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Blaise Cendrars Dan Yack

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Blaise CendrarsDan Yack

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Denoël

Blaise Cendrars

Dan YackÉDITION PRÉSENTÉE ET ANNOTÉE

PAR CLAUDE LEROY

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Cet ouvrage a été publié avec l’aide de PRO HELVETIA,Fondation suisse pour la culture.

© Éditions Denoël, 1960, 2002.

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LE LIVRE DES ADIEUX

Dan Yack commence comme une parabole ets’achève comme un lamento. Entre les deux par-ties qui le composent, le contraste touche augrand écart. Le Plan de l’Aiguille et Les Confes-sions de Dan Yack appartiennent-ils vraiment aumême romanÞ? De l’un à l’autre, pourquoi la nar-ration passe-t-elle si brusquement de la troisièmeà la première personne du singulierÞ? Tout aussidéconcertante est la tonalité qui vire du bur-lesque au tragique, de la violence au rire, du drameà la pantomime. Quant à son héros au nombizarre, il se dérobe à la saisie. Est-ce bien le mêmeDan Yack qui passe des glaces de l’Antarctique àcelles du Mont-BlancÞ? Traité d’abord comme unemarionnette, le voici qui ressurgit sous les traitsd’un héros en proie au mal du siècle. La mélanco-lie donnerait-elle une unité à ce roman des disso-nancesÞ? Dan Yack, qui n’a jamais disposé de lanotoriété de L’Or ou de Moravagine, reste le plussecret des trois grands romans de Cendrars, celuiqui touche au plus intime. Un roman pour leshappy few.

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Quand il évoque Dan Yack, Cendrars cherchepourtant à écarter toute enquête autobiographi-que. Michel Manoll, au cours de leurs entretiens,a beau le pousser à la confidence, Cendrars lerembarreÞ: Pour moi, il compte, il compte avanttout au point de vue de l’écriture. De fait, lui quin’aime guère les théories ni les théoriciens faitporter l’accent sur les questions de forme dès qu’ils’agit de Dan Yack. Toujours à ManollÞ: Jusqu’àmes phrases qui se sont mises à se geler, à se cra-queler, à fondre, à perdre l’équilibre, à se retourner,à exploser, à partir à la dérive, à se broyer commeles banquises au large. Lui demande-t-on, en 1929,de présenter Le Plan de l’Aiguille qui vient de paraî-tre, il répond par un véritable manifeste, lui quid’ordinaire ne les aime pas plus que les théories.Posant que la modernité a tout remis en question etqu’elle provoque chez l’homme d’aujourd’hui unébranlement général de la conscience et un détra-quement intime des sens et du cœur, qui sont ledrame, la joie, l’orgueil, le désespoir, la passion denotre génération écorchée et comme à vif, il conclutsur les grandes orguesÞ:

Seule la formule du roman permet dedévelopper le caractère actif d’événementset de personnages contemporains qui, envérité, ne prennent toute leur importancequ’en mouvement.

Depuis quelque cinq ans, le roman françaissert dans le monde à la mise au point dunouveau régime de la personnalité humaine.

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Dans Dan Yack, c’est donc la forme qui faitsens, comme le confirme, en 1946, le morceau debravoure qu’inspire à Cendrars la réunion desdeux tomes en un volume uniqueÞ:

Le monde est ma représentation. J’ai vouludans Dan Yack intérioriser cette vue del’esprit, ce qui est une conception pessimisteÞ;puis l’extérioriser, ce qui est une action opti-miste.

D’où la division en deux parties de monromanÞ: la première, du dehors au dedans,sujet du Plan de l’AiguilleÞ; du dedans audehors, objet des Confessions de Dan Yack,la deuxième. Systole, diastoleÞ: les deux pôlesde l’existenceÞ; outside-in, inside-outÞ: les deuxtemps du mouvement mécaniqueÞ; contrac-tion, dilatationÞ: la respiration de l’univers, leprincipe de la vieÞ: l’Homme. Dan Yack, avecses figures.

Quelles sont-elles donc ces figuresÞ? Dan Yack,qui se retourne comme un gant, est un roman dela réversibilité. Précieuse réversibilité qui donnefigure à un rêve de toute-puissanceÞ: vaincre letemps, vaincre la mort. Elle inscrit au cœur duroman un désir de renaissance perpétuelle. C’estlui qui commande l’architecture d’un livre coupéen deux dans lequel le second tome renverse lepremier et révèle ainsi que, dans Le Plan del’Aiguille, les aventures du héros se sont dérou-lées sur un théâtre mental. Toute l’expédition

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antarctique appartient au rêve, ainsi que le sou-ligne une note manuscrite de mars 26Þ:

Il n’y a qu’un seul personnageÞ: DANYACK

Ne pas perdre de vue qu’il est toujoursseul

TOUT SE PASSE DANS SA TÊTE ce quiexplique les déformations de la vision et ledécousu du récit

Tout au long de l’intrigue, la réversibilité sereconnaît au retour d’une même cellule à varia-tions multiples. Aussi accidenté ou même inco-hérent qu’il puisse apparaître, le destin du hérosest, en effet, rythmé, par une suite de morts et derenaissances réelles ou symboliques. Il meurt àsa vie de fêtard pétersbourgeois pour renaître enascète dans une île déserte, puis en entrepreneurde bonheur universel à Port-Déception. Quandl’utopie s’effondre à son tour sur l’utopiste, le voiciparadoxalement sauvé par le déclenchement de laGrande Guerre, présentée sous un jour très ambi-valent. Même mouvement de balancier dans sesrelations avec Mireille, dont la rencontre illumineDan Yack avant de l’accabler. La fin du romanreste ouverte à un avenir indéfiniÞ: alors que DanYack juge sa vie finie, il adopte un fils et lui donneson nom comme on passe un témoin. Systoles,diastoles… Il n’y a qu’une chose à faireÞ: se refaire,estimait Paul Valéry en ajoutant aussitôtÞ: ce n’estpas simple. À travers ses figures, Dan Yack estl’homme d’une seule et unique hantiseÞ: se recom-

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mencer, naître une seconde première fois. Maiscomment renverser le cours fatal du tempsÞ? Et s’ilétait possible de réintégrer le ventre de sa mèrepour s’y refaçonnerÞ? Telle est sa folie.

Construit en diptyque, Dan Yack est un romandouble et, plus encore, un roman du double où lesidentités se brouillent, s’interrogent et s’échangentdans un mouvement de rebrassage perpétuel. Leprincipe de réversibilité règne en maître dans unlivre qui met en œuvre les devises que Cendrars aempruntées à Nerval, Le Rêve est la vie, Je suisl’autre, à Goethe, Poésie et vérité, et à Schopen-hauer, Le Monde est ma représentation. Autant devases à faire communiquer. Dans cet univers enanamorphose, c’est ainsi que la vie du poète nes’oppose plus à sa bibliothèque, mais qu’ellesdeviennent convertibles l’une à l’autre par la plusétrange des alchimies.

C’est par une glissade de Dan Yack à la manièrede Charlot que s’ouvre Le Plan de l’Aiguille. Le tonest donné. Sur un mode résolument non réaliste,le roman se présente comme un conte philoso-phique où le plaisir de conter l’emporte sur laleçon philosophique. Il était une fois à Saint-Pétersbourg un milliardaire anglais fatigué deson emploi… Tout au long du livre, citations,réminiscences, allusions littéraires vont se succé-der et se mêler aux confidences les plus brûlantes.Ce que Dan Yack doit au Barnabooth de ValeryLarbaud, il est à peine besoin de le soulignerÞ:même excentricité de milliardaires cosmopolitesvivant leurs privilèges comme un péché originel

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dont ils cherchent éperdûment à se faire absou-dre, même insatisfaction fondamentale cherchant àse distraire en amours multiples, en voyages pourse fuir, en éloges d’une modernité qui, une foispour toutes, déracinerait. Mais Dan Yack est plusradical que son confrèreÞ: il emprunte au comman-dant Charcot l’itinéraire de sa délivrance et à Rim-baud sa tâcheÞ: changer la vie. Pour lui, aller aubout du monde connu est le plus court cheminpour aller au bout de soi-même. Dépouillant leroman d’apprentissage de sa gravité didactiqueordinaire, le conte philosophique lui donne lescouleurs de la fantaisie. Paris, mises, enjeux, man-ches, le langage de Dan Yack est celui du jeu,mais ce qui l’amuse lui, c’est de réinventer la vie.Et s’il entraîne ses compagnons d’aventure dansune île déserte, c’est pour y mener, sur le vif, uneexpérience de démiurge ludiqueÞ: l’île Struge estun creuset.

Quant aux artistes qu’entraîne Dan Yack dansson aventure, ils ressemblent comme des frèresaux trois amis intimes de Barnabooth. Plutôt quedes amis, d’ailleurs, ce sont des doubles entre les-quels le héros hésite à choisir son identitéÞ; ilsapparaissent comme des versions possibles de soi-même tour à tour convoquées et sacrifiées. CommeGaëtan Putouarey, André Lamont, représente latentation de la luxureÞ; comme Maxime Claremo-ris, Arkadie Goischman suggère une voie homo-sexuelle, que confirme par la suite le phalanstèresans femmes de Communauty-CityÞ; comme leprince Stéphane, Ivan Sabakoff incarne les valeursmystiques du renoncement. Les premiers mépri-

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sent la femmeÞ; les deuxièmes préconisent l’amourdu mêmeÞ; les derniers sont en quête d’un ailleursmal affirmé. Chez les deux milliardaires, les inter-mittences du cœur s’inscrivent dans une mêmetrajectoire de renoncement. Clin d’œil pour le lec-teurÞ? Dan Yack redécouvre le mal d’aimer à Port-Déception lors de la venue de la femme de sonassocié, Dona Héloisa Dolorès Conception Naza-rea, pensionnaire à peine licenciée du couvent duSacré-Cœur de Roehampton, sur la Tamise, prèsde Londres, tandis que Barnabooth, au terme deses errances, décide de faire une fin en épousantConception Yarza, qui revient d’un long séjouren Angleterre où elle a parfait son éducation…

À ces figures d’un désir nomade, Cendrarsajoute une condamnation sans appel de l’art. Del’art entendu comme activité de spécialiste, ceque stigmatisait dès 1914 «ÞMa danseÞ», un desPoèmes élastiquesÞ:

LittératureVie pauvreOrgueil déplacé

Loin de ses débuts fin de siècle sous le signed’un Symbolisme esthétisant, Cendrars s’accordeici avec Rimbaud pour qui la main à plume vautla main à charrue. Le Prière d’insérer qui accom-pagne la parution des Confessions de Dan Yackcommence ainsiÞ: Imaginez cette choseÞ: vivre, vivrela vie de notre temps, complexe et torturée, sansavoir jamais connu une émotion d’art, sans avoirjamais pu séparer ce que l’on voit et ce que l’on pense

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de ce qui est actuel… Changer la vie, pour DanYack, n’est pas une affaire d’idéologie ou de mani-festes. Il ne se paye pas plus de grands mots que degrands nomsÞ: ni Freud, ni Marx, — ni Breton, onle devine sans peine. Il a la modernité joyeuse, et sila jeune génération doit tout recommencer, c’estpour s’amuser, c’est-à-dire, détruire, créer, réussir,perdre. Bref, faire quelque chose de nouveau et degai, sans autre arrière-pensée que de jouir, jouir dela minute présente, flottante, incertaine, fugitive, etpourtant violente comme un explosif… Programmeun peu court si l’on aime les programmes, etqu’on peut rapprocher du mouvement dada.Détruire, c’est tout à la fois s’affranchir de la tutelledes pères et de l’emprise des mères. Quand le capi-taine Deene l’appelle cérémonieusement MonsieurWilliam, il s’emporteÞ: c’est Dan Yack tout courtqu’il veut être désormais. Les usines baleinièresqu’il fonde à Port-Déception sont les couveusesd’une génération autarcique. Il réinvente à sonimage les hommes nouveaux qu’il transforme enorphelins par choix. Dans ce phalanstère antarcti-que, les femmes ne sont-elles pas forclosesÞ? L’arri-vée de la seule Heloisa, — une mère plus encorequ’une femme puisqu’elle est enceinte —, suffira àruiner l’entreprise.

Ayant détourné le milliardaire de Larbaud,Cendrars le transplante chez Daniel Defoe. LePlan de l’Aiguille se présente comme une robinson-nade, dans la longue lignée ouverte par RobinsonCrusoe en 1719. Avec deux différences notablesÞ: leséjour dans une île déserte ne doit rien à un nau-

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frage, mais il est délibéré et expérimental par unevolonté de table raseÞ; et contrairement à leurillustre prédécesseur, les Robinsons de l’île Strugene se comportent pas en colons malgré eux, maisen ascètes. Les artistes abandonnent à Saint-Péter-sbourg une vie de misère sans reconnaissancesociale ni ressources. Débarrassés des obstaclesmatériels grâce à Dan Yack, ils rêvent de se vouerentièrement à leur œuvre, chacun avec les instru-ments de son métier. Mais, — fissure qui provo-quera le drame final —, ils viennent changer devie tandis que Dan Yack, on l’a noté, veut chan-ger la vie. Une année d’hivernage lui donnera rai-sonÞ: ils meurent d’impuissance tandis qu’il sedébarrasse de son éternel monocle, symbole desa vie de fêtard.

C’est le commandant Charcot qui a servi deguide à la robinsonnade. Cendrars a lu de près lerécit fait par Charcot de ses deux expéditionsantarctiques sur Le Français (1903-1905), puissur Le Pourquoi pasÞ? (1908-1910). Il lui doit l’iti-néraire et plusieurs épisodes de son roman. C’estchez lui qu’il a découvert les Shetlands, les Bal-leny, Sturge (qu’il renversera en Struge), Décep-tion (dont il fera Port-Déception), un lexiquespécialisé et la longue description de l’hivernageque fit Charcot avec ses compagnons pendantplus de neuf mois dans une île déserte, l’île Peter-mann. Toute une information enfin sur la vie etles usines des baleiniers norvégiens. Dans soncontour le plus extérieur, la figure de Dan Yackdoit peut-être encore quelque chose à celle deJean(-Baptiste) Charcot qui, comme lui, a dû partir

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pour le pôle Sud pour se faire un prénom, telle-ment le nom de son père, l’illustre Jean(-Martin)Charcot, — le psychiatre dont Freud vint suivreles cours à Paris, — jetait d’ombre sur sa voca-tion de médecin.

L’autre versant du roman, celui des Confes-sions de Dan Yack, n’est pas plus désert que l’îlepalimpseste où Dan Yack joue son grand jeu.Deux ombres inquiétantes y rôdentÞ: celles deKnut Hamsun et de Fédor Dostoïevski, unies parune fraternité démoniaque. Pour éclairer la genèsede Dan Yack, on ne dispose malheureusementpas de l’équivalent du «ÞPro domoÞ» que Cendrars aajouté à Moravagine, trente ans après sa parution,pour retracer l’histoire mouvementée de son livre.Mais le Fonds Cendrars des Archives littérairessuisses à Berne conserve un dossier extrême-ment précieuxÞ: un manuscrit des Confessions deDan Yack que Cendrars a truffé de notes et deplans, rédigés à des périodes très diverses, qui per-mettent de suivre les grandes étapes d’une com-position qui a duré douze ans.

Le plus ancien papier conservé se présente ainsiÞ:

L’Échéance (roman)

3 années du Journal d’une brute

Pan de Knut Hamsunla solitude à ParisLa brute et l’enfant évanescente.

26Þjuin 1917

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Il s’agit de la toute première amorce du roman.Le titre disparaîtra par la suite, mais il intrigueÞ:de quelle échéance s’agit-ilÞ? est-elle liée à la datesoulignée qui l’accompagneÞ? titre et date ren-voient-ils à l’intrigue du roman ou à Cendrarslui-mêmeÞ? Le sous-titre relie plus visiblement cecanevas au roman futur et «ÞLa brute et l’enfantévanescenteÞ» préfigurent les relations de DanYack et de Mireille. S’intercale une référence àun roman de l’écrivain norvégien Knut Hamsun,Pan (1891).

C’est dans la traduction de MmeÞRémusat parueen 1910 aux Éditions de la Revue Blanche queCendrars a pu découvrir un des grands livresd’Hamsun et qu’il s’en est pénétré, tant les recou-pements entre les deux romans sont nombreux,précis, essentiels. Pan est lui aussi divisé en deuxparties, d’une longueur plus inégale. La premièreprésente des «ÞPages extraites des papiers duLieutenant Thomas GlahnÞ», un officier qui s’estretiré dans la solitude d’une cabane en pleinenature sauvage, entre fjord et montagne, où il vitde la chasse en ermite (d’où le titre). Il découvrepourtant l’amour en rencontrant une jeune filledu petit port le plus proche. Mais Edouarde(Edwarda) n’aime pas qu’on l’aime et elle nedésire qu’autant longtemps qu’on se refuse à elle.Gauche, imprévisible et paroxystique comme lespersonnages si dostoïevskiens d’Hamsun, Glahnsera la dupe de ces manœuvres. Pour apaiser sacolère, il fera rouler du haut de la montagne unrocher qui, par une tragique coïncidence, va écra-

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ser Eva, une jeune femme humble et soumise quipartage parfois sa couche. Assassinat par ricochet.(On peut lire «ÞEvaÞ» dans «ÞévanescenteÞ»). Puisil s’embarque. À ce Journal écrit à la premièrepersonne succède une brève «ÞNotice datée en1861Þ» sur «ÞLa Mort de GlahnÞ». Elle est rédigéepar un narrateur anonyme, son compagnon dechasse en Afrique. À la réception d’une lettre (sansdoute d’Edouarde) qui le tourmente beaucoup,Glahn déclenche la jalousie de son compagnon enséduisant sa maîtresse indigène. Au cours d’unepartie de chasse ce dernier tuera Glahn, dont lelecteur devine que, par un autre ricochet, il aainsi organisé son suicide.

Roman double, Pan fait alterner comme DanYack une vision du dehors et une vision dudedans. Mais, comme l’indique un autre cane-vas daté de marsÞ1920, c’est «ÞPan à reboursÞ».Chez Hamsun triomphe l’étrangeté, la déposses-sion finale induite par le regard du dehors, dansun effet brutal d’éloignement. C’est deux fois lecontraire chez CendrarsÞ: la confession vient enseconde place (après la chasse aux artistes) et,succédant à l’agitation initiale d’un héros marion-nette, une intériorité inattendue après le premiertome se révèle au lecteur. La structure, l’intrigue,les personnages, mais aussi l’écriture rapprochentles deux romans. Dans leur rapport au mondecomme dans leur relation à ceux qu’ils aiment,Glahn et Dan Yack sont deux brutes, dont l’indif-férence finale donne la mesure du désespoir. Etl’écriture de la nuit dans Dan Yack — romannocturne, roman bleu troué de réminiscences

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rouges comme le sang des baleines — s’accordeau livre d’Hamsun par sa notation entrecoupée,son lyrisme retenu et le désespoir serein de sondialogue avec la nature. La paix des ruines.

Quel secret tourment poussait Dan Yack à tantd’activités fiévreuses, de fantaisies, de désordresÞ?Les Confessions nous le livrent. Qui ne trouveraitbien excessive cette autre affirmation du Prièred’insérerÞ? Dan Yack diffère inlassablement l’aveuqu’il promet et, à force d’interruptions et de digres-sions, il ne parviendra jamais à le formuler. Jevoudrais dire que… C’est peut-être Dostoïevski,une des grandes admirations de Cendrars, quidétient la clé de ce silence. En 1871, Les Démons(ou Les Possédés) ont commencé de paraître enfeuilleton dans Le Messager russe, mais en décem-bre cette revue refusa de publier ce qui devaitconstituer le IXe chapitre du roman, par craintede la censure impériale. Contraint de le retirer,Dostoïevski ne le rétablira pas dans l’édition envolume, deux ans plus tard. Le chapitre suppriméne sera révélé qu’après la Révolution russe et leséditions modernes l’ajoutent en appendice sousle titre de «ÞChez TikhoneÞ» ou de «ÞLa confes-sion de StavroguineÞ». Stavroguine, aristocratenihiliste et pervers, est au centre du roman, maisson comportement est d’autant plus énigmatiqueque manque le chapitre qui contient son secret.Ce chapitre présente l’entretien de Stavroguineavec l’évêque Tikhone auquel il remet une confes-sion écrite qui révèle qu’il a violé la petite Matrio-cha, la fille de ses logeurs âgée de douze ans, etqu’il l’a laissé peu après se suicider sans interve-

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nir. La Confession de Stavroguine — par laquelleil s’accuse d’être un violeur et un assassin — estlourde d’implications dans les Confessions deDan Yack, dès le titre. Quel est donc ce secretqu’il retarde tout au long du romanÞ? Est-ce lamort des artistes qu’il avait entraînés dans l’îleStrugeÞ? Ou bien celle de Mireille, sa petite fille,comme il la nommeÞ? En lui proposant de joueren travesti le rôle de Gribouille, n’est-ce pas luiqui lui a révélé, comme une brute, une vérité sursoi qu’elle ne peut supporterÞ? Elle mourra de ceviol par le cinéma. Assassinat par ricochetÞ? Parl’entremise de Stavroguine, cette fuite de la fauteramène dans le Pétersbourg où le jeune FreddySauser a découvert ses propres démons.

Mireille doit sans doute son prénom au célèbrepoème de Frédéric Mistral. Comme l’héroïne deMireille (1859), elle est fille de la Provence et ellemourra comme elle des suites d’un amourimpossible, quoique dans de tout autres circons-tances (chez Mistral, c’est le père de Mireille quis’oppose à son union avec Vincent, pour des rai-sons de mésalliance). Cet hommage à la littéra-ture occitane ne saurait faire oublier que Raymone,la compagne de Cendrars, s’est reconnue dansMireille Chastelas. Elle avait elle-même été éle-vée en Provence et son père, le Dr Duchâteau,avait longuement exercé à Gardanne, commefera le père de Mireille. Mais l’essentiel est évi-demment ailleurs. Au-delà de la couleur locale,Raymone n’a jamais caché que la relation de DanYack et Mireille transpose sa propre union blan-

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che à Cendrars, fondée sur la même dissociationentre un amour spiritualisé et une sexualité refu-sée. Ce déchirement est mis en exergue, en 1929,dans chacun des deux volumes du romanÞ: Necsine te nec tecum vivere possum. Je ne peux vivreni sans toi, ni avec toiÞ: c’est à Ovide que Cen-drars (sans le dire) emprunte la formule de cequ’il présente comme une passion, dans la pléni-tude de l’expression. Cette passion qui fait de luiun homme d’aujourd’hui, écorché et comme à vif.

Cendrars a rencontré Raymone Duchâteau,une jeune comédienne, chez un ami commun, lepoète italien Ricciotto Canudo, le 26Þoctobre 1917.Marié, père de deux enfants, il est revenu de laguerre, deux ans plus tôt, avec un bras en moins. Ilvient de passer à Méréville, près d’Étampes, un étéqu’il n’oubliera pas. Arrivé en désespéré, ilreviendra à Paris convaincu d’avoir vaincu latentation du pire en découvrant, dans le boulever-sement, son identité nouvelle de gaucher. De nom-breux textes, écrits ou ébauchés au cours de ceséjour, donnent à cette découverte un caractèrede révélation. La rencontre de Raymone, auretour de Méréville, a été vécue par Cendrarscomme la confirmation qu’il était bien entré dansune vie nouvelle. Elle sera désormais la musecompagne autour de qui bâtir un monde à part,comme le nommera L’Homme foudroyé. Au boutde trente deux années d’idéalisation, — plus unjour —, le 27Þoctobre 1949, Cendrars épousera samuse.

La réalité de leur union blanche semble avoir étéplus douloureuse. Oscillant entre une adoration

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mystique affichée et une violence souterraine,l’amour de Cendrars pour Raymone a toujoursété ponctué de crises et de ruptures déchirantesdont les traces transparaissent, plus ou moinsdirectement, dans Une nuit dans la forêt, L’Hommefoudroyé ou Les Confessions de Dan Yack. L’écriturelui tient lieu alors, pour ainsi dire, de laboratoireintime où sans cesse il revient sur le double lienqui l’unit à Raymone pour l’analyser, l’interpré-ter, et, dans les moments de tension extrême,imaginer une issue symbolique radicale par lebiais d’une fiction. Ce n’est pas en moraliste abs-trait que L’Homme foudroyé interroge le mystèredes couples à travers la relation sulfureuse de Gus-tave Lerouge avec Marthe, sa femme défiguréeÞ:Amour ou haine, jouissance ou jalousie, détraque-ment réciproque ou mutuelles complaisances, mala-die de l’âme, trouble des sens, épouvante ou extase,qui le dira, qui a la cléÞ? Dostoïevski peut-êtreÞ?

La forclusion du sexe fait tout l’amour de DanYack pour Mireille, et, à travers leur couple depapier, de Cendrars pour Raymone. Et pourtantcette échéance qu’annonçait — ou que redoutait— le projet du 26Þjuin 1917 concerne une autrepetite fille rencontrée, dix ans plus tôt, à Saint-Pétersbourg. Ce que confie Dan Yack à une secré-taire anonyme par la voie du dictaphone, c’estque Mireille, sa femme, est morte. D’une maladieau nom compliquéÞ: un refus de vivre, en quel-que sorte. Ce n’est qu’au «Þrouleau huitÞ», l’avant-dernier, qu’il précise la date de sa mortÞ:

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Aujourd’hui, c’est le 11Þjuin. C’est l’anni-versaire de la mort de Mireille. C’est… AhÞ!pourquoi est-ce que tout se répète-t-il puis-que rien ne revientÞ?…

On le sait aujourd’huiÞ: c’est le 11/24Þjuin 1907qu’Hélène, une jeune amie russe de Freddy, estmorte brûlée vive à Saint-Pétersbourg. Et c’estle 15/28Þjuin qu’il en a appris la nouvelle1. Unanniversaire en cache un autre, et l’échéancequ’annonce la note du 26Þjuin 1917, c’est celuidu dixième anniversaire de la mort d’Hélène. Pasd’échéance sans dette à payer. Cendrars s’estconvaincu que cette mort n’était pas accidentelleet qu’elle engageait sa responsabilité d’amoureux— ou d’amant — trop tiède. On sait égalementaujourd’hui que c’est le 28Þjuin 1917 — jour fixépour l’échéance — que Cendrars commence àécrire Les Armoires chinoises, un récit vertigi-neux qui fait de l’amputation de la main un châ-timent réparateur, et de la blessure la sourced’une vie nouvelle.

L’ombre d’Hélène met-elle en cause l’identifi-cation de Raymone à MireilleÞ? Elle l’éclaire plu-tôt. Dans la Vita nuova du poète de la maingauche, Raymone c’est Hélène revenue, Hélènepardonnant ainsi au Glahn ou au Stavroguinequ’a été, bon gré mal gré, le jeune Freddy. Uneréconciliation par la métempsychose. La mélan-colie si poignante qui imprègne Dan Yack tient à

1. Le calendrier romain (grégorien) est en avance de treizejours sur le calendrier orthodoxe (julien).

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l’annulation désespérante de cette réversibilité desmérites, ainsi que la nomme la théologie. En 1929,Raymone a déserté la place que lui réservait Cen-drars dans son monde imaginaire, bien au-delàd’un emploi de muse. C’est dans un grand appar-tement vide que s’achève le roman d’un poètemythographe dont le désir fou — si nervalien —de changer la vie et de se refaire s’est effondré.Aujourd’hui je regarde en moi-même. Il n’y a rien.Plus rien. Je suis fini. Premier secret inconfessa-ble de Dan YackÞ: la mort de Mireille, le 11Þjuin1924, c’est la mort de l’initiation à Méréville.

L’Homme foudroyé, si proche de Dan Yack parbien des aspects, reviendra en 1945 sur ce cons-tat amer pour en nuancer le bilanÞ:

HélasÞ! j’ignorais, jamais je n’aurais pucroire que l’on renaît de ses cendres, que lamort du cœur peut être un stimulant pourl’esprit, une force de création, et que si l’ona su un jour se créer un univers, commeDieu on l’habite pour l’éternité car la créa-tion est indestructible.

Dans ce premier volume de Mémoires quimarque son retour à l’écriture après trois annéesde silence de guerre, Cendrars évoque le séjourqu’il a fait à La Redonne, un village de pêcheursprès de Marseille, dans l’intention d’achever LePlan de l’Aiguille qu’il avait sur le chantier depuislongtemps. C’était à Pâques 1927 qu’il faisait ainsiretraite alors qu’il avait signé, depuis décem-

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breÞ1922, un contrat avec les éditions du SansPareil, dirigées par son ami René Hilsum, pourun ouvrage intitulé Le Plan des Aiguilles, — aupluriel. Mais, foin des bonnes intentions, il ne ter-minera pas son roman à La RedonneÞ: la beautédu paysage et le bonheur de vivre l’ont empêché,raconte-t-il, d’écrire plus des trois premièreslignes de son dernier chapitre. C’est pourtant làque l’idée lui vient de couper son roman en deuxtomes, une décision aussi soudaine que bénéfi-que puisqu’elle donne figure à cette réversibilitéque Cendrars place au cœur de son projet. Est-ceà La Redonne — au nom prédestiné — qu’il apris conscience, ou une conscience nouvelle, del’importance de cette figure de vieÞ?

Mais, une fois prise la décision de diviser leroman, pourquoi garder pour le premier tome untitre qui annonce le décor du secondÞ? Dansl’intrigue du Plan de l’Aiguille, absolument rienne justifie cette référence au massif du Mont-Blanc qui fournira son cadre aux Confessions deDan Yack. S’il s’agit d’annoncer la suite des aven-tures du héros, l’anticipation est bien forte, et ilfaudra attendre la révélation des manuscrits pourdécouvrir que c’est l’ensemble du roman, d’abordconçu en un volume, qui portait initialement cetitre. Dans les états successifs du projet unitaire,jusqu’en 1927, l’annonce du Plan de l’Aiguille étaitcertes lointaine, mais pas plus que chez Stend-hal, après tout, où la Chartreuse de Parme ne faitson apparition qu’à la toute fin du roman. Aprèsla division du roman, la prématuration du titretouche toutefois à la solution de continuité. Pour-

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quoi l’avoir maintenuÞ? Pour quelles raisons d’écri-tureÞ?

En dépit d’une géographie un peu bousculée,Le Plan de l’Aiguille ne manque, à vrai dire, ni deplans ni d’aiguilles. Une des manies de Dan Yack,qui s’amuse aux projets, n’est-elle pas de tracerdes plansÞ? Quant à l’aiguille, elle dispose d’unvaste champ d’activité. Ici, les veines de ses yeuxbrûlent Arkadie Goischman comme des aiguilleschauffées à blanc. Plus loin, les yeux des matelotspicotent la peau de Dan Yack comme des guêpes,comme les aiguilles de neige dans la tourmente.Plus obsédante encore est l’aiguille de ce gramo-phone qui fait les délices de Dan Yack et subiradans Les Confessions d’étranges métamorphosesÞ:dans ses souvenirs de guerre, il évoque une fulgu-rante épée qui tombait du ciel et massacrait tout àla surface du monde comme une aiguille de gra-mophone… Curieuse aiguille et curieux plan quine sont pas là où on les attendrait mais se dépla-cent dans le texte sans respect pour la vraisem-blance jusqu’à des retrouvailles où se démasqueleur nature de métaphoresÞ: on distinguait les troischeminées de la fonderie qui traversaient ce nuagede part en part comme trois longues aiguilles à tri-coter plantées dans un écheveau de laine sale…D’où vient-elle, cette aiguille nomade qui s’exhibeet se dérobe pour mieux afficher l’énigme de saprésence et de ses transformationsÞ? C’est ledeuxième secret que Dan Yack, pas plus quel’autre, ne livre jamais directement à son dicta-phone.

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Dans l’aiguille se cache le nom de la mère deCendrars, Marie-Louise Sauser, née Dorner, etDorn, pluriel Dorner, en allemand, c’est justementl’épine, le dard, l’aiguillon ou l’aiguille. Quand lepoète a-t-il compris que c’était sa mère, la neu-rasthénique, la toujours absente, qui se rendaitenfin à lui par la voie de la blessure, en se plan-tant dans son bras mutiléÞ? Probablement àMéréville, lorsqu’il a écrit Les Armoires chinoises,un récit dans lequel un poète aux mains coupées,enfermé dans une armoire, se croit revenu dansle ventre de sa mèreÞ: Des aiguilles fouillent lescoudes du mutilé qu’une joie verticale soulève. Ilserait donc possible de se refaireÞ? La réversibi-lité de la mère et de l’aiguille a ouvert au fils lavoie d’une renaissance par la blessure.

Dans une note manuscrite d’une grosse écri-ture qui occupe toute la page, on peut lireÞ: Nepas oublier la mère de Dan Yack dans Les Confes-sions, suivi en plus petit d’une phrase isoléeÞ: Main-tenant, je pense à ma mère, dont on ne sait plus s’ilfaut l’attribuer au personnage ou à l’auteur. Si DanYack a tant d’amour pour les gramophones, c’estqu’ils font chanter l’aiguille maternelle.

Le contrat signé avec le Sans Pareil portait, ons’en souvient, sur un ouvrage intitulé Le Plan desAiguilles. Or la géographie du Mont-Blanc neconnaît pas ce pluriel qui pourtant reste long-temps en concurrence avec le singulier dans lespapiers de Cendrars. InadvertanceÞ? C’est d’autantmoins probable qu’il a séjourné plusieurs moisdans le Massif, en 1920, lorsqu’il travaillait au

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tournage de La Roue comme assistant ou plutôtcomme factotum de son ami Abel Gance. Aucours de l’hiver, Cendrars avait procédé aux repé-rages des scènes de montagne qui seront tour-nées au cours de l’été, au col de Voza, terminusdu funiculaire du Mont-Blanc. Une célèbre photo,reproduite dans le présent volume, garde la traced’un séjour au cours duquel Cendrars rédigea undes canevas du roman.

À l’époque de La Roue, Cendrars et Gance sontdes amis intimes. Ils se sont rencontrés parl’entremise de Paul Laffitte, le directeur des édi-tions de La Sirène auprès de qui le poète tenait unrôle de conseiller littéraire. Gance était alors à larecherche d’anciens combattants qui puissent ser-vir de figurants dans un film qu’il préparait contrela guerre, J’accuse. Déjà fasciné par le cinéma, Cen-drars accepta sa proposition, et de cette rencontrenaquit une amitié forte, nourrie par une admira-tion réciproque. Gance tient L’Eubage pour un desplafonds de la sensibilité moderne, au même titreque les Illuminations de Rimbaud, tandis que Cen-drars, dans son ABC du cinéma, salue en Gance lepremier metteur en scène en France. À Nice, à Cha-monix ou à Paris, ils ont pris l’habitude de longséchanges au cours desquels ils se font part deleurs projets et, dès 1919, Cendrars lit à son amides fragments de ce déjà fameux Moravaginequ’il est en train d’écrire. Rien d’étonnant à cequ’il dédie à son cher Abel l’autre roman qu’ilvient de commencer, Le Plan de l’Aiguille. Elle estdatée de Peïra Cava, décembreÞ1919Þ: le lieu prèsde Nice où les deux amis préparent La Roue,

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comme la date font voir que le film et le romanont été mis en chantier en même temps. Mais,entre les deux projets, les liens sont plus étroits.

Pendant le tournage de La Roue, la jeune com-pagne d’Abel Gance, Ida Danis, est tombée grave-ment malade. Elle mourra le 9Þavril 1921 alorsque le cinéaste travaille au montage de son film.Prisme, un volume qui tient du Journal personnelet du carnet de notes, témoigne de la grande dou-leur de Gance qui évoque longuement la maladiepuis la mort de celle qu’il appelle constammentsa petite fille. Pendant le tournage des scènes demontagne, elle a été hospitalisée à Saint-Gervais,— comme le sera Mireille. Pendant cette période,Gance souligne drôlement que Cendrars a faitpreuve d’un dévouement de… saint-bernard auprèsde la malade. L’enfant évanescente qu’annonçaitL’Échéance bien avant que Cendrars fasse laconnaissance d’Ida a pris maints traits de celle-ci pour devenir la femme-enfant de Dan Yack.L’amitié, peut-être une amitié tendre (Ida étaitd’une grande beauté), explique-t-elle à elle seulele bouleversement du poèteÞ? En ravivant en luile souvenir d’une autre enfant évanescente délais-sée à Saint-Pétersbourg, le sort de la malade luia inspiré le portrait de Mireille.

En 1929, les relations du poète et du cinéaste nesont plus au beau fixe. Cendrars a tenté de dissua-der Gance, qui lui demandait conseil, de publierPrisme qu’il juge confus, verbeux, trop intimeaussi. Mais en vain, et le volume paraît l’annéesuivante. Dans Les Confessions de Dan Yack,gageons que Gance, en retour, n’aura guère appré-

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cié le portrait de M.ÞLefauché, un cinéaste qui luiressemble comme une méchante caricature, ins-pirée par un ressentiment trouble qui cache sonorigine. (En 1946, à la réédition du roman, la bou-cle de l’amitié est boucléeÞ: Cendrars fait doncsauter la dédicace à Gance).

Je suis du nombre des écrivains dont la vie tientintimement aux ouvrages qui les ont fait connaî-tre. Cendrars aurait pu contresigner cette décla-ration de Nerval dans Promenades et souvenirs etpourtant, l’un comme l’autre souffrent d’une mau-vaise réputation auprès des amateurs d’autobio-graphie. C’est que Cendrars, pour nous en tenir àlui, travaille toujours sur pilotis, quel que soit legenre de ses écrits. Soutenir que son œuvre estgouvernée par le secret — ce qui est l’évidencemême — ne suffit donc pas. L’illusion serait dechercher à lever un masque pour identifier aussi-tôt un visage. On parlerait plus justement d’unechaîne de secrets dans laquelle les pilotis littérai-res se mêlent aux pilotis provenant de modèlesréels. Non seulement un pilotis peut en cacherun autre, mais il peut servir à le cacher. Ainsi decette ronde d’analogies qui conduit de Mireille àRaymone en passant par Hélène, Eva et Ida. Pourse connaître et surtout tenter de se refaire, Cen-drars a besoin du détour fictionnel. L’épisode deLa Redonne dans L’Homme foudroyé donne unexemple magistral de cette écriture par ricochet.Il nous conduit vers le troisième et dernier dessecrets que Dan Yack ne parvient jamais à confes-ser directement.

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À Pâques 1927, donc, Cendrars s’est rendudans le Midi pour achever Le Plan de l’Aiguille. Cequ’il passe sous silence, c’est que ce départ brus-que suit immédiatement la mort de son pèreÞ:Georges Sauser vient de mourir en Suisse le12Þfévrier. Rien n’indique que le fils ait assisté auxobsèques du père. Leurs relations semblent avoirtoujours été difficiles et elles s’étaient encore dis-tendues à la suite du remariage du père en 1909,un an après la mort de la mère. Cendrars évoquetoujours avec commisération ce père qu’il pré-sente comme un raté sans caractèreÞ: une piètrefigure de la loi et une pâle ébauche du fils. Lesilence de l’écrivain est-il un signe d’indiffé-renceÞ? Le deuil s’est produit alors qu’il travaillaitaux aventures d’un… parricide, qui se veut DanYack tout court. Comment prendre congé decelui qu’on a reniéÞ? Ne serait-ce pas pour affron-ter un deuil si difficile que Cendrars a décidé dese retirer dans une sorte d’ermitageÞ? On inclineà le penser, d’autant plus que, contrairement à cequ’il affirme dans L’Homme foudroyé, Cendrars aécrit à La Redonne.

La Revue européenne a publié, en 1928, unfragment du «ÞPetit Cahier de MireilleÞ», daté de«ÞLa Redonne, 1927Þ». Il s’agit des «ÞRouleauxdeux bisÞ» et «Þdeux terÞ» dans lesquels Mireilleraconte longuement, et sur un ton pathétique, lamort de son propre père. Tout conduit à penserque Cendrars non seulement a délégué à la petitefille le soin de dire son propre deuil, mais qu’ils’est pour ainsi dire changé lui-même en petite

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fille pour dire sa souffrance et son amour, inexpri-mables autrement. Dans le tourniquet des identi-tés, Mireille c’est aussi Cendrars.

Il est temps de dire quelques mots du nom deDan Yack qui n’apparaît qu’en 1919. Si le nom deMoravagine se commente de lui-même comme unmot d’ordre, Mort à vaginÞ!, il n’en va pas demême pour Dan Yack. Cendrars ne s’est jamaisexprimé sur l’origine d’un nom qui sonne étrange-ment sans livrer pour autant une référence ou unsymbolisme évidents. Des rapprochements ponc-tuels peuvent être proposésÞ: dans sa formulationcomplète, Dan Yack William fait songer à WilliamCarlos Williams, écrivain américain d’avant-gardeque Cendrars a rencontré dans l’après-guerre.Quant au prénom Dan — diminutif de Daniel —,il évoque Dan Niestlé, un camarade de jeunessede Cendrars qui s’est engagé comme lui dans laLégion étrangère et fera par la suite une trèscourte carrière d’éditeur pour publier La Guerreau Luxembourg, en 1916, avec des dessins d’unautre de leurs camarades de combat, Moïse Kis-ling. C’est peu et peu concluant. On peut encorefaire valoir la proximité sonore qui unit Dan àPan, le roman de Knut Hamsun à l’origine deL’Échéance. Faut-il plutôt faire jouer les asso-ciations sonoresÞ? Damne ou maniaque, certes, nemanquent pas de pertinence. Quant au yak, ceruminant au corps massif, à longue toison soyeuse,qui vit au Tibet où il est domestiqué (Robert), onvoit mal ce que ses ruminations apportent àl’affaire.

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Une piste inconnue jusqu’ici a été ouverte parun critique soviétique, A. E.ÞParnis. En 1989, ila procuré une édition critique des œuvres deBenedikt Livshits, un poète futuriste connu enFrance par L’Archer à un œil et demi, un essai quifournit de précieux renseignements sur Le Chienerrant, le célèbre cabaret littéraire de Saint-Péter-sbourg, dans lequel Cendrars situe la rencontrede Dan Yack avec les trois artistes. Parmi leshabitués du cabaret figuraient deux intimes deLivshits, un musicien, Arthur-Vincent Lourié, etun peintre d’origine arménienne, Guiorgui (Geor-ges) Bogdanovitch Yakoulov, avec lesquels il asigné un manifeste, Nous et l’Occident, présentépar Apollinaire dans le Mercure de France le 16Þavril1914. Dans ses recherches esthétiques, Yakoulovaccordait une place centrale aux variations chro-matiques du soleil, et ses travaux passionnaientRobert Delaunay qui l’a invité à passer l’été 1913chez lui, à Louveciennes. Au cours de ce séjour,Yakoulov s’est lié avec Cendrars dont il resteraproche après son émigration en France. La naturedes recherches du peintre, sa personnalité exubé-rante et excentrique et son amitié pour Cendrarsont conduit Parnis vers un troublant cryptonymeÞ:BogDANovitch YAKoulov.

Dans le même ouvrage, Parnis évoque uneautre hypothèse, peut-être conciliable avec laprécédente. Un autre poète futuriste fort peu connumais familier lui aussi du Chien errant, AntonLotov a publié, en 1912, dans son unique recueil,Record, un poème dédié à Natalia Gontcharova,«ÞLa mélodie de la ville orientaleÞ» dans lequel se

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trouve ce vers écrit en langue zaoum, une langueimaginaire inventée par les futuristesÞ: Vax bardan yak. Jouait-il déjà avec le nom du peintreÞ? Cesdeux hypothèses, inédites en français jusqu’ici,révèlent la place insoupçonnée que les matériauxrusses tiennent dans la genèse du roman et, plusgénéralement, elles invitent à réévaluer le rôle dela Russie et des émigrés russes dans la vie de Cen-drars, bien au-delà de ses deux séjours péters-bourgeois en 1904-1907 et en 1911.

Ce passionnant dossier légitime, nous semble-t-il, une hypothèse nouvelle quant au modèled’André Lamont, le musicien. Si son nom rap-pelle celui de Constantin Balmont, un poètesymboliste qui fréquentait lui aussi le fameuxcabaret, il paraît plus pertinent de rapprocherLamont d’Arthur-Vincent Lourié, comme luid’ascendance française et ami de Yakoulov. Ledandy de Birzoula, comme l’appelle Livshits, se pre-nait pour un second Brummel. Maniant son haut-de-forme comme un ostensoir, il s’était prénomméArthur-Vincent en l’honneur de Schopenhauer etde Van Gogh. Comme Lamont, il composait desNocturnes.

Nuits blanches de Saint-Pétersbourg, éte rougesang de Port Déception, nuits bleues au frontpuis au chalet du PlanÞ: la mélancolie a trois cou-leurs dans Dan Yack. Vision pessimiste, actionoptimisteÞ: qui saurait déciderÞ? Surtout pas Cen-drars qui a inscrit dans son roman double unrêve de réversibilité qui, jusque dans les ruinesde l’amour, marque le triomphe de la vie. Dan

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Yack est un livre de deuilsÞ: deuil des artistes quele héros a été ou aurait voulu être, deuil de l’uto-pie réformatrice, deuil montré de la mère, deuilde la femme aimée et interdite, deuil caché dupère. Au terme de son odyssée, Dan Yack, — siproche de Cendrars —, aura perdu tout ce quifaisait sa vie, ses espoirs, ses souffrances, ses joies,sa passion. Mais tel est le pouvoir paradoxal de ceroman réversibleÞ: c’est la plus extrême solitudequi voit l’avènement de l’homme foudroyé. Fou-droyé dans sa vie comme dans ses rêves, il com-prend que la solitude est le lot mélancolique ducréateur.

Le roman s’achève à Paris, rue du Parc-Mont-souris, le 1erÞseptembre 1925, un jour anniver-saire que Dan Yack partage avec son romancier.Dans son grand appartement vide, au terme desa passion, Dan Yack fait une dernière retraite. Ils’est cherché un fils adoptif parmi les orphelinsrusses, et il lui passe le relais tout en se perpé-tuant à travers lui puisqu’il lui donne son nom.Renaissance à vide, sous une forme encore incon-nue, à venir… En 1929, Cendrars fait ses adieux aucinéma, au roman et à la Vita Nuova dont Ray-mone-Hélène n’est plus la Béatrice. De la prisonde signes dans laquelle il s’est lui-même enfermé,il ne sait pas encore qu’il va bientôt sortir pourse tourner vers le reportage et toucher le réel dudoigt.

CLAUDE LEROY

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Je remercie pour leur aide précieuse Marie-Thé-rèse Lathion, responsable du Fonds Blaise Cendrarsaux Archives littéraires Suisse de Berne, OxanaKhlopina, qui a renouvelé la connaissance des rela-tions de Cendrars avec la Russie, Christine Le Quel-lec Cottier qui a exploré les années d’apprentissagedu poète, Francis Vanoye, cinéphile averti et, ensouvenir du Chien errant, Thomas Gilou, l’auteurd’Éclats de Cendrars.

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AVERTISSEMENTRELATIF AUX NOTES

La note appelée par astérisque en bas de page estde Blaise Cendrars.

Les notes appelées par chiffres supérieurs sont deClaude Leroy et renvoient au Dossier critique en finde volume, p. 413.

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PREMIÈRE PARTIE

LE PLAN DE L’AIGUILLE

Nec sine te nec tecum viverepossum1

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À Raymone

B.ÞC.MCMXVII2

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CHAPITR E PREMIER

Hedwiga

1

Un air beuglant de gramophone.Mû par les ventilateurs du plafond, l’appareil à

disque aspirait les couples, les rejetait de profil,trébuchants, vertigineux. Les voix de tous lespays de la terre, les hymnes de toutes les nationsdu monde retentissaient. Les lampes à arc écla-taient dans les miroirs et les femmes tournoyaientcomme des toupies mugissantes.

Les bouchons de champagne pétaradaient detoutes parts.

Dominant la mêlée des drapeaux agités et le cli-gnotement livide des guirlandes électriques, lesquatre pavillons en cuivre de la machine à fanfa-res se dressaient, formidables, astiqués, avides.

D’une seule glissade sur les omoplates et dansun immense éclat de rire, Dan Yack traversa leparquet ciré. Il y eut une belle bousculadeÞ; puis,des valets chamarrés le sortirent de la salle, refer-mant sur lui les portes fulgurantes du bal.

Alors Dan Yack se vissa le monocle à l’œil et,

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s’agrippant des deux mains à la rampe, il descen-dit, sur les talons, le grand escalier du club3.

Les tringles dorées qui maintenaient le tapisrouge lui poignardaient le cerveau, douloureusescomme des dards, et chaque marche se dérobaitsous son pas comme un tremplin qui s’écroule. Ileut l’impression d’exécuter une acrobatie dange-reuse, entre ciel et terre, au niveau des visagesaériens et des projecteurs qui chavirent dansl’éloignementÞ; il eut chaud, et il arriva au bas del’escalier comme sortant d’une nuée, les yeux rem-plis de confettis multicolores, les tempes tambou-rinantes, la poitrine pleine du tintamarre de lafête, tout le corps inondé de sueur.

Il tremblait.Des chasseurs, à l’uniforme orné de brande-

bourgs noirs et une plume de paon piquée dansla toque d’astrakan, l’entouraient. L’un lui ten-dait sa canne, l’autre son chapeau, un troisièmeses gants. Il les remerciait, comme un idiot, avecexagération et, faisant de petits saluts de la tête,il applaudissait doucement du bout des doigts.Eux souriaient, se faisaient des clins d’œil amusés,lui bourraient amicalement les côtes, le pous-saient vers la sortie. L’œil fixe, les gestes mous, lesjambes floches, Dan Yack faisait semblant de résis-ter. Renversé entre les bras qui le soutenaient, ilchantait d’une petite voix de têteÞ:

… et benedictus fructus ventris tui…A-a-a-menþ!

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Tout à coup, il se dégagea. Il se précipita sur laporte. Un aréca jaillissait des décorations deplantes vertes comme un héron sur une patte.Dan Yack le déchiqueta à coups de canne et sor-tit, tête nue, une palme à la main. En passant, ilen donna par la figure au suisse bousculé, quilaissa choir son bâton, dont la pomme, touchantsol, éclata comme une sarbacane. Un cheval defiacre partit au galop, tandis que le rire de la vale-taille ameutée déchirait, comme on viole, l’écharpepure du matin.

2

Maintenant Dan Yack était assis au milieu dela chaussée, lamentable, au pied des hauts bâti-ments de l’Arsenal tout noirs. Il baignait dans dupissat de cheval et ses deux mains roulaient desboules de crottin fumant.

La Néva4 coulait au niveau de son œil.Obliques, menaçants, les trains de bois descen-

daient le courant à toute vitesse, déchiraient lesflots pressés que le vent dur de l’aube redressaità rebrousse-poil et faisait remonter. Des frissonssubits hérissaient la fourrure trempée du fleuvequi s’étirait nerveusement et faisait le gros dos.Des steamers norvégiens miaulaient à tue-tête.Les gueules à crémaillère des ponts tournantss’ouvraient silencieusement et les vedettes à vapeurs’enfuyaient, désordonnées, bondissantes, commedes dauphins terrorisés à l’approche d’un squale.

Soudain, le ciel se gonfla comme une voile.

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Du coup, tout s’inclina, fit une embardée, gran-dit, s’approcha et se mit à défiler, puis à tirer unebordée, vira sur place, frémit, glissa et repartitdans le vent, s’éloigna, embarquant des paquetsd’eau. Tout noircit sous le grain, se tasse, sebrouille. Des grosses bouées bringuebalantes pas-sent en dansant, alors que la ville pontonne dansl’embrun.

Cinq minutes après, le fleuve est comme ungrand corps en chair de poule, étalé la tête en bas,les jambes en l’air, les cuisses écartées et commemaintenues. Secourable, une île se penche au-dessus et s’agite en ses longs voiles de fumées. Lefleuve est pris de convulsions, des tenailles écla-tantes forcent l’eau qui s’ensanglanteÞ; enfin, lesoleil vient au monde, bien constitué et rougeaud.Les nuées se précipitent, s’en emparent, le trem-pent dans un baquet d’amidon, et quand il sortde leur étreinte, il est soudainement plus haut etcomme blanchi.

Dan Yack bondit.Il a l’impression d’avoir assisté à un spectacle

prodigieux. Il en est bouleversé. Il met sa palmeen joue, et les nuages tombent, canardés.

Tout change encore une fois d’aspect et se fixepour toujours dans sa mémoire. Dans une lumièrecrue. Le quai désert. L’humble linge qui sèchesur le pont du yacht impérial. Ces trois matelotsqui chantent dans une barque, s’accompagnantd’une balalaïka.

Dan Yack éclate de rire et leur dit des injures.Puis il repart en courant.

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Le Plan de l’Aiguille 47

… et benedictus fructus ventris tui…

chante-t-il sur un air de gramophone qui luirevient.

Avec sa palme, il bat démesurément la mesure.Les fiacres de nuit reviennent des Îles. Du côté

de la Bourse, 50Þ000 sabots tambourinent de plusen plus fort sur le pont de bateaux et les pavillonsde la marine claquent comme des castagnettes.Une automobile rare surgit.

Dan Yack, bondissant, traverse tout ce bruit. Ila l’impression de danser sur le rythme même dela ville qui s’éveille. Tout est joie à ses yeux, cou-leurs, lumière, vieÞ: les ivrognes effondrés dans lacaisse des fiacres, l’énorme demi-mondaine flan-quée de deux minces officiers de la garde, lecharroi pomponné, la limousine souriante.

… A-a-a-menÞ!

clame-t-il, en traversant ce flot de véhicules quimenace de l’entraîner vers la Perspective Nevski5

où le premier tram grelotte dans le matin.Et, débouchant derrière le Palais d’Hiver, Dan

Yack se tait soudainement. Il se retourne inquiet.Ses jambes fléchissent. La fatigue l’envahit. Unetristesse infinie s’abat sur lui, le vide, l’abasour-dit, le gonfle, le fait gauchir. Il gagne chancelantle pont des Soupirs. Il se campe au beau milieudu dos d’âne, sans souci des équipages qui le frô-lent. Un gardavoï6 se précipite, puis se retire dis-crètement en reconnaissant ce fêtard célèbre quetout Saint-Pétersbourg envie.

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48 Dan Yack

Dan Yack a la sensation de monter en l’aircomme un ballon d’observation. Un câble dou-loureux le retient, quelque chose d’ancré au fondde ses moelles. Une pesanteur. Un treuil à vapeurgrince. Ses nerfs se tendent à rompre. Ses talonsquittent le sol, puis retombent et se soulèvent ànouveau, tout doucement.

Petit à petit, ce mouvement s’accentue. Lesmuscles du mollet y prennent part, les jarrets, lesgenoux, puis, enfin, les cuisses.

Maintenant Dan Yack piétine sur place, faitdes mouvements des bras. Même sa tête dode-line, semble se détacher et enfler.

À nouveau il éclate de rire.Et tous les bruits de la ville s’abattent encore

une fois sur lui. Amplifiés, réveillés, ils arrivent àfond de train. Ils débouchent de toutes les rues, àchaque tournant, sans freiner. Un équipage encourant d’air, une voiture lancée, une machinequi glisse, une roue qui tourne. Au-dessus des toitsle vent est une turbine.

Au fond de tout cela retentit le bruit d’un mar-teau-pilon. Son cœur. Son inquiétude. Dan Yacksait tout à coup pourquoi il est là, pourquoi ilattend et ce qui l’attend. Une, deux, trois, quatre.Une, deux, trois, quatre. Il reconnaît les longuesfoulées de sa jument Iskra7. Et il se retourne brus-quement.

À cet instant précis une voiture lui arrive des-sus. Une roue caoutchoutée écrase la pointe deses souliers vernis. Il reçoit de la bave de chevalsur l’œil. Le coupé tombe déjà au creux du pont.Une main minuscule et lourdement baguée a

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Dan Yack commence comme une parabole et s’achève comme un lamento : Le Plan de l’Aiguille et Les Confessions de Dan Yack furent d’abord publiés séparé-ment avant d’être réunis par Blaise Cendrars. Ce livre de dissonances vire sans cesse du burlesque au tragique, de la violence au rire, du drame à la pantomime. Quant à Dan Yack, ce milliardaire anglais au nom bizarre, il échappe à la saisie. D’abord présenté à la manière de Charlot, il ressurgit sous les traits d’un héros en proie au mal du siècle. Dans le tourbillon des aventures qui l’emportent à travers le monde, une question pourtant ne le quitte pas : est-il possible de changer sa vie ? Et à quel prix ?

Dan Yack reste le plus secret des grands romans de Blaise Cendrars, celui qui touche au plus brûlant, au plus intime.

Blaise CendrarsDan YackÉdition présentée et annotée par Claude Leroy

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Dan Yack Blaise Cendrars Couverture : Image VIII de Jean Cortot, 2010. Photo droits réservés.

Cette édition électronique du livre Dan Yack de Blaise Cendrars

a été réalisée le 16 novembre 2018 par les Éditions Gallimard.

Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782070440214 - Numéro d’édition : 331643).

Code Sodis : N46007 – ISBN : 9782072421990 Numéro d’édition : 230670.