barthes et le roman

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Roland Barthes et le roman Author(s): Nadine Monier-Bérenguier Source: The French Review, Vol. 59, No. 5 (Apr., 1986), pp. 730-742 Published by: American Association of Teachers of French Stable URL: http://www.jstor.org/stable/394282 Accessed: 24/03/2009 12:45 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=french. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit organization founded in 1995 to build trusted digital archives for scholarship. We work with the scholarly community to preserve their work and the materials they rely upon, and to build a common research platform that promotes the discovery and use of these resources. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. American Association of Teachers of French is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to The French Review. http://www.jstor.org

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Roland Barthes et le romanAuthor(s): Nadine Monier-BérenguierSource: The French Review, Vol. 59, No. 5 (Apr., 1986), pp. 730-742Published by: American Association of Teachers of FrenchStable URL: http://www.jstor.org/stable/394282Accessed: 24/03/2009 12:45

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THE FRENCH REVIEW, Vol. LIX, No. 5, April 1986 Printed in U.S.A.

Roland Barthes et le roman

par Nadine Monier-Berenguier

ROLAND BARTHES, personnage aussi adore et adu6l que detest6 (voire ridiculise), objet de violentes controverses, a quelque peu perturb6 le climat intellectuel franfais pendant trois decennies. Il a en outre r6ussi la prouesse de rester en

marge de chacune des classes a laquelle on serait tent6 de le rattacher. C'est en tout cas l'opinion de Tzvetan Todorov dans son article "Le Dernier Barthes :

On avait beaucoup de mal a ranger les textes de Barthes dans l'un des grands types de discours qui nous sont familiers et que notre societe reooit comme naturels; et cela servait comme point de depart d'une attaque contre Barthes, de la part d'un de ces esprits qui prennent la culture pour de la nature, et la nature, pour une loi penale : il n'est pas vraiment un savant, disait-on, ni tout a fait un philosophe, et apres tout pas un romancier1.

Tel 6tait le desir de Barthes : echapper a toute classification, puisqu'il quittait un domaine des qu'on voulait l'y enfermer, des qu'on voulait l'"tiquetter". On a donc l'impression de le "trahir' si on l'assimile sans precautions a une classe intellectuelle donnee. Ces 6tiquettes, qu'il n'aimait pas voir associees a son nom, il les refusait aussi a la litt6rature. I1 s'opposait a la division traditionnelle en genres tels que roman, theatre, 6popee, etc. Est-il donc lgitime de lier le nom de Barthes a un genre litt6raire comme le roman? Comment traiter des rapports de Barthes avec ce genre dans la mesure ou il refuse la classification litt6raire traditionnelle?

Ces difficultes expliquent probablement pourquoi aucune synthese n'a encore ete faite sur Barthes et le roman; aucune etude d'ensemble, jalonnant les etapes de sa carri&re, n'a ete centr6e sur ce sujet. Certains scrupules ont sans doute empeche les critiques de r6aliser un travail qui semblerait contredire "''enseigne- ment" de Barthes. Seuls existent des articles traitant de questions ponctuelles: Barthes et les romans de Robbe-Grillet ou l'analyse de Sarrasine dans S/Z, par exemple. Notre propos sera de d6gager la maniire dont le roman emerge dans les diff6rentes phases de la creation de Barthes, car il n'a pas toujours attribu6 a ce terme une valeur identique. Nous suivrons donc pas a pas les banni&res qui ont 6te les siennes car cette approche chronologique, malgr6 son cote simplificateur, nous semble mieux convenir a une saisie globale de l'itin6raire barth6sien.

Barthes n'a jamais rien ecrit de vraiment th6orique sur le roman; il n'a jamais essay6 d'en donner une definition, pas plus qu'il n'a montr6 de predilection

Tzvetan Todorov, "Le Derier Barthes", Poetique, 20 (1981), 323-24.

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pour le thiatre ou la poisie :

A partir du moment ou il y a pratique d'ecriture, on est dans quelque chose qui n'est plus tout a fait la litterature au sens bourgeois du mot. J'appelle cela le texte, c'est- a-dire une pratique qui implique la subversion des genres; dans un texte ne se reconnait plus la figure du roman ou la figure de la poesie, ou la figure de l'essai2.

Barthes se soucie d'ecriture, de lecture, de texte, de signification, notions toutes "transcendantes" a un quelconque genre defini par la tradition. Et pourtant, il s'est servi du mot roman (plus a la fin de sa carriere qu'au debut, nous le verrons); il n'a pas toujours ignore les divisions historiques de la littirature; il s'est interesse au Nouveau Roman; il s'est penche sur le cas de grands romanciers comme Proust et Flaubert; enfin il s'est prepare a ecrire un roman en essayant diverses combinaisons de genres. En filigrane, se dessine dans son oeuvre non pas une theorie mais une reflexion sur le roman ou, plus exactement, sur la creation romanesque. On la retrouve tissee de ses preoccupations successives, du Degre zero de l'ecriture (marxisme) a La Chambre claire (autobiographie) en passant par le structuralisme des Essais critiques. Suivant ces etapes, on verra comment et a quelles fins la creation romanesque est presentee. D'autres axes viendront completer l'ordre chronologique, en des oppositions que Barthes n'aurait peut-etre pas disavouees : savoir/saveur; instigateur/amateur.

Dans Le Degre zero de l'ecriture (1953), il consacre un chapitre au roman et, comme le titre l'indique, c'est "I'ecriture du roman " qui l'interesse. I1 l'envisage alors dans son rapport a I'histoire. Une idee assez repandue est que le probleme majeur de l'ecriture romanesque a longtemps reside dans la culpabilite de l'ecrivain qui se sent oblige de justifier son ecriture : nombreuses etaient les allegations que ce qui etait ecrit n'etait pas de la fiction, que c'etait vrai, etc. I1 suffit de penser aux prefaces des romans du dix-huitieme siecle : l'auteur n'y est jamais que 1'editeur d'un manuscrit miraculeusement retrouve; a cause de la mauvaise reputation du roman, le romancier de 1'epoque refuse d'etre res- ponsable d'une ceuvre de fiction et fuit sa propre fonction. Pour Barthes, cette fuite est impossible, ne serait-ce qu'a cause du langage que le romancier utilise. I1 prend comme exemple l'emploi du passe simple et de la troisiime personne, qui trahit la fiction et montre du doigt le fait romanesque : "La troisieme personne, comme le passe simple, rend donc cet office a l'art romanesque et fournit a ses consommateurs la securite d'une fabulation credible et pourtant sans cesse manifestee comme fausse"3. Le Degre zero de l'ecriture est cependant encore marque par l'existentialisme et est un echo a Qu'est-ce que la litterature? de Sartre. Contrairement a Sartre pour qui le langage ne depasse pas la valeur denotative d'un moyen de communication, Barthes rapporte l'engagement de l'ecrivain a l'acte createur en soi. I1 considere que le choix de l'ecrivain est inscrit dans la maniere dont il utilise la langue. Le romancier ne peut echapper a

2 Roland Barthes et Maurice Nadeau, Sur la litterature (Grenoble : Presses Universitiares de Grenoble, 1980), p. 38. Il s'agit de la publication d'une conversation extraite du Dialogue de France Culture, 'Oui va la litterature?' diffuse le 13 mars 1973.

3Le Degre zero de l'criture (Paris: Seuil, 1972), p. 29.

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l'engagement : le fait d'ecrire de la fiction (en contraste avec la poesie, l'essai, le theatre, le pamphlet politique) est une prise de position ideologique. Alors que Sartre voit un engagement par les idees, Barthes prone un engagement au niveau de la forme. Les instruments dont se sert le romancier (le passe simple, la troisieme personne) placent une distance entre lui et le monde tout en la designant. Barthes donne au roman une valeur negative, a moins qu'il ne soit de Camus dont L'Etranger inaugure "une ecriture blanche, liberee de toute servitude a un ordre marque du langage' (Degre zero, p. 55). Mais il reconnait en meme temps la quasi-impossibilite de cette ecriture qui finit toujours par etre recuperee par la societe. Meme un romancier ideal (comme Camus, selon Barthes a l'poque) n'echappe pas au tragique inherent a la condition d'ecrivain.

Simultanement, Barthes s'interesse au Nouveau Roman et en particulier aux romans d'Alain Robbe-Grillet. Ronald Bogue dans son article "Roland Barthes, Alain Robbe-Grillet and the Paradise of the Writerly Text" considere que les premiers romans de Robbe-Grillet sont des manifestations de la theorie bar- thesienne du Degre zero de l'ecriture :

It is not surprising that Barthes admires the unimpassioned unrhetorical style of Robbe-Grillet's descriptions of objects in Les Gommes, nor that he argues that these passages are central to an understanding of Robbe-Grillet's art. Barthes' zero-degree style seems well represented by the blank enumeration of characteristics of unim- portant objects Robbe-Grillet provides, such as the famous tomato edge the hero of Les Gommes observes as an automat4.

On peut aussi interpreter son interet pour Robbe-Grillet en relation avec le concept d'ecriture. Ce qui interesse Barthes n'est pas tant le roman en tant qu'oeuvre (produit fini) et en tant que reflet d'un referent, que le roman en tant qu'ecriture. Robbe-Grillet, en effet, empeche toute connaissance immediate d'un referent, tout mouvement vers le monde exterieur et fait de ses romans des objets linguistiques autonomes. C'est cela qui seduit Barthes : que le roman (d'ordinaire consacre au recit) se reconnaisse comme une ecriture. Dans son essai critique "I1 n'y a pas d'ecole Robbe-Grilletr, il voit en Robbe-Grillet un romancier formaliste : "La nouveaute, chez Robbe-Grillet, c'est d'essayer de maintenir la negation au niveau des techniques romanesques (ce qui est bien voir qu'il y a une responsabilite de la forme, chose dont nos anti-formalistes n'ont aucune idee)"5. Barthes est un moment l'emule de Robbe-Grillet dont la pratique romanesque illustre les idees auxquelles il est attache au debut de sa carriere. I1 ne l'a pas soutenu tres longtemps cependant, et a revise sa position vis-a-vis de la modernite du Nouveau Roman:

Mais en tout cas, sur le plan de l'ecriture, celle du nouveau roman est extremement lisible et ne remue pas veritablement la langue. Le nouveau roman a modifie certaines techniques de description, certaines techniques d'enonciation, il a subtilise

Ronald Bogue, "Roland Barthes, Alain Robbe-Grillet and the Paradise of the Writerly Text,' Criticism, 22 (1980), 160.

5 Essais critiques (Paris: Seuil, 1964), p. 101. Article date de 1958.

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les notions de psychologie du personnage, mais on ne peut pas dire qu'il represente une litt6rature limite, une litt6rature d'experience. (Sur la litterature, p. 42)

Dans le moment de sa carriere commun6ment appele "structuraliste", son approche du roman est un peu diff6rente. Le probleme de cette periode est que Barthes ne d6signe que rarement le roman (ou un roman) comme objet de son etude : d'une part, il s'interesse au recit; d'autre part, il explore des textes dans leurs details structuraux, eludant ainsi les questions specifiques au roman. Un probleme methodologique se pose. Est-il legitime d'assimiler ces categories a celle du roman? Nous nous bornerons a l'analyse de quelques 6elments qui y ont trait, tout en 6tant persuade qu'a cette 6poque, ce n'est pas son sujet majeur d'interet.

Dans la Preface des Essais critiques (1963) l'apport de la linguistique se fait sentir. I1 est particuli&rement interessant de comparer l'analyse qu'il y fait du pronom avec celle operee dans Le Degre zero de l'ecriture (dix ans auparavant); elle est cette fois enrichie par la lecture de Jakobson : En lui [le pronom], le message 'chevauche' le code, c'est un shifter, un translateur; de tous les signes c'est le plus difficile a manier, puisque l'enfant l'acquiert en dernier lieu et que l'aphasique le perd en premier" (p. 16). La perspective historique et sociale est abandonnee au profit d'une certaine "objectivite" (cautionnee par le cote scien- tifique de la linguistique). Le "larvatus prodeo" du romancier s'est aussi trans- forme : "Comme l'enfant qui dit son propre pr6nom en parlant de lui, le romancier se designe lui-meme a travers une infinite de troisiemes personnes; mais cette d6signation n'est nullement un d6guisement, une projection ou une distance" (p. 16). Voici un exemple interessant de la fagon dont Barthes change d'opinion, en fonction des apports nouveaux que lui foumit son ouverture a des modes de pensee divers.

Son "Introduction a l'analyse structurale des recits" (1966) est un travail structuraliste par excellence, qui d6borde largement l'6tude d'un genre litt6raire particulier. L'analyse structurale du recit etudie a la fois "le mythe, la legende, la fable, le conte, la nouvelle, l'epop6e, l'histoire, la tragedie, le drame, la comedie, la pantomime, le tableau peint, le vitrail, le cinema, les comics, le fait divers, la conversation"6. Barthes se fonde sur le fait que l'6tude du recit repose sur les memes premisses que la linguistique : une infinite de "langues" dont il s'agit de trouver les regles communes. Mais l'analogie ne s'arrete pas la puisqu'il regarde le recit lui-meme comme une grande phrase. Cela lui permet d'offrir un certain nombre de principes et de concepts op6ratoires (fonction, action, narration, par exemple) applicables a l'analyse de tous les recits et a fortiori celle de la structure romanesque, puisqu'un roman est un recit (dans la plupart des cas). Il apporte ainsi (et indirectement) sa contribution a l'etude th6orique du roman.

Du recit, niveau tr&s g6neral ofu opere la m6thode structuraliste proprement dite, il descend aux structures plus t6nues que sont la phrase (chez Flaubert) et le nom propre (chez Proust). I1 publie sur eux des essais a caractere monogra-

6 "Introduction a l'analyse structurale des recits," Communications 8 (1966), 1.

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phique: en 1967, "Proust et les noms"; en 1968, "Flaubert et la phrase"7. Ces articles portent dans leur titre meme leur orientation structuraliste : le nom, la phrase. Expliquant le recours proustien au nom propre, il ecrit:

Appartenant au monde referentiel, la reminiscence ne peut etre directement une unite du discours, et ce dont Proust a besoin, c'est d'un element proprement poetique (au sens que Jakobson donne a ce mot); mais aussi il faut que ce trait linguistique, comme la reminiscence, ait le pouvoir de constituer 1'essence des objets romanesques. (P. 124)

Le nom propre est apte a satisfaire ces exigences et il le definit comme un signe d'un type un peu particulier : Autrement dit, si le Nom (on appellera ainsi, desormais, le nom propre) est un signe, c'est un signe volumineux, un signe toujours gros d'une epaisseur touffue de sens, qu'aucun usage ne vient reduire, aplatir, contrairement au nom commun, qui ne livre jamais qu'un de ses sens par syntagme" (p. 125).

Le meme type d'approche caracterise son essai sur Flaubert, cette fois au niveau de la phrase ou plus precisement des corrections que 1'ecrivain opere sur ses phrases. Desireux de commencer "une linguistique" (et non une stylis- tique) des corrections (pp. 137-38), il introduit les notions de syntagme et de paradigme (les deux axes saussuriens de la langue) et une typologie des corrections (substitutives, diminutives et augmentatives). Barthes semble user de la methode linguistique comme d'un instrument (solide puisqu'il a la caution d'une science) qui lui permet d'organiser les codes emis par l'ecrivain : la reference a Jakobson nous renvoie en effet aux fonctions du langage. 1i ne s'interesse au message que parce qu'il resulte d'une action emettrice. En d'autres termes, il s'interesse au roman parce qu'il est le produit d'une ecriture, comme en temoigne la phrase d'introduction de l'etude sur "Proust et les noms : "On sait que La Recherche du temps perdu est l'histoire d'une ecriture. Cette histoire, il n'est peut-etre pas inutile de la rappeler pour mieux saisir comment elle s'est denou&e, puisque ce denouement figure ce qui en definitive permet a ' lcrivain d'ecrire" (p. 121). "Recit', "phrase", "nom", voici des termes lies au roman, mais qui ne lui sont pas specifiques. Seuls Proust et Flaubert ont attire notre attention par leur qualite de romanciers. Ces articles ont ete ecrits sur commande et leur intiret majeur reside dans l'illustration d'une technique nouvelle. Barthes sem- ble s'amuser a manipuler ses plus recentes d6couvertes. Ii n'en restera pas la, heureusement.

Entre l'Introduction" du numero de Communications et S/Z (1970), on a en effet change de registre : de la structure on est passe a la structuration et de l'oeuvre au texte. Le Plaisir du texte (1973) est le prolongement de notions introduites dans S/Z. Barthes y definit des concepts nouveaux, ceux de texte de plaisir et de texte de jouissance (dont la distinction pose probleme car elle ne semble pas solidement fondee), mais dans de nombreuses pages, affleure le vieux genre litteraire du roman : La critique porte toujours sur des textes de

7 Nouveaux essais critiques (Paris: Seuil, 1972).

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plaisir, jamais sur des textes de jouissance : Flaubert, Proust, Stendhal sont commentes inepuisablement"8. Le texte de plaisir est precisement "celui qui contente, emplit, donne de l'euphorie; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lie a une pratique confortable de la lecture' (p. 25). Barthes etablit une relation entre plaisir et romanesque : 'Le plaisir du texte est semblabe a cet instant intenable, impossible, purement romanesque, que le libertin goute au terme d'une machination hardie, faisant couper la corde qui le pend, au moment ou il jouit" (p. 15). Plus prosaiquement, on remarque que la majorite des textes evoques par Barthes sont des romans; les noms qui viennent sous sa plume sont ceux de Sade, Balzac, Flaubert, Dickens, Zola, Tolstoi, etc. Le voici donc en train de trahir ce qui sous-tend ces notions nouvelles : sous le critique moderne se cache le lecteur classique; sous l'instigateur de nouveaute, se dissimule l'amateur d'oeuvres anciennes. Repondant aux questions de Tel Quel en 1971 ("Qu'est-ce qu'un ecrivain prefere? Et qui sont vos ecrivains preferes?), il declare : "Quant a l'auteur prefere, je pense que c'est tout simplement celui que l'on relit periodiquement; dans ce cas, pour en rester aux classiques, mes auteurs preferes sont notamment, Sade, Flaubert et Proust"9. Bien sur, il ne veut pas se lancer dans une enum6ration sans fin, mais il est significatif que son premier choix se porte sur des romanciers "classiques". N'oublions pas non plus que son admiration pour Gide est a l'origine de son desir d'ecrire. Andre Gide est le premier romancier auquel il se soit interesse et qu'il ait imite : "L'un de ses premiers articles (1942) portrait sur le Journal de Gide; l'ecriture d'un autre ('En Grece', 1944) etait visiblement imitee des Nourritures terrestres. Et Gide a eu une grande place dans ses lectures de jeunesse"10. Source d'inspiration tres significative que ces Nourritures terrestres, non pas roman mais collection d'aphorismes, de fragments en quelque sorte...

Mais, cependant, il faut vivre avec son temps, sous peine de passer sans doute pour un affreux conservateur. A cote des classiques viennent se ranger quelques modernes, dont l'identite fluctue au gre des priorites du moment. Le formalisme et Robbe-Grillet ont fait leur temps. Au tour de Philippe Sollers d'entrer en scene, comme si Barthes avait sans cesse besoin d'un "praticien' qui vienne corroborer son approche theorique, en l'occurence sa th6orie du texte. A travers la lecture des articles de Sollers ecrivain11 nous constaterons que les romans de Sollers (car c'est ainsi que leur auteur les sous-titre) servent de repoussoir contre les classiques et viennent en renfort illustrer des concepts tels que texte scriptible (introduit dans S/Z) et texte de jouissance (dans Le Plaisir du texte).

Dans "Drame, poeme, roman" par exemple, Barthes conclut que Sollers force son lecteur a devenir a son tour ecrivain : "Cette lecture nouvelle a quoi nous invite Drame n'essaierait pas d'etablir entre l'oeuvre et le lecteur un rapport analogique, mais si l'on peut dire, homologique" (p. 44). En d'autres termes, le

8 Le Plaisir du texte (Paris: Seuil, 1982), p. 37. 9 'Reponses," Tel Quel, 47 (1971), p. 97. 10 Roland Barthes (Paris: Seuil, 1975), p. 103. " Sollers ecrivain (Paris : Seuil, 1979).

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lecteur ne doit pas se projeter dans le texte (passivement, en s'identifiant seulement) mais plutot le prendre au corps a corps et retravailler la matiere dont il est fait, le langage. II s'agit deja du texte scriptible, dont voici la definition formelle:

Le texte scriptible, c'est nous en train d'ecrire, avant que le jeu infini du monde (le monde comme jeu) ne soit traverse, coupe, arrete, plastifie par quelque systeme singulier (Ideologie, Genre, Critique) qui en rabatte sur la pluralite des entrees, l'ouverture des reseaux, l'infini des langages. (S/Z, p. 11)

Les romans de Sollers sont des textes scriptibles par excellence (scriptible peut etre synonyme d'illisible) dans la mesure ou leur forme meme (absence de ponctuation, langage mathematique, chinois, etc.) interdit l'attribution d'un sens unique. Chaque lecteur est responsable du sens qu'il donne, voire responsable d'un roman a chaque lecture. II y a autant de romans qu'il y a de lecteurs. Cette pluralite de lectures nous ramene evidemment au passage de S/Z ou est traite le probleme de l'interpretation : "Interpreter un texte, ce n'est pas lui donner un sens (plus ou moins fonde, plus ou moins libre), c'est au contraire apprecier de quel pluriel il est fait" (p. 11). Que faire d'un texte scriptible, d'un roman comme H, par exemple? "Ce qui est commente ici n'est pas a proprement parler le texte de Sollers, ce sont plutot les resistances culturelles de la lecture" (Sollers ecrivain, p. 69). Il semblerait qu'un texte pluriel, asymetrique, non unifie, desobeissant aux regles sacro-saintes de la grammaire, de la structure et de la logique soit peu susceptible de provoquer le commentaire: "Des textes scripti- bles, il n'y a peut-etre rien a dire" (S/Z, p. 11).

S'il n'y a plus rien a dire d'un texte, il reste a en jouir. Au debut de l'article sur H Barthes definit la beaute d'un texte non par "quelque conformite a un ideal canonique, mais une plenitude materielle de plaisirs" (Sollers ecrivain, p. 55). La notion de jouissance vient alors se raccrocher a celle de scriptible puisque la jouissance provient de ce qu'on lit comme si l'on ecrivait, en produisant le texte plutot qu'en le consommant seulement. Cette lecture active n'est pas exempte d'inconfort mais elle suppose un rejet du corps social en faveur du corps erotique du texte, une transgression en quelque sorte : "Texte de jouis- sance : celui qui met en etat de perte, celui qui deconforte (peut-etre jusqu'a un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses gouts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage " (Le Plaisir du texte, p. 25).

Ii va sans dire que, devant ce type de texte, la critique doit se reajuster. De meme que le texte scriptible met en question le bien-fonde de la critique, le texte de jouissance instaure un autre type de critique : "Avec l'ecrivain de jouissance (et son lecteur) commence le texte intenable, le texte impossible. Ce texte est hors plaisir, hors critique, sauf i e^tre atteint par un autre texte de jouissance" (Le Plaisir du texte, p. 25). La critique devrait suivre son objet du c6te de la jouissance. Pas difficile a franchir et que Barthes ne franchit pas. Ce qu'il fait avec Sollers, consiste avant tout a le defendre contre les attaques de la

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doxa, sans realiser de travail critique a proprement parler. Paradoxalement, c'est plutot sur les textes lisibles, textes de plaisir, qu'il donne le meilleur de lui- meme. Nous trouvons convaincante la conclusion de David Lodge dans The Modes of Modern Writing: "Certainly Barthes's commentary impresses one more with the plurality of meanings to be found in Sarrasine than with the limits of that plurality, and thus, against the critic's apparent intention, constitutes a triumphant vindication of the classic text"12. Ii est certain qu'une analyse textuelle comme S/Z laissera plus de traces que les articles a la defense de Sollers.

Anticipant quelque peu sur la chronologie, j'aimerais montrer combien les Fragments d'un discours amoureux (1977) temoignent du double registre de son approche critique et jouent sur les rapports du classique au moderne. Alors que d'un cote il oeuvre pour ne pas ecrire un roman d'amour ("Aucune transcen- dance, aucun salut, aucun roman", ecrit-il dans la Preface13), il batit son texte sur un des plus celebres romans d'amour de la litterature : Les Souffrances du jeune Werther de Goethe (publie en 1774) presente des analogies troublantes avec le non-roman de Barthes (nous ne disons pas anti-roman car un anti- roman est condamne a etre un roman). Avec Werther, on est en presence d'une subjectivite qui s'affirme en tant que telle; le roman n'a pas de veritable structure dans la mesure ou peu d'evenements viennent nourrir le recit; Werther est un roman epistolaire dont le contenu se fragmente puisque la souffrance de Werther s'intensifie et qu'il est de moins en moins capable de communiquer ses senti- ments; contrairement au roman epistolaire classique, Werther ne presente pas un point de vue moral ou didactique charge d'edifier le lecteur mais propose tout un repertoire d'images, produites par l'imagination maladive du "heros". Presentant les Fragments, Barthes evoque des "bouffees de langage", des "bris de discours"; il nie que le portrait de son amoureux soit "psychologique" puisqu'il depeint "quelqu'un qui parle en lui-meme, amoureusement, face a l'autre (l'objet aime) qui ne parle pas" (p. 7). Les "affinites" entre les deux textes sont evidentes et son choix n'est pas fortuit. I1 doit etre conscient que ce roman vieux de deux siecles repond a son propre projet d'ecriture. Tres subtilement, il introduit son lecteur dans un monde romanesque qu'il n'est pas encore pret a mettre lui- meme en oeuvre. On a pu constater que Barthes etait l'objet d'une contradiction, qui s'est peu a peu degagee de ses ecrits. Tachons de voir comment il va la resoudre.

On repere un net changement d'orientation quand Barthes se detourne de son travail theorique pour se consacrer a un sujet qui n'est autre que lui-meme. Cela nous donnera l'occasion de definir sa position par rapport a une certaine "pratique" du roman. Ce qu'il ecrit alors ne ressortit plus directement au structuralisme ni a la semiologie, mais surgit de sa propre experience. I1 eprouve le besoin de s'en expliquer dans Roland Barthes : "I1 avait toujours, jusqu'ici, travaille successivement sous la tutelle d'un grand systeme (Marx, Sartre, Brecht,

12 The Modes of Modern Writing (Ithaca: Cornell University Press, 1977), p. 68. 13

Fragments du discours amoureux (Paris: Seuil, 1977), p. 11.

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la semiologie, le Texte). Aujourd'hui, il lui semble qu'il ecrit davantage a decouvert; rien ne le soutient, sinon encore des pans de langages passes (car pour parler il faut bien prendre appui sur d'autres textes)" (Roland Barthes, p. 106). Barthes est hante par l'idee de cloture et il la refuse vehementement. II ne veut pas se laisser emprisonner et c'est la raison pour laquelle il abandonne les domaines dont il est elu chef de file (par cette doxa qu'il abhorre). Il aime chercher et experimenter de nouvelles idees qu'il ne supporte pas de voir elevees au rang de verites : "I lache le mot, la proposition, l'idee, des qu'ils prennent et passent a l'etat de solide, de stereotype (stereos veut dire solide)" (p. 63). Par son souci de ne pas se laisser attraper ni enfermer, il passe d'une oeuvre de "savoir" a une oeuvre de "saveur", dont le savoir n'est pas absent mais ou il ne fait

qu'illustrer ou enrichir ses reflexions. On ne s'etonnera pas d'eprouver quelques difficultes a classer ses derniers

textes, Roland Barthes (1975), Fragments d'un discours amoureux (1977), La Chambre claire (1980). Ils n'appartiennent a aucune categorie traditionnelle, empruntant a divers genres (autobiographie, roman, essai) des elements pour en construire un autre. Barthes n'est pas reellement le premier a adopter cette forme hybride qui n'a pas eu un succes eclatant dans la passe bien que des ecrivains aussi brillants que Rainer Maria Rilke et Marcel Proust l'aient illustree respectivement dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge et dans Contre Sainte Beuve (simultanement acheves en 1910). Nous n'avons pu nous empecher de voir dans Contre Sainte Beuve un ouvrage similaire a Roland Barthes, par le melange de souvenirs, de recits romanesques et d'essais litteraires. Cependant, on ne trouve nulle part d'allusion a ces ouvrages.

La peur de Barthes d'etre prisonnier d'un systeme et d'obeir a un genre precis s'accompagne d'une phobie de la conclusion. Dans le choix du fragment (qui caracterise le mode d'ecriture de Roland Barthes et des Fragments d'un discours amoureux), se traduit cette peur de conclure:

Aimant a trouver, a ecrire des debuts, il tend a multiplier ce plaisir : voila pourquoi il ecrit des fragments: autant de fragments, autant de debuts, autant de plaisirs (mais il n'aime pas les fins : le risque de clausule rhitorique est trop grand: crainte de ne savoir resister au dernier mot, a la derni&re riplique). (P. 98)

Ne pas conclure, ne pas offrir non plus de recit continu, tels sont les justifications du fragment. L'alphabet les ordonne, les jette dans l'arbitraire et empeche toute logique du recit de se deplier :

L'ordre alphabetique efface tout, refoule toute origine. Peut-etre, par endroits, certains fragments ont l'air de se suivre par affinite; mais l'important, c'est que ces petits reseaux ne soient pas raccordes, c'est qu'ils ne glissent pas a un seul et grand reseau qui serait la structure du livre, son sens. (P. 151)

I1 reste absolument fidele a ce principe dans les Fragments ou le danger du sens est encore plus grand, ou la tentation de l'histoire est imminente :

Pour faire entendre qu'il ne s'agissait pas d'une histoire d'amour (ou de 1'histoire

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d'un amour), pour decourager la tentation du sens, il 6tait necessaire de choisir un ordre absolument insignifiant. On a donc soumis la suite des figures (inevitable puisque le livre est astreint par statut, au cheminement) a deux arbitraires conju- gus : celui de la nomination et celui de l'alphabet. (Fragments, p. 11)

Ii se refuse donc a n'ecrire qu'un roman : le roman de sa vie dans Roland Barthes, le roman d'un amour dans les Fragments. La notion de romanesque va venir eclairer la question bien que Barthes ne fasse pas toujours preuve d'une grande rigueur dans son opposition roman/romanesque.

Le fragment pr6sente l'avantage d'etre du cote non pas du roman, mais du romanesque: "Les systemes id6ologiques sont des fictions (des fantomes de theatre, aurait dit Bacon), des romans-mais des romans classiques, bien pourvus d'intrigues, de crises, de personnages bons et mauvais (le romanesque est tout autre chose: un simple decoupage instructure, une dissemination de formes: le maya) (Le Plaisir du texte, p. 46). On l'a vu refuser aux Fragments le statut de roman mais il n'h6site pas a les qualifier de romanesques : "C'est un discours horizontal: aucune transcendance, aucun salut, aucun roman (mais beaucoup de romanesque)" (Fragments, p. 11). Sa predilection pour les oppositions a deux termes l'am&ne a priefrer le mot romanesque au mot roman et a le definir non comme un adjecif d6riv6, mais comme un terme dote d'une dynamique propre, susceptible de remplacer son substantif : "Les mots preferes qu'il emploie sont souvent group6s par oppositions; des deux mots du couple, il est pour l'un, il est contre l'autre : production/produit, structuration/structure, romanesque/roman etc." (Roland Barthes, p. 131). Son probleme vis-a-vis du roman vient d'un decalage historique, qu'il ressent de fagon aigue : 'C'est pourquoi je pourrais dire que ma propre position historique est d'etre a l'arriere-garde de l'avant-garde : etre d'avant-garde, c'est savoir ce qui est mort; etre d'arriere-garde, c'est l'aimer encore: j'aime le romanesque mais je sais que le roman est mort: voila, je crois, le lieu exact de ce que j'ecris" (Tel Quel, p. 102).

Pourtant, il presente lui-meme Roland Barthes comme un roman : Tout ceci doit etre consid6er comme dit par un personnage de roman-ou plutot par plusieurs" (Roland Barthes, p. 4). Et effectivement, il jongle avec les pronoms personnels, passant du je (autobiographique) au il (distanciateur) et se servant occasionnellement du vous (inaugur6 par Michel Butor dans La Modification). C'est en fait un moyen de mettre sur le meme plan l'activit6 d'un ecrivain (moderne) et celle d'un essayiste (comme lui-meme) :

La substance de ce livre, finalement, est donc totalement romanesque. L'intrusion dans le discours de l'essai d'une troisieme personne qui ne renvoie cependant a aucune creature fictive, marque la necessite de remodeler les genres : que 1'essai s'avoue presque un roman : un roman sans noms propres. (P. 4)

Il faut comprendre que Barthes voit dans le statut de romancier un 6tat d'esprit plus qu'un type precis d'activit6. I1 s'en 6tait explique d&s 1973 a un joumaliste qui lui demandait s'il songeait a ecrire un roman : "Un roman ne se definit pas par son objet, mais par l'abandon de l'esprit de s6rieux. Supprimer, corriger un

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mot, surveiller une euphonie ou une figure, trouver un neologisme, cela participe pour moi d'une saveur gourmande, d'un plaisir veritablement romanesque"14. Barthes aurait-il donc ete un romancier dissimule sous le marxiste, le struc- turaliste et le semiologue? Todorov le croit quand il ecrit: "Ce qu'il ecrivait etait deja de la fiction, mais qui concemait l'acte meme de son enonciation. Plutot

que le romancier authentique d'une histoire fictive, Barthes etait l'enonciateur inauthentique d'histoires (ou de discours) vraies" ("Le Derier Barthes", p. 324). "Romancier" est pris dans l'acception generale : ecrivain auquel on n'adresse

pas la question du vrai et du faux. Barthes fonctionne effectivement selon la "modalite de la citation" (p. 324) et non celle de la verite.

Dans la Preface des Essais critiques (1963), il anticipait en brisant la vision traditionnelle (qu'avait un Raymond Picard, par exemple) du critique: 'Pour

que le cercle s'interrompe, pour que le critique parle de lui avec exactitude, il faudrait qu'il se transforme en romancier, c'est-a-dire substitue au faux direct dont il s'abrite, un indirect declare, comme l'est celui de toutes les fictions" (p. 18). Comme s'il prevoyait son propre cheminement durant les dix-sept annees a venir, il assignait deja au critique un role ambigu de romancier en attente :

C'est pourquoi, sans doute, le roman est toujours l'horizon du critique: le critique est celui qui va ecrire, et qui semblable au Narrateur proustien, emplit cette attente d'une oeuvre de surcroit, qui se fait en se cherchant et dont la fonction est d'accomplir son projet d'ecrire tout en l'eludant. Le critique est un ecrivain en sursis. (P. 18)

Par ce biais, il mettait l'accent sur 1'ecriture (en d'autres termes, l'attitude) qu'il opposait au signifie (au contenu) qu'il aurait voulu voir au second plan de la critique. Que le critique ne "reste [pas] condamne a l'erreur-- la verite" (p. 18), qu'il soit aussi libre que le romancier, tel etait son desir des le debut des annees soixante et il en a fait un principe de son ecriture :

Disons que dans l'etat transitoire de la production actuelle, les roles sont simplement brouills, sans etre encore abolis : pour ma part, je ne me considere pas comme un critique, mais plut6t comme un romancier, scripteur non du roman, il est vrai, mais du 'romanesque': Mythologies, L'Empire des signes sont des romans sans histoires, Sur Racine et S/Z sont des romans sur histoires, Michelet est une para-biographie, etc.' (Tel Quel, p. 102)

C'est un aspect fondamental de la reflexion qu'il a menee sur sa propore ecriture : ses livres n'appartiennent pas au genre traditionnel mais son regard sur son oeuvre est celle d'un romancier, c'est-a-dire d'un ecrivain que ne doit pas preoccuper la question de la verite.

Saveur, plaisir romanesque : a ces mots-clefs vient progressivemennt se substituer celui d'amour. Cette idee d'amour, il va y adherer et en faire le fondement de son ecriture. En 1977, il est l'objet d'un colloque (au Centre culturel international de Cerisy-la-Salle) auquel il est assidument present, as- sistant aux debats inities par les differents participants. A la suite de la presen-

4 Article paru dans Le Monde, le 27 septembre 1973. Cite par Louis-Jean Calvet, 'Roland Barthes: logophile et logolethe,' L'Arc, 56 (1974), 46.

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tation de Frederic Berthet, "Idees sur le roman", Barthes se laisse aller a quelques confidences sur un projet de roman : "Mais je me suis dit qu'effectivement, si j'ai envie de faire un roman, c'est parce que j'ai depuis longtemps cette envie tenace de peindre ceux que j'aime, et que je n'ai absolument pas reussi a le faire jusqu'a pr6sent"15. Ii mesure lui-meme les limites de ses plus recents ouvrages a l'6poque, Roland Barthes et les Fragments : "I est certain que depuis quelques textes il y a une inscription deliberee et avou6e d'un espace affectif dans mon ecriture, mais finalement a l'etat de vceu, de postulat" (p. 368).

Son voeu se concretise avec La Chambre claire, que son profond amour pour sa mere lui donne la force d'ecrire, malgr6 l'immense chagrin que lui a cause sa mort. Ce sont les pages les plus fortes et les plus bouleversantes qu'il ait jamais ecrites. Il les intitule (avec une certaine froideur), "Note sur la photographie" mais il s'agit d'un ouvrage tres largement autobiographique. A une epoque ou le roman a pris tant de formes differentes, oiu il suffit d'intituler "roman" un

ouvrage pour qu'il soit accept6 comme tel, il aurait tres bien pu appeler 'Roman" cette "Note sur la photographie". Chacune des deux parties commence avec des

phrases de roman, au pass6 simple : "Un jour, il y a bien longtemps, je tombai sur une photographie du dernier frere de Napoleon, J6rome (1852)'16. Voila le fait d'oi nait sa r6flexion sur la photographie. Dans la deuxieme partie, le ton devient plus personnel, plus confidentiel : "Or un soir de novembre, peu de temps apres la mort de ma mere, je rangeai des photos" (p. 99). Cet or n'est autre qu'une articulation du recit, premier pas de Barthes vers l'abandon du fragment. Des 1977, lors de la conference 6voquee auparavant, il avait emis des doutes sur la pertinence de l'ecriture fragment6e dans le cas d'un roman :

Si je veux peindre ces etres que je dis aimer, eh bien, je n'ai pas d'autre solution que de changer de genre, comme on disait, et d'entrer dans le roman. Alors se pose d'une fa~on dechirante peut-etre, mais en meme temps tres excitante, le probleme du fragment parce qu'il est tres possible que je sois alors oblige de rejeter l'idole pr6sente de mon ecriture, qui est le fragment. (Pretexte, p. 368)

Par exemple, dans la premiere partie, Barthes n'hesite pas a nous faire part du cheminement intellectuel qui l'a conduit a l'ecriture de La Chambre claire, demarche qui s'oppose a l'eclatement des fragments. Ce qui est son demier ouvrage aurait ind6niablement marque le d6but d'une autre phase de sa carriere, ou ses goiuts classiques se seraient probablement liberes des passions qui les refoulaient. Il se trouve que le seul romancier mentionne dans la bibliographie est Marcel Proust, et Barthes semble totalement immerge dans le mode de pensee proustien, par sa recherche du passe et par son evocation d'une mere adul6e : "Je n'esp6rais pas la 'retrouver', je n'attendais rien de 'ces photographies d'un etre, devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu'en se contentant de penser a lui' (Proust)" (p. 99). Nous ne pensons pas avoir le droit d'imaginer ce qu'aurait ete le prochain ouvrage de Barthes. En litt6rature, le d6terminisme

15 'Idees sur le roman,' Pretexte: Roland Barthes (Paris: U.E.G., 1978), p. 368. 16 La Chambre claire (Paris: Seuil, 1980), p. 13.

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n'est pas une loi; il n'y a pas de relation directe de cause a effet. Bien que beaucoup de donn6es soient reunies, susceptibles d'etayer cette these, il est

impossible d'affirmer que Barthes allait ecrire un roman proustien puisque la mort l'a empeche de mener a terme son activite d'ecrivain.

Quelle 6trange coincidence que celle de son projet de roman plus classique avec sa soudaine disparition. Elle donne a une remarque du Degre zero de l'ecriture une nouvelle dimension: "Le Roman est une Mort; il fait de la vie un destin, du souvenir un acte utile, et de la duree un temps dirige et significatif' (p. 32). Aussi bien pendant la periode du 'savoir' que pendant celle de la "saveur', Barthes s'est oppose a la tradition : il n'a jamais consacr6 au roman d'6tude synth6tique. S'il a ecrit une autobiographie en marge du roman auto- biographique, s'il ne s'est pas completement abandonn6 au roman, c'est pour ne pas s'enfermer et mourir au monde de l'ecriture. Mais il a ete impregn6 et petri par les romans qu'il admirait. Le roman 'pur', sans melange, ce roman a venir, dont il parlait dans les ann6es qui se sont r6velees etre les demieres de sa vie, ce roman fut sa mort. C'est finalement sa mort (parce qu'elle fut absolument inattendue) qui a empeche son oeuvre de se cloturer, offrant la realisation la plus dramatique et la plus emouvante de son projet d'ecriture.

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