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Choral familial Mes parents m'habitent, je suis devenu leur maison leur abri depuis qu'ils Ont disparu des surfaces géographiques Connues comme si Leurs corps s'étant condensés dans leurs voix Leurs intonations nuageuses Revenant se précipiter à pluies régulières d'imminence, Me traversant les os sans la moindre Imperméabilité, faisaient que mon argile ma moelle Argileuse crayeuse par moitié À l'image du sous-sol de leur incarnation terrestre (La Picardie) avait gardé leur empreinte vocale Matricielle imprimée dans mes calcaires Mes os. Je les entends certaines fois que je croyais Percevoir ma propre voix intérieure. Nous nous accompagnons c'est chant familial collectif et sans doute Résonne-t-il au fond de leurs accents l'écho d'ancêtres Sus d'eux seuls. Ainsi de suite, Remontant jusqu'au déluge des géologies vocales. Ne parlons pas contrainte ni libre-arbitre mais Vibration d'encouragement, plutôt, chambre D'entreprise conjointe, de résonance à l'effort. Eux furent Epiques à leur manière. Instituteurs D'épopée par la science les projets. Oui au futur, Disaient-ils, dégageant nos aires de lancement comme Pour fusées — Baïkonour plutôt que Canaveral. Nous orbitâmes autour d'eux mais par une Étrange révolution ce sont eux désormais qui tournent En cercle dans la sphère intime de ma voix ma conscience. Puisque science sans conscience n'est que ruine de l'âme. Donc ruine des lignées. Cette improbable géométrie Vivante me fascine, l'au-delà devenu, dans leur cas,

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Choral familial

Mes parents m'habitent,je suis devenu leur maison leur abri depuis qu'ilsOnt disparu des surfaces géographiquesConnues comme siLeurs corps s'étant condensés dans leurs voixLeurs intonations nuageusesRevenant se précipiter à pluies régulières d'imminence, Me traversant les os sans la moindreImperméabilité, faisaient que mon argile ma moelleArgileuse crayeuse par moitiéÀ l'image du sous-sol de leur incarnation terrestre(La Picardie) avait gardé leur empreinte vocaleMatricielle imprimée dans mes calcairesMes os. Je les entends certaines fois que je croyaisPercevoir ma propre voix intérieure. Nousnous accompagnons c'est chant familial collectif et sans douteRésonne-t-il au fond de leurs accents l'écho d'ancêtresSus d'eux seuls. Ainsi de suite,Remontant jusqu'au déluge des géologies vocales.Ne parlons pas contrainte ni libre-arbitre maisVibration d'encouragement, plutôt, chambreD'entreprise conjointe, de résonance à l'effort. Eux furentEpiques à leur manière. InstituteursD'épopée par la science les projets. Oui au futur,Disaient-ils, dégageant nos aires de lancement comme

Pour fusées — Baïkonour plutôt que Canaveral.Nous orbitâmes autour d'eux mais par uneÉtrange révolution ce sont eux désormais qui tournent En cercle dans la sphère intime de ma voix ma conscience. Puisque science sans conscience n'est que ruine de l'âme.

Donc ruine des lignées. Cette improbable géométrie Vivante me fascine, l'au-delà devenu, dans leur cas, L'en deçà. Os de nos os, dirai-je, donnant aux os Puissance d'architecture puisqu'ils m'aidentÀ construire, en moi qui me recule très souvent pour Laisser passer le verbe poétique, travaillerLes images, une espèce d'ossature familiale, une charpente Couverte d'aucun toit, que l'impalpable pluie qu'on dit L'Infini traverse de ses averses. Mouillé et secÀ la fois, je ne préjuge pas de qui déclenche l'avalanche Formelle. L'essentiel est le cadre. Poème c'estAbri provisoire en ce sens. Faisons église large, inversons La nef des Goths par la pointe, ré-Embarquons sans volonté prédatrice ni déchiquetage Des Bibles, soyons comme Chapitre de Noyon

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Latéralement assis au mouvement de la coque chacun Sa fenêtre, notant les fluctuations bariolées du dehors L'aquarium. Vous mes mariniers, mes gribaniers, Mes hommes mes femmes de voile fluviale mes Ancêtres directs, reprenez corporation en moi. Vous qui Épauliez saint Georges à date fixe, dans la ville, Soyez mon choeur ma rame cathédrale aviron et papier, Que nous nous encouragions mutuellement dans la Grande Navigation interminable où nous progressons.

Jacques DarrasBlaise Pascal et moi dans la voie lactée

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Dans le chapitre de son Brueghel intitulé la beauté du monde visible, Jacques Darras évoque le célèbre cycle des Saisons composé de cinq panneaux dont il manque sans doute le sixième qui aurait dû être consacré au printemps.

La beauté du monde visible

[…] Sur aucun de ces cinq panneaux ne figure la

moindre référence à telle ou telle pratique religieuse, hormis sous forme populaire (la célébration de l'Épiphanie dans La Journée sombre). Seules sont présentes, à bonne distance remarquons, les églises, totems de stabilité plantés au milieu des villages. Cependant aucune fête pascale ni mariale ne se déroule en liaison avec elles. Donc, tolérance à leur égard, tout au mieux. Les églises, oui, mais certainement pas l'Église !Alors, quel lien entre la Nature et une quelconque

présence divine ? Perçoit-on trace d'une transcendance autre que sociale ou communautaire ? Non. Ce polyptyque aux volets dépareillés est l'occasion, pour ainsi dire, d'un double divorce, d'une rupture que le peintre traite avec une grande impassibilité. C'est sans doute cela qui explique et fonde leur force d'attraction magnétique.Car le jeu d'équilibre et de balance atteint par le

peintre, dans chacun de ces cinq tableaux mais aussi dans leur relation l'un à l'autre, entre forces matérielles et forces divines, traduit un dépassement de conflit. De là que ces images racontent une histoire satisfaisante pour le croyant comme pour

l'athée. Une sagesse suprême qu'on pourra qualifier de sublime, au sens romantique du mot, les unit.Brueghel nous dit qu'il n'existe plus désormais de

transcendance instituée. Qu'elle sera désormais médiatisée par les incertitudes seules de l'art. C'est le regard individuel du peintre qui prime. Un regard libre, libéré de toute convention extra esthétique. Cela ne doit pas signifier pour autant que ce regard soit dévalué. S'il monte au-dessus de la terre et des insuffisances humaines, et qu'il prend du champ, c'est pour mieux embrasser le cosmos dans sa multitude diverse et contrastée.La vision géographique que Brueghel met en

pratique donne valeur nouvelle à la frontière de l'horizon. L'au-delà, ont démontré cinquante ans plus tôt les Colomb et Magellan, suivant et nourrissant à leur tour les Ortelius et Mercator, a changé de signe. De céleste et inconnaissable qu'il était, parce que gagé sur les frontières séparant le vivant de la mort et du salut, il a acquis une valeur terrestre provisoire, relative. Fin des condamnations dogmatiques, l'homme dans le monde est pour le moins en sursis.Donc nous avons changé d'échelle. Il s'agit de

rassembler la Terre dans son intégrité. C'est-à-dire de faire confiance a la méthode expérimentale scientifique, fondée sur les calculs, les tentatives de vérification, les échecs et les découvertes. Ce faisant Brueghel désopercule l'espace, dissout les cires à nos yeux de mourants définitifs. C'est toute l'Antiquité qui bascule d'un coup brutal.Lui le Flamand, homme de terre autant que de mer,

toujours présente à l'arrière-plan sous forme riveraine ou d'embouchures, tient cette ouverture comme une

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chance, une promesse de beauté. L'économique, le technique, l'esthétique se trouvent harmonieusement mariés dans ses grandes perspectives humaines d'où la théologie a été purement et simplement évacuée.Nouveauté absolue du monde quotidien, l'Évangile

selon Pieter Brueghel ! Lui qui voyagea dans sa jeunesse, croit-on, lui qui est sans doute allé au pays de la Renaissance, l'Italie, dont il a rapporté des croquis de montagnes alpestres ou de baie napolitaine dessinés à la plume et à l'encre brune, se fait l'explorateur tout à la fois du lointain et du proche. Du proche s'adossant au lointain qui n'est qu'un futur, un proche différé.C'est pourquoi s'affairent au premier plan des

Saisons ces hommes du proche que sont les paysans attelés chacun à leurs tâches nourricières. Assujettis à la terre dont ils assurent le renouvellement et la continuité, ils en sont pour ainsi dire les agents économiques. Les «fonctionnaires».[…]

Jacques DarrasBrueghel, les yeux ouverts, CREAPHISEDITIONS.

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Pour finir, ces quelques pages par quoi se termine La Transfiguration d'Anvers (Arfuyen, 2015) .

Cela me réjouit, vous avouerai-je. Cette fosse1 est devenue mon lien avec la longue durée archéologique, comme si mon être propre, de longévité humaine limitée, s'approfondissait à des profondeurs calculées en millénaires d'horizons. Tout à coup je me sens plus à l'aise. La centaine de milliards de galaxies sur nos têtes, la centaine de milliards d'étoiles ou de soleils dans la fusante Voie Lactée, la nôtre, les quelque 150 milliards d'années lumière que mesure approximativement l'Univers, en expansion certes, les treize milliards et quelques années nous séparant du bruit de l'origine, les trois ou quatre millions d'années avant que n'apparaisse notre petite grand-mère Lucy du côté de l'Éthiopie, tout cela, étrangement, me rassure. J'ai l'impression d'habiter à l'orée d'un paysage tout neuf en proportion de quoi mes brèves décennies sont ridiculement infimes. Grain de poussière moi ? Même pas atome ! Oui mais pourquoi avoir été conviés à ce spectacle dont les plis se dévoilent, comme drapure, les uns après les autres ? Pourquoi ce théâtre cosmique dans lequel nous sommes appelés à essaimer, peut-être même à disparaître un jour les uns aux autres réciproquement, derrière l'horizon ? Pourquoi, de nous à la vérité, le rayon semble-t-il demeurer toujours constant quoique nous changions d'outils d'explorations et de mesure ? Comme si, chaque fois, la distance nous éloignant de l'horizon se reportait, identique à elle-même, de lui à nous. Pourquoi le rationnel mathématique donne-t-

1 Celle qu'occupe aujourd'hui la Manche qui il y a 6000 ans fit irruption dans cette vallée qu'on appelle de Doggerland et qui réunissait les terres connues aujourd'hui sous les noms de France et d'Angleterre.

il une telle cohérence unificatrice, semble-t-il, à nos explorations ?Au spectacle de toute cette somptueuse mise en scène, voyez-vous, je ne me résous pas à me voir en simple « berger » des milliards d'étoiles, du fond de ma clairière humaine temporelle. J'éprouve, en moi, le désir d'un franchissement, d'une transgression. Suis-je un faustien romantique attardé ? Plus sûrement j'aime les seuils, les clairières, les frontières que l'on atteint et que l'on franchit, d'un pas suspendu. L'humanité est pour moi ce merveilleux suspens dans le récit du temps. Qu'arriva-t-il ensuite, demandons-nous, rendus haletants par le récit ? L'humanité, je ne peux la concevoir sans la littérature qui va avec elle, derrière elle, devant elle. Poète dans les bagages de la science, j'aime déchiffrer les images inouïes de l'astrophysique d'aujourd'hui ! Laissez-moi vous dire en conclusion un psaume à celle qui voyage à 300 000 kilomètres par secondes, ma soeur la Lumière, composé dans un pli de la falaise de la Manche à l'abri des rafales, pensant à la toute petite marche que j'aurai moi-même taillée dans la craie friable avec ma vie — un psaume que j'ai recueilli dans la double lampe à huile de mes prunelles saxonnes, anglo-saxonnes — tel un moine de Lindisfarne au VIII siècle.

j'aime la lumièrej'aime la luminosité de la lumièrej'aime la bonne moitié de ciel bleu que l'on voit à la mer j'aime particulièrement la lumière aux plages du nord j'aime la lumière réverbérée par la façade des villas j'aime la lumière sur le dos de la mer la mer se fait verte la mer fait de son mieux pour se colorer lumineusementle vert est ce qu'elle sait faire le mieux le vert teinté

de jaune boueuxle vert limoneux luminosité limoneuse

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bravo la mer bravo la manche bravo la mer d'iroise bel effort !

j'aime les efforts de la mer du nord vers la lumièrej'aime la lumière qui n'est pas donnéej'aime le ciel s'il n'est pas gratuitj'aime le ciel qu'on mérite par l'attente la patienceviendra ne viendra pas tous les yeux sont tournés vers le

dedansjamais le dehorstous les yeux savent que la lumière vient du dedans de la

lumièreau nord les yeux le saventles yeux savent que la lumière n'est pas un dûqu'il faut longtemps préparer en soi la venue de la

lumière au-dehorsj'aime la lumière j'aime la lumière joyeuseil peut y avoir du vent il peut y avoir du vent qui

explique la netteté du ciel sans nuagela propreté d'intérieur du ciel extérieurla clarté du ciel comme un dallage hollandais

j'aime la lumière hollandaisej'ai appris la lumière chez de Hooch chez Ruysdaelil y a une école pour la lumièrela lumière s'apprendla lumière s'apprend comme tout le reste que nous

voyonsbacheliers en lumière licenciés en lumièreallez à l'école de la lumièreje vous le dis je vous le dis je suis venu vous dire cette

paroleil y a un apprentissage primordial de la lumièrenous ne voyons le jour qu'après que nous avons vu le jour la lumière est le fruit juteux de la maturité du temps

Ce que nous avons vous et moi en commun, qui fait notre humanité au seul sens que je reconnaisse, c'est la conscience de notre commune mortalité. À l'aplomb de l'énigmatique falaise sur quoi nous montons pour nous mesurer et nous effacer dans le temps même de la mesure. Notre mortalité, notre invisibilité les uns aux autres, autrement dit. Car, parodiant les existentialismes, je dirai que l'imperfection de l'existence est sa perfection même, à sans cesse parfaire. Ainsi la précision formelle et matérielle dont nous investissons ce que nous appelons réalité — nos maisons, nos monuments, nos paysages, etc. — n'est-elle qu'une halte, qu'un suspens provisoire dans la fluidité du Temps.

L'humanité ? Tout au mieux accéderons-nous un jour, dans la suite de l'évolution et par solidarité poétique mondiale, à une sagesse mélangeant le vertige pascalien de l'abîme à la sagesse fluide du taoïsme. L'homme de la Manche que je suis — Manche, Mancha, manque — travaille avec humour à établir une table de conversion entre les deux échelles. Ah ! vraiment inconfortable, la position du poète : jamais tranquille à sa table, comme il laisse croire, toujours chevauchant le sommet de sa vertigineuse échelle double, la tête dans les astres comme s'il faisait cueillette des fleurs parfumées du houblon.

La Transfiguration d'Anversp. 146 - 149