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ADONIS, POÈTE SYRIEN : « n n'y a pas eu de révolution arabe>> , DEBAT La lecture a-t-elle un avenir? 07578 -26 -F: 6,90 RUSSELL BANKS : << La société américaine est devenue pornographique >>

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ADONIS, POÈTE SYRIEN :

« n n'y a pas eu de révolution arabe>>

,

DEBAT

La lecture a-t-elle un avenir?

07578 -26 -F: 6,90 €

• •

RUSSELL BANKS : << La société américaine est devenue pornographique >>

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0 Le livre coréen Prends soin de maman a été traduit en vingt-sept langues. P. 11

0 Habermas voyait en Derrida un « crypta-talmudiste » .P. 17

0 Il y a toujours une histoire derrière l'histoire. P. 22

0 Une machine capable de simuler parfaitement les facultés humaines n'en pourrait pas moins être dépourvue de conscience. P. 32

0 Il est tout à fait possible que l'ère de l'hémisphère gauche relève du passé. P. 32

0 Un miroir permet au patient d'amputer son membre fantôme. P. 35

0 Mon chien est manifestement conscient. Mais quel sens a-t-il de sa propre existence? P. 39

0 Voir que notre âme est liée à la matière, c'est comme découvrir que les chiens font des chats. P. 41

0 Ceux qui ont besoin de plus de cinq heures de sommeil ne devraient pas faire médecine. P. 60

0 Lire nous aide à maintenir une cohérence au milieu du chaos. P. 65

0 Faire l'expérience de la folie du monde et l'accepter sans chercher à l'expliquer, c'est abdiquer son humanité. P. 66

0 Érasme : « Existe-t-il un endroit sur terre à l'abri de ce déferlement de livres? » P. 68

0 Dostoïevski : « Si Dieu n'existe pas, tout est permis. » P. 11

0 La dissolution de l'individu dans le panurgisme est une régression historique et une menace sérieuse pour la civilisation démocratique. P. 81

0 Si Ortega y Gasset avait été français, il serait aussi connu que Sartre. P. 85

0 Les comportements altruistes ne sont pas le propre de l'homme. P. 86

0 Abraracourcix est une figure de la modernité. P. 94

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En couverture : © BENEDICT CAMPBELL

6 NOS AUTEURS Découvrez les grandes signatures de ce numéro.

8 COURRIER

10 BESTSELLERS Les succès de librairie du monde entier racontent à leur façon l'état du monde.

15 FRANCOPHILIES À propos de livres en françn.is ou traduits du françn.is ; et sur la France et les Françn.is.

18 JADIS 8 NAGUÈRE Le meilleur des livres anciens, à redécouvrir d'urgence.

zo ENTRETIEN RUSSELL BANKS « LA SOCIÉTÉ AMÉRICAINE EST DEVENUE PORNOGRAPHIQUE » Inlassable explorateur des failles du rêve américain, l'écrivain traque dans son dernier roman les démons d'une société où règnent la peur de la délinquance sexuelle et l'obsession de la surveillance.

ZJ DOSSIER QUAND LE CERVEAU DÉFIE LA MACHINE Face aux progrès vertigineux de l'intelligence artificielle, certains n'hésitent pas à prophétiser l'avènement de machines pensantes capables de dépasser l'intelligence humaine. Un scénario de science-fiction qui fait bon marché de la fabuleuse complexité du cerveau, dont nous sommes loin d'avoir percé tous les mystères.

25 Un match inégal

33 La singularité Kurzweil

34 Le mystère du cerveau humain

41 Le problème de la conscience reste entier

4Z PORTFOLIO LE TRÉSOR RETROUVÉ DE VIVIAN MAIER Pendant quarante ans, une gouvernante solitaire et secrète a parcouru les rues de New York et de Chicago, son appareil photo en bandoulière. Ses négatifs, découverts par hasard dans une vente aux enchères, révèlent l'incroyable talent de cette artiste inconnue.

48 POLITIQUE MAMAELLEN Mère de quatre fils et séparée d'un mari violent, Ellen Johnson Sirleaf a été témoin et acteur, dans les années 1990, d'une des guerres civiles les plus sauvages d'Mrique. Depuis 2005, elle tente de redresser le Liberia en ruine. Portrait.

54 ENTRETIEN ADONIS « IL N'Y APAS EUDE RÉVOLUI10N ARABE » À mille lieues de l'optimisme ambiant sur l'effervescence du monde arabe, le poète syrien appelle à raison garder : nous n'avons assisté qu'à des changements de façade. Si des têtes sont tombées, les structures du pouvoir restent intactes.

56 HISTOIRE « QUELS CRUELS PILLARDS NOUS FAISIONS ! » En 1911, les troupes allemandes matent brutalement une rébellion indigène sur une île perdue de l'empire, dans le Pacifique Sud. Et, pour la première fois de son histoire, l'Allemagne déporte une population entière.

60 MÉDECINE L'ÂGE D'OR DE LA COCAÏNE Dans la seconde moitié du XIX" siècle, la poudre blanche était considérée comme un précieux stimulant, aux nombreuses vertus thérapeutiques. Parmi ses plus fervents adeptes, Sigmund Freud.

61 SOCIÉTÉ LE LIVRE EST MORT, VIVE LE LIVRE! La déferlante des nouveaux médias et la relative désaffection des jeunes pour le livre font craindre une disparition progressive de la lecture. Les raisons d'être optimiste ne manquent pourtant pas.

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70 UTOPIES CE SATANÉ DÉSIR D'IMMORTALITÉ Au moment où Darwin montre que l'homme est un animal comme un autre, de grands esprits de l'ère victorienne décident de recourir à l'occultisme pour démontrer, scientifiquement, l'existence d'une vie après la mort. Au risque d'inspirer les utopies les plus meurtrières.

72 CULTURE LA FABRIQUE DE L'ÂME JAPONAISE Dans ce pays hypermoderne qui réinvente en permanence ses classiques, les créateurs révèlent une civilisation étrange à nos yeux occidentaux. Où l'outre­tombe ne s'oppose pas au vivant, où les monstres sont le miroir de soi et où la réclusion nourrit la quiétude.

75 LITIÉRATURE LE MARTYRE DE MADAME DICKENS Pourfendeur des injustices et défenseur des valeurs familiales, Charles Dickens se comportait chez lui en tyran. Mais l'enfer qu'il fit vivre à Catherine, son épouse, a sans doute donné de l'épaisseur à son œuvre.

80 DOCUMENT LA REVANCHE POSTHUME D'ORTEGA Y GASSET Injustement décrié pour sa neutralité pendant la guerre d'Espagne, l'auteur de La Révolte des masses était pourtant un penseur de premier plan. À bien des égards prophétique, il mettait en garde contre les radicalismes de droite comme de gauche.

86 POST-SCRIPTUM L'ALTRUISME EST-IL DANS NOS GÈNES? Une équation mathématique prouve que la sélection naturelle privilégie les groupes ou les espèces altruistes.

87 PÉRISCOPE Un tour d'horizon des livres étrangers à ne pas manquer.

92 EN LIBRAIRIE Les coups de cœur de la rédaction parmi les livres récemment traduits.

97 À VOIR, À FAIRE Notre sélection des événements culturels du monde entier, autour et au-delà du livre.

98 SKOOB Dans l'insolite des livres.

ÉLOGE DE LA SOTTISE

eep Blue a battu une fois Kasparov aux échecs, puis s'est retiré de la course. Aujourd'hui, les logi­ciels les plus sophistiqués restent nuls au poker. En même temps, les gros calculateurs écrasent les facultés arithmétiques du cerveau humain, les ordinateurs peuvent piloter un drone jusqu'à une cible lointaine, dicter le trajet d'une sonde spatiale, gérer mieux qu'une armée d'humains l'effroyable fouillis instan­tané du Web, guider les mains d'un chirurgien à des milliers de kilomètres de son patient. Et, à en juger par ce qui se passe au Japon, les robots de compagnie ont un bel avenir. Sans faire de la science-fiction (laquelle a parfois mieux anticipé le réel que les meilleurs prévisionnistes), il est naturel de penser au jour où l'intelligence humaine sera, peu ou prou, dominée par la machine. Cette croyance, parfois une conviction affichée par des spécialistes compétents, s'enracine dans la perception parfaite­ment exacte du hiatus qui ne cesse de s'approfondir entre l'irrésistible dynamique du progrès technique et l'apparente immobilité de l'humaine nature, contrainte par les lois de l'évo­lution biologique à faire du surplace et menacée de régression du fait de son évolution culturelle. Comme l'illustre le dossier de ce numéro de Books, !es discus­sions complexes qui alimentent cette foi ou cette inquiétude négligent souvent des données assez simples, explicables à un enfant. Prenons le mot « sottise ».Une machine pourra-t-elle jamais commettre une sottise? Bien sûr que non. Un ordinateur peut tomber en panne, un logiciel connaître un bug, mais la sottise reste le propre de l'homme, et l'on voit mal comment elle pourrait ne pas le rester. Un logiciel pourra-t-il jamais percevoir la différence qui existe dans la langue française entre « sot­tise » et « bêtise » ? Un logiciel pourra-t-il jamais percevoir la différence entre la bêtise humaine et celle de la machine, celle-ci fût-elle animée par les meilleurs logiciels concevables? Comme l'illustrent les plus sophistiqués des traducteurs automatiques, la machine n'a pas accès au sens. C'est tout de même un sacré handicap. [J

Olivier Postel-Vinay

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N 261 OCTOBRE 2011

Directeur de la rédaction et de la publication : Olivier Postel-Vinay Assistante : Stephanie Rian, [email protected] 01 75 77 08 02 Rédactrice en chef : Sandrine Tolotti Chefs de rubrique : Baptiste Touverey, Delphine Veaudor, Suzi Vieira Secrétaire de rédaction, site web : Arnaud Gancel Direction artistique : Mariano Quiroga Rédactrice photo : Géraldine l.afont Pour joindre la rédaction : pré[email protected] Couverture : William londiche Correction : Sylvie Barjansky, Francys Gramet

Toutes les photos non créditées sont de droits réservés.

Directeur marketing fJ diffusion : Martine Heissler [email protected] Ed~eur : louis Dumoulin [email protected] Public~é : Mistral Média (secteur littéraire) Virginie Vivaldi [email protected] Tél. : 0140 02 99 00 M.I.N.T. (Secteur commercial) Directeurs associés: Philippe leroy, 01 42 02 21 62, [email protected] Fabrice Régy, 01 42 02 21 57, [email protected] Directrice de la publicité : lauréline Jouanneau, 01 45 61 23 04, [email protected] Relations presse : Solvit Communication Tél. : 0142 61 24 63. Valérie Solvit

Com~é éd~orial: Joséphine de Bodinat, Olivier Bomsel, Hughes Cazenave, Antoine Danchin, Pierre-Emmanuel Dauzat, Philippe Even, Charles Gancel, Sophie Gherardi, Bernard Granger, Pierre Jacquet, Stéphane Khémis, Hervé Le Bras, Dominique lecourt, Marie Mendras, Albert Merlin, Jean-Louis de Montesquiou, Priscilla de Moustier, Thierry Paquet, Nata Rampano, ~rie Rohde, carlos Schmerkin, Philippe Tibi, Tzvetan Todorov.

Ont collaboré à ce numéro (rédaction) : Catherine Cornet, Ekaterina Dvinina, Jeong Eun-Jin, Sébastien Hervieu, Hala Kodmani, Marie-Morgane le Moël, Maïra Muchnik, l.amia Oualalou, Daniel Pennac, Jeanne Pham-Tran, Claire Richard, Minh Tran Huy, caroline Vigen!.

Ont collaboré à ce numéro (traduction): Barnabé d'Aibès, Philippe Babo, Dorothée Benhamou, Béatrice Bocard, Laurent Bury, Thomas Fourquet, François Gaudry, Florence Hertz, Hélène Hiessler, Hala Kodmani, Maïra Muchnik.

Diffusion. Presstalis Contact pour les réassorts diffuseurs : Tél. : 0488151245 A Juste Titres- Hélène Ritz Impression : Maury

SAS BOOKS. 4, allée Verte, 75011 Paris. Tél. : 01 75 77 08 02. [email protected] Président : Jean-Jacques Augier Directeur : Olivier Postel-Vinay Directeur délégué : Jean-louis de Montesquiou Conseillers : Carlos Schmerkin, Frédéric Texier Conception graphique : Rampano fJ Associés Books est édité par la SAS BOOKS, au capital de 789 360 € RCS 2007 B 15638 · SIRET 49919657400028 Books est une publication mensuelle ISSN : 1967 · 7375 N° de commission paritaire : 0114 K 89702 20011 (validité jusqu'au 31/01/2014) Revue publiée avec l'aide du CNl (Centre national du livre).

NOS AUTEURS Ils signent dam; ce numéro

BRIAN CHRISTIAN

P.25

COLIN McGINN Colin McGinn est un phi­losophe britannique, ac­tuellement en poste à l'université de Miami.

Spécialiste du problème de la relation en­tre le cerveau et l'esprit, il a publié de nombreux ouvrages, dont aucun n'est traduit en français. Il résume ses thèses pour un large public dans The Mysterious Flome. Conscious Minds in a Material World (« la flamme mystérieuse. Cerveaux conscients dans un monde matériel »), Basic Books 1999. >li re : << Le mystère

du cerveau humain >> P. 34

ALEX KOTLOWITZ Écrivain et journaliste américain, Alex Kotlowitz est l'auteur de There Are

No Children Here (« Il n'y a pas d'enfants ici>>), où il raconte la vie de deux enfants vivant dans un quartier pauvre de Chicago. Il enseigne actuellement la littérature an­glaise au Dartmouth College et a contribué au New York Times, au New-Yorker, à The Atlantic et à The New Republic. >lire : 11 Le trésor retrouvé

de Vivian Maier >> P. 42

DANIEL BERGNER Journaliste américain, Da­niel Bergner est l'auteur d'un livre sur la guerre au Sierra leone, ln the Land

of Magic Soldiers. A story of White and Black in West A{rica («Au pays des soldats magiques. Récit en noir et blanc en Afrique de l'Ouest >>), Picador, 2004. Il a aussi publié un essai sur le fétichisme sexuel : The Other Side of Desire(« L'autre côté du désir»). Ecco, 2009. >lire : " Marna Ellen » P. 48

THOMAS MORLANG Né en 1965, Thomas Mor­lang est un historien alle­mand, spécialiste de l'his­

toire coloniale. Il travaille au musée de la Ruhr, à Essen. >lire : 11 Quels cruels pillards

nous faisions ! » P. 56

DWIGHT GARNER Dwight Garner est l'un des plus célèbres critiques de livres du New York Times. Il collabore également,

entre autres, à Harper's Magazine et au Times Literary Supplement. Il est l'auteur de Read Me. A Century of Classic American Book Advertisements (« lisez-moi. Un siè­cle de publicité littéraire américaine») . >lire : " L'âge d'or de la cocaïne » P. 60

JOHN GREEN John Green est un écrivain américain, né en 1977, spécialiste de la littérature pour jeunes adultes. Ses

romans ont reçu plusieurs prix. Il est aussi connu pour l'utilisation qu'il fait des tech· nologies multimédias - notamment le « video-blogging », ou « vlogging »-à des fins de création littéraire. >lire : 11 Le livre est mort,

vive le livre ! » P. 61

DANA HANSEN Dana Hansen est profes­seur de littérature anglai­se dans le premier cycle

_.__ ,. au Mohawk College à Ha­milton, près de Toronto (Canada) . Elle collabore à de nombreux journaux et revues littéraires. >lire : " Les raisons

du pessimisme »

RICHARD HOLLOWAY

P.64

Écrivain écossais et ancien évêque anglican d'Édim­bourg, Richard Holloway

s'est fait connaître du grand public en se déclarant ouvertement agnostique, avant de quitter ses fonctions. Grande figure du débat public en Grande-Bretagne sur les questions d'éthique et de religion, il contri· bue au Times, à The lndependent et au Guardian. >lire : " Ce satané désir

d'immortalité »

TOMMASO PINCIO

P. 70

Tommaso Pincio est le nom de plume de l'écri· vain italien Marco Cola­

pietro, auteur d'Un amour d'outre-monde (Denoël, 2003) et de Cinacittà, qui vient de paraître chez Asphalte Éditions. Colla­borateur régulier des quotidiens La Repub· blica et Il Manifesta, il est aussi le traduc­teur italien de Jack Kerouac et de Francis Scott Fitzgerald. >lire : " La fabrique

de l'âme japonaise» P. 72

N• 26 1 OCTOBRE 2011

DINAH BIRCH Dinah Birch est professeur de littérature à l'université de liverpool, spécialiste de l'époque victorienne.

Elle a dirigé la septième édition du presti­gieux « Guide Oxford de littérature an­glaise » (The Oxford Companion to English Literature, 2009; non traduit) . >lire : " Le martyre

de Madame Dickens » P. 75

MARIO VARGAS LLOSA Prix Nobel de littérature 2010, Mario Vargas llosa, Péruvien naturalisé Espa­

gnol, est l'auteur d'une quarantaine d'ouvrages traduits dans le monde entier, dont Conversations avec la cathédrale. Ce­lui qui fut aussi le candidat malheureux du parti libéral à l'élection présidentielle pé­ruvienne de 1990 publie en octobre chez Gallimard un Éloge de la lecture et de la fiction ainsi que Le Songe du Celte, roman consacré à l'Irlandais Roger Casernent, qui dénonça les atrocités commises dans le Congo de Léopold Il. >lire : 11 La revanche posthume

d'Ortega y Gasset » P. 80

SANS OUBLIER NOS ENTRETIENS AVEC:

RUSSELL BANKS Né en 1940 dans le Mas-

ADONIS Syrien, Adonis est considéré comme le plus grand poète arabe vivant. Son dernier recueil de poèmes, La Forêt

de l'amour en nous, est paru en 2009 au Mercure de France. P. 54

1

MARJORIE GARBER Professeur de littérature à Harvard, Marjorie Garber est, selon le New Yark

Times, « l'une des personnalités les plus influentes du monde universitaire américain ». Dans son dernier livre, The Use and Abuse of Litera ture ( « Us et abus de la littérature»), elle analyse l'évolution de la perception des œuvres littéraires.

P. 67

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N" 26 1 OCTOBRE 2011

COURRIER

Nous écrire Books, 4, allée Verte, 75011 Paris, ou de préférence par e-mail à : [email protected]

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TOUT ..

ce fait, « la deuxième actionnaire, et la pré­sidente du conseil de surveillance de la multinationale publi­citaire ». Or, Publicis a signé des contrats très importants pour mettre en publicité le lait en poudre Nestlé, et les couches [jetables] Pampers! Par ailleurs, toujours

SUR LA MERE dans Arrêt sur ima­ges, on peut voir que Publicis, malgré sa prestigieuse action-Les bonnes. les mauvaises

et les autres

ÉLISABETJ-1 BADINTER ET LES MERES Cher Books, merci pour votre spécial « Mères » de cet été. Pour ajouter au dossier concer­nant la philosophe Élisabeth Badinter et sa lutte contre l'allai­tement et les couches lavables qui avilissent la femme, je vous renvoie à un très bon dossier fait par le site Arrêt sur images il y a quelques mois. Ainsi, on pouvait y lire que Mme Badinter, outre son métier de philosophe, est également « la fille et héritière du fondateur de Publicis » et, de

Vous écrivez?

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Envoyez vos manuscrits : Editions Amalthée 2 rue Crucy 44005 Nantes cedex 1

Tél. 02 40 75 60 78 www.editions-amalthee.com

naire féministe, n'est pas une agence de pub faisant excep-

tion à la règle du sexisme, et ils ont pu, comme les autres, jouer la carte de la femme à moitié nue, prenant son air le plus bête et disant « mon banquier me préfère à découvert » . Elisabeth Badinter devrait peut-être s'atta­quer à un problème sur lequel elle a, de fait, une influence directe. Voilà de quoi étayer le dossier!

ÉMILIE DEFOND (PAR COURRIEL)

Le dossier du site Arrêt sur images dont il est question a été publié le 17 février 2010. Sur France Culture, Élisabeth Badinter a rétorqué : «je confesse que j'ai réalisé cela après la rédaction de mon livre, qu'on allait peut-être me le dire, et je me suis renseignée [. . .]. Des filiales de Publicis [ont ce type de clients] et c'est quelque chose de vraiment mineur dans le chiffre d'affaires. je ne pouvais pas m'imaginer qu'on puisse penser, moi qui travaille depuis trente ans sur l'histoire des femmes, que pour défendre des intérêts d'actionnaire j 'irais écrire un livre qui ferait la publicité des laits maternisés. »

(CITÉ PAR ARRÊT SUR IMAGES LE 22 FÉVRIER 2010).

PALESTINE: LE POINT DE VUE D'UN RABBIN Merci pour l'excellent dossier que vous venez de publier sur la question de la valeur de l'État dans le contexte du conflit entre Israéliens et Palestiniens. Les textes que vous avez tra­duits sont particulièrement intéressants et cela change de ce qu'on lit trop souvent. Je suis l'un des rares rabbins (le seul?) à avoir signé l'appel à la raison du collectif J-Call.

RABBIN DAVID MEYER (BRUXELLES)

David Meyer nous signale un article qu'il a écrit dans La Libre Belgique ( « L'exil partiel de la souveraineté», 21juin 2011), dont voici la fin : « "L'Exil de la Terre" et "l'Exil temporaire de la Présence divine" ont rendu Auschwitz possible. Le retour à la terre et sa possession totale ont créé les conditions d'une lutte per­manente entre Israéliens et Palestiniens ainsi que les symptômes d'une implosion de la société juive. Il semble que le temps soit venu d'entrer de plain-pied dans ce nouveau

cycle de l'histoire juive et de renoncer à la souveraineté sur une partie de la terre où certains Israéliens vivent. Que les colons et ceux qui les sou­tiennent deviennent les pionniers [d'un] "Exil partiel de la Souveraineté", vivant dans un État de Palestine, sépa­rés de seulement quelques kilomètres du territoire souve­rain israélien. Qu'ils demeurent sur ces lieux, qu'ils

veulent porteurs de sainteté et qu' ils fassent l'expérience d'une relation à la terre digne de l'espoir messianique. Ainsi, inscrits dans le sens véritable de l'histoire juive, vivant l'ex­périence de "l'Exil partiel de la Souveraineté", ces hommes et ces femmes pourraient être à l'avant-garde du judaïsme et retrouver leur place dans une tradition juive de paix et de fraternité qu'ils ont pour le moment tout à fait perdue. Ce n'est qu'alors qu'Israël pourra sereinement et courageuse­ment partager cette terre, don­ner aux Palestiniens la partie de Jérusalem dont ils ont besoin pour affirmer leur iden­tité nationale et trouver les modalités d'une paix politique qui ne doit plus attendre. »

DAVID MEYER, PROFESSEUR À L'UNIVERSITÉ

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LIBRAIRE J'adore votre magazine ! En tant que libraire, je trouve que c'est un outil original et en passe de devenir incontourna­ble. J'en fais la promotion dans le milieu. Continuez !

TANIA MASSAULT (QUÉBEC)

Page 9: Books_-_Quand_le_cerveau_defie_la_machine Octobre_2011.pdf

Face aumur de dette

R D E S

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BESTSELLERS La planète des livres à succè.•;

Avec The Stranger's Child, le romancier britannique Alan Hollinghurst livre, selon le Times Literary Supplement, un récit« aussi ambit ieux dans son projet que dans sa structure>>. © JIM WATSON/AFP

Royaume-Uni ,

LE CHARME DESUET DE L'ARISTOCRATIE Dans son dernier roman, Alan Hollinghurst raconte de main de maître le déclin de la haute société britannique au xxe siècle.

LE LIVRE > The Stranger's Child («L'enfant de l'étranger»), par Alan Hollinghurst, Picador, juin 2011.

Outre-Manche, Alan Hollin­ghurst passe pour être le digne « héritier d'Henry

James »,tant il sait« allier l'ironie à la gravité profonde » et « l'éclat des apparences » à « une implaca­ble minutie »,explique Theo Tait dans les colonnes du Guardian. Une filiation littéraire qui n'est sans doute pas étrangère à l'im­mense succès de son nouveau roman, The Stranger's Child - le premier depuis La Ligne de beauté, lauréat du Booker Prize en 2004. À la fin de l'été 1913, Cecil Valance, jeune aristocrate et poète médio-

cre, « aux goûts sexuels éclecti­ques »,passe quelques jours à Two Acres, dans la demeure familiale de son camarade de Cambridge, George Sawle. Entre vapeurs d'alcool et nuits blanches, Valance séduit tour à tour George et sa sœur Daphne, et entame sa car­rière littéraire par un long poème ambigu, adressé à ces « deux arpents bénis de terre anglaise » ( « Two blessed acres of English ground » ). Puis, la guerre éclate. Cecil Valance meurt au front et Churchill lui-même, à qui l'on a fait lire le texte du jeune soldat, vante les mérites de cette vibrante évocation du pays d'avant le cata­clysme. Le poème devient une réfé­rence de la littérature de guerre. C'est ainsi que Valance est devenu le « parfait exemple du poète de second ordre qui parvient pourtant à pénétrer la conscience collective plus profondément que bien des maîtres »,résume l'un des person­nages. Car l'essentiel du roman regarde les différents amis et amants de Cecil poursuivre leur vie, entre 1926 et 2008, spéculant

de loin en loin sur « la réputation littéraire posthume, la nature et le degré des attachements sentimen­taux » du poète disparu, résume Keith Miller dans le Telegraph. Pour son quatrième ouvrage en vingt ans, s'enthousiasme Peter Parker dans le Times Literary Sup­plement, Alan Hollinghurst a vu grand : un récit sur « l'œuvre du temps et de la mémoire, aussi ambi­tieux dans son projet que dans sa structure, et qui constitue une véri­table leçon de maître dans l'art d'écrire un roman ». Son récit abonde en références à la littéra­ture anglaise du siècle dernier, pré­cise le Guardian, et en sujets presque caricaturalement British : « L'argent et les rapports de classe, les histoires cachées de la vie homo­sexuelle dans ce pays, l'ennui de la province et l'exubérance de la capi­tale. » Pour The Independent, qui range l'ouvrage parmi les meilleurs de l'année, The Stranger's Child est le roman de « l'aristocratie britan­nique pendant cette après-guerre qui l'a vue perdre peu à peu son influence sociale et morale». 0

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Brésil AU PAYS DU PLAISIR Rio se passionne pour une histoire illustrée de la sexualité brésilienne.

LE LIVRE > Historias intimas («Histoires intimes»), par Mary del Priore, Planeta do Brasil, 2011.

Après vingt-cinq ouvrages uni­versitaires, Mary del Priore a décidé d'abandonner la rigueur académique pour poser un regard léger sur l'évolution de la sexualité et de l'érotisme au Brésil. Paru en avril dernier, Historias întimas caracole, depuis, en tête des ventes. L'his­torienne y raconte l'exposition progressive des corps, malgré le poids de l'Église. Et le lecteur découvre avec surprise la vogue que connut l'adultère au XIX" siè­cle ou la préhistoire du porno - anecdotes et photos à l'appui. Car c'est seulement avec l'ins­tallation de la cour portugaise à Rio, en 1808, que la bourgeoisie locale commence à adopter le lit et le matelas, abandonnant peu à peu un hamac qui obligeait à des relations sexuelles un brin furtives. La généralisation du savon a également contribué à l'épanouissement érotique du pays, en « rendant le corps plus propre, et donc explorable », comme le confie l'auteur à la Folha de Silo Paulo. Aujourd'hui, conclut le quoti­dien, il n'y a plus guère de tabous au Brésil, « où l'on peut même changer de sexe », pré­cise Mary del Priore. « Au ris­que de tomber presque dans l'excès inverse, selon l'histo­rienne. Le droit au plaisir prend parfois des allures de dictature. » 0

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N° 261 OCTOBRE 2011

BESTSELLERS La planète de.-; livres à succès

LES MEILLEURES VENTES EN CORÉE DU SUD

ClASSEMENT TITRE AUTEUR ~DITEUR

Ap'ûnikka ch'ôngch'un-ida Kim Rando Sam û Parkers « Dur? C'est la jeunesse! »

2 Nanniggûn t'ain-dûr-ûi tosi Ch'oe lnho Yûbaekmidiô « Une ville étrangère que je connais »

3 ômma-rûl put'ak'ae Shin Kyung-sook Ch'angbi Prends soin de maman

4 Sûzûmiya Haruhi-ûi kyôngak Tanigawa Nagaru Daewôn CL « l'effroi de Suzumiya Haruhi »

5 Just Me, Jay (Jay Park) Pak Chae-bôm Crazy Media « Juste moi, Jay (Jay Park) »

6 Kim Che-dong-i mannarôgamnida Kim Che-dong Wisdom kyunghyang « les gens rencontrés par Che-dong >>

7 Paeksôlgongju-ege kugûm-ûl Nele Neuhaus Book Road << Blanche-Neige doit mourir >>

8 Na-ûi munhwayusan tapsagi 6 Yu Hong-jun Ch'angbi << Mon journal de visites du patrimoine culturel, voL 6 >>

9 K'ûritik'ôl mesû Baik Ji-yeon Alma << Masse critique >>

10 Yujin's Cet it beauty Yujin Paperbook << Les recettes de beauté de Yujin >>

Librairie Kyobo, juin 2011 .

DES LECTEURS ENTRE DEUX MONDES La poésie, traditionnellement populaire, ne fait plus recette auprès des Sud-Coréens, qui lui préfèrent les ouvrages d'actualité. Mais la prose de qualité résiste encore aux effets de la modernisation.

Publiée chaque mois sur le site Internet de la librairie Kyobo, l'une des plus gran­

des de Séoul, la liste des livres les plus vendus en Corée du Sud reflète la mutation du rapport au livre qu'a connue cette société à la faveur de la modernisation. Alors que le pays était traditionnellement acquis à la poésie et à la« littérature noble », les lecteurs semblent de plus en plus attirés par des ouvrages qui font écho à leurs préoccupations quotidiennes. En témoigne notam­ment le succès de « Dur? C'est la jeunesse! »,qui figure en tête du palmarès, et dont la fortune est directement liée à l'actualité d'un pays où les étudiants ont manifesté tout au long du mois de juin contre un système qui les oblige à s'endet­ter fortement pour financer des cursus très onéreux. Mais la liste des bestsellers reflète également la place considérable accordée par les libraires aux ouvra­ges de célébrités de la télévision comme Kim Che-dong (n° 6) et Baik Ji-yeon (n° 9), ou de stars de la

scène musicale, tels Jay Park (n° 5), très populaires auprès des jeunes. Ces livres d'un genre nouveau sur la scène éditoriale sud-coréenne semblent avoir depuis peu éclipsé la poésie. La prose de qualité, en revanche, continue de séduire le lec­torat. Témoin l'engouement que suscite Ch'oe Inho - dont on peut lire en français La Tour des founnis. Dans les années 1970, ce romancier vedette avait jeté le trouble dans les milieux intellectuels en remportant un succès commercial jugé presque indécent pour de la « littérature véritable ». Il retrouve aujourd'hui son public avec « Une ville étran­gère que je connais »,où il inter­roge, dans ce style alerte dont il a le secret, la place de l'individu dans la société moderne [lire « L'étrange réveil de M. K »,Books, n° 25, sep­tembre 2011, p. 13]. Autre auteur de « littérature noble » plébiscité par les Coréens, la romancière Shin Kyung-sook voit désormais sa répu­tation dépasser la sphère nationale avec Prends soin de maman (n° 3), vendu à près de 2 millions d'exem-

plaires en Corée et traduit dans vingt-sept langues, dont le français. En adoptant tour à tour le point de vue des enfants et celui du mari, elle y raconte la disparition d'une femme égarée dans SéouL De ces témoignages se dégage une saisis­sante figure maternelle, universelle et représentative des femmes de la génération de l'auteur, qui ont vécu les bouleversements provoqués par l'industrialisation et la modernisa­tion accélérées du pays. Au total, seuls deux titres étrangers figurent sur la liste : un light novel japonais inspiré d'un manga (n° 4) et un polar de l'Allemande Nele Neuhaus, symboles du fulgurant essor que connaissent désormais, grâce à Internet, des genres littérai­res considérés jusque-là comme mineurs et largement exclus du marché éditorial traditionnel : les romans policiers, la science-fiction ou la bande dessinée. 0

JEONG EUN-JIN Maître de conférences en littérature coréenne à l'lnalco, Jeong Eun-Jin est aussi traductrice.

, . Etats-Urus La femme parisienne d'Hemingway The Paris Wife ( << L'épouse parisienne>>), par Paula Mclain, Ballantine Books, 2011.

Dans Paris est une fête, Hemingway évoque avec nostalgie le souvenir d'Hadley Richardson, sa première épouse, avec laquelle il vécut dans la capitale française pendant cinq ans. Avec The Paris Wife, bestsel/er aux États-Unis, la romancière Paula Mclain met en scène, à partir de lettres et d'éléments de biographie, la vie de la jeune femme. Elle en profite pour brosser le portrait peu flatteur d'un Hemingway obsédé par sa carrière, qui cantonnait son épou­se aux seconds rôles et l'obligea même à cohabiter avec celle qui de­vait lui succéder, Pauline pfeiffer. Au risque de transformer Hadley Ri­chardson en un « personnage sans épaisseur)), s'emporte Janet Maslin dans le New York Times. 0

Mexique Les années noires Bata/las en el desierto (Batailles dans le désert, traduit aux éditions La Différence) par José Emilio Pacheco, ERA, 2011.

Batailles dans Je désert, œuvre de référence de l'écrivain et poète José Emilio Pacheco, est numéro 1 des ventes à Mexico depuis sa réédition en juillet dernier. L'ouvrage, qui « a dépassé le million et demi d'exem­plaires )) , brosse en quelques dizai­nes de pages « le portrait de la Mexico de l'après-Seconde Guerre mondiale )), rapporte le quotidien Milenio. À travers l'histoire de Carlos, un garçon des quartiers populaires, qui joue à la guerre israélo-arabe avec ses camarades, « Pacheco dé­peint une époque de privations et de crise, commente El Mundo en Espa­gne. Une société à la morale hypo­crite, asphyxiée sur le plan économi­que, blasée par la corruption de ses gouvernants et les excès d'un prési­dent qui passe son temps à vanter les idées de progrès et de bien-être social, à mille lieues des conditions de vie réelles de son peuple )), 0

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Arabie saoudite MÉMOIRES D'UNE SERVANTE le calvaire d'une employée de maison éthiopienne dans le royaume.

LE LIVRE > Al-chagha/a (« La servante»), par Samba Bateh, Dar AI-Mukhtar, 2011.

À Riyad, la publication du témoi­gnage, sous pseudonyme, d'une ancienne employée de maison de nationalité éthiopienne a fait sensation. La tragédie humaine que raconte « La servante » n'a pourtant rien d'exceptionnel. Comme Samba Bateh, nombreu­ses sont les jeunes femmes d'ori­gine africaine ou asiatique qui se mettent au service de riches familles du Golfe et se voient réduites en esclavage. En dix­sept ans de travail dans plu­sieurs maisons du Hedjaz, région côtière de l'ouest de l'Ara­bie saoudite, Samba a subi humiliations, maltraitance, exploitation financière et agres­sions sexuelles de la part de ses différents employeurs, hommes ou femmes, conservateurs ou libéraux. Par chance, elle a fini par échapper à sa condition en rencontrant l'amour sur son der­nier lieu de travail. Pour Fida Dabouss, journaliste au quotidien koweitienAl-Bina, « ce témoignage nous fait péné­trer dans l' univers de ces employées de maison, découvrir leurs problèmes et leurs désil­lusions, et le regard qu'elles portent sur nos sociétés. Il ouvre enfin le débat sur la vie inhumaine d'une catégorie de plus en plus importante de la population de la région ». 0

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BESTSELLERS La planète des livre.ç à succè.ç

« Nous vivons une époque où les biens matériels abondent tandis que les biens spirituels se raréfient>>, regrette le mangaka Zhu Deyong. ©AFP

Chine

LES PATHOLOGIES DE L'ENRICHISSEMENT À Taïwan, un auteur de mangas fait exploser les ventes sur le marché de la bande dessinée en dénonçant la fièvre consommatrice des Chinois.

LE LIVRE> Dajia dou you bing («Nous sommes tous malades »), par Zhu Deyong, Xiandai chubanshe, 2011.

(( L a valeur de tout ce qui nous entoure ne cesse d 'augmenter, seules

nos vies sont dépréciées . Le monde court à sa perte, et nous courons tous derrière lui. Ne pourrions-nous pas souffler un peu et penser par nous-mêmes, au lieu de suivre les autres comme de vulgaires moutons ? » Dans son récent ouvrage Dajia douyou bing ( « Nous sommes tous mala­des »),le mangaka taïwanais Zhu Deyong interpelle ses contempo­rains, les interroge sur leur nou-

veau mode de vie, dans cette Chine où tout s'accélère et où la consommation ne connaît plus de frein. Paru en mai dernier, l'al­bum a bénéficié d 'un premier tirage à 500 000 exemplaires, dont 100 000 se sont vendus en ligne en trois jours à peine. Dans un entretien au quotidien Beijing Qingnian Bao, l'auteur explique qu'il lui a fallu dix ans pour concevoir et dessiner l'ouvrage. « Pendant cette décen­nie,j'ai beaucoup observé les gens de la région, ceux qui subissent la pauvreté d'un côté, et ceux qui pro­fitent de la croissance de l'autre. Les Chinois n'ont plus que six let­tres à la bouche : "ABC" et "CEO", pour American-Born Chinese [Sino-Américain] et Chief Executive Officer [directeur général]. Obsédés par la "réussite", ils ne pensent qu'à devenir des Sino-Américains et des "directeurs': » Les personnages du livre sont le reflet de cette société perturbée, rapporte le journaliste Liang Liang dans les colonnes du Chengdu

Shangbao : « Trois frères suicidai­res, qui tentent chaque jour de mettre fin à leur vie sans jamais y parvenir ; un couple angoissé, sub­mergé par les difficultés financiè­res ; un assassin; un médecin; et quantité d'autres personnages qui ont en commun de vivre des dra­mes absurdes. » En cinq ans, Zhu Deyong a réalisé plus de mille planches, faisant ainsi, avec humour, « la chronique de tous les maux quotidiens qui frappent la Chine contemporaine ». « Nous vivons une époque où les biens matériels abondent tandis que les biens spirituels se raré­fient, poursuit l'auteur dans son entretien au Beijing Qingnian Bao. Nous croyons que l'avenir ne nous apportera que du "bonheur", mais ce prétendu "bonheur" se dilue déjà dans une course effrénée à la consommation, qui, loin d'embel­lir nos vies, avive nos désirs et éveille la cupidité. Il faut se poser la question : "Si je dois mourir demain, ma vie aura-t-elle été digne d'être vécue?" » 0

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BESTSELLERS La planète des livres à succès

BESTSELLER DU PASSÉ

La servitude volontaire des Italiens « Comment se peut-il que tant d'hommes [ ... ] supportent quelquefois tout d'un tyran seul

qui n'a de puissance que celle qu'on lui donne? » En Italie, où la réédition du Discours de la servitude volontaire connaît un étonnant succès éditorial, les questions soulevées en 1554 par le jeune Étienne de La Boétie semblent trouver un singulier écho. En effet, explique Elisabetta Ambrosi sur le webzine Caffè Europa, « les pamphlets anti-Berlusconi publiés ces quinze der­nières années portaient tous exclusivement, et de façon quasi obsessionnelle, sur le Cavaliere, autrement dit sur la figure du "souverain" ».Le Discours de La Boétie renvoie au contraire à « la servilité de la société italienne d'aujourd'hui », analyse le Corriere del Ticino; une société « assujettie aux politiques, aux cardinaux et, pis encore, aux starlettes de la télévision et autres footballeurs fortunés ». D

Discorso sulla servitu volontaria (Discours de la servitude volontaire), par Étienne de La Boétie, Chiarelettere.

" . Etats-Urus

L'AMBASSADEUR ET LES NAZIS William E. Dodd fut le représentant inattendu des États-Unis dans l'Allemagne hitlérienne. Un roman fait le récit imaginaire de son expérience.

LE LIVRE > ln the Garden of Beasts ( « Dans le jardin des bêtes »), par Erik Larson, Crown, 2011.

R ien ne prédisposait William E. Dodd à occu­per l'un des postes diplo­

matiques les plus exposés et délicats du xxe siècle. L'homme était un universitaire un peu falot, président du département d'his­toire à l'université de Chicago, et il menait une vie paisible : il n'ap­préciait rien tant que de pouvoir siroter son verre de lait le soir avec une coupe de pêches au sirop et un bon livre. En 1933, Franklin Delano Roosevelt le nomme ambassadeur en Allema­gne : Hitler vient à peine d'accé­der à la chancellerie et les touristes américains se font molester dans les rues de Berlin ... Cette nomination suscita un vif étonnement. Et « l'un des sur­noms malveillants dont William E. Dodd se vit affublé par ses col­lègues diplomates fut "Telephone Book Dodd" ["le Dodd de l'an­nuaire"]. On feignait de croire

que Roosevelt voulait en fait pro­poser le poste à un professeur de droit de Yale, Walter F. Dodd, et s'était trompé en cherchant son numéro dans l'annuaire », rap­porte Janet Maslin dans le New York Times. Dodd resta à Berlin jusqu'en 1937. Le romancier Erik Larson a fait de ce témoin privilégié du nazisme le héros de son dernier récit, In the Garden of Beasts, qui figure en bonne place sur la liste des best­sellers du New York Times depuis sa sortie en mai dernier. L'ambas­sadeur ne vint pas seul : il emmena avec lui sa fille, Martha, jeune femme de 25 ans, belle, intelligente et très libre, prête à se jeter dans les bras du premier Allemand venu ... C'est sur son journal que s'est appuyé Larson pour nouer son intrigue et faire en sorte que « chaque aspect de l'existence des Dodd reflète les bouleversements du Berlin de l'époque »,explique Janet Maslin. Ainsi, lorsqu'ils cherchent où se loger, les voilà agréablement sur­pris par l'abondance des bonnes affaires : « Ils ne se demandent pas pourquoi tant d'hôtels parti­culiers sont disponibles avec tous leurs meubles, et l'ambassadeur, plutôt économe de nature, est ravi de pouvoir louer pour une bou­chée de pain la demeure d'une famille juive en exil. » Au début, l'optimisme est de rigueur : quand l'Allemagne s'ap-

prête à priver les Juifs de leur citoyenneté, Dodd estime qu'il faut laisser aux nazis « une chance d'appliquer leurs théories ». Lar­son fait en cela de l'ambassadeur le représentant d'une opinion américaine rétive à l'égard des réfugiés. Martha, de son côté, col­lectionne les amants avec un grand sens de l'éclectisme : le pre­mier, Rudolf Diels, dirige la Ges­tapo. Lui succèdent l'écrivain américain Thomas Wolfe, un diplomate français, un as de l'aviation allemande et, enfin, Boris Vinogradov, espion russe pour l'amour duquel elle devient même agent des services soviéti­ques. Elle refuse en revanche de devenir la maîtresse de Hitler, plus à cause de sa mauvaise haleine que de sa politique, qui l'a séduite un certain temps. Assez vite, cependant, pour le père comme pour la fille, l'aver­sion l'emporte. La Nuit des longs couteaux, au cours de laquelle sont perpétrés près d'une cen­taine d'assassinats politiques, les écœure. « Dodd se mue en Cas­sandre, tentant en vain de préve­nir son pays de l'imminence de la catastrophe »,remarque Doro­thy Gallagher dans un autre arti­cle du New York Times. Après cinq ans à Berlin, il rentre malade et désabusé et s'éteint en 1940, quelques mois après avoir écrit à Roosevelt : « Maintenant, il est trop tard. » 0

Australie Un Indien à Harvard Caleb's Crassing ( « la traversée de Caleb »), par Geraldine Brooks, Fourth Eftate, 2011.

Comment un jeune Indien d'Améri que a-t-il pu intégrer l'université de Harvard au xvue siècle et en sortir diplômé en 1665? lorsqu'elle a dé couvert l'histoire de Caleb Cheeshah teaumauk, du peuple Wampanoag, Geraldine Brooks a décidé de lu consacrer son dernier roman. le livre est en tête des ventes en Australie Caleb et son amie Bethia, une fille de pionniers, partagent une même soif d'apprendre. Mais le chemin de la connaissance est douloureux pour un Indien et une femme, alors exclu~ de l'éducation. Pour Caleb, cette « traversée >> de la culture indienne à la culture occidentale mène à lë perte de ses racines. « le lecteur découvre ce que le savoir accidenta lui coûte, dans tous les sens du ter· me, rapporte The Sydney Mornin~ Herald. Plus Caleb maîtrise le latin, l'hébreu et le grec, plus il s'affaibli1 physiquement. » 0

Portugal L'indigné de Lisbonne Portugal. Ensaio contra a autoflagelaçào ( « Portugal. Essai contre l'autoflagellation »),par Boaventura de Sousa Santos, Al medina, 2011.

À 70 ans, le sociologue Boaventura de Sousa Santos est l'un des intel· lectuels les plus en vue du monde lusophone. Son dernier ouvrage, Portugal. Ensaio contra a autoflage· laçào, qui revient sur la crise finan· cière que traverse le pays, rencontre un franc succès à lisbonne. L'es· sayiste y dénonce la « passivité » du peuple portugais, qui « assiste com· me anesthésié à la planification, par les politiques, l'Europe et les mar· chés, du sous-développement du pays. Comme s'il s'agissait d'une nation lointaine, de gens méconnus, comme si les causes de cette crise financière n'étaient pas systémiques et, par conséquent, en partie étran· gères à leur action, aussi désastreu· se soit-elle». D

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Italie

MATER SCANDALOSA Le romancier Erri De Luca relit la Bible et réhabilite les figures pécheresses qui la peuplent.

LE LIVRE> Le sante dello scanda/a(« Les saintes du scandale») par Erri de Luca, La Giuntina, 2011.

La première s'habilla en prostituée pour s'offrir à l'homme aimé. La deuxième était une prostituée et trahit son peuple.

La troisième se glissa dans le lit d'un riche veuf et se fit épouser. La quatrième, adultère, com­mandita l'assassinat de son mari par son amant. La dernière tomba enceinte, avant le mariage, d'un enfant dont son mari n'était pas le père. Thamar de Canaa, Rahab de Jéricho, Ruth la Moabite, Bethsabée femme d'Urie le Hittite puis du roi David, et enfin Marie, mère de Jésus, sont les cinq « saintes scandaleuses » dont l'écrivain italien Erri de Luca a décidé de raconter les vies dans son dernier ouvrage, qui figure parmi les meilleures ventes dans la Péninsule.

lines, Matthieu introduit les noms de cinq fem­mes » et rompt avec la succession patrilinéaire détaillée dans l'Ancien Testament, sans qu'on sache bien pourquoi. Pire, « trois d'entre elles sont étrangères » et ont « fait le choix d'ap­partenir au peuple d'Israël, d'aller contre la tradition, d'abandonner leur religion et leurs semblables pour se soumettre au Dieu uni­que ». Thamar, Rahab et Ruth vont toutes trois jusqu'à « transgresser la loi et briser les tabous pour pouvoir recevoir en leur sein la semence d'un homme porteur de la Bonne Nouvelle». Athée, mais depuis longtemps fasciné par la Bible, dont il est un grand lecteur, Erri De Luca s'est attaché dans Le sante dello scandalo à réhabiliter la force du féminin dans les Écritures, loin des interprétations machistes trop souvent retenues par le canon. « Dans l'illustre lignée du Messie, explique Erri De Luca au journaliste d'Awenire, se sont ainsi greffées des femmes, et des femmes issues de peuples divers. L'histoire hébraïque montre que toute idée de pureté du sang est illusoire. Le Messie lui-même était métis. C'est une leçon magnifique, peu enseignée au grand public.» 0

« Leur premier point commun, rapporte Maria Tatsos dans le Elle italien, vient de ce qu'elles figu­rent toutes dans la généalogie du Christ.» Grâce à sa parfaite maî­trise de l'hébreu et du grec ancien, souligne Fulvio Panzeri dans le quotidien Awenire, Erri De Luca « relit la Bible en partant de l'évangile de Matthieu, le premier du Nouveau Testament, qu'il tient pour fondateur - au même titre que le livre de l'Exode pour les Juifs »,qui s'ouvre lui aussi par une série de noms, ceux des enfants d'Israël descendus en Égypte. « De par la place qu'il occupe dans la Bible, cet évangile constitue en quelque sorte la pre­mière page du christianisme », une page stratégique, qui énumère les noms des trois séries de qua­torze générations formant l'ascen­dance du Christ, depuis Abraham. Or, rappelle Fulvio Panzeri, « au milieu de ces généalogies mascu-

Thamar, l'une des cinq « saintes scandaleuses » qu'Erri de Luca célèbre dans son livre. © BNF

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L'AVENIR DU LIVRE

LE LIVRE > Our Choice («Notre choix»), par Al Gore, Push Pop Press, 2011.

LE LIVRE DE DEMAIN , EST ARRIVE! lancé fin avril sur iPad, le dernier ouvrage d'Al Gore est le premier à mobiliser toutes les ressources de la tablette pour expliquer les enjeux du réchauffement climatique.

Dans la chronique de la mort annoncée du livre [voir notre dossier, p. 61], l'ouvrage« augmenté »ou « enrichi », l' enhanced book des Anglo-Saxons fait figure de coupable idéal. Car ce nouvel avatar du livre électronique contient non seulement du bon vieux texte, mais aussi de la photo, de la vidéo, de la musique, ainsi que des liens vers des sites Inter­net ou, via Facebook, vers d'autres lecteurs, voire l'auteur en personne. Le meilleur exemple en est le dernier ouvrage d'Al Go re, Our Choice, le premier à exploiter toutes les ressources de l'iPad et de l'iPho· ne d'Apple, rapporte le Huf{ington Post : un livre « qui parle, bouge, s'enroule et se replie sur lui­même, qui contient de la vidéo, de l'infographie interactive, des cartes, et bien d'autres choses en­core, le tout en parfaite osmose avec le texte, de façon à donner vie aux concepts qu'il énonce ». Ainsi peut-on, en soufflant dans le micro de la ta­blette, mettre en marche« les pales d'une éolienne, qui produit de l'électricité éclairant une maison», et visualiser le fonctionnement du système. Bien sûr, certains déploreront la fin de la tradition­nelle lecture linéaire. Affolement qui s'apparente, comme l'écrit Adam Gopnik dans le New Yorker, à la crainte suscitée par l'apparition du grille-pain électrique, dont on disait qu'il sonnerait « le glas du petit déjeuner à l'ancienne »!Mieux vaut gar­der la tête froide et s'interroger sur le fait- réel­lement préoccupant, lui - que Our Choice soit vendu comme une application iPad plutôt que comme un livre. Car la tablette d'Apple est en passe de devenir le grand réceptacle de cette nou­velle littérature électronique. Ce qui ne va pas sans poser des problèmes commerciaux, tarifaires, et même de censure : l'auteur américain du roman policier intitulé Knife Music(« la musique du cou­teau »), David Carnoy, autopublié sur iPad, s'est vu dans l'obligation de supprimer toutes les occur­rences du mot « fuck » dans son récit. Aujourd'hui revu et corrigé, l'ouvrage compte parmi les plus gros succès d'autopublication numérique. 0

Guglielmo Libri

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N° 26 1 oaoBRE 2011

FRANCOPHILIES La France et /e.ç Français vus d'ailleurs

Marc Fumaroli réduit l'anglais à une sous-langue,« vernaculaire et technologique, dépourvue de tout style >>. Qu'en pensent les Angle-Saxons ? 10 BISSON/JDD/ SIPA

L'ÉCLAT DES LUMIÈRES REND AVEUGLE La parution en anglais du classique de Marc Fumaroli sur les splendeurs de la France du XVIIIe siècle suscite de menus agacements.

LE LIVRE >Marc Fumaroli, When the World Spoke French (Quand l'Europe parlait français, Éditions de Fallais, 2001; rééd. Livre de Poche, 2003), New York Review Books, 2011.

L 'anglais règne en maître sur la planète, c'est entendu, et le français n'est plus parlé

« que par une petite - et obscure -élite internationale de l'ancienne école »,écrit dans le New York Times Caroline Weber, qui ensei­gne la littérature française à l'uni­versité Columbia, avant de faire l'éloge du livre de Marc Fumaroli. L'académicien évoque « une épo­que où c'était exactement l'inverse [ ... ], où les meilleurs esprits des Lumières étaient aspirés dans l'or­bite du français par l'incomparable sophistication de l'art de vivre et le brio des échanges intellectuels des salons parisiens ».

L'Américaine ne semble pas se for­maliser de ce que Marc Fumaroli réduise l'anglais à une sous-lan­gue, « vernaculaire et technologi­que, dépourvue de tout style ». Elle accepte que le français soit d'une essence différente : « Non pas un moyen de communiquer, mais une façon "d'entrer en compagnie". » « Et quelle compagnie! »,ajoute Weber. Elle ne s'offusque pas de voir Fumaroli expliquer que « l'usage général du français s'ac­compagnait de l'adoption des modes et usages de Paris et de l'in­fluence profonde de la pensée fran­çaise dans tous les ordres de l'esprit ».Elle ne rechigne pas de le voir citer Benjamin Franklin : « Je pense que les Français n'ont point de vice national qu'on puisse leur reprocher. lls ont quelques fri­volités, mais sans gravité. » Le son de cloche est tout différent outre-Manche, où le message appa­rent du livre de Fumaroli, sinon son contenu, en incommode plus d'un. Emma Townshend, une jour­naliste en vue, juge ainsi dans The Independent que l'ouvrage est « vis­céralement anti-anglais, et reflète la légendaire intolérance des Fran­çais envers tous ceux qui ne parlent pas leur langue à la perfection ».

Elle conclut : « En réalité, la pré­dominance du français n'était pas due à son intrinsèque supériorité intellectuelle, mais bel et bien à la position de la France au centre des routes commerciales du conti­nent. » Et chacun sait bien que ce n'est plus le cas aujourd'hui. Dans The Telegraph, l'écrivain]ona­than Keates, auteur d'une biogra­phie de Stendhal, fulmine : « C'est un livre tout simplement provoca­teur[ ... ], complaisant, et effronté­ment dédaigneux des réalités de la période qu'il prétend explorer. » Avant d'enfoncer le clou : « L'or­thodoxie culturelle dans l'Hexa­gone enseigne aux Français que leur pays est à la source de tout ce que le monde vénère sous le terme de civilisation [ ... ]. Ce n'est bien sûr pas vrai, mais l'essentiel est que les Français y croient, et surtout qu'ils croient que le monde entier y croit aussi. » Ce que ni les Américains ni les Anglais ne parviennent cependant pas à avaler, c'est que, sous la plume de Marc Fumaroli, la France fasse main basse sur les Lumières et tout ce qui s'ensuivit, notamment la démocratie moderne et le déve­loppement industriel. Keates juge que c'est bien plutôt l'apanage « de sa brumeuse petite nation de bou­tiquiers ». Dans le Wall Street jour­nal, Frederic Raphael, d'origine américaine mais Anglais d'adop­tion, invite certes à lire Marc Fuma­roH pour participer « à la fête permanente de Versailles ... et glis­ser une oreille à la table - et dans les lits - de cette bande fantastique d'aristocrates et de philosophes, d'expatriés anglais et d'arrivistes américains ». Mais quand l'acadé­micien affirme : « C'est à Ver­sailles, cet autre Cap Canaveral, que les États-Unis ont été lancés dans l'histoire mondiale »,il sort son revolver : « Et ta sœur ! » En français dans le texte. 0

N.B. Nous ne résistons pas au plaisir de citer cette phrase du livre de Fumaroli : « C'est aujour­d'hui en anglais dans les revues de livres fidèles à la tradition de la République des Lettres mais publiées à Londres et à New York que le dernier mot sur la valeur mondiale des livres et des idées est imprimé et s'impose. »

BAKOUNINISME PSYCHIATRIQUE Gilles Deleuze et Félix Guattari, duo problématique de la pensée française.

Un livre « interminable, délirant et épuisant» ... Dans les colonnes de la Revista de Libros, l'historien des idées Luis Arranz Nota rio ne mâche pas ses mots à propos de la monu­mentale biographie qu'a consacrée François Dosse à Gilles Deleuze et Félix Guattari, duo emblématique de la pensée française des années 1960. Notario pointe le caractère apologétique de l'entreprise : le biographe n'adopte selon lui« aucu­ne distance critique » à l'égard des deux penseurs, et va jusqu'à « em­ployer à son tour le langage arbi­traire et impénétrable >> qui est leur marque de fabrique. L'ouvrage insiste sur la rencontre de ces deux anticonformistes, Deleuze, déjà connu pour sa pratique très personnelle de l'histoire de la philo­sophie, et Guattari, brillant lacanien pressé d'en découdre avec le maître. Dans deux livres, L 'Anti-Œdipe et Mille plateaux, ils proposent une alternative radicale à la psychiatrie traditionnelle, défendant une « ap­proche "sociale" et non "individuel­le" >> des maladies mentales, dont ils situent la « cause déterminante >> dans le« "contexte" social, disqua­lifié et "déconstruit" dans des ter­mes révolutionnaires >>, résume Notario, qui qualifie cette théorie de « bakouninisme psychiatrique>>. En marge de cette collaboration, Guattari et Deleuze s'illustrèrent en apportant leur soutien à Toni Negri et à Klaus Croissant, mis en cause respectivement pour leurs liens avec les Brigades rouges et la Bande à Baader. Un soutien pour lequel Dosse se montre curieusement in­dulgent, soutenant que « le terro­risme constituait une réponse forcée à l'implacable répression déclenchée par les démocrates-chrétiens, avec la bénédiction du Parti communiste italien >>, écrit Nota rio. 0

François Dosse, Gilles Deleuze, Félix Guattari. Biographie croisée, la Découverte, 2009.

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UN MYTHE DE LA LIBÉRATION Quelle était la nouveauté des réformes mises en œuvre par de Gaulle?

C'est une idée tenace : après la guerre, de Gaulle et son équipe ont mis en place les instruments qui ont permis les Trente Glorieuses. L'his­torien américain Philip Nord, jusqu'à présent plutôt spécialiste de la France des années 1900, montre que plusieurs des instruments en question étaient en gestation depuis la fin de la 111• République, tandis que d'autres ont été directement empruntés au régime de Vichy. L'ENA avait été conçue par Jean Zay, ministre de l'Education de 1936 à 1939. la transformation de l'École libre des sciences politiques est dans une large mesure l'œuvre de Roger Seydoux, qui avait dirigé cette insti­tution avant guerre et sous Vichy. la doctrine du dirigisme économique a pris forme avant 1939, en réaction contre le libéralisme, jugé respon­sable de la crise économique. la création de la Sécurité sociale fut l'œuvre de Pierre laroque, un haut fonctionnaire de la 111• République puis de Vichy. Nombre d'initiatives du régime de Pétain en matière de politique culturelle ont été recondui­tes telles quelles, en particulier l'aide au cinéma, conçue comme une arme de combat contre Hol­lywood. L'illusion d'une réforme radicale entreprise par de Gaulle et son équipe de technocrates tient au fait que cette histoire a été écrite par les vainqueurs. le titre du livre de Nord, « le New Deal français », doit être compris dans un sens iro­nique, a déclaré l'auteur au New Yorker. Sur Europeaninstitute.org, Jennifer Wnuk salue l'originalité de ce travail méticuleux, mais juge malgré tout que Nord sous-estime la portée de l'ensemble des mesu­res prises par l'équipe gaulliste après la libération pour assurer la modernisation du pays. 0

Philip Nord, France's New Deal. From the Thirties to the Postwar Era («le New Deal français. Des années 1930 à l'après-guerre»), Princeton University Press, 2010 .

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FRANCOPHILIES La France et les Françaiç vuç d'ailleurs

VERLAINE INTRADUISIBLE Une version américaine des Poèmes saturniens illustre la difficulté qu'il y a à traduire la poésie en vers.

LE LIVRE > Paul Verlaine, Poems Under Saturn, traduit par Karl Kirchwey, Princeton University Press (Poèmes saturniens), 2011.

L e poète américain Karl Kirchwey a entrepris en connaissance de cause une

tâche improbable : traduire la poé­sie de Verlaine. Il s'agit en l'occur­rence du premier recueil de son œuvre, les Poèmes saturniens, qui regroupe des textes écrits au lycée et d'autres, écrits plus tard. Mal­heureusement, le résultat illustre trop souvent de manière cinglante « à quel point le français de Ver­laine résiste à la traduction dans l'anglais de Kirchwey - et peut­être l'anglais tout court », écrit le célèbre critique américain Edmund White dans le Times Literary Sup­plement. Il fournit plusieurs exem­ples révélateurs. Le vers La voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit (à la fin du Prologue) devient ce « lourdingue » : The voice that cried or laughed, when one laughed or cried. Le dernier vers du Prolo­gue est cet envoi : Maintenant va, mon Livre, où le hasard te mène! Il est rendu par ce vers « épais » :

l'un des problèmes: la langue française rime presque spontanément. Pas l'anglais. 10 A. HARLINGUE / ROGER·VIOLLET

Now go, my Book, where chance may

indicate. Selon White, « là où le français est si léger que l'esprit glisse sans effort, l'exactitude bourrue de l'anglais donne aux vers une dignité paysanne (ou une lourdeur pédante) ». Autre exem­ple : L'or des cheveux, l'azur des yeux, la fleur des chairs devient Blonde hair, blue eyes, the flesh in flower, dénaturant la « musique subtile » de Verlaine. Le vers Il est juste-milieu, botaniste et pansu devient platement : A young man of means, a botanist, potbellied. L'une des difficultés tient au fait que la langue française « rime presque spontanément, écrit White, et avec un grand naturel ». Ce n'est pas le cas de l'anglais. Kirchwey tente de contourner l'obstacle en ayant recours aux rimes imparfaites, une vieille tra­dition de la poésie anglaise. Mais

L'HISTOIRE COMME UN ROMAN

le résultat est souvent fâcheux. Ainsi, L'inflexion des voix chères qui se sont tues, dernier vers du poème Mon rêve familier devient The modulation of voices gone silent, but dear. Dans la New York Review of Books, le musicologue Charles Rosen, moins sévère pour Kirchwey, regrette aussi les artifices générés par la recherche de rimes imparfai­tes, comme dans cette traduction des vers célèbres : Les sanglots longs/ Des violons/ De l'automne/ Blessent mon cœur/ D'une langueur/ Monotone. Cela donne: The long sobbing/ Of autumn strings / Grievous,/ Wounds my heart / With a langour that / Is monotonous. « L'essentiel de l'effet poétique est perdu », écrit Rosen. 0

« Une des grandes œuvres de la littérature univer­selle. » C'est ainsi que l'écrivain Eduardo Mendoza salue, dans la Revista de Libros, la réédition de l'His­toire de la Révolution française de Jules Michelet. Et pour cause : l'historien « se conforme aux canons narratifs du grand roman du XIX" » et « bon nombre des passages de son livre semblent sortir tout droit des œuvres de Stendhal, Balzac ou Victor Hugo », explique-t-il. Ce parti pris romanesque répond à sa conception de l'histoire comme « roman national »,

un « récit non seulement destiné à rapporter les événements d'hier, mais aussi à unifier la conscience collective autour d'un passé, d'un présent et d'un avenir commun à tous les citoyens », souligne l'écri­vain. Une tradition qui n'a aujourd'hui plus guère d'héritiers. 0

Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Gallimard, coll.« Folio Histoire», 4 vol., 2007.

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N° 261 OCTOBRE 2011

FRANCOPHILIES La France et le.-; Français vus d'ailleurs

PORTRAIT DE DERRIDA EN SURRÉALISTE

croyable fortune de la « French theory » aux États-Unis l'occasion rêvée donnée aux départements des humanités dans les universi­tés américaines, dont l'aura était obscurcie par le succès des dépar­tements de sciences, de se parer des oripeaux d'une « théorie ». « Lévi-Strauss n'avait-il pas endossé la blouse blanche et appelé ses bureaux un labora­toire ? » (Lire à ce sujet l'article de Michel André, « Derrida super­star », Books, n° 21, avril 2011, p. 76.) Steiner suggère aussi une explication politique : « Il y avait dans la pratique derridienne, dans la critique par Foucault de l'iden­tité classique, une puissante remise en cause de la catégorie du "grand écrivain", à vrai dire de toute autorité sur le Parnasse. » Derrida et Foucault ont plaidé pour « l'anonymat et la démocra­tie du texte », ce qui rencontrait à point nommé « la sensibilité sociale et politique américaine ». La question demeure ouverte, écrit Steiner, et il regrette que Bouretz n'ait pas profité de son livre pour la tirer au clair. Steiner termine son article en évoquant la complicité et l'amitié qui se sont nouées à la fin de leur vie entre Derrida et Habermas. À la mort du premier, en 2004, le second fit l'éloge de ce suprême « lecteur micrologique » aux pro­fondes racines juives. 0

George Steiner voit dans la déconstruction une forme de révolte œdipienne.

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LE LIVRE >Pierre Bouretz, D'un ton guerrier en philosophie. Habermas, Derrida & Co, Gallimard, 2011.

L a vogue de la déconstruc­tion en philosophie a généré une « guerre de

trente ans», commencée en 1977 avec l'attaque lancée par l'Amé­ricain John Searle contre « le désolant penchant de Derrida pour dire des choses manifeste­ment fausses ». L'Allemand Habermas reprit l'oriflamme des mains de Searle en 1985, atta­quant l'obscurité des textes de Derrida et autres Lacan au nom d'une modernité rationnelle, d'une « communauté de discours visant constamment à la compré­hension mutuelle», écrit George Steiner en rendant compte du livre de Pierre Bouretz dans le Times Literary Supplement. Ce faisant, Habermas renouait avec le combat de Kant contre les « mystagogues » et exprimait sa méfiance à l'égard de la part d' irrationnel qui imprègne la pensée de Heidegger et de ses épigones. Steiner est plus intéressé par le soupçon, formulé par Habermas, que le projet caché de la décons­truction était de « faire renaître un dialogue avec Dieu "sans expri­mer d'obligations théologiques"». Habermas voyait en Derrida un « "crypta-talmudiste" opposant à l'autorité de l'Écriture celle du Logos oral». Bouretz n'est pas de cet avis, mais Steiner y voit du grain à moudre. « Cela souligne le sujet très complexe de la judaïté

de Derrida et la forte possibilité que la déconstruction est une forme de révolte œdipienne contre l'attachement millénaire des Juifs à la textualité. » Steiner évoque ensuite le point de vue iconoclaste du philosophe américain Richard Rorty pour qui les prétentions de Derrida à dépasser les catégories philosophiques traditionnelles ne doivent pas être prises trop au sérieux. Rorty, mort en 2007, voyait dans le philosophe français un « comédien » inspiré. « La révérence que Bouretz éprouve à l'égard de Derrida l'em­pêche de suivre cette piste, écrit Steiner, mais les jeux de mots qui saturent ses textes, la virtuosité grammaticale, la quasi-glossola­lie » lui rappellent fortement le mouvement Dada et le surréa­lisme. « Avec le recul du temps, la déconstruction derridienne peut être vue comme le fait d'un satyre libérateur s'exprimant après le destin tragique de la frustration philosophique et la barbarie poli­tique du xxe siècle. » Comme d'autres, Steiner voit dans l'in-

Steiner s'intéresse au soupçon formulé par Habermas (à droite) que le projet caché de la déconstruction, incarné par Derrida (à gauche), était de<< faire renaître Un dialogue avec Dieu ». © STEVE PYKE/ KATZ/COSMOS·MARION KALTER/ AKG

FLAUBERT ET LA GOUVERNANTE ANGLAISE Un exemple des problèmes posés par la vie privée des écrivains {lire p. 75) est celui de la relation entre Flaubert et la gouvernante anglaise de sa nièce Caroline : arrivée en 1855 à Croisset, deux ans avant la publication de Madame Bovary, Ju· liet Herbert, âgée de 25 ans, plut beaucoup à l'écrivain- à plus d'un titre. «Je me retiens dans les esca­liers pour ne pas lui prendre le cul », lit-on dans sa Correspondance. Elle fit la première traduction en anglais de Madame Bovary. Flaubert, qui connaissait mal l'anglais, avait qua­lifié ce travail de << chef-d' œuvre )) . Hermia Oliver, dont le livre est paru il y a vingt ans outre-Manche, a mené un remarquable travail de détective, écrit l'écrivain Julian Bar­nes dans le Times Literary Supple­ment. Mais c'est un livre d'une grande prudence. les maigres faits connus sont traités avec précaution. Hermia Oliver a vigoureusement protesté contre l'exploitation faite de son livre par Jacques-louis Dou­chin. Dans La Vie érotique de Flaubert (1984), celui-ci la présentait comme << la "découvreuse" de la grande passion de Flaubert)). Il n'était pas question d'une grande passion, pro­testa-t-elle . C'était une « amitié, écrit Barn es, peut-être sexuelle, cer­tainement professionnelle et intel­lectuelle, qui a duré deux décen­nies )) . Il décèle dans cette relation l'attirance de Flaubert pour << des femmes à la vie tranquille : fidèles, célibataires ... )) . Témoin Félicité dans Un cœur simple (voir Books, n" 17, novembre 2010, p. 62), témoin en­core Mlle leroyer de Chantepie, long­temps sa correspondante, qu'il n'a jamais rencontrée. Hermia Oliver est aussi une femme de ce genre, relève Barn es, vivant discrètement dans sa maison du Surrey, où elle écrit pour un magazine de jardinage. Elle est une chercheuse amateur, ce qui a conduit à négliger son travail. D

Hermia Oliver, Flaubert et une gouvernante anglaise, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2011.

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N° 261 OCTOBRE 2011

JADIS û NAGUÈRE Livres d 'avant-Izier

IGNORÉ

Le journal d'un anarchiste le destin mouvementé d'un agitateur allemand, tué par les nazis, et de son journal posthume, confisqué par les communistes.

Erich Mühsam est le plus célèbre des anar­chistes allemands. Peut-être parce que le mili­tantisme politique ne fut qu'un aspect parmi beaucoup d'autres de l'existence riche et mou­vementée de ce poète, dramaturge, agitateur, érotomane et féministe. « Les coups ont mar­qué le début et la fin de sa vie. Les premiers, il les reçut d'un père despotique. Les derniers lui furent administrés en juillet 1934 par les SS du camp de concentration d'Ora­nienburg », rapporte Volker Hage dans le Spiegel. Né en 1878, Mühsam fut une figure proéminente de la république des conseils, qui, l'espace de quelques semaines en 1919, tenta d'instaurer le socialisme en Bavière. Ni ses poèmes ni ses pièces ne lui valurent

jamais aucune reconnais­sance littéraire. Son chef­d'œuvre, c'est le journal qu'il tint à partir de 1910 et dont un petit éditeur allemand vient d'entre­prendre la première publi­cation complète (en quinze volumes!). Müh­sam y livre un portrait sans concession de lui­

même et du milieu bohème de Munich. « Un journal passionnant qui rivalise avec les plus importants du XX" siècle et était jusqu'ici resté passablement inconnu »,juge Hage.

Le destin rocambolesque du texte est digne de celui de son auteur. Après l'assassinat de Müsham par les nazis, Kreszentia Elfinger, sa veuve, emporte le précieux manuscrit à Mos­cou. Mal lui en prend : les autorités soviéti­ques le confisquent et elle se retrouve au goulag. Il faut dire que certains passages égratignent les « pantins marxistes de Mos­cou ». Après la mort de Staline, Elfinger, qui vit désormais à Berlin-Est, tente d'en obtenir au moins une copie. Mais celle qui est réalisée sur microfilm est confiée aux apparatchiks du parti socialiste est-allemand, qui la tien­nent à l'abri des regards pendant encore deux décennies. jusqu'à la parution en 1978 d'une édition très lacunaire. 0

Erich Mühsam, Tagebücher. Band1 : 1910·1911 («Journal. Volume 1: 1910·1911 ))). VerbrecherVerlag, 2011.

MÉCONNU L'inventeur de l'artiste moderne les Vies de Vasari, le plus célèbre ouvrage de l'histoire de l'art, est un tissu de mensonges.

Six poètes toscans (Dante et Pétrarque au premier plan) représentés par Vasari en 1544. <t> SOTHEBY'S/AKG

« Aucun écrivain, aucun his­torien n'a façonné notre conception de l'art comme lui. S'il nous semble tout naturel de parler d'époques artistiques, du gothique, de la Renais­sance; si nous voyons volon­tiers dans l'artiste un marginal, un génie fougueux, à la lisière de la folie; si nous parlons tant de la liberté de l'art et de l'auto­nomie de l'artiste, c'est à cause

de Vasari »,explique Hanno Rauterberg dans le Zeit, à l'oc­casion de la parution d'une nouvelle traduction allemande des Vite* . Vasari (dont on fête cette année le sooe anniver­saire de la naissance) y pré­sente plus d'une centaine de peintres, sculpteurs et architec­tes. « Ce qui, à première vue, peut apparaître comme un tra­vail consciencieux, une juxta-

position de biographies, se révèle un récit biaisé, un mani­feste d'une adresse peu com­mune. » Vasari impose sa vision : les trois siècles qui l'ont précédé incarnent à ses yeux une lente marche vers la per­fection esthétique. Partant de Cimabue qui, avec Giotto, fait sortir l'art des ténèbres, il aboutit à Michel-Ange, som­met indépassable.

En chemin, le biographe règle ses comptes : Baccio Bandinelli devient un bon à rien, Sodoma un vaniteux homosexuel, Andrea del Sarto l'esclave velléitaire du beau sexe ... Leur seul tort? Avoir été les rivaux de Vasari ou, pire : ne pas être toscans. Les manipulations culminent quand notre auteur fait de son arrière-grand-père, simple sel­lier, un artiste éminent et de lui-même, peintre médiocre, un enfant prodige, formé par Michel-Ange. Sa principale contribution fut sans doute architecturale : on lui doit le magnifique réaménagement des Offices à Florence. 0

Giorgio Vasari, La Vie des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes Actes Sud, 2 vol., 2005.

• Cette publication chez l'éditeur Klaus Wagenbach a commencé en 2004. Elle devrait comprendre 45 volumes et s'échelonner jusqu'en 2014.

CLASSIQUE Gulliver incompris la légendaire misanthropie de Jonathan Swift n'est-elle finalement qu'une erreur d'interprétation?

Au pays des Houyhnhnms, Gulliver fait la ren­contre de deux types de créatures : les Houyh­nhnms, chevaux raffinés qui n'aspirent à agir que selon les principes de la Raison, et les Yahoos, êtres aux mœurs viles, mus par leurs passions et qui ressemblent étrangement aux êtres humains. Ce contraste peu flatteur a long­temps été perçu comme la preuve éclatante de la misanthropie de Swift. Rien de plus erroné, pourtant, qu'une telle interprétation, à en croire l'écrivain P.N. Furbank. L'histoire de Gulliver montre plutôt qu'un recours exclusif à la Raison « peut avoir un effet assez délétère sur notre caractère », note-t-il dans un article du Times

Literary Supplement. Refoulant toute émotion, les Houyhnhnms sont capables de concevoir les pires atrocités : au nom de leur supério­rité, n'envisagent-ils pas d'exterminer les Yahoos? Gulliver, qui manque cruellement de sens critique face à leurs théories sophis­tiquées, les adopte indistinctement. Et en vient à mépriser sa propre famille ... Vu sous cet angle, ses Voyages sont bien « une défense des hommes et une mise en garde contre toute misanthropie», conclut Furbank. 0

Jonathan Swift, Les Voyages de Gulliver, disponible dans les collections Folio, livre de Poche et Garnier-Flammarion.

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N" 26 1 OCTOBRE 2011

ENTRETIEN RUSSELL BANKS LE LIVRE> Lost Memory of Skin, HarperCollins, 2011 (à paraître en France en mars 2012, chez Actes Sud) .

LITTÉRATURE

L'AUTEUR> Né en 1940 dans le Massachusetts, dans un milieu modeste, Russell Banks est l'un des plus célèbres romanciers américains actuels. Auteur d'une vingtaine d'ouvrages, il est connu pour ses personnages de marginaux et son engagement politique.

, , , << LA SOCIETE AMERICAINE EST DEVENUE PORNOGRAPHIQUE» Inlassable explorateur des failles du rêve américain, Russell Banks traque dans son dernier roman les démons d'une société où les nouveaux médias assurent l'omniprésence de la pornographie et la peur de la délinquance sexuelle, où l'exaltation de la transparence n'a d'égale que l'obsession de la surveillance. Quand le bracelet électronique devient une métaphore de la condition humaine.

ourquoi avoir choisi un délinquant sexuel comme héros de votre nou­veau roman? Je vis à Miami six mois par an et, il y a quelque temps, j'ai vu apparaî­tre un groupe de sans-abri. Des délinquants sexuels uniquement, dont les crimes allaient de l'exhibi­tionnisme au viol en série. Du fait des restrictions légales, ils n'avaient pas le droit de se trouver à moins de 750 mètres de tout lieu suscep­tible d'accueillir des enfants - théâ­

tre, école, bibliothèque, immeuble - et même les refuges pour SDF leur étaient interdits. Ils en ont été réduits à se rassembler sous le pont d'une autoroute que je peux voir depuis ma fenêtre, et les policiers eux-mêmes ont pris l'ha­bitude de les déposer là. Ils ont construit un camp, avec des tentes, des cabanes faites de bric et de broc ... Un vrai scandale, mais personne ne voulait ou ne pouvait y faire quoi que ce soit. Ils avaient été exclus des portes de la cité, exactement comme on le faisait des lépreux au Moyen Âge. Cela m'a fait réfléchir aux circonstances qui peuvent vous mener là. Dans certains cas, cela peut être anodin : l'ébriété ou la simple stupidité vous conduisent à avoir un compor­tement inapproprié, et à vous faire condamner. La législa­tion américaine, draconienne, reflète des peurs qui traversent le monde occidental concernant les crimes sexuels en général et la pédophilie en particulier.

Après l'esclavage et le terrorisme dans Pourfendeur de nua­ges, l'immigration et la pauvreté dans Continents à la dérive, la contestation des années 1970 dans American Darling, vous mettez à nouveau en lumière, à travers cette trajectoire sin· gulière, l'état d'esprit d'une nation ... Oui, l'image de ce camp d'âmes perdues a donné naissance, dans mon livre, à une anthropologie des délinquants sexuels et du crime sexuel en Amérique. Ces délits ne sont pas nouveaux, mais les peurs qu'ils suscitent le sont et révèlent une mentalité qui n'existait pas auparavant. Je me suis beaucoup documenté sur la législation en vigueur et sur nombre d'affaires - notamment celle d'un garçon de 21 ans, condamné pour avoir eu des relations sexuelles avec son amie de 17 ans. Il s'agissait souvent de personnes à la sexualité confuse, ce qui est de plus en plus fréquent : nous sommes tellement manipulés par les images des magazi­nes, de la télévision, d'Internet... Une dépendance vis-à-vis des nouveaux médias, et de la pornographie qu'ils véhicu­lent, s'est développée, et elle concerne aussi bien les jeunes gens que les hommes politiques ou les capitaines d'indus­trie! Le titre de mon roman, Lost Merrwry of Skin, décrit un phénomène social et culturel : nous avons perdu la mémoire de la peau, nous l'avons numérisée. Avoir une relation sexuelle, c'est s'inscrire dans l'histoire et dans la mémoire de votre peau. Les caresses de l'enfance, la tendresse d'une mère, la chaleur, la sécurité, les liens qui se sont formés ... Si vous perdez cette mémoire, vous n'êtes plus capable d'établir une relation. Or, aujourd'hui, elle tend à devenir abstraite, à se muer en images qui remplacent la réalité.

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N° 26 1 OCTOBRE 2011

Vous aimez donner la parole aux sans-voix, depuis les mar· ginaux de Trailerpark jusqu'aux immigrants de Continents à la dérive et aux enfants meurtris de Sous le règne de Sone et de De beaux lendemains ... Votre observation est juste, mais cela n'a rien de pro­grammé. Je n'écris jamais dans un but idéologique. Il demeure que mon imagination, mes sympathies vont souvent à des êtres qu'on n'aime ni regarder ni écouter, auxquels on n'a pas envie de penser. Comme Bone, le Kid - personnage principal de The Lost Memory of Skin -renvoie à un archétype de la littérature américaine, Hucklebeny Finn. Un « pauvre Blanc » à la fois innocent et ostracisé, vivant en des temps moralement compromis et tâchant pourtant de se constituer une moralité. Péné­trer l'univers mental de quelqu'un qui ne peut s'exprimer m'a toujours intéressé. Un sans-abri a une vie intérieure au même titre que les autres membres de la société, mais on a beaucoup moins l'habitude et l'occasion de l'explorer de manière littéraire. Quand j'écris, j'essaie toujours de pénétrer les arcanes de ce qui m'est étranger. La pédo­philie, la pornographie, la dépendance à Internet sont des mystères pour moi; prendre le point de vue d'un per· sonnae:e me oermet d'aooréhender ces ohénomènes. T'ai

LITIÉRATURE

besoin, d'autre part, de me confronter aux tabous édictés par la société. De m'interroger sur la culpabilité et les peurs qui ont construit ces tabous, mais aussi les idées reçues, ou encore des mythes comme le rêve américain. Je n'ai évidemment aucune sympathie pour la pédophilie, mais il n'en s'agit pas moins de crimes commis par des êtres humains, et dès lors il y a matière à roman - on ne peut se contenter de détourner le regard.

Tout comme Bone, le Kid se cherche. Le Professeur- un socio­logue intéressé par son cas, et avec lequel il se lie - dissimule pour sa part un passé d'agent secret. Lost Memory of Skin peut-il aussi se lire comme le récit d'une quête d' identité? Oui, et c'est pourquoi aucun des personnages n'a de nom - ils sont désignés par leur fonction, leur métier, des dénominations génériques, des surnoms. Le Pro­fesseur, l'Écrivain, le Grec, etc. C'était aussi pour moi une façon de donner à l'histoire la tonalité d'une fable, une forme d'intemporalité - sans pour autant perdre de vue les réalités historiques, sociales, géographiques, voire géologiques, de cette ville du sud de la Floride et de ses habitants, l'écrivain devant à mon sens voir les événements en archéoloe:ue. creusant sous la surface.

« Mon imagination et mes sympathies vont souvent à des êtres qu'or n'aime ni regarder ni écouter )) , explique Russell Banks (photographié ici en 2010) . ID JEAN LUC BERTINI/PASCO

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ENTRETIEN RUSSELL BANKS

remontant les siècles à la manière du Kid lorsqu'il tente d'imaginer les lieux à l'époque du Capitaine Kidd, le pirate - c'est ainsi que le monde acquiert un relief, une profondeur. Ce que dit le roman, c'est que l'identité est mobile, changeante. On le voit, a contrario, avec le Pro­fesseur, qui a mené des vies si compartimentées qu'il en vient à ne plus avoir d'histoire, donc d'identité. Le Kid, lui, a une identité fluide, qu'il va progressivement conquérir, en racontant son histoire au Professeur, et à lui-même en définitive. Raconter son h istoire, c'est constituer son identité. Le roman s'achève là où il a commencé, sous le pont, mais le Kid se projette désor­mais dans l'avenir. Nous ne sommes pas dans une bou­cle, mais dans une spirale ...

Vous dénoncez plusieurs travers de la société : la tolérance zéro, la consommation à tout-va, la fausse transparence ... L'impulsion puritaine de la « tolérance zéro » est à l'origine d'un système législatif manichéen qui se foca­lisait autrefois sur la drogue, et aujourd'hui sur les cri­mes sexuels. Alors même que nous sommes devenus une société de la pornographie. Il y a peut-être un lien, que j'ai commencé à entrevoir en écrivant, entre la mar­chandisation du sexe, la sexualisation des enfants dans les médias au sein d'une société de consommation pour qui « le sexe fait vendre »,la montée de la pédophilie, et l'application de lois draconiennes en guise de solu­tion, avec pour résultat le même genre de catastrophes économiques et sociales que quand la « tolérance zéro » a été appliquée au trafic de drogue et à la toxicomanie dans les années 1970 : des colonies de sans-abri à tra­vers tout le pays. L'ironie vient de ce qu'Internet fournit un accès illimité à la pornographie. Cette industrie représente plusieurs milliards de dollars aujourd'hui, et dans le même temps je peux identifier et localiser sur la Toile n'importe quel délinquant sexuel. Nous nous dirigeons bien vers une société de la fausse transpa­rence - nous croyons tout connaître de notre prochain en tapant son nom - et de la constante surveillance. Le bracelet électronique du Kid en est le symbole. De ce point de vue, on peut lire sa condition comme une métaphore de la nôtre.

Diriez-vous que vous tentez de mettre à nu dans vos livres les secrets, les silences, les mensonges dont est faite l'his­toire des États-Unis? Sans être paranoïaque, je pense qu'il y a toujours une histoire derrière l'histoire. Mon rôle en tant qu'écrivain est de ne jamais croire à la version officielle mais de me demander à qui elle bénéficie. C'est pourquoi j'interroge le rêve américain. Car notre culture n'est pas une culture du questionnement, mais de l'acceptation, de la croyance aveugle en son destin. Nous essayons de protéger l'idée selon laquelle nous sommes des êtres d'exception, des élus. C'est la vieille et si puissante image, fondatrice de notre nationalisme, et héritée des premiers colons, de la « cité sur la colline » - métaphore des aspirations des immigrants de la première heure, ces protestants puri­tains qui pensaient établir une terre promise ... C'est de là que vient la conviction qu'ont les Américains d'être différents du reste du monde, qu'ils veulent éclairer, tout en s'en méfiant.

En quoi le rêve américain est-il une illusion? Il a encouragé la croissance continue d'une main-d'œu­vre prête à endurer les privations pendant des généra­tions, en lui faisant croire que son sacrifice était le socle d'un avenir radieux. Grâce à ce fantasme, ces hommes et ces femmes ont accepté de repousser à plus tard la récompense de leurs efforts, bercés par l'idée que leurs enfants ou petits-enfants jouiraient d'une grande mai­son, d'une belle voiture, d'une éducation solide, de la sécurité ... Le rêve américain est un mensonge au sens où tout cela est prétendument garanti. Comme si le ris­que ou l'injustice n'existaient pas. Ma famille est restée pauvre et a fait des sacrifices pendant dix générations, et si j'ai cessé d'être pauvre et de faire des sacrifices, ce n'est pas grâce à la peine de mes parents - c'est parce que j'ai eu de la chance, que j'étais un homme, un Blanc, que mes livres ont plu ... Ma mère était une femme brillante mais les portes de l'université lui ont été fer­mées; elle n'a pu faire montre de son intelligence que dans la sphère domestique. Mon père avait une mémoire photographique, un don pour le dessin, une voix superbe, une intelligence aiguë ... Mais il n'avait pas un sou. Son père était plombier et, au moment de la Grande Dépres­sion, il a dû arrêter l'école à 16 ans pour devenir plombier à son tour. À 25 ans, il a été enrôlé dans l'armée et il est parti combattre. Il n'a jamais pu échapper à son destin. J'ai moi-même été plombier, dans le New Hampshire où nous habitions alors. À 21 ans, je lui ai dit que je détes­tais la plomberie et que je voulais devenir artiste. Il m'a alors répondu : « Parce que tu crois que j'aime la plom­berie? » Mes parents sont restés pauvres toute leur vie, quels qu'aient été leurs efforts ...

Dans quelle mesure votre œuvre porte-t-elle la marque de cette origine sociale? Elle a conditionné mes attachements, ce qui n'est pas toujours le cas des gens issus de ce milieu. Ils préfèrent souvent lui tourner le dos, soit qu'ils en aient honte, soit qu'ils considèrent leur réussite comme la preuve même de la possibilité de s'en sortir. Les self-made men devien­nent souvent des républicains bon teint, oubliant le sort qui a été le leur et celui de leur famille. Pour ma part, je me souviens. 0

Propos recueillis par Minh Tran Huy.

POUR EN SAVOIR PLUS

Les romans de Russell Banks sont publiés en français chez Actes Sud. On peut notamment lire :

O American Darling, trad. Pierre Furlan, coll.« Babel11, 2007. 0 De beaux lendemains, trad. Christine Le Bœuf, coll. « Babel11, 1999. 0 Continents à la dérive, trad. Marc Chénétier, coll. cc Babel11, 2000. 0 Sous le règne de Bane, trad. Pierre Furlan, coll. « Babel 11, 1999. 0 Pourfendeur de nuages, trad. Pierre Furlan, coll.« Babel 11, 2001. On pourra lire aussi :

O Amérique, notre histoire, Actes Sud/Arte Éditions, 2006. Des entretiens avec Jean-Michel Meurice sur l' imaginaire collectif américain, à travers le cinéma.

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DOSSIER

Chaque année, une compétition intitulée « test de Turing »oppose des humains à des logiciels. les paris sont ouverts.

LA SINGULARITÉ KURZWEIL Selon Ray Kurzweil, la machine va supplanter le cerveau humain. Biologie et robotique fusionnent.

LE MYSTÈRE DU CERVEAU HUMAIN Pour Vilayamur Ramachandran, la neurologie permet déjà ou permettra bientôt d'expliquer ce qui nous fait hommes.

LE PROBLÈME DE LA CONSCIENCE le philosophe John Searle a lu le dernier livre du neurophysiologiste Antonio Damasio.ll n'est pas convaincu.

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11 A J'université d'Exeter (Royaume-Uni).

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DOSSIER

INTRODUCTION UNE DOUBLE ILLUSION

i vous recevez un message d'une inconnue et commencez à échanger avec elle, à partir de quel moment serez-vous certain que vous n'avez pas affaire à une machine? Comme chaque année depuis vingt ans, le prix Lœbner, plus discret que le prix Nobel, récompensera le 19 octobre le logiciel « le plus humain »,celui qui est capable de mieux tromper son monde, de se faire passer pour un humain auprès du plus grand nombre possible de juges1

Le premier article du présent dossier raconte les moda­lités de cette compétition, fondée sur une idée formulée par le grand logicien Alan Thring en 1950. Celui-ci écri­vait : « Je pense qu'à la fin du siècle l'usage des mots et l'opinion commune des gens instruits auront tellement changé que l'on pourra parler de machines qui pensent sans crainte d'être contredit. » Thring était trop intelligent pour ne pas être conscient de l'impossibilité de fournir une définition unique de ce que c'est que « penser ».C'est pourquoi sa prédiction portait sur l'« opinion commune». Il serait intéressant de faire aujourd'hui une enquête auprès desdits « gens instruits » pour voir ce qu'il en est. Il y a gros à parier que le bilan serait négatif : le bon sens impose (encore?) de dénier à l'ordinateur la faculté de penser. Pourquoi? Comment contester cette faculté à des machines dont la puissance de calcul est infiniment supé­rieure à celle du cerveau humain ui sont ca ables de

conduire un avion, de jouer le rôle d'animal de compagnie ou encore d'assurer en instantané des milliards de com­munications entre humains et non-humains? Un élément de réponse est paradoxalement contenu dans la phrase de Thring : contrairement à l'homme, une machine n'a pas d'« opinion ».Il y a, semble-t-il, des limites au-delà desquelles la machine est impuissante. Notre dossier explore certaines de ces limites, en montrant d'abord en quoi le logiciel « le plus humain » reste loin de l'humain, puis en quoi le cerveau humain, tel que décrit par le der­nier état de la science, paraît loin de la machine, de toute machine imaginable. C'est la première illusion, celle de croire, comme le font de manière provocatrice certains gourous médiatiques et, de manière plus diffuse, nombre de spécialistes de l'intelligence artificielle, que nous nous approchons insensiblement du « moment où les machines seront devenues nettement supérieures aux humains » (lire p. 33). Mais les philosophes mettent aussi en garde contre une autre illusion, complémentaire de la précédente. Elle émane, cette fois, du camp des biologistes. Elle consiste à croire que les progrès de la neurobiologie permettront bientôt de comprendre et d'expliquer en détail ce qui nous fait hommes : la conscience de soi, la créativité, la culture sous toutes ses formes. Pour des philosophes comme Colin McGinn ou John Searle, qui ont disséqué les travaux des neurobiologistes Ramachandran (p. 34) et Damasio (p. 41), c'est tout à fait clair : pour passion­nantes que ce soient ces recherches, le problème de la conscience reste entier et, pour l'heure, on ne voit pas comment il pourrait ne pas le rester.

Books

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QUAND LE CERVEAU DÉFIE LA MACHINE f ..

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LE LIVRE> L'AUTEUR> The Most Human Human. What Ta/king With Computers Teaches Us About What lt Means To Be A/ive(« L'Humain le plus humain. Ce que converser avec un ordinateur nous apprend sur ce que c'est d'être vivant»), Doubleday, 2011.

Brian Christian est un journaliste scientifique et un poète américain. L'un de ses textes, Heliotropes, a été adapté au cinéma, sous la forme d'un court-métrage.

, UN MATCH INEGAL Chaque année, une compétition intitulée« test de Turing »oppose des humains à des logiciels. L'ordinateur qui gagne est celui qui parvient à convaincre le plus grand nombre de juges qu'il est un humain . L'humain qui gagne est celui qui parvient à convaincre le plus grand nombre de juges qu'il est.. . humain. Pour l'heure, notre espèce a toujours gagné la partie . Que manque-t-il à la machine pour tromper son monde?

BRIAN CHRISTIAN. The Atlantic.

righton, Angleterre, septembre 2009. Je me réveille dans une chan1bre d'hôtel, à 8 000 kilomètres de ma maison de Seattle. Après le petit déjeuner, je sors affronter l'air marin et longe la côte du pays qui a inventé la langue que je parle, même si je suis incapable de comprendre une bonne partie des panneaux que j'aperçois en chemin. En temps normal, ces curiosités linguistiques et ces dif­férences culturelles m'intriguent; aujour­d'hui, elles sont surtout source d'inquiétude. Dans deux heures, je m'ins­tallerai devant un ordinateur pour tenir une série de conversations de cinq minu­tes, par le biais de messages instantanés, avec plusieurs inconnus : un psycholo­gue, un linguiste, un informaticien et le présentateur d'une émission télévisée bri­tannique sur la technologie. Ensemble, ils me jugeront, pour évaluer ma capacité à faire l'une des choses les plus curieuses que l'on m'ait jan1ais demandées.

Je dois les convaincre que je suis humain.

Par bonheur, je suis humain; par malheur, je ne sais si cela m'aidera.

Chaque année depuis vingt ans, les spécialistes de l'intelligence artificielle se réunissent pour l'événement le plus attendu dans ce domaine : la remise du prix Loebner au lauréat d'une compéti-

rion appelée le « test de Thring ». Le mathématicien britannique Alan Thring, l'un des fondateurs de l'informatique, avait tenté en 1950 de répondre à l'une des plus anciennes questions de la dis­cipline : les machines peuvent-elles pen­ser? Autrement dit, serait-il possible de fabriquer un ordinateur si sophistiqué qu'on pourrait estimer qu'il pense, est intelligent, est doté d'un esprit? Et s'il existait un jour une telle machine, com­ment le saurions-nous?

Au lieu de poursuivre le débat sur un plan purement théorique, Thring pro­posait une expérience. Un juge pose des questions, par le biais d'un terminal

d'ordinateur, à deux correspondants cachés, dont l'un est un humain et l'autre un logiciel. À charge pour lui de deviner qui est qui. Le dialogue peut aller du simple bavardage aux questions de culture générale, des potins sur les célébrités à la théorie philosophique, couvrir en somme toute la gan1me de la conversation humaine. Thring avait pré­dit qu'en l'an 2000 les ordinateurs par­viendraient à tromper 30% des juges après cinq minutes de conversation, et que l'on pourrait donc « parler de machines qui pensent sans crainte d'être contredit» [lire« Ce qu'écrivait Thring », p.26].

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La victoire de Deep Blue sur Kasparov, en 1997, a marqué les esprits. ©JULIO DONOSO/ SYGMA/CORBIS

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Cette prédiction ne s'est pas réalisée; cependant, en 2008, un logiciel n'a échoué qu'à une voix près. En appre­nant la nouvelle, j'ai aussitôt compris que le test 2009 à Brighton serait déci­sif. Je n'avais jamais assisté à cette manifestation, mais j'ai eu le sentiment que je devais y aller - et pas en simple spectateur, mais pour participer à la défense de l'humain. Une voix inflexible s'était élevée en moi, jaillie de nulle part : « Th ne laisseras pas faire ça. »

La perspective de tenir tête à certains des meilleurs logiciels mondiaux m'a ins­piré cette idée romantique : en tant que « confédéré » (nom donné aux partici­pants humains), j'allais me battre pour l'honneur de l'espèce, à la manière dont Garry Kasparov avait affonté Deep Blue aux échecs en 1996 et 1997. Pendant l'épreuve, les juges bavardent successive­ment pendant cinq minutes avec chaque membre de quatre paires de correspon­dants; ils ont ensuite dix minutes pour décider lequel des deux est humain. Le logiciel qui s'attire le plus de voix et qui est le mieux classé par les juges (même s'il n'a pas réussi le test de Thring en grugeant 30% d'entre eux) reçoit le titre d'Ordinateur le plus humain. Celui que visent toutes les équipes de chercheurs (il y a quelques milliers de dollars à la clé). Mais c'est aussi l'occasion de décer­ner au confédéré le plus convaincant le titre étrange d'Humain le plus humain.

Le donjon du propre de l'homme Depuis 1991, le test de Thring a lieu

dans le cadre du concours Loebner, par­rainé par un personnage haut en cou­leur : Hugh Loebner, qui a fait fortune en vendant des pistes de danse portati­ves. Quand on lui demande pourquoi il organise cette épreuve, Loebner évoque comme première motivation la paresse : il envisage apparemment un avenir uto­pique où le taux de chômage frôlerait les 100% et où presque tout effort humain serait sous-traité à des machi­nes intelligentes.

Afin de devenir un confédéré, j'ai expliqué que j'étais un auteur d'ouvra­ges de science et de philosophie, fasciné par le prix de l'Humain le plus humain. Une fois sélectionné, on m'a présenté la logistique de l'épreuve, mais guère plus. « Il n'y a pas grand-chose d'autre à savoir, en fait. Vous êtes humain, alors soyez vous-même. »

Soyez vous-même. La devise me sem­ble refléter une foi naïve en l'instinct humain; au pire, elle laisse entendre que l'issue du combat est décidée

DOSSIER

d'avance. J'ai donc choisi dès le départ de ne pas suivre ce conseil :j'allais pas­ser des mois à me préparer pour donner le maximum.

Puisque le test de Thring est censé évaluer à quel point je suis humain, se contenter de se présenter sans prépa­ration ne me semblait pas suffire. Depuis l'aube des temps historiques, philosophes, psychologues et savants s'interrogent sur ce qui fait la spécifi­cité de l'espèce. Selon Daniel Gilbert, professeur à Harvard, tout psychologue doit, à un moment ou à un autre de sa carrière, rédiger une version de ce qu'il

CE QU'ÉCRIVAIT TURING

11 Citation tirée de Douglas Hof~adter, Gode/, Escher, Bach, Dunod, 2008 (1979 pour l'édition américaine). -

©AFP

Dans son fameux article de 1950, à une époque où la notion d'ordi­nateur était encore dans les limbes, Turing décrivait ce que nous appe· lons son << test » comme un « jeu d'imitation », dans lequel la machine se montrerait capable de singer un humain. Il écrivait : « Je pense que, d'ici une cinquantaine d'années, il sera possible de programmer des ordinateurs [ ... ] qui joueront si bien au jeu de l'imitation qu'un interrogateur ordinaire n'aura pas plus de 70% de chances d'identifier son interlocuteur après cinq minutes d'interrogatoire. Ma question originelle- "Les machines peuvent-elles penser?"- est trop dénuée de sens pour mériter discussion. Néanmoins, je pense qu'à la fin du siècle l'usage des mots et l'opinion commune des gens instruits auront tellement changé que l'on pourra parler de machines qui pensent sans crainte d'être contredit*.>>

• A. M. Turing, « Computing machinery and intelligence >>, Mind, n• 59, 1950, p. 433-460.

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appelle « La Phrase » : « L'être humain est le seul animal qui... » On pourrait dire que l'histoire du propre de l'homme est celle des échecs successifs des diffé­rentes versions de « La Phrase ». À ceci près que, désormais, ce n'est plus seule­ment par rapport aux animaux que nous nous définissons. Nous pensions jadis être les seuls à utiliser le langage, mais cela devient moins certain d'année en année; nous pensions jadis être les seuls à utiliser des outils, mais cette affirma­tion est peu à peu contestée par les recherches sur le comportement ani­mal; nous pensions jadis être les seuls à pouvoir faire des mathématiques, mais il nous est aujourd'hui difficile d'imagi­ner faire les calculs dont sont capables nos ordinateurs.

Une question pourrait se poser: doit­on laisser la définition de notre spécifi­cité évoluer en fonction de l'avancée de la technologie? Et d'abord, pourquoi avons-nous besoin de nous sentir si différents?

Voici ce qu'en pense Douglas Hofs­tadter, spécialiste de sciences cognitives et lauréat du prix Pulitzer : « En matière d'intelligence artificielle, il semble par­fois que chaque nouvelle étape, au lieu de déboucher sur la création d'une intelligence réelle reconnue comme telle, révèle simplement ce que l'intelli­gence réelle n'est pas 1• » Cette position peut paraître réconfortante - la pensée reste l'apanage des humains -,mais elle a l'allure désagréable d'un repli progressif, comme une armée médié­vale qui abandonne un château pour s'enfermer dans le donjon. Cette retraite ne pourra pas continuer indéfiniment. Si tout ce que nous croyions dépendre de la pensée s'avère pouvoir exister sans elle, qu'est-ce que penser? Ce ne serait plus qu'un épiphénomène, une sorte de gaz d'échappement éjecté par le cerveau ou, pire, une illusion.

Où est le donjon du propre de l'homme?

L'histoire du xxr• siècle sera en partie celle de la redéfinition des lignes, l'his­toire d'Homo sapiens tentant de revendi­quer sa spécificité en terrain mouvant, pris entre l'animal et la machine, entre la chair et les maths.

Ce recul est-il une bonne ou une mau­vaise chose? Par exemple, le fait que les ordinateurs soient si bons en maths nous prive-t-il d'un pan de l'activité humaine, ou nous libère-t-il d'une activité non humaine, nous permettant ainsi de mener une vie plus humaine? Cette seconde option est bien séduisante, mais

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QUAND LE CERVEAU DEFIE LA MACHINE

cesse de l'être dès lors que nous imagi­nons un avenir où le nombre des « acti­vités humaines » restantes se réduirait comme peau de chagrin. Qu'en serait-il alors?

Alan Thring avait proposé son test pour mesurer le progrès de la techno­logie, mais il nous permet aussi de mesurer le nôtre. Selon John Lucas, phi­losophe à Oxford, si nous ne pouvons empêcher les ordinateurs de passer le test de Thring, ce ne sera « pas parce

nous? Telles sont à mes yeux les ques­tions essentielles posées par cette épreuve, les questions essentielles sur la nature de l'homme.

L'étonnante percée d'Eiiza Quand le test de Thring fut proposé en

1950, il relevait de l'hypothèse : la tech­nologie était très loin du niveau le ren­dant possible. Mais, comme nous le savons, elle a depuis atteint ce stade. Le premier logiciel de conversation à attirer

« J'imagine le développement d'un réseau de terminaux de psychothérapie, comme des cabines téléphoniques ... » Carl Sagan

que les machines sont si intelligentes, mais parce que les humains, du moins beaucoup d'entre eux, sont si bêtes 2 ».

Le test de Thring porte, in fine, sur l'acte de communiquer. Il pose des ques­tions profondes, d'ordre pratique : com­ment établissons-nous un lien qui ait un sens avec autrui? Comment fonctionne l'empathie? [Lire « Le mystère du œrveau humain » p. 34.] Par quel processus quelqu'un pénètre-t-il dans notre vie et en vient à signifier quelque chose pour

l'attention fut Eliza, conçu en 1964-1965 par Joseph Weizenbaum, au Massachu­setts Institute of Technology. Simulant un adepte de la thérapie de Rogers3, Eliza fonctionnait selon un principe très sim­ple : extraire les mots clés des propos de l'utilisateur et les lui renvoyer ( « Je suis malheureux » ; « Pensez-vous qu'être venu ici vous rendra moins malheu­reux? » ). En cas de doute, le logiciel se rabattait sur des phrases parfaitement génériques comme « Veuillez conti-

nuer». Cette technique dite du template matching, consistant à faire entrer les pro­pos de l'utilisateur dans une grille prédé­finie et à réagir par une formulation programmée, était la seule compétence d'Eliza. Les résultats furent stupéfiants : les premières personnes à bavarder avec le logiciel étaient persuadées de participer à une authentique conversation humaine. Dans certains cas, même Weizenbaum ne put les détromper. Elles voulaient qu'on les laisse parler seules « en privé »,par­fois pendant des heures, et déclaraient ensuite avoir vécu une expérience théra­peutique importante. Des universitaires s'empressèrent de voir en Eliza la« solu­tion au problème de la compréhension du langage par l'ordinateur».

Dans cette histoire, le plus curieux fut pourtant la réaction de la commu­nauté médicale, qui décida que Wei­zenbaum avait fait une découverte formidable. En 1966, on pouvait lire dans le journal of Nervous and Mental Disease : « Plusieurs centaines de patients pourraient être traités en une heure par un ordinateur conçu à cet effet. Le thérapeute humain, impliqué dans la conception et le fonctionne­ment du système, ne serait pas sup­planté, mais deviendrait beaucoup plus efficace. » En 1975, l'illustre savant Carl Sagan renchérissait en ces

Dans les années 1960, Joseph Weisenbaum avait créé un logiciel de conversation dont les vertus thérapeutiques furent prises au sérieux par le corps médical. L'informaticien renia son bébé. © AFP

21 John lucas a publié en 1959 un article célèbre affirmant qu'un humain mathématicien ne pourra jamais être représenté par un automate algorithmique(« Minds, machines and Gëdel »). -3IL' Américain Carl Rogers, mort en 1987, a développé une thérapie« centrée sur la personne » qui ne relevait ni de la psychanalyse ni de la thérapie comportementale. -

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termes : « J'imagine le développement d'un réseau de terminaux de psycho­thérapie, comme une série de cabines téléphoniques, où, pour quelques dol­lars la séance, on pourrait parler avec un praticien attentif, éprouvé et non directif.»

Épouvanté, Weizenbaum eut une réac­tion inouïe : il fit volte-face et renia sa carrière. Il laissa tomber le projet Eliza, encouragea ceux qui le critiquaient et devint l'un des plus véhéments adversai­res de la recherche sur l'intelligence arti­ficielle. Mais le génie était sorti de sa lampe, et un retour en arrière n'était plus possible. Depuis, l'approche de base d'Eliza, le template mn.tching, a été reprise et intégrée à presque tous les logiciels de conversation, y compris ceux qui partici­pèrent au concours Loebner 2009. L'en­thousiasme - et le malaise - que cette évolution a suscité n'a fait que croître.

Le premier concours Loebner eut lieu le 8 novembre 1991, au Boston Compu-

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Mis au point par des ingénieurs japonais, ce robot sera capable de répondre à un sourire par un sourire et de prendre un air fâché ! © PETER MENZEL/COSMOS

En 1991, Cynthia Clay, spécialiste de Shakespeare, parvint à se faire prendre pour un ordinateur.

ter Museum. Les premières années, cha­que logiciel et chaque confédéré devait choisir un sujet, afin de limiter la conversation. En 1991, l'un des humains était Cynthia Clay, spécialiste de Shakes­peare, que trois juges prirent pour un ordinateur. Ils estimèrent apparemment que personne ne pouvait en savoir autant sur Shakespeare. Cynthia Clay prit cela pour un compliment.

Pour son logiciel Therapist III, Joseph Weintraub opta pour une « conversation décousue » et remporta le tout premier prix de l'Ordinateur le plus humain. La « conversation décousue » ne portait pas sur un sujet en particulier ; c'était plutôt une façon d'aborder les sujets. Weintraub put jouer à la fois sur la souplesse des règles du concours, les modèles de com­portement des chatbots (robots de conver­sation) et les stéréotypes concernant les ordinateurs et les humains. Cette straté­gie porta ses fruits :

« juge : La journée a été longue ! J'aimerais bien m'amuser un peu, à pré­sent. Il ne fait pas très beau, aujourd'hui. Vous connaîtriez une blague qui puisse introduire un rayon de soleil?

Ordinateur : Tout le monde parle du

temps qu'il fait, mais personne ne sem­ble vouloir agir. Pourquoi me dire que vous aimeriez bien vous amuser un peu? Grrrrrr ...

juge : Quelle est la définition d'une conversation décousue?

Ordinateur : Vous ne vous êtes pas dit : "J'imagine qu'une conversation décou­sue, c'est comme les déplacements du cavalier aux échecs, un genre de zigzag qui ne suit aucune ligne nparticulière? [comme nombre de ses successeurs, le logiciel de Weintraub incluait des fautes de frappe volontaires]". Pourquoi cette question? Vous vouliez faire le malin? Vous avez d'autres questions de ce genre qui vous tracassent?

juge : J'aime l'image des cavaliers qui se déplacent au hasard sur l'échi­quier, est-ce que cela signifie qu'une conversation décousue ne repose sur aucune pensée ?

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Ordinateur : J'aurais juré que vous veniez de dire : comment définissez-vous le mot "décousu"? Vous êtes toujours aussi dingue dingue dingue? Pourquoi éprouvez-vous le besoin de me dire que vous aimez l'image des cavaliers qui se déplacent au hasard sur l'échiquier?»

« J'ai vraiment cru que [le PC Thera­pist] était un humain, parce qu'il [ ... ] était drôle et imprévisible, d 'une manière normale », déclara l'un des juges, doctorant à Harvard. Le logiciel de Weintraub, qui passait du coq à l'âne et offrait des répliques comiques toutes faites, faisait figure de plaisantin, de bouffon, de personnalité éminemment « humaine ».En tout cas, c'est ce que je pensais, avant d'apprendre combien ce style est facile à imiter.

Comme l'explique Richard Wallace, trois fois lauréat du prix de l'Ordinateur le plus humain (en 2000,2001 et 2004) ;

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QUAND LE CERVEAU DEFIE LA MACHINE

« L'expérience d'ALICE [le chatbot qu'il a conçu] indique que la conversation la plus banale est "sans état", c'est-à-dire que chaque réponse dépend uniquement de la dernière question, sans qu'il soit nécessaire d'avoir suivi tout le dialogue pour formuler cette réponse. » Beaucoup de conversations humaines fonctionnent ainsi, et il appartient aux chercheurs en intelligence artificielle de déterminer quels types de discussion sont sans état - chaque réplique dépendant seulement de la précédente - pour essayer de repro­duire ce genre d'interaction. En tant que confédérés humains, notre travail est de leur résister.

Envoyer promener les règles Arrivé au Brighton Centre, je me dirige

vers la salle où se déroule le concours Loebner. J'aperçois des rangées de sièges, où quelques spectateurs sont déjà instal­lés; sur la scène, les programmeurs s'af­fairent, branchant des câbles entremêlés, tout en tapotant une dernière fois sur les claviers. Avant que j'aie le temps de bien les observer, l'organisateur m'accueille et m'entraîne derrière un rideau de velours, dans la zone réservée aux confédérés. Invisibles du public et des juges, les qua­tre humains sont assis autour d'une table rectangulaire, avec chacun devant lui un ordinateur portable : en dehors de moi, il y a Doug, un linguiste canadien, Dave, un ingénieur américain qui travaille dans la recherche militaire, et Olga, une thé­sarde sud-africaine qui fait des recher­ches sur le langage. Tandis que nous nous présentons, nous entendons arriver lentement les juges et le public, mais nous ne les voyons pas. Un homme fait irruption, vêtu d'une chemise verte à fleurs ; il parle à toute vitesse et dévore des petits sandwiches. Je ne l'ai jamais rencontré, mais je comprends aussitôt qu'il s'agit de Hugh Loebner. Tout est en place, nous dit-il entre deux bouchées, et le premier round va bientôt commencer. Les quatre confédérés font le silence et regardent le curseur trembler sur leur portable. Mes mains sont suspendues au­dessus du clavier, comme celles d'un cow-boy sur ses étuis de revolver.

Le curseur clignote. Je n'ose ciller. Puis soudain, des lettres et des mots commencent à se matérialiser : « Salut, comment ça va? » Le test de Thring a commencé ... Plus que 4 minutes et 43 secondes. Mes doigts pianotent et s'agitent nerveusement.

Je sens les secondes s'égrener tandis que nous bavardons. J'éprouve un besoin désespéré d'arrêter de faire semblant,

d'envoyer promener les règles, parce que je sais que les ordinateurs sont capables de parler de la pluie et du beau temps, qu'ils y ont été préparés. Alors que les politesses d'usage s'affichent, menaçan­tes, je me rends compte que ce genre de conversation passe-partout est l'ennemi. Tout en tapant encore une plaisanterie discrète, je me demande comment dia­ble faire surgir un indice indéniable de mon humanité.

Ce qu'il me faut découvrir, c'est com­ment exploiter le mode inhabituel du concours Loebner, la « saisie directe ». Différence cruciale par rapport aux e-mails, textos et autres systèmes de mes­sages instantanés, la frappe est transmise touche par touche. Le juge et moi voyons chaque caractère tapé par l'autre, y com­pris les erreurs et les retours en arrière. Dans les années 1990, certains sites de chat ont proposé cette approche « lettre par lettre »,mais elle a été rejetée par la plupart des internautes. Cela empiétait sur l'intimité : les gens aiment,

gage parlé que comme du langage écrit. Je tenterai de perturber le procédé que maîtrisent les ordinateurs, où chacun attend son tour pour lire la prose de l'autre, et je créerai un duo verbal inin­terrompu, en jouant sur la rapidité. Si les ordinateurs ne comprennent pas grand­chose à l'« harmonie » verbale, le rythme leur est encore plus étranger.

Si rien ne se passe sur mon écran, que ce soit ou non mon tour, je développerai un peu ma réponse,j'ajouterai une paren­thèse, je renverrai une question au juge, tout comme on peut laisser des silences ou les combler lorsqu'on parle tout haut. Si le juge met trop de temps à préparer la prochaine question, je continuerai à bavarder. Contrairement aux chatbots, j'aurai quelque chose à prouver. Si je sais de quoi va me parler le juge, je lui épar­gnerai la peine d'avoir à dactylographier et je le devancerai.

Bien entendu, la multiplication des échanges verbaux se fait aux dépens de la sophistication des réponses. Affaire de

Tout en tapant une plaisanterie discrète, je me demande comment faire surgir un indice indéniable de mon humanité.

quand ils écrivent, avoir le temps de com­poser un message et de le relire avant de le partager avec leur interlocuteur. L'avantage de la transmission caractère par caractère est qu'elle est beaucoup plus proche du discours oral, avec sa flui­dité et sa grammaire aléatoire : on gagne en agilité ce qu'on perd en éloquence.

Cela permet aussi de voir l'« espace négatif » de la dactylographie : l'hésita­tion. Dans un chat où le texte est trans­mis par paragraphe, seules des pauses notables sont considérées comme faisant partie de l'interaction. Avec un retour plus fluide et plus immédiat, le silence prend un sens. Lorsqu'on est incapable de répondre rapidement dans une conversation en chair et en os, par exem­ple, c'est souvent comme si l'on répon­dait. Je me rappelle avoir demandé à un ami comment cela allait avec la femme qu'il fréquentait depuis peu; le « hum » et le silence infinitésimal pendant lequel il chercha le mot juste me firent bien comprendre qu'il y avait un problème.

Voici donc que se met en place un nou­vel élément de ma stratégie de confédéré. Je traiterai l'inhabituel support textuel du test de Thring plus comme du lan-

brièveté dans un cas, de lenteur dans l'autre. n me semble pourtant que la sub­tilité (ou la difficulté) d'une conversation consiste à comprendre (ou à ne pas comprendre) une question et à proposer une réponse adéquate (ou inadéquate) ; il est donc logique de multiplier les échanges.

Certains de mes interlocuteurs sont déconcertés par mon attitude, ils mar­quent une pause, hésitent, cèdent, effa­cent ce qu'ils ont déjà écrit. D'autres, au contraire, « marchent » tout de suite et entrent dans le jeu.

Lors du premier round du concours 2009, le juge Shalom Lappin, spécialiste de linguistique computationnelle au King's College de Londres, dialogue avec Cleverbot, puis avec moi. Ma stratégie de verbosité est flagrante : je frappe sur 1 089 touches en cinq minutes (3,6 tou­ches par seconde), alors que Cleverbot ne frappe que sur 356 touches (1,2 par seconde); Lappin a frappé sur 548 tou­ches (1,8 par seconde) pour bavarder avec moi, contre 397 (1,3 par seconde) avec Cleverbot. J'en ai dit à peu près trois fois plus que mon adversaire de silicium, mais j'ai aussi incité mon juge à parler

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davantage, puisque Lappin m'a adressé environ 38% de mots en plus. Plus tard, en relisant les rapports, j'ai cher­ché un moyen de quantifier la fluidité des interactions entre humains, par comparaison à la rigidité des relations homme-machine. J'ai compté les chan­gements apportés par le dernier à avoir tapé un message. J'ai réussi à écrire trois fois plus que Cleverbot, mais en réalité, tout est dans les ratures. La conversation de Lappin avec Clerbot en comprenait 33, alors que sa conversa­tion avec moi en présentait 492, soit près de quinze fois plus.

De nombreux juges envisagent le test de Thring comme une sorte d'interroga­toire; curieusement, beaucoup de confé­dérés semblent aussi avoir cette dynamique en tête. L'une des conversa­tions de 2008 entre deux humains ne s'éloigne jamais de la raideur du mode question-réponse :

« juge : Vous avez fait une longue route?

Confédéré : Assez longue. juge : Moi aussi. Pensez-vous que vous

auriez pu prendre les transports en commun?

Confédéré : J'aurais pu. juge : Pourquoi ne l'avez-vous pas

fait? Confédéré : C'est mon choix. juge : Tout à fait. Avez-vous trouvé

qu'il y avait trop de circulation ou pas assez aujourd'hui?

Confédéré : Ce n'est pas à moi de le dire. »

Passionnant! Comparez avec cette autre conversation, où l'ordinateur se montre ludique d'emblée :

«juge : Salut! Ordinateur : Ainsi soit-il. juge : Vous êtes un véritable

évangéliste. Ordinateur : Notre Père, qui êtes dans

le cyberespace, donnez-nous aujourd'hui notre bande passante quotidienne.

juge : Évangéliste et informaticien ! ! ! Alors, comment ça va aujourd'hui? »

Le logiciel avait quasiment convaincu le juge de son humanité dès la deuxième phrase. Dans le premier cas, les réponses guindées du confédéré suscitaient tou­jours plus de questions et une conversa­tion forcée - que pensez-vous de telle question politique? Mais, avec l'ordina­teur, le juge, à qui les plaisanteries de départ ont fait croire qu'il avait affaire à un véritable individu, garde un ton désin­volte : comment ça va? Voilà qui rend le combat plus facile pour la machine et plus difficile pour l'homme.

DOSSIER

J'ai été surpris de voir certains confé­dérés cachottiers face à leur juge. Quand on lui demande quel genre d'ingénieur il est, Dave, à ma gauche, répond : « Un bon. :)» Et quand on lui demande pour­quoi il est venu à Brighton, Doug, à ma droite, répond : « Si je vous le dis, vous saurez tout de suite que je suis humain;-)» Les mots d'esprit font tou­jours leur effet, mais la cachotterie est une arme à double tranchant. On fait preuve d'humour, mais on paralyse la conversation. Ce genre de blocage est probablement ce qu'un humain peut faire de plus dangereux lors du test de Thring. C'est suspect - le coupable est toujours celui qui cherche à empêcher l'équipe adverse de marquer des points -et cela revient à gaspiller votre ressource la plus précieuse : le temps.

Cinq minutes de conversation Dans un test de Thring, les humains

sont les étrangers, limités à un moyen de communication lent, dépourvu de tona­lité vocale, et avec assez peu de temps à leur disposition. Une épreuve de cinq

Un comportement sophistiqué ne prouve pas qu'on a un . , . cerveau, ma1s une memoire, tout au plus.

41 Dans le concours 2010, les organisateurs ont fixé la durée à 25 minutes. Seul un juge a été trompé par un robot. Le te~ 2011, prévu le 19 od:obre, e~ de nouveau fixé à 25 minutes. -SI Ce scandale, qui a éclaté au cours de la campagne présidentielle de 1992, concernait des inve~issements immobiliers frauduleux réalisés par les époux Clinton. -

secondes serait remportée facilement par les machines : à peine capables de dire « Bonjour »,les juges ne pourraient obtenir assez de données pour formuler un avis sur leur interlocuteur. Un test de cinq heures assurerait la victoire aux humains. Depuis le début du concours Loebner, les organisateurs ont essayé dif­férentes durées. Ces derniers temps, ils s'en sont tenus aux cinq minutes initia­lement prescrites par Thring : c'est à peu près à ce moment-là qu'une conversation commence à devenir intéressante4•

En tant que confédéré, je devais exploiter ces quelques minutes au maxi­mum de mes capacités physiques et mentales. Loin d'offrir les réponses brè­ves d'un témoin dans un procès, j'ai adopté la prolixité d'un écrivain. Autre­ment dit, j'ai beaucoup parlé. Je cessais de taper uniquement lorsqu'il aurait été impoli ou suspect de continuer. Le reste du temps, mes doigts s'activaient. Je me suis donné beaucoup de mal pour illus­trer cette maxime : « Un homme ennuyeux, c'est celui qui, à la question

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"Comment allez-vous?", se met à dire comment il va. » Six mois après le concours 2009, une vidéo a été postée sur YouThbe : un homme y tenait une conversation stupéfiante avec un chat­bot à propos de Hamlet. Certains ont cru y voir l'aube d'une ère nouvelle pour l'intelligence artificielle. D'autres, dont moi, n'ont pas été impressionnés. Un comportement sophistiqué ne prouve pas qu'on a un cerveau, mais une mémoire, tout au plus. Comme l'a dit Dali, « le premier qui compara les joues d'une jeune femme à une rose était évi­demment un poète; le premier à l'avoir répété était peut-être un idiot».

Lors du concours 1997, un juge s'est laissé entraîner dans une conversation politique par Catherine, qui avait été pro­grammée pour parler des Clinton et du scandale du WhitewaterS. Tout s'est très bien passé jusqu'à la toute fin, quand le juge a pris congé :

«juge :Je crois que je vais devoir vous laisser, Catherine. J'ai beaucoup apprécié cette conversation avec vous.

juge : Voulez-vous de l'eau ou quoi que ce soit avant que les cinq minutes se terminent? »

Et c'est là que le logiciel pète les plombs.

« Ordinateur : OK, oui, en définitive ... n est temps d'arrêter, je pense, pour pas­ser à quelque chose de plus terre à terre !

juge : Du genre? Ordinateur : Presque certainement!

Avançons Ordinateur : Je suppose que cela

dépend d'où vous venez, mais comme dit la chanson dans My Fair Lady, "Pour­quoi une femme ne peut-elle pas ressem­bler davantage à un homme?" »

Une défaite à deux doigts de la victoire.

On conçoit souvent l'intelligence, artificielle ou non, en termes de sophis­tication, de complexité du comporte­ment. Mais il est souvent impossible de dire avec certitude quoi que ce soit du logiciel lui-même, parce que n'importe laquelle de ses composantes, dont le niveau d'« intelligence» varie considé­rablement, peut être à l'origine de ce comportement.

Non, je pense que la sophistication n'est pas du tout l'intelligence. Par exem­ple, on ne juge pas un orateur à l'élo­quence de ses remarques toutes préparées; il faut attendre le moment des questions pour le voir répondre au pied levé. L'Américaine Hava Siegelmann, pro­fesseur de science informatique, a décrit l'intelligence comme « une sorte de sen-

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QUAND LE CERVEAU DEFIE LA MACHINE

sibilité aux choses ».Les logiciels qui réussissent le test de Thring peuvent pro­duire des résultats intéressants, mais ils sont rigides. Autrement dit, ils sont insen­sibles, leur conversation est parfois fas­cinante mais ils sont incapables d'écouter [lire : « Un ordinateur peut-il être conscient?» p. 32].

Alors que l'informatique du xxr• siècle s'investit de plus en plus dans les appa­reils mobiles, nous avons vu se ralentir la croissance vertigineuse de la rapidité des processeurs qu'avaient connue les années 1990, les ingénieurs délaissant la puissance brute au profit du design, de la fluidité, de la réactivité et de la simplicité du produit. Ce basculement peut être la cause, l'effet ou le corrélat d'une vision plus saine de l'intelligence humaine, qui est moins complexe et puissante en soi qu'elle n'est sensible et agile. Nos ordinateurs, ces miroirs défor­mants, nous ont aidés à percevoir cette vérité sur nous-mêmes.

En 2009, le prix de l'Ordinateur le plus humain a été décerné au Londonien David Levy et à son logiciel Do-Much­More. Levy, qui avait déjà gagné en 1997 avec Catherine, est un type fascinant : il a été dans les années 1970 et 1980 l'un des pionniers du jeu d'échecs numérique, puis l'un des organisateurs des matchs

de dames entre Marion Tinsley et le logi­ciel Chinook, qui ont précédé l'affronte­ment entre Kasparov et Deep Blue. C'est aussi l'auteur d'un ouvrage récent intitulé Love and Sex With Robots, pour vous don­ner une idée du genre de choses qu'il a en tête lorsqu'il ne participe pas au concours Loebner6•

Levy se lève, sous les applaudisse­ments, reçoit le prix des mains de Hugh Loebner, et prononce un bref discours sur l'importance de l'intelligence artifi­cielle pour un avenir radieux et sur l'im­portance du prix Loebner à cet égard. Le président du jury annonce ensuite : « Les résultats que j'ai ici distinguent les humains, et le classement nous dit que le plus humain est le confédéré n° 1, Brian Christian. » Il me remet le certi­ficat attestant que je suis l'Humain le plus humain.

Je ne sais pas ce que je ressens exac­tement. Il paraît étrange de traiter cette récompense comme banale ou dénuée de sens, mais ce trophée signifie-t-il quoi que ce soit pour moi en tant que per­sonne? J'ai surtout l'impression qu'avec les autres confédérés nous avons tous ensemble apporté un démenti spectacu­laire aux erreurs du concours 2008. Cette année-là, les douze juges avaient à cinq reprises estimé les logiciels plus

Seule la science­fiction permet jusqu'à présent de prêter une conscience et des émotions à un robot. © COLIN ANDERSON/ BLEND IMAGES/COR BIS

61 David Levy pense qu'en 2050, on assistera à des mariages entre des humains et des robots . Lire à ce propos « La singularité Kurzweil », p. 31. -

humains que les confédérés. Dans trois de ces cas, le juge avait été trompé par le programme Elbot, produit de la société Artificial Solutions, l'une des nombreuses nouvelles entreprises spé­cialisées dans la technologie du chatbot. Une erreur de plus, et Elbot aurait berné 33% des juges en 2008, dépassant les 30% fixés par Thring et entrant ainsi dans l'histoire. Après la victoire d'Elbot au concours Loebner et la publicité qui s'ensuivit, la firme a apparemment décidé de mettre l'accent sur les appli­cations commerciales; en tout cas, elle n'a pas participé à l'édition 2009.

D'une certaine manière, une lutte plus serrée aurait pu être plus spectaculaire. Nous, confédérés, n'avons pas laissé une seule voix aller aux machines. Alors qu'en 2008 ce fut la débandade, 2009 fut un triomphe. On conçoit toujours la science comme une marche inlassable qui ne s'arrête jamais. Mais, dans le contexte du test de Thring, les humains, plus dyna­miques que jamais, n'autorisent pas ce genre de fable. Nous refusons de fournir un repère immuable.

Certains voient l'avenir de l'informa­tique comme une sorte de paradis. Se ras­semblant derrière l'idée de « Singularité », des gens comme Ray Kurzweil (dans son livre « La singularité est proche ») et sa foule de disciples prévoient que nous fabriquerons des machines plus intelli­gentes que nous, qui fabriqueront à leur tour des machines plus intelligentes qu'elles, et ainsi de suite, le processus s'accélérant de façon exponentielle jusqu'à engendrer une ultra-intelligence si colossale qu'elle est difficile à conce­voir. Selon eux, ce sera l'ère de la techno­félicité, où les humains pourront télécharger leur conscience sur Internet et être transportés - sinon physiquement, du moins mentalement - dans une vie éternelle dans le monde de l'électricité [lire « La singularité Kurzweil »p. 33].

Préludes de Bach D'autres imaginent une sorte d'enfer.

Les machines font s'éteindre le soleil, rasent nos villes, nous enferment en chambre hyperbare et absorbent à jamais notre chaleur corporelle. Je ne suis pas un futuriste mais, à tout pren­dre,je préfère concevoir l'avenir de l'in­telligence artificielle comme une sorte de purgatoire : un lieu où les êtres défi­cients mais de bonne volonté iront pour être purifiés - et mis à l'épreuve - afin d'en ressortir meilleurs.

Qui aurait cru que les tout premiers exploits de l'ordinateur se feraient dans

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le domaine de l'analyse logique, compé­tence dont on pensait jadis qu'elle nous distinguait de toutes les autres créatures existantes'? Que l'ordinateur pourrait piloter un avion et guider un missile avant de savoir faire du vélo'? Qu'il pour­rait, de manière plausible, composer des préludes à la manière de Bach avant de pouvoir parler de la pluie et du beau temps'? Qu'il pourrait produire des dis­sertations plus ou moins lisibles sur la théorie postmoderne avant de pouvoir dire « chaise » quand on lui montre une chaise, comme en sont capables la plu­part des jeunes enfants'?

S'ils maîtrisent des compétences com­plexes qu'on avait longtemps crues spé­cifiquement humaines, les ordinateurs restent incapables d'acquérir ces aptitu­des élémentaires que sont l'orientation dans l'espace, la reconnaissance d'objets, le langage naturel, la flexibilité des objec-

DOSSIER

valorisant le côté logique, celui de l'hé­misphère gauche. À quoi il faut ajouter que le mépris des humains pour les ani­maux« sans âme »,la répugnance à admettre que nous descendons de nos amies les « bêtes »,cela est aujourd'hui contesté sur tous les fronts : par l'em­prise croissante de la pensée laïque et empirique, par la reconnaissante gran­dissante des capacités cognitives et comportementales d'autres organismes que le nôtre, et- ce n'est pas une coïn­cidence - par l'entrée en scène d'une entité dotée de beaucoup moins d'âme que nous n'en percevons chez le chim­panzé ordinaire ou chez le bonobo; l'in­telligence artificielle pourrait ainsi même favoriser le respect des droits des animaux.

Il est tout à fait possible que l'apogée de l'hémisphère gauche relève du passé. Le retour à une vision plus équilibrée du

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Turing, le co fondateur du concours Loe­bner, Robert Epstein, écrivait : « Une chose est certaine : contrairement aux ordinateurs, les confédérés ne devien­dront jamais plus intelligents. » J'admets que les ordinateurs deviendront toujours plus intelligents, mais je pense que cela vaut aussi pour les humains.

Quand le champion du monde d'échecs Garry Kasparov a vaincu Deep Blue, de manière assez convaincante, lors de leur premier affrontement en 1996, IBM et lui ont très vite accepté le principe d'une revanche l'année suivante. Quand Deep Blue a battu Kasparov (de façon plutôt moins convaincante) en 1997, le vaincu a proposé une nouvelle partie en 1998, mais IBM n'a pas voulu en entendre par­ler et Deep Blue fut détruit.

Qui aurait cru que l'ordinateur pourrait piloter un avion et guider

Cela signifierait donc, puisque l'évolu­tion technologique va tellement plus vite que l'évolution biologique (on la mesure en années et non en millénaires), que Homo sapiens ne pourra jamais rattraper son retard une fois qu'il aura été dépassé. Quand une machine gagnera au test de Thring, ce sera pour toujours. Eh bien non, je ne suis pas d'accord.

un missile avant de savoir faire du vélo ? L'empressement d'IBM à se retirer de la compétition après la victoire de Deep Blue en 1997 est le signe d'une insécurité qui semble me donner raison. L'espèce humaine en est arrivée là parce qu'elle est de toutes la plus adaptable, la plus flexible, la plus innovante, la plus prompte à apprendre. Nous ne nous lais­serons pas vaincre sans réagir.

tifs qu'on se donne. Ils nous montrent ainsi combien ces savoirs fondamentaux sont impressionnants.

Nous oublions à quel point nous som­mes impressionnants. Les machines nous le rappellent.

Au lycée, l'une de mes meilleures amies était barmaid. Toute la journée, elle pro­cédait à d'innombrables ajustements subtils dans la manière de préparer les cafés, en tenant compte de la fraîcheur des grains à moudre, de la température de la machine, de l'effet de la pression barométrique sur le volume de vapeur, tout en manipulant la machine avec la dextérité d'une pieuvre et en faisant la causette avec quantité de clients sur tou­tes sortes de sujets. Après quoi elle est partie pour la fac et a obtenu son premier « vrai » travail : opératrice de données, soumise à des procédures strictes. Elle pensait avec regret aux beaux jours où elle était barmaid, quand son emploi sol­licitait vraiment son intelligence.

La fétichisation de la pensée analyti­que et le dénigrement concomitant des aspects animaux de la vie : voilà deux attitudes dont nous ferions bien de nous débarrasser. En ce début de l'ère de l'in­telligence artificielle, nous commençons peut-être enfin à nous recentrer, après avoir vécu pendant des générations en

cerveau et de l'esprit - et de l'identité humaine - me paraît être une bonne chose, qui entraîne un changement de point de vue sur la sophistication de diverses tâches.

Il suffit de comprendre à quel point la connaissance est désincarnée, de voir à quel point l'abstraction pure est froide, morte et déconnectée de la réalité senso­rielle, pour s'en affranchir, j'en suis per­suadé. C'est le seul moyen de nous ramener au bon sens, à nos sens. Dans un article consacré en 2006 au test de

UN ORDINATEUR PEUT-IL ÊTRE CONSCIENT?

L'année où des ordinateurs réussiront le test de Turing sera historique, mais ce ne sera pas pour autant la fin de l'aventure. D

Cet article est paru dans The Atlantic en mars 2011. Il a été traduit par laurent Bury.

Supposons qu'un programme informatique réussisse le test de Turing à tous les coups. Autrement dit, il parvient toujours à faire croire à un juge qu'il est humain. Serait-il pour autant doué de conscience, ou d'esprit? la question a été posée en 1980 par le philosophe américain John Searle. Ill' a présentée sous forme d'une métaphore, la « chambre chinoise ». Il imagine que le programme est capable de converser en chinois. On donne le logiciel à quelqu'un qui ne parle pas chinois, qu'on enferme dans une pièce. La personne fait fonctionner le programme et les juges placés à l'extérieur ont l'impression que leur interlocuteur est un Chinois de chair et d'os, pourvu d'un cerveau en parfait état de marche. Mais ce n'est pas le cas, et les juges n'ont aucun moyen de le savoir. Autrement dit, une machine capable de simuler parfaitement les facultés humaines n'en pourrait pas moins être dépourvue de conscience, ou d'esprit. Cet argument a été contesté par de nombreux philosophes et spécialistes de l'intelligence artificielle, mais beaucoup considèrent que la question reste ouverte. Elle avait été formulée un an avant Searle par un autre penseur américain, Thomas Nagel, dans un article célèbre intitulé « Ça fait quoi d'être une chauve-souris? ». Il y écrivait : (( Il paraît impossible de donner un critère permettant de savoir si un organisme est conscient, car on pourrait très bien imaginer qu'il se comporte exactement de la même manière (en tant qu'ordinateur ou en tant que zombie) sans pour autant éprouver la même sensation subjective. » []

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QUAND LE CERVEAU DEFIE LA MACHINE

LE LIVRE> Humanité 2.0. La bible du changement, M21 Éditions, 2007 (The Singu/arity is Near. WhenHumans Transcend Bio/ogy - « La singularité est proche. Quand l'homme transcende sa biologie >>-Viking Press, 2005).

L'AUTEUR> Né en 1948, Ray Kurzweil fut un jeune prodige du Massachusetts lnstitute ofTechnology, où il a créé sa première entreprise à l'âge de 18 ans. Son dernier livre est Transcend. Nine Steps ta Living Weil Forever («Transcender. Neuf étapes pour bien vivre pour toujours»), Rodale Books, 2009.

Kurzweil : « Nous téléchargerons notre esprit sur un ordinateur et notre identité deviendra purement du software. » Cl lARRY BUSACCA/AfP

, LA SINGULARITE KURZWEIL Les plus jeunes d'entre nous assisteront à la naissance d'une ère nouvelle, où la machine supplantera le cerveau humain et où biologie et robotique fusionneront, annonce Ray Kurzweil. Cette vision reflète une profonde méconnaissance de notre esprit.

Le test de Turing sera remporté par un ordi­nateur en 2029, prédit Ray Kurzweil dans un entretien accordé au magazine Vice en 2009. À cette date, nous disposerons de tous les modèles permettant de simuler les diverses régions du cerveau . Les machines pourront donc développer tous les algorith­mes utilisés par le cerveau humain. Les ordi­nateurs seront capables d'améliorer eux-mêmes leurs codes sources et leurs cir­cuits intégrés. Vers 2030 ou 2040, des essaims de nanorobots s'assembleront eux­mêmes et ressembleront à des corps humains. En 2050, des robots nanoscopi­ques circuleront à toute vitesse dans nos vaisseaux sanguins, pénétrant dans notre cerveau, nous transformant en êtres mixtes, mi-biologiques mi-mécaniques. On s'appro­chera alors de la « Singularité », le moment

où les machines seront devenues nettement supérieures aux humains. Une nouvelle ère de l'histoire du monde s'ouvrira. Ancien du Massachusetts lnstitute ofTechno­logy, Ray Kurzweil a fait fortune en vendant des logiciels pour des clients aussi divers que les enfants des écoles, les aveugles et les investisseurs en Bourse. ll est devenu un apô­tre de l'intelligence artificielle (lA), en publiant d'abord « L'âge des machines intel­ligentes » (1990) puis« L'âge des machines spirituelles » (1999). Ses prédictions tech­nofuturistes lui ont valu une grande popula­rité, renforcée par sa foi dans la possibilité d'allonger la durée de la vie et même de viser à l'immortalité. Kurzweil est la figure de proue d'un courant de pensée influent dans le monde anglo­saxon. L'idée d'une« singularité »,sorte de

point oméga dont nous approcherions à grands pas, a d'abord été formulée en 1993 par Vernor Vinge, professeur de mathématiques à l'université de San Diego. Autre pion­nier : Hans Moravec, le fondateur d'un des plus importants labo­ratoires de robotique au monde, à l'uni­versité Carnegie Mel­lon . Dans Robot. Mere Machine to Transcendent Mind ( « Robot. Simple machine pour trans­cender l'esprit »), paru en 1998 chez Oxford University Press, il prévoit que des machines auront « les facultés senso­rielles et motrices des humains et une capacité de raisonne­ment supérieure. Elles pourront nous remplacer pour tou-

tes les tâches essentielles et, en principe, gérer de mieux en mieux notre société sans nous ». Ces points de vue suscitent l'ironie de la majorité de la communauté scientifique. Professeur de sciences cognitives à l'univer­sité d'Indiana, Douglas Hofstadter, lui-même un héraut de l'intelligence artificielle, a orga­nisé un colloque pour permettre à Kurzweil et Moravec de discuter de leurs idées. Selon lui, ils ont esquivé le débat. À ses yeux, leurs livres sont un « mélange très curieux d'idées solides et justes et d'idées folles. C'est un peu comme si vous preniez beaucoup de très bonne nour­riture et que vous la mélangiez avec des excréments de chien ». Le biologiste Paul Zachary Myers (PZ Myers pour les intimes), professeur à l'université du Minnesota, estime pour sa part sur son blog Pharyngula que Kurzweil « ne sait rien de la manière dont fonctionne le cerveau humain ». Il se fonde sur l'idée que cet orga­ne est codé par le génome, et qu'à partir du moment où celui-ci est déchiffré, il suffit d'écrire les millions de lignes de code corres­pondant à ce programme pour créer un robot de capacités comparables. C'est complète­ment faux, écrit Myers : le fonctionnement du cerveau n'est pas encodé dans le génome. Ce qui l'est, c'est une panoplie d'outils molé­culaires qui permettent aux neurones de répondre aux interactions avec l'environne­ment. Le cerveau se constitue au cours du développement de l'individu, par le biais d'in­teractions de cellule à cellule, dont nous ne connaissons qu'une petite fraction. L'organe qui en résulte est« beaucoup, beaucoup plus que la somme des nucléotides qui codent les quelques milliers de protéines » nécessaires. « Et nous n'avons absolument aucun moyen de calculer en principe toutes les interactions et les fonctions d'une protéine donnée avec les dizaines de milliers d'autres protéines pré­sentes dans un neurone donné. » Dans un article titré « Je me suis marié à un ordinateur », le philosophe John Searle avait éreinté« L'âge des machines spirituelles », dont le sous-titre était : « Quand les ordina­teurs dépasseront l'intelligence humaine ». D'ici quelques décennies, y annonçait Kurzweil, nous serons en mesure de téléchar­ger notre esprit sur un ordinateur et notre identité deviendra purement du software. À la fin, « il n'y aura pas de différence claire entre les humains et les robots », nous assu­rerons notre immortalité en « rafraîchissant régulièrement notre programme ». Cerise sur le gâteau, « le sexe virtuel offrira des sen­sations de plaisir plus intenses que le sexe classique ». Kurzweil, analyse Searle, confond le fait de simuler un processus cognitif et le fait de le dupliquer. 0

Books

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Il, S RAMAC HANDR A N

f .. DOSSIER

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LE LIVRE> The Tell-Tale Brain. A Neuroscientist's Quest for What Makes Us Hu man ( « Le cerveau révélateur. Un neuroscientifique à la recherche de ce qui nous rend humains»), Norton, 2011. Une traduction française paraît chez Du nod ce mois d'octobre (Le cerveau fait de l'esprit).

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L'AUTEUR> Vilayamur S. Ramachandran dirige le Centre du cerveau et de la cognition à l'université de San Diego, en Californie. Sont aussi publiés en français : Le Cerveau, cet artiste (Eyrolles, 2005) et Le Fantôme intérieur (Odile Jacob, 2002).

LE MYSTERE DU CERVEAU HUMAIN Membres fantômes, vision aveugle, autisme ... Les lésions du cerveau en révèlent le fonctionnement. Pour Vilayamur Ramachandran, l'anatomie permet ou permettra d'expliquer ce qui nous fait hommes : le langage, la conscience de soi, la créativité, la culture, et jusqu'au sens esthétique. Mais à trop vouloir démontrer .. .

COLIN McGINN. The New York Review of Books.

lié au corps vivant, notre cerveau est le produit d'une double évolution : celle de l'espèce et celle de l'individu qu'il habite.© ARNAUD MEYER/PICTURETANK

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QUAND LE CERVEAU DÉFIE LA MACHINE .. 1

tudier le cerveau est-il un bon moyen de comprendre l'esprit? La psychologie est­elle à l'anatomie du cerveau ce que la physiologie est à l'anatomie du corps? La marche, la respiration, la digestion, la reproduction sont en effet étroitement liées à des organes distincts; il serait mal avisé d'étudier ces fonctions indépen­damment de l'anatomie. Pour compren­dre la marche, il faut regarder ce que font les jambes. Pour comprendre la pensée, faut-il, de même, regarder les parties du cerveau impliquées? V. S. Ramachandran, directeur du Centre du cerveau et de la cognition de l'univer­sité de Californie, à San Diego, répond oui sans hésiter. Son travail consiste à scruter la morphologie du cerveau pour tenter de saisir les processus de l'esprit. Il reprend ainsi à son compte la formule de Freud « l'anatomie, c'est le destin », à ceci près qu'il a en tête la morphologie du cerveau, pas celle du reste du corps.

On perçoit d'emblée la difficulté de cette approche : la relation est loin d'être en l'espèce aussi claire que pour le corps. On ne peut se contenter d'observer ce qui fait quoi. Bien que dépourvu d'os et formé de tissus relativement homogènes, le cerveau a bien une anatomie. Mais comment se projette-t-elle dans les fonc­tions psychiques? Existe-t-il des aires dédiées à des facultés mentales spécifi­ques ou bien le lien est-il plus diffus, de nature « holistique » ?

Le consensus actuel décrit une forte spécialisation de l'anatomie cérébrale -jusqu'à la perception fine de la couleur, de la forme, du mouvement -,mais aussi une marge de plasticité. La façon dont un neurologue comme Ramachandran explore le lien entre le morphologique et le psychologique consiste surtout à exa­miner des cas pathologiques : des patients ayant des lésions dues à une attaque, un traumatisme, une anomalie génétique, etc. Si la lésion d'une aire A entraîne la perte de la fonction F, alors A est (ou est probablement) la base anato­mique de F. La méthode consiste à cher­cher à saisir le fonctionnement normal de l'esprit en examinant le cerveau anor­mal1. Comme si nous nous efforcions de

comprendre un système politique en analysant la corruption et l'incompé­tence - une façon de faire un peu obli­que, peut -être, mais pas inconcevable. La méthode se juge au résultat.

Ramachandran aborde un nombre considérable de syndromes et de problé­matiques dans son livre. L'écriture est généralement limpide, pleine de charme; le texte est dense, mais avec ce qu'il faut d'humour pour alléger les exposés théo­riques. Chercheur inventif et infatigable, Ramachandran est une figure de premier plan dans sa discipline. Dans le genre, c'est le meilleur livre que j'ai lu, pour sa rigueur scientifique, son intérêt et sa clarté - même si certains passages seront jugés ardus par un non initié.

Il commence par le membre fantôme, la sensation qu'un membre amputé ou manquant reste attaché au corps. Sans égard pour la victime, il peut choisir de se mettre dans une position douloureuse. Le médecin touche le patient en diffé­rents endroits, déclenchant des réactions normales; puis il touche son visage,

l'autre bras. Le cerveau croit que le bras est toujours là et permet au patient d'en reprendre le contrôle. Le miroir permet même parfois au patient d'amputer son membre fantôme, et de ne plus souffrir de l'illusion de le posséder.

Le chapitre sur la vue aborde des sujets comme la vision aveugle2 ou l'il­lusion de Capgras, dans laquelle un ami ou un proche est perçu comme un imposteur. Dans la première pathologie, un patient apparemment aveugle peut avoir une perception visuelle exacte, preuve que l'information continue de parvenir quelque part dans le cerveau abîmé. Pour Ramachandran, cela mon­tre que la vision dépend de deux trajets nerveux, qui fonctionnent indépendam­ment. Le« nouveau» (du point de vue de l'histoire de l'évolution) trajet, qui passe par les yeux, est détruit, et avec lui la conscience de voir, mais le « vieil » itinéraire est intact et transmet incons­ciemment l'information. Le patient se considère aveugle, mais continue d'en­registrer des données optiques. L'anato-

Un patient amputé ressent dans son pied fantôme des sensations propres à son pénis, jusqu'à l'orgasme.

éveille des sensations dans sa main fan­tôme, et peut retrouver la carte complète de ce membre absent sur le visage. Pour­quoi? Parce que, dans la strate du cortex appelée gyrus postcentral, les aires qui gèrent les influx nerveux en provenance de la main et du visage sont mitoyennes. Si celle-ci est amputée, une sorte d'acti­vation croisée se produit et les signaux venus du visage envahissent l'aire desti­née à cartographier la main.

L'illusion de Capgras Où l'on voit un accident de l'anato­

mie se refléter dans une association de nature psychologique; si l'aire de la main dans le cerveau avait été proche de celle du pied, chatouiller le pied aurait pu provoquer une démangeaison de la main fantôme. Chez un autre patient, l'amputation d'un pied lui fait ressentir dans son pied fantôme des sensations propres à son pénis -jusqu'à l'orgasme. Ramachandran a mis au point une méthode permettant aux patients de bouger leur bras fantôme paralysé. Un miroir donne la sensation de voir le membre absent en reflétant

mie de la v1s10n comporte une surprenante dualité dont la plupart d'en­tre nous ne sommes jamais conscients.

Dans le rare syndrome de Capgras, la personne se convainc qu'un proche est un imposteur; que sa propre mère, par exemple, est en réalité une jumelle qui a pris sa place. Le patient n'a pas de pro­blème de vue, il perçoit parfaitement sa mère mais est persuadé que ce n'est pas elle. Ramachandran explique cette curio­sité par l'absence de connexion nerveuse entre la partie du cerveau qui reconnaît les visages et les noyaux amygdaliens, qui traitent la réponse émotionnelle 3.

Comme la personne perçue ne déclen­che pas de réaction affective, elle ne peut être la vraie mère, et le cerveau fabrique l'idée que c'est un imposteur. L'explica­tion du syndrome est donc anatomique et non psychologique.

Nous passons ensuite au phénomène de la synesthésie, dont Ramachandran apporte d'abord la preuve qu'il est bien réel. Dans cette pathologie, stimuler un type de perception en stimule un autre : un son, par exemple, ou même un nom­bre, fait apparaître une couleur. Il mon-

11 C'est la méthode classique des chercheurs en neuro·anatomie, introduite par le Français Paul Broca, qui localisa l'aire commandant l'usage de la parole, en 1861. -21 Dans la vision aveugle, le patient dont l'aire visuelle corticale est lésée est certain de ne plus voir les objets, mais, s'il est pressé de le faire, se montre capable de les local iser. Autrement dit, il n'a pas conscience de voir mais il voit. -31 Situés (pour simplifier) entre le tronc cérébral et le cortex, les noyaux amygdaliens font partie de ce qu'on appelle le système limbique, qui joue un rôle central dans la gestion des sensations et des émotions ainsi que dans la formation de la mémoire . -

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DOSSIER

tre que les chiffres se regroupent en fonction de la couleur que chacun d'eux évoque. Comment expliquer le phéno­mène? C'est à nouveau affaire de proxi­mité anatomique. Un important centre de traitement des couleurs, V4, situé dans les lobes temporaux, jouxte une aire dédiée au traitement des nombres. La synesthésie naît donc d'un croise­ment inhabituel entre les neurones des deux aires. On peut même s'étonner que ce type de phénomène ne se produise pas plus souvent ici ou là dans le cer­veau, car un potentiel électrique pourrait aisément passer d'une aire à une autre s'il n'existait quelque frein.

thésie est fréquente chez les artistes. Nabokov se souvient qu'enfant il asso­ciait le chiffre 5 à la couleur rouge. Dans une phrase bien représentative de son style, Ramachandran écrit : « La meilleure façon de penser la synesthésie est d'y voir un exemple d'interactions transmodales subpathologiques pou­vant être une signature ou un marqueur de la créativité. »

figure comportant des arêtes. Comme si une relation abstraite unissait ce qu'on voit à ce qu'on entend. Ramachandran suggère que c'est dû au mouvement de la langue, qui s'arrondit pour faire « bouba ». Cet « effet bouba-kiki » contribue, pense-t-il, à expliquer l'évo­lution du langage, des métaphores et de la pensée abstraite.

Dans un chapitre hardiment intitulé « Les neurones qui ont modelé la civili­sation », il attribue une remarquable puissance créatrice aux fameux « neu­rones miroirs » : découverts dans les années 1990, ils génèrent le mécanisme de l'imitation, en raison de leur faculté d'être excités par l'effet de la sympathie et donc d'affecter la conscience, quand on voit quelqu'un faire quelque chose. Certains sont stimulés aussi bien quand on observe une action chez autrui et

De manière plus spéculative, Rama­chandran réfléchit au lien entre la synesthésie et créativité. Il conjecture que la métaphore est peut-être le fon­dement de la créativité. De fait, la synes-

Cela le conduit à faire l'hypothèse que le mécanisme fondamental de la synes­thésie pourrait exister chez les non­synesthètes, en raison de ce qu'il appelle l'« abstraction transmodale ».Si on pré­sente à un groupe de personnes deux formes, l'une arrondie et l'autre avec des arêtes, et si on leur demande laquelle s'appelle « bouba » et laquelle « kiki », la majorité donne le nom « bouba » à la forme arrondie et le nom « kiki » à la

LES STRUCTURES DE LA CONSCIENCE

Pour Ramachandran, deux régions précises du cerveau humain sont directement responsables de la formation du sens du moi.

Pour se demander comment une machine pourrait produire de la conscience, il faut d'abord se demander comment le cerveau produit la conscience. V. S. Ramachandran s'est expliqué récemment à ce sujet*. Deux questions se posent à ce propos, explique· t·il. La première, ce sont les « qualia », c'est-à-dire les sensations dont nous som· mes conscients. Si on me pique avec une aiguille, j'éprouve une expérience subjec­tive qui n'appartient qu'à moi et ne peut se réduire à une quelconque description objective. Imaginons une machine qui n'existe pas (pas encore), un« autocéré­broscope » capable de montrer tout ce qui se passe dans mon cerveau quand je res­sens cette douleur. Je verrais tout, sauf mon expérience subjective de la sensation. Si vous êtes aveugle aux couleurs, vous pouvez connaître toutes les propriétés élee-

Gyrus angulaire

Gyrus supramarginal

Aire de Broca

Aire de Wernicke

Cortex auditif primaire

tromagnétiques des couleurs et la façon dont celles-ci sont normalement perçues par le cerveau, mais vous n'aurez jamais l'expérience subjective du vert ou du rouge. Et si vous voyez normalement les couleurs, votre expérience subjective du vert ou du rouge vous est propre, elle n'est communi­cable exactement à personne d'autre. La seconde question est celle du moi. Je suis capable de réfléchir aux qualia que je ressens. Je sais quand j'éprouve des qualia. J'ai l'expérience de moi expérimentant des qualia. Le généticien Francis Crick pensait qu'il fallait d'abord résoudre le problème des qualia et laisser le problème du moi pour plus tard**. C'est une erreur. ll n'y a pas d'états initiaux permettant de faire l'expérience des qualia et d'états subsé­quents permettant de faire l'expérience du moi. Les qualia ne sont pas des objets flot-

tant librement. Pour éprouver des qualia, le moi est nécessaire. De même, il n'y a pas de moi sans qualia. Les qualia et la conscience peuvent être considérés comme les deux faces d'un ruban de Miibius : on ne peut comprendre l'un sans comprendre l'autre. Les deux ont évolué de concert chez nos ancêtres. Ils sont liés aux aires du lan­gage dans le cerveau. Car, pour qu'un qua­lia ait un sens, il faut qu'il y ait du sens. Quand une mouche drosophile pique une pomme avec sa trompe, elle a une repré­sentation de la pomme, mais une représen­tation très limitée. Elle n'expérimente ni qualia ni moi. C'est très différent pour un humain. La pomme peut évoquer en même temps la tentation d'Ève, la cuisson d'une tarte, la bonne santé, le fait de manger, Newton et la gravitation, et ainsi de suite. Les implications symboliques sont potentiel­lement infinies et ceci est proprement humain. Or ce phénomène est lié à des cir­cuits cérébraux particuliers. Cela ne veut pas dire qu'il y ait des neuro­nes des qualia et des neurones du moi. Le réductionnisme ne doit pas se tromper de niveau. Les qualia et la conscience doivent se comprendre au niveau de circuits de neurones. Ce n'est pas non plus le cerveau tout entier qui est concerné, ce sont des structures bien circonscrites. Ce qu'il faut, c'est cartographier la logique fonctionnelle des qua lia, du moi et du sens. Comprendre la formation du sens, c'est le Graal des neu-

rosciences. On en trouve des rudiments chez les singes et surtout les grands singes. Mais du point de vue évolutif, les qua lia, le moi et le sens sont liés à l'émergence chez l'homme de structures cérébrales qui lui sont propres : le gyrus supramarginal et le gyrus angulaire (les singes possèdent une armature unique, beaucoup moins déve­loppée, qui préfigure ces deux structures). Celles-ci agissent de concert pour générer notre sens du moi, qui est ancré dans le sens de son propre corps, mais aussi dans la faculté de se projeter dans l'avenir et de planifier ses actions, impliquant les lobes frontaux. Le moi est aussi capable d'exami­ner le sens des informations qui lui parvien­nent. Cela signifie qu'à un moment donné de l'évolution nous sommes passés de la représentation sensorielle à la métarepré­sentation : la représentation de la repré­sentation. Contrairement à la drosophile, nous pouvons manipuler des symboles à l'intérieur de notre tête, ce qui implique l'aire de Wernicke. Et tout cela agit de concert, pour créer l'expérience duale, indissociable, des qualia et du moi, expé­rience propre aux humains. C

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• Vidéo sur le site The Emotion Machine, 28 octobre 2009. •• Francis Crick, L'Hypothèse stupéfiante, Omnibus, 1995.

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, f' .. QUAND LE CERVEAU DEFIE LA MACHINE

quand on effectue soi-même cette action. Ce phénomène est censé montrer que le cerveau produit automatiquement une représentation du « point de vue » de l'autre : par le biais des neurones miroirs, il engendre une simulation interne de l'action projetée par l'autre4•

Constatant que notre espèce est par­ticulièrement douée pour l'imitation, Ramachandran suggère que les neuro­nes miroirs nous permettent d'absorber la culture des générations précédentes : « La culture est faite de gigantesques assemblages de savoir-faire et de connaissances complexes qui sont trans­mis d'un individu à l'autre par deux principaux moyens, le langage et l'imi­tation. Nous ne serions rien sans notre savante faculté d'imiter autrui. » Les neurones miroirs agissent comme les mouvements de sympathie qui se pro­duisent quand on voit quelqu'un effec­tuer une tâche difficile - ainsi le bras se balance légèrement quand on voit un joueur frapper la balle avec une batte. Pour Ramachandran, cette activité neu­ronale spécifique est la clé pour com­prendre le progrès de la culture. En rendant possible la prononciation de sons par imitation, les neurones miroirs ont permis l'évolution du langage. Selon lui, nous avons besoin de mécanismes inhibiteurs pour garder le contrôle de nos neurones miroirs, faute de quoi nous serions en danger de faire tout ce que nous voyons faire et de perdre tout sens de notre identité. De fait, l'hyperactivité de nos neurones miroirs fait que nous sommes sans cesse, à un niveau incons­cient, en train de nous approprier l'iden­tité d'autrui. Ramachandran voit un lien entre l'effet bouba-kiki et les neurones miroirs, car les deux impliquent l'exploi­tation d'une cartographie abstraite - en croisant les modalités sensorielles dans le premier cas, en passant de la percep­tion à l'activité motrice dans le second.

Les origines du langage Ramachandran voit dans l'autisme

une défaillance du système des neuro­nes miroirs : la difficulté à jouer, à converser et l'absence d'empathie carac­téristiques de cette maladie viennent, soutient-il, d'une déficience cérébrale dans la réaction à autrui. L'enfant autiste ne peut pas adopter le point de vue de l'autre, il ne parvient pas à bien faire la distinction entre soi et l'autre, précisé­ment ce que les neurones miroirs ren­dent possible. Ramachandran voit une confirmation de sa théorie dans l'ab­sence d'« inhibition des ondes mus »,

Pour Ramachandran, les problèmes philosophiques seront résolus par la neurologie. © BEATRICE RING

4l les neurones miroirs ont été découverts par une équipe italienne qui expérimentait sur des macaques. leur exio(\ence chez l'homme eo(t inférée d'études d'imagerie cérébrale et d'expériences avec des épileptiques auxquels on a planté des éled:rodes dans le cerveau. la queo(tion de savoir s'il s'agit de neurones d'un type particulier ou de neurones agissant dans des conditions particulières n'eo(t pas tranchée. -SI les ondes mu sont des oscillations éled:romagnétiques de fréquence entre 8 et 13 Hz générées par le cortex sensorimoteur. -

Chez les personnes normales, les ondes cérébrales dites « mu » sont inhibées chaque fois que la personne fait un mou­vement volontaire ou observe une autre personne faire le même mouvement. Chez les autistes, l'inhibition se produit seulement lors du geste volontaire, pas quand le malade observe quelqu'un d'autre. La signature cérébrale de l'em-

chologie (et l'autisme n'a rien à voir avec le comportement des parents ou un conflit freudien).

Que nous dit la structure du cerveau à propos du langage? Ramachandran évoque l'aire de Broca, responsable de la syntaxe, celle de Wernicke, respon­sable de la sémantique, différents types d'aphasie, la question de savoir si nous sommes la seule espèce dotée d'un lan­gage, l'opposition entre nature et culture et la relation entre langage et pensée. Après quoi il se penche sur l'épineux problème des origines : com­ment le langage a-t-il évolué? Il a la réponse, pour le moins osée : c'est bouba-kiki! Pour comprendre com­ment un lexique a pu surgir du néant, l'abstraction transmodale est la clé. L'expérience bouba-kiki « montre clai­rement qu'il existe une correspondance intrinsèque, non arbitraire, entre la forme visuelle d'un objet et le son (ou du moins le type de son) qui peut lui servir de "partenaire". Ce biais préexis­tant peut être tout à fait réel. Il a pu être très modeste au début, mais cela a suffi pour permettre au processus de s'enclencher ».

Selon ce point de vue, les premiers mots se sont fondés sur une similitude abstraite entre un objet visuellement perçu et un son produit intentionnelle­ment - nous nommons les choses à l'aide de sons qui ressemblent à ce qu'ils désignent, abstraitement parlant. Rama-

Chez l'autiste, l'absence d'empathie résulte d'un dysfonctionnement anatomiquement identifiable.

pathie est donc absente chez l'autiste. La pathologie résulte donc d'un dysfonc­tionnement anatomiquement identifia­ble - des neurones miroirs inactifs.

Ramachandran fait aussi l'hypothèse que les particularités affectives des autistes pourraient être causées par une perturbation du lien entre les cortex sensoriels, d'une part, et les noyaux amygdaliens et le système limbique, impliqués dans les émotions, d'autre part. Les voies neuronales entre les deux seraient bloquées ou modifiées, déré­glant le schéma habituel de réactivité émotionnelle aux stimuli. Des stimuli que l'œil humain juge d'ordinaire sans intérêt se chargeraient d'affectivité. Là encore, l'anatomie est reine, pas la psy-

chandran introduit le terme « synkiné­sie » pour désigner des ressemblances théoriques entre différents types de mouvement : couper avec des ciseaux et fermer les mâchoires, par exemple. L'idée est que la parole exploite des similitudes non seulement entre sons et objets mais aussi entre des mouvements de la bouche et d'autres mouvements du corps. Le geste de la main signifiant « viens ici »,la paume vers le ciel et les doigts incurvés vers soi, serait lié aux mouvements de la langue au moment où le mot « ici » est prononcé. Telle serait l'origine du vocabulaire.

Ramachandran suggère de rechercher l'origine de la syntaxe dans l'usage des outils, en particulier dans « la technique

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du sous-assemblage qui sert à leur fabri­cation »,par exemple fixer une tête de hache à un manche en bois. Cette struc­ture physique composite est comparée à la composition syntaxique d'une phrase. Ainsi, l'usage des outils, bouba­kiki, la synkinésie et la pensée, tout cela se combine pour rendre le langage pos­sible - sans oublier les neurones miroirs, omniprésents. Tout comme l'audition fine est née du masticage dans la struc­ture de la mâchoire reptilienne, des os sélectionnés par l'évolution pour mordre ayant été récupérés par l'oreille (les évolutionnistes parlent d'« exaption » ), le langage humain est né de structures et de facultés prélinguistiques, il s'est construit sur des traits sélectionnés par l'évolution pour d'autres raisons. Le

DOSSIER

saut vers le langage n'a donc pas été abrupt, il est le résultat d'une longue médiation.

Non content d'expliquer l'origine du langage, Ramachandran s'attaque à l'évolution du sens esthétiqué. Il aspire à une science de l'art. Énonçant neuf « universaux artistiques », il avance ce qu'il admet être une conception « réduc­tionniste » du phénomène, cherchant à établir les lois cérébrales de la réaction esthétique. Le paon, l'abeille ou l'oiseau jardinier est doté d'une réaction esthé­tique rudimentaire, et nous ne sommes pas si différents, suggère-t-il. Nous aimons reconnaître une forme dans le désordre, des associations de couleurs, par exemple, et sommes sensibles aux représentations exagérées de la réalité,

61 Le même point de vue est soutenu par Denis Dutton dans The Art lnstinét. Beauty, Pleasure & Human Evolution, Bloomsbury Publishing PLC, 2010. -71 Cette Vénus est donnée en exemple par Nigel Spivey dans son livre How Art Made the World (« Comment l'a rt a fait le monde>> ), Basic Books, 2005. -

Dans le syndrome de la« main étrangère», votre propre membre agit contre votre volonté. © HENRIK SORENSEN/GEm

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comme les caricatures ou les images non réalistes des artistes, comme la Vénus paléolithique de Willendorf 7• Ces pen­chants résultent de notre lointain passé dans les arbres : il nous fallait distin­guer les lions à travers les feuilles. Notre goût pour l'art abstrait se compare à l'attirance des mouettes pour tout ce qui présente un gros point rouge, due au fait que toute maman mouette en a un sur le bec. « Je suggère que c'est exac­tement ce que font les amateurs d'art quand ils regardent ou achètent une œuvre abstraite : ils se comportent comme les bébés mouettes. »

À travers cette réflexion allègrement réductrice, Ramachandran ne distingue pas entre le caractère excitant d'un stimu­lus et sa valeur proprement esthétique; il considère comme équivalents le pouvoir émotionnel et la qualité esthétique, du moins à un niveau primitif. « Il pourrait s'avérer que ces distinctions ne soient pas aussi étanches qu'elles le paraissent; qui nierait qu'éros est vital dans l'art? Ou que l'esprit créateur d'un artiste tire souvent son inspiration d'une muse? » En d'autres termes, il ne voit pas de diffé­rence notoire entre la qualité esthétique d'une œuvre et sa capacité à capter l'at­tention - tout est affaire de gros points rouges et de fesses généreuses (il évoque les sculptures de la déesse indienne Par­vati). Les distinctions entre un Titien et un Picasso sont hors champ.

« Syndrome du téléphone l> Il termine sur un chapitre encore plus

spéculatif sur le cerveau et la conscience de soi. Il nous informe de maux étran­ges, comme le « syndrome du télé­phone »,dans lequel un homme ne peut reconnaître son père qu'en lui parlant au téléphone. Dans le « syndrome de Cotard »,la personne croit qu'elle est morte. Ramachandran nous parle d'in­dividus obsessionnels qui veulent se faire amputer un membre valide (c'est 1'« apotemnophilie » ). Dans le « syn­drome de Fregoli », les autres paraissent n'être qu'une seule et même personne. Dans le « syndrome de la main étran­gère », votre propre membre agit contre votre volonté. Ces curiosités sont cen­sées mettre en lumière l'unité du moi, la conscience de soi et même la conscience elle-même. Ramachandran affirme que le syndrome de la main étrangère « met en évidence le rôle important du cortex cingulaire antérieur dans le libre exer­cice de la volonté; un problème philo­sophique se voit transformé en un problème neurologique ». Le cortex cin-

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QUAND LE CERVEAU ...

gulaire antérieur, observe-t-il, est un anneau de tissu cortical en forme de C qui « s'allume » dans de nombreuses - presque trop nombreuses - études sur le fonctionnement du cerveau.

Que tirer de tout cela? Ces cas bizarres sont fascinants et nous apprenons beau­coup sur la complexité de la machinerie neuronale qui sous-tend notre quoti­dien. Il me paraît aussi parfaitement légi­time de formuler des hypothèses hardies, même si elles paraissent tirées par les cheveux. Comme le remarque souvent Ramachandran, la science se nourrit de conjectures risquées. Mais, par moments, l'impression d'exubérance théorique domine et le réductionnisme neuronal à tous crins devient fracassant. C'est le cas à mesure que croît l'ambition du livre. Ramachandran tempère souvent ses affir­mations les plus extrêmes en assurant ne nous raconter qu'une partie de l'histoire, mais il se laisse clairement emporter, ici ou là, par son enthousiasme neuronal.

Par exemple, les neurones miroirs sont une découverte intéressante, mais suffisent-ils à expliquer l'empathie et l'imitation 8 ? C'est bien improbable. Un imitateur professionnel a-t-il plus de neurones miroirs - ou de plus actifs -que vous et moi? Que faire de la faculté d'analyser l'action d'un autre, et pas seulement de la copier? D'où vient la souplesse dans la profondeur de l'imi­tation? Par ailleurs, le phénomène peut prendre des formes bien différentes, avec divers degrés de sophistication. On ne saurait comparer un mime expéri­menté et le bébé qui tire la langue pour singer sa mère.

La discussion sur l'art semble relever d'un tout autre sujet : qu'est-ce qui éveille l'attention humaine? Quelle est la place de l'abstraction dans l'histoire de la peinture? C'est tout de même plus qu'une affaire de mouettes et de points rouges. Dans le cas du langage, on voit mal comment l'effet bouba-kiki pourrait expliquer des mots qui n'ont rien en commun avec ce qu'ils désignent - ce qui est vrai de la grande majorité d'entre eux. Et comment l'activité des neurones peut-elle rendre compte de l'expérience consciente? [Lire « Les structures de la conscience» p. 36.]

Ramachandran ne voit aucune limite au réductionnisme neuronal, mais il glisse sur un immense sujet : la relation entre le corps et l'esprit. Il suggère qu'en identifiant la partie du cerveau impliquée dans la décision volontaire, nous trans­formons un problème philosophique en un problème neurologique. Mais cette

SI La philosophe Patricia Curchland, elle-même une << enthousiaste neuronale >>, donne les raisons d'être prudents sur l' interprétation des neurones miroirs dans son dernier livre, Braintrust. What Neuroscience Tells Us About Morafity (<< Confiance cérébrale. Ce que les neurosciences nous disent de la morale >> }. Princeton University Press, 2011. -

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thèse ne peut être formulée que par quelqu'un qui ignore le problème philo­sophique dont il s'agit : pour aller vite, celui de savoir si le déterminisme exclut conceptuellement la liberté de la volonté. II est impossible de répondre à une telle question en étudiant telle ou telle lésion du cerveau. Apprendre des choses sur les zones impliquées dans la volonté ne nous dit pas comment analyser le concept de liberté ni s'il est possible d'être libre dans un monde déterministe. Ce sont là des problèmes conceptuels, pas des questions sur la forme de la machinerie neuronale qui sous-tend le choix.

Une autre thématique présente dans le livre me paraît trop légèrement traitée. Le sous-titre est « Un neuroscientifique à la recherche de ce qui nous rend humains». Ramachandran se demande avec insistance ce qui fait de l'homme un être« unique»,« spécial». Mais laques­tion est confuse. Si le mot « humain » désigne seulement l'espèce biologique à laquelle nous appartenons, la réponse est dans notre ADN - de la même façon que l'ADN du tigre fait le tigre. L'identité de l'espèce est affaire de génétique. Si nous nous demandons ce qui fait le caractère unique de l'homme, le problème aussi est mal posé. Chaque espèce est unique. Le tigre est aussi uniquement tigre que l'hu­main est humain.

Ramachandran se rapproche de la question qu'il a en tête quand il parle de notre caractère « merveilleusement uni­que». Là, il demande ce qui nous rend supérieurs aux autres espèces. Cela suscite chez moi trois commentaires. D'abord, il se risque à un anthropocentrisme perni­cieux : d'autres espèces ne nous sont­elles pas supérieures à certains égards (la vitesse, l'agilité, le soin aux petits, la fidé­lité, le pacifisme, la beauté)? Que nos

DOSSIER

talents de mathématiciens nous soient propres ne confère pas à ce trait une valeur transcendante. Il nous faudrait lire un plaidoyer justifiant le fait que ce qui nous est propre a de ce fait même une valeur unique. À la fin, la notion de supé­riorité d'une espèce a-t-elle un sens?

Ensuite, Ramachandran nous sert une vision embellie de l'espèce humaine. Notre face sombre n'entre pas dans ses

Image de résonance magnétique nucléaire montrant le cheminement d'une catégorie de neurones, entre le tronc cérébral et le cortex. 10 BARRICK/SPL/COSMOS

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que la physiologie du corps? Parce que, je crois, nous sentons que le cerveau est en un sens fondamentalement étranger aux opérations de l'esprit - tandis que nous ne sentons rien d'étranger dans les relations entre les organes et le corps. C'est précisément parce que nous ne nous sommes pas réductibles à notre cerveau qu'il est saisissant de découvrir à quel point notre esprit dépend intimement de lui. Voir que notre âme est liée à la matière, c'est comme découvrir que les chiens font des chats. Cette dépendance de fait nous donne un frisson de vertige : comment l'esprit humain, la conscience, le soi, la liberté, l'émotion et le reste peu­vent-ils dépendre d'un vilain assemblage bulbeux de matière spongieuse? Qu'est-ce que l'excitation d'un neurone peut avoir à faire avec moi?

Parce que nous ne sommes pas réductibles à notre cerveau, il est saisissant

La neurologie nous passionne à pro­portion de son étrangeté. Elle offre le même pouvoir de fascination qu'une his­toire d'épouvante : le Jekyll-esprit enchaîné à vie au Hyde-cerveau. Tous ces noms au latin exotique qui désignent les aires cérébrales font écho à l'étran­geté et à l'inconfort de notre condition d'êtres conscients dépendants de cet organe : le langage du cerveau n'est pas celui de l'esprit et nous n'avons qu'un fragile manuel de traduction pour établir le lien entre les deux. Il y a quelque chose d'étrange et de dérangeant dans la manière dont le cerveau se mêle de l'es­prit, comme si celui-ci avait été infiltré par une forme de vie étrangère. Cette fusion ne cesse de nous stupéfier. Aussi la neurologie n'est-elle jamais ennuyeuse. Cela reste vrai, en dépit du fait que cette science n'a guère dépassé le stade de la description la plus élémentaire. 0

de découvrir à quel point notre esprit en dépend.

calculs. Que dire de notre capacité à être violents, dominateurs, conformistes (encore ces neurones miroirs!), trom­peurs, maladroits, dépressifs, cruels, etc.? Quel est le fondement neuronal de ces caractéristiques? À moins qu'ils n'échap­pent de quelque manière à notre câblage cérébral? Le cerveau humain n'est-il pas aussi un cerveau inférieur?

Enfin, tout ce discours sur le mer­veilleux et le supérieur n'a rien de scien­tifique. C'est un discours normatif, qui ne se prête pas à une vérification scientifi­que. Quand il demande ce qui fait de nous un être spécial, Ramachandran ne procède pas là en scientifique. Il formule des jugements de valeur sur lesquels son expertise est sans incidence. Pourquoi pas? Mais, alors, il lui faudrait le recon­naître et défendre sa position. Pourquoi la neurologie fascine-t-elle à ce point, plus

Cet article est paru dans la New York Review of Books le 24 mars 2011. Il a été traduit par Thomas Fourquet.

POUR EN SAVOIR PLUS

0 François-Xavier Alario, Toutes les questions que vous vous posez sur votre cerveau, Odile Jacob, 2011. Un ouvrage collectif, rassemblant les analyses de spécialistes.

0 Georges Chapouthier et Frédéric Kaplan, L'Homme, l'Animal et la Machine, CNRS Éditions, 2011. Dialogue entre un neurobiologiste et un spécialiste de l'intelligence artificielle.

0 Chris Frith, Comment le cerveau crée notre univers mental, Odile Jacob, 2010. Par un spécialiste de la neure-imagerie.

0 Alan Turing et Jean-Yves Girard, La Machine de Turing, Seuil, coll.« Points», 1999. Deux textes fondateurs d'Alan Turing, commentés par un logicien.

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, r .. QUAND LE CERVEAU DEFIE LA MACHINE

Figure de la philosophie américaine, John Searle a notamment publié Liberté et neurobiologie (Grasset, 2004). ©SAsso CANNARSA/OPALE

ANTONIO DAMASIO

L'AUTRE MOI·MÊME lfS NOUVELLES CAR:TfS

OU CERVEAU . Of LAo CONSCIENCE El DES ÉMOTIONS

LE LIVRE> L'Autre Moi·Même. Les nouvelles cartes du cerveau, de Jo conscience et des émotions, Odile Jacob, 2010.

L'AUTEUR> D'origine portugaise, Antonio Damasio est professeur de neurosciences et de psychologie à l'université de Californie du Sud. Nombre de ses ouvrages ont été traduits en français, notamment Le Sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience, Odile Jacob, 1999.

' LE PROBLEME DE LA CONSCIENCE RESTE ENTIER Passant au peigne fin la tentative du neurophysiologiste Antonio Damasio d'expliquer la conscience, le philosophe John Searle y voit un nouvel échec de la biologie.

Installé comme Ramachandran en Californie du Sud, le neurophysiologiste Antonio Dama· sio propose, dans son dernier livre, une ana· lyse de la manière dont le cerveau produit la conscience. Pour le philosophe John Searle, lui aussi californien, « c'est la question la plus importante posée aux sciences biologiques aujourd'hui ». Depuis des décennies, il n'a cessé d'exercer son esprit critique (parfois très critique) sur la littérature spécialisée consa· crée à cet immense sujet. Il a donc passé le livre de Damasio au peigne fin, complétant sa lecture par un échange de correspondance avec l'auteur [à propos de Searle, lire aussi « Un ordinateur peut-il être conscient? » p. 32 et « la singularité Kurzweil » p. 33]. Il rend compte de ses interrogations dans la New York Review of Books 1•

Searle rappelle les nombreuses tentatives menées depuis une trentaine d'années par plusieurs scientifiques de haut vol pour expliquer la conscience ... et leur échec glo· bal. Citons pour mémoire celles de Francis Crick, l'un des découvreurs de l'ADN, du phy· sicien Roger Penrose, du neurophysiologiste Gerald Edelman et, plus récemment, d'un autre Californien spécialiste du cerveau, Christof Koch 2•

leur démarche standard, explique Searle, consiste à : 1) chercher des corrélats neu· robiologiques de la conscience; 2) essayer d'établir si les corrélations trouvées ont un caractère causal; 3) formuler une théorie expliquant pourquoi ces processus créent la conscience et pourquoi certains phéno· mènes spécifiques créent des états de conscience particuliers. L'approche de Damasio se distingue de celle de Ramachandran et d'autres par plu· sieurs aspects. D'abord, ce spécialiste de la formation des émotions accorde une importance particulière à une formation primitive habituellement négligée : le tronc cérébral, qui relie le cerveau au reste du corps. C'est que la notion de soi passe forcément par celle de son corps; elle en procède. Ensuite, Damasio estime qu'il faut consi· dérer séparément deux chaînes causales dans la production de la conscience : celle qui est liée à la constitution du soi, qui pas· se par les représentations du corps, et les processus d'où naît l'esprit, lequel est d'abord, fondamentalement, inconscient. « la conscience résulte de la rencontre entre le moi et l'esprit »,écrit Searle, qui

juge cela assez obscur. L'idée de base de Damasio est que les corrélats de la conscience s'édifient sur un processus incessant de génération de cartes menta· les, dont certaines viennent représenter telle ou telle partie ou activité du corps, et d'autres, des objets et des événements extérieurs.« L'étape décisive dans la fabri· que de la conscience, écrit Damasio, n'est pas de fabriquer des images et de créer les éléments de base de l'esprit. L'étape déci· sive est de faire nôtres ces images. » Mais Damasio bute, estime Searle, sur des questions de définition. Ainsi définit-il la conscience comme un « état de l'esprit dans lequel il y a un savoir de sa propre existence et de l'existence de son environ· nement ». Searle n'est pas d'accord : « Mon chien, Gilbert, est manifestement conscient. Mais quel sens a·t·il de sa pro· pre existence? » Il en va de même pour la définition du « moi ». Damasio distingue le« protomoi »,constitué de cartes men· tales formées dans les profondeurs du cer· veau, en dessous des couches corticales, puis le« cœur du moi »,qui engage le pro· tomai dans une action consciente, enfin le « moi autobiographique »,qui intègre et développe le « moi social ». Or, objecte Searle, ces distinctions sont difficiles à comprendre si l'on n'admet pas que ces trois formes de « moi » sont « déjà conscientes ». Autrement dit, pour expli· quer la conscience, Damasio la fait discrè· te ment entrer dans sa description du moi, sans expliquer comment elle se retrouve là. Pour Searle,« notre sens du moi est le produit d'une certaine forme de conscien· ce, et non l'inverse. C'est la raison pour laquelle nous pouvons perdre ce sens, dans certaines pathologies». Seconde objection : dire que l'esprit est fondamentalement inconscient n'est guère satisfaisant. Pour Searle « la conscience est essentielle à la compréhension de l'es· prit». là encore, la démarche de Damasio lui paraît circulaire. Damasio « nous dit que l'existence d'états mentaux ne requiert pas la subjectivité. D'accord, mais que requiert-elle alors? Qu'est-ce qui fait que ce sont des états mentaux? )) . Ou encore : «Qu'est-ce qui fait que certains processus cérébraux sont des états mentaux », conscients ou inconscients? Bref, « le mys· tère de la conscience [titre d'un livre publié par Searle en 1997] reste entier )) . 0

Books

11 «The mystery of consciousness continues>>, The New York Review of Books, 9 juin 2011.

21 Christol Koch, A la recherche de la conscience, Odile Jacob, 2006 (Roberts and Company, 2004).

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Une femme vêtue de robes simples, coiffée d'un éternel feutre mou ... Vivian Maier ne cherchait pas à attirer l'attention sur elle.

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PORTFOLIO LE LIVRE> L'AUTEUR> Vivian Maier. Street Phatagrapher, PowerHouse Books (à paraître le 15 novembre 2011).

John Maloof, ancien agent immobilier, aujourd'hui âgé de 30 ans, a découvert par hasard plusieurs dizaines de milliers de clichés d'une parfaite inconnue, Vivian Maier. Il se consacre, depuis, à la mise en valeur de ce fonds exceptionnel.

, , LE TRESOR RETROUVE DE VIVIAN MAIER Pendant quarante ans, une gouvernante solitaire et secrète a parcouru les rues de New York et de Chicago, son appareil photo en bandoulière. Ses négatifs, découverts par hasard dans une vente aux enchères, révèlent l'incroyable talent de cette artiste inconnue.

ALEX KOTLOWITZ. Mother Jones.

1 est impossible de prendre la mesure des photographies de Vivian Maier sans considérer son histoire. Tout indique qu'elle était extrêmement secrète, en femme qui n'appréciait pas toujours la compagnie des autres. Ses photographies semblent pourtant une ode aux gens ordinaires, à ceux que Studs Terkel, le chantre de l'histoire orale, aimait appeler « les etceteras » du monde. (Un spécia­liste de la photographie confie que Terkel et Maier auraient formé un couple for­midable.) Ses sujets sont souvent pris sur le vif alors qu'ils regardent directement l'objectif, comme en contact visuel avec Maier, mais elle utilisait un Rolleiflex, appareil qui oblige le photographe à bais­ser les yeux pour regarder à travers le viseur. En d'autres termes, Maier n'avait pas besoin d'établir un rapport direct avec ceux qu'elle photographiait, et bon nombre d'entre eux ne se doutaient sans doute pas qu'elle les immortalisait. Mais commençons par le commencement.

À l'hiver 2007, John Maloof, 26 ans, un agent immobilier qui préparait un livre sur Portage Park, le quartier de Chicago où il vit, tomba sur une boîte de négatifs lors d'une vente aux enchères. Il la paya 400 dollars, dans l'espoir d'y trouver de vieux clichés des environs. Il rangea la boîte dans un placard, où les images restèrent plusieurs mois. Jusqu'à

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ce qu'il ait le temps d'en numériser quel­ques-unes. Il n'y avait rien sur Portage Park, mais les images étaient fascinan­tes, et il ne faisait aucun doute qu'elles étaient l'œuvre d'un même photographe. « J'ai peu à peu compris à quel point ces clichés étaient exceptionnels »,m'a-t-il confié. Il apprit que d'autres lots de négatifs avaient été également vendus à l'encan, et il contacta les autres acqué­reurs pour les leur racheter. Il finit par rassembler plus de 100 000 photos,

dont quelques milliers de pellicules. Dans l'une des boîtes, il finit par mettre la main sur une enveloppe où était grif­fonné le nom de Vivian Maier. Il fit une recherche sur Google et tomba sur un avis de décès, paru dans le Chicago Tri­bune. Elle était morte quelques jours plus tôt, à 83 ans.

Maloof publia 100 images sur un blog, sans éveiller beaucoup d'intérêt. Il posta alors l'ensemble sur le très populaire site de partage de photos

Flickr. Bientôt, il recevait des centaines de messages. Vivian Maier avait gagné sa vie comme nounou, d'abord à New York, puis dans des familles aisées de la région de Chicago, de la fin des années 1950 à la fin des années 1990. Un jour­naliste du magazine Chicago a contacté certains des enfants dont elle s'était occupée; aucun ne soupçonnait l'impor­tance de son travail photographique. Ses anciens protégés racontent avec beau­coup d'affection les promenades qu'elle

Des photos qui témoignent souvent d'une conscience aiguë des inégalités sociales, et d'un humanisme fondamental.

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Bon nombre des sujets photographiés par Maier ignoraient sans doute qu'elle les immortalisait.

PORTFOLIO

les emmenait faire dans la ville, toujours munie de son Rolleiflex. Elle montrait peu d'intérêt pour les gens qui prenaient de grands airs - et ne cherchait pas à attirer l'attention sur elle, portant des robes simples et des chapeaux à bords étroits. Sur un autoportrait, elle détourne les yeux de l'objectif, gênée, mal à l'aise. Sur un autre, la plus grande partie de son visage disparaît dans l'ombre. C'était une solitaire. Elle ne s'est jamais mariée. Les familles chez lesquelles elle vécut

n'ont pas souvenir qu'elle ait jamais reçu un coup de téléphone personnel. Tout cela est stupéfiant, quand on voit l'éton­nante atmosphère d' intimité de ses photographies.

« Elle n'avait pas le choix >> Contrairement à Walker Evans, par

exemple, qui dissimulait sa focale der­rière une boutonnière de son manteau pour prendre des photos dans le métro de New York, Maier portait son appa-

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reil suspendu à son cou. Mais beau­coup de ses sujets ne semblent pas l'avoir remarquée. Les regards ne se tournent pas vers elle (ni vers nous). Ils ont simplement les yeux ouverts, comme surpris en pleine réflexion. D'autres, les enfants surtout, semblent répondre à sa présence, comme si elle avait quelque chose de rassurant. Elle emportait apparemment son appareil partout où elle allait, et photographiait. Un adolescent noir américain montant

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à cheval sans selle sous un métro aérien. Deux hommes, l'un maigre, l'autre gros, perchés sur une palissade. frais enfants, deux noirs, un blanc, assis sur l'extrémité d'une balançoire à bascule. Un homme en costume rayé, ~ndormi sur la banquette avant de sa miture. À chaque fois, cela ressemble m début d'une nouvelle, un peu mystérieuse.

Les œuvres de Maier ne furent iamais exposées de son vivant. D'après

les renseignements glanés par Maloof, elle ne montrait ses photos à personne, sauf à certains des enfants qu'elle gar­dait. Mon ami Tony Fitzpatrick, artiste dont les collages, comme les images de Maier, reflètent les contradictions de Chicago, se réjouit qu'elle n'ait pas jugé nécessaire de faire admirer son travail. « Cela nous apprend quelque chose d'essentiel sur elle. Elle prenait ses photos pour d'excellentes raisons : pour s'accrocher à sa place dans le

monde; parce qu'il lui était tout sim­plement impossible de ne pas les pren­dre. Elle n'avait pas le choix. »

L'œuvre de Maier s'inscrit dans un genre vieux de plusieurs décennies, la photographie de rue, domaine qui compte des géants comme Henri Car­tier-Bresson, Garry Winogrand et Diane Arbus. Des artistes qui font écho à l'élan profondément démocratique de recon­naître que nous avons tous notre place, que notre histoire compte. Elle photo-

Vancouver, Canada. Les enfants, que l'artiste avait le don de rassurer par sa présence, occupent une place importante dans son œuvre.

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Esther Street, New York, septembre 1959. Maier fait souvent l'éloge des gens ordinaires.

11 Bulfinch, 1994. Non traduit. -

PORTFOLIO

graphiait les miséreux et les fortunés. Elle photographiait les noceurs et les désespérés. Elle photographiait les enfants et les personnes âgées. Elle pho­tographiait les Blancs et les Noirs (ce qui n'allait pas de soi, à l'époque). Son tra­vail est marqué par les heureux hasards ; elle partait semble-t-il à l'aventure et sai­sissait ce qu'elle rencontrait. Joel Meye­rowitz, coauteur de Bystander. A His tory of Street Photography1 et lui-même pho­tographe de renom, dit de ces images :

« Elles sont ludiques, pleines d'esprit, d'émerveillement [ ... ] son humanisme fondamental est omniprésent. »

De son propre aveu, Maloof est dépassé par l'ampleur de sa découverte. La semaine où je l'ai rencontré, il prépa­rait une conférence pour un congrès international de photographie à Derby, en Angleterre; un galeriste de New York devait lui rendre visite; une fondation allait lui proposer de l'aider à organiser sa collection ; et il devait voir un cinéaste

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avec qui il travaille à un documentaire sur Maier. Il a laissé tomber l'immobilier pour devenir une sorte de spécialiste de Maier. Il a rassemblé non seulement ses négatifs, mais aussi ses effets person­nels, des malles pleines de vêtements et de coupures de journaux, de vieilles fac­tures et des chèques de la Sécurité sociale non encaissés. Dans un coin de son bureau, sous les combles, trônent une paire de chaussures de Maier, rouge pompier, et l'un de ses sempiternels

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feutres mous. Il a aussi recueilli quel­ques potins : Maier pensait apparem­ment que les Américains souriaient trop (sa mère était française) et elle n'aimait pas aller chez le médecin parce que trop de gens ne pouvaient s'offrir ce luxe. Elle aimait parler cinéma et théâtre, mais seulement avec ceux qu'elle jugeait connaisseurs. « Elle vivait selon ses pro­pres règles, explique Maloof. Elle n'avait pas besoin de respecter les limites impo­sées par la société. »

La vie du collectionneur consiste désormais à administrer cette œuvre. Il a prêté 80 photos pour une exposition au Centre culturel de Chicago. Le travail de Maier a été exposé en Norvège et au Danemark en 2010, et une exposition lui a été consacrée à Londres l'été dernier. Enfin, un livre est en préparation.

Les photographies de Vivian Maier sont tendres, exaltantes et parfois déran­geantes. Elles sont l'œuvre d'une femme qui, malgré les apparences, entretenait

un lien profond avec le monde qui l'en­tourait. Par le seul moyen qu'elle connaissait : baisser les yeux sur le viseur de son Rolleiflex. Le résultat est d'une sincérité aiguë, profondément révélateur. Maier décelait dans le vécu des gens ordinaires une beauté et une dignité qu'elle nous communique à tra­vers ses photos. 0

Cet article est paru dans Mother Jones, en mai-juin 2011. Il a été traduit par laurent Bury.

Scènes inattendues et heureux hasards abondent dans l'œuvre de la photographe, qui partait à l'aventure et saisissait ce qu'elle rencontrait.

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POLITIQUE

LE LIVRE> L'AUTEUR> This Child Will Be Great(« Cet enfant sera exceptionnel))), Harper, 2009. Mémoires d'Ellen Johnson Sirleaf.

Ellen Johnson Sirleaf est présidente du Liberia.

<<

ites-leur de ne pas s'appuyer contre la barrière », ordonne Ellen Johnson Sirleaf, la présidente du Liberia, au res­ponsable de sa sécurité. Nous roulons sur l'une des rares avenues goudronnées de Monrovia, la capitale. Le convoi est escorté par les Casques bleus de la force de maintien de la paix de 10 000 hom­mes, chargée de prévenir un nouveau conflit après quatorze ans d'une guerre civile atroce. Les combats ont cessé en 2003 mais, derrière les vitres du 4x4 de la présidente, les squelettes d'immeubles à l'abandon et les cris des badauds sur son passage, à la fois excités et désespé­rés, révèlent l'ampleur du désastre.

L'attention de « Marna Ellen », pre­mière femme du continent africain à être élue chef d'État, s'est portée sur un pan de grillage auquel s'adosse un groupe d'adolescents. La clôture sim­ple et délabrée est sur le point de s'écrouler. La présidente de 71 ans se fait virulente. « Mais dites-leur d'arrê­ter », répète-t-elle de sa voix rauque. Elle veut que l'homme chargé de sa sécurité contacte par radio un autre membre du convoi pour réprimander et disperser les garçons. Tout indique qu'elle préférerait leur tirer elle-même les oreilles, tant elle a l'air d'une grand­mère mécontente sous son turban vio­let aux motifs géométriques. « Ils vont finir par casser cette barrière ! »

MAMAELLEN Elle a quatre fils et s'est séparée de son mari, qui a failli la tuer. Elle a mené une carrière internationale . Elle a été témoin et acteur d'une des guerres civiles les plus sauvages des années 1990. L'étonnante présidente du Liberia raconte sa bataille pour gouverner un pays en ruine. DANIEL BERGNER. The New York Times.

Ellen Sirleaf a remporté l'élection de · 2005 contre le célèbre footballeur libé­

rien George Weah. Et elle a annoncé qu'elle briguera un nouveau mandat en ce mois d'octobre. Certains Libériens voient en elle la figure salvatrice du pays, parce qu'elle est stricte, détermi­née, exigeante ; et parce que c'est une femme.

Ellen Sirleaf est convaincue d'avoir pour mission de continuer à diriger le Liberia. Elle est très fière de travailler

vait faire des réformes radicales sans mettre à malles équilibres politiques, elle nommerait des femmes à la tête de chaque administration.

« Elles sont plus déterminées, me dit-elle alors que nous traversons l'un des rares quartiers de Monrovia où l'électricité a été rétablie. Les femmes travaillent plus dur et sont plus hon­nêtes. » Et de préciser en riant : « Elles ont moins de raisons de se laisser cor­rompre, car elles n'ont pas tant de dis-

Au Liberia, les femmes sont à la tête d'un quart des ministères. La présidente est convaincue qu'elles font de meilleurs dirigeants, plus déterminés, plus honnêtes.

tard le soir et d'être au-dessus de la cor­ruption légendaire qui paralyse le pays - tout en s'efforçant, autant que possi­ble, de la combattre. La présidente attri­bue en partie sa force au fait d'avoir survécu à un mari violent et n'hésite pas à déclarer que les femmes - qui pilotent plus d'un quart des ministè­res - font de meilleurs dirigeants. Si elles étaient suffisamment nombreuses à posséder les qualifications nécessai­res, confie Ellen Sirleaf, et si elle pou-

tractions. Les hommes, eux, doivent entretenir leurs concubines en plus de leur épouse. C'est la polygamie qui règne ici, pas la polyandrie. »

Son goût de la précision et sa fran­chise ont contribué à faire d'elle la coqueluche des acteurs de l'aide inter­nationale ; elle incarne l'espoir qu'il est possible de sauver l'Afrique, malgré l'ampleur de la mauvaise gestion. Juste avant de tenter d'épargner la clôture branlante, la présidente s'exprimait au

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micro d'une station de radio pour informer les auditeurs de la remise de dette de plus de 4 milliards de dollars que son gouvernement venait d'obtenir grâce au Fonds monétaire internatio­nal et à la Banque mondiale. En échange d'un ensemble de réformes fiscales qu'elle a commencé de mettre en œuvre. C'est peut-être le succès le plus important de sa présidence, m'ex­plique-t-elle. Ellen Sirleaf a également décroché un prêt de plus de 20 mil­lions de dollars pour les entreprises libériennes, un plan mis en œuvre par Robert Johnson, l'entrepreneur afro­américain qui a fondé Black Entertain­ment Television 1• Et 500 000 dollars ont été accordés par une organisation de femmes américaine pour aider les commerçantes du pays.

Un ton catégorique L'émission est diffusée auprès d'une

grande partie des trois millions et demi d'habitants du pays, et la prési­dente s'exprime en patois pour mieux faire comprendre les conséquences de la dette qui s'est accumulée pendant des dizaines d'années, grevant le bud­get du pays : « Ils font d'abord payer

les pénalités de retard. On ne pouvait plus emprunter un centime! » Puis elle évoque les emprunts plus modes­tes - aux conditions plus avantageu­ses - qu'elle essaiera et peut espérer obtenir, maintenant que le Liberia a obtenu ce vote de confiance de la com­munauté internationale.

Un chef d'État disant à son peuple à quel point il sert judicieusement ses intérêts : c'est, dans une certaine mesure, un discours politique classi­que. Et je ne peux m'empêcher de me demander si les nouveaux emprunts qu'Ellen Sirleaf envisage, avec leurs généreux reports de paiement, ne déboucheront pas sur une nouvelle série de remboursements impossibles à honorer, une nouvelle série d'efface­ments de créances à rechercher auprès des grandes puissances, une nouvelle confirmation de la mauvaise gestion du Liberia - et de l'Afrique - et de sa déprimante dépendance envers la cha­rité internationale.

Mais le ton catégorique de la prési­dente fait taire les doutes. Elle possède un master en administration publique de Harvard et une réputation de pru­dence en matière fiscale qui remonte à

l'époque de son ascension au sein du ministère des Finances libérien, à la fin des années 1960 et dans les années 1970. Après quoi son opposition au régime dictatorial de Samuel Doe, à la manière dont il réprimait la population et pillait l'État, lui a valu dans les années 1980 une condamnation à la prison et des années d'exil.

« Nous la considérons comme l'une des nôtres »,confie Linda Thomas­Greenfield, l'ambassadrice des États­Unis au Liberia. Cette Afro-Américaine rappelle qu'Ellen Sirleaf a, pendant son expatriation, exercé des responsabilités au sein des Nations unies et été vice­présidente de la Citicorp, à Nairobi, responsable des activités de la banque en Afrique. La présidente passe d'un univers à l'autre avec souplesse, assure­t-elle. Elle sait désamorcer la méfiance des électeurs libériens à l'égard de son éducation élitiste. Et elle est capable de travailler avec d'anciens ennemis poli­tiques, aujourd'hui députés.

« Je ne dirais pas qu'elle est charis­matique, m'explique l'ambassadrice. Plutôt qu'elle est très sérieuse, très attentive. Jusque dans le moindre détail. » Voilà qui est facile à imaginer,

Diplômée de Harvard, ancienne responsable de l'ONU, Ellen Sirleaf est la coqueluche des institutions internationales : « Nous la considérons comme l'une des nôtres », confie l'ambassadrice des États·Unis au Liberia. Cl RAMIN TALAIE/ CORBIS

11 11 s'agit d'une chaîne de divertissement deftinée à la communauté noire américaine. -

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POLITIQUE

au regard de l'attention portée par la présidente à une simple barrière, au milieu du délabrement général engen­dré par une guerre qui s'est caractéri­sée par la banalisation du viol et l'enrôlement d'enfants soldats, par­fois dès l'âge de 7 ans, dont certains ont été contraints de tuer leurs propres parents.

Tous les Libériens ne sont pas aussi enthousiastes. Alors qu'Ellen Sirleaf est en fonction depuis quatre ans, on constate à son égard un agacement que je n'avais pas perçu en 2009, lors de mon précédent séjour au Liberia. Même si certains l'appellent encore affectueusement « Marna Ellen », nombre de Libériens s'irritent de devoir continuer de compter sur les groupes d'autodéfense pour leur sécu­rité; parce que la police, mal payée, est inefficace et corrompue, et la justice trop lente pour être dissuasive. Tous les fonctionnaires continuent d'exiger des pots-de-vin et de détourner les fonds publics, pratique qui a depuis long­temps privé le pays d'infrastructures et affaibli son économie. « On ne peut pas éradiquer la corruption, pas encore »,me confie la présidente, qui s'avoue partagée entre l'envie de ren­voyer chaque fonctionnaire dévoyé et celle de conserver suffisamment de ministres et de personnel pour que le gouvernement puisse agir, tout compromis qu'il soit. En attendant, le chômage touche selon certaines esti­mations 85 % de la population. Parve­nir à faire croire que le Liberia peut sortir, même très progressivement, de son marasme est peut-être le seul moyen d'assurer une paix durable alors que les troupes des Nations unies devraient commencer à se retirer après les élections. À la radio, Ellen Sirleaf insistait d'ailleurs sur le mot « progres­sivement ». « Je ne suis pas magi­cienne »,plaidait-elle.

<< Autochtones >> et « Américano-Libériens » La présidente a le teint clair, légère­

ment cuivré, qui rappelle l'une des rai­sons de l'implosion du pays. Le Liberia a été fondé - en tant que colonie côtière, en 1822, puis comme la pre­mière république d'Afrique en 1847 -par des Noirs américains libres, et la classe de colons qui s'est formée a tout fait pour reproduire la société améri­caine qu'elle avait fuie. Les hommes portaient des hauts-de-forme et des habits; les femmes, des chapeaux à

brides et des tournures. La république s'est inspirée de la bannière étoilée pour dessiner son drapeau, du prési­dent américain James Monroe pour nommer sa capitale, et elle a employé pour soumettre les tribus présentes sur son territoire des méthodes qui s'appa­rentaient parfois à l'esclavage.

les « Américano-Libériens » déchire encore le pays. Ellen Sirleaf, dont le teint est plus clair que celui d'à peu près tous ses concitoyens, a souvent souligné qu'elle n'a en réalité pas une goutte de sang américano-libérien, qu'elle n'appartient pas à l'élite raciale dont la cupidité et l'oppression histo­rique ont, aux yeux de certains, provo­qué l'effondrement du pays.

Le Liberia n'a pas eu de dirigeant autochtone avant 1980 : le premier fut Samuel Doe, un sergent-chef dont le coup d'État peut être interprété comme l'expression d'une rage longtemps

Côté paternel, elle est la petite-fille d'un important chef rural et de l'une de ses huit épouses; côté maternel, elle des-

Avril1980 : le sergent-chef Samuel Doe éventre le président et exécute treize ministres sur la plage de Monrovia.

contenue. Il a éventré le président, puis exécuté treize ministres sur la plage de Monrovia, devant une foule de plu­sieurs centaines de personnes. Aujour­d'hui, l'opposition entre ceux que les Libériens appellent « autochtones » et

cend d'une vendeuse sur les marchés et d'un commerçant allemand qui fut vite chassé du pays, avec tous ses compatrio­tes, quand le Liberia proclama sa loyauté envers les États-Unis au début de la Pre­mière Guerre mondiale. C'est son ascen-

UN BRIN DE POLÉMIQUE

UN OPTIMISME DÉMORALISANT L'article de Daniel Bergner a suscité ce courrier désabusé d'un universitaire américain, bon connaisseur du Liberia .

Quiconque connaît le Liberia ne peut qu'exprimer son désaccord avec la manière dont Daniel Bergner présente Ellen Johnson Sirleaf comme une« femme sans compromis » [(( Uncompromising woman )) était le titre de l'article lors de sa parution dans le New York Times]. Tout dirigeant d'un pays dans la situation du Liberia doit faire chaque jour des com­promis de toutes sortes avec les principaux bailleurs de fonds que sont la Banque mondiale, l'Union européenne et le département d'État américain. Sans parler de la nécessité de concilier les intérêts contradictoires et les exigences d'une population ravagée par la guerre et d'une classe politique qui se dispute en permanence les parts d'un gâteau bien petit. La présidente a brillamment réussi à présenter le Liberia comme un pays en mutation, en dépit du maintien de la présence de 10000 soldats de l'ONU, d'un taux de chômage de plus de 80%, du contrôle du secteur privé par les firmes étrangères et d'une palette ahurissante de dysfonctionnements sociaux : corruption rampante, système de santé totalement détruit, éducation et protection sociale en ruine. Il est démoralisant d'entendre l'optimisme de Sirleaf

sur les effets positifs de la découverte potentielle de pétrole, étant donné la « malédiction pétrolière » qui sévit dans d'autres pays africains. Le Liberia n'a pas besoin de pétrole; il a besoin d'idées nouvelles que Sirleaf et sa coterie sont incapables d'apporter. Le véritable espoir pour le Liberia repose sur les jeunes qui étudient aujourd'hui aux États-Unis et ailleurs, et pourraient être incités à rentrer au pays pour s'efforcer de reconstruire la nation. La présidente Sirleaf remportera très probablement un second mandat bien mérité, mais elle n'est enco­re qu'une sorte de vacataire, qui occupe la place en attendant qu'entre en scène la génération de Libé· riens vraiment susceptible de créer un espace poli­tique « sans compromis » pour les citoyens de ce pays fascinant mais terriblement ravagé. 0

Michael Keating est directeur adjoint du Centre pour la démo· cratie et le développement de l'université du Massachusetts à Boston, spécialiste de l'aide aux médias dans les situations d'après-guerre. Consultant auprès de la Banque mondiale et du département d'État américain, il conseille également le syndicat de la presse du liberia.

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dance allemande qui lui éclaircit la peau, mais l'accès à l'instruction dont elle a bénéficié vient d'un système de tutelle traditionnel au Liberia.

Dès l'aube de la république, les pau­vres ont pris l'habitude d'envoyer leurs fils et leurs filles comme serviteurs dans des familles plus aisées, contre la promesse d'une instruction et l'espoir d'un avenir meilleur. Les enfants indi­gènes faisaient le ménage et prépa­raient les repas. Ils appartenaient, plus ou moins, à la famille de leur tuteur, avec un statut qui oscillait entre celui d'esclave et celui d'enfant adoptif; ils recevaient généralement le patronyme de leur tuteur. Au fil des générations, cette tradition n'a pas supprimé les dif­férences de sang et de position sociale - l'instruction fournie était souvent insuffisante et les possibilités d'ascen­sion sociale infimes - , mais elle a brouillé les frontières. Dans le cas d'El­len Sirleaf, elle les a effacées. Son père, envoyé de son village reculé à Monro­via comme pupille, fut traité relative­ment bien car son propre père, en tant que chef, connaissait le président du pays. Le garçon fit son apprentissage auprès d'un avocat, puis exerça lui­même cette profession, et devint le pre­mier autochtone élu député. La mère d'Ellen, après une période difficile avec sa première famille de colons, fut prise en charge par un autre tuteur et élevée avec générosité - en partie grâce à sa peau presque blanche.

L'ascension de la future présidente a commencé par sa détermination de petite fille. Elle se remémore ainsi ses préparatifs pour une bagarre avec une petite voisine à propos d'une prune volée. Elle avait environ 9 ans, et demanda à sa grand-mère de lui pré­parer « une potion, un traitement pour se battre ».Le dessous de son poignet gauche fut entaillé en plusieurs endroits avec une lame de rasoir, la potion s'infiltra dans les plaies. Elle me montre les cicatrices sombres, encore visibles, qui prouvent à quel point elle voulait la remporter, cette bagarre.

Sa sœur aînée, Jennie Bernard, se rappelle la motivation et la réussite d'Ellen à l'école. Pourtant, à 17 ans, elle abandonna brusquement toute ambi­tion pour l'amour d'un homme de sept ans son aîné, récemment rentré au pays après des études aux États-Unis. Il l'épousa et l'emmena avec lui à Madison quand il alla passer un mas­ter en agriculture à l'université du Wis­consin. Elle s'inscrivit dans une école

de commerce locale et travailla dans un drugstore quand ils furent à court d'argent. Jaloux de l'activité qu'elle exerçait et jugeant humiliant ce travail subalterne, son mari - décédé depuis -fit un soir irruption dans le magasin, la poursuivit (raconte sa sœur), arracha un balai de ses mains et lui cria qu'elle devrait être à la maison. Il buvait et devint de plus en plus agressif, à Madi­son et après leur retour à Monrovia. À un moment, ilia frappa à la tête avec une crosse de fusil. Et un jour, alors qu'Ellen commençait sa carrière au ministère des Finances, il est entré dans son bureau et l'a giflée parce qu'elle travaillait tard.

Épargnée grâce à son sang-froid et sa compétence financière D'un ton pensif, la présidente me

parle de l'amour que cet homme lui portait et de son tempérament posses­sif. Elle a fini par s'arracher à cette union après qu'il eut braqué une arme à feu sur elle en présence d'un de leurs quatre fils. Le garçon attrapa une bombe an ti-moustiques, dont il essaya d'asperger les yeux de son père.

Le mariage d'Ellen semble avoir ren­forcé une capacité de résilience qu'elle a toujours eue, et l'avoir endurcie face à la violence qu'allait connaître son pays. Elle avait obtenu son master de Harvard et était devenue ministre des Finances quand Samuel Doe perpétra son coup d'État meurtrier en 1980. Le gouvernement renversé, elle pouvait

MAMA ELLEN

Écrouée et condamnée à dix ans de pri­son, elle fut presque immédiatement libérée, notamment grâce aux pressions de l'administration Reagan, qui soute­nait Doe, son allié dans la guerre froide. L'expérience n'empêcha pas la future présidente de défier le dictateur ; elle ne tarda pas à être faite prisonnière par ses hommes, menacée de viol et d'être enterrée vive. Relâchée, elle reprit le chemin de l'exil.

En 1989, alors qu'elle vivait aux États-Unis, Ellen Sirleaf collecta des fonds pour la rébellion menée par Charles Taylor, un homme qui ne fit qu'exacerber le conflit dévorant le pays, se proclama président à l'issue d'une élection douteuse en 1997, s'enrichit considérablement pendant son man­dat, et est aujourd'hui jugé par un tri­bunal spécial à La Haye, accusé de crimes contre l'humanité commis alors qu'il alimentait la guerre civile au Sierra Leone voisin 2• Ellen Sirleaf ayant soutenu Taylor avec ferveur à ses débuts, la commission Vérité et Récon­ciliation du Liberia a préconisé en 2009 de lui interdire d'exercer toute fonction publique pendant trente ans3. La proposition, qui n'a aucune force de loi, ne semble pas être prise au sérieux. « Nous essayions d'abattre un dicta­teur », me confie Ellen Sirleaf, d'un ton plus agacé que contrit, alors que nous progressons lentement sur une piste à l'extérieur de Monrovia, là où la ville cède vite la place aux villages et à la brousse. Elle va inaugurer un centre de

Elle quitte son mari après qu'il a braqué une arme à feu sur elle en présence d'un de leurs quatre fils.

s'attendre à être tuée, par Doe lui-même ou par les foules qui arpentaient Mon­rovia en quête de vengeance contre les nantis. Elle en a pourtant réchappé, grâce à son sang-froid et à sa compé­tence financière, dont Doe avait terri­blement besoin. À la demande du dictateur, Ellen Sirleaf dirigea l'une des plus grandes banques du pays; puis, après avoir critiqué le régime pour sa cupidité et sa corruption, elle s'exila. Quand Doe voulut se faire élire pour se doter d'une légitimité, elle prit le risque de rentrer au Liberia et de participer activement à la campagne contre lui.

formation aux métiers de la mer qui, espère-t-elle, aidera les Libériens à se faire embaucher comme matelots à bord de navires étrangers. Alors que le convoi approche d'un village, un vieil homme tape sur un tambour à la peau déchirée, tandis qu'un chœur dépe­naillé improvise un hommage. Ordon­nant au cortège de s'arrêter, Ellen demande à l'un des membres de son personnel de donner au chef une ving­taine de dollars. Cet argent est le sien, et elle fait ce genre de geste régulière­ment. Embarrassée par l'inconvenance apparente de la démarche, mais encore

21 Le procès s'est achevé en mars dernier et le jugement est attendu à l'automne. -31 Dans une lettre datant de la fin des années 1980, Ellen Johnson Sirleaf recommandait au chef de guerre de« brûler Monrovia ». Elle a depuis présenté offi cie llement ses excuses. -

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POLITIQUE

une fois sans vraiment s'excuser, elle m'explique qu'il n'existe aucun système d'aide aux plus pauvres; pour l'instant, c'est le mieux qu'elle puisse faire.

Une candidature à l'élection prési­dentielle symbolise mieux que tout autre l'une des réalités avec lesquelles Ellen Sirleaf est aux prises : la proxi­mité d'un passé explosif. C'est celle de Prince Johnson. En 1990, ce chef rebelle, qui avait rompu avec Taylor, captura Doe. Une caméra qui filmait la scène le montra en train de boire de la bière en regardant ses hommes couper les oreilles du président. L'assassinat a eu lieu plus tard. La vidéo est actuel­lement vendue à la sauvette dans le centre-ville de Monrovia. On pourrait considérer la candidature de Johnson comme une simple plaisanterie maca­bre si, en 2005, la population de sa région natale ne l'avait élu au Sénat. « C'est la méthode Obama »,me décla­rait-il à l'été 2010 en parlant des peti­tes contributions qui s'accumulaient déjà dans les caisses de sa campagne présidentielle. Il m'assura que son manque d'instruction serait un avan­tage pour gouverner le pays : « Est-ce qu'Abraham Lincoln avait un docto­rat? Le nombre de mes partisans aug­mente de jour en jour! »

En regardant Ellen Sirleaf travailler dans son bureau spartiate et silencieux, je suis frappé par la distance qu'elle a su mettre entre elle-même et la violence de son propre passé : celle qu'elle a subie dans sa vie privée, et celle dont on l'a menacée en tant que personnalité publique. La pièce est située au dernier étage d'un bâtiment officiel; l'électricité est vacillante et les boutons de l'ascen­seur sont cassés depuis longtemps. Ellen Sirleaf travaille et vit dans la fru­galité : le brunch que je prends chez elle un dimanche consiste en partie de res­tes posés sur la table dans des boîtes en plastique. Elle préfère le calme au luxe. Dans les salles de conférence attenantes à son bureau, les réunions que je la vois mener se déroulent dans une atmos­phère feutrée, quels qu'en soient les par­ticipants : veuves de soldats de l'époque Taylor, qui réclament des allocations, ou un commissaire aux comptes et un ministre en bisbille. Elle écoute tout le monde avec une patience stoïque.

La première mission d'Ellen Sirleaf est de délivrer son pays de la violence aussi sûrement qu'elle s'en est délivrée elle-même. Son succès dépend sans doute principalement de l'économie. Outre l'allégement de la dette, la pré-

sidente a obtenu des résultats décisifs en renégociant certains contrats désa­vantageux avec des entreprises étran­gères comme Arcelor Mittal, premier groupe sidérurgique mondial qui pré­voit d'exploiter le fer libérien, ou Fires­tone, qui exploite les hévéas du pays depuis près d'un siècle. Pourtant, lorsqu'on passe quelque temps avec les milliers de saigneurs de la plantation, qui tailladent les troncs avec un cou­teau cranté et se démènent pour recueillir dans un seau en zinc leur quota quotidien de latex, on prend conscience du chemin qui reste à par­courir. Un saigneur qui apporte suffi­samment de latex au point de pesage peut gagner 4,41 dollars par jour. C'est un travail très enviable au Liberia.

Mais les ressources naturelles du pays ne sont pas suffisamment deman­dées à travers le monde pour stimuler l'économie et alimenter le budget de l'État. Pour pouvoir vraiment tirer parti de son fer, de son caoutchouc et de son bois, il faudrait pouvoir les transformer

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Dans les plantations d'hévéa, un ouvrier qui apporte suffisamment de latex au point de pesage peut gagner 4,41 dollars par jour.

sur place ; exporter des produits finis plutôt que des matières premières. Le Liberia en est incapable; le pays est pratiquement préindustriel.

Le seul espoir d'un changement rapide serait peut-être l'exploitation pétrolière en mer. Ellen Sirleaf voit dans les récentes découvertes faites au large des côtes ghanéennes, mais aussi du Sierra Leone et, de façon embryonnaire, au large des plages libériennes, les signes d'une métamorphose annoncée.

Quand elle imagine l'aubaine pour son pays si ces indices se muaient en de prodigues puits de pétrole, Ellen Sirleaf perd le dur réalisme qui donne d'ordinaire à ses pensées et à ses paro­les le tranchant d'une lame de rasoir. Ne craint-elle pas que la corruption engloutisse les bénéfices du pétrole, comme cela s'est produit au Nigeria et en Guinée équatoriale? Ce ne sera pas le cas, me répond-elle, si une grande multinationale comme Chevron acquiert les droits de forage (ce qui se

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produisit peu après ma visite). Ellen Sirleaf ne peut ignorer la sombre his­toire de l'entreprise sur la côte sud du Nigeria mais, à ce moment précis, elle paraissait bien loin de son esprit4•

En compensation d'un viol, 2 dollars L'une des grandes ambitions de la

présidente est d'améliorer la condition des femmes, qui ont particulièrement souffert de la guerre. Le viol a été endé­mique pendant le conflit et reste un fléau. Un nouveau tribunal est désor­mais réservé au jugement des agressions sexuelles, pour tenter d'assurer aux fem­mes que ces crimes sont pris au sérieux, et les dissuader d'accepter une simple transaction avec les violeurs - parfois pour une somme aussi modique que 2 dollars, comme dans une affaire que j'avais suivie il y a plusieurs années.

Mais, quand on se rend au Service de protection des femmes et des enfants, au siège de la police nationale, on com­prend qu'une présidente, même déter­minée, aura sans doute du mal à améliorer la sécurité des Libériennes. Le QG délabré est une sorte de grotte mal éclairée - quand elle l'est. Le lieu révèle l'indigence des moyens dont dispose le pays pour faire respecter ses lois.

Le Service de protection des femmes et des enfants, où les victimes de viol sont censées signaler leurs agressions, est installé au bout d'un corridor de bureaux aux allures de caveaux, unique-

ment peuplés d'hommes. Certains sont en uniforme, d'autres sont sans doute des inspecteurs en civil; et puis il y a des criminels et des individus qui semblent simplement traîner là, envahissant le couloir. Au bout, au Service de protec­tion, deux femmes - une réceptionniste et un sergent - attendent derrière des bureaux en bois éraflé. Mais, même là, les hommes s'infiltrent; le quartier géné­ral de la police est leur domaine, et on comprend sans peine que des femmes préfèrent toucher une somme dérisoire pour leur souffrance plutôt que de cher­cher à obtenir réparation en ces lieux.

On peut observer une expression plus aboutie de la politique d'Ellen Sirleaf le long d'une des pistes défoncées de la capitale. Un programme de la fondation Nike forme des Libériennes d'une ving­taine d'années à travailler dans des bureaux ou des hôtels. À force de pres­sions, Sirleaf a réussi à convaincre le géant des articles de sport de choisir le Liberia comme pays pilote pour ce pro­jet, qui tentera d'apporter des compé­tences professionnelles à 2 500 femmes du pays. L'une d'elles m'emmène fière­ment faire le tour des travaux pratiques du cours d'hôtellerie. Vêtue d'un tissu africain éclatant, elle me conduit dans une chambre type où les élèves s'entraî­nent à faire des lits; dans la salle de bains où deux filles portant des mas­ques apprennent à nettoyer les toilettes; puis dehors, où un kiosque fait office de

restaurant avec, sur une table, le couvert dressé et une ardoise annonçant le plat du jour:« Poulet à la libérienne ».

« Si je gagne ma vie, les hommes ne pourront plus continuer d'exercer leur violence »,espère une élève. Elle n'évo­que pas ici le viol, mais la multitude d'agressions courantes qu'elle et les autres stagiaires sont susceptibles de subir au quotidien. Mais où sont les hôtels qui embaucheront ces jeunes femmes ? Le pays ne compte qu'une poignée d'établissements pour accueillir les employés des Nations unies de pas­sage et les rares investisseurs étrangers en quête de ressources à exploiter.

« Je vais vous montrer un bel endroit», m'annonce Ellen Sirleaf un après-midi, comme pour faire taire mes doutes sur les perspectives d'ave­nir de ces jeunes femmes. Non loin du village où le percussionniste frappait sur son tambour troué, le convoi pré­sidentiel s'arrête près d'un élégant J?etit pont enjambant un cours d'eau. A l'horizon, une île verdoyante, que deux vastes et belles demeures domi­nent, chacune sur une rive. La pro­priété appartient à un homme de sa connaissance, me dit-elle et elle y voit l'esquisse d'un futur complexe touris­tique. Et la présidente du Liberia s'abandonne à son rêve. D

Cet article est paru dans le New York Times le 22 octobre 2010. Il a été traduit par Béatrice Bocard.

lors de la campagne de 2005. Ellen Sirleaf veut délivrer son pays de la violence aussi sûrement qu'elle s'en est délivrée elle-même. ~ANDREAS HERZAU/ lAIF/REA

41 À partir de 2006, les oléoducs de Chevron ont été régulièrement attaqués par les rebelles du Mouvement pour l'émancipation du delta du Niger, qui réclament une meilleure répartition des revenus du pétrole au profit des populations locales. Une paix fragile règne depuis juin 2009 dans la région, à la suite d'une amniftie. -

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ENTRETIEN

LE LIVRE> LES AUTEURS > Le Regard d'Orphée, Fayard, 2009. Entretiens. Adonis est considéré comme le plus grand poète arabe vivant.

Houria Abdelouahed, sa traductrice, est maître de conférences à l'université Paris-Diderot.

' origine syrienne et de nationalité liba­naise, Adonis est considéré comme l'un des plus grands auteurs arabes vivants. Théoricien du poème en prose, il a pro­fondément renouvelé la littérature arabe contemporaine et vient de se voir décer­ner le prestigieux prix Goethe pour l'en­semble de son œuvre. À 81 ans, cet intellectuel de gauche, laïc radical, est connu pour la franchise de ses propos sur l'« arriération » arabe, qui lui valent d'être fréquemment au centre de vives polémiques. En juin dernier, il publiait ainsi une lettre ouverte au président Bachar el-Assad, provoquant une ava­lanche de critiques [lire ci-contre]. Il revient ici sur le sens de sa démarche.

N'est-il pas étonnant qu'après avoir sou­tenu inconditionnellement les révolutions tunisienne et égyptienne, vous fassiez mar­che arrière quand il s'agit de la Syrie? Ce qui s'est produit en Thnisie et en Égypte, et la façon dont cela s'est pro­duit, a porté un coup décisif à l'idée du président à vie imposé par l'armée ou par le parti unique. Mais je ne considère pas pour autant qu'il s'agisse d'une révolution. Il en va de même des événe­ments en Syrie. La révolution, telle que je l'entends et dans son sens historique, est un projet global et complet. Jusque­là, nous avons assisté à un simple ren­versement de dirigeants, sans que soient bouleversées les structures du pouvoir. Les noms des gouvernants ont changé,

ADONIS : << IL N'Y A PAS EU , DE REVOLUTION ARABE >> ' A mille lieues de l'optimisme ambiant sur l'effervescence politique du monde arabe, le poète appelle à raison garder: nous n'avons assisté qu'à des changements de façade, dit-il. Si des têtes sont tombées, les structures du pouvoir restent intactes. MOHAMMAD CHOUEIB. Akhbar Al-yom.

voilà tout. Pour considérer les événe­ments qui se sont produits dans certains pays arabes comme une révo­lution, il aurait fallu assister à un bouleversement du système socioéco­nomique. Comment peut-on parler de révolution en Égypte quand la situation des coptes reste inchangée et les inéga­lités toujours aussi considérables? Com­ment parler de révolution en Syrie si le statut des chrétiens, au plan civil, ne change pas, et si les disparités écono­miques persistent? Il faut cesser d'uti­liser le mot révolution au mépris de son

UNE LETTRE CONTROVERSÉE

Première réaction d'Adonis sur la révolte syrienne, la lettre ouverte au président Bachar el-Assad, publiée dans le quotidien libanais As-Sa{ir le 14 juin dernier, deux mois après le début du soulèvement, est venue «après un long silence», selon l'historien libanais Abbas Baydoun qui a ouvert la polémique dans les colonnes du même journal. En dix points, Adonis invitait« Monsieur le Président »à mettre en œuvre « les conditions et les principes de la démocratie,[ ... ] inévitable même si elle est étrangère au patrimoine culturel arabe». Il insistait en substance sur la nécessité de séparer le religieux du politique, mais aussi l'État du parti Baath dont les objectifs ont été dévoyés. Plus que la substance de ce message, les nombreux détracteurs d'Adonis dans la presse arabe ont visé la manière de s'adresser au « président élu » (alors qu'il a succédé à son père) et de << placer ses espoirs en lui >>. Le reproche d'avoir aussi ignoré la répression et ses victimes semble avoir porté :après l'escalade meurtrière en Syrie, le 6 août dernier, dans une autre lettre, le poète a invité Bachar el-Assad à démissionner. []

sens profond. En revanche, nous devons espérer que cette importante efferves­cence politique se transformera en révo­lution globale et radicale - et tout faire pour cela [ ... ].Je ne peux qualifier de révolution qu'un projet complet de remise en cause des caractéristiques culturelles, sociales et religieuses qui ont bloqué la vitalité de l'Homme arabe, écrasé ses droits, ses libertés, son huma­nité et sa pensée.

Toutes les révoltes arabes sont sorties des mosquées mais cela ne signifie pas qu'elles soient religieuses ou confession­nelles : il se trouve que la mosquée est le seul lieu de rassemblement possible ... Ce n'est pas vrai : tous les manifestants ne sont pas sortis des mosquées. Ni au Yémen, ni à Bahreïn, ni en Thnisie, ni en Égypte ou en Libye. De petits grou­pes sont en effet sortis des lieux de culte, mais ils n'ont fait que rejoindre la majorité des manifestants, déjà dans la rue et sur les places; et les révolu­tionnaires issus des mosquées n'ont nulle part joué le rôle de leaders . Exploiter politiquement ce symbole religieux relève d'une confiscation du politique, de ce qui est temporel, évolu­tif, sujet à la critique, au bénéfice du sacré qui est, lui, rituel, immuable, lit­téral[ ... ]. C'est exercer sur les êtres une violence généralisée, au sens où elle touche non seulement le corps, mais aussi l'esprit : la mosquée entend régir

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N° 26 1 OCTOBRE 2011

« IL N'Y A PAS EU DE RÉVOLUTION ARAB E>>

la pensée et tous les moments de la vie et prononce publiquement des senten­ces d'apostasie et de mort.

Votre lettre ouverte au président Assad a suscité bien des polémiques [ ... ]. La consi­dérez-vous comme dépassée ? Si elle peut paraître dépassée, c'est sur­tout aux yeux de ceux qui suivent la politique à court terme, au mépris de la complexité de la situation, en particulier dans des pays traversés par des appar­tenances politiques, communautaires et ethniques diverses, comme la Syrie; ceux qui se contentent d'un change­ment de dirigeants et sont animés d'un désir de « revanche », bref, ceux qui veulent modifier seulement les appa­rences. Je n'en suis pas. Pour moi, la revendication fondamen­tale est de redonner le droit au seul peu­ple de décider, lui laisser le choix de rejeter ou de désigner qui il veut à tra­vers des élections libres et sans condi­tions préalables. Aucun parti ni aucun dirigeant ne doit s'emparer de la volonté du peuple. Cela revient à dire qu'il faut supprimer l'article 8 de la Constitution syrienne, qui considère le parti Baath au pouvoir comme le guide de la nation et sur lequel s'appuie le régime. Je ne suis pas le premier à le demander, c'est

une revendication de la majorité des Syriens. Quand je m'adresse au prési­dent du pays, cela ne veut pas dire que je suis d'accord avec lui ou que je le considère comme honnête ou juste. J'ai choisi la formule de la lettre ouverte parce que je considère qu'elle est la plus à même de faire parvenir quelques idées au président d'un pays dont je tiens à préserver l'unité, l'avenir et la vie de ses citoyens. Je ne crois pas que le déman­tèlement de l'État et des institutions, à l'image de ce qui s'est produit en Irak, serve la liberté et la justice.

On vous reproche notamment de faire apparaître le président Assad comme dégagé du communautarisme alors qu' il est réalité lui aussi sectaire 1 •••

Je suis d'accord pour dire que le prési­dent syrien est partisan mais pas qu'il est sectaire. Il y a en Syrie un problème de rapports entre les minorités et les partis. Les membres des communautés minori­taires ont rejoint les organisations poli­tiques au début du xxe siècle et cette tendance s'est accentuée après l'indépen­dance, en 1946. Ils pensaient ainsi sortir de leur isolement et s'intégrer mieux à la majorité du peuple syrien, en brisant le communautarisme. Dans le même temps, les hommes des zones rurales isolées

Le poète syrien Adonis, photographié à son domicile parisien en 2004. <tl OliVIER ROLLER/FEDEPHOTO

11 Depuis 1963, la Syrie eft di rigée par le parti Baath (dont la doétrine eft nationalifte arabe, laïque et socia li fte), arrivé au pouvoi r par un coup d'État. Ses dirigeants, à commencer par la famille el-Assad, sont souvent issus de la minorité alaouite - une branche du chiisme. -

- les druzes du Ha urane, dans le sud; les Kurdes de la région d'Al-jazira, à l'est; les alaouites des montagnes côtières, à l'ouest - ont rejoint en nombre l'armée syrienne car c'était le meilleur moyen pour eux de s'intégrer et d'améliorer leur condition sociale et matérielle. Raison pour laquelle ils sont aujourd'hui pré­sents dans les structures du pouvoir. Mais faire une lecture confessionnelle de la situation politique actuelle - le pouvoir alaouite d'un côté, l'opposition sunnite de l'autre-, c'est commettre une lourde erreur : ceux qui sont pourchassés, arrê­tés, exilés, appartiennent pour l'essentiel, à l'exception des Frères musulmans, à la communauté soi-disant au pouvoir. Les termes de « communauté », « confessionnalisme », « minorité » ont été forgés et sont exploités politiquement et culturellement par la majorité, qui revendique le pouvoir au nom de la légi­timité que lui donnerait ce statut majo­ritaire. La pensée progressiste, démocrate et révolutionnaire véritable n'utilise pas ce langage. Les termes de « majorité » ou de « minorité » doivent disparaître au profit de la « citoyenneté », un concept qui assure l'égalité totale des droits et des devoirs entre tous les citoyens, quelle que soit leur apparte­nance religieuse ou ethnique. Il ne devrait y avoir de majorité et de minorité que dans le sens politique et démocrati­que, dans les urnes. Les Arabes ne pour­ront construire la démocratie qu'à partir d'une séparation totale entre la religion et l'État, à tous les niveaux.

Le dirigeant politique peut-il lire la lettre d'un poète ou écouter ses conseils? Quel dirigeant a jamais écouté un poète? D

Cet entretien est paru dans Akhbar Al-adab, le supplément littéraire du quotidien égyptien Akhbar Al-yom, le 30 juin 2011. Il a été traduit par Hala Kodmani.

POUR EN SAVOIR PLUS

0 Les principaux recueils de poèmes d'Adonis sont publiés aux éditions Gallimard : La terre a dit, Chants de Mihyâr le Damascène, Mémoire du vent, Le Temps des villes ...

0 Pour découvrir sa pensée politique, on peut lire aussi La Prière et l'Épée. Essai sur la culture arabe (Mercure de France, 1993).

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Des Allemands débarquent sur l'île de Ponape, achetée en 1899 à l'Espagne. ©AKG

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HISTOIRE

LE LIVRE> L'AUTEUR> Rebellion in der Südsee. Der Aufstand ouf Panape gegen die deutsche Kalania/herren 1910/11 («Rébellion dans le Pacifique Sud. Le soulèvement de Ponape contre les occupants allemands »), Cristopher Links, 2010.

Né en 1965, Thomas Morlang est un historien allemand, spécialiste de l'histoire coloniale. Il travaille au musée de la Ruhr, à Essen.

e 26 décembre 1910, au beau milieu des festivités de Noël, un télégramme souleva un vif émoi à Berlin : « 18 octobre, Boe­der, Brauckmann, Hollborn, Hafner et 5 matelots indigènes assassinés sur l'île de Dschokadsch par des Sokehs. Sokehs depuis en rébellion. Jusqu'ici, autres populations de Ponape calmes et majo­ritairement loyales. Rébellion écrasée, puis sévèrement châtiée, pour préserver notre autorité à Ponape. » Ponape? Même les employés les plus chevronnés de l'Office impérial aux colonies doivent réfléchir pour savoir où cela se trouve.

Aujourd'hui appelée Pohnpei, c'est, avec ses 347 kilomètres carrés, la plus grande île des Carolines. Les naviga­teurs espagnols furent les premiers

<< QUELS CRUELS PILLARDS NOUS FAISIONS! >> En janvier-février 1911, les troupes allemandes matent avec une vio lence inouïe une rébel lion indigène sur une île perdue de l'empire, dans le Pacifique Sud. Ponape est mise à feu et à sang, au sens propre. Et, pour la première fo is de son histoi re, l'Al lemagne déporte une population entière.

THOMAS MOR LANG. Die Zeit.

Européens à atteindre au XVIe siècle cet archipel du Pacifique Sud pour en pren­dre possession au nom de leur roi. L'Es­pagne renonça cependant à y exercer sa souveraineté : à la différence des Mariannes voisines, les Carolines ne revêtaient pas d'importance stratégique

ou économique particulière. Les Alle­mands arrivèrent dans un second temps. Au milieu du XIX" siècle, des compagnies de commerce hanséatiques, notamment la firme hambourgeoise Johann et Cesare Godeffroy et fils, s'établirent dans le Pacifique et y acquirent une

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N° 26 1 OCTOBRE 2011

«QUELS CRUELS PILLARDS NOUS FAISIONS! »

pos1t10n dominante. La principale richesse commerciale était le coprah, la chair séchée de la noix de coco. On en faisait de l'huile, qui à son tour entrait dans la fabrication de savons, de par­fums, d'huile de cuisine, de beurre de coco, de nitroglycérine. C'est ainsi un savon à l'huile de coprah qui fut à l'ori­gine des premiers succès de la parfume­rie Douglas, fondée en 1821 à Hambourg par un Écossais [aujourd'hui parmi les leaders du secteur en Europe].

En 1885, des matelots hissèrent le drapeau allemand sur le sol des îles Carolines, bien que Berlin eût connais­sance des revendications espagnoles. Le conflit autour de l'archipel, qui opposa ces deux puissances pourtant alliées, faillit dégénérer en guerre ouverte. Le pape Léon XIII, désigné comme arbitre, finit par attribuer en octobre 1885 les Carolines à Madrid, à charge pour le royaume d'y installer rapidement une administration opérationnelle. Mais les Espagnols n'eurent pas la main heu­reuse avec ces îles. Avec Ponape surtout, où les cinq municipalités indépendantes de Net, Sokeh, U, Ki ti et Matolenim ras­semblaient plus de 3 000 hommes, les soulèvements furent constants. L'occu­pant essaya à plusieurs reprises de bri­ser la résistance de la population par des opérations militaires, mais en vain. Après avoir perdu une centaine de sol­dats, les Espagnols abandonnèrent la partie et ne se risquèrent plus en dehors de Kolonia, la capitale fortifiée de l'île.

En 1899, les îles Carolines redevin­rent allemandes. Très affaiblie par sa défaite contre les États-Unis en 1898, l'Espagne entreprit de se débarrasser au plus vite de ses possessions dans le Paci­fique, devenues sans intérêt. Une occa­sion que Berlin ne laissa pas passer. Le Reich acheta l'archipel pour la somme énorme de 17 millions de marks. L'Alle­magne était désormais à la tête d'un empire d'un seul tenant dans le Pacifi­que, immense zone géographique s'éten­dant des îles Mariannes, au nord, à la Nouvelle-Guinée, au sud.

Dans les premiers temps, elle évita de trop s'immiscer dans les affaires indigè­nes. Cinquante Blancs tout au plus vivaient à Ponape, et l'administration ne disposait que d'une poignée de policiers « de couleur ». Ainsi l'arrivée des Alle­mands n'eut-elle d'abord que peu d'effet sur la vie quotidienne des insulaires.

La donne changea à partir de 1907. Le nouveau directeur de l'Office impé­rial aux colonies, le banquier Bernhard Dernburg, un spécialiste de l'assainis-

sement budgétaire qui s'était fait la main dans l'industrie lourde, décida que toutes les colonies devraient financer une part croissante de leur budget, pour finir par se passer de subventions. Mais, à Ponape, le système féodal en place depuis des siècles faisait obstacle à la mise en œuvre de ce projet. L'ensemble des terres était entre les mains de quel­ques nobles, qui les répartissaient à dis­crétion entre leurs sujets sous forme de fiefs, et pouvaient les leur reprendre à tout moment. Aux yeux des colons, c'était la raison pour laquelle les insu­laires ne produisaient que relativement peu de biens d'exportation.

Le double jeu de l'aristocratie Aussi les Allemands décidèrent-ils, à

l'automne 1907, d'abolir progressive­ment la féodalité. En échange, les futurs propriétaires devraient travailler gratui­tement quinze jours par an pour l'admi­nistration coloniale. La tâche prioritaire était la construction d'un réseau de rou-

condamna à recevoir dix coups de bâton. Deux soldats originaires de la Nouvelle-Guinée allemande se chargè­rent d'exécuter la peine, humiliation supplémentaire étant donné que ces Mélanésiens étaient considérés comme des inférieurs par les insulaires de Micronésie. Ce fut l'étincelle qui mit le feu aux poudres. Le soir même, les Sokehs déclaraient la guerre aux Alle­mands. À la tête du mouvement de résistance, Soumadau en Sokeh, un membre de la petite noblesse qui s'était déjà distingué par sa bravoure dans la lutte contre les Espagnols.

Le lendemain matin, tous les ouvriers employés à la construction des routes à Dschokadsch abandonnèrent le travail et menacèrent les deux contremaîtres allemands. Otto Hollborn et Johann Hafner se réfugièrent d'abord dans la mission des capucins toute proche. Le lieu était sacré pour les Sokehs, dont la plupart avaient embrassé le christia­nisme au temps des Espagnols. Lorsque

Boeder, le chef du district, marche sur les ouvriers révoltés. Il ne va pas bien loin et est abattu de plusieurs coups de fusil tirés par des hommes embusqués. tes qui permettrait d'acheminer plus rapidement les troupes d'un point à un autre et de mieux contrôler militaire­ment la région.

Mais le processus n'alla pas sans dif­ficulté. Certes, l'aristocratie avait appa­remment consenti aux réformes, mais elle travailla secrètement à faire échouer ces mesures intrusives par une stratégie de résistance passive. Cela énerva Gustav Boeder, chef de district depuis décembre 1909. Vingt ans de service dans les colo­nies du Togo, du Cameroun et de l'Afri­que de l'Est allemande l'avaient accoutumé à d'autres types de relations avec les autochtones que celles qui avaient cours à Ponape. Peu après son arrivée, il résolut d'intervenir énergique­ment pour faire avancer la construction des routes. Les Sokehs, réputés récalci­trants, eurent tout particulièrement à souffrir de sa sévérité. L'homme fut bien­tôt profondément haï.

Le 17 octobre 1910, un incident se produisit à Dschokadsch, une petite île que seul un bras de mer sépare de Ponape. Un jeune homme affecté au tra­vail de construction s'opposa aux ordres du contremaître allemand. Boeder le

Boeder apprit cela, il se fit immédiate­ment conduire sur l'île par six rameurs pour « ramener cette bande de malfrats dans le droit chemin». Seuls son adjoint Rudolf Brauckmann et deux interprètes l'accompagnaient.

La trop haute opinion de lui que nour­rissait Boeder conduisit à une catastro­phe. Une fois sur les lieux, sans même se renseigner sur la situation, il marcha sur les Sokehs pour leur faire entendre raison. Mais il n'alla pas bien loin. Il fut abattu de plusieurs coups de fusil, tirés par des hommes placés en embuscade. Les rebelles se précipitèrent immédia­tement sur Hollborn, Brauckmann, Hiifner et les rameurs pour les massa­crer. Seuls les deux interprètes et l'un des rameurs parvinrent à s'enfuir.

Lorsque la nouvelle du carnage arriva à Kolonia, la « plus grande confusion » se répandit parmi les quelques Euro­péens qui y vivaient. Pour protéger la capitale d'une éventuelle attaque, le médecin du gouvernement, Max Girs­chener, désormais le plus haut fonction­naire présent sur place, prit une initiative audacieuse. En dépit de la forte réticence du reste de la commu-

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HISTOIRE

nauté allemande, il demanda aux chefs des quatre autres municipalités de Ponape de lui prêter main-forte pour se défendre. Près de 600 guerriers accou­rurent qu'on arma de couteaux et de fusils. L'attaque des rebelles ne vint pas. Mais près de 200 Sokehs se retranchè­rent sur un rocher de l'île de Dscho­kadsch que l'on disait quasiment imprenable. Sans doute espéraient-ils que les Allemands seraient prêts à négo­cier et même à faire certaines conces­sions pour éviter un bain de sang.

« Que la fête commence ! >> De fait, ils hésitèrent. Certes, les

Sokehs devaient être châtiés, mais Kola­nia n'étant pas reliée au réseau câblé international, il n'était dans un premier temps pas possible de demander des renforts. Ce n'est que par le bateau pos­tal Gennania, quittant l'île le 26 novem­bre, qu'on put avertir l'Office impérial de Berlin pour demander de l'aide.

Bien avant l'arrivée des troupes, début décembre, 163 soldats mélanésiens avaient rejoint les Allemands. Suivirent ensuite, à l'initiative du gouvernement de Berlin, quatre navires de guerre, dont le départ s'échelonna jusqu'au 10 janvier 1911 : le croiseur Cormoran, le bateau d'arpentage Planet et, provenant d'une escadre d'Asie orientale stationnée dans la ville chinoise de Qingdao, les croi­seurs modernes Emden et Nümberg. Ils comptaient à leur bord plus de 700 hom­mes, dont près de 500 pouvaient être employés aux opérations terrestres, ainsi

LE PACIFIQUE SUD

iLES.MARIANNES DU NORD (t-U.)

GUAM(t-U.)

PALAU

ËTATS FÉDÉRÉS DE MICRONÉSIE

0 iLES CAROUNES

de mettre le feu à l'église des capucins de Dschokadsch pour empêcher « la prise en charge spirituelle des assassins et de leurs acolytes ».

L'attaque de l'île commença au matin du 13 janvier par des tirs d'artillerie depuis les bateaux. Une pluie d'obus s'abattit sur Dschokadsch, qui ressembla bientôt à « un volcan en éruption ». Les

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© Éditions la Découverte, 2010.

Les Allemands répondent

Kersting un chemin non surveillé vers le sommet. Le chef de district n'hésita pas longtemps. Accompagné en tout et pour tout de trente soldats mélanésiens et d'une poignée de matelots, il prit la mon­tagne d'assaut dans l'après-midi, contrai­gnant les Sokehs à la fuite. Aucun camp ne put toutefois se targuer d'un véritable succès. Car les Allemands ne parvinrent pas à capturer tous les rebelles. Bien que l'île ait été étroitement surveillée par les bateaux de guerre, la plupart d'entre eux parvinrent à gagner Ponape. par la stratégie de la terre brûlée,

comme en Afrique, où leurs brutalités semaient l'épouvante. ·~-que 52 pièces d'artillerie. Désormais, les Allemands se sentaient en position de force pour affronter les rebelles. « Que la fête commence ! » exulta un officier de marine.

Dans une note déclarée confiden­tielle, le chef de l'escadre de guerre, le contre-amiral Erich Gühler, exhorte les commandants sur le terrain à faire montre de dureté. Il s'agit d'éviter abso­lument, « comme on l'a vu plusieurs fois par le passé [sous la domination espagnole], que le pouvoir militaire ne se retire sans résultat ou après un demi­succès, sous le regard moqueur des autochtones ». Gühler suggéra même

soldats allemands et mélanésiens purent alors accoster sans rencontrer de résis­tance. À leur tête, le nouveau chef de district Hermann Kersting. Ce fonction­naire colonial imbu de lui-même avait été en poste au Togo où il s'était retrouvé empêtré dans un scandale suite au viol de femmes africaines.

La marine s'attendait à un combat de plusieurs jours et à la perte de 200 à 300 hommes. Afin de réduire au maxi­mum le nombre de morts parmi les Alle­mands, l'assaut fut conduit avant tout par les Mélanésiens. Cependant, la conquête du rocher fut rapide. Des autochtones restés loyaux révélèrent à

Six jours plus tard, une autre tentative de donner au conflit une issue décisive en encerclant l'ennemi échoua égale­ment. Des chefs mercenaires engagés pour l'occasion égarèrent volontairement l'une des divisions, et les révoltés purent profiter de cette brèche. Le pouvoir colo­nial voyait dès lors planer la menace d'une guérilla de longue durée conduite dans un arrière-pays difficilement acces­sible. Les Allemands répondirent par la stratégie de la terre brûlée. Ils se condui­saient ainsi de la même façon qu'en Afri­que, où leurs brutalités semaient l'épouvante. D'abord, les soldats récoltè­rent les fruits à pain et les noix de coco, principale nourriture des habitants de Ponape. Ensuite, ils s'emparèrent de tout ce qu'ils pouvaient emporter dans les huttes et y mirent le feu; même les canoës furent détruits. « Quels cruels

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ND 261 OGOBRE 2011

«QUELS CRUELS PILLARDS NOUS FAISIONS! >>

pillards nous faisions ! » écrit le jeune lieutenant de vaisseau Edgar Spiegel von und zu Peckelsheim, dans un récit de son expérience paru en 1912. Avant de battre en retraite, les soldats mirent le feu à toutes les habitations.

Dans les semaines qui suivirent, les combats furent rares. À plusieurs repri­ses, les révoltés infligèrent aux Allemands des pertes sensibles, sans que ceux-ci

ser les armes. « Tous les prisonniers, rapporte un témoin oculaire horrifié, étaient lamentables à regarder. Les yeux creusés, affamés, habillés de haillons misérables, ils venaient vers vous et vous renvoyaient l'horrible reflet des peurs et des privations qu'ils avaient endurées. » Le 13 février 1911, le chef rebelle Souma­dau en Sokeh et cinq de ses fidèles se rendaient à leur tour. Avec la capture

« Mes ancêtres règnent sur cette terre depuis des centaines d'années. Que venez-vous chercher ici, vous autres Allemands ? » aient pu même les apercevoir. « On avait l'impression de combattre des esprits », se plaignit un officier de marine frustré. Kersting étendit la guerre à l'ensemble de l'île. Dans chaque district, il fit sta­tionner une petite division que les autochtones étaient censés ravitailler gratuitement. Les soldats devaient « tra­quer » les rebelles à travers la campagne afin de « ne pas leur laisser le temps de s'établir dans une position». Les insulai­res venant en aide à un Sokeh étaient menacés de terribles représailles.

La pression constante et le manque criant de nourriture dont souffraient les populations firent leur effet. Les révoltés furent de plus en plus nombreux à dépo-

des derniers combattants, une semaine plus tard, prit fin la plus importante action militaire jamais menée par les Allemands dans le Pacifique Sud.

Héros national Le pouvoir colonial souhaita faire un

exemple. Trente-six rebelles durent com­paraître devant un tribunal de guerre constitué à la hâte. Lorsqu'on demanda à Soumadau en Sokeh pourquoi il s'était rebellé, il aurait répondu : « Mes ancê­tres règnent sur cette terre depuis des centaines d'années. Que venez-vous cher­cher ici, vous autres Allemands? Per­sonne ne vous a demandé de venir ! » Aujourd'hui encore, nul ne sait avec cer-

Le lieutenant de vaisseau Edgar Spiegel von und zu Peckelsheim, principal témoin des atrocités commises par les Allemands à Ponape en 1911, entouré de guerriers mélanésiens. rocH. LINKS VERlAc;

titude s'il a effectivement prononcé ces mots ou s'ils sont nés sous la plume d'un officier de marine romancier dans l'âme. Les Allemands condamnèrent dix-sept Sokehs à être fusillés, et douze à plu­sieurs années de travail forcé. Sept furent acquittés. Le 24 février, quinze rebelles, dont Soumadau en Sokeh, furent exécu­tés en public et jetés dans une fosse com­mune. Seuls deux échappèrent par d'heureuses circonstances à l'exécution. Mais les Allemands ne se contentèrent pas de cette vengeance. Pour la première fois dans l'histoire coloniale du pays, un peuple entier fut déporté, et le district de Sokeh fut déclaré propriété du gouver­nement. Près de 450 hommes durent quitter leur pays pour les îles Palaos, à plus de 2 000 kilomètres de là.

Avec d'effroyables conséquences. Alors que les Sokehs n'avaient eu à déplorer que six morts pendant la guerre, un nombre considérable d'entre eux furent emportés par la maladie et la famine lors de cet exil forcé. En peu de temps, ces fléaux firent plus de cin­quante morts, parmi lesquels huit enfants. Ce bannissement, qui devait être définitif, fut cependant de courte durée. En octobre 1914, les troupes japo­naises occupèrent l'ensemble des îles allemandes de Micronésie et les nou­veaux maîtres autorisèrent les Sokehs à rentrer chez eux. Les premiers prirent le chemin de Ponape en 1917, les derniers en 1927. L'île appartient aujourd'hui aux États fédérés de Micronésie, qui ont acquis leur indépendance en 1986 après de longues années d'administration américaine. Le jeune Soumadau en Sokeh est aujourd'hui un héros national. Le jour de sa mort a été déclaré fête nationale par le gouvernement de Ponhpei dans les années 1980 et la fosse commune de Kolonia est devenue un monument commémoratif. Mais, en Allemagne, qui se souvient encore de cette sombre histoire? 0

Cet article est paru dans Die Zeit le 23 septembre 2010. Il a été traduit par Dorothée Benhamou.

~ POUR EN SAVOIR PLUS

0 Alain Bensa et Jean-Claude Rivierre (dir.), Le Pacifique, un monde épars, L'Harmattan, 1999. Un recueil de textes mobilisant toutes les disciplines des sciences humaines pour une bonne introduction à cette région du monde négligée par les éditeurs.

1

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L'ÂGE D'OR DE LA COCAÏNE Dans la seconde moitié du XIXe siècle, cette drogue était considérée comme un précieux stimulant, aux nombreuses vertus thérapeutiques. Parmi ses plus fervents adeptes, Sigmund Freud. DWIGHT GARNER. THE NEW YORK TIMES.

rn e premier milliardaire de la cocaïne fut sans doute un cer­tain Angelo Mariani, si l'on en croit le nouveau livre d'Howard Marke!, An Anatomy of Addic­tion. Dans les années 1860, ce

chimiste français, d'origine corse, mélangea des feuilles de coca écrasées avec du bordeaux et commercialisa ce « vin tonique » sous l'appel­lation de Vin Mariani. Chaque centilitre conte­nait deux milligrammes de cocaïne. Le général Grant figurait parmi les amateurs du brevage. Atteint d'un cancer de la gorge, il en buvait tout en écrivant ses Mémoires. De nombreuses célé­brités de l'époque en recommandaient égale­ment la consommation, à l'instar de Jules Verne, Henrik Ibsen, Thomas Edison, Robert Louis Stevenson, Alexandre Dumas ou Arthur Conan Doyle. Il est piquant de s'imaginer cha­cun d'eux faire dans le journal la publicité du Vin Mariani en proclamant, comme devait le dire le comique américain Lenny Bruce à pro­pos de l'héroïne : «Je mourrai jeune, mais c'est comme embrasser Dieu. »

Howard Marke!, professeur d'histoire de la médecine à l'université du Michigan, raconte l'histoire du Vin Mariani pour illustrer l'engoue­ment intellectuel dont fit l'objet la cocaïne, sti­mulant nouveau en Europe et aux États-Unis, dans la seconde moitié du XIX" siècle. Les scien­tifiques s'empressèrent d'essayer de comprendre les usages potentiels de la substance, pour en tirer parti. Certains la croyaient capable de « donner de l'énergie aux patients les plus indo­lents, écrit l'auteur, et de soigner toutes sortes de maladies chroniques comme les désordres gastriques, l'hystérie, l'hypocondrie, le mal de dos, les douleurs musculaires et la nervosité ». Les malades pouvaient s'en procurer en phar­macie sans ordonnance, aussi facilement qu'on achète aujourd'hui une cannette de Red Bull.

La ferveur inspirée par la cocaïne dans les années 1880 toucha notamment le jeune Sig­mund Freud, futur père de la psychanalyse, qui exerçait alors la médecine à Vienne, et le jeune William Halsted, praticien à New York, qui deviendrait l'un des pionniers de la chirurgie

POPULAR fRfNCH TDNIC WINE

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Dans les années 1860, un chimiste français inventa une boisson à base de bordeaux et de feuilles de coca. Le succès fut immense. <0 ROGER-viOLlET

moderne. Freud pensait, fâcheusement, que la cocaïne pouvait guérir l'addiction à la morphine, et il lui consacra sa première grande publication scientifique,« Über Coca», en 18841• Avec des effets plus heureux, Halsted l'utilisa surtout comme anesthésique local lors d'opérations chirurgicales. Les deux hommes procédèrent sans retenue à des expériences impliquant la poudre blanche. Tous deux devinrent accros.

Howard Marke! décrit bien, entre autres cho­ses, l'attrait de la cocaïne pour des médecins sur­menés. Un éminent professeur de l'époque ne prévenait-il pas ses étudiants : « Ceux qui ont besoin de plus de cinq heures de sommeil ne devraient pas faire médecine »?

Qu'y avait-il à craindre dans la cocaïne? L'auteur écrit : « Elle ne provoque pas le genre d'euphorie irresponsable, à la "J'aime tout le monde", qui vient après quelques verres de

·--S/fmund FrM, ..... HeiDI, ... Milflde DIUf Coalint («Anaklmie de rlddiclion. 5ilniUftd fftud,

--Hllsttcl et la œainl comme ,....llllrade •), PMlheon loob, 20fl.

L'lU1EUI> Howard Martel enseigne l'histoire dela médecine

runiversité du Michigan. u est l'auteur de nombreux livrts, nommment sur l'histoire des épidnes. Aucun n'est traduit en français.

whisky. L'individu, sous son influence, se sent plein d'assurance, comme doté de pensées plus rapi­des, de meilleures idées (c'est du moins ce qu'il pense lorsqu'il « plane » ), d'une élocution accélérée et d'une plus grande acuité visuelle, auditive et tactile.»

Freud appréciait telle­ment la substance qu'entre 1884 et 1896, autour de la trentaine, au plus fort de son addiction, il avait sou­vent le nez rouge et dégou­linant. Il offrait de la cocaïne à sa famille et à ses amis. D'une manière géné­rale, elle rendait « bons les mauvais jours et meilleurs les bons jours », écrit l'auteur, et apaisait la « douleur d'être Sig­mund ». Ses lettres à sa fiancée témoignent parfois de ces élans sexuels que suscite une ligne de pou­dre. « Je t'embrasserai jusqu'à ce que tu sois toute rouge et te nourrirai jusqu'à ce que tu sois dodue, écrivait Freud. Et si tu es effrontée, tu verras qui est le plus fort, la gen­tille petite fille qui ne mange pas assez ou le grand homme sauvage avec de la cocaïne dans les veines.»

Freud cessa d'en consommer vers 1896, à 40 ans, avant d'écrire les œuvres qui le rendirent célèbre. Et Howard Marke! prend soin de ne pas lier trop étroitement cette addiction et ses idées ultérieures. Il n'en émet pas moins quelques hypothèses excitantes. La recherche récente offre en effet, selon lui, « une réflexion nuancée sur la relation entre l'abus que Sigmund Freud fit de la cocaïne et ses idées phares : l'accès aux pensées inconscientes grâce à la thérapie par la parole; la séparation, dans nos processus men­taux, entre plaisir et réalité; l'interprétation des rêves; la nature de nos pensées et de notre déve­loppement sexuel; le complexe d'Œdipe; l'éla­boration du ça, du moi et du surmoi ». 0

Cet article est paru dans le New York Times le 19 juillet 2011. Il a été traduit par Laurent Bury.

11 Freud essaya notamment de soigner par la cocaïne, qu'il jugeait sans danger, son grand ami ErneS\ von Fleisch-Niarxow, morphinomane. Lequel mourut de cette nouvelle addiétion.

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SOCIETE

LE LIVRE> L'AUTEUR> This /s Not Tom est disponible exclusivement sur Internet (www.thisisnottom.com).

John Green est un écrivain américain, né en 1977, spécialiste de la littérature pour jeunes adultes. Ses romans ont reçu plusieurs prix. Il est aussi connu pour son usage des technologies multimédias -notamment le « video-blogging », ou « vlogging »- à des fins de création littéraire.

' ai écrit un bref roman, This Is Not Tom (TINn, racontant l'histoire d'une jeune femme qui maîtrise une technologie lui permettant d'avoir des relations virtuel­les, très réalistes, avec des êtres comme le romancier David Foster Wallace et le chanteur Kurt Cobain [tous deux décé­dés]. En contrepartie, elle perd l'accès à sa propre identité. L'histoire commence quand l'héroïne s'aperçoit soudain qu'elle ne sait plus qui elle est. Elle quitte alors l'immeuble dans lequel elle a vécu pour tenter de reprendre posses­sion d'elle-même. Pour accéder à chaque chapitre, on doit d'abord résoudre trois

LE LIVRE EST MORT, VIVE LE LIVRE! · Ni Facebook, ni l'e-book, ni le déclin des libraires n'annoncent la fin de la lecture. Quels que soient le support et le mode de diffusion, rien ne remplacera jamais la relation entre l'auteur et son lecteur. Des professionnels oubliés, les bibliothécaires, joueront un rôle majeur.

JOHN GREEN. Schoo/ Library Journal.

énigmes, d'une complexité insensée, impliquant littérature, vidéos, docu­ments audio, mathématiques, et une bonne dose de citations bibliques. Les énigmes sont si complexes que je suis incapable de les résoudre moi-même : si je veux lire les chapitres de ma propre histoire en ligne, je dois soit appeler mon coauteur 1, pour obtenir les réponses, soit rejoindre mes lecteurs sur un chat où ils

se retrouvent pendant des heures pour tenter ensemble d'avancer dans le récit. (TINT est de fait impossible à résoudre seul.) L'histoire est interactive. Quand, par exemple, le lecteur n'a pas remarqué que l'héroïne donne sous forme codée la latitude de sa position, celle-ci se retrouve bloquée, toute seule dans sa cachette. Quand il réussit à la localiser, je lui donne un compagnon.

This is not Tom

Les tablettes numériques n'y changeront rien : dans les ouvrages de fiction, le récit prime tout. L'histoire vit ou meurt sur son seul mérite. ©SIPA

11 John Green a écrit le livreen collaborat ion avec un jeune étudiant de l'université de Pennsylvanie, Alexander Basalyga, et son frère Hank Green (pour les devinettes) . -

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Aujourd'hui, TINT est presque ter­miné. Le roman a attiré environ deux mille lecteurs passionnés, soit une minus­cule fraction du lectorat de mes œuvres imprimées, ce que j'explique de deux façons. D'abord, l'effort initial est trop grand. Les devinettes sont si complexes que la plupart de gens se découragent et abandonnent. Ensuite, alors que les énig­mes sont astucieuses et séduisantes, l'in­trigue elle-même est assez nulle.

Un jour, dans un avenir proche, quelqu'un écrira une histoire plus inté­ressante, racontée derrière un voile qu'il sera plus facile de lever et cette nouvelle mouture de TINT touchera un public beaucoup plus large. Je ne pense pas que les livres aient quoi que ce soit à redouter des films, ou de la télévision, ou de Face­book. Rien n'indique, à mes yeux, que la lecture elle-même soit en danger de mort. Mais la façon dont nous lisons changera. Ou plutôt continuera de changer, puis­qu'elle change depuis toujours. Excellent sujet de discussion, donc, que de se demander à quoi ressemblera l'avenir du livre. Nos histoires seront-elles lues sur écran, complétées par des jeux, des illus­trations, des vidéos, des devinettes mul­timédias? Ou ressembleront-elles davantage aux courriels qui forment la base de TINT, adressés anonymement à de minuscules publics? La légendaire odeur des livres deviendra-t-elle aussi désuète que le goût de la colle d'un tim­bre-poste? Ou l'édition résistera-t-elle, comme elle l'a toujours fait?

L'apocalypse n'est pas pour demain Ce sont des questions importantes,

mais je m'inquiète parfois que nos conjectures reflètent un sentiment d'im­puissance, comme si d'autres que nous devaient décider de l'avenir des livres. Je pense qu'il nous appartient de faire des choix. Je déteste le changement, depuis toujours, et méprise l'innovation pour l'innovation. Mais, juste avant que mon frère et moi ne commencions à réaliser des vidéoblogs en 2007, Hank m'a dit cette chose qui m'a frappé : participer à l'innovation technologique nous permet de donner fonne aux changements qu'elle induit. On peut détester Twitter autant qu'on veut, cela ne changera rien; l'uti­liser pour parler d'autre chose que du contenu de notre déjeuner pourrait, en revanche, faire une différence.

En matière d'édition et de lecture, je pense notamment que les bibliothécaires auront beaucoup d'influence sur lafonne que prendra le changement - plus, en fait, que quiconque : à l'heure où les éditeurs

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Participer à l'innovation technologique nous permet de donner forme aux changements qu'elle induit.

Si la librairie indépendante disparaît au profit d'entreprises telles qu' Amazon, les bibliothèques seront alors l'unique refuge des titres qui ne sont pas des bestsellers mais méritent d'être lus. © BERTRAND DESPREZ/ AGENCE VU

chancellent, où les librairies luttent pour leur survie, où le public qui lit est trop désorienté pour savoir ce qu'il veut et où les auteurs font comme toujours ce qu'on leur dit, ce sont les choix des bibliothécai­res qui nous guideront. À l'université, je me rappelle avoir dit un jour à un vieux professeur que le bug informatique du passage à l'an 2000 créerait un énorme problème et pourrait même mettre la civi­lisation en danger. Il m'a écouté quelques instants, avant de dire : « Ne croyez jamais en l'apocalypse,John. En général, l'histoire vous donnera raison, et quand vous aurez tort, plus personne ne sera là pour affir­mer : "Je vous l'avais bien dit!" »

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Mais si l'apocalypse de l'édition a lieu, nous serons tous encore là, certains jubi­lant sous l'échafaud, les autres préten­dant que personne ne pouvait prévoir ... Ue fréquente bon nombre de journalistes qui ont fait de la sagesse rétrospective leur fonds de commerce.) On peut pen­ser que l'édition n'a pas changé pendant longtemps et qu'elle ne va pas commen­cer maintenant. On peut aussi se dire que la façon dont nous lisons, et dont nous trouvons des choses à lire, conti­nuera d'évoluer lentement : certes, il faut faire semblant de s'intéresser aux réseaux sociaux, mais le lecteur reste un lecteur et le livre, un livre. Et on pourrait avoir raison : l'apocalypse n'est sans doute pas pour demain.

Mais il est important d'avoir à l'esprit la règle numéro 1 de l'édition moderne : on gagne plus d'argent avec le millio­nième exemplaire d'un livre qu'avec le premier. Beaucoup plus, en fait. Les édi­teurs préfèrent donc vendre un million d'exemplaires d'un seul titre que mille

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LA LECTURE A-T-ELLE UN AVENIR?

exemplaires de mille titres. L'obsession des bestsellers règne légitimement sur l'édition depuis des décennies.

En soi, il n'y a rien à redire à ce modèle; je pense même qu'il permet à davantage de gens de lire davantage de livres. Et les éditeurs aiment faire valoir que les best­sellers financent les ouvrages à faible tirage. Même si je n'y crois pas tout à fait, il est hors de doute que ce modèle pro­duit une impressionnante palette de contenus. Mais, conjugué à l'actuelle mutation du marché du livre, ce système fait planer une réelle menace sur cette belle diversité. Les hypermarchés Wal­Mart et Amazon incarnent deux visions opposées de la lecture: Wal-Mart stocke quelques livres, la plupart écrits pour un lectorat le plus large possible ; Amazon stocke tout, sans aucune distinction. Si ces entreprises deviennent les principaux canaux de distribution des livres [au détriment des libraires], les bibliothèques seront l'unique refuge des titres qui ne sont pas des bestsellers mais méritent de sortir du lot.

Un océan de médiocrité incontrôlée Au cours des prochaines années, les

bibliothécaires encourageront peut-être les auteurs à se détourner des éditeurs et à utiliser des réseaux de publication alter­natifs. Ou bien ils s'allieront avec les dis­tributeurs pour monter une part croissante de leur fonds à partir du ser­vice d'impression à la demande d'Ama­zon ou d'un service similaire. Les auteurs remarqueront ce changement dans les méthodes d'acquisition des bibliothèques. La plupart, qui ne seront pas présents dans les grandes surfaces, pourront être tentés d'abandonner le circuit tradition­nel. (Ce n'est pas de la fiction. Cory Doc­torow, important auteur pour jeunes adultes, a cessé de travailler avec des édi­teurs et diffuse ses œuvres via une for­mule hybride de livres imprimés à la demande et d'e-books gratuits.) Les édi­teurs pourront s'accrocher à leurs très lucratifs bestsellers et à leurs catalogues, mais si nous, le prolétariat des auteurs exclus de Wal-Mart, sommes malins, nous irons là où les bibliothèques se four­nissent. Le monde de la lecture pourrait alors changer du tout au tout : imaginez une société où la plupart des nouveaux livres seraient au moins en partie auto­édités et distribués principalement sur le Net! Comme n'importe qui peut mettre en ligne une histoire et la vendre, nous, les auteurs, devrons batailler comme des fous pour capter l'attention du public. Imaginez que le monde des livres res-

semble à YouThbe : des millions de titres auraient une poignée de lecteurs, et une poignée de titres auraient un million de lecteurs. La plupart des romans qui ren­contrent un large lectorat sont l'équiva­lent littéraire de vidéos comme « L'écureuil qui fait du ski nautique » ou « Charlie m'a mordu le doigt 2 ».Mais certaines œuvres de qualité parviennent à se faire connaître, à condition que l'auteur soit sympathique (à vrai dire, ce n'est pas tellement différent du monde tel qu'il est; les éditeurs, après tout, ne sont peut-être pas d'aussi bons sélection­neurs qu'ils le disent). Maintenant, pre­nez ce marché libre, complètement ouvert, et ajoutez-y des tablettes de lec­ture efficaces et bon marché comme les iPad. Pour les bibliothèques, c'est la fin de toute « politique d'acquisition », puis­que même la plus minuscule institution peut inclure dans son fonds tout livre jamais écrit, moyennant un droit d'accès à une base de données. N'importe quel lecteur peut télécharger un ouvrage en trente secondes. La définition du livre lui­même change : ce n'est plus seulement du texte et des illustrations statiques. Le texte du nouveau livre de David Macau­lay est intégré à une reconstitution en trois dimensions d'une cathédrale, réali­sée avec un luxe de détails exquis3.

Comment, dans cet océan de médio­crité incontrôlée, peut-on avoir la moin­dre chance de repérer quelque chose d'intéressant? Grâce aux amis, à la famille, et à la publicité, bien sûr; mais aussi grâce à l'avis d'interlocuteurs aver­tis. Quand ils ne savent plus où donner

en ligne de livres multimédias : les devinettes les plus astucieuses ne sont d'aucun secours quand il s'agit d'amé­liorer une histoire médiocre. J'aimerais rejeter la responsabilité des défauts de la narration sur mes inspirateurs, mais la faute n'incombe qu'à moi : j 'ai trop souvent travaillé dans la précipitation, et j 'ai voulu écrire dans un registre pour lequel je n'étais manifestement pas qualifié.

Le récit prime tout. L'histoire vit ou sombre sur son seul mérite. Le texte n'a pas besoin d'ajouts pour se faire une place dans ce monde saturé par les médias, car une intrigue fondée sur un texte nous offre ce que les jeux vidéo et les films ne peuvent nous donner : la possibilité de nous l'approprier. Parce que la lecture est un acte de traduction, qui transforme des griffonnages d'ap­parence aléatoire sur une page en une histoire dans votre tête, un livre est, plus que tout autre nouveau média, une cocréation du lecteur et de l'auteur. Et cela ne devrait pas changer. Nous devons préserver ce moment magique où l'espace entre vous et moi s'éva­nouit, et où, ensemble, nous donnons corps à un récit. Les gadgets et autres fioritures sont bien beaux, mais l'écri­vain ne doit pas perdre de vue l'his­toire, et le lecteur ne doit pas être autorisé à abandonner sa responsabi­lité de cocréateur : c'est lui, et lui seul, qui peut la rendre réelle.

Mon travail consiste à coucher des mots sur le papier en une séquence pou­vant être traduite par le lecteur approprié

Si le monde des livres ressemblait à YouTube, des millions d'ouvrages auraient une poignée de lecteurs, et une poignée de titres un million de lecteurs. de la tête face à une offre trop riche, les lecteurs se tournent vers les « sélection­neurs »,et s'en remettent à eux pour trouver ce qui mérite d'être lu. Cela impli­que beaucoup de lecture. De nos jours, dans les maisons d'édition, les assistants lisent des milliers de manuscrits puisés dans ce qu'on appelle la « gadoue ». Mais, dans un monde où tout peut être publié, cette tâche pourrait revenir aux nouveaux garants de la qualité : les bibliothécaires. Merci à eux de récupérer la « gadoue ».

Voici un enseignement que j'ai tiré de TINT, mon incursion dans l'édition

en quelque chose qui fasse sens. Celui du bibliothécaire est de trouver le moyen, dans un monde où les formats et les modes de distribution évoluent rapide­ment, de placer sous les yeux du lecteur les meilleures séquences de mots. Les choix qu'ils feront - défendre le statu quo ou le battre en brèche, renforcer le rôle des éditeurs ou les fragiliser - affecteront la lecture et les lecteurs pour les généra­tions à venir.

Tout cela, sans vouloir les stresser ...

Cet article est paru dans le Schoo/ Librory Journal, en janvier 2010. Il a été traduit par Philippe Baba.

21 Le texte fait référence à des vidéos diffusées avec un succès phénoménal sur YouTube : les performances de Twiggy, un écureuil qui a appris à effeduer quelques figures de ski nautique, et une séquence montrant deux frères (3 ans et 1 an), dont l'un mord en jouant le doigt de l'autre, épisode si célèbre (plus de 200 millions de clics) qu'il exi~e des tee·shirts à l'effigie de Charlie et que les parents se seraient acheté une maison avec les revenus de la pub! -31 David Macaulay e~ l'auteur de plusieurs livres sur la con~rudion des cathédrales, des châteaux forts, des pyramides, etc.

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11 David Shields, né en 1956 aux États-Unis, e.:l: l'auteur de nombreux livres à succès; il e.:l: connu pour prôner l'« anti-roman » et « l'art fondé sur la réalité ». Aux formes littéraires traditionnelles, il préfère l'assemblage de textes et d'images dans de va.:l:es collages qui mêlent fiélion et non-fiélion . -2IL' « essai lyrique >>

e.:l: une nouvelle forme littéraire, datant de la fin des années 1990 aux États-Unis, qui combine poésie, fiélion, et non-fiélion, ainsi que l'utilisation créative de la mise en page et de la typographie.

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LE LIVRE> L'AUTEUR> A Reader an Reading(« Un lecteur sur la lecture »),Yale University Press, 2010. La plupart des textes de ce recueil original en anglais sont disponibles en français, notamment dans Pinacchio & Robinson, L'Escampette Éditions, 2005, et dans Dans la forêt du miroir, Actes Sud (coll.« Babel»), 2003.

Alberto Mangue!, né en Argentine en 1948 mais aujourd'hui de nationalité canadienne et vivant en France, est l'auteur de nombreux livres consacrés à la littérature ou à l'histoire du rapport au livre. Il a obtenu le prix Médicis-essais en 1998 pour Une histoire de la lecture.

es aventures d'Alice seiVent de fil conduc­teur aux essais réunis par Alberto Man­gue! dans son dernier recueil dédié à sa passion de l'écrit, A Reader on Reading. Et c'est fort opportun. Examiner la situa­tion de la lecture aujourd'hui, c'est en effet reconnaître que nous sommes déjà tombés très avant dans le fameux trou de terrier de lapin, sans la moindre idée d'où nous allons atterrir. Le Pays des mer­veilles de la littérature d'aujourd'hui est d'ailleurs aussi bizarre que celui d'Alice : c'est un paysage de maisons d'édition en ruines et de journaux moribonds, de livres électroniques, de pages Facebook, de blogs, de tweets, de « romans sur por­table »,de langage SMS indéchiffrable, et de jeunes à peine capables de lire.

Depuis la sortie des iPad et autres tablettes numériques, notre façon de consommer du texte, par plaisir ou par nécessité, sur écran ou sur papier, est devenu un sujet particulièrement média­tique. Mais la question principale n'est pas tant « comment lisons-nous? » que « pourquoi lisons-nous, et quelle place donnons-nous encore à la lecture dans notre vie? ». Personne n'est plus à même que Mangue! de traiter de ces ques­tions : ses essais - qu'il s'agisse d'une réflexion sur l'œuvre de Jorge Luis Bor­ges, d'une remise en cause de l'étiquette « littérature gay », ou de la description de la bibliothèque et du lecteur idéal -expriment tous sa conviction profonde que « nous venons au monde résolus à trouver une histoire dans tout ce qui nous entoure » et que « des mots sur une page rendent l'univers cohérent ».

LES RAISONS DU PESSIMISME La littérature est un moyen privilégié de nous connaître et de comprendre le monde. Problème : même à l'université, la génération Wikipédia n'est plus formée ni prête à consentir l'effort que requiert une lecture attentive.

DANA HANSEN. Literary Review of Canada.

En notre âge de tumultes, cette foi dans le pouvoir qu'a le récit d'ordonner le monde et de lui donner un sens peut sembler irréaliste. Elle est d'ailleurs contestée depuis quelque temps par de nombreux auteurs et critiques, qui réfu­tent la capacité du récit, en particulier romanesque, de restituer la réalité ato­misée de ce XXI• siècle. Certes, la mort du roman a souvent été annoncée. Mais

giant une mamere soi-disant plus authentique de traduire les idées actuel­les et la vie chaotique qui est la nôtre, il estime que notre faim de réalisme sera rassasiée par des formes littéraires qui rassemblent et juxtaposent, à la manière d'un collage, les éléments les plus perti­nents, les plus décousus, les plus bruts et les plus riches de sens que l'on puisse trouver dans les médias et la culture

Un paysage de maisons d'édition en ruines, de journaux moribonds et de « romans sur portable ».

certains, comme l'écrivain américain David Shields I, auteur d'un très contro­versé Reality Hunger. A Manifesta [«Faim de réalité. Un manifeste»], avan­cent un nouvel argument : la fiction classique, dans son attachement téléo­logique à l'intrigue et à sa résolution, donne au lecteur l'impression trom­peuse d'un monde intégré et cohérent; or le récit romanesque n'a jamais été aussi peu capable de représenter « ce que c'est que de vivre aujourd'hui».

Une crise du cc savoir-lire ,, En cette ère de surinformation et

d'éparpillement intellectuel, Shields pré­conise des formes narratives plus brèves et plus syncopées, comme les « essais lyriques 2 »,qui abolissent les longues histoires sinueuses et inventives. Privilé-

contemporaine. Il faut construire en se saisissant de l'ensemble des matériaux disponibles : « Tout ce qui existe dans la culture peut être intégré dans une œuvre nouvelle, et la présence même de ces élé­ments préexistants confère à cette créa­tion un caractère bien plus excitant que la "fiction". » L'originalité, pense-t-il, est très surévaluée, et l'imagination complè­tement dépassée. L'art, côté auteur comme côté lecteur, doit perturber et déstabiliser, et Shields revendique l'am­bition de « rendre chaque paragraphe aussi déconcertant que possible ». Tout comme Alice qui, à la table du Chapelier fou, juge impossible de prendre part à une conversation sans queue ni tête, le lecteur idéal dans ce plaidoyer pour l'ab­surde de Shields ne peut ni ne doit enta­mer de dialogue rationnel avec l'auteur.

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LA LECTURE A-T-ELLE UN AVENIR?

Mangue! ne reconnaît que trop bien ce désir croissant et inquiétant de se représenter le monde comme une juxta­position d'éléments superficiels, sans rapport les uns avec les autres : « La pauvre mythologie d'aujourd'hui semble avoir peur de s'aventurer sous la surface. Nous nous méfions de ce qui est pro­fond, nous tournons en dérision la réflexion dilatoire. Des images d'horreur traversent nos écrans, grands et petits, mais nous ne voulons pas qu'un com­mentaire vienne à les ralentir : nous voulons voir arracher les yeux de Glou­cester, mais pas assister à tout le reste de la représentation du Roi Lear. »

Mangue! reconnaît que, pour assister à la pièce intégrale, il faut être patient et déterminé, vraiment désireux de pousser plus loin l'analyse et la compréhension. Mais, plutôt que d'adhérer à l'opinion simpliste selon laquelle les formes tradi­tionnelles de la lecture ne correspondent plus à notre culture et ne participent pas à la connaissance de soi, il assure que « lire nous aide à maintenir une cohé­rence au milieu du chaos, à défaut de l'éliminer; à ne pas enfermer l'expé­rience dans des structures verbales, mais

à lui permettre de progresser à sa propre cadence vertigineuse ; à ne pas faire confiance à la surface étincelante des mots mais à fouiller les profondeurs ».

Pourtant, ne s'attacher qu'à la surface étincelante des mots sans plonger dans les profondeurs, voilà précisément ce que font tant de lecteurs aujourd'hui. Comme professeur de littérature dans le premier cycle de l'enseignement supé­rieur,je dois faire face en permanence à ce que mes collègues et moi considérons comme une crise fondamentale du « savoir-lire ». À la sortie du lycée, les jeunes ne possèdent pas le degré de compréhension et d'analyse du texte correspondant au niveau universitaire. Les étudiants ne sont capables qu'à grand-peine de faire leurs travaux écrits, ou de lire les textes imposés. Sans une connaissance même rudimentaire de la langue, une compréhension élémentaire de la façon dont elle fonctionne et dont se forment les pensées, sans la capacité de suivre et d'analyser un raisonnement autre que le sien, comment peuvent-ils prétendre accomplir des tâches de haut niveau pendant leurs études ou au sein d'une entreprise? Comment, par exem-

pie, peuvent-ils rendre compte de l'opi­nion d'un auteur sur un sujet aussi complexe que le clonage humain? Il faudrait pour cela être capable d'analy­ser et d'évaluer ses thèses, de connaître les règles de l'argumentation, de déter­miner sa propre position sur le sujet, pour enfin réussir à articuler ses idées par écrit. La tâche, déjà ardue pour nous qui avons les compétences requises, est virtuellement impossible pour des étu­diants qui ne savent guère mieux lire que des enfants de l'école primaire.

En permanence en ligne Distraits par la cacophonie ambiante,

ces jeunes n'ont ni l'envie ni la capacité d'aller au-delà d'une compréhension très superficielle des idées, des événements et des problématiques qui façonnent notre univers. Ils adoptent des opinions à l'emporte-pièce sans se soucier de leur validité. L'un de mes étudiants affirmait ainsi dans un devoir que les écoles non mixtes étaient dangereuses car elles encourageaient l'homosexualité et pou­vaient donc à long terme avoir un effet négatif sur la démographie. Sommé de justifier cette thèse ridicule et homo-

Pour Alberto Manguel, apprendre à lire, c'est aussi et surtout faire l'apprentissage de la citoyenneté. © RITA SCAGLIA/ K/ PICTURETANK

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phobe, il fut incapable de produire d'autre argument que « ça devait être fondé, puisque c'était son opinion ».

Pour les étudiants, lire, c'est être en permanence en ligne, poster sur son blog, mettre à jour sa page, tweeter et échanger des textos, dans cette forme de langage abrégé et dégradé qui leur per­met de s'informer minute par minute de l'emploi du temps de leurs amis ( « Katy est fatiguée»,« Steve attend impatiem­ment vendredi »,«Jennifer prend un café ») ; et ne leur permet pas d'avoir avec leurs correspondants le genre d'échanges qui stimulent créativité, bienveillance, connaissance de soi et progrès humain.

Mangue! s'interroge sur le rôle qu'a pu jouer la littérature dans la décision de Che Guevara d'entrer en lutte contre l'injustice : « À quel moment cet homme est-il passé de la déploration des dou­leurs de ce monde, de la compassion pour le sort des pauvres et de la condam­nation, dans les conversations, de l'avi­dité sans merci des puissants, à l'engagement dans l'action? » En citant La Désobéissance civile de Thoreau comme un texte dont le Che aurait pu s'inspirer, Mangue! suggère que la litté­rature, quand on la prend au sérieux, a le potentiel de pousser à la lutte sociale, voire à l'héroïsme. On est en droit de se demander si les textes indigents qu'on trouve souvent sur Facebook et Twitter, par exemple, pourraient offrir une source d'inspiration aussi puissante.

De nos jours, l'étude critique d'un texte aussi long que La Désobéissance civile, son explication ou sa lecture atten­tive, rebute la plupart des étudiants, qui trouvent réconfort et distraction dans leurs gadgets numériques, s'avouant vaincus avant même d'avoir commencé. Cette nouvelle génération Wikipédia, à la capacité de concentration réduite, pré­fère, comme le dit Shields, s'imbiber d'un savoir acquis passivement. Ayant pris l'habitude de se contenter du travail et des mots d'autrui, les jeunes ne font, hélas, plus le moindre effort pour forger des idées nouvelles ni participer à l'écri­ture de la grande histoire sociale et humaine. Mangue! remarque : « Aujour­d'hui, les bibliothécaires sont de plus en plus confrontés à un problème ahuris­sant : les usagers, surtout les plus jeu­nes, ne savent plus lire avec compétence. Ils peuvent trouver et suivre un texte électronique, extraire des passages de différentes sources sur Internet pour en tirer un nouveau texte, mais ils semblent incapables de commenter, de critiquer,

SOCIÉTÉ

d'interpréter et de mémoriser le sens d'une page imprimée. Le texte numéri­que, par son accessibilité même, donne au lecteur l'illusion qu'il peut se l'appro­prier sans consentir l'effort concomitant de l'apprentissage. Le but essentiel de la lecture leur échappe désormais; ne reste que la collecte d'informations effectuée au gré des besoins. »

Objectifs ambitieux, voire chimériques Et de raconter comment le Pinocchio

de Carlo Collodi, dont le plus grand désir est de devenir un vrai petit garçon, et donc un citoyen à part entière, doit, s'il veut y parvenir, apprendre à lire :

« Mais qu'est-ce que cela signifie, "apprendre à lire"? Plusieurs choses :

- d'abord, le processus mécanique d'apprentissage du code de l'écriture dans laquelle est enregistrée la mémoire d'une société;

- ensuite, l'apprentissage de la syn­taxe qui régit ce code;

- troisièmement, l'apprentissage de la façon dont les inscriptions faites selon ce code peuvent, de façon profonde, ima-

Au final, conclut Mangue! de façon très convaincante, ni la société ni le sys­tème éducatif classique n'encourageront Pinocchio ou les jeunes d'aujourd'hui à essayer de développer leurs compéten­ces. Car un citoyen instruit, susceptible de remettre en cause et subvertir l'auto­rité, est intrinsèquement dangereux. Un soupçon de théorie du complot mis à part, le raisonnement n'est pas faux : « Presque tout, autour de nous, nous engage à ne pas réfléchir, à nous conten­ter de lieux communs, d'un langage dog­matique qui partage le monde clairement en blanc et noir, bien et mal, eux et nous. C'est le langage de l'extrémisme, qui sur­git de tous côtés aujourd'hui, nous rap­pelant qu'il n'a pas disparu. » Dans un monde trop enclin à promouvoir l'accep­tion du statu quo, Mangue! fait injuste­ment peser toute la responsabilité sur le professeur, suppliant les enseignants d'« apprendre aux étudiants à s'interro­ger sur les règles et les règlements, à chercher des explications aux dogmes, à faire face à des obligations sans céder aux préjugés, à exiger l'autorité de ceux

La fiction est le moyen d'observer calmement et sans danger le chaos de la vraie vie.

ginative et pratique, servir à la connais­sance de nous-mêmes et du monde qui nous entoure. »

Pour Pinocchio, la vraie difficulté est d'atteindre ce troisième niveau de com­pétence, le plus important selon Man­gue!. Ce n'est qu'en comprenant la signification culturelle et historique du mot lu que Pinocchio deviendra un indi­vidu à part entière, dont la capacité à utiliser le langage pour réfléchir et exer­cer son esprit critique sera un enrichis­sement pour lui et pour les autres.

Malheureusement pour la petite marionnette en bois, comme pour les étudiants bien réels d'aujourd'hui, les obstacles et les distractions abondent, et sa volonté d'apprendre à lire vacille, car « la difficulté (dans le monde de Pin oc­chio comme dans le nôtre) a acquis un sens négatif qu'elle n'a pas toujours eu. L'expression latine per ardua ad astra - par la difficulté atteignons les étoiles -est presque incompréhensible pour Pinocchio (comme pour nous), puisqu'on est censé pouvoir tout obtenir au moin­dre coût possible ».

qui sont au pouvoir, à trouver un endroit d'où ils puissent exprimer leurs propres idées ».Ce sont là des objectifs ambi­tieux, voire chimériques, que l'enseignant peut difficilement atteindre en classe.

Mais Alberto Mangue! défend la valeur de la fiction avec des arguments qui font honte à David Shields et ses semblables. Faire l'expérience de la folie du monde et l'accepter sans chercher à l'expliquer, ni essayer, même en vain, de comprendre notre désir de détruire et notre cruauté, c'est abdiquer son humanité. La fiction, selon Mangue!, est le moyen d'observer calmement et sans danger le chaos de la vraie vie. Les histoires sont le lieu où « notre folie peut être saisie, amenée à se répéter, à représenter ses cruautés et ses catastrophes (et même ses glorieux exploits), mais cette fois sous un regard lucide, protégé par le voile aseptisant des mots, éclairé par la lampe de chevet au­dessus du livre ouvert».

Cet article est paru dans la Literary Review of Canada, en juillet-août 2010. Il a été traduit par Florence Hertz.

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LA LECTURE A-T-ELLE UN AVENIR?

ENTRETIEN MARJORIE GARBER <<POURQUOI JE SUIS OPTIMISTE>>

MARJORIE GOBER

Professeur de littérature à l'université Harvard, Marjorie Garber est, selon le New York Times, << l'une des personnalités les plus influentes du monde universitaire américain». Dans The Use and Abuse of literature ( << Us et abus de la littérature>>), elle analyse l'évolution de la perception des œuvres littéraires.

L'œuvre littéraire conserve un incomparable pouvoir d'émouvoir, d'inspirer et de stimuler la pensée. L'annonce de la mort du roman est infondée.

De nombreux écrivains estiment que la nou­velle génération d'étudiants est incapable de jouir des richesses de la littérature, en raison d'un effondrement général de leur culture en la matière. Qu'en pensez-vous? Je suis optimiste concernant le pouvoir de la littérature et de l'imagerie verbale, même pour une génération de plus en plus focalisée sur la culture visuelle et la technologie. Mes expériences avec des étudiants et lecteurs de tous âges - dont un grand nombre de cadres revenus à l'étude de la littérature après une car­rière dans le droit, la médecine ou la finance - m'ont persuadée que l'œuvre de fiction possède une incomparable capacité d'émouvoir, d'inspirer et de sti­muler la pensée. Que nous commen­cions avec un texte de chanson, une pièce de Shakespeare ou le passage d'un roman aimé, il y a toujours un moment

de profonde interaction et d'excitation, sur lequel on peut bâtir quelque chose. La littérature n'est pas, ou pas simple­ment, un moyen de véhiculer des idées. Elle n'est ni un contenant, ni un ensem­ble de contenus, mais un monde imagi­naire intégral. La manière dont quelque chose est dit, ou imaginé, façonne et colore à la fois l'idée et nos réactions à celle-ci. La sensibilité au langage, à la nuance et à la simple beauté de l'agen­cement des mots est à l'origine de la véritable expérience de la littérature.

Ne pensez-vous pas que les nouveaux sup­ports -le livre cc à réalité augmentée )), les ouvrages écrits collectivement, les livres numériques, etc. - entraîneront la mort du roman, comme l'a annoncé Philip Roth? La « mort du roman »,de même que la « mort de la poésie », est une prédiction

qui date de plusieurs décennies, voire de plusieurs siècles, et la sonnerie de ce glas nous ramène à la vie. Il est symptomati­que qu'un Philip Roth prévoie la mort du roman; ce sont souvent les praticiens éminents d'un art qui annoncent un changement devant entraîner sa dispari­tion. Il y a quelques années, artistes et critiques ont tous doctement proclamé la mort de la peinture - elle est pourtant de retour et à l'avant-garde de la pratique artistique d'aujourd'hui. Il me semble que ces diagnostics - il faudrait y ajouter ceux concernant la « mort du livre­objet», tué, craint-on, par la technologie numérique - provoquent en général une renaissance fulgurante. Nous voyons déjà émerger une multitude de nouvelles for· mes littéraires, du blog aux omniprésents essais personnels en passant par le jour­nalisme« citoyen». Si nous doutons de la capacité de survie de tout cela et d'autres formes dites « populaires », nous pouvons nous rappeler que les piè­ces de Shakespeare et les romans de Dic­kens ou de 'frollope étaient considérés en leur temps comme de simples distrac­tions, non comme des « classiques ». Tout ce qui a été écrit n'est pas nécessai­rement jugé - ou requalifié - comme de la littérature, cette catégorie étant elle­même en constante redéfinition. Toute prédiction assurée concernant son avenir peut d'emblée être annoncée comme fausse (y compris celle-ci!).

Vous affirmez qu'on n'a jamais autant lu. Mais lire à toute vitesse de l'information sur un écran, ce n'est pas la même chose que de plonger dans un roman. Mon propos ne porte pas sur la qualité littéraire mais sur l'attention littéraire; c'est la manière dont le lecteur lit - trou· vant des images, des structures, des paradoxes, des références, des allusions, des analogies, etc. - qui place le carac­tère littéraire d'un texte au premier plan de notre attention. Dans la mesure où nous vivons dans un monde saturé de mots et d'images, nous sommes confron­tés à des allusions qui peuvent être aussi bien fortuites qu'intentionnelles. Des connexions - ce que les informaticiens appellent « connectivité » - peuvent être nouées entre et à travers les textes par le lecteur, et par l'auteur. Pour le dire autrement, il me semble qu'avec les nouvelles technologies beaucoup plus de personnes se considèrent désormais comme écrivains (et comme lecteurs).Je pense que c'est une bonne chose. 0

Propos recueillis par Jean-Louis de Montesquiou.

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L'humanité robotisée L'abandon du livre au profit de relations sociales informatisées nous déshumanise.

« Comme technologie, le livre foca­lise notre attention, il nous isole des myriades de distractions qui envahis­sent notre vie quotidienne, écrit Nicho­las Carr dans Shallows 1

• Un ordinateur lié au réseau fait exactement l'inverse. Il disperse notre attention[ ... ]. Sachant que la profondeur de notre réflexion est directement liée à l'intensité de notre concentration, il est difficile de ne pas en conclure que notre réflexion se fait plus superficielle à mesure que nous nous adaptons à l'environne­ment. » Autre pourfendeuse des nou­veaux médias, la psychanalyste Sherry Thrkle franchit un pas supplémentaire dans la critique. À ses yeux les nouvel­les technologies sont en passe de nous transformer non seulement en citoyens de seconde zone, irréfléchis et manipu­lés, mais carrément en machines. « Elle observe la ligne de front de la transformation sociale et numérique, peut-on lire dans Time, et décrit les ris­ques que nous prenons en substituant la médiation technologique (SMS, e-mail, Twitter, Facebook, etc.) à la rencontre en chair et os dans l'ensem­ble de nos relations sociales. » « Nous nous reposons plus en plus sur les robots pour remédier à nos imperfec­tions, commente pour sa part Jonah Lehrer dans le New York Times, et nous inventons des façons d'être ensemble qui transforment les individus en objets. » « Il n'est pas certain que toute cette anxiété soit justifiée »,juge Jane Smiley dans le Washington Post; en revanche, il est bien clair que nous nous trouvons aujourd'hui « à l'orée de la prochaine étape du voyage de l'humanité». 0

Sherry Turkle, A/one Together. Wh y We Exped more from Techno/ogy and Less from foch Other (« Seuls ensemble. Pourquoi l'on attend plus de la technologie que de son prochain»), Basic Books, 2011.

11 Voir Books, n• 18, décembre 2010-janvier 2011, p. 86.

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SOCI ETE

Le syndrome du télégraphe Avec l'Internet, nous croulons sous l'information. Mais Sénèque se plaignait déjà de la surabondance de livres ...

Cyberoptimistes et cyberpessi­mistes n'ont clairement pas fini d'en découdre. La grande crainte des seconds, c'est que les pre­miers croient que « l'humanité pourra transformer la façon dont elle communique sans se trans­former elle-même », explique Raphael Becker dans The Guar­dian. Et d'ajouter : « La techno­logie est manifestement en train de nous jouer un drôle de tour. » Alison Gopnik, dans Slate, est plus nuancée : « Le télégraphe a bel et bien sonné le glas d'une certaine civilisation. Mais la valse et la crinoline ont suscité tout autant d'effroi! »

Comment savoir si les boule­versements de l'ère numérique sont de l'ordre du télégraphe ou de la crinoline? C'est fort sim­ple : il faut se tourner vers le passé. C'est ce que fait Ann Blair, qui examine méticuleuse­ment l'un des aspects de la pro­blématique : allons-nous crouler sous les tombereaux d'informa­tion que le Net déverse sur nous ? Réponse de l'auteur, selon James Delbourgo dans The Times of Higher Education :

« Pas de panique ! La "sur­charge informationnelle", on a déjà connu ça. »

La multiplication des livres a, en effet, toujours suscité des réac­tions alarmistes - depuis l'Ecclé­siaste ( « Il n'y a pas de limite à la fabrication de livres ») jusqu'à Voltaire ( « Si ça continue comme ça, j'arrête tout »), en passant par Sénèque ( « L'abondance des livres est une distraction ») ou encore Érasme ( « Existe-t-il un endroit sur terre à l'abri de ce déferlement de livres? » ). Or, malgré tous les ronchonnements, l' intellect humain n'a fait que croître et prospérer.

Car, en même temps que se multipliait l'information, l'ingé­nieux cerveau humain décou­vrait des procédés pour ordonner et classer celle-ci. Ce fut d'abord l'invention de l'index alphabéti­que par les scolastiques, puis la pagination et l'organisation des livres en chapitres. Ont ensuite été mis au point des outils pour rassembler l' information, les « florilèges », les « livres de rai­son », les compilations, les alma­nachs ou les recueils spécialisés.

Henri VIII d'Angleterre, le roi aux six femmes, possédait ainsi une sorte de guide moral de la vie quotidienne, dans lequel il avait annoté les rubriques qui lui tenaient à cœur (mariage, papauté, etc.). Enfin, on a raffiné l'organisation des bibliothèques. Si bien, observe Colin Steele dans The Australian, que, vers la fin du xvme siècle, « Samuel Johnson pouvait dire qu'il y a deux sortes de connaissances : soit l'on connaît un sujet, soit on sait où trouver l'information à son propos ». Organiser et digé­rer l' information est un pro­blème difficile mais qui n'est ni nouveau ni insurmontable. Qu'il s'agisse d'aphorismes à décou­vrir parmi la masse des clas­siques latins ou de données chiffrées à retrouver dans Goo­gle, l'instrument de base est tou­jours le même : le jugement critique - judicium en latin. [J

Ann M. Blair, Tao Much to Know. Monaging Scholarly Information Before the Modern Age(« Trop à connaître. la gestion du savoir avant l'ère moderne »), Yale University Press, 2011.

Un surcroît d'intelligence Contrairement aux apparences, le Web est un formidable outil d'enrichissement culturel.

Vis-à-vis du Web, le monde se divise entre les enthousiastes, les apeurés et les relativistes - c'est­à-dire, pour reprendre les termes d'Adam Gopnik dans le New Yorker, « entre ceux qui prédisent que nous sommes à l'aube d'une nouvelle utopie, ceux qui pensent que nous serions mieux lotis si tout cela n'avait pas été inventé et ceux qui jugent que l'ère moderne n'a été qu'une suite d'avènements de ce type, où chaque nouvelle façon de présenter de l' information et de relier les gens a été accueillie avec excitation par les uns et accablement par les autres». Même si ces attitudes prennent leurs raci­nes dans la psychologie de chacun, elles s'appuient sur des arguments sophistiqués, et suscitent para­doxalement « une floraison de livres consacrés à la décadence du livre ».

Clay Shirky est sans doute le plus convaincant des « nouveaux évangélistes » du Web, selon James Harki, du Financial Times. Il part du constat

que la consommation de télévision décline parmi les jeunes et en conclut que des milliards d'heures de loisirs improductifs vont être redéployées, géné­rant un « surplus cognitif ». Regardez les chiffres, suggère Shirky : 200 milliards d'heures perdues chaque année devant la télé, aux États-Unis seu­lement - alors que l'ensemble de Wikipédia n'a demandé à ce jour que 100 millions d'heures de travail humain !

L'angélisme apparaît lorsqu'on considère l'usage que l'humanité fera, selon l'auteur, de ce temps libre : s'abandonner collectivement au « triathlon sacramentel des nouveaux médias : consommer, pro­duire et partager de l'information », résume Tom Chatfield un brin ironique dans The Observer. [J

Clay Shirky, Cognitive Surplus. Creativity & Generosity in a Conneded Age ( « Surplus cognitif. Créativité et générosité à l'âge de la connectivité générale»), Allen Lane, 2010.

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L'actualité des sciences

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UTOPIES --The-- LE LIVRE> L'AUTEUR>

. IMMORTAUZATION COMMISSION JOHN GRAY

The lmmortalization Commission. Science and the Strange Quest to Cheat Death («La Commission pour l'immortalisation. La science et l'étrange quête d'un moyen de tromper la mort»), Farrar, Straus and Giroux, 2011.

Britannique, spécialiste de philosophie politique, John Gray est l'auteur de plusieurs livres consacrés à la tradition libérale (dont aucun n'est traduit en français). Jusqu'en 2008, il enseignait l'histoire des idées européennes à la London School of Economies. Il se consacre désormais à l'écriture.

ans Blade Runner, le film de science-fic­tion de Ridley Scott, Rick Deckard, un officier de police en retraite incarné par Harrison Ford, est recruté pour traquer et « retirer » de la circulation des « répli­cants »,les androïdes qui travaillent comme soldats ou esclaves dans les colo­nies de l'espace. Pour les empêcher d'ac­quérir des émotions et des velléités d'indépendance, les réplicants sont conçus pour ne pas durer plus de quatre ans, et l'on redoute que certains se soient réfugiés sur la Terre, espérant trouver le moyen d'accroître leur espérance de vie. La 'JYrell Corporation, l'entreprise qui les fabrique, les déclare « plus humains que l'humain». Durant une visite d'in­vestigation au siège de 'JYrell, Deckard rencontre Rachael, interprétée par Sean Young, une réplicante expérimentale convaincue d'être humaine parce que les souvenirs de la nièce d'Eldon 'JYrell ont été gravés dans sa conscience. Quand Deckard lui apprend qu'elle n'est pas qui elle croit être, Rachael est anéan­tie. Habituellement peu expressive dans son jeu d'actrice, Sean Young traduit parfaitement le doute angoissé de Rachael sur sa propre identité.

Les meilleures œuvres de science­fiction explorent les dilemmes de la condition humaine avec la force du mythe. Pas étonnant, donc, que Blade Runner se soit imposé à mon esprit quand j'ai lu la passionnante médita­tion de John Gray sur la mort et les tentatives des hommes pour déjouer l'emprise qu'elle a sur eux. Son analyse de l'impact du darwinisme sur la pen-

, , CE SATANE DESIR , D'IMMORTALITE Au moment où Darwin montre que l'homme est un animal comme les autres, de grands esprits de l'ère victorienne décident de recourir à l'occultisme pour essayer de démontrer l'existence d'une vie après la mort. Curieusement, cette quête d'une forme d'immortalité n'est pas sans lien avec l'eschatologie bolchevique et son cortège de massacres.

RICHARD HOLLOWAY. The Observer.

sée victorienne, en particulier, m'a rap­pelé le dilemme de Rachael dans Blade Runner. Il écrit : « La science a révélé un monde où les êtres humains, en tant qu'ils sont confrontés à l'oubli d'après la mort et au risque d'extinc­tion de l'espèce, ne sont guère diffé­rents des animaux. »

Retourner la science contre elle-même Le choc de cette prise de conscience

fut insoutenable pour la société de l'épo­que. Influencé par des millénaires d'en­seignement religieux, l'homme en était venu à se considérer comme une créa­tion unique, faite à l'image de Dieu et

11 Vers extraits de son poème Aubade, publié en 1977. Philip Larkin est souvent présenté comme l'un des plus grands poètes britanniques du xx• siècle. -21 Poète et philosophe britannique, Frederic William Henry Myers dirigea la Society for Psychical Research de 1900 à 1903, date de sa mort. Ses travaux sur le psychisme inconscient influencèrent William James, Pierre Janet et Carl Jung. -

LES « CONSTRUCTEURS DE DIEU »

Pour étayer le lien entre l'occultisme et les révolutionnaires russes, John Gray prend pour point de départ le courant bolchevique des« constructeurs de Dieu »,qui prônait la création et l'organisation d'une religion de l'hu­manité socialiste et pensait que la science pouvait abolir la mort. Cette doctrine, embrassée par des intellectuels comme Maxime Gorki et Anatoli Lounatcharski, a été combattue par Lénine. Mais la volonté de déifier un homme transformé par l'avènement du socialisme, entreprise qui passait par la victoire sur la mort, n'est pas sans rapport avec la création de la « Commission pour l'immortalisation de la mémoire de V.l. Oulianov >> (qui donne son titre au livre de John Gray), chargée d'embaumer son corps, à l'initiave notamment du même Lounatcharski et de Leon id Krassine. Sous le mausolée de la place Rouge était installé un laboratoire pour la conser­vation du corps du leader révolutionnaire, et son éventuelle résurrection. Nul n'a mieux exprimé les dangers de cette utopie que l'agronome Trofim Lyssenko, sous Staline : « Dans notre Union soviétique, camarades, les hommes ne naissent pas. Des organismes humains naissent, mais les hom­mes sont créés. » [J

destinée à le rejoindre au paradis pour l'éternité. Darwin a anéanti l'idée de notre caractère spirituel unique mais, ce faisant, il nous a assigné une autre sin­gularité, tragique celle-là : la conscience de notre propre finitude. Doués de conscience et de réflexion, nous savons qu'à l'instar des autres espèces nous sommes voués, pour reprendre les mots du poète Philip Larkin, à « l'extinction inéluctable vers laquelle nous ten­dons/ Et où nous nous perdrons à jamais 1 ».Cette perspective révulsait tant les intellectuels victoriens qu'ils se tournèrent vers cette même science qui l'avait fait naître, pour tenter de la réfu­ter. C'est sur ce retournement de la science contre elle-même que porte la première partie de l'ouvrage de Gray.

D'éminents intellectuels, comme Fre­deric Myers 2, l'inventeur du mot« télé­pathie », ou Henry Sidgwick, philosophe de renom, se sont associés au grand psy­chologue et penseur pragmatiste amé­ricain William James et à Charles Richet, prix Nobel de médecine, pour promou­voir la Society for Psychical Research, dont la vocation était d'étudier les phé­nomènes paranormaux de façon « scien­tifique et impartiale » afin d'essayer de démontrer l'existence d'une vie après la mort. Hormis ce désir partagé d'établir la preuve de l'immortalité, les fonda­teurs de la société savante possédaient tous des motivations différentes. Henry Sidgwick, auteur d'un livre encore très influent sur l'éthique 3, estimait que, si la personnalité humaine ne survivait pas à la mort physique, toute morale était

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vaine. Cette idée, toujours dominante dans les milieux religieux, a été expri­mée de la manière la plus spectaculaire par Dostoïevski : « Si Dieu n'existe pas, tout est permis. »

Le taciturne Arthur Balfour, ancien ministre des Affaires étrangères et Pre­mier ministre\ figurait parmi ces cher­cheurs. Mais, s'il rejetait le matérialisme, à l'instar des autres savants, il n'atten­dait pas de la science qu'elle chasse le naturel et rétablisse une quelconque forme de vérité transcendante sur le sens de la vie. Au lieu de cela, il utilisait les méthodes de la science contre elle­même au point de finir par croire en un esprit divin, dont la seule existence pourrait sauver l'univers de l'absurdité.

Entre autres aspects réjouissants, le livre de Gray nous permet de découvrir la vie d'une élite victorienne à l'âme noble. Pour prouver la survie de la conscience dans l'au-delà, ces hommes utilisèrent un système soigneusement pensé d'écriture automatique appelé « correspondances croisées », à travers lesquelles les défunts communiquaient avec les vivants, leur permettant ainsi de

CE SATANÉ DÉSIR D'IMMORTALITÉ

vérifier leurs hypothèses. L'expérience s'est poursuivie jusque dans les années 1930 et a donné lieu à une impo­sante collection d'archives dont Gray nous livre une interprétation tantôt émouvante, tantôt amusante. Fatalement, ces études, conçues pour réunir des connaissances sur l'au-delà, n'ont réussi qu'à nous révéler les aspirations incons­cientes et les dilemmes moraux de cher­cheurs on ne peut plus terrestres.

Techno-immortalistes Cependant, quelque chose de plus

sinistre commença de ternir le caractère poignant de l'expérience victorienne, ce qui nous amène à la seconde partie, plus sombre, du livre de Gray. Car cette obses­sion de l'immortalité féconde à bien des égards tous les mouvements dédiés à l'émergence d'une nouvelle conscience et à la création d'une nouvelle espèce, éclairée, d'êtres humains. Gray pense que ces forces mystiques se sont, dans la Russie révolutionnaire, changées en une terreur effrayante dont les effets se font encore sentir. Les dirigeants révolution­naires ont sécularisé les aspirations

Cet étrange appareil, mis au point par la Society for Psychological Research dans les années 1920, était censé établ ir si les « voix >> entendues lors des séances de spirit isme émanaient bien d'esprits et non, par ventriloquie, des protagonistes eux-mêmes. ID SPL/COSMOS

31 The Methods of Ethics ( « les méthodes de l'éthique »), londres, 1874. Non traduit. -41 Arthur Balfour fut Premier miniftre du Royaume-Uni de 1902 à1905. -SI Sur ce sujet, lire l'article de John Gray, « les illusions de l'athéisme militant », Books, hors-série n• 1, décembre 2009-janvier 2010, p. 83. -61 Mort en 1936, A.E. Housman eft surtout connu pour son recueil A Shropshire Lad, publié en 1896. -

eschatologiques de l'humanité, pour en faire cette doctrine impitoyable selon laquelle l'homme ne progresse qu'à tra­vers les catastrophes. Et les bolcheviks ont précisément provoqué une succes­sion de catastrophes au cours desquelles d'innombrables individus ont été exter­minés comme de la vermine. Outre les monstres comme Lénine et Staline, Gray fait figurer au générique une multitude d'occultistes politiques et de techno­immortalistes, tous déterminés à établir sur terre un nouveau paradis collectif - et à déchaîner les enfers au passage [lire l'encadré ci-contre].

Le fossé peut sembler considérable entre un groupe d'intellectuels victo­riens s'essayant à la recherche parapsy­chologique et les purges de la Russie bolchevique. Mais Gray a raison de situer l'origine de ces deux élans dans la réticence de l'homme à accepter sa nature mortelle. Sans y adhérer, il est bienveillant envers les religions qui ten­tent de donner à l'univers une significa­tion transcendante. Il est, en revanche, particulièrement sévère avec les nou­veaux athées militants [à l'instar de Richard Dawkins] qui s'efforcent de remplacer cette vieille aspiration par un rationalisme progressiste5• Gray acquies­cerait aux propos du poète AE. Rous­man 6, pour qui « les peines de nos poussières fières et houleuses remontent à la nuit des temps et ne faibliront pas ». Sa vision est très sévère mais elle est empreinte de compassion pour cette pauvre humanité bercée d'illusions. Notre épanouissement est éphémère comme celui des fleurs des champs, et nous sommes fauchés comme l'herbe. Ne perdons pas de temps en vaines aspi­rations. « L'immortalité n'est que l'image confuse de l'âme projetée sur un écran blanc. Il y a plus de ravissement dans la chute d'une feuille. » 0

Cet article est paru dans The Observer le 30 janvier 2011. Il a été traduit par Hélène Hiessler.

POUR EN SAVOIR PLUS

0 Axel Kahn et Fabrice Papillon, Le Secret de la salamandre. La médecine en quête d'immortalité, Nil tditions, 2005. Les dernières avancées de la médecine régénératrice, analysées par un grand généticien et un journaliste scientifique.

0 Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac (dir.), La Mort et l'Immortalité. Encyclopédie des savoirs et des croyances, Bayard, 2004. Soixante auteurs réunis pour explorer la manière dont la question est posée dans les différences civilisations.

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+ ........

11 Récemment traduit dans son intégralité aux éditions Verdier, Le Dit du Genji relate la vie du prince Genji le Radieux, dans l'atmosphère raffinée de la cour de Heian. -21 Forgé par le psychologue tokyoïte Saito Tamaki, le terme hikikomori, que l'on peut traduire par « repli sur soi >>,fait référence à un phénomène social apparu dans les années 2000 et qui voit un nombre croissant de jeunes gens, majoritairement des garçons, abandonner toute vie sociale pendant des années. Selon les experts, on e~ime qu'entre 200000 et 1 million de Japonais sont hikikomori. -

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CULTURE

Culture del Giappone contemporaneo ( « Cultures du Japon contemporain »), dirigé par Matteo Casari, Tunué, 2011.

Matteo Casa ri, professeur à l'université de Bologne, est spécialiste du théâtre japonais traditionnel.

" LA FABRIQUE DE L'AME JAPONAISE Pour comprendre l'imaginaire du Japon, il n'est pas de meilleur guide que l'art. Dans ce pays hypermoderne qui réinvente en permanence ses classiques, les créateurs révèlent une civi lisation à nos yeux étrange. Où l'outre-tombe ne s'oppose pas au vivant, où les monstres sont le miroir de soi, où la réclusion nourrit la quiétude.

TOMMASO PIN CIO. Il Manifesta.

ne poésie ancienne, attribuée à Ariwara no Yukihira - qui vécut à la cour impériale japonaise à l'époque de Heian, de 818 à 893 -, dit plus ou moins ceci : « Si par hasard venait/ quelqu'un qui s'enquiert de moi/ réponds-lui que, dans la baie de Suma/ baigné de larmes comme l'algue en eau saumâtre/ je vis submergé par la déso­lation. » Ces vers célèbres, repris au siècle suivant par la romancière et dame de cour Murasaki Shikibu dans Le Dit du Genji, qui passe pour être l'œuvre majeure de la littérature japo­naise\ contiennent en germe un concept fondamental pour la culture nippone. Exprimant à l'origine la tris­tesse nue et crue ressentie lorsque, de gré ou de force, on se retrouve exclu du monde, le sens du wabi - vivre sub­mergé par la désolation - s'est trans­formé au cours des siècles pour devenir synonyme d'une forme de béatitude, la voie maîtresse pour atteindre à la quié­tude spirituelle du néant le plus pro­fond, la clé pour accéder à la conscience que tout attachement aux valeurs terrestres est pure illusion et, par conséquent, source de souffrance. La

cérémonie du thé, mais aussi l'ermi­tage pratiqué par certains poètes japo­nais sont imprégnés de ce sentiment. Le wabi est tellement enraciné dans la culture nippone, que l'on en vient tout naturellement à se demander si, et dans quelle mesure, le phénomène récent des hikikomori - ces jeunes Japonais qui s'enferment dans un iso­lement extrême, refusant de sortir de leur chambre minuscule pendant des années, voire des décennies 2 - ne serait pas une version contemporaine et actualisée de cette disposition de l'âme qui inspira un haïku au poète

nisés par le département d'études asiatiques de l'université de Naples. En confrontant la culture underground des jeunes- mangas, dessins animés, jeux vidéo - avec les expressions artistiques plus « nobles » que sont le cinéma, les arts plastiques, l'architecture ou bien la littérature, l'ouvrage s'attache en effet à montrer comment la tradition nippone n'a de cesse de se perpétuer tout en se diffractant dans le kaléidoscope des technologies modernes.

Le traducteur et professeur de littéra­ture japonaise Giorgio Amitrano propose par exemple une étude minutieuse des

Le Japon oscille entre une affirmation ferme de sa propre identité et une redéfinition fébrile de celle-ci.

Basho Matsuo en 1681 : « Je vis sub­mergé par la désolation, je ne connais personne qui s'enquiert de moi. » Des mots qui, bien sûr, doivent beaucoup aux vers de Ariwara no Yukihira.

Une culture hybride et mutante C'est ce questionnement sur l'éton­

nante perpétuation de la tradition nip­pone qui semble avoir présidé à l'ouvrage « Cultures du Japon contem­porain »,recueil des interventions faites en 2009 par plusieurs spécialistes ita­liens lors d'une série de colloques orga-

transpositions récentes du Dit du Genji en mangas. Le chef-d'œuvre de Murasaki Shikibu fait depuis toujours l'objet d'adaptations de toutes sortes. Comme si elle avait anticipé les futures contrefa­çons de son texte, la romancière elle­même regrettait qu'il existe déjà de son vivant deux copies différentes de son manuscrit, dont l'une pouvait selon elle nuire à la réputation du livre. Qui sait ce que Murasaki, dame de cour, penserait aujourd'hui en feuilletant l'adaptation résolument explicite qu'en a fait le man­gaka Egawa Tatsuya en 2001. L'attention

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LA FABRIQUE DE L'ÂME JAPONAISE

Murasaki Shikibu, romancière et dame de cour de l'époque Heian, est l'auteur du Dit du Genji, œuvre majeure de la littérature japonaise classique. 10 COLLECTION DAGLI ORTI

portée par Egawa au dessin des costu­mes, des ambiances et des objets de l'époque « est gâchée, commente Ami­trano, par ce qui est avant tout une ver­sion pornographique de l'œuvre». Pour le traducteur italien, l'adaptation pos­thume d'un classique doit permettre au lecteur d'« apprécier l'original, sous une perspective nouvelle».

Ces réinterprétations pop méritent cependant notre attention, dans la mesure où l'âme du Japon contemporain réside précisément dans une oscillation entre une affirmation ferme et réitérée de sa propre identité, donc de la tradi­tion, et une redéfinition fébrile de celle­ci. Voilà un premier et passionnant paradoxe : hybride et mutante par

nature, la culture nippone est en appa­rence on ne peut plus postmoderne ; pourtant, comme le souligne Gianluca Coci, le Japon n'était « pas préparé à l'émergence du postrnodernisme, phé­nomène qui l'a fort déconcerté ».C'est seulement dans un second temps, à par­tir du milieu des années 1970, et encore plus durant la décennie suivante, que de jeunes romanciers tels Haruki Mura­kami, Ryu Murakami et Genichiro Taka­hashi 3 ont su s'adapter au changement d'époque.

Faire tomber les barrières entre culture d'élite et culture de masse est l'une des principales caractéristiques du postrnodernisme. Et cela s'est bien pro­duit dans l'Archipel, mais selon des

31 Ryu Mura kami, Haruki Murakami et Genichiro Takahashi ont tous trois bouleversé les codes traditionnels de la littérature nippone lors de la parution de leurs premiers romans respedifs, Bleu presque transparent en 1976 (traduit aux éditions Philippe Picquier), « Ëcoute le chant du vent » en 1979 (non traduit) et<< Sayonara, Gangsters >> en 1982 (non traduit) . -

modalités particulières : « Le mouve­ment japonais est différent de son équi­valent européen et américain, explique le philosophe et critique littéraire Kara­tani Kojin. Il n'inclut pas ce sens de !'"opposition" si profondément ancré dans le monde occidental. » Les raisons pour lesquelles le modèle de l'antithèse n'a pas pris dans l'Orient le plus extrême sont multiples et très anciennes. Des thèmes comme le travestissement, l'an­drogynie ou l'inceste reviennent très fréquemment dans la littérature japo­naise et ne sont presque jamais traités avec la curiosité morbide ou coupable que l'on décèle dans notre regard sur ces questions. « La condamnation de l'acte sexuel et de l'ambiguïté sexuelle en particulier, note Laura Testaverde dans son essai sur les rapports entre la littérature contemporaine et son passé, est le produit d'une évolution interne à la pensée chrétienne et ne trouve pas d'équivalent dans la plupart des civili­sations étrangères à son influence. » Dans la culture japonaise, au contraire, tout ce qui est ambigu, confus, compo­site, génère depuis toujours « une forte dose d'admiration et d'attirance». Cette manière de penser et de vivre la sexua­lité, et la différence en général, va fata­lement de pair avec un autre type d'imaginaire. Lorsque nous, Occiden­taux, portons notre regard vers l'au­delà, se profile souvent un paysage d'outre-tombe ou un lieu antithétique à la réalité. Autrement dit, nos mondes parallèles sont presque toujours des mondes de l'opposition : les vivants ici­bas, les morts dans l'au-delà, l'être et le non-être, le vrai et le faux.

Un univers fluide et mou Au Japon, on trouve au contraire ce

que l'universitaire américaine Rebecca Copeland décrit dans ses travaux comme la« littérature du mukogawa », mukogawa désignant un monde obscur aux origines mythiques, une sorte d'univers maternel où l'on se retrouve comme par enchantement : « Le pro­tagoniste franchit une chaîne de mon­tagnes, de dunes ou bien traverse la mer. Il grimpe ou se fraie un passage vers le monde qui est de l'autre côté, souvent au prix d'un voyage périlleux. Une fois dans le monde du mukogawa, il rencontre une belle femme, !'"esprit du lieu'~ qui lui sert de guide et le mène jusque dans les profondeurs de sa pro­pre psyché », dans un mouvement idéal de régression vers le ventre qu'il a quitté à la naissance. Parmi les nom-

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Mori Mariko pose en compagnie d'une de ses œuvres. Chez elle, comme chez d'autres artistes japonais contemporains, la frontière entre l'art et le monde des jouets ou l'imaginaire des dessins animés est floue. © AGENCIA ESTADO/ ZUMA/ REA

41 Oreiller d'herbes, de Natsume Sôseki, eft publié aux éditions Rivages (1989); Une affaire personnelle, de Kenzaburô Ôé, eft traduit aux éditions Stock (2000); Les Belles Endormies, de Kawabata Yasunari, exifte en livre de poche chez LGF (2008); et Chroniques de l'oiseau à ressort, de Haruki Murakami, eft édité au Seuil, dans la colledion « Points » (2004). -SI Propos tenus lors d'un entretien diffusé sur la radio allemande Hessischer Rundfunk, le 22 mai 1990. -

breux textes illustrant ce modèle, nous trouvons Oreiller d'herbes de Natsume Sôseki, Une affaire personnelle de Ken­zaburô Ôé, Les Belles Endormies de Kawabata Yasunari et, plus récemment, les Chroniques de l'oiseau à ressort de Haruki Murakami 4 • S'il évoque par bien des aspects l'outre-tombe tant décrit dans la littérature occidentale, le mukogawa naît du besoin typiquement japonais de s'immerger dans un lieu reculé, au contact de la nature, afin que le « moi »,contaminé par la culture - et en particulier par la modernité venue d'Occident-, puisse se redécou­vrir lui-même.

Voici comment l'universitaire nippa­américain Tsuruta Kinya définit le mukogawa: « Nous pourrions dire, en simplifiant à l'extrême, que les prota­gonistes des romans occidentaux conquièrent leur identité en luttant contre leur milieu et les éléments. [ ... ] Bon nombre des personnages de romans japonais démontrent (au contraire) un penchant pour la régres­sion, ou une tendance, même passa­gère, à laisser leur "ego" se fondre dans leur environnement. [ ... ] Voilà pour­quoi on représente le mukogawa comme une brève halte aux abords d'une tiède source thermale, loin des pressions constantes de la modernisa­tion. C'est un lieu humide et secret

pour rêver, dissoudre son ego et, sur­tout, reprendre des forces. » On retrouve une inspiration similaire dans le Biopop, une tendance artistique à laquelle appartient notamment Mori Mariko, la star japonaise de l'art contemporain, ou encore le sculpteur Nawa Kohei. Le Biopop, explique Fabriano Fabri, « réunit deux dimen­sions en apparence opposées : d'un côté, la célébration de la vie authenti­que, saisie dans sa phase biologique la

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sophe Inoue Enryo, surnommé Docteur Monstre. Qu'il s'agisse des lutins décrits par le nouvelliste Ryûnosuké Akutagawa dans son très populaire conte Kappa, de Godzilla, le dinosaure radioactif du cinéma, ou de l'armée des Pokémon dans le jeu vidéo du même nom, les monstres jouent un rôle très important, assumant une fonction de médiation symbolique dans la construction de l'identité comme de l'altérité. Au début du siècle, lors d'un voyage à Londres,

Des thèmes comme le travestissement, l'androgynie ou l'inceste reviennent très fréquemment dans la littérature japonaise, abordés sans curiosité morbide.

plus élémentaire; de l'autre, l'introduc­tion d'un fort coefficient d'artifice ». Cellules et systèmes artériels, lymphes et pus : l'univers fluide et mou caché à l'intérieur des organismes vivants se transforme en un espace solide, parfois même physiquement praticable, fait de matériaux synthétiques, de pixels ou de diagrammes.

La frontière entre cet art et le monde des jouets ou l'imaginaire des dessins animés est floue, voire inexistante. Et, de là au monstrueux, autre thème cen­tral dans la culture japonaise contem­poraine, il n'y a qu'un pas. La prolifération de créatures hybrides et mutantes est tellement importante qu'elle fait désormais l'objet d'une dis­cipline académique, le yokaigaku, une science pour ainsi dire, dont le père offi­ciel fut, au début du x:xe siècle, le philo-

l'écrivain Natsume Sôseki écrivit dans son journal:« Je crus voir sur mon che­min un homme petit et particulièrement laid qui venait à ma rencontre, avant de me rendre compte qu'il s'agissait de mon propre reflet dans le miroir. Il a fallu que je vienne jusqu'ici pour réaliser que nous sommes vraiment jaunes. » Le monstre comme miroir donc, miroir de la créature née de l'accouplement de deux êtres opposés, synthèse entre un attachement tenace à la tradition et une plongée vertigineuse dans l'hyper­modernisation. Orient et Occident. Passé et avenir. Avenir surtout, car, comme le disait Jacques Derrida, « un avenir qui ne serait pas monstrueux ne serait pas un avenir5 ». 0

Cet article est paru dans li manifesta en avril2011. Il a été traduit par Maïra Muchnik.

POUR EN SAVOIR PLUS

0 Ruth Benedid, Le Chrysanthème et le Sabre, Philippe Picquier, 1998. Le livre de référence sur la mentalité et le mode de vie des Japonais.

0 Emilia Delcheva-Chalandon et Roselyne Sendim de Ribas Ura, Des pierres et des fleurs. De la simplicité dans l'esthétique japonaise, l'Harmattan, 2011. Présentation des canons de la beauté japonaise par deux universitaires spécialistes de littérature nippone.

Philippe Forest, La Beauté du contresens et autres essais sur la littérature japonaise, éditions Cécile Defaut, 2005. L'écrivain français, amoureux du Japon, évoque les grands noms du roman japonais contemporain.

0 Hisayasu Nakagawa, Introduction à la culture japonaise, PUF, 2005. les phénomènes culturels nippons expliqués aux Français par un Japonais spécialiste de Diderot et de Rousseau, qui écrit en français.

Junichiro Tanizaki, Éloge de l'ombre, Verdier, 2011. Une analyse du concept de wabi-sabi, au fondement de l'esthétique japonaise, par l'un des plus grands écrivains de l'Archipel.

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LITIERATURE

LE LIVRE> L'AUTEUR> Lillian Nayder, The Dther Dickens. A Life of Catherine Hogarth («L'autre Dickens. Biographie de Catherine Hogarth»), Cornell University Press, 2010.

Lillian Nayder enseigne l'anglais au Bates College, dans l'État du Maine. Ses travaux portent notamment sur le genre à l'époque victorienne.

1 LA VIE PRIVÉE DES ÉCRIVAINS Charles Dickens

<< on père était un homme cruel; un homme très cruel, écrit Kate Perugini, la fille de Charles Dickens. Il ne compre­nait pas les femmes. » Pourtant, on ne saurait faire de lui un simple phallo­crate. À défaut d'indépendance, l'écri­vain reconnaissait aux femmes le droit d'avoir des ambitions en dehors du foyer : il admirait sa sœur Fanny, musi­cienne; les talents de comédienne de Nelly Ternan, dont il fit sa maîtresse, expliquent en partie son attirance pour elle ; et il travailla en étroite collabora­tion avec la romancière Elizabeth Gas­kell, ou la philanthrope Angela Burdett-Coutts. La détresse des femmes sans défense et maltraitées le boulever­sait, et il s'efforça activement (avec l'aide de Burdett-Coutts) de sortir les prosti­tuées de leur misère. Il ne tolérait pas qu'une femme défie son autorité, mais il s'ennuyait auprès de celles qui se lais­saient trop facilement dominer.

Ces conflits sont au cœur de l'œuvre de Dickens. Si sa pensée sur les deux sexes avait été moins embrouillée, il aurait été un écrivain très différent, moins passionnant. On n'est guère surpris d'ap­prendre qu'il lui arrivait de mal se com­porter avec les femmes. Il y a vingt ans,

LE MARTYRE DE MADAME DICKENS Charles Dickens, maître du conte moral, pourfendeur des injustices de l'Angleterre victorienne, se comportait chez lui en tyran. Ambivalent à l'égard des femmes, il fit vivre à son épouse Catherine un enfer, avant de la tromper, de la bannir et de la priver de ses enfants. Son œuvre y gagna en épaisseur.

DINAH BIRCH. London Review of Books.

Catherine Dickens, née Hogarth, par Daniel Maclise en 1847. Elle n'était pas le personnage stupide et fade décrit par bien des biographes de l'écrivain. ~CHARLES DIC~ENS MUSEUM

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LITIERATURE

Claire Tomalin soulignait déjà sa dupli­cité dans un livre consacré au sort peu enviable de Nelly, maîtresse cachée d'un homme célébré dans tout le pays comme le chantre des valeurs familiales 1

L'ouvrage très documenté de Lillian Nay­der s'inscrit dans la même veine. Il mon­tre au travers de Catherine, l'épouse de Dickens, à quel statut débilitant étaient réduites les femmes de l'époque victo­rienne, à quel point l'écrivain pouvait être autoritaire avec celles de sa famille, comment il a anéanti l'une d'elles, qui n'avait rien fait pour mériter sa cruauté - et toutes les raisons qu'ont aujourd'hui ses semblables de bénir le féminisme, qui changea leur place dans la société.

Une loyauté sans faille Nayder fait beaucoup pour rendre sa

dignité à Catherine Hogarth, loin du personnage insignifiant, stupide et fade qu'ont si souvent décrit les biographes de l'écrivain. Dans sa jeunesse, à Édim­bourg, la future madame Dickens avait développé ses propres goûts en matière de culture. Le refus cavalier de son époux d'encourager son discernement - discernement dont il l'accusa plus tard de manquer - n'en fut que plus blessant. Il écrivit à son ami John Fos­ter : « [Elle] souhaite savoir si tu as "des livres à lui envoyer". Si tu as quel­que camelote sous la main, merci de la lui expédier. » Catherine répondit à cha­que affront par une loyauté sans faille, même après que Dickens l'eut chassée de la maison. Son indulgence ne faisait qu'attiser l'exaspération de son mari. Mais l'hostilité de ce dernier n'y fit rien : sur son lit de mort, Catherine légua sa correspondance au British Museum « pour que le monde puisse savoir qu'il m'a un jour aimée » .

L'approche de Nayder a un goût de revanche. Comme elle le dit elle-même, « ce livre s'efforce de ramener Dickens au rang de personnage secondaire » . Mais Catherine ne l'y aide vraiment pas : après le mariage, elle semble avoir renoncé à être autre chose que la femme du grand auteur et la mère de ses enfants. Les recherches de Nayder sur ses occupations et ses opinions, aussi bien avant qu'après la rupture, suggèrent qu'elle était devenue une femme parfai­tement conventionnelle. Son humilité accentue le caractère injuste de sa souf­france, mais ni son chagrin, ni sa fidélité résignée ne suffisent à en faire un per­sonnage substantiel. Même si ce n'était pas son intention, l'intérêt du travail de Nayder réside précisément dans ce qu'il

induit au sujet de Dickens, l'homme invi­sible du livre. Comment ne pas s'étonner de la férocité avec laquelle il rejeta Cathe­rine quand on sait ce qu'il écrivait sur les vertus de l'affection familiale?

L'extraordinaire popularité de Dic­kens vient entre autres de ce que ses romans exaltent des valeurs dites fémi­nines, par opposition à la froideur et à la rationalité attribuées à l'esprit mas­culin. Dans la trame complexe de ses histoires, les femmes au cœur tendre (la petite Dorrit du roman éponyme, la

féminisé a beau être soigneusement cir­conscrite dans les romans de Dickens, elle reste le seul moyen d'apaiser les divisions et de guérir les maux.

L'enfance de l'auteur fournit quelques clés pour démêler ces représentations embrouillées. La mère de Dickens était sociable et enjouée. Son penchant pour l'imitation irrévérencieuse faisait la joie de son fils, qui s'en inspira plus tard. Même s'il finit par mépriser ses maniè­res brouillonnes, il fut souvent attiré par des femmes qui lui ressemblaient, et

Si, sur le plan idéologique, Dickens promeut l'idéal de la famille, ses personnages de mères sont déconcertants de faiblesse.

11 The Invisible Woman. The Story of Nelly Te man and Charles Dickens (« La femme invisible. L'histoire de Nelly Ternan et de Charl es Dickens»), Penguin, 1990. Non traduit. -

petite Nell du Magasin d'antiquités, Sissy Jupe des Temps difficiles, Florence Dom­bey de Dombey et Fils) jouent souvent un rôle rédempteur. Leur petitesse est ambiguë, comme bien d'autres choses chez elles. Elle suggère un statut subal­terne, voire enfantin, mais souligne en creux la capacité qu'elles ont de trans­cender leur fragilité originelle. Les qua­lités qui les affaiblissent sont celles-là mêmes qui les élèvent au-dessus des hommes - leurs actions généreuses ayant pour contrepartie une perte d'autonomie. La force du sentiment

LA VIE PRIVÉE DES ÉCRIVAINS

Après quelque hésitation, nous inaugurons avec ce texte sur Dickens une série d'articles sur la vie privée des écrivains. Le bon romancier nous en dit plus sur l'homme que tous les artistes, philosophes et scientifiques réunis. Voilà une bonne raison de croire en l'avenir du livre. Cela explique aussi le foisonnement des biographies qui leur sont consacrées : connaître leur vie doit apporter un supplément à ce qu'ils nous disent de la nôtre. Mieux comprendre la genèse de l'œuvre, pénétrer l'intimité du créateur, du visionnaire, il y a là une promesse de bon aloi. Les centaines de milliers de fans de Dickens ont été comblés d'apprendre, peu après sa mort, qu'il avait vécu une enfance comparable à celle de David Copperfield. Il y a aussi un risque : celui de découvrir une réalité passablement glauque, en déphasage avec les sentiments élevés procurés par la lecture des livres. Tel auteur américain dit avoir cessé de lire Naipaul après la lecture de sa biographie autorisée (voir<< L'effroyable M. Naipaul "• Books, n• 4, avril 2009, p. 45). Trop de savoir peut tuer la magie. Certains biographes en rajoutent, cédant au voyeurisme et à la tentation d'accumuler les alléga· tions invérifiables. La question la plus intéressante est aussi la plus rebat· tue : le lien entre la vie et l'œuvre est·il forcément profond? Avançons une réponse de Normand :cela dépend de la vie ... et de l'œuvre. [J

Books

elle exerça sur lui une influence plus profonde qu'il ne voulut jamais l'admet­tre. La maisonnée résonnait de la musi­que, des jeux et des cris joyeux de ses huit enfants. Les duos musicaux qu'il formait avec sa sœur Fanny initièrent Dickens aux plaisirs de la scène. Mais son éducation, et avec elle tout espoir de devenir un jour un gentleman, connut un brusque coup d'arrêt l'année de ses 12 ans, lorsqu'on l'envoya tra­vailler - dix heures par jour, six jours par semaine - dans une fabrique de cirage. Peu après, son père fut empri­sonné pour dettes, ajoutant au propre malheur de Charles la blessure de la disgrâce familiale.

Au même moment, les talents de Fanny lui promettaient gloire et pros­périté. Dickens en avait gros sur le cœur le jour où sa sœur reçut un prix de la Royal Academy of Music : « Je ne pou­vais supporter de penser à moi-même, si loin de pouvoir l'égaler et d'avoir un tel succès. Les larmes coulaient sur mes joues. J'avais le cœur déchiré. Avant de me mettre au lit, cette nuit-là, je priai pour être arraché au mépris et à l'hu­miliation où j'étais réduit. C'était la pre­mière fois que je souffrais tant. »

Lorsqu'il relate l'épisode, bien des années plus tard, Dickens s'empresse d'ajouter ce commentaire à moitié cré­dible : « Il n'y avait là aucune jalousie de ma part. » Peut-être pas, en effet, car sa dévotion envers Fanny ne vacilla jamais. La tendresse que nourrissent l'un pour l'autre un frère et une sœur (Nicolas et Kate Nickleby, Tom et Ruth Pinch, Florence et Paul Dombey) donne souvent à ses histoires un caractère

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chaleureux. On peut y lire, en filigrane, le souvenir de Fanny (elle mourut de la tuberculose à l'âge 38 ans). Dickens était attaché à sa sœur, mais son succès à elle ne faisait que souligner son déclassement à lui. Les garçons étaient censés faire fortune et les filles les épau­ler. Sa famille chaotique avait, semble­t-il, inversé l'ordre des choses.

Dickens en fit le reproche à sa mère. Lorsque se présenta enfin une occasion de quitter la fabrique, celle-ci lui refusa

LE MARTYRE DE MADAME DICKENS

son soutien : « Je n'ai jamais oublié, je n'oublierai jamais et ne le pourrai jamais, que ma mère accueillait favorablement l'idée que j'y fusse renvoyé. » Elizabeth n'eut pas gain de cause, et les finances de la famille se rétablirent assez pour permettte deux années de scolarité sup­plémentaires. Mais, en effet, Dickens n'oublia jamais. Il semble avoir toute sa vie considéré sa mère comme un poids encombrant. Si, dans ses romans, les frères et sœurs peuvent s'entraider, les

Charles Dickens avec ses filles Kate (debout) et Mary, en 1865. Sept ans plus tôt, il avait littéralement chassé leur mère de la maison. © RUE DES ARCHIVES

parents sont incapables de protéger leun enfants, ou ne le veulent pas. En parti· culier les mères qui, lorsqu'elles ne meu· rent pas de maladie ou ne s'effondren pas sous la contrainte, s'absentent d'em blée ou se révèlent perfides. Si, sur lt plan idéologique, Dickens promeu l'idéal de la famille, ses personnages dt mères sont déconcertants de faiblesse.

« Petite bête de somme >> Le romancier s'était promis que Il

négligence de ses parents ne menacerai· plus son avenir. Des années de travai acharné et ininterrompu allaient le met tre à l'abri du besoin et de la honte D'abord clerc de notaire, il devint jour· naliste, un métier en plein essor dans lt Londres des années 1830, qui offrai1 exactement le genre d'opportunité1 dont il avait besoin. Il n'avait pas 20 an1 lorsqu'il devint financièrement indé· pendant de sa famille et de ses insolu· bles problèmes d'argent. Comme i bataillait encore pour se faire un norr et une situation, il tomba amoureux dt Maria Beadnell, une jolie jeune filll issue d'un milieu aisé. L'histoire n'er retint pas grand-chose, sinon qu'elit servit de modèle à Dora Spenlow, l'in· décrottable idiote du très autobiogra· phique David Copperfield. Maria avai1 en réalité bien plus de personnalité qut Dora l'écervelée. Dickens lui plaisai1 sans la bouleverser. Il lui fit une cou1 empressée pendant trois ans, avec um détermination égale à celle qu'il mani· festait (avec plus de succès) dans sor travail. Quand elle finit par lui tournel le dos, son chagrin fut sincère. « Je n'a: jamais aimé et ne pourrai jamais aime1 aucune autre créature humaine qm vous », lui dit-il- et sans doute le pen· sait-il. Ce rejet le conforta dans l'idéE que les femmes ne méritaient pas sa confiance. Il n'était désormais pa~ davantage disposé à être la « petite bêtE de somme » que sa mère avait voulu faire de lui qu'à s'aventurer une nou· velle fois dans une histoire où la femmE aurait le dessus. Il entendait devenil seul maître de ses affaires, aussi bien professionnelles que sentimentales.

Deux ans plus tard, Dickens étai1 fiancé à Catherine Hogarth, la fille d'un confrère écossais. Sa cour fut bien dif· férente de celle, obstinée, qu'il avait faitE à Maria. Il proclama dès le départ qut l'union ne serait pas égalitaire. Cathe· rine jouirait, en échange de sa soumis· sion, d'un foyer stable et de toutes le~ responsabilités domestiques permettan1 à une épouse d'occuper son temps.

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• • • LITIÉRATURE

Dickens voyait en elle avant tout une source de réconfort et de repos, une per­sonne vers qui il pourrait se tourner « au coin du feu, une fois mon travail achevé, pour puiser dans votre douce tournure et vos charmantes manières la récréation et le bonheur que la triste solitude d'une garçonnière ne procure jamais ». Dans un premier temps, Catherine protesta contre sa place dans l'arrangement, se plaignant du carrié-

de s'apprêter davantage ».On aurait juré un avant-goût de Ruth Pinch dans Vie et Aventures de Martin Chuzzlewit : « Charmante petite Ruth ! Si gaie, si proprette, si active, si tranquille! »

Dickens se maria en 1836, l'année où sa carrière décollait grâce à la publica­tion des Esquisses de Boz et des Aventures de Monsieur Pickwick. La vie de Cathe­rine n'en fut que plus pénible : outre son besoin obsessionnel de domination, son

Le bruit des enfants et les désagréments des grossesses et accouchements eurent vite raison de la patience de l'écrivain.

risme obsessionnel de son promis, Dic­kens ne voulut rien entendre. Il répondit qu'il romprait leurs fiançailles si la jeune femme persistait dans son « obstination inflexible ». Catherine finit par rendre les armes. Le mariage fut célébré dans la discrétion. Avec « ses airs de fillette », la jeune Catherine fit une mariée modeste. Un invité la trouva « radieuse, aimable[ ... ], vêtue de la manière la plus simple et soignée qui soit, et sans doute plus jolie ainsi que si on lui avait permis

mari lui fit subir la pression de ses nou­veaux engagements professionnels. Les enfants ne tardèrent pas à arriver, et en nombre- dix en tout, le premier (Char­ley) neuf mois seulement après le mariage. Leur bruyante vitalité et les désagréments des grossesses et accou­chements eurent vite raison de la patience de Dickens. Catherine prit du poids (elle devint moins « soignée ») ; elle était souvent malade et fatiguée. «Je suis sûr qu'elle pourrait trotter, si elle le

=LEVER E DEBAT

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voulait bien »,affirmait pourtant l'écri­vain. La maison n'était pas tenue à son goût. Catherine était semble-t-il très en deçà du souvenir que gardait Dickens de sa belle-sœur, l'adorable Mary Hogarth, disparue brutalement à l'âge de 17 ans. Georgina, une autre fille Hogarth, s'ins­talla avec la famille. Elle présentait l'avantage de s'occuper des enfants sans ajouter à leur nombre. Son efficacité ne fit qu'accentuer les défauts de Catherine aux yeux de son époux, qui se mit alors à explorer de nouveaux horiwns. Il pensa un temps raviver sa flamme pour Maria. Mais, comme Catherine, celle-ci avait changé. Elle était devenue « très épaisse [ ... ] et peu endurante ».Dickens avait 45 ans lorsqu'il rencontra Nelly Ternan, une délicate et gracile demoiselle de 18 ans - plus jeune que sa fille aînée. Son mariage avec Catherine était fini.

La séparation fut très rude, notam­ment en raison de l'insistance de l'écri­vain à la rendre publique. Il publia une tribune enflammée dans le Times et Household Words, qui accréditait fort l'existence d'une maîtresse par la vigueur même de son déni - il dénon­çait des « déformations, pour la plupart grossièrement inexactes, monstrueuses et cruelles». Une déclaration plus fran­che suivit, qui mentionnait « une jeune

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demoiselle pour qui je nourris un grand attachement et une grande estime. Je ne donnerai pas son nom car j'ai trop de respect pour elle. Sur mon âme et mon honneur, il n'est pas sur terre de créature plus vertueuse et pure que cette jeune dame ».Par un fait étrange, il ne vint pas à l'esprit de Dickens que ses lecteurs allaient en déduire que la jeune dame en question était tout sauf pure. Catherine, pour sa part, était décrite comme souf­frant de « troubles mentaux » et accusée d'avoir « abandonné tous les enfants à quelqu'un d'autre ». Ce « quelqu'un d'autre » était bien sûr Georgina, laquelle prit le parti de Dickens contre sa sœur, et continuait obstinément à diriger la maisonnée. Révolté par les rumeurs (prévisibles) qui leur prêtaient une liaison, Dickens fit établir un certi­ficat de virginité pour sa belle-sœur - celle-ci n'y voyant apparemment aucune humiliation gratuite, mais plutôt un moyen nécessaire de se protéger.

Vous parlez d'une excuse! On pria Catherine de faire ses valises

et d'aller vivre dans une petite bâtisse près de Regent's Park. Elle ne fut jamais autorisée à remettre les pieds au domi­cile familial, ni à apparaître devant Dic­kens. Quels qu'aient été ses sentiments, elle les garda pour elle. Elle ne man­quait pourtant pas de défenseurs. Les tentatives de justification de Dickens nourrirent leur lot de ragots et de conjectures. L'écrivain William Make­peace Thackeray écrivit à sa mère : « Des bruits courent au sujet d'une comédienne qui serait impliquée dans l'affaire; [Dickens] les dément avec la plus farouche indignation[ ... ]. Dire que cette malheureuse mère de famille doit quitter sa maison après 23 années de mariage ! » La poétesse Elizabeth Bar­rett Browning était indignée: « Qu'est­ce que cette triste histoire au sujet de Dickens et de sa femme? Incompatibi­lité d'humeur après 23 ans de vie com­mune? Vous parlez d'une excuse! [ ... ] Pauvre femme ! Elle doit souffrir amère­ment, c'est certain. »

Le pire, pour Catherine, fut d'être séparée de ses enfants. Certains étaient trop jeunes pour même comprendre ce qui se passait (Edward, le petit dernier, n'avait que 6 ans). Seul l'aîné Charley était en âge de prendre le parti de sa mère et l'accompagna dans son exil. Catherine n'eut avec les autres que des contacts rares et limités. Sa fille Kate devait plus tard se le reprocher : « Nous avons tous été cruels de ne pas prendre

LE MARTYRE DE MADAME DICKENS

LES DEUX DICKENS

En 1862, Dickens accorda un entretien à un jeune journaliste russe du nom de Fédor Dos­toïevski, convaincu, selon son biographe Michael Slater, que cette confidence ne verrait jamais le jour : « Il m'a dit que tous les êtres simples et bons de ses romans (comme la petite Nell} représentent ce qu'il aurait aimé être; et ses personnages de scélérats, ce qu'il était (ou plu­tôt, ce qu'il découvrit en lui-même), sa cruauté, ses assauts d'hostilité sans raison envers les êtres sans défense qui cherchaient auprès de lui quelque réconfort, son éloignement de ceux dont il aurait dû s'occuper, étant épuisé par l'écriture. Il y avait deux hommes en lui, me confia-t-il : l'un ressent ce qu'il faut ressentir; l'autre l'inverse. C'est à partir de celui-ci que je construis mes personnages malfaisants; à partir du premier, j'essaie de vivre ma vie. >> [J

sa défense. » Mais à l'époque, les enfants Dickens n'avaient pas le choix. Leur père avait très clairement établi qu'ils devraient rester près de lui. Il fut aussi impitoyable avec eux - particuliè­rement avec ses fils - qu'avec Catherine. « Il se moquait éperdument de ce qui pouvait arriver à n'importe lequel d'en­tre nous », se souvint amèrement Kate. Vrai ou faux, les garçons furent en tout

encombrants géniteurs en les réduisant à des figures romanesques entièrement à sa merci - Mr. Micawber dans David Copperfield, Mrs. Nickleby dans Nicolns Nickleby, Mr. Dorrit dans La Petite Dar­rit. Au sujet de son mariage, il affirma : « Une page de ma vie naguère couverte d'écriture est désormais totalement vierge. » Nelly semblait incarner ce renouveau. Mais c'était en réalité une femme cachée et entretenue qui, comme Catherine, ne fut pas toujours heureuse (il est notamment question d'un bébé qui n'aurait pas survécu). Dickens devait savoir qu'en détruisant le monde de Catherine, il ruinait toutes les chances de Nelly de faire une carrière respecta­ble. Ce héraut des valeurs familiales devait désormais se livrer à un sordide jeu de dissimulation pour préserver sa réputation. Ses premiers romans avaient quelque chose d'un défi humoristique - quoique précaire - lancé à l'infamie. Après l'échec de son mariage, l'œuvre de Dickens se fit plus noire. Il commença à ressasser les thèmes de l'obsession sexuelle, du déshonneur et de la trahi­son. L'hypocrisie intéressée qu'il avait autrefois combattue avait fini par enva­hir sa propre existence. Mais les dupe­ries qui le hantaient allaient aussi permettre à sa fiction de gagner en ampleur et en complexité. 0

Dickens semble avoir cédé Cet article est paru dans la London Review of Books le 3 février 2011.11 a été traduit par Barnabé d'Aibès.

à une soudaine envie de refaire LA VI~ PRIVÉE . sa VIe, comme on commence DES ECRIVAINS

Dans notre prochain numéro : Raymond Chandler.

un nouveau roman.

cas chassés de la maison à peine atteint l'âge de se prendre en charge. Edward, devenu un jeune homme timide et mal assuré, avait 16 ans lorsque Dickens l'envoya en Australie. Catherine ne fut pas consultée. En guise d'adieu, il reçut une lettre au ton ferme par laquelle son père l'informait que la vie est ainsi faite de séparations, « et il faut en passer par ces souffrances ». Le garçon docile monta sur son bateau. Il ne reverrait jamais ni ses parents, ni l'Angleterre.

Dickens semble avoir cédé à une sou­daine envie de refaire sa vie comme on commence un nouveau roman. Il a voulu se débarrasser de sa famille comme si ses membres de chair et d'os étaient des personnages de fiction, de la même façon qu'il avait tiré un trait sur ses

POUR EN SAVOIR PLUS

0 John Bowen, Michael Hollington, Christine Huguet et al., Charles Dickens, l'inimitable, Democratie Books, 2011. Catalogue d'une exposition qui se tient jusqu'au 23 octobre à Condette, dans le Pas-de-Calais, à l'occasion du bicentenaire de la naissance de Dickens (Books, n• 25, p. 97}. Une partie est consacrée à « Dickens intime >l.

0 MichaeiSiater, Dickens and Women (<<Dickens et les femmes >l), Stanford University Press, 1983. Une étude pionnière dans son genre, par un grand spécialiste de Dickens.

0 MichaeiSiater, Charles Dickens, Yale University Press, 2009. La biographie incontournable de l'écrivain.

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Josll onega v Gasset

,.,

11 Dans l'article « Pourquoi je ne suis pas conservateur », publié à la fin de la Constitution de la liberté, en 1960, le philosophe et économi~e Friedrich Hayek dénigre le conservatisme, jugé par essence peu ouvert à la liberté individuelle. -

DOCUMENT LE LIVRE> La Révolte des masses, traduit par louis Parrot, les Belles lettres, 2010.

N° 26 1 OCTOBRE 2011

L'AUTEUR> Professeur à l'université de Madrid lorsqu'éclate la guerre civile en 1936, José Ortega y Gasset, mort en 1955, fut l'une des grandes figures de la philosophie espagnole.

LA REVANCHE POSTHUME D'ORTEGA Y GASSET Injustement décrié pour sa neutralité pendant la guerre d'Espagne, l'auteur de La Révolte des masses était pourtant un penseur de premier plan. À bien des égards prophétique, ce libéral convaincu, laïc, démocrate élitiste, promoteur de l'idée européenne, mettait en garde contre les radicalismes de droite comme de gauche. MARIO VARGAS LLOSA. Letras libres.

n 1930 paraissait La Révolte des masses, livre parmi les plus importants de José Ortega y Gasset, ce philosophe parmi les plus élégants et les plus intelli­gents du libéralisme. Mais la guerre civile espagnole, les qua­rante années de dictature fran­quiste et l'apogée des doctrines marxistes qui ont marqué l'Eu­rope de la seconde moitié du xxe siècle ont injustement relé-gué sa réflexion au grenier,

parmi les vieilleries. Quand ces circonstances ne l'ont pas dénaturée, réduite à une référence de la pensée conservatrice. Il existe pourtant un abîme entre libé­ralisme et conservatisme, comme l'a montré Friedrich Hayek dans un essai célèbre 1

Bien qu'il n'ait jamais systématisé sa pensée dans un corpus d'idées organisées, Ortega y Gasset a développé, dans ses innombrables essais, articles, conférences et notes, un discours incontestablement libéral, aussi cri­tique à l'égard de l'extrémisme dogmatique de la gau­che que du conservatisme autoritaire, nationaliste et catholique de la droite. Et cette philosophie n'a rien perdu de son actualité. Elle prend même aujourd'hui un étonnant relief, après la faillite du marxisme et alors

que le libéralisme intellectuel est tombé ces dernières années dans l'économisme excessif. La Révolte des mas­ses en offre la meilleure preuve. Le livre s'appuie sur une intuition géniale : la suprématie des élites a vécu; les masses ont fait irruption dans la société, provoquant un bouleversement profond des valeurs civiques et culturelles, ainsi que des comportements sociaux. For­mulée au moment de l'ascension du communisme et des fascismes, du syndicalisme et des nationalismes, alors que se produisaient les premières manifestations de la culture de masse, l'intuition d'Ortega décèle l'un des traits fondamentaux de la société moderne. Tout aussi pertinente est sa critique du phénomène. Elle se fonde sur la défense de l'individu, dont il voit la souve­raineté menacée - et à bien des égards déjà submergée -par cette irruption irrépressible de la foule, du collectif. Pour Ortega, le concept de « masse » n'a rien à voir avec celui de classe sociale et s'oppose spécifiquement à la défi­nition qu'en donne le marxisme. La « masse » dont il parle englobe des hommes et des femmes de milieux différents, qui se sont fondus en un être collectif, abdiquant ainsi leur individualité souveraine pour n'être plus qu'une « partie de la tribu ». La masse est cet ensemble de personnes désindividualisées, qui ont cessé d'être des unités humai­nes libres et pensantes pour se dissoudre dans un groupe qui pense et agit pour elles en mobilisant davantage les émotions, les instincts et les passions que la raison.

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LA REVANCHE POSTHUME D'ORTEGA Y GASSET

José Ortega y Gasset, en 1952, trois ans avant sa mort. 10 HERBERT LIST /MAGNUM

Ces masses s'aggloméraient alors déjà autour de Benito Mussolini, en Italie, et allaient bientôt se presser autour de Hitler, en Allemagne, ou vénérer Staline, le « petit père des peuples »,en Russie. Le communisme et le fascisme, « deux clairs exemples de régression subs­tantielle »,sont pour Ortega de parfaites illustrations de la transformation de l'individu en homme-masse. Mais le penseur espagnol ne voit pas dans ce phéno­mène de massification l'apanage des foules totalitaires. Il est aussi à ses yeux une réalité des démocraties, où l'individu tend de plus en plus à être absorbé par des ensembles grégaires qui jouent un rôle de premier plan dans l'espace public, phénomène qu'il analyse comme une résurgence du primitivisme et de certaines formes de barbarie dissimulées sous les oripeaux de la moder­nité. Cette vision est celle d'un penseur libéral qui consi-

dère la dissolution de l'individu dans le panurgisme comme une régression historique et une sérieuse menace pour la civilisa­tion démocratique. Le livre offre également un plai­doyer précoce et surprenant - à la veille de la Seconde Guerre mondiale - pour une Europe unie, une communauté dans laquelle les nations se fondraient, sans perdre leurs traditions et leurs cultures : « L'Europe sera l'hyper-nation. » Cette union est aux yeux d'Ortega la seule voie de salut possible pour un conti­nent qui a perdu son hégémonie historique, que la Russie et les États-Unis paraissent désormais décidés à assumer. Cette auda­cieuse proposition de création d'une union européenne qui ne commencera à prendre forme que des décennies plus tard est l'une des plus belles réussites du livre et une preuve de la lucidité visionnaire d'Ortega.

Raz-de-marée de mauvais goût L'essai pose aussi un autre prin­

cipe purement libéral : le déclin du continent est en partie dû au développement démesuré de l'État, dont les pesanteurs bureau­cratiques et interventionnistes ont étouffé l'esprit d'initiative et la créativité des citoyens. Avec un flair certain, Ortega annonce que l'irruption des masses dans la vie politique et sociale aura notam­ment pour conséquence la déva­lorisation et la vulgarisation de la culture - c'est-à-dire le remplace­ment du produit artistique authentique par sa caricature, sa version stéréotypée et mécani­sée - et un raz-de-marée de mau­

vais goût, de trivialité et de bêtise. Dans ce domaine, Ortega était élitiste, mais son élitisme n'était pas incom­patible avec ses convictions démocratiques, puisqu'il portait uniquement sur l'exigence en matière de création. En matière de diffusion, il était universaliste : la culture devait être à la portée de tous. Simplement, Ortega pen­sait que les modèles esthétiques et intellectuels devaient être définis par les grands artistes et les meilleurs pen­seurs, ceux qui avaient renouvelé la tradition et inventé de nouvelles formes, introduisant une nouvelle manière de comprendre la vie et sa représentation artistique. Car si ces référents émanaient du goût moyen de la masse -l'homme ordinaire -,il en résulterait un appauvrisse­ment brutal de la vie culturelle et une quasi-asphyxie de la créativité. L'élitisme d'Ortega sur ce plan est égale­ment inséparable de son cosmopolitisme, de sa convie-

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DOCUMENT

tion que la véritable culture n'a pas de frontières et relève du patrimoine universel. Sa pensée est profondé­ment antinationaliste. Dans sa défense du libéralisme, Ortega insiste sur le caractère laïc que doit avoir l'Etat dans une société démocratique - « L'histoire est la réalité de l'homme. Il n'en a pas d'autre » - et sur le caractère profondé­ment incompatible de la pensée libérale et du catholi­cisme dogmatique, qu'il qualifie d'antimoderne. Le cours des choses n'est pas écrit d'avance par une divi­nité toute-puissante. Ce n'est qu'œuvre humaine, donc « tout est possible dans l'histoire, autant le progrès triomphal et indéfini qu'une régression périodique ». Ortega y Gasset fait ici preuve - c'est le moins que l'on puisse dire - d'une grande indépendance d'esprit et de convictions suffisamment solides pour pouvoir résister aux pressions intellectuelles et politiques de son temps. Un temps, rappelons-le, où l'intelligentsia perdait foi en la démocratie, discréditée par la droite fasciste et la gauche communiste, et cédait souvent à la tentation de rejoindre l'un ou l'autre camp, avec une préférence marquée pour le second. Mais le libéralisme d'Ortega y Gasset, bien qu'authen­tique, reste partiel. Sa défense de l'individu, du plura­lisme des opinions et des critiques, d'un État modeste et laïc qui stimule la liberté personnelle au lieu de l'étouffer ne s'accompagne pas chez lui d'une défense du libre marché. Ortega témoigne à l'égard de cet aspect de la vie sociale d'une méfiance qui confine au dédain, et parfois d'une méconnaissance surprenante de la part d'un intellectuel si curieux et ouvert. Il s'agit là, sans doute, d'une question de génération. Tous les libéraux espagnols plus ou moins contemporains d'Ortega, tels que l'écrivain Ramon Pérez de Ayala ou le médecin Gre­gorio Marafion- avec lesquels il fonda en 1931 un parti de centre droit favorable au nouveau régime démocra­tique instauré après la chute de la dictature monarchiste du général Primo de Rivera et du roi Alphonse XIIF -, l'étaient au sens politique, éthique, civique et culturel, mais pas économique. Ils ignoraient cet autre principe fondamental de la doctrine : sans liberté économique et sans garantie de la propriété privée et des contrats, la démocratie et les libertés publiques sont toujours mena­cées. Bien qu'il eût pris ses distances à l'égard de l'édu­cation reçue chez les Jésuites, Ortega conserva toujours des traces du mépris - ou du moins de la méfiance invé­térée - qu'éprouve la morale catholique pour l'argent, les affaires, la réussite et le capitalisme ; comme si se reflétait dans cette dimension de l'activité sociale le trait le plus bassement matérialiste de l'animal humain, incompatible avec sa personnalité spirituelle et intellec­tuelle. D'où, probablement, les allusions dédaigneuses aux États-Unis qui figurent dans La Révolte des masses : Ortega juge, non sans une certaine morgue culturelle, que ce « paradis des masses » a sacrifié ses « qualités » au bénéfice d'une culture superficielle. De là découle l'une des rares âneries du livre : l'affirmation que les États-Unis sont incapables de développer la science comme l'a fait l'Europe. L'une des conséquences de la suprématie de l'homme­masse est, selon lui, le désintérêt de la société pour la culture, au sens noble du terme. À l'ère du panurgisme, la science passe au second plan et l'attention des mas-

ses se concentre sur la technique, les merveilles et les prodiges que réalise ce sous-produit de la science - car, sans elle, ni la luxueuse automobile aux lignes aérody­namiques ni les analgésiques qui soulagent la migraine ne seraient possibles. Il compare la déification du pro­duit de consommation fabriqué par la technique avec l'éblouissement du primitif d'un village africain devant les objets de l'industrie moderne, qu'il voit comme de purs produits de la nature, à l'instar des fruits et des animaux. La science, dit Ortega, suppose la civilisation, et donc le long processus historique qui la rend possi­ble. Aussi imagine-t-il que les États-Unis ne pourront jamais dépasser le stade de la technologie : « Quel esprit lucide croira que, si l'Europe disparaissait, les Américains pourraient continuer la science? » C'est l'une des prédictions erronées de ce livre par ailleurs rempli de prophéties qui se sont réalisées.

Déchirement face à la guerre civile Dans La Révolte des masses, Ortega critique le natio­

nalisme comme un phénomène typique de l'hégémonie grandissante du collectif sur l'individuel. Il rejette l'idée, relevant selon lui du mythe, qu'une nation se constitue sur une communauté de race, de religion ou de langue, et penche plutôt pour la vision de Renan : la nation comme « plébiscite de tous les jours » à tra­vers lequel ses membres réaffirment quotidiennement, par leur conduite et leur respect des lois et des institu­tions, la volonté de construire une« unité de destin ». Cette conception est flexible, moderne et compatible

Bien qu'il eût pris ses distances

N° 26 1 OGOBRE 2011

à l'égard des Jésuites, Ortega conserva toujours des traces du mépris qu'éprouve la morale chrétienne pour l'argent.

avec l'idée que l'Europe finira par former une union supranationale dans laquelle les pays du continent s'uniront en une communauté plurielle et solidaire. L'Épilogue pour les Angln.is, critique sévère du pacifisme dominant parmi les intellectuels occidentaux de l'épo­que, est écrit et ajouté à La Révolte des masses en 19373,

sept ans après la première édition, en pleine guerre civile espagnole. Ortega s'en prend aux interprétations stéréotypées que l'on donne à l'étranger des événe­ments dans son pays. Le penseur évoque les intellec­tuels anglais qui, « dans le confort de leur bureau ou de leur club», signent des pétitions où les communistes sont présentés en « défenseurs de la liberté »; quand, en Espagne, ceux-ci contraignent des écrivains à para­pher des manifestes ou à parler à la radio d'une manière conforme à leurs intérêts. Il en déduit que l'opinion publique internationale constituerait dans certains cas une « intervention armée » dans les affaires intérieures d'un pays, tant elle peut avoir des effets meurtriers sur son avenir. La thèse ne tient pas, bien sûr : l'accepter reviendrait à justifier la suppression de la liberté d'ex­pression et d'opinion au prétexte de la sécurité natio-

2lle parti d'Ortega participera à la rédaétion de la Constitution de la Il ' République espagnole en 1931, avant d'être dissous la même année par le philosophe, déçu par la tournure radicale que prit la coalition républicano-socialiste au pouvoir. -3lla réédition de La Révolte des masses publiée en 2010 aux éditions des Belles lettres inclut cet épilogue à la diffusion jusqu'alors confidentielle en France. -

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LA REVANCHE POSTHUME D'ORTEGA Y GASSET

nale. En outre, elle méconnaît cette réalité : on connaît souvent mieux à l'étranger ce qui se passe dans une dictature, car la censure empêche ceux qui la subissent d'avoir une claire conscience de la situation. À vrai dire, cette étrange affirmation reflète le malaise et le déchirement ressentis par Ortega face à la guerre civile. À ses yeux, les intellectuels européens ont paré les républicains de toutes les vertus pour des raisons idéo­logiques, sans tenir compte des violations et des excès antidémocratiques qu'ils avaient eux aussi commis. C'est pourquoi Ortega ne pouvait ni ne voulait prendre parti pour un camp, d'autant qu'il en était arrivé à cette conclusion : la lutte n'était pas fondamentalement entre la république démocratique et le fascisme, mais entre celui-ci et les communistes, alternative à laquelle le phi-

L'un de ses mérites est d'avoir su mettre à la portée des lecteurs profanes les grands sujets de la philosophie, de l'histoire, de la culture.

41 Dans son Traité des couleurs, Goethe décrit le speétre des couleurs en partant de l'obscurité -le noir étant considéré comme l'état zéro de la couleur- pour aller vers de plus en plus de clarté, jusqu'au blanc. -SI Dans son article intitulé« Un aldabonazo »(«Signal d'alarme>>), publié dans Criso/le 9 septembre 1931, Ortega met en garde le nouveau gouvernement républicain, qui vient de proclamer l'état d'exception dans sa « loi de défense de la République », contre la tentation du radicalisme et ses dérives. -

losophe se refusait. Pourtant, cela semble évident au vu de sa correspondance et des témoignages de ses proches, le penseur espagnol, sans jamais le rendre public, avait fini par penser que Franco et les « nationaux » repré­sentaient un moindre mal. Cette erreur lui sera impitoya­blement reprochée et contribuera à éloigner son œuvre des intellectuels dits progressistes. En vérité, il n'y a pas de moindre mal lorsqu'il s'agit de choisir entre deux totalitarismes - cela revient à choisir entre le sida et un cancer en phase terminale. Lire Ortega est toujours un plaisir, une jouissance esthé­tique, en raison de la beauté et de l'aisance de son style, clair, fluide, intelligent, cultivé, émaillé d'ironie et à la portée de n'importe quel lecteur. Ce dernier trait incite certains à lui refuser la qualité de philosophe, le relé­guant au statut d'homme de lettres ou de journaliste. Il est vrai que la plume d'Ortega se haussait parfois du col. Bien qu'il eût dicté deux commandements à l'intel­lectuel - s'opposer et séduire -,sa coquetterie et sa vanité le conduisirent parfois à négliger le premier au profit du second. Mais ces faiblesses occasionnelles sont plus que compensées par la vigueur et la grâce que son talent était capable d'insuffler aux idées, qui s'apparen­tent dans ses essais aux personnages vivants et impré­visibles de La Comédie humaine, qui l'avait tellement ébloui à l'adolescence. Cette veine réaliste, qui - tout comme la grande tradition picturale espagnole - était inséparable de sa vocation intellectuelle, contribua à humaniser sa pensée. Ni la philosophie en particulier ni la culture en général ne devaient se réduire à un pur exercice d'acrobatie rhétorique, une gymnastique pour esprits distingués. Pour cet « élitiste », la mission du penseur ne pouvait être que démocratique : s'immiscer dans la vie de tous les jours et s'en inspirer. Bien avant que les existentialistes français ne développent leur thèse sur l'« engagement » de l'intellectuel dans son époque et sa société, Ortega avait fait sienne cette

conviction et l'avait mise en pratique dans ses écrits. Il se pliait avec une discipline intransigeante à cette maxime, l'une de ses phrases les plus célèbres : « La clarté est la politesse du philosophe. » Je ne crois pas que cet effort, inspiré par le désir qu'avait Goethe de toujours aller« de l'obscur vers le clair4 »,appauvrisse sa pensée. Au contraire, l'un de ses grands mérites est d'avoir su mettre à la portée des lecteurs profanes les grands sujets de la philosophie, de l'histoire et de la culture en général, sans pour autant les affadir ni les trahir. Le journalisme l'y incita, bien sûr, ainsi que ses conférences, où il s'adressait à de vastes publics hété­rogènes tant il était convaincu que la pensée confinée dans les salles de cours ou les colloques universitaires, loin de l'agora, s'étiolait. Il croyait fermement que la philosophie aide les êtres humains à vivre, à résoudre leurs problèmes, à affronter avec lucidité le monde qui les entoure, et ne doit donc pas être le patrimoine exclu­sif des penseurs. Cette obsession de vouloir se faire comprendre de tous ses lecteurs est l'une des leçons les plus précieuses qu'il nous a léguées, un témoignage de sa conviction démocratique et libérale, d'une lumineuse importance pour notre époque où, dans différents domaines de la culture, le jargon l'emporte sur le lan­gage commun, dissimulant souvent non la complexité scientifique mais la prestidigitation verbeuse et la tri­cherie. Que nous partagions ou non ses thèses, une chose est claire : Ortega ne triche pas, la limpidité de son discours l'en empêche.

Tout un spectacle Qu'était-il, politiquement parlant? Libre-penseur,

athée (ou, du moins, agnostique), cosmopolite, euro­péen convaincu, adversaire du nationalisme et de tous les dogmatismes, démocrate. Son adjectif favori était « radical ».L'analyse et la réflexion devaient toujours aller à la racine des problèmes, ne jamais rester à la périphérie ou en surface. Pourtant, en politique, il se tint parfois éloigné de ce radicalisme qu'il prêchait. L'échec de la République et le bain de sang de la guerre civile traumatisèrent Ortega y Gasset. Il avait soutenu l'avènement de la République, en laquelle il plaçait beaucoup d'espoir, mais les désordres et les violences qui l'accompagnèrent le firent frémir ( « Ce n'est pas cela, ce n'est pas cela », proclama-t-il dans un célèbre articleS). Puis, le soulèvement franquiste et la polarisa­tion extrême de la société, qui précipita la guerre, ont placé le philosophe dans une sorte de quarantaine idéo­logique. Selon lui, la démocratie libérale « est la forme politique qui représente la plus haute volonté de coexis­tence » et celle qui a montré un esprit de tolérance sans précédent dans l'histoire. Car le libéralisme tient « au droit que la majorité accorde à la minorité »,c'est « la décision de coexister avec l'ennemi ». Une telle position était-elle tenable en pleine guerre civile? Le projet qu'il défendait - une société éclairée, fondée sur la coexis­tence et le droit, européenne - semblait irréel face à la montée parallèle des totalitarismes, qui foulaient au pied les fondements mêmes de la civilisation dont il rêvait. Ortega ne surmonta jamais l'effondrement de ses illusions. Quand on fréquente longtemps l'œuvre d'un écrivain, comme je l'ai fait avec Ortega - même à petites doses

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quotidiennes -,on se familiarise tant avec lui, avec sa personne, qu'on éprouve le sentiment d'avoir partagé son intimité, d'avoir assisté à ses conversations amicales qui, selon ses disciples, étaient éblouissantes. Ortega devait être un extraordinaire causeur, conférencier, pro-

' A la lecture de ses meilleurs essais, on entend sa voix : ses silences calculés, le claquement d'un adjectif insolite et la phrase labyrinthique qui, soudain, se clôt.

61 Dès le début de la guerre civile, en 1936, Ortega choisit l'exil, d'abord en France, où il réside jusqu'en 1939, puis en Argentine de 1939 à 1942, et enfin au Portugal. -71 Ortega y Gasset fait de la« circonftance » l'une des notions capitales de sa pensée. l'individu eft, selon lui, indissociable du contexte et de la réalité qui eft la sienne, et ne peut être saisi qu'en la prenant en compte. -

fesseur. À la lecture de ses meilleurs essais, on entend sa voix : ses silences calculés, le claquement d'un adjec­tif insolite et la phrase labyrinthique qui, soudain, se clôt, parachevant ainsi une argumentation avec une passe rhétorique de matador. Tout un spectacle. Ces dernières années, Ortega a été très décrié par la gauche espagnole, accusé, notamment par le journaliste Gregorio Morân dans son livre El maestro en el erial [«Le maître sur le terrain», non traduit], d'avoir été un complice discret des nationalistes, affirmation qui s'ap­puie sur des arguments spécieux : le fait que deux de ses fils ont combattu dans le camp fasciste, son amitié et sa correspondance avec certains diplomates fran­quistes. Quant à l'accusation selon laquelle le philoso­phe, se recommandant d'un tiers, aurait proposé à Franco de lui écrire ses discours, elle relève du ragot.

N° 261 OCTOBRE 2011

On n'en a jamais présenté une preuve digne de foi et on n'en trouve pas le moindre indice dans sa corres­pondance. En vérité, si Ortega avait voulu faire partie du régime franquiste, il aurait été accueilli par la grande porte, tant ce pouvoir qui l'attaqua fit aussi de multiples tentatives pour le suborner. Il lui suffisait de déclarer publiquement son adhésion. Il ne le fit jamais. Le fait qu'il ait continué de percevoir son salaire de professeur d'université après sa retraite n'est pas non plus un argument susceptible de le discréditer. Certes, il aurait mieux fait de s'y refuser. Et qu'il ne rentre jamais en Espagne, mourant en exil, ou s'oppose fron­talement et sans équivoque à la dictature6. Combien de confusions sur ce qu'il était, croyait et défendait auraient alors été évitées, et comme il serait facile de faire de lui, aujourd'hui, une figure politiquement cor­recte. Mais la véritable « circonstance » d'Ortega n'était pas de prendre parti pour l'un des camps lorsque la guerre civile éclata 7 ; l'option qui était la sienne s'est vue pulvérisée dans le conflit et l'a laissé dans un no man's land. Malgré cela, tout en connaissant la fragilité et l'isolement de sa posture, il lui resta fidèle jusqu'à la mort. C'était une position intenable dans cette situation de rupture et de manichéisme belliqueux, où la nuance et la modération n'avaient plus de place; mais elle n'était pas malhonnête.

Ni lâche ni opportuniste Quand Ortega revient en Espagne, en 1945, il est

convaincu que la fin de la Seconde Guerre mondiale amènera la dictature à se transformer. Il s'est trompé, bien sûr, et paya très cher cette erreur : il vécut dans

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N° 261 OGOBRE 2011

LA REVANCHE POSTHUME D'ORTEGA Y GASSET

le pays par intermittences, effectuant de longs séjours au Portugal, vilipendé par les ultras du régime qui ne lui pardonnaient pas son laïcisme, tout en tâchant d'esquiver, tel un chat, les tentatives de ceux qui cher­chaient à l'instrumentaliser en faisant de lui une sorte de pré-idéologue de la Phalange. Ces velléités prirent parfois des formes grotesques, comme la semaine d'exercices spirituels que la Phalange organisa à l'uni­versité de Madrid pour « la conversion d'Ortega y Gasset » ou les campagnes systématiques menées en chaire pour que le philosophe suive l'exemple de son collègue Manuel Garcia Morente, touché, lui, par le Saint-Esprit et qui avait rejoint le bercail catholique. En dépit du tempérament timoré que lui reprochent certains critiques, Ortega résista aux fortes pressions dont il faisait l'objet et n'écrivit pas une seule ligne reniant ses idées. De sorte que le régime, à la veille de sa mort, fit passer à la presse, par la bouche du minis­tre de l'Information, cet ordre que je ne résiste pas au plaisir de citer : « Face au décès possible de don José Ortega y Gasset, [ ... ] ce journal donnera la nouvelle en gros titre sur deux colonnes et y adjoindra, si on le souhaite, un seul article élogieux, dans lequel les erreurs politiques et religieuses de cette personne ne seront pas omises. En tout cas, on éliminera toujours la dénomination de maestro. » Les erreurs politiques du penseur espagnol ne furent pas celles d'un lâche ni d'un opportuniste; tout au plus, celles d'un naïf qui s'obstina à incarner une alter­native modérée, civile et réformiste, à un moment où celle-ci n'avait pas la moindre possibilité de se réaliser. Sa tiédeur et ses doutes n'ont pas à lui être jetés à la figure. Ils illustrent le destin tragique d'un intellectuel viscéralement et rationnellement allergique aux extrê­mes, à l'intolérance, aux vérités absolues, aux natio­nalismes et à tout dogme religieux ou politique; un intellectuel qui, pour cette raison même, parut déphasé au moment où la coexistence démocratique partait en fumée. Ce n'est pas seulement Ortega, mais l' idée démocratique et libérale qui fut ébranlée et annihilée dans l'hécatombe. Mais qu'en est-il aujourd'hui? Les idées d'Ortega y Gasset ne sont-elles pas bien vivantes dans l'Espagne plurielle, libre et bouillonnante d'aujourd'hui? Ortega est le plus grand penseur, le plus cohérent, que le pays ait donné à la culture laïque et démocratique. Celui, aussi, qui écrivait le mieux. La doctrine libérale contem­poraine a beaucoup à apprendre de lui. Avant tout en redécouvrant que le libéralisme ne peut se réduire à une recette économique ; c'est, d'abord, une attitude face à la vie et à la société, fondée sur la tolérance et le respect, sur l'amour de la culture, sur une volonté de coexistence avec l'autre, avec les autres, et sur une défense ferme de la liberté comme valeur suprême. Cette attitude est, en même temps, le moteur du pro­grès matériel, de la science, des arts et des lettres, et de cette civilisation qui a rendu possible la souveraineté de l'individu, avec son indépendance, ses droits et ses devoirs en permanent équilibre avec ceux des autres, protégés par un système juridique qui garantit la coexistence dans la diversité. La liberté économique est une pièce maîtresse de la doctrine libérale. Et il est déplorable, bien sûr, qu'Ortega et nombre de ses

contemporains l'aient ignoré. Mais il n'est pas moins grave de réduire cette pensée à une politique écono­mique. L'échec, ces dernières décennies, de nombreuses tentatives de libéralisation en Amérique latine, en Afri­que et même en Europe, n'est-il pas la preuve flagrante que les recettes économiques seules font long feu si elles ne s'appuient sur un corpus d'idées qui les légi­timent aux yeux de l'opinion? La doctrine libérale est une culture au sens le plus large, et les essais d'Ortega y Gasset la reflètent de manière stimulante et lucide, à chaque page. Eût-il été français, il serait aujourd'hui aussi connu et lu que Sartre, dont il anticipa la philosophie existenti­aliste de l'« homme en situation » - et l'exposa d'une meilleure plume - avec sa thèse de l'homme et sa « cir­constance ».Anglais, il eût été un autre Bertrand Rus-

Sa tiédeur et ses doutes illustrent le destin tragique d'un intellectuel viscéralement allergique aux extrêmes, à l'intolérance, aux vérités absolues.

sell, comme lui un grand philosophe et un remarquable vulgarisateur. Mais il n'était qu'espagnol, au moment où la culture de Cervantès, Quevedo et G6ngora était reléguée dans les sous-sols (l' image est de lui) des grandes cultures modernes reconnues. Depuis, les cho­ses ont changé, et les portes de ce club privé s'ouvrent à la vigoureuse langue qu'il a enrichie et actualisée autant que l'ont fait par la suite un Jorge Luis Borges ou un Octavio Paz. Il est temps que notre époque connaisse et reconnaisse, enfin, comme il le mérite, José Ortega y Gasset. Il

Le texte cie cette conférence, prononcée à Amsterdam en 2005, est paru dans Letras libres en novembre 2010. Il a été traduit par François Gaudry.

POUR EN SAVOIR PLUS

DE ORTEGA Y GASSET

0 La Déshumanisation de l'art, trad. par Adeline Struvay, Allia, 2011. Ortega s'interroge sur l'évolution des formes artistiques vers un« art nouveau >>où prédomine le jeu sur les formes et que le grand public ne comprend pas.

0 Études sur l'amour, trad. par Christian Pierre, Rivages, 2004. À partir de l'essai De l'amour, de Stendhal, le philosophe décrit la façon dont notre attention se fixe sur une personne.

SUR ORTEGA Y GASSET

0 Paul Aubert. La Frustration de l'intelleduellibéral. Espagne, 1898·1939, Sulliver, 2010. Retour, à travers les parcours d'Unamuno et d'Ortega y Gasset, sur l'expérience du mouvement libéral dans l'Espagne du début du xx• siècle, entre la fin de la monarchie et l'avènement de Franco.

0 Yves lorvellec et Christian Pierre, Ortega y Gasset, l'exigence de vérité, Michalon, 2001. Une plongée dans la métaphysique du penseur et philosophe espagnol.

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LE LIVRE> The Priee of Altruism. George Priee and the Search of The Origins of Kindness («le prix de l'altruisme. George Priee et la recherche des origines de la bonté »), 2010.

L'ALTRUISME EST-IL DANS NOS GÈNES?

L'AUTEUR> Oren Harman est professeur d'histoire des sciences à l'université Bar lian (près de Tei-Aviv).ll a aussi écrit un livre sur Cyril Darlington, «l'homme qui a inventé le chromosome».

Il existe une équation mathématique prouvant que la sélection naturelle privilégie les groupes ou

Du point de vue de l'évolution des espèces, chère à Darwin, c'est là le point le plus intrigant. Normalement, la sélection naturelle favorise les indi­vidus qui se reproduisent le mieux. Ce sont les gènes de ces individus et ceux de leurs proches qui sont favorisés. L'altruisme entre parents est donc facile à comprendre. Mais comment expliquer la fréquence de comporte­ments altruistes à l'égard d'individus avec lesquels vous n'avez aucun lien de parenté?

les espèces entretenant des comportements altruistes.

Nous sommes tous de sales égoïstes. Enfin, presque tous. Ou pas tout le temps. Les plus égoïstes d'entre nous se

montrent parfois capables de bouffées d'altruisme. Et si cette attitude paraît en recul dans certaines sociétés, donc sujette aux variations culturelles, elle est toujours là, prête à se manifester. Un livre récent décrit ainsi ces « commu­nautés extraordinaires qui se forment lors d'un désastre 1 ». Pour parodier la formule ironique de Descartes, il se pourrait que l'altruisme soit la chose du monde la mieux partagée (comme pour le bon sens, c'est affaire de statistique). Ce trait culturel aurait-il une base géné­tique? En aucun cas, diront ceux dont le poil se hérisse devant l'idée d'une nature humaine enracinée, ne serait-ce qu'en partie, dans l'histoire de nos gènes. L'altruisme n'est-il pas une émi­nente manifestation de notre dignité, qui nous distingue de l'animal? Pour­tant, un trait universel présenté comme culturel, c'est toujours un peu troublant. Comment expliquer que, chez les jeunes enfants, les gestes altruistes apparais­sent avant même la faculté de parler? Si universel il y a, ne pourrait-il carac­tériser notre espèce, au sens biologique du terme, un peu comme le langage?

Eh bien non! Car les comportements altruistes ne sont pas le propre de l'homme. Comme l'illustrait un dossier consacré par Books aux « gènes du bien et du mal » (mai 2010), les éthologues constatent et étudient depuis longtemps de telles conduites chez divers animaux, y compris des espèces bien loin de nous, comme les chauves-souris, les écureuils et même les insectes. Les primatologues

sont bien sûr aux premières loges de ces recherches. Marc Hauser, par exem­ple, pense que l'homme partage avec d'autres singes des éléments d'une faculté morale innée. Frans de Waal voit chez les grands singes des comporte­ments susceptibles d'être interprétés comme des produits de la morale. Pour ces primatologues, la rationalité joue un faible rôle dans la décision d'un humain d'agir de manière altruiste. C'est le cer­veau des émotions qui entre en jeu, mobilisant une grammaire morale dont les bases sont inconscientes. Leur col­lègue Sarah Hrdy pense pour sa part que nos comportements se rapprochent le plus de ceux d'espèces de petits singes pratiquant ce qu'elle appelle l'élevage coopératif : la mère laisse volontiers à d'autres adultes, même non apparentés, le soin de s'occuper des enfants.

Très beau et un peu fou, le biologiste américain George Priee s'est suicidé en 1975. 10 COLLEŒON PARTICULIÈRE

11 Rebecca Solnit, A Paradise Built in Hel/. The Extraordinary Communities thot Arise in Disaster, Viking, 2009.

La réponse a été apportée par un biologiste américain très beau et un peu fou. George Priee s'est suicidé en 1975 (un geste habituellement consi­déré comme peu altruiste). Dans notre dossier intitulé « Les gènes du bien et du mal», son nom apparaissait, mais en passant. Car ses travaux restent méconnus. Nous évoquions davantage ceux de son célèbre aîné britannique, William Hamilton, qui a fourni la for­mule mathématique rendant compte de l'altruisme entre parents. Suscitant la stupeur et la joie de Hamilton, George Priee a montré que l'on pouvait aussi rendre compte mathématique­ment de l'intérêt évolutif de la fré­quence de comportements altruistes pour un groupe ou une espèce, de la part d'individus non apparentés.

Analysant dans la New York Review of Books un livre consacré à Priee, un spécialiste américain de l'évolution, H. Allen Orr, donne la substance de son équation. Celle-ci montre que si, dans un groupe donné, les sales égoïs­tes peuvent être favorisés par la sélec­tion naturelle, l'existence dans ce groupe de pratiques coopératives élaborées favorise globalement ce groupe par rapport à d'autres groupes concurrents. Autrement dit, la sélec­tion naturelle favorise, certes, les indi­vidus égoïstes (les humains le savent bien), mais aussi les familles qui pra­tiquent l'altruisme entre parents et les groupes qui pratiquent l'altruisme entre parents et non-parents. Ce serait l'une des recettes du succès de l'espèce humaine. D

Olivier Postei-Vinily

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N° 26 1 OCTOBRE 2011

PÉRISCOPE ~ Les coups de cœur de la planète

Roman

LE BATEAU IVRE DE SILVINA OCAMPO La parution d'un inédit donne toute sa place à celle que Borges considérait comme « l'un des plus grands poètes de langue espagnole ».

Silvin a Ocampo, La promesa ( « La promesse >>), Lumen, 2011.

Sœur d'une brillante éditrice et épouse d'un écrivain

renommé, Silvina Ocampo a côtoyé les plus grands noms de la littérature argentine de son temps. Ce fut à la fois sa chance et sa malédiction. Car, en dépit d'une œuvre très riche, elle resta toujours dans l'ombre de ses illustres proches. Aujour­d'hui, moins de vingt ans après sa mort, l'écrivain tient enfin sa

beauté et ses amours tumul­tueuses, quand Silvina se trouve laide et se définit elle­même comme un être plus « intime » : moins extravertie, plus secrète. Jeune fille, elle étudie le dessin à Paris avec Giorgio De Chirico et Fernand Léger. Et publie sa première nouvelle en 1937. Trois ans plus tard, elle épouse l'écrivain Adolfo Bioy Casares - l'auteur de L'Invention de Morel, devenu depuis un clas­sique. Commence alors une union compliquée : le besoin de séduire d'« Adolfito » n'est pas soluble dans le mariage, et Silvina doit composer avec ses nombreuses conquêtes. Mais Casares et elle sont unis dans le travail. Le couple forme avec Jorge Luis Borges un brillant trio qui publie, l'année de leurs

Silvina se trouve laide et se définit elle-même comme

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un etre « Intime » : peu extravertie, secrète. « revanche posthume »,écrit Silvina Friera dans la revue Pagina 12 : la réédition de ses œuvres complètes et la publi­cation de « La promesse », son dernier roman jusqu'alors iné­dit, lui redonnent sa juste place. Silvina Ocampo est née à Bue­nos Aires en 1903, dans une riche famille d'aristocrates. Sa sœur aînée, Victoria, est une éditrice de tout premier plan. Elle a fondé en 1931 la très réputée revue Sur, qui publie, entre autres, Jorge Luis Borges, Thomas Mann, Henry Miller et André Malraux; celui-ci la sur­nomme d'ailleurs « l'Impéra­trice de la pampa ».Victoria est également connue pour sa

noces, une importante antho­logie de littérature fantastique. Ocampo, de son côté, compose une œuvre singulière et pro­téiforme, avec une prédilection pour la poésie et les nouvelles. Admirée de ses pairs - Borges voit en elle « l'un des plus grands poètes de langue espa­gnole » - et aimée des criti­ques, elle ne connaîtra pourtant jamais la gloire. Lorsqu'elle meurt en 1993, elle demeure relativement méconnue du grand public. Cette « Promesse » qui paraît aujourd'hui en espagnol, c'est « le triomphe de la petite der­nière, la plus jeune des six filles Ocampo éclipsée par la prima donna Victoria, et qui avait tou-

jours eu le sentiment d'être la cinquième roue du carrosse», affirme Friera. Silvina parlait de ce texte comme d'un «roman fantasmagorique», un récit affranchi de bien des conventions, privilégiant le flux de la conscience et la force des métaphores. Sa trame : une femme tombée d'un bateau se maintient à flot, tantôt en nageant, tantôt en faisant la planche. Bien qu'analphabète, elle fait à sainte Rita cette incroyable promesse : si elle survit, elle écrira un livre. Sans plume ni papier, elle écrit donc en pensée le roman de sa vie. Portraits et saynètes s'enchaî­nent sans lien logique, suivant les voies souterraines et tor­tueuses de la mémoire. À tra­vers une galerie de personnages campés avec assurance et par­fois une pointe de cruauté, cette dérive poétique explore des thèmes récurrents dans l'œuvre d'Ocampo : l'enfance et la perversion, la cruauté, la jalousie, le désir, l'amour fou (aimer, dit un personnage, c'est « perdre le dégoût, perdre la peur, perdre tout » ). Silvina Ocampo considérait ce roman, fruit de vingt-cinq années de travail, comme son livre le plus abouti. Elle avait raison, estime une critique du quotidien Clarin : « La promesa est un roman nécessaire dans son œuvre, une synthèse de sa poétique marginale et excentri­que, toujours à contre-pied, toujours originale. » C'est aussi, écrit Hugo Beccacece dans La Naci6n, une œuvre très personnelle : « Sans le savoir - ou plutôt avec l'intuition obs­cure mais implacable de celui qui voit son destin -, Silvina Ocampo ne faisait, en racon­tant l'histoire de son person­nage, que narrer son propre naufrage. » [J

LE GÉNIE DES PLUMES

i] Thor Hanson, Feathers. The Evolution of a Natural Miracle(« Plumes. L'évolution d'un miracle de la nature >>), Basic Books, 2011.

« Les plumes sont de ces choses familières qu'il est vite venu d'ignorer, jusqu'à ce que quel· qu'un nous montre à quel point elles sont miraculeuses », écrit Irene Wanner dans le Seattle Times. Ce quelqu'un, c'est Thor Hanson, un biologiste dont tous les critiques vantent l'enthousias­me communicatif. Exposant brillamment les connaissances et les controverses scientifiques sur le sujet, il décrit ce magnifique produit de l'évolution : « Les plu· mes peuvent dissimuler ou atti· rer. Conserver l'eau ou l'évacuer. Et forment [ ... )l'isolant le plus léger et efficace jamais décou­vert », se réjouit un article du New York Times. 0

DANS L'ALCÔVE DES CHURCHILL

Mary S. Lovell, The Churchills, in Love and War (« Les Churchill, amour et guerre >>), Norton 8 Company, 2011.

L'histoire des Churchill ne fut pas que gloire, honneur et flegme; elle fut aussi « sexe, affaires immobilières et tumultes senti· mentaux>>, comme l'écrit le New York Times. C'est à ce second ver­sant que la biographe Mary S. Lovell s'intéresse dans un livre qu'un critique du Sunday Times juge amusant, bien que man­quant de rigueur. La famille fait son entrée dans le monde du scandale à la fin du xvu• siècle, lorsque John Churchill, premier duç de Marlborough, est surpris

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dans le lit de la maîtresse du roi Charles Il. Mais l'histoire prend tout son sel quand, deux siècles plus tard, les hommes de la lignée se mettent à épouser des héritières américaines, afin d'en­tretenir le château et un train de vie extravagant. Car ces « dollar princesses »n'hésitent pas à ren­dre à leurs volages époux la mon­naie de leur pièce. la fastueuse Consuelo Vanderbilt (cousine par alliance de Winston). après avoir donné au clan « un héritier, plus un de rechange », reprend pres­tement une liberté dont elle fera grand usage. Elle est remplacée dans le lit ducal par Gladys Deacon, célèbre pour avoir ainsi interrompu une conversation politique : « Vous n'y connaissez rien! Moi, j'ai couché avec tous les Premiers ministres d'Europe, et la plupart des rois. » la palme revient à la propre mère de Wins­ton, la spectaculaire Jennie Jero­me, à qui l'on attribue jusqu'à 200 amants (et dont le mari Ran­dolph fut rendu fou par la syphi­lis, probablement contractée auprès d'une femme de cham­bre) . En comparaison, Winston est plutôt popote : il resta marié 57 ans à son adorée Clementine, et supporta avec flegme les extra­vagances de sa mère. lorsque celle-ci épouse un garçon du même âge que lui, il se contente d'un impassible : « Ça me donne un fichu coup de vieux. » D

LA CHINE RÊVÉE DE KISSINGER

Hf" nry Kissinger

On China

Henry Kissinger, On China ( « De la Chine»). Pengu in Press, 2011.

À 88 ans, Henry Kissinger revient avec un nouveau livre, un pavé de 600 pages sur la Chine, accueilli avec le respect dû à «celui qui peut se targuer d'avoir été le principal architecte d'un des piliers de l'ordre internatio­nal », lit-on dans le Guardian. À savoir la relation sine-américai­ne, qu'il fut le premier à promou­voir en organisant la visite de

PÉRISCOPE Les coups de cœur de la planète

IMPASSE ÉGYPTIENNE À travers un personnage en proie à l'impuissance sexuel le et au tourment existentiel, le romancier Nasser Iraq offre une chronique mordante de la fin de l'ère Moubarak.

Nasser Iraq, AI-Atel ( « Le chômeur »). éd. Al-Dar AI-Masrya al·lubnanya (Le Caire), 2010.

Mohammed vit au Caire. Il a la trentaine- et pas de travail. En désespoir de cause, il part ten­ter sa chance à Dubaï. En cela, son sort n'est guère différent de celui de centaines de mil­liers d'émigrés qui quittent chaque année l'Égypte pour les pays du Golfe ou des contrées plus lointaines. Mais le jeune homme, narrateur du troisiè­me roman de l'écrivain égyp­tien Nasser Iraq, va vivre là une situation encore plus angois­sante : dans l'univers cosmo­polite de l'émirat, il est assailli par toutes les contradictions de son existence. « le chômeur » est un roman « tout à la fois policier, roman­tique, érotique et politique », explique le poète et écrivain égyptien Ahmad Fadel Sha­bloul sur le site Middle East Online . Son titre joue sur les sens multiples que revêt en arabe le mot ote/ : signifiant en général « chômeur », il peut aussi désigner celui qui est « en panne » -en l'occur­rence sexuelle . Mohammed, qui a désormais un emploi, est en effet incapable d'honorer ses conquêtes successives - une Marocaine, une Russe, une Chinoise et une Égyptien­ne. Comme si l'oisiveté forcée qui empoisonnait auparavant sa vie ven;~it le poursuivre jus-

que dans l'intimité . Son impuissance oblige le narra­teur à une douloureuse intro­spection. Sa vie, constate-t-il , n'est que frustration. « Trente ans, et je n'ai pas écrit un seul mot d'amour à une fille ... Tren­te ans d'errance sans rêver du visage d'une amoureuse. >>Au moment où il croit avoir enfin trouvé l'amour avec une com­patriote émigrée, le jeune homme est accusé de meurtre, et se trouve une nouvelle fois dans l'impasse. « le héros avance dans un enchevêtrement d'événements qui sont surtout prétexte à plonger dans la psychologie de personnages aux destins tour­mentés », souligne Shabloul. Quelques séances de psycha­nalyse révéleront que Moham­med souffre d'avoir été élevé par un père tyrannique, et qu'il est resté marqué par les brima­des d'un frère dominateur. C'est finalement l'écriture de cette chronique émaillée de flash-backs qui lui permettra de surmonter la crise. En pre­nant la plume, il accepte enfin de regarder en face « ses déceptions, ses échecs et ses défaites >>. Ce faisant, il dresse un troublant parallèle entre son existence et le destin de son pays : ses trente ans de vie correspondent à peu près à la durée du règne de Hosni Mou­barak (de 1981 à 2011) . Un règne souvent évoqué au fil des pages par un personnage de journaliste révolutionnaire qui donne des accents prophé­tiques à ce roman paru quel­ques mois avant la chute du Raïs. « En utilisant le symbole sexuel pour exprimer l'impuis­sance politique », note Sha­bloul, Nasser Iraq donne un autre sens aux « pannes >> du «chômeur». D

Nixon à Pékin en 1972, le pre­mier voyage d'un président amé­ricain en République populaire. Officiellement, On China prétend analyser la vision que la Chine a d'elle-même et du monde. En réalité, « même si l'auteur attend la page 213 pour utiliser le mot "je" », remarque un spé­cialiste dans le Washington Post, le vrai sujet de Kissinger, c'est Kissinger. le livre est pour lui « une habile tentative de redorer son blason et de défendre sa conception de la Realpol itik », analyse Michiko Kakutani dans le New York Times. Cela conduit l'ancien secrétaire d'État à « minimiser le coût humain du maoïsme » et à brosser des por­traits outrageusement flatteurs des lieutenants et successeurs du Grand Timonier, « qu'il ne man­que pas une occasion d'encen­ser >>, confirme Jonathan Mirs ky dans la Literary Review. D

LA BIÈRE ARC-EN-CIEL

Anne Kelk Mager, Beer, Saciability, and Masculinity in South Africa (« Bière, sociabilité et masculinité en Afrique du Sud >>), Indiana University Press, 2010.

les Noirs sud-africains ne furent autorisés à consommer de la « bière claire >> (en cannette ou en bouteille) qu'à partir de 1962. Avant cette date, ils devaient se contenter de la « bière africaine >> produite illégalement dans les townships. Enseignante à l'uni­versité du Cap, Anne Kelk Mager explique comment le principal brasseur du pays, South African Breweries (devenu SABMiller), chercha à conquérir ce nouveau marché, « à une époque où les consommateurs et l'entreprise continuaient d'évoluer dans un système ségrégationniste», rap­pelle l'historien Justin Willis sur le site H-Net Reviews. SAB allait pro­gressivement mettre l'accent sur la dimension socialisatrice de la bière, la présentant comme un moyen pour les buveurs de tou-

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tes les « races >> de fraterniser et d'affirmer leur masculinité. Cette étude oscillant entre « histoire sociale >> et « monographie criti­que >> de l'entreprise SAB, est « importante et innovante », juge Willis. D

UNE VIE DE MICHETON

Chester Brown, Paying for lt. (« Payer pour ça))), Draw 8 Quarterly, 2011. À paraître aux éditions Cornelius en septembre 2012.

Il y a une quinzaine d'années, l'auteur de BD canadien Chester Brown a décidé de renoncer aux relations amoureuses - trop destructrices - pour ne plus avoir que des rapports sexuels tarifés. Dans Paying for tt, il met en images sa découverte du monde de la prostitution et la vingtaine de travailleuses du sexe qu'il a fréquentées. Expli­cite, l'album ne verse pas dans la pornographie ou la provoca­tion gratuite. « Brown s'appuie sur son expérience pour plaider en faveur d'une légalisation de la prostitution », explique The Walrus. « En définitive, il s'agit moins de Mémoires que d'un traité argumenté sur un sujet controversé. >> D

Candida Mendes, Subcultura e mudança. Par que me envergonho do meu pais (« Sous-culture et changement : pourquoi j'ai honte de mon pays ))). Editora Topbooks, 2011.

Quarante millions de personnes sorties de la pauvreté en moins d'une décennie, un salaire mini­mum en forte hausse, une infla­tion maîtrisée : les indicateurs

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N° 261 OCTOBRE 2011

du progrès économique et social sous les deux mandats de l'an­cien président brésilien Luiz lnacio Lu la da Silva (2003-2011) abondent. Et l'intellectuel Can­dide Mendes, compagnon des premières heures du Parti des travailleurs, ne les conteste pas. Mais, dans son dernier ouvrage, le sociologue octogénaire s'atta­que aux échecs de la « révolu­tion Lula ». Outre la corruption et le clienté· lisme, que les gouvernements successifs n'ont selon lui pas cherché à combattre, Mendes s'alarme surtout de l'état de « sous-culture » où sont mainte­nus des segments entiers de la population. En cause : une conception tronquée du progrès et de la citoyenneté, où, comme l'explique Renato Lessa dans le quotidien 0 Globo, « l'inclusion sociale est essentiellement subor­donnée à l'accès aux biens maté­riels », et très peu à l'accès aux biens culturels et à l'éducation. L'émancipation du « peuple de Lu la» est donc encore loin d'être achevée, estime Mendes, pour qui « le développement corres­pond à la convergence des objec­tifs économiques, sociaux, et politiques d'une nation, laquelle ne peut aller sans une véritable maturation de la culture politi­que du peuple>>. D

KAFKA À BUDAPEST

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Gyorgy Spir6, Tavaszi Tdrlat ( « Exposition de printemps >>), Magvetô kiad6, 2010.

Le « héros » du dernier roman de Gyorgy Spir6 a quelque chose de Joseph K., le personnage du Pro­cès de Kafka. Cet ingénieur, petit bourgeois insignifiant, n'a rien demandé. Pendant les émeutes qui ont secoué Budapest en 1956, il était à l'hôpital, incapable de sortir manifester. Alors, au moment où l'Armée rouge entre dans la ville pour mater l'insur­rection, il rentre chez lui l'esprit tranquille. Cela ne l'empêche pas

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PÉRISCOPE ~ Le.<; coups de cœur de la planète

« Sportonomi' »

LA FAUTE A L'ARBITRE! Un économiste et un journaliste sportif ont passé des centaines de matchs à la moulinette statistique. Conclusion : l'équipe qui joue à domicile a bien la partie plus facile, mais pas pour les raisons qu'on croit.

Tobias Moskowitz et Jan Wertheim, Scorecasting. The Hidden Influences Behind How Sports Are Played and Cames Are Won(« Prévoir le score. Ce qui se cache derrière la façon dont se jouent et se gagnent les matchs »), Crown, 2011.

Certains clichés sportifs ont la vie dure : c'est la défense, et

non l'attaque, qui fait gagner des titres; telle ou telle équipe est maudite; un joueur de basket qui vient de marquer plusieurs paniers d'affilée a toutes les chan­ces de continuer car il a la « main chaude » ... Cette « sagesse de café du commerce » amuse The Economist, mais Tobias Mos­kowitz, professeur d'économie comportementale à l'université de Chicago, et ]on Wertheim, journaliste à l'hebdomadaire Sports Illustrated, ont entrepris de l'examiner scientifiquement. Leur ouvrage de « sportonomie » (contraction de « sport » et « éco­nomie ») s'inscrit dans la droite ligne de Freakonomics *, de Ste­ven D. Levitt et Stephen J. Dub­ner, ce bestseller qui appliquait les outils de l'analyse économique à des sujets incongrus. Les biais cognitifs, qui poussent les individus à agir de façon apparemment irrationnelle, sont au cœur des travaux de Mos­kowitz et Wertheim : ainsi, l'« aversion de la perte »,cette « tendance des individus à préfé­rer éviter une perte plutôt que de réaliser un gain d'importance identique »,toucherait le milieu sportif. Après avoir compilé des

montagnes de données statisti­ques, du football au golf, en pas­sant par le hockey, les auteurs l'assurent : l'idée que la défense prime systématiquement sur l'at­taque est sans fondement; les séries de tirs réussis des basket­teurs s'expliquent par le jeu des probabilités, et non par la baraka; et le fait que l'équipe de base-hall des Chicago Cubs n'ait pas rem­porté les World Series (le cham­pionnat américain) depuis plus d'un siècle n'a rien à voir avec une malédiction, mais plutôt avec un problème de motivation ... D'autres conjectures sont en revanche accréditées, comme l'avantage du terrain. « En base­hall, 54% des matchs de la pre­mière division américaine sont remportés par l'équipe jouant à domicile, de même que 60% des

mène n'est pas le résultat d'un vulgaire parti pris, mais d'une tendance tout à fait naturelle à « se laisser excessivement influencer par les avis exté­rieurs » (en l'occurrence, celui du public), explique The Economist. « Quand, il y a quelques années, vingt et un matchs du champion­nat de football italien se sont déroulés à huis clos après de vio­lents débordements, le biais en faveur de l'équipe hôte a diminué de 23% sur les fautes sifflées, de 26% sur les cartons jaunes et - fait remarquable - de 70% sur les cartons rouges », poursuit l'hebdomadaire. David Runciman n'est cependant pas convaincu par le raisonne­ment des auteurs : pourquoi, interroge-t-il dans la London Review of Books, avoir écarté cer-

Quand les matchs se déroulent à huis clos, l'arbitrage joue moins en faveur de l'équipe hôte. rencontres internationales de cricket et 63 % des matchs de Premier League de football en Angleterre »,énumère The Eco­nomist. Est-ce à mettre au crédit des supporters qui galvanisent les joueurs? Non, car les perfor­mances individuelles ne varient pas selon que les matchs se déroulent à domicile ou à l'exté­rieur. Et ni la fatigue du dépla­cement pour les visiteurs, ni la connaissance intime qu'a l'équipe hôte des aspérités de son terrain n'expliquent davan­tage Je phénomène. Restent les arbitres. Les travaux de Moskowitz et Wertheim mon­trent que leurs décisions sont dans l'ensemble plus favorables à l'équipe qui reçoit. Ce phéno-

taines hypothèses susceptibles de relativiser le rôle des arbitres ? Par exemple : les encourage­ments du public n'affectent peut­être pas la performance individuelle. Mais n'ont-ils pas pour autant une influence sur le jeu collectif? « Pour une raison ou une autre, avance Runciman, jouer à domicile améliore l'esprit d'équipe : les joueurs ont davan­tage confiance les uns dans les autres et fonctionnent mieux en tant que groupe. Je ne prétends pas que cette explication soit à coup sûr la bonne. Mais Mos­kowitz et Wertheim n'ont pas prouvé le contraire. » []

• Gallimard, coll.« Folio aduel », 2007 .

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PÉRISCOPE Les coups de cœur de la planète

Enquête ,

LE GRAND MARCHE DU CORPS HUMAIN Une enquête dans les coulisses du trafic d'organes soulève d'épineuses questions éthiques.

Scott Carney, The Red Market. On the Trait of the World's Orgon Brokers, Bane Thieves, 8/ood Farmers, and Child Traffickers (« Le marché rouge. Sur la piste des marchands d'organes, des collecteurs de sang, des voleurs d'os et des trafiquants d'enfants »), William Morrow, 2011.

Vn 2004, certains des survi­.I.:tvants indiens du tsunami furent installés dans un faubourg de Chennai, la capitale du Tamil Nadu. L'endroit ne tarda pas à être connu sous le nom de « Kid­neyville », la « ville du rein » : un terrain de chasse privilégié pour les trafiquants qui persuadèrent des dizaines de réfugiés de ven­dre un organe contre une somme dérisoire. En 2008, la police libéra une vingtaine de person­nes emprisonnées dans une ferme à la frontière népalaise. Les détenus y étaient littéralement vidés de leur sang par des prélè­vements forcés. La « Blood Fac­tory », comme l'a surnommée la presse locale, alimentait plusieurs banques de sang des environs. « Kidneyville » et « Blood Fac­tory » ne sont qu'un échantillon des histoires glaçantes recueillies par le journaliste américain Scott Camey sur les routes du « mar­ché rouge » - expression qui recouvre pêle-mêle « le com­merce (légal et illégal) d'os, de sang, d'organes et d'embryons humains, de mères porteuses et d'enfants vivants », explique Laura Miller sur le site Salon. Un livre qui « part un peu dans tous les sens »,mais est « éloquent », estime pour sa part le New York Times. Les passages portant sur

le trafic d'organes posent des questions particulièrement déli­cates. Certes, les faits abomina­bles qu' ils évoquent sont minoritaires, relève Laura Spin­ney dans la revue Nature : « L'Organisation mondiale de la santé estime que 10% des orga­nes greffés dans le monde sont obtenus par des moyens illégiti­mes ». Mais« ce que nous som­mes en tant que société dépend de la façon dont nous réagissons à ces 10 % », affirme Carney. D'abord parce que « les ache­teurs des produits du marché rouge sont en général des Occi­dentaux aisés »,rappelle Carl

répondre à l'intarissable demande de parties du corps humain, des comportements criminels ou moralement discutables s'invi­tent dans l'échange. » Faut-il alors se résoudre à autoriser la vente de certains organes, comme en Iran où, explique Carney, « l'État paie une modeste somme aux donneurs en échange de leur rein »? Faut-illégaliser et enca­drer une activité qui, de fait, existe? « Un marché régulé n'est pas forcément la solution », estime un commentateur de Busi­nessweek; qui se fonde sur l'exem­ple des Etats-Unis où la vente de sang fut autorisée entre les

L'OMS estime que 10% des organes greffés dans le monde sont obtenus par des moyens illégaux. Eliott dans le Wall Street journal. Ensuite, parce que ces abus inter­rogent les principes et procédu­res qui régissent le don d'organes et de tissus humains à travers le monde. Ainsi, dans la plupart des pays, nul n'est censé vendre ou acheter un organe. Seules sont rémunérées les prestations des professionnels intervenant dans le processus de transplantation (médecins, hôpitaux, coordon­nateurs, etc.) « Le problème, c'est qu'il s'agit d'une fiction »,écrit Carney dans Foreign Policy. Le prix de vente d'un organe peut se trouver intégré et dissimulé der­rière celui de la transplantation. Et l'anonymat des donneurs per­met aux receveurs de « fermer les yeux sur la provenance de leur chair », constate Spinney. La journaliste relève par ailleurs le paradoxe qui consiste à utiliser des termes altruistes - on parle de « dons » - pour désigner ce qui n'est qu'un marché : « Dans la mesure où il n'y a pas assez de générosité dans le monde pour

années 1940 et 1960 : « Des agents écumèrent les quartiers pauvres pour obtenir du sang au plus bas prix. Avec pour résul­tat une baisse de la qualité des stocks et une propagation des maladies.» Faute de mieux, Camey plaide pour la transparence totale du « marché rouge ». Chaque poche de sang, chaque organe, chaque enfant adopté devrait selon lui parvenir à son « desti­nataire » accompagné d'infor­mations précises sur sa provenance. En imaginant même qu'elle soit applicable, cette solution aurait sans doute pour conséquence de faire bais­ser la quantité de « produits » disponibles, relève Spinney, que cette perspective ne désole pas : « Les plus riches pourraient alors apprendre à accepter leur mortalité, et se demander si la prolongation de vie qu'offre une greffe justifie dans tous les cas la souffrance générée à l'autre bout de la chaîne. » []

• • •

11 Sur ce sujet, lire Books, mai 2010, n• 13, «Les gènes du bien et du mal». -21 À propos des secrets de la famille Shawn : la journali~e Lillian Ross a publié en 1998 un livre racontant sa liaison de quarante ans avec le patron du New Yorker (Here But Not Here. A Love Story, Random House) .

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de subir la répression. « Il est condamné à mort et comprend alors que l'histoire - surtout en Europe de l'Est - est fondamen­talement un cercle vicieux de manipulation, d'oppression et de destruction, dont on ne peut sor­tir», analyse le site littéraire Hlo. hu. Le roman s'achève sur la manifestation procommuniste du 1" mai 1957, « ce mensonge col­lectif», écrit l'auteur, qui conclut : « les gens avaient eu assez de problèmes. Ils voulaient profiter. Eh bien, qu'ils profitent! » 0

ARITHMÉTIQUE DE LA MORALE

Derek Parfit, On What Matters (« De ce qui importe>>), 2 vol. , Oxford University Press, 2011.

Composé de deux épais volumes se déployant sur plus de 1400 pages, le dernier livre du philo­sophe britannique Derek Parfit a de quoi intimider le lecteur le plus aguerri. Sa parution est pourtant accueillie avec un enthousiasme presque unanime dans le petit monde des spécia­listes d'éthique et de philosophie morale. Parfit, professeur émé­rite à l'université d'Oxford, est régulièrement présenté comme l'un des auteurs les plus influents de la discipline, bien qu'il ait très peu publié : On What Matters, fruit de quinze ans de travail, est son deuxième livre. Imposante par le volume, cette somme l'est aussi par l'ambition théorique. Parfit prétend démon­trer que les jugements moraux, au lieu d'exprimer des préféren­ces subjectives, peuvent être vrais ou faux- donc que la mora­le est objective et sa portée uni­verselle. Une position aujourd'hui minoritaire et « passée de mode depuis l'essor du positivisme logi­que dans les années 1930 »,sou­ligne le philosophe Peter Singer dans le Times Literary Supple­ment. Parfit n'en démord pour­tant pas et soutient que les

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vérités morales sont connues par intuition, mais « non pas au sens de faculté quasi sensorielle, précise Singer. Nous finissons par considérer que nous avons des raisons de faire certaines choses comme nous finissons par considérer que deux et deux font quatre ». Au risque de négliger ce que peuvent avoir de varié et d'irrationnel nos sen­timents moraux? C'est manifestement le point de vue de Simon Blackburn dans le Financial Times : rappe­lant que les développements récents de la psychologie révè­lent la part essentielle que jouent les émotions dans la genèse de nos opinions mora­les, il juge l'intellectualisme de Parfit pour le moins incongru et compare le livre à un « Tita­nic naufragé avant même d'avoir quitté le port1 ». 0

MA SŒUR, MA BLESSURE

Al len Shawn, Twin. A Memoir («Jumeaux. Mémoires>>), Viking, 2010.

Enfants, Allen et Mary Shawn ont partagé le même berceau, les mêmes jouets, les mêmes promenades dans Central Park. Jusqu'à ce qu'à 8 ans Mary dis­paraisse subitement de la vie de son frère jumeau : la fillette, autiste, est placée dans un éta­blissement dont elle ne sortira plus. « leurs parents ne parlè­rent plus d'elle que sur le ton de la nostalgie, comme si elle était morte », rapporte le Globe and Mail. Il faudra des décennies à Allen, devenu compositeur, pour comprendre qu'« être le jumeau de Mary fut déterminant, peut­être le fait essentiel de [s]a vie ». Son livre de Mémoires fait le lien entre l'éloignement de sa sœur et ses propres troubles, comme l'agoraphobie ou des cri­ses récurrentes de panique. Il donne ce faisant à voir les effets de la culture du déni qui carac-

térisait cette famille brillante -son père, William Shawn, diri­gea le New Yorker durant trente­cinq ans : « Soucieuse qu'elle était de discrétion et de bien­séance, elle amplifiait les névro­ses de ses membres », peut-on lire dans le New York Times 2• 0

LE MIRAGE SCIENTIFIQUE INDIEN

Angela Sain i, Geek Nation. How lndian Science is Taking Over the World ( « Nation de geeks. Comment la science indienne conquiert le monde>>), Hodder & Stoughton, 2011.

Dès 1976, l'Inde a inscrit la pro­motion de l'« esprit scientifi­que >> dans sa Constitution. Ses universités forment aujourd'hui d'impressionnantes cohortes d'ingénieurs, qui grossissent les rangs d'un secteur informatique en plein essor, et l'on appelle Bangalore la « Silicon Valley indienne >>. Mais peut-on affir­mer, comme le suggère le titre du livre d'Angela Sai ni, que « la science indienne conquiert le monde >>? « loin de là >>, com­mente le Financial Times, qui rappelle que le pays ne repré­sente que 3% de la recherche mondiale. Paradoxalement, l'auteur ne cache pas non plus sa déception face à certains de ces petits génies censés incarner une «nation de geeks >>,passionnés de sciences au sens large. Au prestigieux lndian lnstitute of Technology de Delhi, Saini ren­contre des étudiants sous pres­sion, dépourvus de créativité, et très peu portés sur la recherche. À Bangalore, elle note que « la maintenance et les développe­ments de routine tendent à constituer l'essentiel de l'acti­vité >>, loin du bouillonnement créatif que l'on attribue aux start-up ... Ailleurs, le constat est plus encourageant - notam­ment dans certains domaines

~- - .· -PÉRISCOPE ~ Les coups de cœur de la planète

de la recherche médicale - , mais cela ne convainc pas pour autant Seema Singh, du site Business.in : « Saini a beau être une bonne narratrice, son récit ne nous amène pas à valider l'hypothèse dont elle a fait le titre de son livre. >> 0

UN ÂGE D'OR DU FILM D'HORREUR

Jason Zinoman, Shock Value. How a Few Eccentric Outsiders Gave Us Nightmares ... ( « le choc. Comment une poignée de réal isateurs excentriques ont nourri nos cauchemars ... >>), Penguin, 2011.

À la fin des années 1960, le film d'épouvante est à bout de souffle. Ses monstres poussié­reux, ses stars vieillissantes et ses histoires à dormir debout n'effraient plus grand monde. Jusqu'à ce que surgissent, en 1968, Rosemary's Baby, de Roman Polanski, et La Nuit des morts -vivants, de George Romero. Plus crus et plus réa­listes que leurs prédécesseurs, ces films ont, selon le critique Jason Zinoman, inauguré l'ère de la « nouvelle horreur >>-un âge d'or marqué par des œuvres cultes comme L'Exor­ciste (1973), Massacre à la tron­çonneuse (1974), Halloween (1978) ou Alien (1979) . leur point commun : « Une vision postmoderne du mal >>, résu­me le Washington Post : « les réalisateurs de ces films refu­sèrent dans la plupart des cas d'expliquer pourquoi le mons­tre (réel ou surnaturel) veut absolument tuer tout le mon­de. Ils estimaient qu'ignorer ses mobiles était bien plus effrayant. >> Pour Zinoman, le genre a commencé de décliner à partir des années 1980, en raison d'un recours excessif aux effets spéciaux. Une ana­lyse que ne partage pas

entièrement Laura Miller, du site Salon, qui incrimine davantage la platitude crois­sante des scénarios. Elle n'en salue pas moins avec enthou­siasme ce livre mêlant efficace­ment « biographie, histoire et critique >>. 0

LA FAUSSE RÉVOLUTION DU ROCK

Miroslav Van ek, Byl to jen rock 'n'roll? Hudebnf alternativa v komunistickém éeskoslovensku 1956-1989 ( « Était -ce seulement du rock'n'roll ? La musique alternative dans la Tchécoslovaquie commun iste, 1956-1989 >>), Academia, 2010.

Tout fan de rock qu'il est, Mi ros­I av Vanek a dû se résoudre à démolir un mythe national :

non, ce n'est pas la musique, aussi subversive soit-elle, qui eut raison du rég ime commu­niste en Tchécoslovaquie. L'his­torien a en effet étudié les courants de musique alternative entre 1956 et 1989. Et il l'affir­me : en guise d'influence politi­que, le rock n'a guère fa it qu'offrir une bouffée d'air et aider la population à supporter l'oppression totalitaire. Mais il ne fut pour rien dans le renver­sement du régime. Malgré ce constat, la plupart des critiques du livre ont préféré s'en tenir aux chapitres contant les heures glorieuses du mouvement hip­pie tchèque et sa résistance face aux brimades du système. D'autres- bien plus rares- esti­ment que Vanek n'est pas allé assez loin dans son entreprise de démythification : « Il aurait fallu souligner que les groupes de rock tchèques de l'époque avaient plus de succès en repre­nant les chansons superficielles des Beachs Boys qu'avec des textes plus engagés >>, commen­te par exemple la revue d'his­toire Dejiny a Soucasnost. 0

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AMOUREUSES CONFIDENCES Un classique de la littérature bengalie sort en français, soixante après sa première parution.

LE LIVRE >La Fille de nos rêves, de Buddhadeva Bose, traduit par Sylvie Schneiter, Presses de la cité, 119 p., 16 €.

Paru à l'origine en 1951, La Fille de nos rêves est l'un des romans les moins connus du grand écrivain bengali Bud­dhadeva Bose. Il est pourtant le premier à être traduit en français, après l'avoir été en 2009 en anglais et en 2010 en allemand. Bose, qui fut aussi traducteur de Baudelaire et de Rilke, y met en scène quatre hommes d'un certain âge qui, par une nuit glaciale de décem­bre, attendent un train qui a du retard. « Soudain, la porte s'ouvre sur deux jeunes mariés. Touchés par l'intimité du cou­ple, les quatre voyageurs - un médecin, un entrepreneur, un employé et un écrivain - com­mencent à se raconter leur premier amour », résume Claudia Kramatschek dans la Neue Zürcher Zeitung. Ce dis­positif permet, à travers quatre de ses représentants, de don­ner une vision plurielle de la société bengalie. Il est, à en croire Kramatschek, le seul élé­ment légèrement artificiel de ce livre, qui pose une question essentielle, celle de la valeur du souvenir d'un bonheur passé. « Pour Bose, à l'évi­dence, seule compte la magie de l'instant; peu importe ce qui peut arriver ensuite. » 0

N° 261 OCTOBRE 2011

EN LIBRAIRIE Une sélection des dernières traductions

Un « hobo » dans un train de marchandises aux États-Unis en 1986. 10 JOHN VINK/MAGNUM

LE CLOCHARD CÉLESTE REVIENT Grand explorateur des tréfonds de la société américaine, William Vollmann entraîne cette fois le lecteur dans une errance ferroviaire en compagnie des hobos, les fameux clochards du rail.

WILLIAMT. VOLLMANN

LEGRAND PARTOUT

LE LIVRE >Le Grand Partout, de William T. Vollmann, traduit par Clément Baude, Actes Sud, 256 p., 22 €.

Avec presque un livre par an depuis vingt ans, William Yollmann occupe une place

singulière dans les lettres améri­caines. Il s'est fait une spécialité du sordide, « dont il est un obser­vateur fanatique », selon J.R. Moehringer du New York Times : il a plongé tour à tour dans l'uni­vers glauquissime des prostituées de Phnom Penh, des drogués de New York, des moudjahidines afghans, des malfrats de tout poil, pour en rapporter à chaque fois un bestseller, entre roman-fleuve

et reportage au long cours. Tous les critiques ne sont pas enthou­siastes, reconnaît Jed Lipinsky dans The Brooklyn Rail : « Cer­tains, même s'ils reconnaissent le talent de Vollmann, l'ont étiqueté "mauvais garçon", "chien fou", "monstre", même, et l'accusent d'aventurisme suicidaire et de fas­cination fétichiste pour les êtres en perdition, dont la description flatte les goûts bourgeois d'un lec­torat de jeunes voyeurs bran­chés. » Mais presque tous saluent la puissance de sa voix et la vigueur de son style. Dans son dernier ouvrage - bien plus court que les pavés des années précédentes et agrémenté de nom­breuses photographies -, il pro­mène son regard presque désespéré sur l'Amérique d'aujourd'hui, qu'il a sillonnée à bord des trains de marchandises, en passager clan­destin. Bravant le danger (il faut parfois descendre en marche), il a parcouru des milliers de miles avec un peu de nourriture et un seau en plastique orange pour ses besoins,

en compagnie des hobos, ces clo­chards du rail dont c'est là le mode de vie devenu légendaire. Il ne semble pas pour autant s'être réconcilié avec sa mère patrie et son époque : les cartes de crédit, la bou­langerie industrielle, « ce tortion­naire de G.W. Bush » et les agents de sécurité dans les aéroports sont régulièrement voués aux gémonies. Il n'a pas non plus atteint ni même identifié la « Cold Mountain »,des­tination mythique que Moehringer définit comme une sorte de « nir­vana américain, de paradis évanoui de liberté virile et individuelle ». À vrai dire, il a fait mieux : « Il a inventé un genre littéraire complè­tement nouveau : le clochardisme transcendantal », selon Steve Almond du Boston Globe. C'est-à­dire, pour Jed Lipinsky, « quelque chose qui mêle confession, récit de voyage, journalisme d'investigation et Mémoires »,et qui se situe, quoi qu'il s'en défende, « dans le droit fil de ses héros littéraires : Thoreau, Kerouac, Hemingway, London, Wolfe et 1\vain ». D

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ND 261 OCTOBRE 2011

Crassus, rends-moi mes légions !

Le 9 juin de l'an 53 av. J.-C., l'armée romaine subit l'une des pires défai­tes de son histoire. À Carrhes, en haute Mésopotamie, les légions, menées par le richissime Crassus, sont taillées en pièces par des cava­liers parthes pourtant largement inférieurs en nombre. C'est la fin de l'expansion romaine vers l'est; d'autres tentatives suivront, parfois moins catastrophiques, mais tou­jours aussi vaines. Rome devra ac­cepter de cohabiter pendant un demi-millénaire avec un empire presque à sa mesure, la Perse. Dans son nouvel ouvrage, l'historien ita­lien Giusto Traina revient sur les raisons de cette défaite. S'écartant de la tradition, il n'accable pas Cras­sus, « lui concédant même quel­ques circonstances atténuantes », rapporte le quotidien Linea. Le grand responsable fut l'art militaire qui avait tant réussi à Rome jusqu'alors : ses formations stati­ques de fantassins furent réduites à l'impuissance face à une cavalerie bien plus mobile qui put les percer de flèches à distance. 0 Carrhes, le 9 juin 53 av. J. ·C. Anatomie d'une défaite, de Giusto Traina, traduit par Gérard Marino, les Belles lettres, 320 p., 25€.

Ingeborg Bachmann et le soldat anglais Avant de faire tourner la tête à deux des plus grands auteurs ger­manophones de la seconde moitié du xx• siècle - Paul Celan et Max Frisch -, la grande poétesse autri­chienne Ingeborg Bachmann s'amouracha d'un jeune soldat anglais, Jack Hamesh. Nous som­mes en 1945. Bach mann est convo­quée dans les bureaux de la s• ar­mée britannique, stationnée en Carinthie. Hamesh l'y interroge sur son appartenance à une organisa­tion de jeunesse hitlérienne. Elle le trouve petit et laid. Lui, qui est né Juif autrichien, qui n'a pu fuir qu'in extremis vers l'Angleterre en 1938, sans ses parents, morts, eux, en camp de concentration, aurait tou­tes les raisons de haïr cette fille

EN LIBRAIRIE Une sélection des dernières traductions

d'un nazi convaincu. Pourtant, un attachement naît. Bientôt, Hamesh embrasse sa main, et Ingeborg jure de ne plus jamais la laver. « C'est grâce à la littérature, aux discussions sur les auteurs jus­qu'alors interdits comme Stefan Zweig, Arthur Schnitzler ou Thomas Mann, qu'un pont peut se créer par-dessus l'abîme qui les sépa­re », rapporte le Tagesspiege/. Actes Sud publie le journal que tint Bach mann à cette époque, suivi des lettres d'amour que Hamesh lui fit parvenir en 1946-1947 d'Israël, où il avait émigré. Celles que lui envoya la jeune femme n'ont pas été retrou­vées. Pas plus, à vrai dire, que Jack Hamesh lui-même, dont ces lettres sont les derniers signes de vie. [J

Journal de guerre, d'Ingeborg Bach­mann (suivi des Lettres à Ingeborg Bach­mann de Jack Hamesh), traduit par Françoise Rétif, Actes Sud, 128 p., 16 €.

La Chine à nu

En 2005, l'éminent sinologue Giiran Malmqvist se rend dans la province du Shanxi. Le but de son voyage? Rencontrer Cao Naiqian, auteur que les critiques chinoises fustigent pour sa « langue rude, vulgaire et truffée de termes ver­naculaires », rapporte la revue Renwu. Mais Malmqvist voit en lui un« écrivain de grand talent», qui n'hésite pas à dépeindre« l'appétit et le désir sexuel, ces deux élé­ments essentiels aux êtres hu­mains »; bref, le digne représen­tant d'une littérature« vivante >> . Il sera le premier à le traduire en Europe. Un recueil de ses nouvelles sort aujourd'hui en français. « Ces histoires entrecroisées d'une gran­de sensibilité, rapporte le Taipei Times, évoquent la vie monotone des paysans du Shanxi : la castra­tion des bêtes, les morsures de taons, la combustion de l'absinthe pour éloigner les moustiques, les fantômes qui hantent l'esprit des paysans comme les fantasmes sexuels. Sans compter le parti com­muniste, qu'ils portent telle une croix sur leurs frêles épaules. >> 0 La nuit quand tu me manques, j'peux rien faire, de Cao Naiqian, traduit par F. Bottéro et J. Formosa, Gallimard, 336 p., 18 €.

VALLEJO, LE POÈTE ROUGE Considéré comme l'un des plus grands auteurs latino-américains du xxe siècle, le Péruvien César Vallejo a consacré ses derniers poèmes à la guerre d'Espagne.

PO~MI'.S HUMAINS

LE LIVRE > Poèmes humains, suivi de Espagne, écarte de moi ce calice, de César Vallejo, traduit par François Maspero, Seuil, 420 p., 29 €.

~1e mourrai à Paris par un jour de pluie,/ un jour dont déjà j'ai le souvenir./Je mourrai à Paris - et c'est bien ainsi -/

peut-être un jeudi d'automne tel celui-ci. >> Le grand poète péruvien César Vallejo est mort à Paris, comme il l'avait prédit dans son plus célèbre poème, Pierre noire sur une pierre blanche, le 15 avril1938. Non pas un jeudi d'automne, mais un jour pluvieux de vendredi saint. « Dans cette famille nombreuse, métisse et pauvre de Santiago de Chuco, dans le nord du Pérou, les parents rêvent que le dernier de leurs douze enfants devienne curé »,raconte Alberto Gonzâlez Toro dans les colonnes du quoti­dien argentin Clarin. Lui choisit la faculté de lettres, mais « interrompt plusieurs fois ses études pour rai­sons financières, travaillant comme employé aux mines de Quiruvilca, puis dans une plantation de la val­lée de Chicama, où il est témoin de l'exploitation des Indiens »,dont il rendra compte dans son roman TUngstène (paru aux éditions Le Temps des cerises). Mais il s'instal­lera finalement comme professeur. En 1920, rapporte Gonzâlez Toro, « il est pris dans une rixe entre bandes rivales qui déclenche un incendie et se voit condamné à tort à quatre mois de prison par un pouvoir qui pense trouver là l'occa­sion de mater le trublion ». Vallejo décide de s'exiler et réussit à gagner

Paris en 1923. En 1928 et 1929, il se rend en Union soviétique. Les autorités françaises l'accusent de faire de la propagande et l'expul­sent vers l'Espagne voisine, où il exerce comme correspondant de presse et finit par adhérer au parti communiste. « La guerre civile qui éclate affecte profondément le poète, et imprè­gne la dernière partie de son œuvre », rappelle El Paîs. Espagne, écarte de moi ce calice, l'un des deux recueils - avec Poèmes humains - que les éditions du Seuil publient ces jours-ci dans une nouvelle traduction de Fran­çois Maspero, est tout entier voué à la défense de la cause républi­caine. Dès le texte liminaire, l'Hymne aux volontaires de la Répu­blique, « Vallejo exalte le cœur de ceux qui vont mourir dans la bataille pour la vie et loue le sacri­fice consenti par ces volontaires pour faire barrage au totalitarisme qui menace en Europe », com­mente le poète madrilène Luis Garcîa Montero. « Vallejo était un rouge espagnol, en chair et en os », lit-on dans la préface à cette nouvelle édition bilingue, signée par Jorge Sem­prûn peu avant sa mort. Ce qui fonde sa poésie, il l'a écrit, c'est la conviction que « les responsables de ce qui se passe dans le monde, ce sont les écrivains, parce qu'ils possèdent une arme formidable, qui est le verbe ».Poésie et poli­tique fusionnent chez celui qui sut exprimer avec une rare inten­sité la souffrance et la fraternité. « J'ai toujours fait la différence, conclut Semprun, entre le totali­tarisme des "évêques bolchevi­ques" et les communistes en chair et en os de toutes les clandestini­tés antifascistes. César Vallejo, pur et dur comme tant de poètes du xx" siècle, est, contrairement aux Neruda, Alberti, Aragon, réso­lument du côté des communistes en chair et en os. » D

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UN ANDROGYNE À LA MECQUE Le destin de Khâtem, à la fois femme et homme dans une société où les deux sexes vivent séparés.

LE LIVRE > Khâtem. Une enfant d'Arabie, de Raja Alem, traduit par Luc Barbulesco, Actes Sud, 208 p., 22 € .

Avant de se voir consacrée par le prix Booker arabe 2010 pour son dernier roman « Le collier de la colombe », la Saoudienne Raja Alem avait été révélée au public avec Khâtem, paru en 2001 et qui sort ce mois-ci en France. Diffusé alors gratuite­ment dans plusieurs quotidiens du monde arabe grâce à une opération de l 'Unesco , l'ouvrage avait été salué par la critique pour son « audace à briser les tabous sociaux ». Il met en scène un hermaphro­dite qui s'éveille au monde au cœur de La Mecque du début du XX" siècle, alors que la ville est encore sous domination ottomane. Khâtem, qui donne son nom au roman, est née fille d'un riche notable saoudien privé d'héritier mâle. Elle se présente en garçon au milieu des hommes lors des célébra­tions religieuses, puis remet son soutien-gorge et sa robe pour se mêler aux femmes. « Ce va-et-vient entre les mon­des est l'occasion de présenter les mentalités, les traditions et les coutumes saoudiennes de l'époque »,souligne Maya El­Haj dans la revue libanaise Laha. En révélant puissam­ment les secrets et la souf­france des femmes, 0

N° 26 1 OCTOBRE 2011

EN LIBRAIRIE Une sélection des demières traductions

Le goulag expliqué aux enfants Contrairement aux horreurs perpé­trées par l'Allemagne hitlérienne, «ce qui s'est produit derrière le ri­deau de fer est passé largement inaperçu dans la littérature de jeu­nesse », note Cox Gurdon dans le Wall Street Journal. D'où l'origina­lité du premier roman de Ruta Sepetys, qui décrit le périple de Lina, une petite Lituanienne de 15 ans, arrêtée par la police secrète soviéti­que et déportée avec sa famille jusqu'au cercle arctique. Un sort partagé par des centaines de mil­liers de Baltes après 1941. Bien que destiné aux enfants, le récit n'élude pas les épisodes de brutalité, d'hu­miliation et de famine dans les wa­gons à bestiaux puis les camps de travail. Gurdon estime que l'ouvrage donnera au jeune public « l' occa­sion de développer une opinion aussi informée et claire sur le com­munisme que sur le nazisme». 0 Ce qu'ils n'ont pas pu nous prendre, de Ruta Sepetys, traduit par Bee Formen­telli, Gallimard-Jeunesse, 400 p., 14 € .

La chimie pour les nuls « Je l'admets, Mendeleïev a deux femmes, mais moi je n'ai qu'un Mendeleïev.>> C'est ainsi que le tsar aurait réagi à la bigamie du plus illustre de ses chimistes, génial in­venteur du tableau qui porte son nom. Dans La Cuillère soluble, Sam Kean présente les différents élé­ments chimiques qui y sont ordon­nés, à coups d'anecdotes souvent croustillantes .. . Comme le rapporte The Observer, on y apprend que le tellure« est l'élément le plus odo­rant : si on a le malheur d'être en contact direct avec lui, on sent l'ail pendant des semaines. le béryl­lium, en revanche, a le goût du sucre. Quand au rhodium, il n'exis­te rien de plus cher- d'où le disque fabriqué dans cette matière en 1979 pour Paul McCartney après qu'il fut devenu le musicien ayant vendu le plus de disques de l'histoire. >> La Cuillère soluble, de Sam Kean, traduit par Bernard Sigaud, JC Lattès, 450 p., 22 €. 0

HOMO CONFIDENS Malgré les démentis de l'histoire et de la vie quotidienne, l'homme continue à croire en un monde sans violence. Ce paradoxe fonde notre modernité.

t U\11\\( t 11' \lliiJ\(1·

LE LIVRE > Confiance et violence. Essai sur une configuration particulière de la modernité, de Jan Philipp Reemtsma, traduit par Bernard Lortholary, Gallimard, 589 p., 29,50 €.

L a question revient sans cesse dès qu'on se penche sur le parcours d'un homme

comme Adolf Eichmarm, bon père de famille et néanmoins responsa­ble de l'extermination de centaines de milliers de personnes : « Com­ment a-t-il pu faire cela? » Dans son dernier ouvrage, l'essayiste allemand Jan Philipp Reemtsma renverse les termes du débat. Selon lui, « la question du bon père de famille criminel en cache une autre, plus intéressante, mais plus dérangeante aussi: "Comment est­il possible que des assassins soient devenus nos pères si normaux?"», rapporte Uwe Justus Wenzel dans la Neue Zürcher Zeitung. Après Auschwitz, toute foi en l'humanité aurait dû être définitivement abo­lie. On était alors en droit de s'at­tendre à un retour durable à la barbarie en Allemagne. Pourtant, ce n'est pas ce qui s'est passé : en RFA, du moins, s'est installé un régime démocratique et stable. Reemtsma voit là une dialectique de la violence et de la confiance, qui serait au fondement de notre modernité. Celle-ci se caractérise en effet par une volonté de cir­conscrire au maximum la violence dans nos existences, en en réser­vant l'usage légitime à l'État. Malgré Auschwitz, le goulag et Hiroshima, en dépit des innom-

brables manifestations incontrô­lables de brutalité dans nos sociétés policées, l'humanité n'a au fond jamais perdu l'espoir d'un jour éradiquer totalement le phénomène. Dans la Frankfurter Rundschau, Harry Nutt propose un exemple trivial, mais parlant, de cette ten­sion qui traverse jusqu'à notre vie quotidienne : dans Astérix, le chef Abraracourcix est persuadé que le ciel va lui tomber sur la tête. Cela ne l'empêche pas de se faire vaillamment hisser sur son pavois : « Vu ainsi, Abraracourcix est une figure de la modernité. Malgré les abîmes qui le menacent, il possède la dose de confiance nécessaire pour vivre. De même, si nous n'es­périons pas rentrer indemnes chez nous, nous ne sortirions plus », juge Nutt, qui conclut qu'en fait « il est impossible de ne pas avoir confiance ». « Beaucoup de ce que dit Reemtsma n'est pas nouveau, mais il éclaire le sujet d'une façon inédite et stimulante », estime Jens Bisky dans la Süddeutsche Zeitung. Certes, selon Uwe Justus Wenzel, le livre n'apporte pas tou­jours des réponses « claires », mais il ouvre des pistes de réflexion passionnantes. Ainsi, par exemple, de sa typologie des actes de violence, répartis en trois caté­gories. La première regroupe les actes par lesquels on oblige quelqu'un à occuper telle ou telle place dans l'espace (en le dépor­tant ou en l'emprisonnant, par exemple). C'est la plus bénigne de toutes. La deuxième consiste à prendre possession du corps d'autrui, en général à des fins sexuelles. La dernière catégorie, la plus choquante des trois, est appe­lée « autotélique » par Reemtsma et vise à détruire l'intégrité du corps d'autrui. Pour Bisky, « c'est elle qui nous est devenue étran­gère, qui n'a aucune place dans notre culture et que l'on assimile au "mal radical"». 0

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EN LIBRAIRIE Une sélection des dernières traductions

UN MONUMENT À PASTERNAK Cette imposante biographie de l'auteur du Docteur ]ivago est un phénomène en Russie, où elle a été rééditée onze fois depuis 2005.

Pasternak

LE LIVRE > Boris Pasternak, de Dmitri Bykov, traduit par Hélène Henry, Fayard, 1 050 p., 35 €.

«ce livre _passera sans doute maperçu. Au mieux, il suscitera une

grande animosité dans les cercles très étroits des spécialistes »,pré­disait en 2005 le magazine Expert, à l'occasion de la sortie de cette biographie de Boris Pasternak, l'auteur du célèbre Docteur ]ivago. Mais ce pavé de 1 050 pages, signé Dmitri Bykov, lui-même poète, romancier et critique littéraire pro­lifique, a connu un tout autre sort. En 2006, l'ouvrage décroche deux prix littéraires prestigieux, « Bol-

chaïa kniga » et « Natsionalny bestseller » ( « Bestseller natio­nal » ). La presse russe se met alors à l'encenser; Bykov est même élu « homme de l'année » par le quo­tidien Vedomosti! L'originalité de ce livre réside d'abord dans sa forme. Pour la revue Neva, Bykov fait voler en éclats les règles de la biographie tradition­nelle et invente un genre nouveau, au carrefour du roman et de la cri­tique littéraire. Même constat pour le magazine Time Out qui rend hom­mage à la composition « mûrement réfléchie et subtile » du livre : « La narration linéaire de la vie de l'écri­vain alterne avec, d'une part, des parenthèses en forme de portraits doubles - Pasternak et Anna Akh­matova, Pasternak et Ossip Man­delstam, Pasternak et Alexandre Blok, Pasternak et Joseph Staline-, et, d'autre part, une brillante analyse de ses poèmes et de sa prose. » Une autre qualité de ce livre, réé­dité onze fois depuis sa parution en Russie : son exhaustivité. Pour Expert, « le biographe a accompli

un travail colossal, en réunissant une très riche matière factuelle ». Chaque étape de la vie de Boris Pasternak est examinée à la loupe : ses débuts de musicien et de phi­losophe, ses relations amoureuses, l'adhésion à la révolution bolche­vique, suivie d'un rejet ferme, la persécution, enfin, dont il fait l'ob­jet après l'attribution du prix Nobel pour son roman Le Docteur ]ivago. Un prix Nobel qu'il sera d'ailleurs contraint de refuser (lire « Paster­nak, le Nobel de la GIA », Books, n° 3, mars 2009,p. 35). Tout en reconnaissant le carac­tère « monumental » de l'œuvre, le site Polit-nn.ru regrette tout de même une certaine partialité de l'auteur, notamment dans le chapitre consacré à la relation épistolaire et platonique entre Pasternak et la poétesse Marina Tsvetaïeva. « L'auteur crée de toutes pièces un mythe qui vou­drait que ces deux-là aient été sur le point d 'abandonner leurs familles respectives pour vivre ensemble. » Il n'en fut rien. 0

Boris Pasternak (à gauche) et le poète Korneï Chukovsky assistent au premier Congrès des écrivains soviétiques, en 1934. © MUSÉE NICEPHORE-NIÉPCE, VILLE DE CHALON-SUR-SAÔNE/ADOC-PHOTOS

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EN LIBRAIRIE Une sélection des dernières traductions

Construit sur l'esplanade de l'ancien temple de Jérusalem, le Dôme du Rocher cristallise les tensions d'une ville qui réunit, sur son territoire minuscule, les trois principaux monothéismes. ©VALENTINE VERMEIL/TEMPS MACHINE/PICTURETANK

Ô JÉRUSALEM ! L'histoire sanglante de la ville la plus spirituelle du monde.

JÉRUSALEM RI~X.:.R.\I'Hif

SIMON SEBAG MONTEFIORE

LE LIVRE> Jérusalem. Biographie, de Simon Sebag Montefiore, traduit par Raymond Clarinard, Calmann-Lévy, 688 p., 26,90 €.

Contrairement à ce qu'on pourrait s'imaginer, Jérusa­lem ne fut que rarement

capitale. Et quand elle eut ce rang, ce fut toujours au sein d'États minuscules. Elle a fait partie de la quasi-totalité des grands empires qui se sont disputé le pourtour méditerranéen depuis trois millé­naires, mais jamais elle n'y fut autre chose qu'une ville de pro­vince endormie. Sa valeur militaire est à peu près nulle : très difficile à défendre, elle a souvent préféré se rendre à ses multiples assaillants. Aucune route commerciale d'im-

portance ne la traverse. Comment a-t-elle pu devenir le lieu le plus disputé de l'histoire'? « C'est la seule ville à exister deux fois : sur terre et dans les cieux», remarque Barnaby Rogerson dans The Inde­pendent, en paraphrasant Simon Sebag Montefiore dont l'ouvrage jérusalem sort ce mois-ci en France. « Montefiore tente d'y expliquer pourquoi la ville la plus spirituelle du monde, sacrée pour le judaïsme, le christianisme et l'islam, a une telle histoire de violence, d'inhu­manité et de dissensions », rapporte Munro Priee dans le Tele­graph. Il retrace le destin de Jéru­salem depuis l'époque où elle n'était qu'un petit bourg cananéen jusqu'à 1967, date à laquelle Israël la récupère dans sa totalité. Bestseller outre-Manche, l'ouvrage s'est attiré des louanges unanimes de la presse britannique. On y comprend que « ses multiples destructions ont eu autant d'im­portance dans son histoire que ses périodes de gloire »,juge Diarmaid MacCulloch dans la London Review of Books. Un monument incarne à lui seul une

bonne part de ces vicissitudes : le temple. Édifié par Salomon, il fut saccagé une première fois par Nabuchodonosor. Reconstruit, il atteignit sous Hérode le Grand, au 1er siècle avant notre ère, un degré de splendeur inégalée mais de courte durée : en 70, Jérusa­lem révoltée est prise par Titus, qui ordonne sa destruction. Soixante ans plus tard, une énième insurrection juive scelle l'anéantissement de la ville et de son temple : l'empereur Hadrien le remplace par un temple païen consacré à Jupiter Capitolin et rebaptise le site JElia Capitolina. Simon Sebag Montefiore est lui­même lié par son histoire familiale à Jérusalem. Son arrière-grand­oncle, le financier Moïse Monte­fiore eut, au XIx" siècle, « l'insigne honneur d'être le premier Juif depuis la destruction du temple à avoir le droit de visiter le mont du Temple, même si, pour sauver les apparences, les autorités ottoma­nes le placèrent dans une chaise à porteurs, ce qui permit de ne pas enfreindre l'interdiction pour les Juifs d'en fouler le sol». 0

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BOOKS EN A DÉJÀ PARLÉ

0 La Révolution Facebook, de David Kirkpatrick, traduit par Bernard Sigaud, JC Lattès, 380 p., 20 €, voir Books, n° 15, septembre 2010, p. 12.

Une enquête sur les arcanes du célèbre réseau social- qui détient des informations confidentielles sur une grande partie de l'humanité­et l'ambition de son jeune créateur.

0 Le Temps du cœur. Lettres, de Ingeborg Bachmann et Paul Celan, traduit par Bertrand Badiou, Seuil, 464 p., 30 €, voir Books, n° 1, décembre 2008-janvier 2009, p. 14.

La correspondance de deux monstres sacrés de la poésie allemande, qui s'aimèrent, se déchirèrent et moururent tragiquement. Bestseller inattendu en Allemagne.

0 Oasis du couchant, de Bahaa Taher, traduit par Simon Corthay et Charlotte Woillez, Gallimard, 416 p., 24 €, voir Books, n° 3, mars 2009, p. 11.

Bestseller en Égypte.

0 Le Rêve du celte, de Mario Vargas Llosa, traduit par Albert Bensoussan et Anne-Marie Casès, Gallimard, 528 p., 22,90 €, voir Books, n° 20, mars 2011, p. 13.

Le Nobel de littérature retrace la vie de Roger Casernent, l'un des premiers Européens à avoir dénoncé les crimes commis dans le Congo de Léopold Il.

0 Le Beau Juif, de Ali AI·Muqri, traduit par Ola Mehanna et Khaled Osman, Liana Levi, 144 p., 14 €, voir Books, n° 13, mai-juin 2010, p. 63.

Un Roméo et Juliette à la sauce yéménite.

0 Internet rend-il bête?, de Nicholas Carr, traduit de l'anglais par Marie-France Desjeux, Robert Laffont, 320 p., 20 €.

Le n° 7 de Books(« Internet rend-il encore plus bête? ») est entièrement consacré à la question soulevée par ce livre.

Retrouvez tous nos articles sur : www.booksmag.fr

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N" 26 1 OCTOBRE 2011

À VOIR À FAIRE Autour et au-delà du livre

<< Die Weisheit ba ut si ch ein « baquet de Mesmer», du nom CONFÉRENCES/DÉBATS EXPOSITIONS Haus. Architektur und du médecin allemand qui, à la

MUNICH Geschichte von Bibliotheken » fin du xvm• siècle, prétendait soi- PARIS (<<La sagesse se bâtit une gner ses malades grâce à un Un débat sur l'avenir de la ledure maison. Architecture et histoi re fluide baptisé << magnétisme

Pour prolonger le débat sur l'avenir de la lee-des bibl iothèques>>). Musée animal >> .. . [J ture ouvert dans ce numéro {p. 61-68), Books de l'Architecture de I'U << L'Europe des esprits organise une discussion entre trois spécialis-niversité technique de Munich, ou la fascination de l'occulte,

Et aussi... tes : l'économiste Françoise Benhamou, auteu-pinacothèque d'Art modern e, 1750-1950 ». Musée d'Art re à La Découverte deL 'Économie de la culture jusqu'au 16 octobre. moderne et contemporain de À Paris (7• édition en 2011), le sociologue Christophe www.architekturmuseum.de la ville de Strasbourg. Du << Fra Angelico et Evans, qui a dirigé l'ouvrage Lectures et lee-

STRASBOURG, 8 octobre 2011 au 12 février 2012. les Maîtres de la teurs à l'heure d'Internet (Cercle de la librairie, Bibliothèques d'hier www.musees.strasbourg.eu lum ière», musée 2011), et le journaliste, critique et écrivain et d'aujourd'hui BERNE L'exposition sera présentée Jacquemart- Arnaud Viviant. La rencontre sera animée par Les bibliothèques ont-elles un du 31 mars au 15 jui llet 2012 André, jusqu'au Olivier Postel-Vinay, fondateur de Books. [J avenir à l'heure de l'iPad? Une au Zentrum Paul Klee de Berne. 16 janvier 2012. Le 6 octobre, à 19h00, à la Bibliothèque exposition allemande, qui retrace www.pau lkleezentrum .ch www. historique de la Ville de Paris. l'histoire architecturale de ces

temples du savoir, semble répon- PHILADELPHIE, musee-Books sur France Culture jacquemart-dre par l'affirmative. Elle identifie DETROIT andre.com Retrouvez Du grain à moudre avec Books,

deux orientations possibles (et autour du grand invité de Hervé Gardette, le opposées) pour leur conception :

Les Christ de Rembrandt << Gaz à tous 6 octobre à 18h00. [J

« D'un côté, la bibliothèque extravertie qui repose sur un D'abord présentée au Louvre, les étages. www.franceculture.com

agencement radicalement ouvert, l'exposition << Rembrandt et la La na issance Société et pouvoir en Russie : malléable, non hiérarchisé, cam- figure du Christ» a traversé l'At- du confort, deux événements Books me la médiathèque de Sendai au !antique pendant l'été. Les six 1850-1920 >>, Books publiera dans son prochain numéro un Japon (2001) ou le Rolex Lear- «Têtes du Christ »au centre de Bibl iothèque dossier sur le pouvoir en Russie, et le regard ning Center de Lausanne (2010); Esprit, es-tu là ? l'accrochage sont datées de Forney, jusqu'au que portent sur lui les écrivains du pays. Pour de l'autre, la bibliothèque intro- << C'est, de façon apparemment 1648 à 1656. Ces esquisses à 28 janvier 2012. l'occasion, nous invitons nos lecteurs à la pro-vertie qui, elle, constitue un espa- paradoxale, au moment où la l'huile << sont peut-être toutes www. jection du documentaire A Bitter Taste of Free-ce préservé de calme et de science des Lumières a prétendu l'œuvre de ses élèves », et non bibliotheques. dom consacré à la journaliste russe Anna recueillement, et met en scène éclairer le monde de façon ration- du maître, avance une critique paris.fr Politkovskaïa, assassinée il y a cinq ans. avec les moyens d'aujourd'hui la nelle que sont apparues, avec les du Financial Times. On suppose

Le 19 octobre, à 19h 30 à l'auditorium de dignité monastique et la simpli- premiers romantiques, des réac- qu'un jeune Juif d'Amsterdam l'Hôtel de Ville de Pari s. Places à réserver cité monumentale- par exemple tians spiritualistes. Les curieux leur servit de modèle - hypo-pa r courrie l à l'adresse courrier@ booksmag.fr la bibliothèque Grimm de l'uni- confondent alors volontiers ce thèse jugée hasardeuse par la

versité Humboldt de Berlin que l'on ne comprend pas avec même critique. Reste la fasci- Suivra, le 25 octobre, une rencontre au théâtre (2009) », rapporte le Süddeuts- ce qu'on veut croire», lit-on dans nante rupture induite par ces de l'Odéon avec Galia Ackerman, traductrice che Zeitung. la présentation de l'exposition portraits : le Jésus de Rem- des œuvres d'Anna Politkovskaïa. Cette spécia-les bibliothèques existaient bien << L'Europe des esprits ».Ainsi, à brandt, avec ses cheveux bruns, liste de la Russie, auteure de Tchernobyl, retour avant l' invention de l'imprime- partir de la seconde moitié du ses yeux sombres et son air sur un désastre (Folio, 2007) , analysera les rie. Mais, pendant des siècles, xvu1• siècle, certains des plus mélancolique, est à mille lieues liens complexes entre société et pouvoir en elles n'eurent ni forme propre grands intellectuels et artistes se de l'archétype dominant. Russie, au prisme de la littérature. [J

ni même de véritable indépen- passionnent pour la chose occul- « Dépourvues de symboles, d'at- Le 25 octobre, à 18h30. Th éâtre de l'Odéon, dance par rapport au monastère te. Books a plusieurs fois évoqué tributs ou de contexte narratif, Salon Roger Blin . Tarif unique : 5 €. ou à l'université qui les abritait. cet engouement- à travers l'ob- ces études raffinées de l'émo- www.theatre-odeon.fr À grand renfort de dessins et de session de l'immortalité dans tian et de l'expression ont un

BORDEAUX maquettes, l'exposition montre l'Angleterre victorienne {p. 70 de aspect désincarné, alors même que leur architecture n'a rien ce numéro) ou la passion des qu 'elles rendent Jésus plus Lettres du monde - Argentina d'anodin : elle matérialise l'or- Anglais pour les fantômes (Books, humain que ne le faisait l'ima- Le festival lettres du monde plonge au cœur de dre que l'on souhaite donner n° 20, mars 2011, p. 60) -,dont gerie antérieure », analyse un la culture et de la littérature argentines, avec aux connaissances. L'un des le musée d'Art moderne de Stras- passage du catalogue cité par le une trentaine d'invités (écrivains, traducteurs, projets les plus fous fut fran- bourg analyse les manifestations New York Times 1• [J comédiens ... ) qui interviendront pendant plus çais : au xvm• siècle, l'architecte scientifiques, plastiques et litté-

<< Rembrandt and the face d'un mois à Bordeaux et dans sa région . Au Étienne Louis Boullée imagina raires. Le parcours regroupe des

of Jesus>> (<< Rembrandt et la 11 Rembrandt et programme : conférences, lectures et concerts,

réunir dans un même lieu tous centaines d'œuvres, objets et figu re du Christ >>). Philadelphia la figure du Christ, parmi lesquels une rencontre avec le romancier

les livres de l'univers. Comme documents, parmi lesquels des Museum of Art, jusqu'au sous la dired:ion de Andrés Neuman, et une autre consacrée à l'écri-

l'explique le catalogue de l'ex- tableaux symbolistes et surréalis-30 octobre (www.philamuseum. lloyd DeWitt, Blaise vain Rodolfo Walsh, auquel Books a consacré

position, il faut voir dans cette tes, des croquis de Victor Hugo Ducos et George S. un long article il y a quelques mois. [J chimère le désir de << compen- -grand amateur de tables tour-

org), pu is au Detroit lnstitute of Keyes, coéd. Musée Arts, du 20 novembre 2011 au du Louvre Éditions/ Du 5 octobre au 17 novembre. Programme ser les limites de nos capacités nantes - ou encore l'unique 12 février 2012 (www.dia.org) . Officina Libraria. complet sur www.lettresdumonde.com d'apprentissage >> . [J exemplaire au monde d'un -

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Pulchronomie L'injustice de la beauté

Spécialiste de l'économie de la beauté (« pulchronomie »)à l'université du Texas, Daniel Hamermesh a calculé qu'aux États-Unis un bel être humain engrange en moyenne 230000 dollars de plus durant sa vie qu'un congénère moins bien doté par la nature. C'est vrai des hommes comme des femmes, note The Economist. les beaux em­ployés attirent plus de clients, on les recrute donc plus volontiers. la beauté donne aussi un avantage pour obtenir un prêt bancaire ou encore bénéficier de la clémence des tribunaux. le mari d'une femme peu attrayante gagne généralement 10% de moins, relève une étude chinoise. Il y a des excep­tions. Une femme en compétition dans une sphère très masculine peut être handicapée par un physique avanta­geux. À l'inverse, la laideur ne serait pas un obstacle dans le milieu de l'as­trophysique. Faut-illégiférer pour pro­téger les laids? Oui, répond sans hési­ter Deborah Rhode, professeur de droit à Stanford, dans un livre intitulé The Beauty Bias. The lniustice of Appea­rance in Life and Law(« le biais de la beauté. L'injustice de l'aspect physique dans la vie et la loi»). [Lire Books, n° 15, septembre 2010, p. 56] . []

Daniel Hamermesh, Beauty Pays. Why Attraétive People are More Successful («Pourquoi les gens beaux réussissent mieux»), Princeton University Press, 2011 .

Le Juif de Hitler la question de savoir si Hitler s'est comporté avec bravoure pendant la Première Guerre mondiale reste ouverte. Il a reçu deux décorations, dont la Croix de fer de première classe. Celle-ci lui a été accordée sur l'insistance de l'officier dont il dé­pendait, qui était un Juif, rapporte l'historien anglais Thomas Weber dans un livre qui relate minutieuse­ment, presque jour par jour, la vie du soldat Hitler et de son régiment, rapporte Michel Howard dans le Times Literary Supplement. Hitler a passé l'essentiel de son temps au QG d'une brigade, ce qui lui assurait un confort relatif. L'auteur, qui a aussi publié un livre sur le ghetto de todi, doute que Hitler ait vraiment mérité Croix de fer de première classe. Se­lon lui, cette distinction était accor­dée par favoritisme aux soldats pré­férés de leur officier.

Thomas Weber, Hitler's First War («La première guerre de Hitler »), Oxford University Press, 2010.

Molière en deuxième catégorie Dramaturge lui-même et surtout tra­ducteur de grands dramaturges, l'Anglais Ranjit Boit est connu pour ses très belles et efficaces adapta­tions des pièces de Molière. Comme pour Racine, Corneille ou Marivaux, l'exercice est relativement aisé, car ce sont des dramaturges de deuxiè­me catégorie, explique-t-il dans son livre. Pour les dramaturges de pre­mière catégorie, comme Sophocle ou Tchékhov, rapporte David Coward dans le Times Literary Supplement, c'est nettement plus compliqué.

Ranjit Boit, The Art of Translation (<<L'art de traduire>>), Oberon, 2011.

LE MOT DU MOIS « Un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manüestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. »

Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve.

iii • Fiaca, nom de l'argot de Buenos Aires (lunjardo) dési­G gnant un agréable sentiment de lassitude donnant l'envie ~ de ne rien faire. S'applique en particulier au plaisir de ::1: faire la grasse matinée. Selon l'un de nos lecteurs, Carlos ~ Hergott, qui a trouvé la bonne réponse, le mot est d'ori-..., gine italienne (fùu:ca :lassitude, fatigue). !!9 ~ • DANIEL PENNAC pour Books 0 « "Fiaca ! Une petite sieste et hop, au lit !",s'exclamait ti mon oncle corse (un Pennacchioni comme moi) tous les ~ après-midi vers trois heures. "Fiaaaaaca", concluait-il en z s'endormant. En tout et pour tout, il avait travaillé trois ~ mois dans sa vie. Taxi, à Buenos Aires. » ..... z • Aidez-nous à trouver le prochain mot manquant : i!!!i il nous manque un mot en français pour désigner l'idée ..... 0 selon laquelle rien ne demeure en l'état . ..... ...... 9 R~DUJEU ~ Des mots existent dans une langue et pas dans une autre. Nous entreprenons ;:::, de constituer pas à pas le dictionnaire de ces mots manquants. !i Nos lecteurs sont invités à y contribuer, en nous écrivant à motrnanquant@ "' booksmag.fr. Voir sur www.booksrnag.fr le blog du mot manquant.

Avez-vous bien lu vos Books?

Qulz Ce _mois_-c_i, en c_omplément à l'article sur Ellen Johnson-Sirleaf, p. 48, qUiz spec1al Afnque.

1) Qui a dit : « L'Afrique sera la vraie puissance du xx1• siècle »? [J A- André Malraux [J B- Jacques Attali [J C- Samuel Huntington

2) Qu'est-ce que la << Kalakuta Republic »? [J A-Une minuscule île de l'archipel

de Zanzibar ayant unilatéralement proclamé son indépendance de la Tanzanie en 2004 et qui n'est pour l'heure reconnue que par le Mozambique voisin .

[J B-le surnom moqueur (il signifie « république des voyous ») donné au Zimbabwe par les Sud-Africains.

[J C- Le nom pris par la communauté fondée à lagos par le chanteur

nigérian Fela Kuti, dont ce dernier proclama l'indépendance le 18 février 1977.

3) Les Nigérians forment la plus importante communauté étrangère de : [J A- Canton [J B- Sao Paulo [J c- Sydney

Réponses dans le prochain numéro et dans les n"' 14 et 25 de Books.

Réponses du quiz précédent : 1) B (lire « La guerre de la porcelaine >>,Books, n° 16, p. 82) ; 2) A (lire« le dernier eunuque de Chine >>, Books, no 8, p. 33) ; 3) C (lire « Dans l'enfer du "Grand Bond" >>, Books n° 19, p. 88) .

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Kristof Magnusson C'était pas ma faute

Métailié ~

José Eduardo Agualusa Barroco tropical