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Après avoir remporté comme compositeur et comme chef de chœur des succès enviables, Jacques Chailley s 'est depuis plusieurs années consacré presque exclusivement à la recherche musicologique, qu'il a abordée sous tous ses aspects, de l'ethno-musicologie et de la musique grecque antique à l'analyse musicale historique. Il a fait de cette dernière une véritable discipline dont il a approfondi les méthodes et élargi considérablement les horizons. Son présent travail sur La Flûte Enchantée en offre un nouveau témoignage, qui fait suite à ses ouvrages sur les Passions de Bach et sur Tristan et Isolde. Ses derniers livres, Quarante mille ans de musique, La Musique et le Signe et surtout Expliquer l 'harmonie exposent avec le maximum de clarté à un public relativement étendu quelques-uns des problèmes les plus complexes sur lesquels s ' interrogent les spécialistes de l'art musical, en proposant un nombre considérable d ' idées originales et de solutions personnelles. Après avoir été professeur au Conservatoire National Supérieur de Musique (dont il fut également le sous-directeur), et inspecteur général de la musique, J acques Chailley est aujourd'hui professeur émérite d'histoire de la musique à la Sorbonne.

Document de couverture : Introduction de l'ap- prenti maçon dans le Temple de la Vérité (B.N., Paris).

« D I A P A S O N »

Collection dirigée par Gilles Cantagrel et Georges Liébert

Voir les ouvrages du même auteur en fin de volume

JACQUES CHAILLEY

LA FLÛTE ENCHANTÉE OPÉRA MAÇONNIQUE

Nouvelle édition revue et augmentée (1983)

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS

Si vous désirez être tenu au courant des publications de l 'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Éditions Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, 75279 Paris Cedex 06. Vous recevrez régulière- ment, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, se trouvent présentées toutes les nouveautés — romans français et étrangers, documents et récits d'histoire, récits de voyage, biographies, essais — que vous

trouverez chez votre libraire.

© É d i t i o n s R o b e r t La f fon t , S.A., Pa r i s , 1 9 6 8

ISBN 2-221-01129-5

A Philippe Chabro

PREMIÈRE PARTIE

CIRCONVOLUTIONS PRÉALABLES

1

CE Q U E T O U T LE M O N D E SAIT

Le spectateur qui assiste à une représentation du chef- d'œuvre de Mozart ne peut manquer d'être décontenancé. Une action heurtée, disparate, où aucune logique ne semble guider l'enchaînement des situations, le déroute autant que l'enchante la merveilleuse diversité d'une partition incom- parable. Le premier acte commence en conte de fées, se poursuit en comédie bouffe et s'achève en tirades philoso- phiques. Le second acte est plus incompréhensible encore : on y voit les héros (dont, on ne sait pourquoi, l'un est déguisé en Japonais alors que l'action est censée se dérouler en Égypte) accomplir des gestes bizarres et inexpliqués après lesquels ils seront déclarés dignes de trôner dans la gloire d'Isis et Osiris. Le jeune prince se conduit comme un pleutre devant un serpent que trois dames tuent à sa place, et cet exploit lui vaut d'être choisi par la reine pour délivrer sa fille prisonnière d'un méchant génie. Il en tombe amou- reux à la vue de son portrait, part pour la délivrer, mais lorsqu'il arrive au château du malfaiteur, c'est pour solliciter une initiation à la Vertu sans même réclamer la belle qu'il vient conquérir. On apprend alors que le méchant génie

n'est autre que le grand prêtre de la sagesse. Insensible à la douleur de celle qu'il aime, le héros lui joue de la flûte sans la regarder, et n'aura pas un mot de regret après qu'elle aura tenté de se tuer par désespoir. D'inconséquence en inconséquence, on arrive à une apothéose finale dont on serait bien en peine de dire comment elle a été justifiée *.

Égaré par tant d'arbitraire, notre spectateur cherche à se documenter. Il apprend que la Flûte enchantée est, avec le Requiem inachevé dont la composition fut menée simultané- ment, la dernière grande œuvre de Mozart, que ce dernier y attachait une importance particulière et que c'est à elle qu'il pensait encore à son lit de mort, regardant sa montre et murmurant : « En ce moment, la Reine de la Nuit entre en scène... » Il apprend aussi que l'ouvrage lui fut commandé par le directeur-acteur d'une troupe de faubourg, Schikane- der, qui jouait le rôle de Papageno, qu'il fut créé le 30 sep- tembre 1791 au théâtre Auf der Wieden et représenté avec succès durant toute la saison de l'hiver 1791-1792. Il arrive

parfois qu'on rencontre une prudente mention du fait que la pièce contient quelques allusions maçonniques, mais on se garde bien de les préciser et surtout de les éclaircir. Tout au plus rappelle-t-on que Schikaneder et Mozart étaient maçons l'un et l'autre, mais sans jamais expliquer en quoi ce fait concerne le sens à donner au déroulement d'une action que l'on s'accorde à juger stupide, et qui le serait en effet si l'on s'en tenait à ce qui précède. Il faut donc supposer qu'il y a autre chose. Mais quoi ?

Pour tenter de le savoir, notre spectateur se tournera vers l'analyse de son programme, et si ce qu'il y lit reflète en général assez fidèlement ce qu'il voit sur la scène, il n'en est pas pour autant renseigné sur le sens à donner à ces actions décousues. Le prototype se ramène à peu près à ce qui suit,

* Telle était du moins la situation à la 1 édition de ce livre (1968). Depuis lors, il en va parfois différemment, mais s'il n'est pas rare que notre travail se voie utilisé, avec ou sans mention de la source, il arrive aussi qu'on se trouve face à diverses interprétations personnelles dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles représentent davantage les fantasmes du commentateur que les intentions des auteurs. Il va de soi que seules celles-ci nous intéressent ici.

q u e n o u s c o p i o n s f i d è l e m e n t s u r le p r o g r a m m e of f i c i e l d ' u n

t h é â t r e d ' o p é r a d e r e n o m i n t e r n a t i o n a l

P R E M I E R ACTE

PREMIER TABLEAU :

La scène se passe dans un site sauvage de la montagne.

Le pr ince du J a p o n T a m i n o (sic) est poursuivi pa r un serpent . Trois femmes voilées, messagères de la Reine de la Nui t , t uen t le mons t re et con templen t la beau té du pr ince évanoui .

En t re Papageno , l 'oiseleur. T a m i n o croit r econna î t re en lui son sauveur et Papageno s'en vante . Mal lui en p rend : les trois Messa- gères le pun i ssen t de son mensonge. Elles r eme t t en t à T a m i n o le por- trai t de Pamina , la fille de la Reine, que le méchan t génie Saras t ro garde pr isonnière . T a m i n o s 'enf lamme pour cette beau té et p r o m e t de la dél ivrer . Les Messagères lui r emet ten t une flûte enchan tée et don- nent à P a p a g e n o un j e u de clochettes magiques .

DEUXIÈME TABLEAU :

La scène se passe dans une chambre d 'un palais égyptien.

Trois esclaves se réjouissent de la fuite de Pamina , mais celle-ci est r a m e n é e par le M a u r e Monos ta tos qui la convoite. Arrive Papageno. L'oiseleur a p p r e n d à la j e u n e fille l 'arrivée de son l ibéra teur .

TROISIÈME TABLEAU :

La scène représente trois temples, respectivement intitulés « Temple de la Sagesse », « Temple de la Raison »

et « Temple de la Nature ».

Trois enfants gu ident T a m i n o vers les temples où il cherche l 'ennemi de la Reine de la Nuit . Il est accueilli pa r un vieux prêtre , et a p p r e n d que Saras t ro n'est pas l 'être maléfique qu 'on lui avait dépein t . T a m i n o in ter roge les astres. Des voix l ' encouragent . A sa flûte r épond le flûtiau de Papageno , qui arr ive, accompagné de Pamina . Monos ta tos les poursui t mais les clochettes magiques de P a p a g e n o c h a r m e n t le M a u r e et le font fuir.

Ar r iven t Saras t ro et sa suite. Il puni t le M a u r e de sa félonie et, après avoir uni T a m i n o et Pamina , les sépare p o u r qu'ils puissent t r i o m p h e r des « épreuves » (?).

D E U X I È M E ACTE

PREMIER TABLEAU :

La scène se passe dans une pa lmera ie des pyramides d'Égypte.

Saras t ro d e m a n d e aux dieux d 'accorder la sagesse au j e u n e couple. T a m i n o et Papageno sont condui ts dans les souterra ins du temple où

leur su rv i ennen t diverses tenta t ions qu'ils doivent su rmon te r pa r le silence. T a m i n o obéit , Papageno a plus de pe ine à se taire.

DEUXIÈME TABLEAU :

La scène se passe dans un jardin.

Monos t a to s tente de séduire Pamina . La Reine de la Nui t remet à

sa fille un po ignard pour tuer Sarastro. Le M a u r e s 'empare du po ignard et menace Pamina. Sarastro

l 'arrête et le chasse. Suite des épreuves de T a m i n o et de Papageno. P a p a g e n o res tera lié aux plaisirs de la terre et Sarastro lui d o n n e une c o m p a g n e à sa mesure : Papagena .

TROISIÈME TABLEAU :

L a scène se passe dans les cavernes du temple.

T a m i n o accompagné de P a m i n a et j o u a n t de sa flûte enchantée s'est r e n d u v a i n q u e u r de l 'épreuve de l'eau et du feu. Il est d igne d 'ob ten i r celle qu'il aime. Les puissances de la Nui t sont vaincues. Un hymne au Soleil conclut la pièce.

« T o u t c e l a e s t f o r t b i e n , s e d i t n o t r e s p e c t a t e u r , m a i s

q u ' e s t - c e q u e c e l a s i g n i f i e ? »

C ' e s t p a r c e q u e n o u s n o u s é t i o n s n o u s - m ê m e s s o u v e n t

p o s é l a q u e s t i o n s a n s t r o u v e r d e r é p o n s e q u e n o u s a v o n s

e n t r e p r i s c e l i v r e .

2

TRADITIONS ET MALENTENDUS

Il est paradoxal que le plus célèbre et le plus admiré des opéras de Mozart n'ait pratiquement jamais reçu jusqu'à ce jour d'explication satisfaisante. Malgré l'opinion contraire de personnalités aussi sérieuses que Hegel ou Goethe, et malgré le témoignage de Mozart lui-même, qui raconte avec quel mépris il a traité de Papageno un interlocuteur qui sou- riait du livret, il est encore courant d'entendre parler de l'action de la Flûte comme d'un ramassis de stupidités, et les ouvrages les plus sérieux se réfugient habituellement, dès qu'on aborde ce sujet, dans de prudentes généralités.

L'origine de cette incompréhension tient d'abord sans doute à la nature même de l'entreprise, mise en images de traditions maçonniques souvent inconnues du non-initié. Il est même possible que leur explication n'ait pas toujours été souhaitée. « Il suffit, dit Goethe, que la foule prenne plaisir à la vision du spectacle : aux initiés n'échappera pas, dans le même temps, sa haute signification2. » Goethe était franc- maçon , il tenait l'ouvrage, livret inclus, en telle estime qu'il

songea un moment à lui composer une suite*. Il y a dans Hermann et Dorothée un passage significatif. Hermann raconte sa visite chez des voisins :

« Minette était au piano. Le père était là ; il écoutait la fillette chan- ter et paraissait ravi. Je ne comprenais pas toutes les paroles qu'elle chantait, mais il était beaucoup question de Pamina et de Tamino. Ne voulant pas rester sans rien dire, dès la fin du chant, je posai des questions sur le texte et sur ces deux personnages. Tout le monde se taisait et souriait. Alors le père dit : " Alors quoi, mon ami, on ne connaît qu'Adam et Ève ? ". »

Otto Jahn, qui relate cette scène, n'y voit que « le témoi- gnage du succès de l ' œ u v r e », alors qu'elle est typique de l'attitude des « initiés ». Attitude faite de réticence dans

l'explication des symboles, mais aussi de satisfaction à l'idée que ces symboles, sans être éclaircis aux yeux du « pro- fane », soient suffisamment divulgués pour éveiller l'intérêt : l'idée que les Loges maçonniques aient pu reprocher à Schi- kaneder ou à Mozart de trahir leurs secrets ne semble

appuyée par aucun témoignage sérieux**. Cette réticence n'a plus aujourd'hui la même portée en raison des nombreuses publications devenues accessibles au non-initié. Sans doute

* Ce projet connut un début d'exécution, dont un fragment fut publié en 1802. En outre le beau-frère de Goethe, Vulpius, avait rédigé un remaniement du livret, qui fut j oué à Weimar en 1794 3 La traduction française de la continuation de Goethe a été publiée en 1974 dans Roland Guy, Goethe franc-maçon, Paris, éd. du Prisme, pp. 235-259.

** Parmi les légendes qui ont couru au sujet de la Flûte enchantée figure celle selon laquelle Mozart serait mort empoisonné, non pas par Salieri comme le veut une autre légende célèbre que nous n'avons pas à discuter i c i mais par les Francs-Maçons pour se venger de la révélation de leurs secrets. Lancée en Alle- magne au temps du n a z i s m e cette thèse n'aurait pas mérité d'être relevée si elle n'avait été reprise en 1958 dans un illustré v i e n n o i s et même en 1964 par un mozart ien éminent , Otto-Erich Deutsch, dans une conférence publique donnée à S a l z b o u r g Une plaquette de 1961 à petit tirage dont nous possédons un exem- plaire" soutient elle aussi la thèse de l 'empoisonnement et souligne que celui-ci dut avoir lieu au mercure. Elle relève de curieuses coïncidences quant au symbo- lisme mercuriel dans la destinée de Mozart. Le portrait qui le représente au clave- cin à l'âge de 7 ans est orné d 'une citation de l 'hymne homérique à Mercure ; le frontispice du livret de la Flûte enchantée (pl. 33) porte, sur la stèle de gauche, 8 allégories de Mercure (8 est le nombre de Mercure), de même que le t imbre- poste commémorat i f de 40 groschen émis en 1956 par les postes autrichiennes pour le bicentenaire de Mozart !... Rappelons que si le caractère maçonnique de la Flûte est tellement évident qu'il ne peut être nié de bonne foi, il n'était pas pour autant proclamé « en clair » lors de la création. On verra plus loin ce qu'il en est de cette question.

s'en faut-il encore de beaucoup qu'un « profane » comme l'auteur de ce livre puisse accéder à tout ce qu'il lui serait nécessaire de connaître pour comprendre entièrement la Zauberflöte ; du moins a-t-il pu constater que ce fameux « tabou » dont on se couvrait pour éviter d'aborder le fond même du sujet n'existait plus que dans des préjugés encore tenaces et il a rencontré chez tous ceux qu'il a consultés un accueil dont il tient à les remercier s i n c è r e m e n t Il doit

cependant préciser que si leurs conseils lui ont été non seu- lement précieux, mais indispensables, il n'aura au cours de cet ouvrage à divulguer aucun « secret » qui ne soit accessi- ble à un chercheur convenablement orienté et qui ne se trouve dans quelque ouvrage à portée d'un p r o f a n e Ce qui rend surprenante la carence générale de la musicologie sur ce sujet.

Une seconde cause de l'incompréhension traditionnelle vient sans doute d'une légende qui, abusivement, a long- temps rassuré à bon compte les exégètes conscients de la précarité de leurs commentaires. La Flûte, dit cette légende, ne devait être à l'origine qu'un conte de fées anodin, puis aurait changé de plan et d'intention en cours de travail. Tout le début serait de pure féerie et sans rapport avec la suite, car la pièce maçonnique ne commencerait guère qu'avec le final du premier acte. Il n'y aurait donc rien à chercher en dehors de quelques scènes initiatiques trop évi- dentes*, car ces dernières auraient été plaquées là après coup sans rapport avec le reste, de sorte que l'histoire ne relève- rait que d'une imagerie enfantine sans logique ni significa- tion. Que des musicologues aussi éminents que Saint-Foix, Edward Dent ou Hermann Abert se soient ralliés à cette

thèse paresseuse ne lui enlève rien de son invraisemblance. Son inconsistance historique a été prouvée dès 1901 par Egon von Komorzynski, suivi en 1959 par Jean et Brigitte

* Dix ans après notre travail, en récusant sans les examiner les documents qu'il apporte, M. Rémy Stricker affirme encore en 1980 que « la seule scène musicale qui se rapproche véritablement d'un rituel maçonnique est le n° 10 du 2 acte, la prière de Sarastro avec chœurs » (Mozart et ses opéras, p. 317). On ne peut que s'incliner devant une telle assurance.

M a s s i n Nous exposerons tout à l'heure la question au lecteur et nous trouverons à notre tour dans l'analyse interne de l'œuvre de nouvelles preuves de l'inanité de cette thèse.

Deux autres traditions par contre, bien que non vérifiées et d'ailleurs invérifiables, s'accordent assez bien avec l'ana- lyse du livret et son caractère. La première est celle selon laquelle le plan et les grandes lignes de la pièce auraient été discutés et arrêtés au chevet d'Ignaz von Born, maître en symbolique maçonnique et autorité vénérée de tous les Maçons de Vienne. Von Born mourut pendant la prépara- tion de la pièce, et on estime souvent que les auteurs ont pensé à lui en campant le personnage de Sarastro. La seconde est celle qui, s'appuyant sur des déclarations tar- dives, ne laisserait à Schikaneder, outre l'initiative du sujet et la supervision de l'ensemble, que la responsabilité des épisodes de Papageno ; le restant de la pièce aurait été écrit par divers collaborateurs dont l'un, Giesecke, devint profes- seur à l'Université de Dublin en tant que minéralogiste. On expliquerait ainsi l'évidente disparate entre les scènes sérieuses et les pitreries de Papageno, entre les hautes spé- culations symboliques de l'action et le restant de la produc- tion de Schikaneder.

Rien de tout ceci n'est très simple, et il n'est guère possi- ble d 'aborder l'étude de l'œuvre ultime de Mozart sans avoir

au préalable tenté d'éclaicir non seulement ces diverses questions, mais encore celles relatives au contexte histori- que, religieux et social dans lequel se situe la conception de la pièce. Tel sera l'objet de cette première partie.

* Donc bien avant que Ph. Autexier ne semble s'en attribuer le mérite dans Les œuvres témoins de Mozart, Leduc, Paris 1982, p. 90.

3

LE L I V R E T : U N A U T E U R O U Q U A T R E ?

Tant sur l'affiche de la création que lors de la publication du livret, celui-ci était signé d'un seul nom : celui d'Emma- nuel Schikaneder, directeur du théâtre Auf der Wieden, où fut montée la Flûte enchantée. Il s'y était réservé le rôle de Papageno, et c'est lui que prétend représenter sous le cos- tume emplumé de l'Oiseleur la gravure souvent reproduite qui illustre ce rôle dans l'édition originale*.

Schikaneder avait 43 ans à l'époque de la Flûte. Il était connu de Mozart depuis longtemps. Ils s'étaient rencontrés en septembre 1780 à Salzbourg, où l'ancien violoniste ambulant, devenu acteur et directeur de troupe itinérante, avait loué pour quelques semaines le théâtre municipal pour y donner quatre fois par semaine des spectacles variés ; y alternaient tragédies et comédies, opéras, comédies lyriques et ballets. Il jouait alors les jeunes premiers (son rôle le plus célèbre était Hamlet) et ses mises en scène étaient renom- mées pour leur originalité, qu'on taxait parfois d'extrava- gance. Schikaneder n'était pas, on le voit, un chanteur pro-

* Voir sur ce sujet la planche 11 et son commentaire p. 334.

fessionnel : cette remarque n'est pas sans intérêt pour expli- quer le style dans lequel Mozart écrira le rôle de Papageno. A Salzbourg, il avait demandé à Wolfgang d'écrire pour sa troupe quelques airs ou morceaux (notamment une aria per- due, Warum, o Liebe, K. 365 a), en échange de quoi toute la famille Mozart avait entrée permanente et gratuite à ses spectacles, et n'en manquait à peu près aucun. Malgré le peu de temps que Wolfgang passa encore à Salzbourg, depuis ce moment, des relations d'amitié s'étaient nouées ainsi, et Schikaneder s'était même inscrit à la société de tir à l'arc que fréquentaient les Mozart pour les y rencontrer à loisir .

Il est devenu courant d'affirmer que Mozart et Schikane- der étaient frères de Loge. Ce n'est qu'à moitié exact*. Schi- kaneder était bien franc-maçon, mais il avait été exclu le 4 mai 1789 de sa Loge de Regensburg, Karl zu den drei Schlüsseln en raison de la liberté de ses mœurs, sans y avoir dépassé le grade de Compagnon. Malgré diverses assertions contraires, contradictoires entre elles, les historiens les plus récents tendent à penser qu'il ne fut jamais réintégré dans une Loge v i e n n o i s e Ce n'est donc pas à ce titre que Mozart fut d'abord appelé à le fréquenter à Vienne. Ils ne s'en retrouvèrent pas moins avec plaisir, car l'acteur était alors en passe de devenir l'un des promoteurs de cet « opéra allemand » dont Mozart n'avait cessé de rêver. Le projet avait été plusieurs fois sur le point de se réaliser, et Schika-

* L'imbroglio a sans doute son point de départ dans les racontars de Seyfried à Treitschke (lettre citée en appendice, cf. Koch, p. 13). Lewis, pp. 39-40, cite côte à côte Mozart et Schikaneder comme membres de la Loge zur neugekrönten Hoff- nung, mais sans date ni référence. Komorzynski fait de même dans l'édition 1901 de son Schikaneder, p. 29, en confondant cette Loge avec zur gekrönten H offnung. Richard Koch, p. 13, répète l'assertion de Lewis, mais signale qu'il n'a trouvé le nom de Schikaneder sur aucune des trois listes de Loge qu'il a pu consulter. Même absence dans les documents publiés par O. E. Deutsch. Koch consacre un chapitre à la Loge zur Fürsicht de Salzbourg dans laquelle on relève, nach meinen Forsrhun- gen, toujours sans date ni référence, les noms de l'archevêque Colloredo comme membre, et comme visiteurs ou invités « Amadeus Mozart, Leopold Mozart, Emanuel Schikaneder ». L'assertion est surprenante : Mozart et son père n'auraient pu être reçus comme visiteurs qu'une fois initiés l'un et l'autre, donc après 1 785 ; or Wolf- gang n'est jamais retourné à Salzbourg depuis 1781 ! En outre, on le voit mal, compte tenu de ses rapports avec l'archevêque, rendant visite à la Loge de celui- ci...

neder, qui dirigeait toujours sa troupe ambulante, faillit se fixer à Vienne dans ce but dès 1786. L'affaire finalement échoua, et ce ne fut qu'en 1789 que la troupe put s'établir dans la capitale, son chef ayant obtenu la direction du théâ- tre im Starhembergischen Freihause auf der Wieden, dit de façon plus courte Auf der Wieden. C'était, dit Edward Dent, « une bâtisse peu solide, édifiée dans une des nombreuses cours de ce qui est encore appelé la Freihaus : un énorme bloc de bâtiments bas et jaunes, au sud de Naschmarkt. A l'époque, l'ensemble se trouvait au-delà des fortifications de la ville, juste sur main droite de la route venant de Kärnt- n e r t h o r ». C'était donc un théâtre de faubourg, presque de banlieue.

Fidèle à son ambition de promouvoir l' « opéra alle- mand » (on verra plus loin qu'entendre par là), Schikaneder fit du Singspiel le fond de son répertoire viennois. Il y était encouragé par le succès qu'obtenait, dans le théâtre concur- rent de la Leopoldstadt, son collègue Marinelli, spécialiste des pièces burlesques ou féeriques, dont le héros était sou- vent le populaire et comique Kaspar, Kasper ou Kasperl. Le 7 novembre 1789, Schikaneder inaugura la formule de ses opéras « magiques » avec un Obéron inspiré de Wieland, dont il fit écrire le livret par un acteur de sa troupe, Gie- secke. Ce livret était plagié sans vergogne — dit Komor- zynski — sur un autre Obéron récemment paru, et dû à Frie- drich Sophie Seyler. Il confia la musique au Konzertmeister de l'Opéra de Vienne, Paul Wranitzky, ancien violoniste du comte Esterhazy et maçon lui a u s s i Le succès remporté par cette histoire de cor magique est très probablement à l'origine du choix de la Flûte enchantée comme sujet du spectacle suivant. Mais ce même succès avait également mis Marinelli en éveil. On verra bientôt ce qui allait en résulter.

Nous venons de mentionner, à propos d' Obéron, un curieux personnage, qui devait plus tard faire beaucoup par- ler de lui à propos du livret de la Flûte enchantée. C'était un acteur de seconde zone, jouant les choristes et les « utili- tés », mais singulièrement polyvalent, plus instruit que la

moyenne des gens de théâtre de l'époque et auteur dramati- que à l'occasion, juriste et minéralogiste, Johann Georg Metzler, dit Giesecke. Il avait traduit en allemand, en 1788, le livret d'un opéra d'Anfossi, puis avait écrit entièrement, on l'a vu, en s'inspirant de Wieland, celui d'Obéron, roi des Elfes, dont l'avait chargé Schikaneder en 1789. Il apparte- nait à la troupe de celui-ci, et on voit son nom sur l'affiche de la création de la Zauberflöte dans le rôle discret du... pre- mier esclave ! Mais nous avons pu découvrir qu'il y tenait aussi un autre emploi, celui de régisseur de s c è n e * Lui aussi était Franc-Maçon, mais, comme pour Schikaneder, sa carrière maçonnique, du moins dans les années 90, reste mystérieuse. Elle n'est attestée par les archives que beau- coup plus t a r d A partir de 1794, Giesecke abandonna plus ou moins le théâtre au profit de la minéralogie, voya- gea un peu partout à ce titre et devint en 1813 professeur à l'Université de Dublin, puis membre en 1817 de l'Académie royale d'Irlande. En 1818, revenant à Vienne après une lon- gue absence dans le but de faire don au Muséum impérial d'une collection scientifique, Giesecke aurait un jour été reconnu dans un restaurant par un ancien camarade de théâtre qui dînait là en compagnie d'autres gens du métier, parmi lesquels un ténor et directeur d'opéra renommé,

Julius Cornet. Ce dernier, publiant en 1849 un livre sur l'opéra en A l l e m a g n e y relata la conversation qui aurait eu lieu ce soir-là en sa présence. Giesecke y aurait donné sur sa collaboration avec Schikaneder les précisions les plus inattendues, assurant que Schikaneder, s'il avait signé la pièce et en avait dirigé la réalisation, n'avait réellement écrit en fait de dialogues que les épisodes relatifs au rôle de Papa- geno qu'il jouait. Tout le reste aurait été écrit par lui, Gie- secke.

Si cette version était reconnue véridique, elle expliquerait un certain nombre de singularités. Il est évident que les

* Ce fait, non encore signalé à notre connaissance, est prouvé par l'existence à la Bibl. Nat. de Vienne, n° 685 928 A M., d'un exemplaire du livret dans l'édition originale portant sa signature de possesseur, et, de sa main, sur feuilles intercalées, de nombreuses indications de coulisse caractéristiques du « livre de conduite ».

scènes de Papageno sont d'un autre esprit que le reste de la pièce ; la minéralogie, par l'intermédiaire de l'alchimie, était un domaine largement ouvert au symbolisme dont la Flûte est truffée, et le deus ex machina dont nous allons bientôt parler, von Born, était un maître dans cette science à l'épo- que où Giesecke y faisait ses premiers pas. Il est donc très tentant d'imaginer von Born suggérant les idées, Schikane- der les découpant en canevas et rédigeant les scènes comi- ques, Giesecke lui apportant la rédaction des scènes sérieuses, le tout en collaboration intime avec Mozart. Mais

cela s'est-il réellement passé ainsi ? Il semble assez probable que Cornet a quelque peu « gonflé » le rôle de l'acteur-minéralogiste *, mais qu'il n'est pas de fumée sans feu**, et que Schikaneder s'est très probablement fait « aider », non seulement par Giesecke, mais par d'autres a u s s i D'ailleurs la rumeur publique, tout en hésitant sur les noms, n'avait pas attendu Giesecke pour insinuer que Schikaneder n'écrivait pas ses pièces tout seul. Cornet men- tionne que, avant 1818, « bien des gens pensaient que le souffleur Helmbock avait été son collaborateur », Seyfried

* On n'a pas manqué naturellement de mettre ses dires en doute, et de tirer argument pour cela du long délai passé entre les faits évoqués et leur révélation. Cela était d'autant plus facile que Mozart et Schikaneder, les seuls qui eussent pu les confirmer ou non, étaient morts tous deux. Otto Jahn, dans son célèbre ouvrage paru en 1856-1859, acceptait le témoignage de Cornet : le passage fut modifié par ses réviseurs dans les rééditions posthumes. L'opinion des mozartiens reste aujourd'hui partagée, et dans l'ensemble très réticente.

** Le délai ne semble pas un argument déterminant : certes le temps est long de 1791 à 1818, date des « révélations » à Cornet, puis de 1818 à 1849, date des « révélations » de Cornet. Mais il n'y a rien d'anormal dans le fait qu'un ancien acteur devenu homme de science reste discret sur son ancienne carrière : celle-ci était mal vue dans son nouveau milieu ; de plus, c'est un devoir de discrétion pour un « nègre » que de taire sa collaboration tant du moins que son « patron » est en activité. Ce n'est pas non plus une anomalie pour un homme préparant un ouvrage que d'attendre cette occasion pour y noter ce qui concerne son sujet, même s'il le sait depuis longtemps. La seule chose surprenante eût été que rien n'en eût filtré entre-temps : or il semble que cela avait bel et bien filtré. Jahn fait mention d'allu- sions à lui faites par Neukomm à cet égard (ce passage, jugé trop favorable à Gie- secke, a été transformé par ses réviseurs dans les rééditions). Que des erreurs de détail se soient glissées dans un récit fait de mémoire si longtemps après, c'est iné- vitable : à l'historien de faire le tri, non de tout rejeter. Enfin, que l'Obéron de Gie- secke ne soit qu'un plagiat peu personnel est peut-être exact, mais cela n'a guère d'importance : Schikaneder ne lui avait rien demandé d'autre. D'ailleurs, pour la Flûte, Giesecke n'a jamais prétendu avoir conçu la pièce, mais seulement en avoir rédigé les parties sérieuses; ceci ne met pas en cause l'agencement en lui-même

fait état d'un autre souffleur, Haselbeck, et la notice de 1857 mentionne « son ami Cantes » dans ce même rôle*. On peut donner raison à l'illustre mozartien Saint-Foix lorsqu'il déclare que l'auteur du livret est sans doute moins Schikane- der que ce qu'il appelle « la firme Schikaneder 21 », et penser que Mozart ne fut vraisemblablement pas le dernier à s'insérer dans celle-ci.

Le troisième personnage intéressé dans l'histoire, le baron Ignaz von Born, n'appartenait pas à la « firme », et régnait sur des sphères très supérieures. Né en 1742 en Transylvanie, ancien élève des jésuites, puis de l'Université de Prague, il avait étudié la philosophie, le droit et les sciences naturelles. En 1776, sa réputation de minéralogiste avait incité l'impératrice Marie-Thérèse à l'appeler à Vienne pour y poursuivre ses travaux. Devenu l'un des champions de l'Aufklärung, parvenu aux plus hauts grades de la Franc- Maçonnerie, secrétaire général de la Grande Loge d'Autriche, il fut l'un des chefs de celle-ci dans les heures difficiles de la « réforme » imposée par Joseph II, dont nous aurons à parler. Il fut aussi l'un de ses théoriciens les plus écoutés ; son attention se porta particulièrement sur les pro- blèmes du rituel et en particulier sur la remise à l'honneur de ce que, sur la foi de divers écrits douteux dont le plus célèbre était le Sethos de Terrasson, on pensait de bonne foi être la tradition des mystères de l'ancienne Égypte. Dans le

J o u r n a l d e s F r a n c s - M a ç o n s , e n 1 7 8 4 i l p u b l i a s u r c e s u j e t

u n l o n g a r t i c l e d o n t l a m i s e e n s c è n e d e l a p i è c e s e m b l e p a r

e n d r o i t s u n e v é r i t a b l e i l l u s t r a t i o n . A n t i c l é r i c a l a c e r b e e t

v i r u l e n t , c ' e s t à l ' u n d e s e s p a m p h l e t s q u e f a i t a l l u s i o n S t e n -

d h a l l o r s q u ' i l é c r i t q u ' « o n a r a n g é l e s m o i n e s d ' a p r è s l e s y s -

t è m e d e L i n n é 23 ».

Von Born avait fondé à Vienne la Loge Zur wahren Ein- tracht (la vraie Concorde) dont il était le Grand Secrétaire. C'est dans cette Loge que le 11 février 1785 se fit initier Joseph Haydn, et Mozart assistait à la cérémonie**. Bien

* Sur ces documents, voir appendice p. 308. ** Voir ci-dessous p. 75.

que ce dernier appartînt à une autre Loge, Zur Wohltätigkeit (la Bienfaisance), c'est dans la Loge de von Born qu'il vint subir les épreuves du Compagnonnage, et la fréquence de ses signatures sur le registre de cette Loge atteste l'attirance que le minéralogiste exerçait sur le musicien. La sympathie semble avoir été réciproque, puisque Born de son côté s'ins- crivit parmi les souscripteurs des œuvres de Mozart. C'est en son honneur que celui-ci composa, le 20 avril 1785, dans le ton maçonnique de mi bémol majeur, sa cantate Die Mau- reifreude (la Joie du Maçon, K. 471). On peut donc supposer entre les deux hommes des relations personnelles dépassant le cadre des contacts officiels.

Ignaz von Born mourut en juillet 1 791, pendant les répé- titions de la Flûte enchantée. Le bruit courut qu'il en avait été l'inspirateur, et que les auteurs l'avaient dépeint dans le personnage du sage Sarastro *. Que peut-on en penser? Les documents écrits sont peu probants, car le rapprochement n'apparaît guère qu'en 1866, dans un essai discutable d'interprétation par clefs lancée par Zille (nous l'examine- rons p. 56). Mais de toutes les clefs suggérées par Zille, celle-ci est de loin la plus plausible, sinon la seule accepta- ble. Il serait excessif d'en déduire que les auteurs de la Flûte ont voulu décrire personnellement von Born en mettant Sarastro en scène. Le rapprochement ne s'est imposé que parce qu'ils ont voulu présenter un sage de haut grade, et que pour les Maçons qui l'avaient connu von Born répon- dait à cette définition. Sarastro eût sans doute été le même

si von Born n'avait pas existé, mais la tradition n'a cessé de

* Un portrait maçonnique du philosophe, que nous reproduisons pl. 2, le mon- tre accompagné d'attributs qui sont sans doute ceux de son grade, mais n'en évo- quent pas moins de très près le personnage de Sarastro. On y voit le lion qui traîne son char, le sphinx des « mystères des Egyptiens », la palme des Initiés dont la délibération ouvre le second acte, indépendamment d'autres symboles comme la branche d'acacia qui fait face à la palme, le serpent qui se mord la queue, tête tour- née vers l'Orient, symbole de la vie éternelle du défunt, et, dans un ovale irradiant qui rappelle le Soleil dont, dit la Reine de la Nuit, le grand prêtre « porte le cercle sur la poitrine », une étoile à huit branches, emblème de grade sans doute, mais aussi symbole de l'union de l'homme et de la femme dans le Couple (3 + 5) selon l'enseignement qui, nous le verrons, se dégage du finale de l'opéra. L'étoile à huit branches figurait d'ailleurs dans le dix-septième arcane de l'ancien tarot (remplacé dans le même ovale irradiant par l'étoile à cinq branches du pentagramme dans le tarot d'Etteila dont nous parlerons au chap. 12).

relier le nom du grand homme à la pièce, laquelle par ail- leurs s'inspire de très près de ses écrits. Sans que l'on puisse rien affirmer, il est possible et même vraisemblable qu'il ait personnellement participé à son élaboration, et l 'envergure de sa personnalité n'est guère compatible avec les sourires de ceux qui parlent avec condescendance de l'action de la Flûte comme de l' « un des plus absurdes spécimens de cette forme de littérature où pourtant l'absurdité est regardée comme chose toute n a t u r e l l e ».

Reste un quatrième personnage intéressé dans l'affaire, et ce n'est pas le moindre : Mozart lui-même. Aucun docu- ment ne nous dit, noir sur blanc, quel rôle a été le sien en dehors de sa musique, mais on sait que sa correspondance, selon toute vraisemblance, a été « caviardée » par Constance et son second mari Nissen de tout ce qui pouvait toucher à son activité maçonnique. Nous sommes donc à peu près réduits aux conjectures. Celles-ci sont singulièrement concordantes.

Un premier fait certain est que Mozart n'a pas travaillé sur la Flûte en musicien indifférent à la portée de son livret, mais en véritable « croyant » par rapport à son contenu. Un témoignage éloquent nous en est parvenu à travers la cen- sure : sa lettre à Constance du 8 octobre 1791, où il relate que, devant conduire le lendemain « la maman » à la repré- sentation, on lui a d'abord donné le livret à lire ; après quoi, Mozart raconte avec fureur l 'incompréhension de son ami Leitgeb qui, à ses côtés dans sa loge, n'a rien compris à l'action. « D'abord, écrit-il, j'ai eu la patience de vouloir appeler son attention sur certaines paroles ; peine perdue, il riait de tout. C'en a été trop. Je l'ai traité de Papageno et je suis parti, mais je crois bien que l'imbécile n'a pas com- pris. » Nous avons bien lu : « certaines paroles ». Quand Mozart veut faire apprécier la Flûte à un musicien (car Leit- geb était corniste), ce n'est pas une modulation ou un détail d'orchestration qu'il lui souligne, mais les paroles du livret ; les Massin ont même fait observer que la grande scène solennelle du deuxième acte, spécialement relevée par

Mozart à l'appui de la sottise de l'intéressé, est presque uni- quement une scène parlée, à peu de chose près sans musi- q u e

Donc, Mozart « croyait » à son livret, et nous verrons, par le soin minutieux de son exégèse musicale, qu'il en com- prenait à fond le symbolisme. Mais ce symbolisme, qui donc avait pu en nourrir à ce point la pièce ? Von Born, sans aucun doute ; mais von Born était un trop haut personnage et de surcroît déjà trop gravement malade pour avoir pu, par-delà les grandes lignes, surveiller le détail de l'élabora- tion. Schikaneder, on l'a déjà dit, n'était pas seulement peu enclin au maniement des grandes abstractions : chassé de sa Loge de Regensburg, non réintégré à Vienne, il n'était plus, comme on dit, « dans le bain » et n'a pu s'y remettre que sous une influence déterminante. Quant à l'éventuel Gie- secke, son rôle reste problématique, et il n'est pas même cer- tain qu'il fût déjà maçon à l'époque. Dès lors, une seule réponse apparaît plausible : l'intervention personnelle et constante dans le livret de Mozart lui-même. Maçon aussi assidu que convaincu, initié au troisième grade, il n'a certai- nement rien rédigé lui-même du texte — c'était là l'affaire de Schikaneder, aidé ou non de Giesecke ou de quelque autre —, mais on peut tenir pour moralement certain qu'il a dû le surveiller de près, servant d'intermédiaire permanent entre le philosophe trop lointain et l'homme de théâtre trop léger.

A cette hypothèse plusieurs confirmations viendront par la suite. Nous verrons que Mozart, jusqu'à la Flûte, n'avait jamais écrit de Singspiel sans une arrière-pensée moraliste, et que, selon une source que nous aurons à discuter, sa pre- mière réaction devant la proposition d'un éventuel conte de fées inspiré de la Flûte enchantée du recueil de Wieland aurait été un recul devant la nouveauté qu'était pour lui ce genre sans ambition. C'est lui, apparemment, et non Schika- neder, qui avait avec von Born des rapports personnels. Et nous savons, par la fameuse lettre « sur la mort », écrite à son père le 4 avril 1 787, qu'il réfléchissait profondément aux problèmes métaphysiques, dont le célèbre « vous me

comprenez », échappé à la censure posthume, souligne la signification initiatique latente.

C'est pourquoi nous sommes persuadé que Mozart n'a pas été seulement le musicien de l'entreprise, mais aussi celui par qui la Zauberflöte a quitté, à peu près seule de son espèce, le lot informe des innombrables Singspiele sans inté- rêt dans lesquels, à l'origine, elle était peut-être destinée à se fondre, pour devenir, non seulement par la splendeur de sa musique, mais aussi par les ambitions de son livret, et quelles que soient dans celui-ci les maladresses de réalisa- tion, l'un des monuments durables de l'esprit humain*.

* Tout ce passage figurait déjà dans l'édition de 1968. Ce n'est donc pas un repentir provoqué par l'assertion de M. Rémy Stricker, qui en 1980, p. 313 de son livre cité, et nous visant particulièrement, ironisait sur le fait que parmi les colla- borateurs probables de Schikaneder « personne ne nomme Mozart, ce qui pour- tant... » (sic). On souhaiterait que M. Stricker veuille bien lire les livres dont il parle.

4

LA L É G E N D E D U LIVRET R E M A N I É

Il est encore courant d'entendre affirmer que la Flûte enchantée se compose en réalité de deux pièces imbriquées l'une dans l'autre et sans grand rapport entre elles, voire contradictoires, puisque la Reine de la Nuit y représente le Bien au début, le Mal à la fin, et ainsi de suite. Schikaneder aurait commencé sa pièce avec l'idée d'un conte de fées ano- din, après quoi, ayant appris qu'un concurrent avait adapté le même conte avant lui, il aurait tout simplement continué son travail sur une autre donnée à partir de l'endroit où il se trouvait alors. Mozart aurait fait machinalement sa partition sur les paroles ainsi fournies sans se préoccuper de ce que cela signifiait, et la pièce actuelle serait, paroles et musique, une « fable taillée en manteau d'Arlequin », résultat de cet accouplement sans rime ni raison. Curieuse histoire en vérité, et bien commode pour se dispenser de chercher à comprendre... Aussi mérite-t-elle qu'on regarde l'affaire de p r è s 2 6

P e n d a n t p r è s d e c i n q u a n t e a n s , p e r s o n n e n ' a s e m b l é l a

s o u p ç o n n e r . C e n ' é t a i t p o u r t a n t p a s f a u t e d e s ' o c c u p e r d e l a

p i è c e q u i r e m p o r t a i t p a r t o u t u n s u c c è s é n o r m e e t s e v o y a i t

traduite ou adaptée de toutes les manières possibles. En 1801 était même paru, chez Alberti, un à-propos dialogué en vers intitulé Mozart und Schikaneder , d'abord ano- nyme, puis inséré dans les Entretiens de théâtre de Périnet, l 'auteur de la fameuse pièce concurrente : rien de tel n'y était évoqué.

La première trace qu'on en connaisse apparaît vers 1840 dans une lettre du compositeur Ignaz von Seyfried, écrite apparemment en réponse à une demande d'enquête*. Un échotier nommé J.-P. Lyser avait lancé vers cette époque des échos malveillants sur les rapports entre Schikaneder et Mozart, et une polémique à ce sujet était en cours. Seyfried ayant été depuis 1797 chef d'orchestre de Schikaneder, qui était mort en 1812, il était normal que l'on fît appel à ses souvenirs.

Ceux-ci nous donnent l'état premier de la légende. Schi- kaneder avait donné, pour son spectacle précédent, un Obé- ron écrit par Giesecke d'après un conte du Dschirmistan de Wieland : Seyfried précise que tous deux avaient travaillé ensemble à dépouiller ce recueil, et que Schikaneder, pour faire suite à Obéron, en avait retenu un autre récit, Lulu ou la Flûte enchantée. Il commença à l'adapter, dit-il, mais au moment où le livret (c'est nous qui soulignons) était achevé jusqu'au premier finale, le théâtre concurrent de la Leo- poldstadt donna une pièce de Périnet, la Cithare magique ou Kaspar le bassoniste, qui s'inspirait du même sujet. Schikane- der alors remania le plan tout entier (c'est encore nous qui soulignons). La partition était presque achevée quand Mozart partit pour Prague ; il l ' instrumenta et la compléta à son retour, terminant par la Marche des prêtres et l'Ouver- ture, dont les parties arrivèrent sur les pupitres à la répéti- tion générale avec l'encre encore humide**.

La lettre de Seyfried, relatant des événements vieux de près de quarante ans, n'est pas un témoignage de première main, et ne se donne pas pour tel. L'auteur avait quinze ans

* Nous en donnons p. 307 le texte intégral. ** Ce fait est confirmé par le catalogue autographe de Mozart ; cf. fac-

similé dans Massin, p. 1152.

en 1791, et malgré la fierté avec laquelle il assure avoir vu personnellement Mozart au travail dans la Zauberflöte Häuschen, celui-ci ne pouvait songer à prendre pour confi- dent le gamin qu'il était alors. Sa lettre contient des erreurs, qui sont excusables, mais qui fixent les limites de son témoi- gnage : ce sont les limites mêmes des confidences qu'il pou- vait avoir recueillies*.

Selon Seyfried, il n'y aurait pas eu de « faille », mais remaniement intégral du livret. Mozart n'aurait donc écrit sa partition qu'une fois ce remaniement terminé, et naturel- lement sur la seule version définitive.

Tout cela est plausible, mais l'examen des dates nous incite à la prudence. La pièce de la Leopoldstadt fut repré- sentée le 8 juin. Comme les théâtres de ce genre ne s'accom- modaient guère de longs mois de préparation et ne confiaient guère leurs projets aux concurrents, il est peu vraisemblable que Schikaneder ait pu la connaître avant le début de mai au plus tôt. Or, on le déduit d'une lettre à Constance**, Mozart en était déjà le 11 juin au n° 13 de sa partition. Comme il avait l'habitude de composer dans l'ordre, gardant seulement pour la fin l'Ouverture et les musiques de scène, il faudrait supposer qu'en moins de cinq semaines, Schikaneder avait pu rebâtir entièrement sa pièce, l'écrire à nouveau d'un bout à l'autre et la donner à son musicien qui en aurait composé les deux tiers dans le laps de temps restant des cinq semaines. Passe pour le librettiste, mais pour le compositeur, on a beau s'appeler Mozart, il y a des limites à l'invraisemblance...

Et puis, quelle singulière histoire que celle d'un auteur spécialisé dans le plagiat (les mœurs de l'époque ne s'en scandalisaient guère) pris subitement de panique à l'idée que sa prochaine pièce ressemblera à celle d'un concurrent ? Et cela alors qu'il vient de remporter un énorme succès avec

* Seyfried était élève de Mozart et aussi de Kozeluch, mais pour le piano seule- ment. Il n'était pas obligé de savoir que Schikaneder et Mozart s'étaient connus à Salzbourg ; sa documentation sur les Loges de Vienne est très fantaisiste, mais il précise qu'il ne connaît la question que par des racontars de Giesecke.

** Voir note de la p. 46.

La collection Diapason est née de l'asso- ciation des Editions Robert Laffont avec la revue mensuelle Diapason, magazine de la musique, du disque et du son. Elle offre à l 'amateur de musique non spécialiste une série d 'études sur des compositeurs, des interprètes ou des événements musicaux peu ou pas représentés dans la bibliogra- phie en langue française. Témoignages et analyses sont dus aux meilleurs spécialistes en la matière, quand il ne s'agit pas de documents originaux inédits ou introuvables. Plutôt qu'objet d 'une spéculation technique ou théorique, la musique y est envisagée dans la perspective globale d'un fait de civilisation, telle qu'elle se présente dans la vie culturelle de l 'honnête homme du XX siècle.

DEJA PARUS :

K u r t B l a u k o p f G U S T A V M A H L E R

D i e t r i c h F i s c h e r - D i e s k a u L E S L I E D E R D E S C H U B E R T

S y l v i e d e N u s s a c H I S T O I R E D ' U N « R I N G » B A Y R E U T H 1 9 7 6 - 1 9 8 0

J e a n - F r a n ç o i s L a b i e G E O R G E F R E D E R I C H A E N D E L

L e o n a r d B e r n s t e i n

LA Q U E S T I O N S A N S R É P O N S E

M a r c e l B e a u f i l s C O M M E N T L ' A L L E M A G N E E S T D E V E N U E M U S I C I E N N E

Chef-d'œuvre prestigieux, La Flûte Enchantée de Mozart présente ce t te particularité d'être un des opéras les plus joués au monde alors que chacun s 'accorde à en déclarer le sujet tantôt dénué de sens, tantôt rigoureusement incompréhensible. Partant de l'analyse musicale pour remonter à celle du livret, à l'examen des circonstances qui en ont préparé et entouré la composition et à l'étude des traditions maçonniques dont l'ouvrage est le reflet, le professeur Chailley s'est attaché à en découvrir la signification, à en éclairer tous les aspects et à en éliminer toutes les obscurités ; il peut alors consacrer la dernière partie du livre à une explication détaillée et minutieuse de l'œuvre elle-même, texte et musique. Ayant prouvé l'inconsistance de la légende selon laquelle la « stupidité » de l'intrigue serait due à un changement de plan en cours de rédaction, il démontre la cohérence de la pièce sur le plan symbolique, dégage la signification cachée des personnages et des situations, les relie aux grands mythes cosmiques des traditions ésotériques dont ils sont l'émanation. La Flûte Enchantée apparaît ainsi comme un ensemble rigoureusement construit, où la musique et le texte se complètent et s'éclairent mutuellement, le livret traduisant à sa façon les mythes les plus anciens et les plus hautes aspirations de l'humanité auxquelles la musique de Mozart a su rendre leur dimension universelle.

Nouvelle édition revue et augmentée