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ÉCLAIRER BILL VIOLA JEAN-PAUL FARGIER FRANÇOIS GERMA MICKAËL PIERSON

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É C L A I R E R

B I L L

V I O L AJEAN-PAUL FARGIER FRANÇOIS GERMA MICKAËL PIERSON

Page 2: BILL VIOLA · 2020. 8. 19. · Bill Viola exploitent très littéralement certaines ressources esthétiques mais dont, avant tout, l’artiste se sert pour bousculer les repères

Sommaire

Directeur de publicationJean-Marc MerriauxDirectrice de l’édition transmédia et de la pédagogieMichèle BriziouDélégué aux arts et à la cultureBruno DairouDirecteur artistiqueSamuel BaluretCoordination éditorialeTania LécuyerExpert pédagogiqueEstelle BélineSecrétariat d’éditionSophie RouéMise en pagesGeoffrey SallesPhotogravureCatherine ChallotIconographieAdeline RiouConception graphiqueDes Signes,Studio Muchir Desclouds

Ouvrage coordonné parChristophe Jouxtel,IA-IPR d’arts plastiques

Photographie de couvertureTristan’s Ascension (The Sound of a Mountain Under a Waterfall), 2005. Projection d’une vidéo HD en couleurs ; quatre canaux de son via caisson de graves (4.1), 10 min 16 s. Taille de l’image projetée : 5,8 x 3,25 m. Performeur : John Hay.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

ISSN : 2426-0207ISBN : 978-2-240-03857-9© Réseau Canopé, 2016(établissement public à caractère administratif)Téléport 1 @ 4 – CS 8015886961 Futuroscope Cedex

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes des articles L.122-4 et L.122-5, d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective », et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite ».Cette représentation ou reproduction par quelque procédé que ce soit, sans autorisation de l’éditeur ou du Centre français de l’exploitation du droit de copie (20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris) constitueraient donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

3 Avant-propos

4 Concept [François Germa]

Articles

6 TRAVERSÉES Mickaël Pierson

10 TECHNIQUEMENT PARLANT Jean-Paul Fargier

14 FORMELLEMENT DIT Jean-Paul Fargier

22 UNE HISTOIRE DES IMAGES Mickaël Pierson

28 Portfolio [Jean-Paul Fargier et François Germa]

30 CHOTT EL-DJERID

32 GOING FORTH BY DAY

34 HE WEEPS FOR YOU

36 THE REFLECTING POOL

Accédez gratuitement sur reseau-canope.fr (via la notice de l’ouvrage) à la synthèse multimédia (repères biographiques, problématiques, sitographie, actualité artistique) et à la planche iconographique présentant une sélection d’œuvres de l’artiste (signalées par une * dans cette brochure).

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BILL VIOLA 3SOMMAIRE

Avant-propos

Bill Viola est un artiste exceptionnel. S’il est un des pionniers de l’art vidéo, sa création s’est constamment renouvelée. Au fil de ses œuvres, on découvre tout autant la constance de sa démarche que la pluralité de ses pratiques. Porter au lycée attention à cet artiste majeur, c’est à la fois montrer aux élèves des jalons essentiels dans l’invention de l’art vidéo, un art à l’ère des « images électroniques », et les rendre sensibles à la manière dont les questions que posent les nouveaux médiums et les technologies, les nouvelles pratiques et les nouvelles attitudes, travaillent l’art contemporain.

Mono-bandes, performances, sculptures vidéo, installations, œuvres « écraniques »… sont autant de modalités dévoilant des dialogues qui se nouent entre art et techniques. Mais il ne s’agit pas de proposer une relation fascinée aux technologies. La qualité des œuvres de Bill Viola permet de faire éprouver et réfléchir une relation critique aux images, de féconder en retour les pratiques artistiques qui s’initient dans la classe. Bill Viola pratique aussi la vidéo en « sculptant le temps ». S’accorder du temps pour appré-hender ses œuvres invite à dépasser la profusion des lieux com-muns ou des excès de bien des images d’aujourd’hui. En suivant les cheminements possibles dans l’œuvre de l’artiste, on se donne sans aucun doute la possibilité d’une expérience singulière et d’une responsabilité dans l’invention et le partage d’images artis-tiques, de penser des positions d’auteur et de spectateur, égale-ment considérées et assumées.

Il n’est pas si ordinaire que cela de voir en France dans les collec-tions publiques ou privées, dans les galeries, toute la diversité des productions de Bill Viola. Cependant, nombreuses sont les traces en ligne et hors ligne qui les documentent. L’étude des œuvres de l’artiste est, en outre, une invitation à les relier avec celles d’autres « vidéastes » ou d’artistes recourant à la vidéo ou aux images élec-troniques, plus directement accessibles ou croisées au détour des expositions.

Le présent ouvrage s’articule à une synthèse multimédia et une planche iconographique en ligne. Les uns et les autres se répondent et se complètent. Ils disposent des contenus et des res-sources appropriées au potentiel de chaque support pour que les professeurs et les élèves, dans des usages spécifiques, en tirent le plus grand profit.

Christian VieauxInspecteur général de l’Éducation nationale, doyen du groupe enseignements et éducation artistiques, en charge des arts plastiques

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Concept

SOMMAIRE

Cheminement dans l’œuvre

En explorant les possibilités d’un médium assez rudimentaire à ses débuts, l’art vidéo de Bill Viola se transforme régulièrement avec l’arrivée de technologies sophistiquées. Il finit, comme « l’art des musées », par imposer ses propres standards.

Force est de constater que les moyens utilisés (moniteurs, projections, écrans haute définition, dispositifs spectaculaires et programmations rigoureuses) changent de façon plus signifi-cative que les thématiques abordées dans les images servies par ces outils. L’artiste est en effet plus fidèle à ses propres sujets emblématiques, comme les frontières entre finitude et immortalité, les passions humaines ou la mise en scène de la perception elle-même… qu’à la question artistique majeure de la modernité ou des avant-gardes : l’autoréférentialité de l’œuvre d’art.

La découverte de l’itinéraire de l’artiste pourra, pour les élèves, être l’occasion d’un double trajet : la découverte des avant-gardes auxquelles il prit part, et le questionnement de ses grandes préoc-cupations. Parcours plein de surprises, jalonné de propositions plastiques et d’interrogations philo-sophiques puissantes.

À chaque étape technique et esthétique franchie par Bill Viola dans sa propre démarche – caméra Portapak, vidéosurveillance, haute vitesse, haute définition –, ses œuvres saisissent par leur pouvoir de sidération et par leur façon de concilier deux extrêmes du spectacle : l’art de l’imperceptible et le sens du coup de théâtre.

Après avoir été l’un des grands pionniers du genre, Bill Viola en transforme la palette à partir de quelques propositions sensorielles précises, de

plus en plus complexes dans leur conception et soigneusement mises en scène. Les dessous tech-niques sont sujets d’étonnement. Les enjeux philo-sophiques et la dimension spirituelle tiennent enfin une bonne place. Une dimension qu’il ne faudra pas masquer si l’on veut saisir la façon dont l’artiste aborde la représentation des grandes interroga-tions humaines. L’insistance de Bill Viola à rappeler l’ancrage de ses choix artistiques dans une pensée de l’immatériel invite à y voir autre chose que des expérimentations formelles. L’au-delà est bel et bien évoqué, sans coloration cultuelle mais avec une expressivité poétique, visuelle et théâtrale, marquée, inspirée souvent par les maîtres anciens dont il convoque les sujets et l’esthétique.

Cet ouvrage propose, en quatre chapitres et un portfolio, des angles d’étude choisis.

Mickaël Pierson, historien de l’art, introduit quelques jalons historiques à la lumière d’un éclairage sur les Traversées, réelles ou symbo-liques, que Bill Viola met en espace, en scène, en images. Figurées par un dispositif, jouées par des acteurs ou vécues comme une expérience par le spectateur, ces traversées apparaissent comme des repères récurrents dans son exploration du médium vidéo et des formes contemporaines de spatialisation de l’œuvre.

Deux chapitres centraux, Techniquement parlant et Formellement dit, confiés au critique et vidéaste Jean-Paul Fargier 1, apportent ensuite des éléments

1. Il est notamment l’auteur de deux ouvrages sur Bill Viola : The Reflecting Pool : infra Bill ultra Viola (Éditions Yellow Now, 2005) et Bill Viola, au fil du temps (De l’incidence éditeur, 2014).

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de compréhension concrets et sensibles sur, d’une part, le rapport qu’entretient l’artiste – dont il a filmé le studio californien – avec la technique et la production et, d’autre part, la « forge » où Bill Viola affûte ses formes et ses inventions artistiques, dans lesquelles des problématiques spatiales, sonores et théâtrales tiennent une place au moins aussi importante que l’expérience du temps.

Puis, dans Une histoire des images, Mickaël Pierson revient sur la relation à l’art – et tout particulièrement à la peinture – dont les images ou installations de Bill Viola exploitent très littéralement certaines ressources esthétiques mais dont, avant tout, l’artiste se sert pour bousculer les repères et les références du regardeur en réhabilitant l’image comme vision, apparition, cheminement, et même… initiation.

En appui visuel et pédagogique à ces éclairages, le Portfolio en complète les développements par l’étude de quatre œuvres choisies, en croisant les regards du spécialiste de l’art vidéo Jean-Paul Fargier et d’un professeur d’arts plastiques, François Germa.

François Germa Christophe Jouxtel

Martyrs, installation vidéo, cathédrale Saint-Paul, Londres, 16 mai 2014.© DPA Picture-Alliance/AFP

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6 BILL VIOLA

Article

SOMMAIRE

Traversées

« Je suis né en même temps que la vidéo 2. » Bill Viola s’inscrit de lui-même dans la deuxième génération d’artistes utilisant la vidéo, celle qui bénéficie directement des recherches des pre-miers vidéastes. Il expérimente la vidéo dès 1970 durant ses études au College of Visual and Performing Arts de l’université de Syracuse. Après une première bande en 1972 (Tape I), il poursuit sa formation comme conseiller technique à l’Ever-son Museum of Art de Syracuse, un des premiers espaces à s’ouvrir à la création vidéo. Il y observe le travail des pionniers Nam June Paik – dont il devient l’assistant – et Peter Campus lors de leurs expositions en 1974. Ainsi, ses bandes des années 1970 s’offrent comme l’exploration d’un médium dont l’utilisation artistique ne remonte qu’à la fin

2. B. Viola in J. Neutres, « La métaphysique de Bill Viola », Bill Viola, Paris, RMN, 2014, p. 17.

des années 1950 3. À l’instar d’autres vidéastes de l’époque (Steina et Woody Vasulka, Gary Hill), il s’intéresse à la dimension sonore de la vidéo, croi-sant source sonore et signal électronique, tachant de rendre sonore le visuel. Le son traverse l’image dans sa profondeur dans Return (1975), pour former un effet de larsen visuel, ou vient souligner l’ap-parition progressive du visage de l’artiste sur une goutte d’eau dans Migration (1976).

D’une surfaceà l’autre

Dans ces années d’expérimentations structurales, Bill Viola commence une exploration de la surface de l’image. À la différence de l’image cinéma-tographique (d’origine photographique), l’image vidéographique est processuelle, en perpétuelle (re)construction, transformant un signal élec-tronique en impulsions lumineuses : « En vidéo, l’image fixe n’existe pas. Le tissu de toutes les images vidéo, fixes ou en mouvement, c’est le balayage constant du faisceau d’électrons [sur l’écran du moniteur], le flux régulier d’impulsions électriques qui arrivent de la caméra ou du magné-toscope 4. » L’artiste exploite cette malléabilité de l’image. Dans The Reflecting Pool (1977-1979), le plongeon d’un homme (Bill Viola lui-même) reste suspendu au-dessus de l’eau : son corps s’éva-nouit graduellement dans la matière même de l’image, tandis que se poursuit le bruissement de la forêt à l’arrière-plan et que le bassin s’anime de

3. Cf. G. Quenault, « Histoires et mythes de l’art vidéo. Retour sur une genèse », Ligeia, n° 133-136, juillet-décembre 2014.

4. B. Viola, « The Sound of One Line Scanning », in D. Lander et M. Lexier (eds), Sound by Artists, Banff/Toronto, Walter Phillips Gallery/Art Metropole, 1990, p. 43-44.

The Reflecting Pool, 1977-1979. Bande-vidéo en couleurs, son mono, 7 min. Performeur : Bill Viola.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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reflets dont on ne trouve pas de sources à la sur-face. Derrière l’unité illusoire d’un plan fixe, cette bande réunit plusieurs sources d’images (19 prises) et des temporalités différentes. Il compare alors sa pratique à celle d’un sculpteur dont la matière première serait le temps 5. C’est l’une des pre-mières bandes dans laquelle l’artiste va jouer de l’analogie entre surface de l’eau et surface de l’écran : « Je trouve que l’eau se comporte, formel-lement parlant, comme la lumière sur un tube de caméra vidéo 6. » L’eau devient ainsi un instrument de connaissance qui révèle la construction des images et les mécanismes de perception, comme plus tard dans Surrender (2001) où l’image brouil-lée de deux corps s’avère être celle de leurs reflets sur l’onde.

Si elle fonctionne comme un dévoilement de l’image, The Reflecting Pool s’initie pourtant pro-bablement dans l’histoire personnelle de l’artiste qui, enfant, échappa de peu à la noyade et s’est dit frappé par la beauté des rayons lumineux trans-perçant l’onde, tandis qu’il s’enfonçait au fond d’un lac. Sans jamais représenter directement cet événement, son œuvre se trouve traversée par de douces ou plus violentes immersions. Comme The Reflecting Pool qui voyait le plongeur dissout dans le feuillage reparaître nu sortant du bassin, ou encore le corps brutalement immergé dans Ascension (2000) qui semble se reformer comme régénéré par le bouillonnement de l’onde. Bill Viola exploite la dimension symbolique de l’immersion : naissance, baptême, traversée vers d’autres rives (Going Forth by Day*, 2002 ; The Dreamers*, 2013)… L’eau s’avère présente à chacune des étapes de la vie. L’installation trois écrans Nantes Triptych (1992) figure l’existence par un homme immergé dont l’image est encadrée par celles d’un accou-chement et d’une femme en train de mourir 7. La série des Transfigurations, initiée en 2007, montre des corps en noir et blanc se chargeant de cou-leurs après avoir émergé d’un écran d’eau que seule sa traversée a rendu perceptible. Après un

5. B. Viola, « C’est vraiment comme si on sculptait du temps », in R. Bellour, « Entretien avec Bill Viola », Cahiers du cinéma, n° 379, janvier 1986.

6. B. Viola, in C. Ross, « Corpus in vidéo, une interview de Bill Viola », Parachute, n° 70, avril-mai-juin 1993, p. 18.

7. L’accouchement est celui d’une amie de Bill Viola, la femme mourante est sa mère.

Transfiguration, 2007. Vidéo haute définition en noir et blanc projetée sur un écran mural, 7 min. Dimensions de l’écran : 155,5 x 92,5 x 12,7 cm. Performeur : Blake Viola.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

bref instant, ils replongent dans l’ombre, passant de la vie à trépas. Ce passage d’un noir et blanc grené à la couleur hyperréaliste est obtenu par l’utilisation d’une ancienne caméra de surveillance infrarouge, d’une caméra HD et d’un prisme-miroir pour relier les deux images. Par-delà la desti-née humaine, la série évoque aussi les questions d’évolution et d’obsolescence technologiques.

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Le cheminementdes corps

Nombreux sont les travaux de l’artiste à décrire un cheminement, un voyage. Ses images sont inlas-sablement traversées par des corps : verticale-ment par des chutes (The Stations, 1994) ou des ascensions (Tristan’s Ascension*, 2005), latérale-ment (une procession sans fin dans les bois dans la plus grande des projections de Going Forth by Day*) ou dans sa profondeur. Ainsi, les récentes Walking on the Edge et The Encounter (2012)

reprennent un effet produit dans Chott el-Djerid (1979) : ce qui semblait, tel un pixel, n’être qu’un point dans l’image s’avère un corps qui s’approche lentement de la surface de l’écran, à la manière instable d’un mirage.

Cette traversée de l’image est mise en abyme par The Veiling (1995) dans l’espace d’exposition. Neuf voiles juxtaposés servent de support à deux vidéos, chacune projetée depuis l’une des extré-mités de l’installation. Chacune d’elles montre un corps marchant dans l’obscurité d’une forêt, cher-chant à rejoindre l’autre sans que jamais les deux figures ne puissent véritablement se rencontrer.

Par les moyens technologiques, Bill Viola s’attache à dépeindre la condition humaine. La traversée de l’image est celle de l’existence que l’artiste aime à penser comme un cycle, une dimension accentuée par la mise en boucle des vidéos dans les expo-sitions qui inscrit les corps dans une inlassable répétition. La naissance et la mort se trouvent ainsi inextricablement mêlées dans Heaven and Earth* (1992) où les images de la mère de l’artiste mourante et de la naissance de son second fils se reflètent à la surface de deux tubes catho-diques, désossés de leurs boîtiers, présentés face à face à la verticale, la technique soulignant l’idée de transmission autant que celle d’un éternel recommencement.

Mickaël Pierson

Chott el-Djerid (A Portrait in Light and Heat), 1979. Bande-vidéo en couleurs, son mono, 28 min. Produit au WNET/Thirteen Television Laboratory, New York.Photo: © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

Walking on the Edge, 2012. Vidéo haute définition en couleurs projetée sur un écran mural, 12 min 33 s. Dimensions de l’écran : 92,5 x 155,5 x 12,7 cm. Performeurs : Kwesi Dei, Darrow Igus.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

The Encounter, 2012. Vidéo haute définition en couleurs projetée sur un écran mural, 19 min 19 s. Dimensions de l’écran : 92,5 x 155,5 x 12,7 cm. Performeuses : Genevieve Anderson, Joan Chodorow.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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BILL VIOLA 9SOMMAIRE

Heaven and Earth, 1992, installation vidéo. Dans une petite alcôve, une colonne en bois s’étend du sol au plafond avec un intervalle au centre de 50 cm voyant deux écrans se faire face, l’un et l’autre montés respectivement sur la colonne supérieure et la colonne inférieure. Vidéos en noir et blanc sur chaque écran, 29 min 52 s. Dimensions de la salle : 2,9 x 4,9 x 5,5 m.Photo : © Robert Keziere, courtesy of Bill Viola Studio

The Veiling, 1995. 2 projections vidéo en couleurs depuis les extrémités opposées d’une salle obscure, à travers 9 grands voiles suspendus au plafond, son mono amplifié sur 2 canaux, 4 haut-parleurs, 30 min. Dimensions de la salle : 3,50 x 7,40 x 11,5 m. Dimensions des voiles : 2,4 x 3,3 m chacun. Performeurs : Gary Murphy, Lora Stone.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Article

SOMMAIRE

Techniquement parlant

Comme tous les perfectionnistes, Bill Viola adore parler technique, procédés, appareils, effets, modes d’emploi – il n’y a qu’à lire ses interviews. Mais ce que j’ai découvert en allant le filmer sur ses lieux de travail, en Californie, c’est qu’il garde toutes les machines – les caméras, les objectifs, les scopes et même les pieds – qu’il a utilisées successivement pour faire ses œuvres.

Dans son studio de Long Beach, il y a une salle bourrée de valises, qui tient du musée et du maga-sin d’accessoires. Voici le zoom (800 mm) de Chott el-Djerid, la caméra noir et blanc et la Portapak ½ pouce des premiers essais (de Wild Horses, 1972 à Il Vapore, 1975), la caméra portable couleur ¾ de pouce de The Reflecting Pool, le moteur de Semi-Circular Canals (1975). Bill Viola ouvre ses valises en bois, ses malles en alu, ses cantines en fer et, des housses proprettes, tire avec fierté des antiquités. « Tout est en état de marche, ça peut toujours servir, si le sujet l’exige, confie-t-il. Pour Tiny Deaths (1993), j’ai remis en route une vieille caméra noir et blanc, seule capable de faire des rémanences aussi belles. Un étudiant, un jour, m’a demandé : “les effets de Tiny Deaths, ils viennent de quel logiciel ?” J’ai ri : “Pas d’un logiciel, d’un vieux tube. Il faut juste l’avoir”. »

De la régie de télévision intérieure (noir et blanc) de l’université de Syracuse, qu’il gérait quand il était étudiant, au studio de prise de vues HD d’Hollywood, qu’il utilise maintenant, Bill Viola a gravi tous les échelons de la technicité électronique. Pour lui, la technique n’a jamais été un problème, toujours une solution. À chaque œuvre ses moyens. Et vice versa : à chaque moyen (médium) ses œuvres. Si un nouvel appareil arrive sur le marché, ou même (quel

privilège, quelle reconnaissance !), si avant d’être mis en vente, cet appareil lui est proposé à tester, par exemple la plus performante (au début des années 1980) des caméras couleurs (que Sony lui offre d’em-ployer au Japon au cours d’une résidence), Bill Viola invente le sujet le plus adéquat pour le faire : un por-trait du Japon en basses lumières (Hatsu Yume, First Dream, 1981), lumières jusqu’alors difficiles à cap-ter avec finesse par un tube cathodique. Du coup, il multiplie les scènes à profondeur de champ. Et découvre la rémanence en couleurs.

Le traitementdes images

Techniquement, Bill Viola fait flèche de tout bois, de toute boîte à images. De l’image molle, presque floue, à l’image archi-nette, hyper-définie, il navigue aisément, suivant les époques, au gré de son ima-ginaire, vers les contrées où le vent qui pousse les pixels de son appareillage peut le porter. La maté-rialité prime la vision.

Une fois les prises de vues effectuées, une grande partie du travail reste à faire. Filmer fait partie d’un bloc (chirurgical) d’opérations complexes, suc-cessives. L’image délivrée par une caméra, quelle que soit sa performance, est rarement acceptée comme telle, brute de décoffrage. Bill Viola lui fait subir divers traitements. Étalonnage, changement de vitesse (ah, ces ralentis envoûtants), inversion du défilement. Le montage en régie, avec sa pano-plie d’effets spéciaux, est le véritable moment de la formalisation.

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On a vite associé Bill Viola au ralenti. Rarement les images qu’il propose sont celles qui sortent de la caméra. Elles ont toutes été rectifiées, assouplies en régie.

En général, Bill Viola fait appel à des techniciens pour accomplir cet affinage. Il a pu travailler seul, au début de sa carrière, puis avec un assistant ou en couple (il tient à souligner l’importance de l’apport artistique, pas seulement technique, de Kira Perov,

son épouse, depuis 1977). Il œuvre aujourd’hui avec une équipe d’une dizaine d’assistants et collabora-teurs (à la lumière, à la prise de vue, à la mise en scène, aux effets spéciaux, au son, au casting, à la manutention, etc.).

Three Women, 2008. Vidéo haute définition en couleurs sur un écran vertical accroché au mur, 9 min 6 s. Dimensions : 155,5 x 92,5 x 12,7 cmPerformeuses: Anika, Cornelia, Helena Ballent.Photo: © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Les effetsspéciaux

Sur le plateau d’Hollywood où je l’ai filmé au tra-vail pendant deux jours 8, l’artiste emploie, outre un chef opérateur chevronné, deux maîtres en effets spéciaux. Un pour les effets réels, l’autre pour les effets numériques.

Le responsable des effets réels doit trouver les meilleurs outils et les dispositions les plus effi-caces pour générer tel ou tel événement physique. La scène, baptisée Inverted Birth (2014), exigeait, par exemple, un échafaudage d’où étaient versées, à travers un entonnoir, sur un acteur nu, toutes sortes de liquides colorés (c’est la première fois que Bill Viola n’employait pas que l’eau dans une installation). La hauteur et la largueur de l’écha-faudage, la dimension de sa trappe, la taille de l’entonnoir et le débit des robinets de pulvérisation de gouttelettes à la fin de la scène, tout faisait l’objet d’un choix du chef des effets physiques, et donc d’un débat avec l’artiste d’abord, mais aussi avec ses divers collaborateurs concernés par le rendu de l’effet visé : largeur de la cascade, vitesse de la chute, positionnement de la lumière, ordre des liquides (noir, rouge, blanc, incolore).

Le chargé des effets numériques, avant les prises de vue, veille à l’état de la lumière, dont il n’est pas responsable en titre, mais dont il doit quand même se soucier car celle-ci peut faciliter ou entraver ses interventions après coup sur les images. C’est lui qui procède aux divers trucages demandés par l’artiste. Et c’est seulement lorsque cet informa-ticien a terminé sa partie (un bon quart d’heure) que Bill Viola, Kira Perov et toute l’équipe s’ins-tallent face aux écrans de contrôle pour visionner la scène qui vient d’être tournée (et truquée). On ne peut mieux signifier que la matière brute qui sort de la caméra n’intéresse pas Bill Viola, sinon comme support à un devenir. Pour la session dont j’ai enregistré l’évolution, le responsable numé-rique effectuait deux opérations : mise à l’envers de la prise, puis ralenti à 30 % (variable ajustable).

8. Bill Viola, expérience de l’infini, 2013, 54 min.

Pendant les discussions, très techniques, qui sui-vaient ces visionnages, où chaque responsable de poste donnait son avis, le ressenti du comédien était très écouté.

La directiond’acteur

La direction d’acteur est devenue chez Bill Viola, au fil des ans, un poste important de décision, qu’on peut dire technique. Au début de sa carrière, dans les années 1970 et 1980, il passait lui-même devant la caméra pour ses expériences. Quand Kira est entrée dans sa vie, à partir de 1977, il a tenu à la faire participer à ses créations : elle veillait, en particu-lier, aux rendus visuels des performances corpo-relles. Puis, elle a contribué à ses choix d’acteurs, préparant le casting.

Bill Viola choisit, in fine, qui sera devant la caméra et ce qu’il devra accomplir. C’est lui qui motive mentalement les performeurs. Il emploie, pour cela, diverses techniques de suggestion (com-parables à celles de l’Actors Studio). Exactement comme un metteur en scène de théâtre ou de cinéma. Ce n’est donc pas un hasard s’il œuvre aujourd’hui à Hollywood !

Jean-Paul Fargier

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Inverted Birth, 2014, vidéo/installation sonore. Vidéo haute définition en couleurs projetée sur un écran mural dans une salle noire, 8 min 22 s. Taille de l’image projetée : 5 x 2,81 m. Son stéréo avec caisson de grave (2.1). Performeur : Norman Scott.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Article

SOMMAIRE

Formellement dit

S’interroger sur la place de Bill Viola dans le champ des arts contemporains, c’est se poser la question, avec le plus de pertinence, de la situation de l’art vidéo dans l’art.

Dans quel creuset cet artiste forge-t-il ses armes ? Dans quelle forge affûte-t-il ses formes ?

C’est sans aucun doute le théâtre qui répond le mieux de la spécificité de son art. Soit un art de la représentation, dans un espace et un temps donnés, d’un drame ou d’une comédie. Un art donc de la performance, du jeu, de la scène – toutes choses accomplies par des acteurs.

Le théâtre peut surgir partout, dès qu’il y a un acteur (ou plusieurs), une action (ou plusieurs), une durée (ou plusieurs) et un spectateur (ou plu-sieurs). Et, bien sûr, un metteur en scène (plu-sieurs ? ça peut arriver, mais c’est plus difficile) – un metteur en scène, qui exerce son art en mani-pulant des corps dans des décors.

En reprenant toutes ces composantes, on voit comment Bill Viola les travaille à des fins artis-tiques propres qui, une fois atteintes, épanouissent des œuvres spécifiques. Spécifiques de l’art de Bill Viola, sinon tout à fait de l’essence de l’art vidéo.

Voyons quelques exemples de théâtralité (vidéo-graphique) chez Bill Viola, dans ses œuvres récentes.

La théâtralité

Chapel of Frustrated Actions and Futiles Gestures, une œuvre présentée pour la première fois en 2013, dans une galerie de Londres, s’inscrit à l’évidence dans la théâtralité. Et plutôt neuf fois qu’une. En effet, sont juxtaposées neuf actions différentes se déroulant dans neuf écrans rapprochés de façon à composer une grande image divisée en neuf par-ties. Scène multiple où le spectateur a tout loisir de déchiffrer des gestes répétés. Gestes « futiles », comme le titre l’indique, on pourrait ajouter, pour être plus précis : vains, insensés, symboliques (mais de quoi ?).

Trois rangées de trois images, cela crée un centre et une périphérie. Au centre, le spectateur observe une main qui verse de l’eau, avec une carafe, dans un bol troué : l’eau fuit à mesure qu’elle vient, se soustrait au fur et à mesure qu’elle s’ajoute.

Les images à l’entour signifient la même vanité, la même obstination. Dans la mythologie grecque, ce destin porte un nom : Sisyphe. Et bien entendu, une des neuf actions est littéralement typique de ce mythe : un homme tire péniblement une lourde charrette jusqu’en haut d’une pente et quand il en a atteint le sommet, le chariot lui échappe et se met à redescendre la pente, suivi par l’homme qui, une fois revenu en bas, recommence son acte sans s’énerver, se révolter. Camus l’a dit : « Il faut imaginer Sisyphe heureux ! » Camus/Viola, même combat ? Pourquoi pas. Les autres gestes, ainsi éclairés par la scène centrale, et la référence directe à Sisyphe (que Bill Viola nomme dans le petit texte du catalogue), s’interprètent facilement comme des variantes sur le même thème de l’inu-tilité. Ainsi, un jeune homme remplit une brouette de graviers et s’en va la renverser à quelques mètres de là, avant de la remplir à nouveau pour

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la vider encore. Ainsi, un autre homme creuse un trou, amasse la terre en un tas, puis remet la terre dans le trou. Ainsi, deux hommes, dans une barque, s’activent avec un seau, l’un à puiser de l’eau dans l’étang pour la verser dans la barque, l’autre à puiser de l’eau dans la barque pour la verser dans l’étang. Ainsi, deux femmes, dont une est Kira Perov, font quelques pas l’une vers l’autre, dans une cour, s’offrent des cadeaux, repartent d’où elles viennent et se mettent à recommencer. Ainsi, un homme et une femme se giflent mutuel-lement avant de s’enlacer, et vice versa (boucle sans début ni fin). Pendant ce temps, sur un autre écran, une femme transporte d’un bout à l’autre de sa chambre un ensemble d’objets, posés au sol, bord cadre, avant de les ramener à leur point de départ. Pour clore cette énumération, voici l’action (minimale) accomplie par Bill Viola, acteur discret de son œuvre : il entre dans une pièce où se trouve un broc sur une table et aussitôt après avoir fermé

la porte, il l’ouvre avec lenteur et sort, avant de réapparaître bientôt, etc. Peut-être pas si discret : c’est lui qui a et donne la clé de tous ces rites, en se pliant au plus mince. Sisyphe est un moine zen.

Ces actions sont-elles de la peinture ? Non. De la sculpture ? Non. Du cinéma ? Non. De la danse ? Non, quoiqu’une Pina Bausch ou une Maguy Marin devraient se sentir proches de ce genre de gestes bouclés ; mais enfin, si ces répétitions tirent vers la chorégraphie cela n’en est pas, sinon métaphoriquement.

Alors quoi ? Du théâtre. Une certaine espèce de théâtre. Une occupation scénique, avec des acteurs, des actrices, de l’espace et du temps vidéographiques. Et à quoi jouent tous ces perfor-meurs ? Ils jouent au théâtre, à faire du semblant, à ramener du jeu dans la trame électronique.

Chapel of Frustrated Actions and Futiles Gestures, 2013. 9 canaux de vidéos en couleurs haute définition projetés via une grille de 3 x 3 écrans plasma, 9 canaux son mono, en boucle. Dimensions de l’installation : 183 x 306 x 9 cm. Performeurs : Tomas Arceo, John Brunold, Cathy Chang, John Fleck, Joanne Lindquist, Tini Ottman, Kira Perov, Valerie Spencer, Ivan Villa, Bill Viola, Blake Viola.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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En reprenant la vieille opposition faite par Sacha Guitry : « Au théâtre, on joue ; au cinéma, on a joué », on peut ajouter : « En vidéo, on est jouant ». On retrouve le présent du théâtre dans le passif du cinéma. Le direct – de la télévision, à laquelle la vidéo donne sa substance, ses moyens – est un théâtre de l’instant. Bill Viola creuse, par la théâ-tralité de ses mises en scène, cette instantanéité fondamentale, télévisuelle : en répétant un geste à l’infini, il le présentifie perpétuellement. Chaque répétition hante l’image sur la boucle précédente qui lui sert de réel.

Il n’a, au fond, quand on y réfléchit, jamais procédé autrement, ni visé autre chose. Entre ses œuvres récentes (disons depuis le tournant de 1995, représenté par The Greeting*, où il fait rejouer un tableau religieux par trois actrices) et ses

premières vidéos (The Reflecting Pool, Chott el-Djerid, Reasons for Knocking at an Empty House, etc.), il n’y a pas une différence de nature mais de degré, et surtout de moyens. C’est toujours, pour ainsi dire, un usage « moderne » de la théâtralité, (usage repérable également dans l’œuvre d’un Bob Wilson, d’un Romeo Castellucci ou d’un Jan Fabre) qui constitue le ressort de ses bonds hors du régime ordinaire de l’art vidéo. Ressort ampli-fié par les pouvoirs de l’image électronique (pou-voirs multiplicateurs dont les gens de théâtre se sont avisés, c’est pourquoi ils injectent si souvent aujourd’hui de la vidéo dans leur mise en scène).

Espace. Temps. Durée. Matière. Lumière. Corps. Décors. Mélange. Métamorphose. Symbolique. Autant d’entrées possibles dans cette manière (ce style) qui caractérise Bill Viola.

Reasons for Knocking at an Empty House, 1983. Vidéo en noir et blanc, son stéréo, chaise en bois, écouteurs, projecteur et piédestal, 19 min 11 s. Performeur : Bill Viola. Produit en collaboration avec WNET/Thirteen Television Laboratory, New York.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Revenons au début. Au tout début. Amazing Colossal Man, 1974. Un jour, ou plutôt une nuit, alors qu’il vivait encore à Syracuse (État de New York), il colla, sans prévenir personne, contre les deux fenêtres du grenier qui lui servait de studio vidéo, un grand écran sur lequel était projetée une image de son visage en gros plan (sur une fenêtre), hurlant et tapant du poing contre les vitres (de l’autre fenêtre). Deux haut-parleurs, poussés à fond, rameutèrent voisins et passants « qui applaudirent ce spectacle » et vécurent l’événe-ment comme « le plus excitant dans les environs depuis des années », raconte Bill Viola 9.

9. Cf. Ira Schneider et Beryl Korot (eds), Video Art: An Anthology, San Diego, Harcourt Brace Jovanovich, 1976. Le Who’s Who des pionniers de l’art vidéo aux États-Unis : qui a débuté avant 1976 ? La liste est là.

Et déjà, dans cette œuvre primitive, il y a tout (tout ce qu’il faut) pour en être, de l’art vidéo : espace divisé (deux fenêtres), lumière contrastée (comme un phare dans la nuit), corps performant, son amplifié, impact social en direct (temps propre).

The Amazing Colossal Man, 1974. Vidéo, installation sonore.Chaîne unique, noir et blanc, projection sur écran par transparence avec son stéréo amplifié, visible à travers la fenêtre.Événement d’une nuit, non annoncé, au studio de l’artiste, Syracuse, New York.Photo: © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Le son

Les vidéos de Bill Viola comportent rarement des dialogues, des textes. Toutes font l’objet, en revanche, d’un impressionnant travail sonore. Ce n’est pas dans le son direct que Bill Viola place son ambition, même si, parfois, il prend celui de la prise de vue. Bien qu’il affirme avoir été séduit, au départ, par la conjonction du son et de l’image dans l’enregistrement du réel en vidéo, le son, chez lui, est un concept d’après coup. Il est un objet construit, résultat d’une dissociation suivie de multiples manipulations.

Comme exemples, rares, de sons réels montés pratiquement tels quels, on peut citer : Chott el-Djerid (1979) et ses bruissements étouffés éma-nant du désert ; Reasons for Knocking at an Empty House (1983), trois jours et trois nuits de veille sans manger, ponctués par des bruits de déglutition de salive, de gorgée d’eau, de corps s’effondrant lourdement sur le sol ou traînant une chaise, sur fond de rumeur automobile passant par les baies ouvertes sur la ville ; Nine Attempts to Achieve Immortality (1996) et ses explosions violentes de prise d’air après chaque apnée prolongée jusqu’à l’extrême limite ; et c’est à peu près tout. En cher-chant bien, il y a aussi les cris de l’accouchée et les râles de la mourante de Nantes Tryptich (1992) et le souffle de l’artiste dans The Passing (1991).

Anthem, 1983. Vidéo en couleurs, son stéréo, 11 min 30 s. Produit au WNET/Thirteen Television Laboratory, New York.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Mais ce dont on se souvient surtout, parce qu’ils étaient superbement balancés, ce sont les sons amplifiés, déformés, de certains cris. Le hurlement répété de l’artiste dans The Space Between the Teeth (1976), entrecoupé de silences qui le rende d’autant plus explosif, déchirant, mystérieux, énig-matique (cette œuvre reste une des plus difficiles à décoder de Bill Viola).

Et surtout, le cri poussé par la petite fille d’Anthem (1983) qui ponctue comme un refrain la description d’une journée de vie ordinaire en Californie (plages, rues, commerces, industries, hôpitaux, travail, loi-sirs, etc.). Reprise plusieurs fois à des vitesses diffé-rentes, des plus rapides (qui poussent le cri vers les aigus) aux plus lentes (qui donnent dans le grave), cette clameur émise par un corps minuscule (la fil-lette a dix ans), dans un édifice grandiose (ce pour-rait être une nef de cathédrale, c’est un hall de gare, majestueux), se métamorphose en antienne, comme le titre de la vidéo le pointe. Mais qui dit antienne, dit psaume. Psaume de quoi ? Actions de grâce ou imprécations révoltées ? Indécidable. Ma première lecture de cette œuvre, et je n’en ai pas changé, s’est effectuée en la rapportant à l’effet Koulechov (expé-rience d’un cinéaste russe démontrant que le sens d’un plan – et donc, par extension, d’un son – était donné par son accouplement à un autre plan). Ici, un cri identique, mais modulé différemment, accom-pagne des séries de reflets sociaux, qui prennent, du coup, un sens à être perçus avec ce son en aplomb.

Il y a aussi plusieurs œuvres qu’on pourrait regrou-per sous l’accolade sonore d’une déflagration. Les plus fortes irruptions violentes de bruits divers, fracassant l’ouïe du spectateur, se trouvent dans l’installation Reasons for Knocking at an Empty House (1983), titre qui sert aussi à une bande, citée plus haut (n’ayant pas du tout le même contenu) et Inner Passage (2013). Dans la première, le spectateur (unique) de la pièce, muni d’un casque d’écoute, est assis face à une image où l’on voit un homme (Bill Viola), immobile, assis lui-même sur une chaise identique à celle du spectateur. Un homme passe et repasse derrière le personnage, et, tout à coup, il lui décoche un coup de matraque sur la tête. Aussitôt, le spectateur reçoit dans ses écouteurs une décharge sonore extrêmement forte. Histoire de lui faire vivre le choc reçu par l’homme prisonnier dans l’image.

Inner passage, 2013. Vidéo haute définition en couleurs sur un écran vertical accroché au mur, son stéréo, 17 min 12 s. Dimensions : 155,5 x 92,5 x 12,7 cm. Performeur: Blake Viola. Hommage à Richard Long.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Dans Inner Passage, on assiste à la progression d’un marcheur dans un désert, depuis l’horizon jusqu’au bord cadre, avec, soudain, quand il sort du cadre, une explosion de bruits et d’images rapides, qui dure deux minutes environ ; puis le marcheur revient dans le champ et s’en va vers l’horizon. Ce montage saccadé de sons (aboiements, bris de verre, crépitements, pétarades, mugissements de vagues, sifflements de flammes, etc.) va de pair avec une succession d’images courtes, du même ordre, donnant l’impression d’un flux mental. Intérieur – le titre le dit bien.

Voulez-vous plutôt des murmures ? Alors, allez vous plonger dans La Chambre de Saint Jean de la Croix (1983), mais vraiment : on peut passer la tête par la fenêtre de la cellule du saint et entendre une voix chuchoter les poèmes qu’il y a écrits ; dès qu’on revient dans la pièce où cette cellule a été installée, c’est un autre bruit que l’on reçoit : celui du vent agitant les arbres d’une montagne, présentée sur un grand écran. Ou entrez dans la salle aux quatre murs/écrans de The Stopping Mind (1991) : émission chuchotée (par Bill Viola lui-même) d’un texte (de lui ?), striée d’éclats sonores bruyants. La voix va de pair avec les images qui fluent, l’éclat avec leur arrêt brutal.

Au même titre que des cris, des déflagrations, des murmures, il faudrait également parler des silences… Une de ses premières vidéos montre des visages de bébés prématurés dans leurs cou-veuses : Silent Life (1980) ! Tout un programme qui s’accomplit dans le face à face muet (bébé/mémé) intitulé Heaven and Earth* (1985), puis avec les dormeurs de The Sleepers (1992), qui reposent, chacun, au fond de leur puits de songe ; s’amplifie dans la prostration de The Dreamers* (2013), rêveurs d’au-delà bercés par l’écoulement d’une eau infinie ; et se couronne avec les cher-cheurs d’or du temps à fleur de peau, vieil homme et vieille femme entièrement nus, magnifiques Adam et Ève ayant survécu au péché originel, explorant silencieusement leur corps avec une lampe électrique : Man Searching for Immortality/Woman Searching for Eternity (2013).

L’art vidéo, avec Bill Viola, ouvre la voie, pré-tend au voyage initiatique. Ses œuvres fraient des pas-sages. Une d’entre elles, d’ailleurs, se nomme Passage* : un long couloir amène à une grande

image le long de laquelle circule le visiteur, qui, pris dans l’étau de cette proximité, semble et se sent absorbé par ce qu’il voit, un événement tel-lement ralenti – seize fois – qu’il devient indéchif-frable. Une autre a pour titre The Passing : série de tentatives pour l’artiste de s’identifier à la mort (de sa mère) par la veille, l’effort, la fatigue, le som-meil, l’apnée sous-marine.

Ses vidéos sont peuplées de migrants (au sens bouddhique, enchaînant les cycles de vie), d’anges et de fantômes, de corps transfigurés (échappant aux flammes, aux trombes, à l’asphyxie, à l’ense-velissement). C’est ce que l’on peut voir dans les quatre Martyrs installés dans la cathédrale Saint-Paul, à Londres. Par le procédé de l’inversion du mouvement, ces quatre corps suppliciés (chacun par un élément : le feu, l’eau, l’air et la terre) se rendent victorieux de leur anéantissement : l’ense-veli se dresse hors de terre, le brûlé échappe aux flammes, l’étouffée accède au souffle, l’inondée exténue le flot. Le vif, toujours, survit à la mort.

Bill Viola est un vitaliste. Donner à la vie le der-nier mot, c’est pour lui le rôle de l’art. Être artiste, c’est créer. C’est aussi simple que ça. Mais pas si courant : la plupart des artistes contemporains se complaisent en négativités (destructions, déconstructions). Pas Bill Viola. Il est d’une posi-tivité increvable, d’une sérénité communicative. C’est la raison pour laquelle son œuvre rencontre une telle adhésion.

Jean-Paul Fargier

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Martyrs (Terre, Air, Feu, Eau), 2014. Polyptyque vidéo haute définition projeté sur 4 écrans verticaux plasma, 7 min 15 s. Dimensions des écrans : 140 x 338 x 10 cm. Performeurs : Norman Scott, Sarah Steben, Darrow Igus, John Hay. Executive Producer : Kira Perov. Don au Tate de Bill Viola et Kira Perov, avec l’aide de donateurs, 2015. En prêt à la cathédrale Saint-Paul, Londres.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

Man Searching for Immortality/Woman Searching for Eternity, 2013. Diptyque vidéo haute définition en couleurs projeté sur deux grandes dalles verticales de granit noir inclinées contre le mur, 18 min 54 s. Dimensions des dalles : 227 x 128 x 5 cm. Dimensions de la salle : 4 x 6 x 6 m. Performeurs : Luis Accinelli, Penelope Safranek.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Article

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Une histoire des images

En 1988, Bill Viola transcrit en vidéo les visions cauchemardesques qui envahissent la gravure Le Sommeil de la raison engendre des monstres (1799) de Goya. L’installation The Sleep of Reason se compose d’une pièce aux murs blancs et d’une commode sur laquelle sont posés un bouquet, une lampe, un radioréveil, ainsi qu’un moniteur mon-trant successivement un plan rapproché sur le visage assoupi d’un homme, puis d’une femme. Par intermittence, la salle est plongée dans le noir, tandis que de violentes images (un homme immergé, la radio d’un crâne, l’attaque d’un chien, l’envol d’une chouette, un incendie…) sont proje-tées sur trois des murs. Rien de surprenant dans cette citation artistique tant, comme le souligne Anne-Marie Duguet, « il y a du pictural par le traite-ment de la matière, de la lumière et de la couleur, par la conception de l’espace et le travail du cadre dans toutes les images de Viola 10 ».

10. A.-M. Duguet, « Rendre sensible le mouvement de l’être », Bill Viola, op. cit., p. 158.

Goya (1746-1828), Le sommeil de la raison engendre des monstres (El sueño de la razon produce monstruos), 1799, estampe, aquatinte, eau-forte, H : 21,20 cm ; L : 15 cm, Londres, British Museum.(C) The British Museum, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/The Trustees of the British Museum

The Sleep of Reason, 1988. Installation audio/vidéo. Images vidéo en couleurs projetées en boucle sur 3 murs dans une pièce au sol recouvert de moquette, buffet en bois sur lequel sont posés un vase contenant des roses blanches artificielles, une lampe à abat-jour noir, une horloge numérique et un moniteur montrant une image en noir et blanc. Lumières de la pièce et projections contrôlées par minuterie aléatoire, son stéréo amplifié et canal audio provenant du moniteur. Taille de l’image projetée mur de face : 3,5 x 4,62 m ; taille de l’image projetée murs de côté : 2,97 x 3,96 m. Dimensions de la salle : 4,30 x 8,2 x 9,5 m.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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Ce dialogue avec l’histoire de la peinture est rendu possible par une évolution technologique : la vidéoprojection, devenue accessible aux artistes dans les années 1980 par l’amélioration du dispo-sitif et la baisse du prix du matériel, mais que Bill Viola utilisait déjà précocement dans les années 1970 (Walking into the Wall, 1973 ; Peep Hole, 1974 ; He Weeps for You*, 1976). Accroissant la taille de l’image et se débarrassant d’un moniteur de télé-vision alors encombrant, la vidéoprojection offre de nouvelles possibilités aux artistes, notamment l’établissement d’un rapport plus physique entre le visiteur et l’image.

Tableauxtechnologiques

En 1995, The Greeting* se présente comme l’adap-tation vidéo – comme on parle de l’adaptation d’un roman au cinéma – de La Visitation* (1528-1529) du Pontormo. Il s’agit moins de pénétrer l’espace de la peinture comme dans The Sleep of Reason que son temps. La vidéo reprend l’organisation (avec un personnage de moins), le fond urbain et les couleurs (bien qu’inversées) du peintre maniériste. Le moment de la rencontre entre la Vierge Marie et Élisabeth, enceintes, est traité en un extrême ralenti. L’action, lente et minimale, invite à porter le regard sur la composition de l’image, l’éclat et le mouvement des étoffes et surtout les gestuelles et expressions. Cet effet de ralentissement est obtenu en filmant avec un nombre d’images par seconde supérieur à la vitesse de projection. Les images sont ensuite projetées à vitesse normale. Quarante-cinq secondes d’images ont été enregis-trées pour une durée de diffusion de dix minutes. Cet effet technique va devenir l’une des signatures de l’artiste 11.

Moins tableaux vivants 12 que tableaux techno-logiques, ses travaux inspirés de l’histoire de

11. Il utilise le ralenti dès Passage* (1987), mais, à l’époque, ralentit seulement la durée de la bande et ne tourne pas encore avec une vitesse supérieure à celle de diffusion.

12. « Groupe de personnes disposées sur la scène de manière à reproduire ou à évoquer un tableau célèbre », A. Rey (dir.), Dictionnaire culturel en langue française, tome IV, Paris, Le Robert, 2005, p. 1196.

Pontormo (1494-1556), La Visitation, vers 1528-1529, peinture sur bois, H : 2,02 m ; L : 1,56 m, Italie, Carmignano, Pieve san Michele.(C) Archives Alinari, Florence, dist. RMN-Grand Palais/Raffaello Bencini

The Greeting, 1995. Vidéo/installation sonore. Vidéo en couleurs projetée sur un grand écran vertical accroché au mur dans un espace obscurci, son stéréo amplifié, 10 min 22 s. Taille de l’image projetée : 2,8 x 2,4 m ; dimensions de la salle : 4,3 x 6,7 x 7,6 m. Performeuses : Angela Black, Suzanne Peters, Bonnie Snyder.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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l’art s’offrent moins comme une mise en mouve-ment de la peinture que comme une possibilité de poursuivre l’œuvre des artistes anciens avec des moyens contemporains. Bill Viola s’engage alors dans une étude des expressions humaines. Le ralentissement de l’image vient souligner les tensions et déformations des visages sous l’ef-fet d’une vive émotion, de même qu’il concentre l’attention sur la gestuelle. Cette observation des émotions devient manifeste avec la série The Passions débutée en 2000, dont une large part est tournée en plans rapprochés ou gros plans sur les acteurs. The Quintet of Astonished* (2000) est la première vidéo de la série. Elle s’inspire de L’Adoration des mages (1495-1505) de Mantegna et du Christ aux outrages (vers 1510) de Bosch 13. Plutôt que l’étonnement annoncé par le titre, les cinq personnages, se détachant sur fond sombre, dévoilent une gamme de sentiments allant d’une

13. The Quintet of Astonished est réalisée pour l’exposition « Encounters » à la National Gallery de Londres (2000) qui proposait à vingt-quatre artistes de créer une œuvre à partir des collections du musée, dont fait partie la toile de Bosch.

bienheureuse béatitude à la stupéfaction ou la douleur. Sur le même modèle, il produit, en 2000, The Quintet of Remembrance, The Quintet of the Silent et The Quintet of the Unseen. Bill Viola sou-ligne : « Je ne suis pas intéressé par l’appropriation ou la reprise – je veux entrer à l’intérieur de ces images… les incarner, les habiter, les sentir respi-rer. Finalement, c’était leur dimension spirituelle et non leur forme visuelle qui m’intéressait […]. Il s’agissait de saisir la source de mes émotions et la nature de l’expression même des émotions 14. »

Autant qu’aux nombreuses sources picturales de l’artiste, il faut également s’intéresser à un rapport plus général à la peinture. La dimension d’étude est, par exemple, importante dans la série The Passions et Bill Viola pousse l’analogie jusqu’à reprendre en vidéo les études de têtes (Six Heads, 2000) ou de mains (Four Hands, 2001) que pratiquaient élèves et artistes avant de se lancer dans l’exécution de l’œuvre. La question

14. B. Viola in « A conversation. Hans Belting and Bill Viola », in J. Walsh (éd.), Bill Viola, The Passions, Los Angeles, Getty Publications, 2003, p. 199.

The Quintet of the Astonished, 2000. Vidéo en couleurs projetée sur un écran mural dans une salle noire, 15 min 20 s. Taille de l’image projetée : 140 x 240 cm. Performeurs : John Malpede, Weba Garretson, Tom Fitzpatrick, John Fleck, Dan Gerrity.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

Jérôme Bosch (vers 1450-1516), Le Christ aux outrages (Le couronnement d’épines), vers 1490-1500, peinture sur bois, H : 74 cm ; L : 59 cm, Londres, National Gallery.(C) The National Gallery, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/National Gallery Photographic Department

Andrea Mantegna (vers 1431-1506), L’Adoration des mages, vers 1495-1505, peinture à la détrempe sur toile de lin, H : 48,6 cm ; L : 65,60 cm, Los Angeles, The J. P. Getty Museum.Digital image courtesy of the Getty’s Open Content Program

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du modèle s’avère, elle-aussi, cruciale. En pein-ture ou en sculpture, il tend souvent à disparaître derrière la représentation qu’en fait l’artiste pour se fondre dans le personnage (même si celui-ci peut être reconnu et son identification devenir un enjeu symbolique dans le sens porté à l’œuvre). Il n’y a plus de modèles chez Bill Viola, mais des performeurs (souvent l’artiste lui-même) et des acteurs professionnels, à partir des années 2000, des visages 15 qui simulent les émotions selon les indications de l’artiste 16. Si Bill Viola cite volontiers les grands ateliers des peintres comme modèle 17, ses tableaux technologiques semblent de plus en plus proches de (super)productions cinématogra-phiques, tant par les moyens financiers que par les compétences professionnelles (directeur artis-tique, électriciens, costumiers, maquilleurs, res-ponsable des effets spéciaux…) qu’ils nécessitent.

La reprisede dispositifspicturaux

Le regard que Bill Viola porte sur l’histoire de la peinture ne passe pas seulement par la reprise iconographique, mais se trouve souvent lié à des évolutions techniques comme c’était déjà le cas avec l’utilisation du vidéoprojecteur. The Passions naît de la découverte d’écrans plats LCD. « Cette nouvelle technologie a rendu possible l’étude des émotions, parce que les petits écrans plats appa-rus à l’époque étaient extrêmement précis. Et on

15. Certains se retrouvent dans plusieurs de ses projets. Weba Garretson apparaît dans les Quintet (2000), The Locked Garden (2000), Catherine’s Room (2001), Surrender (2001), Emergence (2002), et John Fleck dans Anima (2000), les Quintet, Man of Sorrows (2001) ou Surrender.

16. Sur la théâtralité et l’interprétation, voir C. Cappelletto, « Bill Viola ou l’image sans représentation », Images Re-Vues, n° 8, 2011.

17. « Si l’artiste des Passions a un ancêtre parmi les maîtres anciens, il s’agit de Rubens. Rubens avait dû être un producteur, un organisateur et un superviseur d’une équipe d’assistants, un collaborateur avec d’autres peintres et graveurs spécialisés et un gestionnaire d’une ambitieuse entreprise de fabrique d’image […]. » En ligne : www.getty.edu/art/exhibitions/viola/credits.html.

Atelier de Bouts Dirk le Vieux (vers 1415-1475), Mater Dolorosa, vers 1470-1475, peinture sur bois, H : 36,80 cm ; L : 27,90 cm, Londres, National Gallery.(C) The National Gallery, Londres, Dist. RMN-Grand Palais/National Gallery Photographic Department

Dolorosa, 2000. Diptyque vidéo en couleurs projeté sur 2 écrans plats LCD verticaux et autonomes, encadrés et articulés entre eux, boucle de 16 min 10 s. Dimensions : 40,6 x 62,2 x 14,6 cm. Performeurs : Natasha Basley, Shishir Kurup.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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pouvait les accrocher au mur 18. » Dolorosa (2000) montre sur deux écrans, reliés par des charnières, l’image d’une femme et d’un homme en larmes. L’installation s’inspire d’une Mater Dolorosa de l’atelier de Dieric Bouts (1470-1475). Comme le dip-tyque pictural, l’installation est de petites dimen-sions et peut se replier, devenant ainsi aisément transportable. Par l’usage de récentes avancées technologiques, Bill Viola fait écho à un change-ment dans l’histoire de la pratique religieuse : l’ap-parition des images de dévotion privée au xive siècle en Italie qui poussa les artistes à la production (de masse) d’un nouveau type de peintures 19.

La reprise des dispositifs d’apparition d’images n’est pas nouvelle chez Bill Viola. Pour The City of Men (1989), il utilise la forme des triptyques des peintures flamandes du Jugement dernier. En trois projections alignées à la manière d’un retable 20, alliant spirituel et profane, il donne une vision moderne de la vie terrestre, du Paradis et de l’Enfer. Avec Catherine’s Room (2001), c’est aux

18. B. Viola in J. Neutres, « L’art est un exercice spirituel. Conversation avec Bill Viola et Kira Perov », Bill Viola, op. cit., p. 35.

19. Cf. « A conversation. Hans Belting and Bill Viola », op. cit.

20. Les images latérales sont plus petites de moitié que la centrale, évoquant la fonction des retables qui pouvaient être présentés ouverts ou fermés.

Andrea di Bartolo (1345-1428), Sainte Catherine de Sienne avec quatre sœurs du Tiers-Ordre Dominicain, 1393-1394, tempera sur panneau, Murano, Museo Vetrario.© Mondadori Portfolio/Electa/Sergio Anelli/Bridgeman Images

Vue intérieure de la chapelle Scrovegni (avant restauration), fresques de Giotto (vers 1267-1337), 1304-1306, Padoue.(C) Archives Alinari, Florence, Dist. RMN-Grand Palais/Mauro Magliani

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prédelles 21 de Sainte Catherine de Sienne priant d’Andrea di Bartolo (1393-1394), dont il reprend la frontalité du cadrage et leur environnement archi-tectural, qu’il fait référence. La vie de la sainte se déploie sur cinq petits écrans plats qui mêlent le passage des journées (la lumière et les activités de la femme) au rythme des saisons (la branche d’arbre dans l’encadrement d’une lucarne qui mûrit puis décroît), le dernier écran pouvant aussi bien évoquer le sommeil que la mort.

Cette logique picturale pousse Bill Viola à s’inté-resser aux cycles de peintures. Il est marqué par les fresques de la Renaissance et la réverbéra-tion sonore propre aux églises lors d’un séjour à Florence en 1974. C’est le travail de Giotto à la cha-pelle Scrovegni (Padoue, 1303-1305) qu’il a à l’es-prit lorsqu’il imagine Going Forth by Day*, (2002) conçu comme un « cycle de fresques numériques en cinq parties 22 ». Projetées à même les cimaises, telle des peintures murales, les images cernent le visiteur qui ne peut les embrasser toutes d’un seul regard et doit d’ailleurs traverser l’une d’entre elles afin de pouvoir pénétrer l’installation. Il y a trop à voir et c’est alors souvent au son qu’est confié le rôle d’annoncer les événements et d’attirer

21. La partie basse du retable, où l’on représente en plusieurs scènes successives la vie du saint dont il est question dans les panneaux supérieurs.

22. K. Perov in J. Neutres, « L’art est un exercice spirituel. Conversation avec Bill Viola et Kira Perov », op. cit., p. 38.

l’attention du visiteur. L’artiste convoque le corps en son entier, et non le seul regard, comme instru-ment de perception.

Avec l’installation vidéo, Bill Viola retrouve la dimension immersive de la peinture créée pour les espaces religieux, d’un art conçu et déterminé dans son rapport à l’architecture. L’artiste ne s’est jamais seulement intéressé à l’iconographie de la peinture occidentale ou à sa dimension spirituelle, mais bien, dès ses premières bandes expérimen-tales jusqu’aux vastes installations récentes, à la manière dont les images sont construites et maté-rialisées aux yeux des spectateurs.

Mickaël Pierson

Catherine’s Room, 2001. Polyptyque vidéo en couleurs projeté sur 5 écrans LCD plats fixés sur un mur, 18 min 39 s chaque partie. Dimensions : 38,10 x 246,40 x 5,70 cm. Performeuse : Weba Garretson.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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28 BILL VIOLA SOMMAIRE

LES REGARDS D’EXPERT ET DE PÉDAGOGUE SE CROISENT POUR FOURNIR DES POINTS D’APPUI AUX ENSEIGNANTS ET AUX ÉLÈVES DE L’OPTION FACULTATIVE D’ARTS PLASTIQUES, EN EXPLICITANT ET ILLUSTRANT LES DONNÉES MATÉRIELLES ET SENSIBLES DE CES QUATRE PIÈCES EMBLÉMATIQUES. LES TEXTES ONT ÉTÉ ÉCRITS PAR JEAN-PAUL FARGIER, RÉALISATEUR (REGARD D’EXPERT), ET FRANÇOIS GERMA, PROFESSEUR D’ARTS PLASTIQUES (REGARD DE PÉDAGOGUE).

Les quatre œuvres analysées dans le portfolio déploient l’étendue du geste de Bill Viola, qui, en passant du moniteur unique à l’installation polyphonique, du Betacam à la HD, n’a de cesse d’ouvrir le territoire de la vidéo, de multiplier les expériences sensorielles et de reconfigurer les formes – en écho aux horizons changeants de la technique et de l’art aujourd’hui.

Le corps, l’image, l’espace de l’œuvre et l’œuvre dans l’espace, les temps de l’œuvre et ceux du regard, la matérialité des supports et l’immatérialité des flux d’images électroniques… sont autant de questions abordées ici.

Portfolio

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BILL VIOLA 29SOMMAIRE

36The Reflecting Pool, 1977-1979. Bande-vidéo en couleurs, son mono, 7 min. Performeur : Bill Viola.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

34He Weeps for You, 1976. Vidéo/installation sonore. Goutte d’eau provenant d’un tuyau en cuivre, caméra couleur en direct avec objectif macro, bruit de tambour amplifié, projection vidéo dans une salle noire. Taille de l’image projetée : 2,3 x 3,1 m. Dimensions de la salle : 3,7 x 6,1 x 7,9 m.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

32Going Forth by Day, 2002. Vidéo/installation sonore. Un cycle d’images projeté en cinq panneaux. Cinq canaux de diffusion HD en couleurs projetés sur les murs d’une salle noire ; deux canaux de son stéréo pour quatre panneaux ; un panneau avec quatre canaux de diffusion spatiale quadriphonique du son, 36 min. Dimensions de la salle : 5,2 x 9,15 x 19,5 m.Photo : © Mathias Schormann

30Chott el-Djerid (A Portrait in Light and Heat), 1979. Bande-vidéo en couleurs, son mono, 28 min. Produit au WNET/Thirteen Television Laboratory, New York.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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30 BILL VIOLA

Portfolio

SOMMAIRE OUVRAGESOMMAIRE PORTFOLIO

Chott el-Djerid

Regardd’expert

L’art vidéo avant Bill Viola s’était passionné pour les métamorphoses du corps par l’électronique, Nam June Paik au premier chef : les danseurs de Global Groove (1973), flageolante pâte à modeler de pixels, sont des pantins désarticulés. Les moments les plus beaux de Chott el-Djerid sont ceux où l’on assiste au vacillement des humains (ou de leurs machines), rendus fuligineux sous l’effet de la chaleur intense : cortège de femmes fantômes au bord d’un puits, couple de motards confondus en un seul ectoplasme avant de se dédoubler, camions gélatineux. Jamais la vidéo n’avait peint des corps aussi grossiers et graciles, gracieux et grotesques : grandioses de déformations. Et le plus magnifique, dans cette opération iconique, baptisée par son auteur Chott-El-Djerid (A Portrait in Light and Heat), est que ces états nouveaux de la Figure s’obtiennent sans trucage. Sans recours à l’arsenal des moulinettes électroniques, par simple capture d’un effet naturel (mirages) grâce à une optique adéquate (énorme téléobjectif de pho-tographe fixé sur la grêle caméra Sony). Ainsi, Bill Viola, avant de se lancer dans des aventures plus technologiques, démontre sa capacité technique et sa volonté esthétique à œuvrer dans le champ des effets spéciaux, même a minima. Qui peut le moins peut le plus.

Regardde pédagogue

Ici, la captation vidéo du désert et sa retransmis-sion sur un écran de télévision échouent à mon-trer le désert, qui, sous l’action de la réverbération, se dématérialise au moment même où il apparaît. Davantage que la vaporisation du sol dans le ciel, l’artiste exalte donc les altérations de la bande analogique, le souffle sonore, les flux lumineux, le scintillement : tout ce qui fait la matière de la vidéo.

Côté son, un souffle volontairement exces-sif témoigne de la vérité de la prise et donne sa « couleur » au plan, ainsi que sa durée. Pour Bill Viola, le son est un levier émotionnel encore plus direct et efficace que l’image, et si la vidéo l’inté-resse autant, c’est parce qu’elle enregistre du son aussi bien que de l’image, en « collant » les deux ensemble. The Reflecting Pool, Passage* et Chott el-Djerid rendent singulièrement compte de cette rencontre avec la vidéo, avant que l’artiste ne dis-simule la technique derrière la perfection clas-sique des écrans plasma. Les années 1970 sont encore celles où le médium pense le médium.

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BILL VIOLA 31SOMMAIRE OUVRAGE SOMMAIRE PORTFOLIO

QUESTION D’ENSEIGNEMENT

Le médium est le sujet : l’abstraction grandissante du référent (le désert) va de pair avec la matérialité toujours plus percep-tible de l’image vidéo. La photographie, la peinture, l’installa-tion sonore peuvent également donner naissance à des images vidées de toute référence au réel. Se libérant des impératifs de l’image mimétique, l’œuvre donne à voir la matière qui la consti-tue, les opérations successives qui l’ont façonnée. Le médium EST le sujet. Toute la modernité s’enroule autour de ce motif, depuis Maurice Denis jusqu’à McLuhan.

Références : Robert Morris (Box with the Sound of Its Own Making), Nam June Paik (Zen for Film, TV Buddha), Richard Serra (Splash Pieces), Eugène Leroy, Tunga (ÃO), Rolf Julius, Alison Rossiter, Christopher Wool.

Chott el-Djerid (A Portrait in Light and Heat), 1979. Bande-vidéo en couleurs, son mono, 28 min. Produit au WNET/Thirteen Television Laboratory, New York.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

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32 BILL VIOLA

Portfolio

SOMMAIRE OUVRAGESOMMAIRE PORTFOLIO

Going Forth by Day

Regardd’expert

Cinq écrans géants, une foule d’événements, des acteurs et figurants en pagaïe, des temporalités extrêmes : Going Forth by Day, avec son foison-nement immense, donne l’impression de pénétrer dans une cathédrale… narrative.

On ne sait plus où donner de la tête, où fixer ses yeux, dans quel ordre aborder la multiplicité de ces histoires (non résumables). Rien n’est négligeable, aucun personnage, pas le moindre geste. On est happé par la diversité des situations et des actes. Et c’est ce qui compte : l’immersion dans un temps et un espace autres, édifiés in situ, où tout est possible et représentable : la vie, la mort, l’anéan-tissement, la résurrection, le permanent, l’imper-manent, l’immanent, le transcendant. Et encore : l’eau, le feu, la terre, l’air. L’homme, la femme, les anges, Dieu. Le peuple des morts, l’exception du héros. La catastrophe et le miracle. L’or du temps et le mercure de l’espace. Vraiment tout. Mais pas n’importe quoi.

Il y a du sens là-dedans, mais l’extraire exige une sagesse rare, qu’une vie entière ne donnera pas (non plus que la vérification des références distillées par l’auteur, le Livre des morts, la cha-pelle des Scrovegni à Padoue, os à ronger tendus aux décodeurs inquiets). Reste donc : l’impact, le choc, la sidération, l’abordage global, sphérique et intérieur.

Regardde pédagogue

Avec Going Forth by Day, Bill Viola renvoie dou-blement à Giotto. Une première fois, en repre-nant l’espace scénique de L’Apparition de l’ange à sainte Anne* visible à la chapelle des Scrovegni ; une seconde fois, en qualifiant les projections de l’installation de « fresques de lumière » – comme s’il se plaçait sous l’autorité de la Renaissance et de son esprit. Paradoxalement, c’est le recours aux technologies les plus avancées de la vidéo qui permet à l’artiste de réactiver ici des histoires très anciennes d’anges, de naissance inexpliquée, de cataclysmes climatiques, de vie après la mort… Bill Viola l’a dit et répété : la vidéo est l’art de sculp-ter le temps, et voir prend du temps. Going Forth by Day invite et force le spectateur à la contempla-tion, à la réflexion, à la méditation. Impossible de passer sans s’arrêter, sans faire « station ». Qu’elles soient spectaculaires ou, en apparence, anodines, les paraboles de Going Forth by Day se donnent comme des énigmes dont le sens ultime reste à déchiffrer. Ce Livre des morts visuel, adossé aux événements les plus récents (11 septembre 2001), ne verse jamais dans la littéralité ; il appelle plu-sieurs « visions » et n’en exclut aucune. Il pourra rappeler les fresques pompéiennes de la villa des Mystères ou, pour rester dans un ensemble de peintures « chorales », le cycle de la chapelle Rothko à Houston.

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BILL VIOLA 33SOMMAIRE OUVRAGE SOMMAIRE PORTFOLIO

Going Forth by Day, 2002. Vidéo/installation sonore. Un cycle d’images projeté en cinq panneaux. Cinq canaux de diffusion HD en couleurs projetés sur les murs d’une salle noire ; deux canaux de son stéréo pour quatre panneaux ; un panneau avec quatre canaux de diffusion spatiale quadriphonique du son, 36 min. Dimensions de la salle : 5,2 x 9,15 x 19,5 m.Photo : © Mathias Schormann

QUESTIONS D’ENSEIGNEMENT

Citation et référence : on peut distinguer deux façons de se situer face à ce qui fait « référence ». Une première consiste à refuser l’allégeance et la révérence au chef-d’œuvre, en retour-nant l’autorité de l’œuvre contre elle-même ; une seconde envi-sage l’art de la Renaissance comme une source et une ressource pour interroger le rapport de l’homme au monde et glorifier un corps remis au centre de l’attention et du désir.

Références : Thierry de Cordier, Kendell Geers, Ron Mueck, Jack Pierson.

L’œuvre comme questionnement ouvert : une envie fréquente est de réduire l’œuvre à son « message ». S’il existe, le message ne prend pas, avec Bill Viola, la forme d’une vérité révélée, d’une eschatologie glorieuse, mais plutôt celle d’un questionnement ouvert sur notre condition.

Références : Jean Hélion, Cy Twombly, Michel François, Chen Zhen.

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34 BILL VIOLA

Portfolio

SOMMAIRE OUVRAGESOMMAIRE PORTFOLIO

He Weeps for You

Regardd’expert

Toc… toc… On entend d’abord avant de voir. L’installation se signale de l’extérieur par un bruit permanent.

Après s’être habitué à l’obscurité, on voit, d’un côté, un grand écran présentant, en gros plan, une image de goutte d’eau ; de l’autre, un robinet d’où tombent des gouttes d’eau. Très lentement, elles grossissent, s’allongent puis vont s’écraser sur un tambour au sol, toc, toc. Et dans cette goutte, le visiteur se voit : son visage est reflété, déformé. Une caméra filme la goutte/visage (infiniment petit) : les autres visiteurs voient ce visage/goutte (infiniment grand) sur l’écran. Mais pas lui. Pour voir l’effet d’agrandissement (sur un autre), il lui faut quitter le robinet, aller vers l’écran.

Les visiteurs de He Weeps for You ont le choix de vivre, sous deux formes différentes, alternative-ment, la même expérience de l’effet du temps sur la conscience de soi. Le sens à déchiffrer s’écrit dans le grand écart entre deux images non percep-tibles d’un seul regard : une minuscule et l’autre immense. L’une qui me contient, l’autre qui me représente par l’intermédiaire d’un Autre.

En fait, c’est une vanité moderne que l’artiste vidéo nous propose. Aucune tête de mort n’y est exhibée mais, plus subtilement, on éprouve la décomposi-tion du vivant. On assiste à sa propre disparition.

Regardde pédagogue

Construit sur une tension forte entre un manque et un excès, ce dispositif interpelle le spectateur. En ne lui donnant pas, dans un premier temps, les informations d’ordinaire dispensées par une œuvre censée assurer pour son public son propre spec-tacle (c’est quoi ? Ça fonctionne comment ? Ça raconte quoi ?) et en le gratifiant, dans un second temps, d’un retour enrichi en images, en sons et en sensations.

Comme souvent avec Bill Viola, He Weeps for You se découvre dans l’obscurité. Sur un grand écran, cadrée serrée, l’extrémité d’un goutte à goutte gigantesque s’impose peu à peu. Un bruit sourd de martellement se fait entendre. Le spectateur n’identifie pas immédiatement « un robinet », et ne fait pas tout de suite le lien entre cette image et ce son, entre les objets éclairés et leur retrans-mission. Et quand, enfin, il comprend de quoi il retourne, le dispositif s’est déjà refermé sur lui : son reflet est intégré à l’ensemble sans qu’il l’ait voulu ni même anticipé. Cette silhouette qui vacille sur la surface bombée de la goutte géante, c’est bien la sienne.

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BILL VIOLA 35SOMMAIRE OUVRAGE SOMMAIRE PORTFOLIO

He Weeps for You, 1976. Vidéo/installation sonore. Goutte d’eau provenant d’un tuyau en cuivre, caméra couleur en direct avec objectif macro, bruit de tambour amplifié, projection vidéo dans une salle noire. Taille de l’image projetée : 2,3 x 3,1 m. Dimensions de la salle : 3,7 x 6,1 x 7,9 m.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

QUESTIONS D’ENSEIGNEMENT

Dispositif et spectateur : le dispositif active un retour d’image qui peut mettre le spectateur aux prises avec son reflet, sous la forme d’une gratification narcissique ou, au contraire, contra-riante. Dans tous les cas, le dispositif ne révèle sa structure et son scénario au spectateur qu’une fois que celui-ci l’aura éprouvé et qu’il aura été éprouvé par lui.

Références : Dan Graham, Robert Morris, Pierrick Sorin, Valia Fetisov (Installation of Experience).

Le son comme matériau plastique : l’usage du son par les plas-ticiens rejoint celui de l’image. Ni littéral ni arbitraire, le son participe pleinement à l’ébranlement émotionnel du spectateur recherché par l’artiste. Bill Viola y consacre une énergie jamais démentie.

Références : Bruce Nauman (Anthro-Socio), Claude Lévêque, Steve McQueen (Ashes), Saâdane Afif.

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36 BILL VIOLA

Portfolio

SOMMAIRE OUVRAGESOMMAIRE PORTFOLIO

The Reflecting Pool

Regardd’expert

Un homme au bord d’un bassin, prend son élan, bondit et crac – au lieu du splash attendu – se fige en vol. À cet instant, l’image se divise en deux : moitié supérieure gelée, moitié inférieure en mou-vements (insolites).

C’est un conte de fée en forme de compte d’effets. Un tour de passe-passe, où le chapeau est une pis-cine et le lapin un gros bébé (l’artiste lui-même). Et où le magicien joue à diviser l’espace, à multiplier le temps, à soustraire les corps, à additionner les décors. Résultat de ces opérations successives et simultanées : la plus courte, dense, magistrale leçon de spécificité de l’image vidéo. Spatialement et temporellement multiple. En assemblant dans le même cadre deux espaces hétérogènes (l’un fixe, l’autre vivant) et une panoplie de temps (figé, en mouvement, à l’endroit, à l’envers), Bill Viola brise le rapport de l’image avec le réel (dont la photo et le cinéma se nourrissent) et sculpte un concept alternatif de transfiguration permanente, autorisant le réel à subir toutes les métamor-phoses imaginables (apparitions, disparitions). Et même inimaginables : fragmentations contre nature, conjonctions improbables, empilements spécieux, par lesquelles l’image devient – en direct, mais son direct à elle, autonome – le réel. C’est beau comme un théorème. Et c’en est un.

regard de pédagogue

Un plan fixe, un personnage, quelques reflets, des remous, un avion invisible… Pas grand-chose donc, mais il se pourrait bien que l’essentiel se trame dans la profondeur inaccessible de la piscine, chaudron bouillonnant où se métamorphosent les êtres et les choses. Bain révélateur d’une vidéographie naissante qui rapproche l’homme contemporain de l’Adam qu’il ne fut jamais. Mare primitive et high-tech qui accouche de créatures essorées, involuées et rajeunies, dans un sai-sissant vortex temporel. Avec Three Transitions (1973), Peter Campus, dont Bill Viola fut un temps l’assistant, explorait déjà la matière singulière du médium. Si Bill Viola mise, dans The Reflecting Pool, sur l’incrustation et les arrêts dans l’image, Peter Campus, lui, travaille le filigrane – soit le surgissement d’une image dans la transparence d’une autre. Un homme, de dos, s’affaire à tailla-der un écran qui n’est autre que son corps-image. Ayant éventré ce voile immatériel (à la différence de l’écran pictural et même cinématographique), il peut le traverser. Seppuku vidéo qui coïncide avec sa propre naissance au monde.

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BILL VIOLA 37SOMMAIRE OUVRAGE SOMMAIRE PORTFOLIO

The Reflecting Pool, 1977-1979. Bande-vidéo en couleurs, son mono, 7 min. Performeur : Bill Viola.Photo : © Kira Perov, courtesy of Bill Viola Studio

QUESTIONS D’ENSEIGNEMENT

Autoportraits : cet homme qui prend son élan au bord du bas-sin pour en sortir sans y être jamais entré six minutes plus tard, c’est l’artiste. Que l’on retrouve dans plusieurs vidéos (Space Between the Teeth, Reasons for Knocking at an Empty House, Nine Attempts to Achieve Immortality) sans qu’il soit question pour lui d’autoportraits.

Références : à rapprocher de John Coplans, Cindy Sherman, Gina Pane ou Sigalit Landau qui, semblablement, disent ne pas faire d’autoportraits, tout en déployant une interrogation sur l’iden-tité à partir de leur présence à l’image.

Les effets vidéo : la retouche ou l’effet vidéo ne sont pas des enjolivements gratuits, ils sont le moteur du travail.

Références : Peter Campus, Edmond Couchot, Pipilotti Rist (Ever is Over All), Cyprien Gaillard (Nightlife).

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BILL VIOLA 39

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LE CORPS À L’ÉTUDE

T D CTEXTES ET DOCUMENTS POUR LA CLASSE

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LA REVUE TDC : NOUVELLE FORMULE !

Chaque numéro devient pluridisciplinaire et propose désormais, avec sa revue papier, des outils pédagogiques au format numérique sur reseau-canope.fr

Cette nouvelle formule permet une exploita-tion en classe en histoire-géographie, lettres, arts et sciences. Elle encourage également le travail interdisciplinaire.

Un nouveau format adapté à vos pratiques : − une revue bimestrielle imprimée organisée en 3 dossiers disciplinaires autour d’un sujet commun ;

− 9 modules pédagogiques scénarisés par nu-méro.

Collège, lycée Revue 64 p. et

9 modules en ligne Réseau Canopé, 2015

reseau-canope.fr/revue-tdc

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Information et commande :

− reseau-canope.fr

− Les Ateliers Canopé adresses sur reseau-canope.fr/nous-trouver

− La Librairie Canopé 13, rue du Four | 75006 Paris (Métro Mabillon) N° vert : 0 800 008 212

Page 40: BILL VIOLA · 2020. 8. 19. · Bill Viola exploitent très littéralement certaines ressources esthétiques mais dont, avant tout, l’artiste se sert pour bousculer les repères

É C L A I R E R

Pour décrypter l’essentiel

ISSN 2426-0207ISBN 978-2-240-03857-9Réf. 755A4477