aurélien et la modérnité

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"Aurélien et la modernité" Author(s): Gwenola Leroux Reviewed work(s): Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 90e Année, No. 1, Aragon (Jan. - Feb., 1990), pp. 68-76 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40529971 . Accessed: 23/09/2012 08:03 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue d'Histoire littéraire de la France. http://www.jstor.org

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Page 1: Aurélien et la modérnité

"Aurélien et la modernité"Author(s): Gwenola LerouxReviewed work(s):Source: Revue d'Histoire littéraire de la France, 90e Année, No. 1, Aragon (Jan. - Feb., 1990),pp. 68-76Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40529971 .Accessed: 23/09/2012 08:03

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« AURÉLIEN ET LA MODERNITÉ »

Désertant la surréalité pour « le Monde réel », Aragon aurait été dépassé par la modernité de son siècle. On en veut pour preuve un certain néo-classicisme, tant sur le plan des formes narratives que du style poétique. D'autre part, ceux qui contestent aujourd'hui la modernité d'Aragon, évoquent tantôt son optimisme historique, tantôt sa vision tragique de l'existence, comme antinomiques de la modernité. Cette argumentation contradictoire montre bien qu'on ne peut s'interroger sur la modernité esthétique ou philosophique d'un objet sans définir le concept de modernité. Ce qu'Aragon fait au seuil des années 1930, dans la Révolution surréaliste, répondant par anticipation à ses détracteurs :

Tout le monde ne peut pas regarder en face un concept qui fait vaciller les concepts ! '

J'essaierai donc en quelques phrases d'éclaircir la conception de la modernité qui sous-tendra cette étude.

La modernité est l'essentiel qui se dégage de « l'air du temps » ce qui exprime et fonde la singularité d'une époque. Une sorte d'arrimage d'un temps à l'histoire, mais qui par là-même transcende la périodicité historique. Ce que Baudelaire exprime à propos du « peintre de la vie moderne » :

II cherche ce quelque chose qu'on nous permettra d'appeler la modernité [. . .] Il s'agit pour lui de dégager de la mode, ce qu'elle peut contenir de poétique dans l'historique, de tirer l'essentiel du transitoire2.

Henri Meschonnic parle de « l'avenir du présent »3. La moderni- té peut donc être de tous les temps et s'appliquer à tous les objets, à

1. Louis Aragon, « Introduction à 1930 » dans La Révolution surréaliste (Dec. 1929). 2. Charles Baudelaire, Écrits sur l'art, tome II, chap. 4, 1971, Livre de poche. 3. Henri Meschonnic, Modernité/ modernité, Verdier, 1988.

R.H.L.F., 1990, n° 1,68-76

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condition que le sujet en fasse une saisie particulière. En 1929, Aragon définit la modernité comme « une fonction du temps qui exprime l'actualité sentimentale de certains objets dont la nou- veauté essentielle n'est pas la caractéristique, mais dont l'efficacité tient à la découverte récente de leur valeur d'expression »4. Aurélien s'écrit entre 1942 et 1944, c'est donc par rapport à la modernité du xxe siècle que nous aurons à l'apprécier. Il ne s'agira ici que de quelques aspects de sa modernité, dont certains pourront paraître paradoxaux, mais s'il existe une modernité aragonienne, sa caractéristique est de participer largement du débat sur la modernité et d'en épouser les contradictions.

I. La ville et la poésie de la déambulation.

La mise en scène romanesque de la ville est un des lieux de la modernité á% Aurélien. Il y a la ville réelle, celle de l'entre-deux- guerres, mais à travers elle, la ville romanesque fait émerger les traits qui caractérisent la grande ville du xxc siècle. Le vecteur de la modernité ne sera pas tant la ville comme thème littéraire, que le rapport d'une individualité à la ville par l'intermédiaire des personnages. Le romancier n'utilise plus seulement la ville comme décor ou spectacle extérieur mais comme signe de l'homme moderne. Sur le plan narratif, cela se traduit par le perspectivisme, l'appréhension des lieux à travers une subjectivité. L'esthétique aragonienne tend à faire éclater les limites anciennes du roman en le tirant du côté de la poésie et de la métaphysique. La poésie de la déambulation, symbiose d'une individualité et d'une ville, conduit à une métaphysique des lieux, une ville aux dimensions mythiques. La première perspective sur la ville est celle qui se dégage de l'errance d'Aurélien. Une ville de flânerie solitaire. Dès les premières pages du roman, le personnage d'Aurélien est caractérisé par l'errance et la flânerie. Le Paris d'Aurélien est une ville fragmentée où les pas du flâneur ne s'attardent pas assez pour en saisir la cohérence et l'unité. Quand Aurélien quitte son appartement, où rien ne l'occupe, l'animation des rues trompe son attente, le distrait de ses obsessions, soulage sa souffrance. La ville est un espace qui accueille et porte la solitude. Parce que les lieux parcourus sont des lieux publics ordinaires (Aragon refuse l'exotisme), ils apparaissent au lecteur comme des lieux en partage. C'est la ville en partage de toutes les solitudes. Mais la flânerie

4. Louis Aragon, La Révolution surréaliste, éd. citée.

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d'Aurélien s'épuise vite en errance. Le hasard comme seul guide semble fatiguer le promeneur, même quand la dimension ludique intervient comme avec le jeu des passantes. L'absence de destina- tion, la pluie ou la nuit vident la ville. Par le thème du flâneur, Aragon s'inscrit dans la modernité baudelairienne. « Le flâneur est un homme délaissé dans la foule », écrit Benjamin5. Comme le flâ- neur du Second Empire, quand l'errance devient trop insupportable, Aurélien se réfugie dans les lieux intérieurs, autre facette du miroir urbain : cafés, cinémas, cabarets, où l'artifice des lumières, la surcharge du décor, donnent tous les témoignages de l'existence des autres, rassurent le solitaire. Il est une autre dérive de l'errance, son versant sombre, qui fait glisser la ville réelle vers une ville aux dimensions mythiques. C'est l'image de Cesaree qui s'impose comme une métaphore du Paris d'Aurélien, comme un tableau de Chirico. Aragon rejoint dans la modernité Joyce et Dos Passos, et Paris Dublin ou Manhattan comparée à Ninive. L'espace urbain relaie la nature des romantiques comme espace métaphysique.

Deuxième perspective, c'est le point de vue dominant sur la ville, concentrée symboliquement dans le regard. Deux situations scéniques cadrent la rêverie immobile : Bérénice à la terrasse des Barbentane, quand Paris est dominé, Aurélien au balcon de l'île Saint-Louis, quand Paris est vu en son cœur. Dans cette perspec- tive, les images de l'immensité qui, selon le terme de Bachelard, engendrent « une rêverie immobile », renvoient à un espace du dedans, une immensité intérieure. Le spectacle extérieur vient aider à « déplier une grandeur intime »6. Le monologue intérieur des personnages dérive sur les souvenirs, l'amour, la mort. Et Paris fait écho au New- York de Paul Morand (cité par Mary de Perseval), avec une prégnance de la modernité tragique. Les images du fleuve, de l'eau, contribuent à la dimension métaphysique de la ville. C'est de tous les fleuves qu'il s'agit et de tous les îliens. Des îliens, perdus au milieu d'une époque, d'une histoire, perdus dans un espace, dont les repères sont dispersés.

La dernière perspective sur la ville se dessine par la déambu- lation dynamique de Bérénice. Les pas et le regard du personnage féminin éclairent la ville autrement. S 'appuyant sur la tradition hugolienne, autre veine de la poétique urbaine, Aragon met l'accent sur une modernité « heureuse » : par la diversité mouvante de la

5. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, un poète lyrique à l'apogée du capitalisme, chap. 2 : « le Flâneur », Pavot, 1982.

6. Gaston Bachelard, La Poétique de l'espace, P.U.F., 1957.

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foule et de ses décors, la ville communique son énergie aux individus. Du côté de Bérénice, la ville devient maîtrise de soi et Paris espace de liberté. Marcher dans la ville, comme aimaient à le faire l'auteur du Paysan de Paris et ses amis surréalistes prend des allures d'aventure. L'urbanisation apparaît comme un progrès parce qu'elle libère l'individu des contingences naturelles. La ville a une cohésion et un sens. Cette déambulation déploie la ville, et la diversité des quartiers contribue à l'équilibre urbain. Paris a une « âme » que Bérénice éprouve sur la plate-forme de l'autobus par « la densité variable des quartiers ». Rue de l'Odèon, mise en abyme romanesque, elle achète une première édition de Jules Romains. . . Le Paris à'Aurélien est innervé par une autre modernité romanesque, l'unanimisme de Jules Romains. Cette perspective délie le sens, faisant contre-point au non-sens de l'errance : les rues parlent alors de littérature et d'histoire, l'équilibre architectural de la ville reflète la rigueur du raisonnement et la fantaisie de l'imagi- nation. La ville déploie toutes les potentialités créatives des hommes qui l'ont créée, elle porte la modernité comme énergie positive d'une époque.

Par un mélange de rythmes, l'écriture aragonienne dessine les deux versants de la modernité urbaine : rythme fragmenté qui porte la ville contemporaine, phrases nominales ou courtes tournures démonstratives, raccourcis syntaxiques, et rythme long, ampleur des métaphores qui déploient la ville onirique. La modernité du XXe siècle c'est aussi cela : un romantisme en prise sur le concret. Si l'on voulait établir un pont avec notre modernité esthétique, c'est le cinéma qui nous offrirait les plus fortes filiations avec Godard, Handke et Wenders.

II. Amour rêvé et amour réel, ou le réinvestissement du mythe de Bérénice par le roman.

Par le roman d'amour passe un autre aspect de la modernité à'Aurélien. Aragon échappe aux avant-gardes qui confinent la modernité dans des limites souvent dogmatiques. Comme il l'affirme en 1929, la modernité n'est pas pour lui la rupture avec l'héritage culturel mais passe par le réinvestissement de certains objets. Par la figure littéraire de Bérénice, signe de l'absolu contrarié par la vie réelle, que Barrés (un des « pères » d'Aragon) se réapproprie en 18917, il « fait la planche avec le temps » comme

7. Maurice Barrés, Le Jardin de Bérénice, Pion, 1921.

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son héros Télémaque. Dans le sillage de Racine, apparaissent, draî- nés par le thème, Nerval et Giraudoux. Signalons simplement que Fauteur croise à Bérénice un motif qui appartient cette fois à une mythologie plus récente, celle de l'Inconnue de la Seine (le masque de plâtre). Il ébranle de nouveau les frontières du roman en lui annexant la tragédie. Une façon de dire que « tout lui est parole ».

C'est par la dérision qu'Aragon introduit la tragédie de Racine dans les premières pages de son roman. Doublement irrespectueux, il caricature les personnages et mêle les héros de Corneille à ceux de son rival. Mais la dérision porte sur la forme dramatique et non sur le tragique. Le tragique de la passion va garder toute sa force du théâtre au roman et l'idéal amoureux la même intensité. D'ailleurs, le vers qui obsède Aurélien n'est pas caractéristique de l'emphase théâtrale mais plutôt une expression indirecte et voilée de la

désespérance. Aragon s'efforce de « faire le gris », selon l'expres- sion de Valéry. Ce à quoi contribue la banalisation apparente de l'héroïne, petite provinciale sans éclat qui semble trahir son prénom de princesse d'Orient. Aurélien illustre ce trait de la modernité qui consiste à faire jaillir du quotidien une étincelle d'éternité (comme le font les anges de Wenders, observant les passants)8. La relecture moderne du mythe passe par l'intériorisation de l'amour impossible par la femme. La Bérénice de Racine finit par se ranger aux

arguments de Titus, quand celui-ci est sur le point de céder à son

désespoir. Son départ est ponctué par la réaffirmation de l'amour

réciproque. La Bérénice d'Aragon intériorise l'impossibilité d'aimer : Aurélien ne sera plus jamais le même d'avoir trahi l'amour, et ce n'est pas avec le souvenir d' Aurélien tel qu'il est qu'elle vivra « tous les jours de toute la vie », mais avec l'amour absolu et irréalisé qu'elle lui a porté, ce vertige. Aragon infléchit le

mythe classique, faisant de la résignation par amour, un refus de l'amour par goût de l'absolu. Je me permets de souligner les échos de cette modernité aujourd'hui, dans notre vie : les exigences des femmes au sein du couple, leur initiative dans la rupture, c'est le roman comme « avenir du présent ». Le thème de l'amour rêvé/amour réel draîne aussi l'univers nervalien, ce dont le titre

d'Aragon porte la trace. Transposition significative du prénom féminin en son correspondant masculin. Aurélia est « une person- ne ordinaire de ce siècle », que le héros de Nerval a longtemps aimée puis perdue. C'est dans Sylvie qu'on retrouve une Aurélie,

8. Wim Wenders, Les Ailes du désir, 1987.

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autre personnification de l'amour rêvé. Aurélia, Aurélie, femmes inaccessibles qui empêchent l'amour de se réaliser. Aurélien... le

prénom semble porter le ratage des amours. L'échec amoureux, chez les deux auteurs, est lié à un vide de l'histoire, « une période étrange, comme celles qui d'ordinaire succèdent aux révolutions ou aux abaissements des grands règnes »9 pour Nerval, l'après-guerre pour Aragon. Mais Aurélien se distancie des Filles du feu sur deux

points essentiels. La femme « ordinaire » qu'est Bérénice (contrai- rement à Sylvie) parvient à imposer sa réalité et triomphe par là- même de l'amour, contre l'image idéale et fatale que pourrait être l'actrice Rose Melrose. Puis, renversement complet du thème : c'est elle qui pose le rêve, l'absolu de la passion, contre la réalité masculine ; renversement du thème annoncé par le changement de

genre du prénom, Aragon crée la figure de « l'homme rêvé », un homme qui ne correspond plus à l'idéal posé par la femme moderne. Comme Jean Giraudoux, Aragon crée un personnage féminin à double dimension, humaine et mythique.

C'est aux figures féminines que Giraudoux donne le poids de la

pureté contre la compromission. La femme, aux vertus d'enfance, établit une intimité avec la création et semble naturellement

porteuse d'une vérité de l'amour. La symbolique de l'eau, pureté, sensualité, naissance et mort, Suzanne ou Ondine en sont impré- gnées10, comme Bérénice, dont le double est l'Inconnue de la Seine, cette Ophélie anonyme. Même dénonciation de la fatuité et de

l'aveuglement masculins. La femme dépasse la mesure de l'homme. Le chevalier réduit Ondine à « une aventure » alors qu'elle est « l'aventure », Aurélien est sans cesse tenté par les vieux clichés, incapable d'imaginer demain, impuissant à réinventer l'amour. Mais

Aragon se sert de la banalisation et de la dédramatisation propre au roman moderne pour épurer le tragique. Il ne se passe « rien » entre Aurélien et Bérénice, il se dit peu de chose et les explications demeurent en suspens. Le goût de l'absolu de Bérénice est irréduc- tible et la conduit au renoncement, pourtant elle se donnera à Paul Denis en femme sensible aux plaisirs de l'amour. Chez Giraudoux, le mythe prend figure humaine, avec Aurélien, Aragon crée un

personnage de femme dont la singularité atteint l'universel. Les deux écrivains participent cependant d'une même tendance de la modernité, un courant néo-classique qui se sert du mythe en le démythifiant.

9. Gérard de Nerval, Les Filles du feu, Paris, Garnier-Flammarion, 1965. 10. Jean Giraudoux, Suzanne et le Pacifique, Grasset, 1939 ; Ondine, 1939.

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III. La modernité tragique. Aragon schopenhauerien. Le chapitre xxxvi, digression sur le goût de l'absolu, où le narra-

teur pour la première fois intervient dans le récit et interpelle le lecteur, a posé des problèmes à tous les chercheurs qui se sont intéressés à Aurélien. Lieu d'une rupture narrative, il semble proposer des clés pour les personnages, discours dissertant sur les passions, il fait implicitement référence à une conception philo- sophique de la personne.

Le ton médico-philosophique pré-freudien fait penser à Théodule Ribot, auteur d'un Essai sur les passions (1907), et d'un ouvrage de synthèse sur Schopenhauer (1874)11, par lequel nombre d'écrivains français (dont Zola et Proust) découvrirent l'auteur du Monde comme volonté et représentation. Dans son édition de 1888, Ribot se propose de continuer La Métaphysique de l'amour11 par une étude de la psychologie des passions.

Le chapitre xxxvi $ Aurélien offre des rapprochements très troublants, tant par le détail du texte, que par la démarche globale, avec l'essai de Ribot. Le caractère médical de l'analyse psycho- logique ne pouvait qu'être familier à l'ancien étudiant en médecine que fut Louis Aragon. On soulignera ici simplement quelques traits communs aux deux discours sur les passions. Tout d'abord la limitation volontairement descriptive de l'analyse, se refusant à approfondir la réflexion dans le sens de la genèse, à poser le problème du pourquoi. Les termes médicaux (métaphore du tabès dans Aurélien) significatifs d'une conception physiologique de la passion ; rappelons que Schopenhauer s'est informé lui-même auprès des grands médecins de son temps et cite par exemple Xavier Bichat. La classification, commune aux deux auteurs, des passions en formes inférieures et supérieures, et l'insistance quant à leur fondement commun, cette force obscure en l'homme, a- théologique, qui échappe à la raison, dont bien des traits renvoient au concept schopenhauerien de volonté. Enfin le caractère profondément négatif et destructeur de la passion, du goût de l'absolue pour Aragon, renforcé par l'esthétisme et impliquant l'amoralité.

En élargissant l'étude à l'ensemble du roman, on s'aperçoit opt Aurélien est irrigué par la philosophie de Schopenhauer. Le

11. Théodule Ribot, La Philosophie de Schopenhauer, Paris, Alean, 1874. 12. Arthur Schopenhauer, La Métaphysique de l'amour et de la mort, préf. de Guéroult,

10/18, 1983.

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chapitre sur le goût de l'absolu ne pourrait donc plus être considéré comme un faux pas narratif ou une dérision de l'auteur. Il apparaît plutôt comme un recours sémantique, le relais d'autres chemins du sens qui aboutissaient à des voies sans issue, telle l'explication des personnages par l'enfance ou par l'histoire. Comme si l'on avait besoin d'une autre clé pour comprendre cette force obscure qui échappe à la logique. Or justement le discours qui s'impose au cœur du roman, relayant les autres sens laissés en suspens, pose le non- sens. Le goût de l'absolu c'est « l'éternel retour du même », puisque « rien n'est assez quelque chose », telle la volonté schopenhauerien- ne dont le prolongement est infini mais non progressif, les deux aboutissant au malheur. Le procédé même qui consiste à faire intervenir le narrateur dépositaire d'un savoir, respecte, comme le souligne Anne Henry à propos de Conrad13, la logique du système philosophique qui nie le pouvoir intellectuel de l'introspection. Dans son livre sur Aurélienx' Lionel Follet insistait sur la récur- rence de la contradiction bloquée comme figure logique du roman. Les personnages en portent effectivement les marques et l'intrigue amoureuse l'illustre à l'extrême. Or, la démarche de Schopenhauer se caractérise par la répudiation de tout procès dialectique ; c'est l'impossibilité de dépasser les contradictions qu'on retrouve comme logique des personnages d'Aurélien. Notons enfin que le malheur est porté par la femme, c'est elle qui entraîne l'homme dans l'aven- ture amoureuse et qui en affirme l'impossibilité, ce qui renvoie à certaines pages de La Métaphysique de V amour y affirmant la mal- faisance féminine. Bérénice, personnage « schopenhauerien », de l'enfance à la mort, oscille « de la souffrance à l'ennui », seuls son intérêt pour l'art et le sens de la solidarité apporteront un soulage- ment à son existence. L'errance d'Aurélien, qui le ramène, contre son désir à ses obsessions puis le hasard qui le ramène à R... illustre le cercle fatal de la volonté. Decœur, en citant Heraclite renvoie à une autre affirmation du philosophe allemand : « la vie est une guerre sans trêve où l'on meurt les armes à la main » ; sa guerre à lui c'est Rose... Le vouloir vivre est éternel, dit Schopenhauer, et la vie est conflit et douleur. Aragon, à sa façon met en scène cette tragédie.

13. Anne Henry, « Odyssée au cœur des ténèbres : Conrad lecteur de Schopenhauer », dans Schopenhauer et la force du pessimisme, Éd. du Rocher, 1988.

14. Lionel Follet, Aurélien le fantasme et l'histoire ; Univ. Besançon/les Belles Lettres, 1988.

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C'est donc aussi par le tragique qüAurélien s'inscrit dans la modernité car il existe une modernité tragique du XXe siècle, de Dada à l'existentialisme, de Céline à Thomas Bernhard. Tout au long de son œuvre, Aragon réaffirme ce sens du tragique que l'émerveillement devant la vie et l'espérance en l'avenir ne parvien- dront pas à réduire. Dans un entretien télévisé (des années 1960) il

proclame son pessimisme : « On m'a reproché, dit-il, d'avoir écrit « II n'y a pas d'amour heureux ». J'ai aussi écrit « Le bonheur existe et j'y crois ». On s'est accroché à cet autre vers et l'on m'a déclaré

optimiste. Le pessimisme est considéré comme quelque chose de très mal. Je suis très mal. Je suis pessimiste, je n'y peux rien, c'est comme ça. Nous vivons des temps atroces, pires qu'aux plus noires

périodes du Moyen Age. » Pour tenter de cerner les nouvelles « donnes » du tragique au XXe

siècle, il semble qu'on peut avancer deux idées. Les connaissances

qui ont considérablement progressé offrent des potentialités de maîtrise du monde réel plus importantes. Mais le savoir, notam- ment celui que l'homme a de lui-même ne lui donne pas une maîtrise directe de son existence, renforçant par contraste le sentiment du tragique et le pessimisme. La perspective de l'absolu se heurte à de nouvelles réalités relatives. D'autre part, la compré- hension intellectuelle ne permet plus à la sensibilité douloureuse de

s'exprimer par les formes spectaculaires du drame. Le tragique, plus quotidien, plus sobre, est confiné dans le silence de l'intério- rité ; le lyrisme poétique est souvent proche de la dérision.

Mais ce tragique fonde la modernité en ce qu'il est aussi « avenir du présent » comme l'écrit Meschonnic. La perte des illusions aide à vivre, le pessimisme serein peut être une force, comme nous le dit en son temps Schopenhauer, ou André Comte-Sponville aujour- d'hui15. Un des traits de la modernité d'Aurélien consiste à mettre en roman le tragique de l'amour, le renouveau passant par la recon- naissance de l'impossible.

Gwenola Leroux.

15. André Comte-Sponville, Le Mythe d'Icare. Traité du désespoir et de la béatitude, P.U.F., 1984.