruits et d'animaux qui se trou­vent, entourés par des vignes, dans les mosaïquesde pavement61

Dans la catéchèse XVI, Cyrille développe ladescription théologique de l'eau: «Et pour quelleraison a-t-il donc nommé "eau" la grâce de l'Esprit?Parce que l'eau douce donne à tous les corps leurcohérence; parce que l'eau produit l'herbe, et faitla vie; parce que l'eau des pluies descend des cieux ;parce que, descendant sous une forme unique, elleaccomplit des œuvres diverses. Une seule source eneffet arrose tout le Paradis ; mais aussi la même pluie

)

descend sur le monde entier; elle devient blanchedans le lis, rouge dans la rose, pourpre dans lesviolettes et les iris, différente et panachée dansdifférentes espèces. Elle est autre dans le palmier etautre dans la vigne, et tout en tous (les arbres) ; ellen'a qu'un aspect et ne diffère pas d'elle-même. Carelle a beau se transformer, la pluie ne descend pastelle ici et telle là, mais s'adaptant à la structure desêtres qui la reçoivent, elle fait pour chacun ce quiconvient. Ainsi l'Esprit-Saint: il est unique, simple,indivisible, et cependant il répartit la grâce commeil veut. Et de même que le bois sec, mis en contactavec l'eau, produit des rejetons, ainsi l'âmepécheresse que la pénitence rend digne du Saint­Esprit, porte des grappes de justice. Quoique sim­ple, il produit, par l'ordre de Dieu et au nom duChrist, les nombreuses vertus» 62.

Cyrille compare l'eau, une substance fondamen­tale pour la vie et la production de la Nature, au

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9. Suweida (Syrie), cathédrale, champ de boutons derose! musée de Suweida (photo de l'auteur).

Saint-Esprit. Elle descend des Cieux sous une formeunique comme le Saint-Esprit pour accomplir l'œuvredu Créateur. Elle se transforme en différentes espècesd'êtres, en faisant pour chacune ce qui convient, eton l'aperçoit sous forme de couleurs de fleurs: rose,blanc, pourpre, etc., comme les nombreuses vertusqui distinguent les hommes - l'influence du Saint­Esprit. L'eau, source, vie biologique, dans toute sacomplexité, devient un symbole du Saint-Esprit. C'estune troisième figure théologique dans le cadre de laTrinité avec Dieu et le Christ (fig. 5).

Cyrille a déjà parlé de la vigne à propos del'élément liquide mais dans sa catéchèse XIV, il dé­veloppe la question en se servant bien sûr de laméthode d'analogie: «Un jardin fut le lieu de lasépulture, et une vigne y fut plantée: "C'est moila vigne", a-t-il dit. Elle fut donc plantée dans laterre, pour que fût déracinée la malédiction venuepar Adam. La terre avait été condamnée aux épineset aux ronces: de la terre leva la vraie vigne, pourque soit accomplie la parole: "La vérité a levé deterre, et la justice s'est penchée du haut duciel" »63. La vigne 64

, c'est un symbole du Christqui a anéanti la malédiction d'Adam. Elle symbo­lise d'un côté la richesse et la fécondité de la terre(fig. 6), de l'autre la vérité et la justice.

Le passage suivant de Cyrille montre la gran­deur du Créateur révélée dans la production de laterre: «Contemple un peu le printemps et les fleursde toutes sortes, diverses en leur ressemblance: lerouge vif, la rose, et la blancheur éclatante du lis.Ces fleurs nées d'une même pluie et de la mêmeterre, qui les diversifie, qui les crée 765

».

16\.

La plupart des mosaïques de pavement compor­tant des motifs figurés représentent des «produits»de la terre 66. La description du printemps, lorsqueles fleurs commencent à sortir et à se montrer, estintéressante car les motifs de semis de fleurettes oud'écailles à boutons de rose constituent une grandepartie des mosaïques de pavement des églises à partirde la première moitié du Ve siècle (fig. 8 et 9).Cependant on les retrouve bien plus tôt, déjà à lafin du IVe siècle 67

• L'auteur des catéchèses baptis­males reparle du printemps, de ses fleurs et de sasignification dans la catéchèse XIV: «En quelle sai­son se réveille le Sauveur 7 Est-ce la saison d'étéou une autre 7 Dans les Cantiques eux-mêmes, unpeu avant les passages cités à l'instant, il est dit:"L'hiver est passé, la pluie s'est passée et s'en estallée; les fleurs sont apparues sur la terre, la saisonde la taille est vite arrivée 68". Est-ce que la terren'est pas actuellement pleine de fleurs, est-ce qu'onne taille pas les vignes 7 Tu vois comment il a ditaussi que l'hiver est désormais passé. Comme le moisde Xantique (Avril) en effet est arrivé, c'est désor­mais le printemps. Or c'est en cette saison, c'est ence premier mois du calendrier hébraïque, que l'oncélèbre Pâques, jadis figurative, maintenant réelle.Cette époque est celle de la création du monde carDieu dit alors: "Que la terre produise l'herbe dufoin, portant graine selon son espèce et à sonimage 69

". Et maintenant comme tu le vois, depuislors, toute herbe produit sa semence. Et de mêmequ'alors Dieu ayant fait le soleil et la lune, leur ac­corda des révolutions régulières, ainsi, il y a seule­ment quelques jours, c'était encore une fois le tempsde l'équinoxe. Alors Dieu dit: "Faisons l'hommeà notre image et selon (notre) ressemblance) 70". Etl'homme accueillit la conformité à l'image - quantà la conformité à la ressemblance, il l'obscurcit parsa désobéissance. C'est donc dans la même saisonoù il perdit ce bien, que se produisit la réparation.La saison où la créature humaine avait été, pour sadésobéissance, chassée du Paradis, fut aussi celle où,venu à la fois, l'obéissant y fut introduit. Le saluts'est donc réalisé à la même époque où se réalisala déchéance (c'est-à-dire) quand "les fleurs se furentmontrées" et que fut arrivée la saison de lataille 71 »72.

Analysons bien ce fragment du texte de Cyrillequi explicite de façon très cohérente la significationde certaines représentations de mosaïques de pave­ment dans les basiliques. L'auteur dit que le Sau­veur se réveille au printemps. A cette époque, la terreest pleine de fleurs et on taille les vignes. Le moiss'appelle Xantique - en grec - ou Nissan - enhébreu - et il est le premier mois du calendrierhébraïque. Ce mois-là on fête Pâques. Au printemps

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JO. Zahrani (Liban), église (d'après P. Donceel-Voûte).

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11; Huarté (Syrie), église ditMichaëlion (d'après P. Don­ceel-Voûte).

12. Daphné près d'Antioche(Turquie), musée du Louvre,Phénix nimbé représenté surle champ de boutons de rose.

Dieu créa le monde qui lui est obéissant, bien or­donné et qui évolue harmonieusement. C'est aussiau printemps que Dieu créa l'homme, au printempsque la créature fut chassée du Paradis et à la mêmeépoque que sont salut se réalisa.

TI est intéressant de constater, dans des basiliquesdes ye, YIe et YlIe siècles, combien la représentationde cette saison est importante dans l'iconographie desmosaïques de pavement. Au ye siècle, les gens quientraient à l'église, marchaient sur de larges tapisornés de boutons de roses (fig. 10). Les animauxreprésentés sur les mosaïques se poursuivent ou sepromènent au printemps. La saison est iconographi­quement facile à identifier d'après les fleurs et lesplantes qui appartiennent à cette saison et ornent les

(fiTI ~mosaïques Ig. 11) .

Dans la catéchèse XVIII, Cyrille explique lemystère de la vie et de la mort: « ... Les voilà doncmorts l'hiver et au printemps ils reverdissent. Quandla saison est là, alors, comme (du fond) de la mort,la fécondité leur revient. Dieu, constatant ton incrédu-

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lité accomplit chaque année en ces phénomènesnaturels une résurrection, pour que la vue de ce quiarrive aux êtres sans âme te donne à croire que lamême chose arrive aux êtres doués d'une âme raison­nable (...). Mais si Dieu accorde à des êtres dépour­vus de raison et sans importance, de vivre plus long­temps que nature, ce même Dieu ne nous l'accorde­t-il pas à nous pour qui ces créatures ont été ellesaussi créées? 74 ».

La résurrection de la nature, qui vit un an etensuite reparaît, assure l'homme de son salut aprèssa mort. Cette question eschatologique, qui attirebeaucoup d'hommes à l'Église, trouve sa place dansla polysémie des programmes iconographiques desmosaïques paléochrétiennes et byzantines. L'image

de la résurrection, développée chez Cyrille, se cachedans la représentation du printemps et de ses fleurs(le motif des boutons de rose). Le commentaire deCyrille apporte un autre exemple d'immortalité et derésurrection. L'oiseau merveilleux, dont parlent lesGrecs - le Phénix - non doué de raison et quin'a jamais adoré Dieu, est créé par Dieu commesymbole de la vie éternelle. « Alors? La résurrec­tion des morts a été accordée à un oiseau sans rai­son, qui ignore le "créateur", et à nous qui glori­fions Dieu et qui observons ses commandements, la, ., d' ?75resurrectlOn n est pas accor ee. ».

L'image du Phénix est une allégorie de la résur­rection et de la vie éternelle des hommes adorantDieu. Peut-être faudrait-il voir le même sens dans

13. Khirbet el-Mukhayyat (Jordanie), église de Saints-Lot-et-Procope.Représentation des arbres fruitiers et des animaux (d'après M. Piccirillo).

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