benoist, j. (2001) intuition catégoriale et voir comme. revue philosophique de louvain, vol 99 (4)

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Intuition catégoriale et voir comme C’est une banalité de la littérature phénoménologico-analytique que de rapprocher l’intuition catégoriale husserlienne et le voir comme witt- gensteinien. Comme j’y ai moi-même souscrit 1 , je voudrais revenir ici sur cette banalité et l’examiner d’un peu plus près. Non par souci philo- logique, mais pour voir ce que l’écart que nous allons inévitablement être amenés à construire entre les deux termes nous apprend sur l’un et sur l’autre. Le passage par Wittgenstein servira ici notamment à parvenir à une plus juste appréciation de la nature de la «percée» accomplie par Husserl dans les Recherches Logiques, puisque celle-ci tient essentielle- ment, à en croire ce dernier, dans l’institution de l’intuition catégoriale. Qu’il y ait, dans l’interrogation des deux auteurs, quelque chose de similaire, cela paraît clair, car de part et d’autre c’est bien un élargisse- ment du concept de voir — ou tout au moins la prise en compte de son extension de fait, toujours déjà accomplie par la conscience ou le lan- gage communs — qui est en question. Le «voir comme» et «l’intuition catégoriale» ont bien en partage de constituer des «voir» en un sens élargi du terme — dont la question se pose d’ailleurs de part et d’autre de savoir dans quelle mesure ils complètent, corrigent ou éclairent un «voir» supposé simple ou originaire. Pourtant ce rapprochement, si tentant soit-il, pourrait se découvrir dangereux, parce que reposant sur une mésinterprétation d’un phéno- mène comme de l’autre et la dissimulant largement. Il se pourrait que ni un «voir» ni l’autre ne répondent au modèle commun qu’on voudrait alors leur imposer. Une bonne base de départ pourrait nous être donnée par une remarque de Dagfinn Føllesdal. Le philosophe norvégien présente ainsi la notion husserlienne de «sens d’appréhension»: «Pour voir plus clairement ce que Husserl recherche, prenons comme exemple le dessin qu’on trouve chez Jastrow et Wittgenstein présentant un canard ou un lapin. Ou mieux, pour être plus proche de Husserl, 1 Cf. Benoist, J., Phénoménologie, sémantique, ontologie, Paris, PUF, (Coll. Épi- méthée), 1997, p. 136.

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  • Intuition catgoriale et voir comme

    Cest une banalit de la littrature phnomnologico-analytique quede rapprocher lintuition catgoriale husserlienne et le voir comme witt-gensteinien. Comme jy ai moi-mme souscrit1, je voudrais revenir icisur cette banalit et lexaminer dun peu plus prs. Non par souci philo-logique, mais pour voir ce que lcart que nous allons invitablementtre amens construire entre les deux termes nous apprend sur lun etsur lautre. Le passage par Wittgenstein servira ici notamment parvenir une plus juste apprciation de la nature de la perce accomplie parHusserl dans les Recherches Logiques, puisque celle-ci tient essentielle-ment, en croire ce dernier, dans linstitution de lintuition catgoriale.

    Quil y ait, dans linterrogation des deux auteurs, quelque chose desimilaire, cela parat clair, car de part et dautre cest bien un largisse-ment du concept de voir ou tout au moins la prise en compte de sonextension de fait, toujours dj accomplie par la conscience ou le lan-gage communs qui est en question. Le voir comme et lintuitioncatgoriale ont bien en partage de constituer des voir en un senslargi du terme dont la question se pose dailleurs de part et dautrede savoir dans quelle mesure ils compltent, corrigent ou clairent unvoir suppos simple ou originaire.

    Pourtant ce rapprochement, si tentant soit-il, pourrait se dcouvrirdangereux, parce que reposant sur une msinterprtation dun phno-mne comme de lautre et la dissimulant largement. Il se pourrait que niun voir ni lautre ne rpondent au modle commun quon voudraitalors leur imposer.

    Une bonne base de dpart pourrait nous tre donne par uneremarque de Dagfinn Fllesdal. Le philosophe norvgien prsente ainsila notion husserlienne de sens dapprhension:

    Pour voir plus clairement ce que Husserl recherche, prenons commeexemple le dessin quon trouve chez Jastrow et Wittgenstein prsentantun canard ou un lapin. Ou mieux, pour tre plus proche de Husserl,

    1 Cf. Benoist, J., Phnomnologie, smantique, ontologie, Paris, PUF, (Coll. pi-mthe), 1997, p. 136.

  • considrons non un dessin, mais la silhouette de lanimal rel contre leciel. Lorsque nous voyons cette silhouette avec le ciel comme fond, nouspouvons voir ou un canard ou un lapin. Ce qui parvient nos yeux ne dif-fre pas dun cas lautre, si bien que la diffrence doit tre due quelquechose qui vient de nous. Nous structurons ce que nous voyons, et nouspouvons le faire de diffrentes faons. Les stimuli qui viennent de lext-rieur sont insuffisants pour dterminer de manire unique de quel objetnous avons lexprience: quelque chose sy ajoute2.

    En dehors de lespce de naturalisation de la phnomnologie quiest sous-jacente au descriptif donn, et avec laquelle au fond nous neserions pas en dsaccord, quen retenir? Ce dont tmoignerait lexemplede cette perception, suppose identique du point de vue des stimuli, maisqui peut prendre une signification ou une autre, ce serait de quelquechose que nous y apporterions. Nous structurons ce que nous voyons,et cest ce que fait apparatre ici la possibilit de deux structurations dif-frentes du mme phnomne. Ce serait la signification dun ct delide husserlienne de sens dapprhension, qui dtermine tout acte, y compris les actes perceptifs, et de lautre de lexprience wittgen-steinienne du changement daspect, matrialise par le clbre effetgestaltiste du canard-lapin.

    Quil y ait quelque chose comme cela dans lide husserlienne desens dapprhension, cest plus que probable, et de ce point de vue ledescriptif de Fllesdal parat correct. Il sagit bien de donner du sens, oude la structure (du sens parce que de la structure) la perception. Mais,dune part, nous douterons quant nous que lintrt de lexemple witt-gensteinien du canard-lapin soit exactement l. Dautre part, nous pen-sons que la thorie husserlienne de la perception, limage de celle deWittgenstein, recle dautres trsors que ce qui pourrait finalement pas-ser pour une platitude ou en tout cas que cette platitude doit tre soi-gneusement interprte, afin de regagner son relief. Enfin et surtout mais cest notre problme propre, non celui de Fllesdal nous crai-gnons que lintuition catgoriale soit tout fait une autre question.

    Ce qui frappe au fond, en effet, dans cette espce de vulgate com-mune quon prte Husserl et Wittgenstein, cest son air de familiarit,quon pourrait qualifier de kantienne. Que voudrait alors dire le fameuxexemple du canard-lapin? Simplement que notre perception est toujours

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    2 Fllesdal, D., La notion dintentionnalit chez Husserl, in Dialectica, 47,1993, pp. 173-187 (ici p. 177).

  • constitue, informe de sens, catgorise pour parler comme Kant,quelle ne va pas sans concept. Ce sur quoi on attirerait notre attention,ce serait alors sur le caractre toujours dj catgorial de notre intuition.

    Husserl et Wittgenstein reprsenteraient alors deux voies possiblesaujourdhui pour actualiser le pacte catgorial, ou contrat phnomno-logique que noue la philosophie classique entre langage et exprience.Pas dexprience qui ne passe au tamis de la catgorialit, et qui, commetelle, napparaisse alors comme exprience de telle ou telle chose commetelle ou telle. Limportant dans le voir comme wittgensteinien commedans lintuition husserlienne en tant que toujours aussi intuition catgo-riale (on verra comment il faudra revenir sur cette formule, au point dela retirer mme), cest prcisment len tant que, lAls-Struktur, qui atoujours t au centre des dispositifs catgoriaux classiques: les catgo-ries nont jamais eu dautre sens que darticuler len tant que, le comme(als) de lobjet. Ce als que lon retrouve dans le voir comme (sehenals) wittgensteinien comme dans le concept de matire, qui constitue lenoyau du sens dapprhension husserlien: la matire est cette pro-prit rsidant dans le contenu phnomnologique de lacte qui ne dter-mine pas seulement que lacte apprhende lobjectit, mais aussi queltitre [als was] il lapprhende, quels caractres, quels rapports, quellesformes catgoriales il lui attribue3.

    Mais, au del de cette poursuite commune dune problmatiqueclassique (celle du en tant que), ce qui fait lintrt commun de cespenses, cest aussi bien leurs tentatives respectives de sortir de cetteproblmatique, ou tout au moins den modifier assez profondment lestermes. On assiste en effet, chez Husserl comme chez Wittgenstein, uneffort de redfinition assez profond du partage entre sensibilit etentendement, pour reprendre le titre de la deuxime section de la VIeRecherche Logique, et de redlimitation de leurs tches respectives.Lintrt commun de la notion wittgensteinienne de voir comme et decelle, husserlienne, de sens dapprhension, parat alors tre dinstal-ler le sens au niveau mme de la perception, plutt que de le fairedpendre de quelque laboration ultrieure. Contrairement ce quepourrait nous laisser entendre une premire lecture du phnomne duchangement daspect, en termes dinterprtations successives, la per-ce commune Husserl et Wittgenstein, ce serait alors la claire

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    3 Hua. XIX/1, p. 430. On remarquera que lpithte catgoriales est une adjonc-tion de la deuxime dition, ce qui nest pas sans importance pour notre propos.

  • conscience acquise, contre une certaine entente classique de la catgo-rialit, du fait que percevoir, ce nest pas juger.

    On ne verra pas l, au premier abord, un grand gain, car nest-cepas, au fond, lintuition basale de lempirisme, contre lintellectualismeclassique?

    Mais ce qui fait la porte de cette commune intuition de Wittgen-stein et de la phnomnologie, et la rend quasiment rvolutionnaire,cest la conjugaison indite de deux thses, que les oppositions clas-siques (empirisme vs. rationalisme) faisaient incompatibles:

    1) Percevoir, ce nest pas juger.2) Et pourtant, percevoir, cest percevoir du sens ou tout au

    moins, suivant une rectification dont on comprendra limportance par lasuite, cela peut ltre.

    Cest cette figure dun sens immdiat, immdiatement donn, quifait lintrt de la notion wittgensteinienne de voir comme et de lana-lyse husserlienne si ce nest de lintuition catgoriale en tout cas de lastructuration catgoriale de lintuition. Limportant alors, cest que lastructuration dont il est question choie lintuition elle-mme, et ne luisoit pas simplement applique de lextrieur, quelle ait une porteimmdiatement intuitive. Ceci vaut aussi de Wittgenstein, car quelle quesoit sa prise de distance, dcisive, par rapport la notion naturaliste deGestalt, qui la traite comme une image mentale, et son insistance sur ladtermination linguistique de telles Gestalten, il est essentiel son ana-lyse que le voir comme demeure bien un voir, cest--dire en un cer-tain sens immdiatement donn. Cest bien immdiatement que je voisla figure comme canard ou comme lapin. Je ne vois pas dabord quelquechose dindistinct que par aprs jinterprterais comme un canard oucomme un lapin une telle thse, qui poserait la question dun langagephnomnologique primaire pour dcrire la figure ltat pur, sion peut dire, retomberait en un sens un autre niveau dans lillusiongestaltiste quelle aurait pour fonction de combattre.

    Bien sr, la question qui reste pendante entre Wittgenstein etHusserl est celle de la nature de ce sens qui est alors peru. De cepoint de vue, il est probable quil ne faut pas se hter de rduire trop viteun cart entre les deux penses qui pourrait bien savrer fondamental il nest mme pas sr que, chez Wittgenstein, cela ait un sens que de par-ler de la nature dun tel sens, alors que, chez Husserl, cest assez clai-rement le cas.

    Reste cette reprsentation partage dune perception immdiate dusens quel que soit son statut par ailleurs.

    596 Jocelyn Benoist

  • Il y a l une remise en question profonde du modle traditionnel dela catgorialit, dont on pourrait dire quil est, en son fond, un modlehermneutique.

    Voir, ce nest pas interprter ou en tout cas ce ne lest pas natu-rellement, immdiatement telle est lintuition commune Wittgenstein et Husserl, et qui, notamment, donne toute sa puissance la notion de voir comme.

    Husserl et Wittgenstein ont en commun de rejeter un modle her-mneutique de la perception.

    En quoi consiste le fait de voir la figure tantt dune faon, tantt delautre? Est-ce que je vois effectivement chaque fois quelque chosedautre, ou ne fais-je quinterprter [deuten] de faon diffrente ce que jevois? Je pencherais pour la premire rponse. Mais pourquoi? Eh bien,cest quinterprter est une activit [Handlung], qui peut consister parexemple dire ce doit tre un F, ou ne rien dire mais substituer ausigne, dans une copie, un F. Ou encore se demander: quest-ce que celapeut bien tre? Sans doute un F mal crit. Voir en revanche nest pasune activit, mais un tat [Zustand]. (Remarque grammaticale)4.

    videmment, ce qui fait la spcificit de la dmarche wittgenstei-nienne, cest la parenthse conclusive, et cest aussi ce qui spareWittgenstein de Husserl: lide de la dtermination purement grammati-cale du renvoi ce quon voit et de lopposition entre voir et interprter.Mais, abstraction faite de cette diffrence dcisive, Wittgenstein par-vient, du point de vue (grammatical) qui est le sien, un rsultat qui estaussi un rsultat proprement husserlien: la diffrence entre perception etinterprtation, prcisment.

    Dans les Recherches Logiques, on trouve, dans le mme sens, unercusation en rgle de ce quon pourrait appeler thorie hermneutiquede la perception. La vertu rfrentielle de lintentionnalit est censenous porter immdiatement lobjet, sans quil soit ncessaire de passer(sauf cas particulier, qui est en propre celui de linterprtation, et sup-pose une saisie pralable) par une interprtation. Prcision dautant plusncessaire que lemploi rpt, dans la premire dition des Recherches,de la notion dinterprtation (Deutung) en lieu et place de celle dappr-hension (Auffassung) pourrait, cest le moins quon puisse dire, intro-duire quelque ambigut!

    Au 23 de la Recherche I, Husserl nous dit bien que lapprhen-sion (Auffassung) comprhensive dans laquelle lopration de signifier

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    4 Fiches, 208.

  • saccomplit est apparente, pour autant prcisment que toute apprhen-sion est, dans un certain sens, un acte de comprendre ou dinterprter,aux apprhensions objectivantes [] dans lesquelles la reprsentationintuitive [] dun objet (par exemple dune chose extrieure) seforme pour nous au moyen dun complexe vcu de sensations5. noncqui suggre assez fortement une conception hermneutique de la per-ception, toujours dj barde de sens au sens dune interprtation, et quiravira aussi bien les interprtes hermneutes de Husserl (soucieux dytrouver avant la lettre la source du fameux en tant que hermneu-tique6) que ceux soucieux dy trouver les linaments dun langagemental, susceptible de rpondre aux rquisits dune interprtationcognitiviste. La notion de Deutung se verrait alors sollicite dans le sensdune continuit du plan perceptif au plan linguistique. Le seul problmeest que Husserl poursuit: les structures phnomnologiques de cesdeux apprhensions sont cependant fort diffrentes.

    Cette rserve a la signification suivante: on ne doit pas fairecomme si la conscience portait son regard sur les sensations et faisaitde celles-ci elles-mmes les objets dune perception et dune interprta-tion qui ne serait possible que fonde sur la base de cette perception7.En dautres termes, la perception nest pas difie sur une premire per-ception dont elle serait linterprtation. Sil y a du sens dans la per-ception, ce sens est vise directe de lobjet lui-mme et qui, commenous lapprendra la Recherche VI, ne lempche pas dtre directementdonn: cest mme la modalit propre de ce type de vise. Et il na nul-lement besoin de la vise intermdiaire dun signe qui viendrait enquelque sorte ltayer comme cest le cas, en rgle gnrale, du sensdune vise significative, pour faire vite dune vise linguistique, laquestion demeurant par ailleurs ouverte de savoir si ce relaiement par lessignes est quelque chose dintrinsque ou seulement contingent ce der-nier type de vise8. Le rapport que nous entretenons nos sensations

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    5 Hua. XIX/1, pp. 79-80. Nous avons rtabli partout apprhension pourAuffassung.

    6 Cf. la distinction, dans Sein und Zeit, 33, p. 158, du en tant que apophantiqueet du en tant que hermneutique.

    7 Hua. XIX/1, p. 80.8 Il semble que la position de Husserl sur ce point volue vers une prise en compte

    du caractre irrductible du rle jou par les signes dans la dtermination de la vise lin-guistique: cf. la prsentation, par Ullrich Melle, des tentatives de rcriture, en 1913-1914, de la VIe Recherche: Signitive und signifikative Intentionen, in Husserl Studies,15/3, 1998-1999, pp. 167-181.

  • nest, en rgle gnrale, pas du type de celui que nous nouerions avec dessignes que nous aurions interprter. Cest une thse, simple mais radi-cale, de la phnomnologie sur la perception, dont on peut dire que lana-lyse wittgensteinienne, dans ce quelle peut avoir de phnomnologique(mais dune phnomnologie linguistique), la partage largement.

    Cette thse, dans la mesure o une pense comme lautre nousconfronte nanmoins, sans doute en des sens bien diffrents, des ph-nomnes de significativit perceptive, conduit au paradoxe dun sensperu, et peru sans interprtation.

    Mais il faut alors commencer mesurer la diversit de sens pos-sibles, et de fonctions, dun tel paradoxe, dans lconomie dunerflexion philosophique sur le rapport entre pense et perception.

    En premier lieu, il faudra remarquer que si le caractre dapprhen-sion de tout acte y compris des actes intuitifs intervient bien, enphnomnologie, jusqu un certain point comme rptition de la pro-blmatique classique de la catgorialit, en tant que gestion du en tantque, ce nest explicitement pas le cas du voir comme wittgen-steinien, qui a pour proprit dtre strictement localis, et de ninter-venir prcisment que l o la question de laspect se pose. Cest ce quedit avec la plus grande clart Wittgenstein au chapitre XI de la deuximepartie des Investigations philosophiques.

    Dire: pour le moment je vois ceci comme net pas eu davantage desens pour moi que de dire la vue dun couteau et dune fourchette:maintenant je vois ceci comme un couteau et une fourchette. Cetteexpression ne serait pas comprise. Pas plus que Maintenant cest unefourchette ou ce peut galement tre une fourchette.On ne tient pas ce quon sait tre le couvert, table, pour un couvert;pas plus quon nessaie gnralement de remuer sa bouche, au repas, niquon tend la remuer9.

    Le phnomne gestaltiste de la perception aspectuelle ne doit doncen aucun cas tre universalis comme un principe dinterprtation ducaractre uniformment catgorial de la perception. Ce que Wittgensteinrelve, suivant sa mthodologie propre, cest un jeu de langage particu-lier, celui qui a trait au fait de voir une chose comme telle ou telle. Il

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    9 Investigations philosophiques, tr. fr. Pierre Klossowski la suite de Tractatuslogico-philosophicus, Paris, Gallimard, (Coll. Tel), 1961, p. 327.

  • ne sagit aucunement, contrairement ce que pourrait prtendre tre lathse phnomnologique sur le sens dapprhension, dune thoriesur le voir en gnral proprement parler.

    Car le langage naf, cest--dire notre faon nave, normale, denous exprimer, ne contient bel et bien aucune thorie du voir ce quilnous montre nest pas une thorie, mais seulement un concept duvoir10.

    Cette diffrence est videmment capitale. L o la phnomnologietmoigne dun dplacement et dun renouvellement du problme de lacatgorialit, rinstalle ds les Recherches Logiques sur le terrainmme du sensible ce qui constitue certainement une part de leurperce dcisive, pour reprendre le vocabulaire de Husserl , lana-lyse wittgensteinienne de phnomnes qui paraissent similaires va tout fait dans un autre sens. Il ne sagit nullement dinventer un nouveau typede catgorialit, comme proprit universelle du sensible ou de lappa-ratre, mais de faire ressortir certains problmes locaux lis prcis-ment la grammaire de ce quon appelle apparatre: car il est essentiel lapparatre, en tant quil peut tre dit, de pouvoir tre aussi mais pastoujours apparatre comme. De ce point de vue la question mme deWittgenstein et de la phnomnologie nest pas la mme.

    Au del de cette diffrence de gnralit (qui en fait nest pas sim-plement une question de plus ou moins grande gnralit mais bel etbien de nature de lanalyse!), il y a une divergence encore plus fonda-mentale, quant au ressort de laspectualit qui demeure jusqu uncertain point communment prte la perception. Wittgenstein est trsclair l-dessus:

    Laspect est soumis la volont11.

    Je peux dire vouloir voir telle ou telle chose comme telle ou tellechose, et cest mme dans cette mesure exacte que la notion de voircomme et le concept daspect ont un sens. Ce que je vois de telle ou tellefaon mais ne peux dire vouloir le voir de telle ou telle faon, ce nest pasun aspect ce qui, soit dit en passant, est le cas normal du voir. Cestmme ce qui fait toute lambigut de laspect: car il est la fois essentielquil relve dun pur et simple voir, quil soit immdiatement donn,et en mme temps que ce voir, qui, comme le dit Wittgenstein, nest pas

    600 Jocelyn Benoist

    10 Fiches, 223.11 Remarques sur la philosophie de la psychologie, II, 544, tr. fr. Grard Granel,

    Mauvezin, TER, 1994, p. 112.

  • une activit, soit tout de mme li un acte de la volont ce qui, endernier ressort, quoi quon ait dit, lapparente dj la pense12.

    On pourra voir l la marque de ce que Kevin Mulligan appelleraitle normativisme rampant de Wittgenstein: nous croyons voir, mais ceque nous voyons est subrepticement marqu par un acte de la volont,donc, disjonction absolue de la volont et du monde oblige13, par unenorme. Mais les injures nont jamais suffi disqualifier une pense, etpour notre part, sans suivre Wittgenstein jusquau bout sur ce terrain,probablement, nous continuerons pourtant de voir l un des intrtsmajeurs de la pense, dans sa tension quasi-insoutenable: ce queWittgenstein essaie de penser, en un sens, au titre du voir comme, ceserait quelque chose comme leffet immdiat et intuitif dune norme. Ily a l un paradoxe tout fait intressant.

    Reste quen revanche cest ce qui loigne radicalement Wittgen-stein de la phnomnologie, qui, depuis les Prolgomnes, a choisi deprivilgier le descriptif en un sens plein, ontologique, sur le normatif, eta prtendu autonomiser le premier par rapport au second au point mmede len faire fondateur on pourrait rsumer ainsi rapidement mais defaon principiellement correcte la thse des Prolgomnes. Le voircomme phnomnologique, pour autant que, pour la phnomnologie,tout voir est voir comme, ne saurait tre interprt comme un effet denormes. Dans la mesure o, de faon tout fait anti-wittgensteinienne, laphnomnologie est oriente vers une pense directement ontologiquede ce qui, dans lobjet, rend lnonc vrai (du truth-maker14), lecomme de ce qui est vu devra tre entendu comme une dimension delobjet lui-mme ou tout au moins de lobjet tel quil est vis, tel quelidalisme phnomnologique lui donnera enfin, en un second temps,un statut proprement ontologique. En ce sens, il est question de part etdautre de voir comme, mais le statut du comme nest pas du toutle mme: grammatical (et donc non descriptif) dans un cas, ontolo-gique (ou tout au moins descriptif) dans lautre. Avec Wittgenstein, cestla bonne harmonie, en tant quharmonie pr-tablie, du langage avec leschoses qui est rompue, cette harmonie (ce contrat) que la phnom-nologie sobstine par tous les moyens rtablir comme une continuit

    Intuition catgoriale et voir comme 601

    12 Ibidem. Nous soulignons.13 Qui, depuis les Carnets mmes, a toujours t le principe mtaphysique fonda-

    mental du wittgensteinisme.14 Cf. le concept dobjet vrifiant (wahrmachend) au 39 de la Recherche VI,

    dcisif plus dun titre, qui expose la thorie phnomnologique de la vrit.

  • ce en quoi le concept de sens dapprhension, donc la version ph-nomnologique du voir comme, joue un rle essentiel. Chez Wittgen-stein, et cest sans doute ce quil reste de nietzschen chez lui, la volontvient briser la transparence de ce continuum phnomnologique.

    Pourtant, un second niveau, lide dune activit constituante quise donnerait voir dans la passivit mme, comme intuition, nest pastrangre la phnomnologie.

    Jusquici, nous avons men une enqute sur ce quon pourrait appe-ler le caractre catgorial de lintuition en gnral, et avons pu, ceniveau, mesurer les limites du rapprochement fait, aprs beaucoupdautres, par Fllesdal: le canard-lapin wittgensteinien, si tout au moinson linterprte en son sens wittgensteinien, ne peut tre pris comme unexemple pertinent (cest--dire discriminant, plus significatif quunautre) de ce sens dapprhension que Husserl, dans les RecherchesLogiques, attribue tout acte.

    Mais il nous faut maintenant aborder un problme diffrent, et tropsouvent confondu avec le prcdent: celui de lexistence, dans lesRecherches Logiques, dune forme dintuition spciale, nomme parHusserl intuition catgoriale. Ce problme ne saurait sidentifier,contrairement aux apparences, celui dun caractre uniformment cat-gorial de lintuition. Il nest mme intelligible quune fois cette distinc-tion fondamentale faite, et il est ici ncessaire de rtablir des seuils sanslesquels la problmatique axiale des Recherches Logiques (la constitu-tion et la donation spcifique des objectits logico-mathmatiques)devient peu prs indiscernable.

    Une vulgate court dans la phnomnologie continentale (hormispeut-tre chez les heideggeriens les plus endurcis, dcids enfermerHusserl dans la figure dune espce dintuitionnisme naf), selon laquelleHusserl aurait entrevu le caractre tout uniment catgorial de lintuition:il ny aurait pas dintuition, pour Husserl, qui ne soit catgoriale. En unsens trs affaibli de la catgorialit, au sens o pour Husserl il ny auraitpas dintuition sans structure et, par l-mme sans signification, cesttrs certainement, comme nous lavons vu, vrai. Mais si cela veut direque toute intuition est, au sens prcis que ce terme prend chez Husserl,intuition catgoriale, cest absolument faux. Il est au contraire essentielde maintenir, chez Husserl, lcart entre lintuition catgoriale et ce quelui-mme appelle intuition simple, cet cart ayant chez lui largementvaleur de dfinition pour lintuition catgoriale elle-mme. La notion

    602 Jocelyn Benoist

  • mme dintuition catgoriale serait, dans les Recherches Logiques, inin-telligible sans rfrence une intuition simple par rapport laquelle ellese dtermine, dont elle mime certains traits, et laquelle aussi elle sop-pose ce qui constitue un aspect important de sa signification.

    Il suffira sur ce point de renvoyer le lecteur aux 46 48 de la VIeRecherche Logique, tout fait explicites. La perception catgoriale sedfinit par opposition la perception sensible, caractrise commesimple perception ce qui, pour Husserl, veut dire essentiellement:on ne trouvera pas dans la simple intuition sensible les ressourcespour obtenir une intuition catgoriale, cest--dire une intuition de ce quiest catgorial en tant que tel.

    Mais quest-ce qui est catgorial? Sans redployer ici des analysesdj menes ailleurs15, on dira quil y a catgorialit stricto sensu partir du moment o on a affaire une matire grammaticalement orga-nise, dtermine par des composantes formelles qui contribuent active-ment sa structuration et auxquelles prcisment ne correspond aucuneintuition sensible. Cest ce que matrialise, dans le discours, au premierchef la copule est, qui devient ici le paradigme mme de la catgoria-lit. La pointe de la thse de lintuition catgoriale, et ce qui fait soncaractre inou dans lhistoire de la catgorialit et du rapport de la sen-sibilit et de lentendement, est lide quil y a une intuition possibledune telle forme, non pas prise part, ltat isol, mais en tant quelleinforme un certain contenu sensible, dans sa fonction catgoriale dont il peut y avoir plusieurs variantes du reste, conditionnant diffrentstypes de rapports au sensible, suivant le type de catgorialit qui estconsidre.

    Husserl instruit cette thse paradoxale (qui parat sopposer unsens commun selon lequel il ny aurait dintuition que sensible strictosensu) au moyen dun argument qui pourrait paratre assez wittgenstei-nien, puisquil ne repose sur rien dautre que sur la prise en compte delexistence dun sens secondaire, ou driv, au mot voir qui pourraitbien savrer fondamental. Ne dit-on pas non seulement quon voit cepapier, un encrier, plusieurs livres, mais encore quon a crit sur cepapier, quil y a ici un encrier de bronze, que plusieurs livres sontouverts16? Au del de la complexit du bronze prt lencrier ou de

    Intuition catgoriale et voir comme 603

    15 Prcisment au chapitre IV de notre Phnomnologie, smantique, ontologie,auquel nous renvoyions au dbut de cet article.

    16 Hua. XIX/2, p. 658. Nous soulignons.

  • lcriture sur le papier (lobjet de lintuition catgoriale sera non chosesimple, Ding, mais objet complexe, relationnel, Sachverhalt), il fautretenir ici le que qui commande dsormais laccs ce qui est vu etsa dlimitation comme tel. Dun voir des choses (seeing things) noussommes passs un voir que (seeing that) et cest cela que se marquela catgorialit de la nouvelle intuition dont il est question alors, qui estune catgorialit au sens fort du terme: on na pas simplement affaire une intuition, qui par ailleurs serait lobjet dun travail catgorial, nimme une intuition qui, en tant quelle serait bien elle-mme structu-re, se prterait toujours dj la catgorisation, mais une intuitiondu catgoris en tant que tel. Et une telle intuition suppose videmmentle pralable dun acte de catgorisation.

    Cest le sens de la thse gnrale de cette deuxime section de laVIe Recherche Logique, qui est que lintuition catgoriale est un actefond. Acte fond cest--dire, suivant cette logique de la fondation quia t mise en place par la IIIe Recherche Logique, qui dpend dun autreacte. Dans la mesure o ce qui est vu dans lintuition catgoriale est ducatgorial, il faut bien que cette catgorialit vienne de quelque part:cela nest possible que dans la mesure o lintuition catgoriale nedrive pas directement de lintuition sensible, mais nest possible quepar rapport celle-ci en tant que soumise un acte de catgorisationpralable, qui joue ici en quelque sorte le rle de mdiation entre lintui-tion immdiate et lintuition catgoriale en tant que telle.

    Mais cest dire quun seuil fondamental est franchi entre lintuitionsensible et lintuition catgoriale. Lintuition catgoriale, cest bien lin-tuition sensible (elle demeure en tout cas toujours en dernier ressortfonde en elle), mais soumise llaboration de formes et de structuresqui ntaient pas immdiatement donnes en elles. En un certain sens, ilny a pas de naturalit de lintuition catgoriale. Il nest pas clair sison caractre fond suppose toujours le passage au prisme dun discours,et si donc, comme il serait tentant de le penser (mais peut-tre tous lesaspects de la doctrine husserlienne ne le crditent pas17), il ny a dintui-tion catgoriale queffet du travail constituant dun discours sur lintui-tion, rvlant et crant en elle pour ainsi dire de nouvelles possibilits

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    17 La question demeure ouverte, tout au long des Recherches, de savoir sil faudraitfaire droit dautres formes de catgorialit que discursives la question pose estnotamment celle du statut, peu clair, du catgorial mathmatique, l o, contrairement une rengaine souvent entendue, il est tout sauf vident que le point de vue de Husserldans les Recherches soit logiciste.

  • dintuition, mais il est certain que, pour le Husserl de la VIe RechercheLogique, le passage au catgorial dans lordre de lintuition sillustre aumieux sur le cas du passage au propositionnel: cest lexemple dont ilpart et celui qui semble vraiment discriminant. Lintuition catgoriale semanifeste dabord, dans son irrductibilit lintuition simple, commeune intuition du propositionnel et, conformment cela, sa propritsaillante parat alors dtre grammaticalement forme, ce dont on netrouverait aucune trace dans le sens simple de lintuition.

    Tout cela creuse un cart considrable, et apparemment infranchis-sable, entre lintuition catgoriale et lintuition au sens simple du terme.

    Pourquoi ds lors cette tentation rcurrente des interprtes debrouiller la frontire si soigneusement tablie par Husserl dans la sectioncentrale de cette VIe Recherche Logique, en faveur dun caractre cat-gorial (en un sens dont on ne sait plus sil est le large, que nous utilisionsau dbut, ou le plus dtermin, que nous venons de construire) de touteintuition? Cest sans doute quune pense moderne, daprs le tournantlinguistique (quil soit heideggerien ou wittgensteinien), a quelque pro-blme avec lide dintuition simple, cest--dire, comprend-elle, pr-linguistique. Ce nest pas quelle en rcuse ncessairement lexistence.Mais elle ne sait pas quoi en faire, ne voyant pas comment la traiter endehors des limites, troites, de la rfrence linguistique qui y est faite(quand je dis que je vois), et qui, au fond, nen dit rien. Au contraire,une pense qui revient au moins en partie sur ledit tournant linguistiqueet soriente en direction dune considration de ce qui rend vrai lesnoncs, les truth-makers, censs se tenir objectivement dans le rel oudans les expriences de la conscience, saura tirer profit des possibilitsouvertes par la distinction husserlienne.

    Il nen reste pas moins que lambigut releve dans la rception decette distinction pourrait avoir t entretenue par Husserl lui-mme. Car,sil est vrai que, pour Husserl, il y a bien une distinction forte entre lin-tuition de ltat de choses et lintuition simple18, et la doctrine de la VIeRecherche Logique est mme inintelligible sans cela, le statut de lintui-tion simple, ce jeu, pourrait ne pas tre si clair que nous le disent lesphnomnologues ralistes. On peut mme parfois se demander cequil, dans la VIe Recherche Logique, partir de la deuxime section,

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    18 Thse bien mise en avant par Kevin Mulligan dans son article Lo stato di cosenelle Ricerche Logiche di Husserl, Discipline Filosofiche, 97/2, 1997, pp. 127-158.

  • reste de marge pour lintuition simple, une fois assure sa limitation parlintuition catgoriale, qui sen dtache.

    Cest le trouble qui se manifeste l o Husserl dcouvre quau deldu voir que le papier est blanc, mme le voir du papier blanc est djcatgorialement form: du papier blanc, cela veut dire du papier qui estblanc19. Bien sr la forme catgoriale nest pas la mme (dans un casattributive, dans lautre prdicative) et lune ne peut tre tenue pour unsimple rsum de lautre ce serait prcisment ngliger le travail ducatgorial. Mais la diffrence mme dans lidentit de sens fait appa-ratre ici justement le travail de la catgorisation. La question se posealors de savoir si jai jamais affaire une intuition qui ne soit pas cat-gorialement forme, et qui ne le manifeste pas comme telle, ne se donnepas explicitement comme une intuition catgoriale. Ici les deux sens(faible et plus gnral, comme articulation dun sens en gnral, et fortet plus dtermin, comme dtermination dune totalit de sens par descomposantes formelles, auxquelles ne correspond aucune intuition sen-sible) de la catgorialit que nous avons mobiliss se rencontrent et seconfondent jusqu un certain point, et on retrouve des choses trs clas-siques. En effet, cest bien le comme en gnral sous lequel quelquechose peut tre connu (cest--dire toujours reconnu) comme tel qui esten question. Ce que nous suggre alors Husserl, cest tout simplementque, dans le scope de ce comme, en tant quoprateur de catgorialitau sens faible du terme, tombe toujours un complexe en ralit catgo-rialement (au sens fort du terme) dtermin, cest--dire ayant une formesyntaxique dtermine par exemple attributive. Je ne vois pas lepapier blanc comme blanc (comme sil y avait l une proprit isolable,qui adviendrait lobjet de lextrieur, en dehors de toute forme catgo-riale), mais bien plutt comme du papier blanc la proprit fonction-nant toujours comme un adjectif, et dterminant alors notre perceptioncomme telle. Le comme du sens dapprhension ne parat ici pluspouvoir chapper une articulation catgoriale au sens fort du terme(cest--dire passant par des fonctions catgoriales) du en tant que.

    cela, il y a rpondre probablement que lintuition ne devientdicible que dans la mesure o larticulation du sens est catgorise, estmise la hauteur de fonctions catgoriales qui sont des fonctions for-melles. Il ny a pas de langage sans syntaxe. Mais cest dire aussi que sije cherche une intuition conforme ce que je dis de lintuition, je ne

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    19 Hua. XIX/2, p. 660.

  • pourrai jamais fournir quune intuition catgoriale donc, cestlogique, sur mesure pour le discours. Dans le passage cit de la VIeRecherche, Husserl ne voit quune exception: celle des noms propres,qui seraient censs renvoyer directement leurs objets et donc tre desvecteurs potentiels dintuitions simples20. Encore ce cas serait-il tout fait discutable, et la thorie des noms propres, dans les RecherchesLogiques, est-elle le lieu de grandes tensions, et soulvet-elle des diffi-cults, que nous nous rservons de traiter ailleurs. Il ne va nullement desoi que les noms propres soient des expressions agrammaticales et nonstructures, comme le dit ici Husserl (la critique de la thorie milliennede la rfrence directe, dans la Recherche I, irait plutt en sens inverse).Or, pour Husserl, partir du moment o il y a grammaire et structure, ily a catgorialit. La grammaticalit du discours contraint ds lors(presque) toute intuition dicible cest--dire au moins toute intuitiondicible autre que nommable tre catgoriale.

    Reste alors, bien sr, la marge, la figure dune intuition simplepurement et simplement nommable, qui ne peut tre assigne suivantaucune autre modalit que celle de la rfrence directe cette rf-rence, suivant la difficile thorie de la Recherche I, demeurant pourtantpourvue de sens. Du point de vue linguistique (du dire de lintuition),cest l que vient se loger, dans une espce de rsidualit, la figure delintuition simple, dans lconomie de cette deuxime section de la VIeRecherche. Il y a l certainement une difficult: celle de la dlimitationexacte des contenus qui devraient correspondre ces espces de nomspropres logiques qui, comme ceux de Russell, sexposeraient alors la critique wittgensteinienne de la dfinition ostensive.

    Il nen reste pas moins que 1 si la question est bien pose parHusserl de la possibilit de dire lintuition, et la rponse de principe estcelle de sa complte exprimabilit (un principe fondamental dexprima-bilit traverse lensemble de la VIe Recherche Logique, signature, enquelque sorte de ce que nous avons nomm contrat phnomnolo-gique), Husserl continue postuler lindpendance de lintuition parrapport son expression, et analyser celle-ci son niveau propre, ind-pendamment de lnonc qui lui correspond. 2 de ce point de vue, ilfaut bien distinguer lintuition, qui a tre dite (cest--dire celle parrapport laquelle la question se pose de la dire) et lintuition de ce qui

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    20 Cf. lanalyse de la donation de ce qui est reprsent par le mot Cologne, op.cit., p. 161.

  • est dit. La question est, en quelque sorte, de savoir si lon saisit lintui-tion en amont ou en aval du dire. Si jexprime une intuition (sauf sim-plement la nommer), je lui donne forcment une forme catgoriale, maiscela ne veut pas dire quelle ait en elle-mme cette forme. Mais si jeveux obtenir une intuition de ce qui est vis par lexpression de cettepremire intuition, je nai en fait plus la mme intuition, mais une intui-tion catgoriale, fonde sur la premire, qui ressaisit les contenus sen-sibles de la premire, mais dans la forme catgoriale que lnonc leur adonne. On stonnera de ce que, par l mme, un mme nonc puissecorrespondre, en des sens diffrents, deux intuitions fondamentalementdiffrentes. Mais cest l prcisment le ressort phnomnologique de ladoctrine de lintuition catgoriale. En un sens, il est fondamental qu lamme intuition sensible puisse tre attache la perception (simple) ducouteau et la perception (catgoriale) de ce que le couteau est sur la table(ou, pour faire plus simple, quil y a un couteau, ce qui, suivant le senshusserlien de lexistence, est dj bien du propositionnel). Du point devue de lintuition simple, cest la mme chose, et on a affaire, dans uncas et dans lautre, une seule et mme intuition simple. Mais lintuitioncatgoriale est prcisment une autre intuition, qui sdifie sur la mmeintuition simple, en quelque sorte enrichie par son formatage par le dis-cours qui en est fait la question tant alors de savoir dans quellemesure un niveau dintuition peut tre dgag qui donne lquivalent decette structuration discursive.

    Que cette doctrine husserlienne prsente de nombreuses difficults,au premier chef celle de trouver des reprsentants catgoriaux21,jouant pour lintuition catgoriale le rle que jouent les contenus intui-tifs simples pour lintuition simple, cest bien vident difficult dontil nest pas sr que Husserl soit parvenu la rsoudre au moins dans lapremire dition des Recherches22. Reste quil y a l une tentative trsintressante dlargir le sens du voir, qui constitue sans nul doute lapointe de la doctrine des Recherches en tant que doctrine phnomnolo-gique, et ne peut pas ne pas tre prise en compte aujourdhui dans unerflexion philosophique sur le concept de voir.

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    21 Cf. larticle de Dieter Lohmar, Wo lag der Fehler der kategorialenReprsentation? Zu Sinn und Reichweite einer Selbstkritik Husserls, Husserl Studies,7/3, 1990-1991, pp. 179-197.

    22 Voir toutefois la tentative de rsolution du problme dans les termes de la pre-mire dition par Wojciech Zelaniec: Categorial Intuition: A Theme from Husserl, paratre.

  • Pour terminer, revenons Wittgenstein. la lumire de ces explications, le statut respectif de lintuition

    catgoriale et du voir comme peut tre clarifi. Et ils paraissent la foisplus et moins proches que nous ne laurions cru.

    Est commune la recherche dun concept largi du voir, qui est tout la fois maintenu comme voir, et qui en mme temps ne fait sens quenrfrence un voir simple et en opposition lui. Cest un trait com-mun de lintuition catgoriale et du voir comme et ce qui, dans un cascomme dans lautre, les empche de fournir une thorie gnralise duvoir.

    Commune jusqu un certain point aussi lide de leffet dun acte(y compris ventuellement dun acte proprement linguistique, significa-tif) au niveau mme du voir, avec ce paradoxe dune immdiatetconstruite, constitue.

    Reste que, dans un cas et dans lautre, le statut de cette dimensionde constitution est bien diffrent: dans un cas, il sagit dune activit quidoit trouver dans la chose mme son corrlat ontologique, sa rplique, auniveau de ce que Husserl appelle les objectivits fondes. Danslautre, il sagit dun rglage et dun effort de la volont tout aumoins le registre du voir comme est-il toujours ouvert une telle pro-blmatique: cela a un sens que dessayer de voir une chose comme telleou telle. Alors que chez Husserl, dans la mesure o lintuition catgo-riale (comme lintuition simple) est une connaissance le paradigmede la connaissance mme , cela na pas plus de sens dessayer de voirun tat de choses que dessayer de voir une chose. Pour parler en lan-gage wittgensteinien, nous avons affaire dans un cas et dans lautre untat. Lactivit dploye nest pas essentiellement celle dunevolont, mais celle doprations constitutives dune connaissance.

    Dautre part, on remarquera que, quelle que soit la similarit destructure dun voir qui, dans un cas comme dans lautre, est un voir desecond degr, qui se caractrise par lincorporation au plan du voir, pardfinition immdiat, dune dimension dactivit et dun certain type deformalit acquise (et non celle du simple sens quil y a voir, contraire-ment ce que la lecture hermneutique des deux auteurs aurait pulaisser entendre), le champ dapplication de lintuition catgoriale et duvoir comme demeurent bien distincts. Dans les descriptions wittgen-steiniennes, il nest nulle part clair que le voir comme (seeing as) soitessentiellement un voir que (seeing that). Bien sr, on pourrait tre tentdinterprter le second comme un cas particulier du premier. Voir que le

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  • couteau est sur la table deviendrait alors une forme de perception aspec-tuelle. Mais, tout au moins, ce nest pas l le terrain lectif de lanalyseen termes daspect. Celle-ci se focalise plutt sur des cas de perceptionsstructures, gestaltistes, mais fondamentalement immdiates, infra-pro-positionnelles. Laspect est la fois de la forme (et ventuellement lin-guistiquement forme: on parle daspects linguistiques, et Wittgensteinmet en relief des phnomnes de sensibilit la signification proprementaspectuelle) et en mme temps infra-propositionnel il nest pas le cor-rlat dun jugement. Ce trait oppose fortement lanalyse wittgenstei-nienne la problmatique de lintuition catgoriale, qui est largementcelle dune intuition sur mesure pour le propositionnel. Les terrains etles problmes ne sont pas exactement les mmes, mme si, dans un cascomme dans lautre, il y va bien de la plasticit de sens (y compris lin-guistique) de la perception.

    Cette dernire thse ne doit pas tre rduite au seul constat du carac-tre encore perceptif, en rgle gnrale, des phnomnes analyss parWittgenstein au titre du voir comme, l o lintuition catgoriale auraitchez Husserl pour champ dapplication essentiellement les objectitslogico-mathmatiques. Il faudra souligner le rle jou, dans la philoso-phie des mathmatiques de Wittgenstein, par des perceptions dordreaspectuel (comme lorsque par exemple japprhende la physionomiedune suite sur la perception de ses premiers termes)23. Le voir commewittgensteinien peut donc jouer le mme rle, mutatis mutandis, que lin-tuition catgoriale husserlienne. Cela ne retranche pourtant rien de la dif-frence qui les spare. Mme dans ce genre dusage (outre le fait quilsagit, pour Wittgenstein, de lapprhension pratique dune rgle, l opour Husserl, cest la perception fonde dune structure), le voir commedemeure en effet beaucoup plus immdiat et, en ce sens, proche duvoir au sens simple du terme que ne lest lintuition catgoriale.Celle-ci nest certes pas en tout cas pas seulement intuition inter-prte: ou alors elle se caractrise par la capacit, en elle-mme remar-quable, de linterprtation passer dans lintuition, la configurer delintrieur et la modifier dans le sens dune autre intuition, nouvelle.Mais le voir comme, quant lui, tout sens secondaire du voir quil

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    23 Cf. l-dessus les recherches remarquables de Jean-Philippe Narboux, parexemple son travail de DEA (Universit de Paris-I, octobre 1999), Aspect et paradigme.La critique wittgensteinienne de labstraction et son article La preuve par le film, inStanley Cavell. Cinma et philosophie, dir. Sandra Laugier et Marc Cerisuelo, paratre,Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2000.

  • soit, nest pas, en rgle gnrale, nous y avons insist au dpart,construit sur un voir premier ce qui, inversement, est le cas de lin-tuition catgoriale. Dans lintuition catgoriale, le rsultat est immdiatau sens o il est bel et bien actuellement donn, mais le processus estessentiellement, explicitement, mdiat cest mme ce qui la dfinitcomme telle. Au contraire le voir comme, sil tmoigne probablementdun certain type de mdiation, ne le fait aucunement de faon explicite,et est, en ce sens, immdiat en un sens beaucoup plus radical que lin-tuition catgoriale cest ce qui le dfinit en tant que voir comme.

    Sous couvert dun largissement global du phnomne de lintui-tion, ou de la mesure prise de la diversit de ses sens effectifs, et desemplois linguistiques associs, ce sont donc bien des phnomnes denature profondment diffrente que nous avons affaire. Quil y ait, dansla pense de Husserl, des aspects plus proches de la question pose parWittgenstein, et dautres rapprochements faire sur ce point, cest bienvident. Au premier chef, la problmatique du voir comme sappliquebeaucoup plus directement (mais y compris alors avec les rserves cri-tiques que Wittgenstein formule par rapport un usage naturaliste de laGestalt, dont on pourra bon droit souponner Husserl) la perceptiondes qualits de forme (telle que celle dune range darbres, dunevole de pigeons), que Husserl thmatise ds le chapitre XI de laPhilosophie de larithmtique. L, sur le terrain de la Gestalt, et de lacritique de la Gestalt, des convergences et des divergences devraientencore tre minutieusement documentes ce que nous rserveronspour une autre tude. Mais cela ne doit pas nous conduire, comme nousvoulions simplement le mettre en lumire ici, ignorer la spcificit delintuition catgoriale, qui nest pas un simple phnomne gestaltiste, etle problme propre quelle pose: franchissement de seuil dans lequeltient tout entier le sens des Recherches Logiques.

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    RSUM. On rapproche souvent lintuition catgoriale chez Husserl et levoir comme. Lauteur critique ce rapprochement. Cela lui permet danalyserprcisment le sens de la doctrine de lintuition catgoriale dans les RecherchesLogiques. Lauteur souligne la rupture quil y a entre lintuition catgoriale etlintuition simple, et y voit un trait essentiel de la doctrine husserlienne delintuition catgoriale. Assurment, on peut aussi trouver des analyses de phno-mnes de voir comme dans luvre de Husserl, mais cest un autre problme.

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  • ABSTRACT. Categorial intuition in Husserl and seeing as in Wittgensteinare often compared. The author criticizes such a connection. This gives him theopportunity to analyze precisely the meaning of the doctrine of categorialintuition in the Logical Investigations. The author emphasizes the break bet-ween categorial intuition and simple intuition as an essential feature of theHusserlian doctrine of categorial intuition. Certainly, some analyses of the phe-nomena of seeing as are also to be found in Husserls work, but this is ano-ther problem.

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