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BEAU GESTE PRESS
02.02.
28.05.2017
FR
www.capc-bordeaux.fr
Cette aide à la visite a été réalisée pour l’expositionBeau Geste Press (02.02.–28.05.2017)
Commissaire : Alice MotardAvec le soutien à la recherche en théorie et critique d’art du Centre national des arts plastiques
Cette exposition est soutenue parl’Institut culturel du Mexique à Paris
Conception graphique : Rémy SellierTexte : Alice Motard
7 rue FerrèreF-33000 BordeauxT. +33 (0)5 56 00 81 [email protected]
HORAIRES11 h - 18 h / 20 h les mercredis
Fermé les lundis et jours fériés
STATIONS TRAMCAPC ; Jardin public
BIBLIOTHÈQUESur Rdv
+33 (0)5 56 00 81 58/59
SUIVEZ-NOUS @capcmusee
CAPC musée
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PARTENAIRES DU MUSÉE
Mécène d’honneurChâteau Haut-Bailly
Partenaire fondateurLes Amis du CAPC
Partenaires bienfaiteursFondation Daniel & Nina Carasso,
Lacoste Traiteur
Partenaires donateursSUEZ, Mercure Bordeaux Cité Mondiale,Château Chasse-Spleen, SLTE,Château Le Bonnat, Lafarge Granulats,Le Petit Commerce
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La maison d’édition indépendante
Beau Geste Press (BGP)
a été fondée en 1971 par le couple d’artistes mexicains
Martha Hellion et Felipe Ehrenberg. Avec leurs deux enfants,
ils s’installent dans une ferme du Devon, en pleine campagne
anglaise, où ils forment avec quelques amis, parmi lesquels
l’artiste et historien de l’art David Mayor, le dessinateur Chris
Welch et sa compagne Madeleine Gallard, « une communauté de
duplicateurs, d’imprimeurs et d’artisans ».
Active jusqu’en 1976, Beau Geste Press imprimera
le travail de poètes visuels, de néo-dadaïstes et d’artistes
internationaux affiliés au mouvement Fluxus. Spécialisée dans les
livres d’artistes à tirages limités, elle publie les ouvrages de ses
propres membres, mais aussi ceux de nombre de ses contemporains
à travers le monde. Dans l’esprit de la cottage industry, elle adapte
coûts et échelles de fabrication à ses besoins et garde sous le
même toit – celui de son antenne bucolique – toutes les étapes de la
production, de la conception éditoriale et de l’impression jusqu’à la
distribution des livres par le biais du réseau postal.
Bien qu’elle ait opéré à la périphérie des centres artistiques
de l’époque, Beau Geste Press fut sans doute l’une des aventures
éditoriales collectives les plus fécondes et influentes de sa génération.
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C’est un communiqué au ton de manifeste qui introduit
l’exposition que le CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux
consacre aujourd’hui à la maison d’édition indépendante Beau Geste
Press dans le cadre de sa programmation dédiée au livre d’artiste.
L’exposition retrace l’histoire de Beau Geste Press à
travers les quelque 75 livres que ses membres fondateurs et leurs
invités ou visiteurs occasionnels ont publiés au cours de ses cinq
années d’existence.
Le parti pris de l’exposition est celui du livre ; c’est lui qui
raconte et rend compte du foisonnement créatif, de la productivité,
des modes opératoires et du rayonnement international de cette
communauté de courte durée, qui fonctionnait sur le principe
de la résidence d’artiste avant la lettre. Aussi, tous les textes
présents dans l’exposition sont directement issus de la production
imprimée de Beau Geste Press – des pages agrandies sur les murs
de l’espace aux cartels des livres, eux-mêmes extraits du matériel
d’autopromotion que la presse publiait dans ses catalogues de
distribution sous forme de pitchs, souvent drôles, parfois cryptiques.
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Devon, Angleterre, 1971 : la première salle plante le décor,
c’est-à-dire introduit les lieux de l’action et ses personnages.
D’un côté, un dessin mural, adapté d’un croquis réalisé
par l’un des visiteurs de la Presse (Sandy Nairne) esquisse les
contours d’un cadre en tout point exceptionnel, celui de la maison
de maître du XVIe siècle dont Beau Geste Press louera l’aile sud
jusqu’en 1974. Située à Clyst Hydon, un hameau non loin d’Exeter,
sur une propriété bordée d’un étang et entourée de champs
peuplés de moutons et de vaches, cette maison à colombages et au
toit de chaume dans le plus pur style régional offre un contexte de
vie et de travail loin de la vie urbaine que Martha Hellion et Felipe
Ehrenberg ont connue à Londres, où ils émigrent du Mexique en
1968 au lendemain du massacre de Tlatelolco1.
« on passe notre vie à chercher un endroit comme celui-
ci, que l’on pourra regretter plus tard »2
LANGFORDCOURT
1. Le massacre de Tlatelolco désigne la répression sanglante d’une manifestation
d’étudiants par les autorités mexicaines à la veille des Jeux olympiques de 1968.
2. Felipe Ehrenbreg cité par Carolee Schneemann, « Parts of a Body House Book,
1972 », in Sabine Breitweiser (dir.), Carolee Schneemann: Kinetic Painting, Museum
der Moderne Salzburg (Londres : Prestel, 2016).
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Exposés dans ce qui peut être considéré comme
l’antichambre de l’exposition, un herbier réalisé par Martha
Hellion et une aquarelle de Felipe Ehrenberg soulignent tous deux
la dimension champêtre et idyllique de Langford Court.
De l’autre côté, les pages de C(l)ues, pièce de théâtre
écrite par David Mayor, présentent la maison et ses habitants par
l’intermédiaire des espaces qu’ils occupent et de ce qu’ils y font :
« Felipe lit le journal à voix haute »,
« Pat tape à la machine »…
Quelques livres reviennent sur le changement radical
de style de vie de ses protagonistes : A Sightseeing Tour in Exeter
retrace la performance du collectif Polygonal Workshop (PW)
(dont faisait partie Ehrenberg) lors d’une semaine d’actions à
Exeter sur l’invitation de David Mayor ; un autre ouvrage revient
sur les circonstances de la rencontre entre David Mayor et Felipe
Ehrenberg lors de la manifestation The Seventh Day Chicken de
PW à la galerie de Sigi Krauss à Covent Garden à Londres, où
Ehrenberg avait présenté des œuvres « documentant » la grève
des éboueurs à Londres en 1970.3
3. Voir La Poubelle (dir. Felipe Ehrenberg, ca. 1970, couleur, 16 min. 48 sec.),
maintenant dans la collection de la Tate, Londres.
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PUBLI-CATIONS
La trame de l’exposition est formée des quelque 75
livres, flyers, tracts, multiples publiés par Beau Geste Press de
1971 à 1976, présentés au sein d’une chronologie qui laisse
apparaître l’immense variété de sa production imprimée, et où
transparaissent en filigrane ses principes structurants.
De l’observation matérielle des livres, on déduit en effet
l’attachement à un certain savoir-faire artisanal et une grande
économie de moyens : certaines publications ne sont ainsi que des
pages ronéotypées agrafées les unes aux autres. La découverte
progressive des livres permet également d’apprécier l’immense
diversité géographique de ses contributeurs (Mexique, Chili,
Japon, Islande, Canada, etc.) mais aussi celle qui caractérise leurs
pratiques créatives, puisqu’ils incluent musiciens, compositeurs,
écrivains, poètes, performeurs et cinéastes, parmi lesquels les
Anglais ne sont pas en reste avec Allen Fisher, Mick Gibbs, Michael
Leggett, Opal L Nations et Michael Nyman, pour ne citer qu’eux.
« on peut faire
de la bonne
littérature
hispanique en
anglais ».
Les premiers invités-résidents de la presse sont le
couple que forment à l’époque l’artiste américaine Carolee
Schneemann et son compagnon anglais Anthony McCall (pour
l’anecdote, ils se marient à Langford Court en 1972). Les livres
qu’ils y produisent – Parts of a Body House Book pour Carolee
Schneemann et Wipes/Fades/Dissolves: Work in Progress pour
Anthony McCall – sont exemplaires de la « patte BGP » et auront
une importance particulière dans la carrière internationale de
leurs auteurs. Il en va de même pour Arguments, le premier
livre de l’artiste mexicain Ulises Carrión, aussi radical dans
sa forme que dans son contenu, puisqu’il n’est composé que
de prénoms typographiés, auxquels les jeux de répétition et de
permutation et la mise en page donnent tout leur sens – et la
preuve, selon son auteur, que l’
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La volonté d’autonomie et d’indépendance de la maison
d’édition est fièrement énoncée dans les avant-propos de ses
revues, livres et autres publications promotionnelles : elle n’a de
comptes à rendre à personne, refuse d’adhérer aux conventions de
la production artistique et réfute les mécanismes de validation de
l’establishment culturel. Dans une lettre à Paul Brown, l’éditeur du
magazine Transgravity, datée de 1972, Felipe Ehrenberg revient
sur ce qui motiva la formation de Beau Geste Press :
« La principale raison pour laquelle nous (ou quiconque)
avons créé notre propre presse, c’était pour en finir avec
toutes ces conneries pernicieuses comme le fait de devoir
soumettre des œuvres “pour appréciation”; et avec le
stress que cela entraîne »4,
4. Lettre de Felipe Ehrenberg à Paul Brown (5 juillet 1972). Tate Archive, 815.3.2.1
BGP CORRESPONDENCE 1971-1973, A-F.
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La dimension politique inhérente au projet de Beau Geste
Press est aussi évidente dans la chronologie des livres exposés
: Sabor a mi, livre de l’artiste chilienne Cecilia Vicuña, est publié
par la presse quelques mois seulement après le coup d’état
militaire au Chili et l’assassinat du président démocratiquement
élu Salvador Allende.
Enfin, le caractère atypique de Beau Geste Press,
communauté à géométrie variable autour d’un noyau familial
plaçant l’hospitalité et le partage au cœur de ses préoccupations,
se devine également dans certains de ses livres : To My Friends
de Takako Saito, Generación F. Ehrenberg de Felipe Ehrenberg
avec Martha Hellion, ou encore Dibujos, recueil de dessins signé
de leurs enfants Yaël et Matthias Ehrenberg, âgés à l’époque de
sept et huit ans.
L’accrochage respecte le cours chronologique des choses en
accordant une place de choix à des moments clefs dans l’histoire de
la Presse, notamment l’événement qui catalysa sa formation et lui
donna sa raison d’être : l’exposition itinérante FLUXshoe.
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Au moment de sa rencontre avec les Ehrenberg
à Londres, David Mayor est doctorant en histoire de l’art
à l’université d’Exeter, où il est en charge de coordonner
une exposition Fluxus en Angleterre pour le compte de son
professeur Mike Weaver, directeur du centre de documentation
sur l’art américain de l’université, et du représentant américain
de Fluxus West, Ken Friedman (avec la lointaine bénédiction de
George Maciunas, « père » de Fluxus).
Après quelques mois de recherche, David Mayor rallie
Langford Court, peu après l’installation des Ehrenberg Hellion
dans le Devon, et ensemble ils donnent au projet – qui n’est censé
voyager que de la bibliothèque de l’université d’Exeter au Royal
College of Art à Londres – une toute autre dimension.
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L’exposition, qui résulte à la fois d’un appel à participation et
d’invitations plus ciblées, s’appellera Fluxshoe (à la suite d’une faute
de frappe inspirée transformant le « w » de « show » en « e » pour en
faire une « chaussure ») et voyagera dans sept villes d’Angleterre
(Falmouth, Exeter, Croydon, Oxford, Nottingham, Blackburn
et Hastings) entre octobre 1972 et août 1973, en contournant
volontairement les centres artistiques du pays.
Elle devient un tremplin pour de nombreux artistes
anglais émergents à l’époque, parmi lesquels Ian Breakwell, Stuart
Brisley, Helen Chadwick, Marc Camille Chaimowicz et COUM
Transmissions (Throbbing Gristle), non affiliés à Fluxus de prime
abord mais qui partagent le même esprit expérimental. Le but
de l’opération n’est pas de ressusciter Fluxus, mais de présenter
des œuvres contemporaines, souvent performatives et parfois
participatives, qui empruntent au Fluxus original sa philosophie
et ses formes volontiers immatérielles, et ce dans la confusion des
genres la plus totale.
Au final, une centaine d’artistes participent à ce « cirque
ambulant », comme le décrit Ehrenberg5, parmi lesquels neuf
artistes Fluxus de la première génération (Eric Andersen, Ay-0,
Davi Det Hompson, Alice Hutchins, Per Kirkeby, Takehisa Kosugi,
Carla Liss, Knud Pedersen et Takako Saito) qui font le déplacement
dans l’une au moins des sept villes, tandis que d’autres participent à
distance (Joseph Beuys, George Maciunas, Yoko Ono, Ben Vautier).
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5. http://www.artcornwall.org/interview_fluxshoe_stuart%20reid_felipe_
ehrenberg2.htm
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Les œuvres, pour celles d’entre elles qui sont tangibles,
rentrent toutes dans un van et sont exposées au sein d’un
système en kit de cubes en carton, ingénieusement conçu
par Martha Hellion. Son catalogue est l’une des premières
publications de la presse. Il sera suivi du FLUXUS ADD END
A, un appendice qui récapitule les faits marquants de chacune
des étapes avec photos et articles de presse à l’appui, de la
performance Free Drink, Free Music, Free Sex d’Eric Andersen
à Falmouth à la partie de mah-jong sans fin des Taj Mahal
Travellers à Exeter.
Ces derniers, formés des musiciens expérimentaux
japonais Takehisa Kosugi, Yukio Tsuchiya, Ryo et Hiroko
Koike, nouent des liens particuliers avec Beau Geste Press et
passent plusieurs semaines à Langford Court. Une autre figure
importante dans l’histoire de la Presse est Takako Saito : elle
participe à trois des étapes de FLUXshoe et devient la compagne
de David Mayor aux côtés duquel elle s’installera à Langford
Court au cours de l’itinérance de l’exposition.
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Il est un autre épisode notable dans l’histoire de la presse
qui précède FLUXshoe de quelques mois. Le 21 août 1972, les
BGP6 embarquent avec de nombreux performeurs et collectifs
artistiques à bord d’un train spécialement affrété de Londres à
Édimbourg dans le cadre du festival de musique expérimentale
ICES ‘727. Armés de leur duplicateur manuel Gestetner, ils
publient, pendant le trajet, The Thomas Alva Edison Centenary
Issue Commemorating the ICES-72 Brain Drain Music Train,
une édition de 82 pages réalisées par les passagers du train et
récoltées à patins à roulettes par une Carolee Schneemann dans
son plus simple appareil (Ices Strip Performance).
À l’image de la presse, la chronologie mélange documents
de travail, communiqués de presse, matériel d’autopromotion et
photos plus personnelles qui permettent de se faire une idée de ce
qu’a pu être cette aventure éditoriale. Mais comme toute expérience
collective, elle était évidemment vouée à s’arrêter un jour. Au
début de l’année 1974, le groupe implose avec le départ de Martha
Hellion. Après un séjour en Belgique et une résidence en Norvège,
6. Felipe Ehrenberg, Allen Fisher, Martha Hellion, Jeannie Lewis, David Mayor, Dick
Miller, Patricia et Terry Wright.
7. L’International Carnival of Experimental Sound (ICES) était un festival de
musique imaginé par Harvey « Job » Matusow, qui eut lieu à la Roundhouse à Chalk
Farm, Londres, du 13 au 26 août 1972. Il comprenait 46 concerts en 14 jours ainsi
que des films, happenings et performances d’artistes, danseurs et musiciens d’avant-
garde du monde entier. Parmi les performances marathon au programme figurait un
« train musical » de Londres à Édimbourg, à bord duquel prirent place les BGP.
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Martha s’installe à Maastricht aux Pays-Bas, où elle reprendra des
études à la Jan van Eyck Academie et épousera l’artiste hollandais
Jan Hendrix, rencontré à Beau Geste Press fin 1973.
Felipe repart au Mexique en mars 1974 avec leurs deux
enfants. David Mayor et Takako Saito s’installent à Cullompton
et continuent de faire vivre la presse sous l’appellation Beau
Geste Press / Libro acción libre, avec l’apport à distance de
Felipe, jusqu’au départ de Takako pour l’Italie en 1975 et le
déménagement de David dans le Surrey. En 1976, la presse cesse
définitivement ses activités. La dernière image de cette frise
chronologique, l’agrandissement d’une photo qui montre David
Mayor devant un grand feu, a été légendée comme suit par le
couple de performeurs Genesis P-Orridge et Cosey Fanni Tutti :
« Le bûcher de Beau Geste », ce qui laisse à penser que ce qui
brûle est le stock restant des publications de la presse.
Cette image clôt le chapitre Beau Geste Press pour celui
qui terminera l’aventure en solo (il délocalisera les opérations
d’impression et s’associera à d’autres petits distributeurs pour
la diffusion des livres) et changera radicalement de carrière
quelques années plus tard : David Mayor est acupuncteur depuis
1979 et mène des recherches sur l’électro-acupuncture.
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SCHMUCK Si Felipe Ehrenberg peut être considéré comme le
« directeur artistique » de Beau Geste Press, le rôle de
David Mayor dans la gestion quotidienne et le rayonnement
de la presse a été primordial. Ses qualités rédactionnelles,
linguistiques et organisationnelles en font le communicant de
la presse : il s’occupe de la diffusion de ses activités et de la
distribution des livres.
Pour ce faire, il passe son temps à écrire des lettres et
tient un rigoureux inventaire de tout ce qui concerne la vie de la
presse : ventes, acheteurs potentiels, liste des productions, sans
oublier le volet financier de toutes ces opérations. Dès lors, on
comprend mieux pourquoi il ne finira jamais sa thèse sur Fluxus
commencée au moment de FLUXshoe, qu’il organise de bout en
bout. Il est aussi derrière Schmuck, magazine dont le nom, qui
signifie « pénis » en yiddish et « imbécile » en argot américain,
contraste avec celui, un tantinet coquet, de la Presse.
Fabriqué par un réseau d’artistes en Islande, Hongrie,
Tchécoslovaquie, France, Allemagne et au Japon sur le principe
de l’ « assembling », il paraîtra huit fois entre 1972 et 1976.
Chaque numéro est dédié à la scène locale de l’un de ces pays, la
réalisation éditoriale ou l’assemblage du contenu étant confiés
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à un artiste ou groupe d’artistes l’incarnant. Parmi eux, on
compte de nombreux artistes associés de près ou de loin à Fluxus
tels que Robert Filliou, Kristján Gudmundsson, Milan Knížák,
Takehisa Kosugi, Endre Tót et Wolf Vostell. Deux numéros non
transnationaux, dont le premier Schmuck (le « vrai » Schmuck)
et le General Schmuck, complètent le tableau. Voilà ce qu’en dit
David Mayor dans son tout premier éditorial :
« Schmuck veut la vraie viande et pas d’assaisonnement
sophistiqué. Je n’ai pas d’idéologie spécifique à
revendre et j’aimerais voir Schmuck se développer,
sinon comme un forum ouvert pour discuter de certains
problèmes liés à l’art, au moins comme un moyen pour
les artistes de présenter leurs idées et leur art (quand
les deux ne sont pas identiques !). »
Les Schmuck, tout comme les autres livres de la presse,
sont distribués par le biais du système postal, canal de diffusion
privilégié de l’art à l’époque. Le public international que Beau Geste
Press arrive à toucher avec ses envois, et avec qui elle correspond
véritablement, forme une sorte de réseau avant l’heure.
Ce parcours « imprimé » est jalonné de sculptures en
aluminium de l’artiste Xavier Antin. Œuvres-machines dont
la course semble avoir été suspendue, elles évoquent autant
d’opérations ou de gestes de duplication et de révélation des
images, esthétisant à dessein les fantasmes entourant le sacro-
saint espace de l’atelier de production.
Des pages désossées des numéros 5 et 8 de Schmuck
(le Japanese et le General) sont insérées dans deux d’entre elles qui
s’apparentent formellement à des châssis d’insolation, comme en
sérigraphie, ou à de grandes vitres de scanners verticaux.
Face à ces machines dysfonctionnelles ou à ces sculptures
qui appellent une fonction, on hésite. Chacune d’entre-elles
saisit, en le figeant, un instant différent d’un même processus de
reproduction des images, et alimente un dispositif narratif dans
lequel « fabriquer des formes revient à fabriquer du sens », pour
reprendre les termes de l’artiste.
Ces « arrêts sur image » que forment chacun des éléments
de ce paysage mécanique, fonctionnent comme une mise en abyme
de l’exposition ; comme si, pour tenter de comprendre l’histoire
de BGP et donc pouvoir à son tour la raconter, il fallait l’analyser,
la scruter, la décortiquer et stopper, le temps d’un instant,
la circulation de toute la production imprimée de la Presse.
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Cette salle thématise la question de la production au sein
de Beau Geste Press. L’accrochage s’articule autour de la presse
victorienne originale de l’imprimeur local Terry Wright, auquel BGP
avait confié l’impression de la couverture du catalogue FLUXshoe.
Après s’être lié d’amitié avec Felipe Ehrenberg, Wright déplace sa
presse à Langford Court en 1973 et décide, avec sa femme Pat, de
rejoindre la communauté pour lui prêter main-forte sur le plan
technique. Prêt exceptionnel de Terry Wright, à laquelle elle appartient
depuis son apprentissage à l’âge de 15 ans, cette Jardine Platen Press
porte les stigmates de son âge et la mémoire des événements, puisque
c’est avec elle que Beau Geste Press a réalisé la plupart de son travail
typographique, notamment les deux livres, entièrement typographiés,
Arguments de Ulises Carrión et Or de Kristján Gudmundsson.
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Au commencement, c’est avec un duplicateur à pochoir,
une machine miméographique de la marque Gestetner, achetée
par le couple Ehrenberg à Londres, que le groupe produit ses
premiers livres. Le « beautiful Gestetner » trouvé par hasard sur
City Road à Islington inspire la création du nom de la presse, qui
en est la contraction : Beau tiful Geste tner. (Il se réfère aussi au
roman victorien du même nom de P. C. Wren, dont les BGP aimaient
l’exotisme, qui narre les aventures d’officiers britanniques dans la
Légion étrangère française.)
En 1973, la communauté fait l’acquisition d’une presse à
double cylindre des années 1940 qu’elle surnomme « Humphrey »,
en référence au son qu’elle émet lorsqu’on l’opère. Un diaporama
qui documente son baptême au printemps 1973 est mis en regard de
l’impression typographique produite lors de cette session inaugurale,
sorte de « certificat de naissance » tautologique. Les affinités de
Beau Geste Press avec l’univers de la poésie concrète apparaissent
clairement dans cette œuvre conçue et mise en page collectivement.
La question de la technique est au cœur de l’aventure Beau
Geste Press, qui ne cesse de s’équiper et d’introduire de nouveaux
procédés de reproduction manuels ou mécaniques : duplication à
pochoir, typographie, offset, coloriage à la main, réalisation d’inserts
individualisés… Elle partage les compétences ainsi acquises par le
biais de ses résidents-visiteurs, tout en fonctionnant sur une gestion
des moyens des plus modestes.
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Dans un enregistrement audio, Felipe Ehrenberg
revient sur ces moments de production. Au-delà de leur
caractère anecdotique, ces extraits sonores qui animent l’espace
périodiquement, rappellent que le pouvoir passe par la maîtrise et
le contrôle des outils de production et de diffusion de l’information
– qu’il s’agisse d’opérer un duplicateur ou de sonner les cloches de
l’église locale.
La série de photographies originales qui a servi de matrice
au livre Generación F. Ehrenberg est exposée ici pour la première
fois. Ces 62 planches, sur lesquelles les photos prises et développées
sur-le-champ par des photographes de rue au Mexique ont été
contrecollées, témoignent de la fascination des Ehrenberg Hellion
pour les modes populaires de reproduction de l’image. Ce qui est
montré ici, ce sont, à chaque fois, le cliché positif et son négatif que
le couple a soigneusement récupérés après chacune de ses poses. Le
rituel consistant à collecter les clichés trouve sa réalisation formelle
ultime dans le livre produit. Les protagonistes de Generación F.
Ehrenberg ne sont pas seulement Martha, Felipe et leurs enfants,
mais leur famille élargie, c’est-à-dire tous leurs amis, parmi lesquels
figurent danseurs, écrivains, peintres, anthropologues, activistes et
médecins, et auxquels viendront s’ajouter, les années passant, les
collaborateurs et résidents de Beau Geste Press – autant d’individus
qui partagent leur conviction que, selon la formule dont Felipe
Ehrenberg a depuis fait son credo,
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« l’art n’est qu’un prétexte ».