antifonte decleva caizzi

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Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org « Hysteron proteron » : la nature et la loi selon Antiphon et Platon Author(s): Fernanda Decleva Caizzi Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 91e Année, No. 3, Philosophie antique ( Juillet-Septembre 1986), pp. 291-310 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40902781 Accessed: 02-05-2015 23:06 UTC Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/ info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. This content downloaded from 146.155.94.33 on Sat, 02 May 2015 23:06:37 UTC All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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Filosofia

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  • Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Mtaphysiqueet de Morale.

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    Hysteron proteron : la nature et la loi selon Antiphon et Platon Author(s): Fernanda Decleva Caizzi Source: Revue de Mtaphysique et de Morale, 91e Anne, No. 3, Philosophie antique (

    Juillet-Septembre 1986), pp. 291-310Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40902781Accessed: 02-05-2015 23:06 UTC

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  • Hysteron proteron : la nature et la loi

    selon Antiphon et Platon La cause premire de toute gnration et de toute destruction, ce n'est pas comme pre- mire, c'est comme dernire ne que Tont reprsente ces doctrines qui faonnrent les mes l'impit, et, ce qui est dernier n, elles l'ont mis premier .

    Platon, Lois, X, 891 e

    La dcouverte d'un nouveau fragment du papyrus contenant la Vrit ^Antiphon renforce l'hypothse quii nous faut identifier le sophiste avec le rhtoricien de Rhamnonte dont Thucydide fait l'loge. Si Von analyse de ce point de vue l'ensemble des tmoignages, il est possible de dceler, dans le Mnexne d'un ct, dans le livre X des Lois de l'autre, des pices Vappui de la thse que les ides d Antiphon taient une des cibles vises par la polmique platonicienne.

    The discovery of a new papyrus' fragment concerning Antiphons work On Truth seems to corroborate the idea that the sophist should be identified with the famous rhetoriciam praised by Thucydides. Starting from this main point of view, the analysis aims at showing that in the Menexenos on the one hand and in book X of the Laws on the other, many tracks can be detected about Antiphons philosophical position as providing important points for Plato's criticism.

    L'dition rcente d'un nouveau fragment de la Vrit d'Antiphon, paru dans le volume LU des Papyrus d'Oxyrhynque 1 nous permet de connatre d'une faon un peu plus complte le texte du fr. 44 B, Diels-

    1. P. Oxy 3647, dans The Oxyrhynchus Papyri, LU, d. par Maria Serena Funghi, Oxford, 1984, p. 1-5.

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  • Fernanda Decleva Caizzi

    Kranz2. Le fait le plus important est que l'interprtation propose par Wilamowitz concernant la fin de la lre colonne et le commencement de la 2, s'avre impossible. Le passage en question qui tait devenu traditionnel, est le suivant : ceux qui sont ns d'illustres parents, nous les honorons et nous les rvrons ; mais ceux qui ne descendent pas d'une noble maison, nous ne les honorons ni ne les rvrons 3. Il ne s'agit pas seulement d'une conjecture parmi d'autres : avec elle va s'effondrer, pourrait-on dire, une interprtation de l'attitude politique et morale du sophiste qui, s'appuyant surtout sur ce texte, connut une grande diffusion et jouit d'une autorit considrable.

    Ce nouveau texte, on va le voir, offre un support substantiel et un argument solide au parti, assez troit d'ailleurs, de tous ceux qui, nagure ou rcemment, ont exprim des doutes sur la possibilit de distinguer Antiphon le sophiste, dont la vie nous est tout fait inconnue, et Antiphon de Rhamnonte, le rhtoricien qui inspira la rvolte des Quatre-cents, dont nous parle Thucydide (VIII 68). En effet, il n'y a aucun doute que l'argument vraiment dcisif pour pouvoir les distinguer a t la divergence politique entre ces deux personnages, dont l'un aurait eu une orientation carrment dmocratique et mme galitaire, tandis que l'autre aurait t un partisan ouvert et rsolu de l'aristocratie 4.

    En tout cas, il est assez tonnant que l'on puisse affirmer que la question de l'identification de l'auteur de la Vrit est sans importance pour l'histoire de la philosophie 5, comme si l'interprtation d'un texte philosophique du ve sicle - un texte qui, de plus, nous est arriv sous forme de fragments d'une uvre que les anciens eux-mmes dfi- nissaient ardue - pouvait ne pas tirer profit du fait qu'on doive l'attri- buer un auteur dont nous connaissons du moins partiellement l'activit politique et culturelle et dont nous possdons d'autres textes.

    Les pages qui suivent ont pour but de montrer que, partant de l'hypothse selon laquelle Antiphon de Rhamnonte serait aussi l'auteur

    2. Je citerai le fragment 44 d' Antiphon suivant l'dition Diels-Kranz. Dans la nouvelle dition des P. Oxy. 1364 H- 3647 et 1797, que j'ai prpare en collabo- ration avec G. Bastianini, et paratre dans le Corpus dei papiri filosofici greci e latini (T. I, Firenze, Olschki), Tordre des fragments va diffrer de celui de Diels- Kranz.

    3. Tr. Dumont. L'usage, assez frquent chez les traducteurs modernes, de ne pas signaler la partie conjecturale du texte grec a certainement contribu en permettre une codification indue.

    4. Sur 1 histoire du problme de 1 identification d Antiphon, cr. Decleva Caizzi, Le fr. 44 D. K. d Antiphon et le problme de son auteur : quelques reconsidrations, dans The Sophistic Movement, Athnes, 1984 (Actes du 1er Symp. Inter, sur la sophistique, Athnes 27-29 sept. 1982) p. 96-107 ; H. C. Avery, a One Antiphon or two ? , Hermes 110 (1982), p. 145-158 ; B. Cassin, Histoire d'une identit. Les Antiphon , L'crit du temps 10 (1982), p. 145-158.

    5. Cf. W.K.C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, Cambridge, 1969, III, p. 286 ; J. Barnes, The Presocratic Philosophers, London, 1979, II, p. 307 ; M. Nill, Morality and Self -Interest in Protagoras, Antiphon and Democritus, Leiden, 1985, p. 103, n. 2.

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  • Antiphon et Platon

    de la Vrit, il nous est possible non seulement de mieux comprendre le sens de cette uvre, mais mme d'en percevoir la prsence dans les dbats de l'poque et surtout dans quelques passages des dialogues platoniciens.

    Il est bien connu que Platon ne nomme jamais un sophiste Antiphon, tandis que le rhtoricien, en tant que matre clbre en son art, est invoqu dans le Mnexne (236 a), l o Socrate dit : voil mes deux matres, l'un [Connos] de musique, l'autre [Aspasie] d'loquence. Qu'un homme ainsi dress soit habile la parole, rien d'tonnant. Mais n'im- porte qui, mme avec une ducation infrieure la mienne, form la musique par Lampros, et l'loquence par Antiphon de Rhamnonte, serait pourtant capable, lui aussi, en louant des Athniens Athnes, d'acqurir du renom .

    La distinction prsume entre les deux Antiphon, et le silence appa- rent de Platon propos du sophiste, ont peut-tre amen sous- valuer la signification de cette citation et ne pas se demander si ce qui suit dans ce dialogue ne pourrait lui donner une valeur bien plus grande que celle d'une comparaison ironique entre Aspasie et Antiphon, voire entre l'inspiratrice de la politique de Pricls et l'ennemi acharn du dmos6. Pourtant, si on lit l'pitaphe prononce par Socrate en se souvenant des thmes gnraux de la Vrit et notamment de ce qui rsulte du nouveau texte dont nous disposons aujourd'hui, on ne peut qu'en faire ressortir une opposition clairante entre la notion de physis exalte dans ce dialogue et la notion de physis qu'on trouve dans l'uvre d' Antiphon.

    Il convient d'entamer l'analyse du fragment 44 B Diels-Kranz, tel qu'il ressort des P. Oxy 3647 et Oxy 1364 ; les premires lignes de la colonne II, celles qui nous intressent, disent : ... nous les connaissons et les honorons ; ceux des hommes qui habitent loin, nous ne les connaissons ni ne les honorons 7. Sur ce point, nous sommes devenus comme des barbares les uns envers les autres, puisque selon la nature tous galement nous sommes faits pour tre soit des barbares soit des grecs .

    Aucun doute mon avis : dans cette phrase, le complment direct qui nous manque est ou les dieux , ou les lois , ou les deux la fois, comme le verbe sebein nous le rvle8. Il est d'ailleurs certain que l'alternative dieux/lois n'implique pas, dans le cas d'Antiphon, des consquences redoutables, car l'emploi de ta nomima (Fr. 44 A,

    6. Seule, que je sache, M. S. Funghi, op. cit., p. 5 (ad. 1. 10-15) signale la possibilit de dceler une polmique contre Antiphon dans l'pitaphe que Socrate prononce.

    ' L'"J // Pwv 'tc [ktxjae] 8* T x[ai crs^o^ev] xo o [xwv xt,]>vOU oIxovxgjv, outs aiti [ax] i|Xc0a oxe ajojisv. vxCoJxto xxa.

    8. Cf. Thuc. II, 53, 4.

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  • Fernanda Decleva Caizzi

    col. I sqq.) montre qu' ses yeux le culte et la religion se plaaient au mme niveau que les nomoi9. Le but du texte parat avoir t de souligner l'absurdit consistant n'attribuer de la valeur une chose qu'au cas o celle-ci appartient son propre groupe, et de la refuser ce qui est l'apanage d'autres groupes, gographiquement loigns. Un texte d'Hrodote (I 134 2-3) claircit ce propos trs bien la ques- tion : Parmi les autres peuples, ils estiment d'abord, aprs eux-mmes toutefois, leurs voisins immdiats, puis les voisins de ceux-l, et ainsi de suite selon la distance qui les en spare ; les peuples situs le plus loin de chez eux sont leurs yeux les moins estimables : comme ils se jugent le peuple le plus noble tout point de vue, le mrite des autres varie pour eux selon la rgle en question, et les nations les plus loignes leur paraissent les plus viles (trad. Barguet).

    A la lumire de ce parallle, on comprend aisment quelle significa- tion on doit attribuer au verbe si controvers bebarbarometha. Dans ce passage il n'y a pas seulement, comme Maria Serena Funghi Ta trs bien remarqu 10, la constatation que la formation de groupes spars a amen l'humanit la cration de valeurs distinctes, et, partant, se dtacher de l'unit naturelle originaire, mais aussi une polmique subtile contre les Grecs - et trs probablement contre les Athniens en particulier - , qui exaltent leur supriorit sur les barbares tout en adoptant des comportements typiques de ces mmes barbares qu'ils mprisent. Sur le fond, on entrevoit vraisemblablement l'emploi poli- tique de l'antithse Grecs-barbares telle qu'on la trouve par exemple chez Hrodote (VIII 144) : Les Lacdmoniens ont eu peur que nous ne traitions avec les Barbares, et leur crainte est fort naturelle, mais c'est, semble-t-il, bassement mettre en doute la noblesse d'Athnes, quand vous la connaissez bien, quand vous savez qu'il n'y a pas au monde assez d'or, une terre assez extraordinaire par sa richesse et sa beaut, pour que nous consentions ce prix nous ranger du ct du Mde et rduire la Grce en esclavage. Il existe de nombreuses raisons graves pour nous en empcher, quand nous voudrions le faire, et la premire et la plus grave, ce sont les images et les demeures de nos dieux, incendies, gisant terre, qui exigent de nous une vengeance clatante plutt qu'un accord avec l'auteur de ce crime ; ensuite il y a le monde grec, uni par la langue et par le sang, les sanctuaires et les sacrifices qui nous sont communs, nos murs qui sont les mmes, et cela des Athniens ne sauraient le trahir (trad. Barguet).

    Plus spcialement intressante est la comparaison avec le Mnexne, si Ton tient compte que l'on y opre une transformation du concept de

    9. Cf. ce propos F. Decleva Caizzi, Ricerche su Antifonte. A proposito di P. Oxy 1364 fr. I , dans Studi di filosofia pre-platonica, d. M. Capasso, F. De Martino, P. Rosati, Naples, 1985, p. 192 sq.

    10. Op. cit., p. 1, 4.

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  • Antiphon et Platon

    physis pour l'adapter l'idologie du nomos dmocratique. On sait bien que, dans le dialogue, physis doit tre interprt comme autochto- nie, naissance au sens gographique ; elle exprime des qualits propres aux Athniens les distinguant ainsi de tous les autres peuples : c'est un lment de clivage par rapport aux autres, mais unifiant l'intrieur du groupe. Voil pourquoi ce concept se relie sans solution de conti- nuit au nomos dmocratique qui s'en nourrit et en tire sa force : l'galit d'origine, tablie par la nature, nous oblige rechercher l'galit politique tablie par la loi n. Il est difficile de ne pas perce- voir dans ces mots un cho, probablement caricatural en considrant le calembour voulu, de l'opposition qu'Antiphon avait perue entre la ncessit de la nature et la ralit accessoire du nomos. A la physis qui obligerait les Athniens adopter une forme particulire de nomos, Antiphon aurait oppos l'antithse entre la nature et la loi et l'affirma- tion que la loi cre des liens qui s'opposent la nature, au lieu d'en tre la consquence ncessaire 12. Dans l'pitaphe de Socrate, au contraire, on voit que la nature, interprte dans le sens particulier qu'on vient d'noncer, est attire dans la sphre de la loi et sert dmontrer la supriorit d'un groupe sur les autres, et notamment celle de sa constitution politique. Cela s'oppose de la manire la plus radicale aux thses dfendues par Antiphon dans la Vrit, o, ct d'une analyse scientifique trs rigoureuse, ne manquait pas la polmique dirige contre ceux qui exaltent la supriorit de leurs lois (ou de leurs dieux), ignorant ou n'honorant pas celles ou ceux d'autrui. Cette pol- mique trouvait son fondement dans le concept scientifique d'galit biologique, confirme par les fonctions organiques communes tous les hommes. Mais, d'aprs ce qu'on vient de dire, il devrait apparatre que la reconnaissance de cette galit naturelle au sein de l'espce humaine n'implique pas la dfense acharne d'un rgime politique, issu de cette galit ; au contraire, il se peut que tout cela devienne l'instru- ment utile pour amorcer une polmique dure contre des constitutions - la plus vise tant en tout premier lieu la dmocratie d'Athnes - qui thoriseraient une forme d'galit strictement limite des groupes restreints et aboutiraient de facto faire dpendre de la nature non pas ce qui lui appartient d'un point de vue scientifique, mais justement le contraire : la diversit et l'imposition totalitaire des valeurs du groupe.

    Qu'on se souvienne des mots que nous lisons en 245 cd : Voil com- me la gnrosit et l'indpendance de notre ville sont solides et de bon

    11. Mnexne 239 a : t, tsoyovia T,jia; t, xax cpatv isovojitav va-pcasi ^tsiv xax vjlOV.

    12. B 44 fr. A, col. I, 23 sq. : ta jxv yp xwv vojiwv [s7ti0] sta, x Se [xf.] pasw [vay] xaa xtl

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  • Fernanda Decleva Caizzi

    aloi, et s'unissent la haine naturelle du barbare, parce que nous sommes purement Grecs et sans mlange de Barbares. On ne voit point de Plops, de Cadmos, d'Egyptos, de Daaos ni tant d'autres, Barbares de nature, Grecs par la loi, partager notre vie ; nous sommes Grecs authentiques, sans alliage de sang barbare, d'o la haine sans mlange pour la gent trangre (allotrias physeos) qui est infuse notre cit 13.

    Cette sorte d'opposition entre la notion de nature chez Antiphon et celle que Socrate propose - ce n'est certes pas ici le lieu o ramorcer la question trs controverse de la signification du Mnexne - me parat rendre plus que justifie l'hypothse que l'allusion initiale Antiphon, et son rapprochement ironique avec Aspasie, ne seraient pas dus au hasard ni limits au point de vue de la rhtorique 14. Quel- ques sicles plus tard, Hermogne, rflchissant sur la question de l'iden- tit d'Antiphon, remarquait que cause de ce que Platon et d'autres noncent il n'tait pas compltement convaincu de la ncessit de distinguer deux Antiphon 15. N'est-il pas possible que ces doutes surgissent justement grce ce que la lecture du Mnexne pouvait susciter chez ceux qui connaissaient la Vrit?

    Le nouveau fragment d'Antiphon permet aussi de rcuprer quelque reste de la IVe colonne et notamment les mots suivants : [xa] Ta t p [sxov auv] /,wpY) [sav...] l'xaoToi [...] xai to vjjl [ou 'Bev] to d'o on peut arguer qu'Antiphon parlait de l'origine des lois ; elles sont issues d'aprs lui de l'accord volontaire d'individus, prts des concessions rcipro- ques. La prsence de ce thme dans la Vrit montre que l'uvre englo- bait, outre une cosmologie qui, partir des principes originaires, faisait apparatre l'ordre aujourd'hui prvalant (fr. 23, Diels-Kranz), une anthro- pologie d'o le point de vue historique n'tait pas absent.

    Un parallle significatif avec une phrase des Lois (X, 889 e : 6'irr, k'xasTot auToGi TJvwjjLo^yYjaav vo^ostoixevoi), confirme mon avis la sug- gestion jadis nonce par Duemmler16, reprise par Luria et par Untersteiner17, selon laquelle il faut admettre une rfrence la pense d'Antiphon dans la thorie expose dans Lois, X, 888 e - 890 a.

    13. Tr. Mridier. V., par contraste, Thuc. I, 6, 6 (qui est beaucoup plus proche de celle qui devait tre la position d'Antiphon) : En fait, bien d'autres traits montreraient que le monde grec ancien vivait de manire analogue au monde barbare actuel {tr. de Romilly).

    14. Cf. R. Clavaud, Le Mnexne de Platon et la rhtorique de son temps, Paris, 1980, p. 263 sq.

    15. De ideis, II, 11, 7. 16. F. Duemmler, Akademika. Beitrge zur Litteraturgeschtcnte aer soKrattscnen

    Schulen, Giessen, 1889, p. 82 sq. ; Duemmler soulignait aussi les points de contact entre Callicls et Antiphon, et le lien avec Critias, que la dcouverte du papyrus n'a certainement pas dmenti (cf. infra).

    17. M. Untersteiner, Sofisti. Testimonianze e Frammenti, vol. IV : Antifonte e Crizia, d. M. U. et Antonio Battegazzore, Firenze, 1962. Dans son commentaire au texte de Platon, qu'il inclut entre les Imitations (p. 178 sq.), Untersteiner

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  • Antiphon et Platon

    C'est une hypothse qui n'a jamais obtenu le crdit qu'elle mritait : en vrit, aucun objectif possible ne correspond au texte de Platon mieux que l'uvre d'Antiphon. Mme en admettant que dans une certaine mesure, selon son habitude, Platon aurait mlang les doctrines de diffrents auteurs, la correspondance entre ce que nous connaissons de la Vrit et les thmes noncs par Platon est si troite qu'on est autoris penser que cet ouvrage, du moins en majeure partie, tait ses yeux le paradigme de la position philosophique contre laquelle il voulait se battre. Une fois encore, l'analyse sera beaucoup plus efficace si l'on part de l'hypothse qu'il s'agit l non d'un sophiste par ailleurs inconnu, mais tout justement d'Antiphon de Rhamnonte.

    Il vaut d'abord la peine de rappeler que la discussion des formes d'athisme au Xe livre des Lois suit le traitement et la juridiction des grands crimes qui, Platon le remarque maintes et maintes fois, impli- quent des formes de sacrilge dont le fondement est justement le refus des dieux analys, en dtail dans le livre suivant.

    Ce qui est intressant et qui n'a jamais attir l'attention, ma connais- sance du moins, c'est que plusieurs aspects du texte platonicien pourraient, diffrents titres, rappeler la figure d'Antiphon l'esprit de Platon, mme l'poque apparemment si lointaine o il crivait les Lois. Je me bornerai ici en citer quelques-uns parmi les plus signi- ficatifs.

    A propos des pilleurs des temples, occupant la premire place dans la srie des crimes majeurs, Platon, au moment mme o il proclame une loi spcialement svre, prouve le besoin de prciser que ce n'est jamais au mal que tend la punition inflige par la loi, mais, de deux choses l'une, peut-on dire, ou bien elle amliore celui qui la subit, ou bien elle le rend moins mchant 18. Je ne pense pas que ce soit un hasard si cette conception de la loi est homologue dans le fond celle que Protagoras affirme dans le dialogue homonyme (Protagoras, 324 b), alors qu'elle est oppose l'affirmation de Diodote dans le IIIe livre de Thucydide (III 45, 7) : II faut tre bien naf pour ne pas voir qu'il est impossible de brider la nature humaine l'aide des lois ou d'une menace quelconque et d'arrter ainsi des hommes engags avec ardeur dans quelque entreprise . Le manque de confiance dans la loi et dans les punitions qui ressort de ces paroles et de ce qui les prcde, correspond la critique d'Antiphon (B 44, fr. A, coll. III, 18-25) :

    nous offre le status quaestionis des interprtations qui en ont t donnes et des hypothses qui ont t avances. On peut y ajouter G. Vlastos, Equality and Justice in Early Greek Cosmologies , Classical Philology 42 (1947), p. 175, n. 151, qui penche vers Dmocrite et l'cole d'Abdre.

    18. jjLoySTT.pTepov t.ttov : L. Gernet, Lois, Livre IX, traduction et commentaire, Paris, 1917, p. 73 (17) remarque que cette expression ne peut tre qu'quivalente T.xxov jjLo/Srr.pov. Il vaut sans doute la peine de signaler qu'une forme pareille semble tre prsuppose par le papyrus de la Vrit (Fr. A, col. III, 18 sq.), V. infra, n. 37.

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  • Fernanda Vedeva C aizzi

    tout cela dans le contexte d'un discours, celui de Diodote contre Clon dans le dbat sur la destine de Mitilne, qui offre maints autres rappro- chements avec sa pense 19.

    Plus loin Platon examine les crimes commis par ceux qui ont essay de renverser la constitution, ou ont russi le faire (IX, 858 b) : Quiconque asservit les lois (doultai... tous nomous) en les soumettant l'autorit des hommes, assujettit la cit aux ordres d'une htairie, use pour tout cela des violences et, au mpris de la lgalit, suscite la guerre civile, celui-l, il faut voir en lui l'ennemi le plus dclar de la cit toute entire . Il n'est pas du tout improbable que Platon se souvienne l d'Antiphon, qui, d'aprs Thucydide, revenait la plus grande responsabilit dans l'ide de la rvolution de 411 (VIII, 68) 20.

    De mme, il est trs probable, mon avis, que dans l'esprit de Platon ont eu un grand poids les critiques que des personnalits telles que Antiphon ou Critias avaient adresses la loi, l'amenant rflchir sur la tche du vrai lgislateur et sur les causes de la faillite des lois (IX 857 c sq.).

    On arrive ensuite la loi sur les homicides ; je ne m'arrterai pas sur les points de contact entre les discours d'Antiphon et le texte de Platon, parce qu'il s'agit clairement d'analogies dues au fait que l'objet en tait le mme, voire la lgislation pnale attique. Antiphon et Platon, toutefois, touchent tous les deux un thme intressant et tous les deux le dveloppent amplement : il s'agit de la contamination occa- sionne par l'effusion du sang de la victime. Ce thme apparat aussi dans les discours propos des procs rels, mais il est dcidment domi- nant dans les Tetralogies21. Soit dans ce texte, soit dans les Lois, on en lit une exposition sous la forme d'un mythe, o apparat un motif commun, qu'on retrouve spcialement dans ces deux ouvrages : la contamination qui est normalement provoque par le sang de la victime sur les mains du tueur se change en colre du mort, colre qui s'abat sur la communaut 22.

    Il est vrai que les deux textes diffrent de manire substantielle : chez Platon, la norme prvoit des formes d'homicide sans contamination et d'autres pour lesquelles il suffit d'une simple forme de purification, tandis que pour Antiphon le problme revt une urgence dramatique,

    19. Cf. ce propos C. Moulton, Antiphon the Sophist On Truth , Transactions and Proceedings of the Amer. Philological Association, 103 (1972), p. 360 sq. ; F. Decleva Caizzi, Ricerche, op. cit., p. 193 ; 199 sq.

    20. Antiphon fut accus de prodosia (Plut. Vita X orat. 833 F), dont Platon parle tout de suite aprs. Pour les implications religieuses de ce crime, ci. Gernet, Lois, p. 88.

    21. En gnral, sur ce problme, v. L. Moulinier, Le pur et Y impur dans la pense des Grecs, Paris, 1952 ; pour les Tetralogies, Antiphontis Tetralogiae, d. F. Decleva Caizzi, Milan, 1970, p. 25 sq. et R. Parker, Miasma : Pollution and Purification in Early Greek Religion, Oxford, 1983, p. 104 sq.

    22. Tetr. I' y> 2-3; Lois IX, 865 d sq.

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  • Antiphon et Platon

    dont on voit mal la justification dans la lgislation pnale draconienne. Un passage des discours (V, 4) montre le pouvoir coercitif, du moins dans le for intrieur de chacun, de la loi religieuse sur la contamination : Telle est la contrainte de la loi, que, si quelqu'un a tu une personne qui est en sa puissance et dont il n'y a pas de vengeur, il n'en respecte pas moins la rgle divine et humaine : il se purifie, il s'carte lui-mme des lieux que lui interdit la loi, se disant qu'il s'en trouvera bien (tr. Gernet).

    Il rsulte des Tetralogies, surtout dans les paroles de l'accusateur, un rapprochement constant entre le domaine religieux et la loi humaine, de telle manire que les consquences religieuses de l'acte accompli par l'accus psent plus que celles que prvoit la loi positive 23.

    Il n'est pas possible d'aborder ici la question complexe de la signifi- cation des Tetralogies, de leur rapport avec la loi positive et de la valeur de la loi qui dfend de tuer soit justement soit injustement 24. Ce qui me semble vident, c'est que l'ouvrage se propose, parmi d'autres objectifs prioritaires, d'analyser la notion de responsabilit : et cela se fait en montrant de quels instruments on peut disposer pour viter les hypothses d'une norme de type religieux, lie, justement, au thme de la contamination. Il en est de mme quand il s'agit d'homi- cides pour lesquels la loi positive prvoyait l'impunit ou les circons- tances attnuantes.

    On ne pourrait autrement expliquer l'effort fourni par la dfense, soit dans la deuxime ttralogie (meurtre d'un garon dans un gymnase cause du coup de javelot d'un camarade), soit dans la troisime (meurtre d'un vieillard par un jeune homme, en tat de lgitime dfense) pour dmontrer que l'accus na pas commis le crime, afin de se soustraire au lien archaque entre cause et effet qui rgle les dispositions de la loi religieuse.

    Ce qu'il faut souligner et qui nous intresse ici, c'est que le remar- quable conflit entre religion et droit, nonc dans les Tetralogies, ne se rsout pas, comme on pourrait s'y attendre, par l'exaltation du droit positif ; bien au contraire, on y tablit une quivalence entre les normes du droit et les normes religieuses, vis--vis desquelles on btit des arguments et on se dfend. Le but d'Antiphon est de mettre notre disposition les moyens intellectuels pour se dfendre de toute entrave, soit laque soit religieuse : en faisant cela, pour employer le langage de la Vrit, il les met substantiellement sur le mme plan, celui du nomos.

    23. Ci. Antiphontis Tetralogiae, op. cit., Introduction. 24. Cr. M. Gagarin, a The Prohibition o Just and Unjust Homicide in Antiphons

    Tetralogies , Greek Roman Byzantine Studies, 19 (1978), p. 291-306.

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  • Fernanda Decleva Caizzi

    Qu'on pense, ce propos, ce qu'on lit dans le fr. 44 A, col. III : On a, en effet, en ce qui concerne les yeux, tabli ce qu'ils doivent voir et ce qu'ils ne doivent pas voir ; en ce qui concerne les oreilles, ce qu'elles doivent et ce qu'elles ne doivent pas entendre ; en ce qui concerne la langue, ce qu'elle doit et ce qu'elle ne doit pas dire ; en ce qui concerne les mains, ce qu'elles doivent et ce qu'elles ne doivent pas faire ; en ce qui concerne les pieds, vers qui ils doivent aller et vers quoi ils ne doivent pas... . Cette dernire prescription, qui concerne sans doute les interdictions d'accs certains lieux sacrs ou bien les interdictions la suite de la contamination, confirment ce que d'ailleurs le vocabulaire d'Antiphon nous montre dj, que sa cible n'est pas seule- ment la loi crite, mais tout l'ensemble des lois, crites ou non, des pres- criptions, des usages enracins dans la coutume ou dans la conscience religieuse, rglant les comportements d'une communaut. L'attaque d'Antiphon est massive, sans distinction aucune, et montre que le carac- tre religieux d'une norme ne lui attribue aucun privilge ou aucune valeur face la nature. La physis n'a rien faire avec tout cela ; la reli- gion n'est pas de son ct, et le caractre universel qu'elle prne ou qu'elle voudrait prner n'a pas de fondement vrai ou naturel 25.

    Par contraste, ces considrations nous permettent de mieux com- prendre la position dfendue par Platon dans les Lois, son rappel fr- quent de l'ide que les crimes les plus graves sont commis soit parce que le fondement religieux s'croule dans les consciences - ce fonde- ment mme qui devrait les dfendre et les arrter - soit parce que se dissout la peur de l'au-del (IX, 870 d-e).

    Il suffit ici de mentionner brivement les thmes prsents chez Antiphon et traits par Platon sous une perspective contraire : les rapports parents-enfants (B 44 A, col. V ; Lois IX, 869 c ; 880 e - 881 a) ; la violence des vieux sur les jeunes (Ttralogie T et Lois, 879 c) ; l'emploi du serment (B 44 A, col. V ; Lois X, 908 c et XII, 948 ).

    Platon insiste en outre sur le fait que les lois permettent aux hommes de se distinguer des btes : les hommes doivent ncessairement tablir des lois et vivre selon les lois, sous peine de ne diffrer en aucun point des btes les plus totalement sauvages. La raison en est qu'aucune nature d'homme ne nat assez doue pour la fois savoir ce qui est le plus profitable la vie humaine en cit et, le sachant, pouvoir toujours et vouloir toujours faire ce qui est le meilleur. La premire vrit difficile connatre est, en effet, que l'art politique vritable ne doit pas se soucier du bien particulier, mais du bien gnral, car le bien commun assemble, le bien particulier dchire les cits, et que bien

    25. Dans le fr. 44, physis est considre surtout son niveau matriel, celui de l'organisme et de ses fonctions. Ce n'est pas un hasard si cela rapparat dans les Tetralogies (T o 2 ; T y 4 ; T 1).

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  • Antiphon et Platon

    commun et bien particulier gagnent tous les deux ce que le premier plutt que le second soit solidement assur (874 e sq.) ; et, un peu plus loin, il reconnat que la nature mortelle le [celui qui gagnera le pouvoir] poussera toujours l'ambition et l'gosme, car elle fuira draisonnablement la douleur et poursuivra le plaisir (875 b).

    Quand on lit ces textes on est conduit se souvenir, par contraste, de la voix de celui qui avait dit que la physis est la seule mesure de Futile (B 44, fr. A, col. I, II), et utile est ce qui aide l'individu ; qui avait ouvertement dclar qu'il faut viter les souffrances et rechercher les plaisirs (B 44, fr. A, col. IV) ; qui pendant toute sa vie avait probablement refus l'ide, si chre l'idologie dmocratique et nonce sans doute par Protagoras ^ que to idion, rabsorb par to koinon, est ainsi garanti et que le nomos, exprim par la communaut, sauvegarde aussi ce qui est avantageux pour l'individu. En effet, il ne faut jamais oublier que dans les textes de la Vrit que nous connais- sons, on parle toujours d'individus et d'utilit individuelle : il n'est peut-tre pas inutile de remarquer que l'activit de logographe exerce par Antiphon peut tre aisment interprte comme une forme de dfense du particulier contre la violence de la loi : II ne prenait jamais la parole devant l'Assemble et n'intervenait dans aucun dbat public, moins d'y tre forc, car sa rputation d'habilet lui avait attir la mfiance du peuple, mais il n'avait pas son pareil pour aider les gens (phelein) qui, avant d'affronter un adversaire devant les tribunaux ou l'Assemble, venaient lui demander conseil (Thuc. VIII, 88, 1, trad. Roussel).

    Aucun tonnement, aprs ce qu'on vient de dire, n'est de mise quand dans le livre suivant, abordant le thme des peines qui doivent frapper celui qui, en parole ou en actes, par ses dires ou ses faits, outrage les dieux (885 b), et s'arrtant examiner les diffrentes formes d'athisme, Platon nonce un thaumaston logon que beaucoup regardent comme le plus savant de tous , dont les contenus corres- pondent point par point, de manire surprenante, ce que nous connais- sons de la Vrit.

    Il faut se rappeler qu'auparavant, deux fois au moins, le texte des Lois avait fait allusion l'universalit du phnomne religieux, mais soit la rponse de Clinias (886 a : le fait que tous, Grecs et Barbares, croient qu'il y a des dieux ), soit les paroles mmes de l'Athnien (887 e) montrent que Platon savait bien qu'il s'agissait d'un argument incapable de persuader ses adversaires, propos desquels il dira (889 e) que pour eux les dieux (...) tiennent leur existence de l'art, et non de la

    26. M. Isnardi Parente, Egualitarismo democratico nella sofstica ? , Rivista critica di Storia della filosofia, 30 (1975), p. 14 sq.

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  • Fernanda Vedeva Caizzi

    nature, mais de certaines lois ; ils sont autres ici, autres l, suivant les conventions qui ont servi de base aux diffrents lgislateurs .

    On a dj constat que ce passage rappelle le fragment 44 B dans sa version la plus complte ; plus gnralement, il adhre la concep- tion d' Antiphon d'aprs laquelle le niveau des fonctions organiques et des apptits appartient la nature et participe donc de la ncessit et de l'universalit, tandis que tout ce qui est cr et labor grce un accord du groupe n'y participe pas : c'est--dire les dieux, les valeurs, les lois. Le fait qu'on dcle chez tous les peuples des croyances concernant les dieux ne signifie point que la divinit existe physei, de la mme manire que le fait que tout le monde se sert des jugements de valeur ne signifie nullement que le beau ou le juste existent physei et soient partout pareils.

    Lisons donc les paroles par lesquelles Platon expose cette doctrine tonnante :

    L'Ath. Au dire de certains, toutes choses qui sont, furent ou seront tiennent leur existence ou de la nature, ou de l'art, ou du hasard.

    Clin. N'est-ce pas exact ? L'Ath. On devrait croire au moins que de si savantes gens disent la

    vrit. Suivons-les, en tout cas, et demandons-nous ce que leurs partisans peuvent bien vouloir dire.

    Clin. Parfaitement. L'Ath. Il est manifeste, dclarent-ils, que les crations les plus grandes et les plus belles sont uvres de la nature et du hasard et que les plus

    petites sont uvres de Fart ; celui-ci, recevant, toutes faites, de la nature les productions principales et primaires, en faonne et fabrique toutes les plus petites que, d'ailleurs, nous appelons communment artificielles.

    Clin. Que veux-tu dire ? L'Ath. Je vais te l'expliquer plus clairement encore. Le feu, l'eau, la

    terre, et l'air, tout cela, disent-ils, est d la nature et au hasard, aucune- ment l'art. Quant aux corps qui viennent ensuite, tels que la terre, le soleil, la lune, les astres, ils sont ns de ces premiers lments, totalement privs de vie ; ceux-ci, emports au hasard de leur tendance respective, mesure qu'ils se rencontraient et s'associaient suivant certaines affinits, chaud avec froid, sec avec humide, mou avec dur, et tous autres mlanges des contraires, qui se combinaient suivant les jeux invitables du hasard, engendrrent ainsi et sans autre secours le ciel tout entier et tout ce qu'il contient, puis tous les animaux et toutes les plantes, une fois que, du mlange, furent nes les saisons : et cette cration se fit, disent-ils, sans aucune intervention de l'intelligence ni de quelque dieu que ce soit, ni de l'art ; simplement, comme nous le disions, par la nature et le hasard. L'art, lui, naquit plus tard, dernier produit de ces deux principes, et, mortel, par son union avec d'autres choses mortelles engendra, finalement, ces jouets qui n'ont qu'une faible part de vrit et ne sont que des simples simulacres, de la mme famille que les arts eux-mmes ; tels, ceux que crent la peinture, la musique et tous les arts auxiliaires. S'il est des arts dont les crations ont un peu de valeur solide, ce sont ceux qui ont emprunt la nature ce qu'ils ont de vertu ; la mdecine, par exemple, l'agriculture et la gymnastique. Quant la politique, une faible part seulement en est de la nature ; elle doit surtout

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  • Antiphon et Platon

    Tart. Ainsi la lgislation tout entire est-elle uvre non de la nature, mais de l'art, et la vrit manque ses dcrets.

    Clin. Que veux-tu dire ? Ath. C'est tout d'abord les dieux, mon bienheureux ami, qui, d'aprs eux,

    tiennent leur existence de l'art, et non de la nature, mais de certaines lois ; ils sont autres ici, autres l, suivant les conventions qui ont servi de base aux diffrents lgislateurs. De mme l'honnte est autre suivant la nature, autre suivant la loi ; le juste, lui non plus, n'est pas tel par nature ; il est, au contraire, motif perptuelles discussions, formules sans cesse chan- geantes, et chaque formule contraire a force prevalente ds le temps et aussi longtemps qu'elle est tablie, ne qu'elle est de l'art et de la loi, mais nullement de la nature. Toutes doctrines, mes amis, inculques nos jeunes hommes par des hommes savants, qui proclament en prose ou en vers que le juste par excellence est celui qu'impose la force victorieuse ; et c'est ainsi que l'impit envahit nos jeunes hommes, instruits qu'il n'y a point de dieux tels que la loi prtend les leur faire concevoir ; c'est ainsi que naissent les sditions, par la rue vers cette droite vie de nature, qui consiste, dans sa vrit, vivre en dominant les autres, au lieu de les servir comme voudrait la loi. (889 a - 890 a).

    Les lments qui, mon avis, appuient valablement la rfrence Antiphon sont nombreux et je vais les numrer brivement :

    1) L'identification de physis et de altheia (889 d 1, 890 a 8) : au cours du ve sicle deux autres ouvrages eurent comme titre Vrit, l'un de Protagoras - dont le dsintrt envers les sciences est bien connu - qui ne contenait certainement pas l'exaltation de la nature par rapport la loi, si du moins on ne veut ter toute crdibilit au tmoignage de Platon ; l'autre d'Antisthne, qui, si l'on en juge par la place qu'il occupe dans le catalogue de ses ouvrages chez Diogene Larce, devait traiter un argument logique et reprenait sans doute la thse de Protagoras selon laquelle il n'est pas possible de contredire.

    2) Le rapprochement de techn avec nomos montre un paralllisme parfait avec un texte d'Aristote qui a pour objet une thse d' Antiphon (Ar. ?hys. II 1, 193 a 9 sq. = B 15 D.K.) : Pour certains, la nature et la substance des choses qui sont par nature semblent tre le sujet prochain et informe (arrhythmiston) par soi ; par exemple, la nature du lit, ce serait le bois ; de la statue, l'airain. Une preuve en est, dit Antiphon, que si Ton enfouit un lit et que la putrfaction ait la force de faire pousser un rejeton, c'est du bois, non un lit, qui se produira ; cela montre qu'il faut distinguer la faon conventionnelle et artifi- cielle (rr,v xa- vjxov SiOesiv xal t^vyjv) qui existe par accident dans la chose, et la substance qu'elle est et qui subit tout cela en subsistant d'une faon continue (tr. Carteron) 27.

    27. Ce texte a t rcemment analys par G. Georgiadis, Aristotle's Criticism of Antiphon in Physics, Livre II, chapter I, dans The Sophistic Movement, op. cit., p. 108-114 et surtout par G. Romeyer-Dherbey, Les Sophistes, Paris, 1985, p. 96 sq.

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  • Fernanda Decleva Caizzi

    3) La subordination ontologique de Fart par rapport la nature ; le premier reoit de la nature les uvres les plus belles et en cre d'autres de qualit infrieure. Cela correspond la conception d'Antiphon, nonce dans le fr. 14, o, d'aprs moi, le sujet de la phrase prive de sa source de ravitaillement organiserait trs mal bien des choses 28 devrait tre non physis, comme Ton admet en gnral, mais techn. Le verbe dioikein, par lequel on commente le terme diatithmi, trs aim par Antiphon, renvoie au domaine technico- politique. De plus, physis est pour Antiphon avant tout la matire, et non pas une force oprant sur la matire : l'hypothse qu'elle en soit prive (qui en outre, est mise comme une possibilit et non pas comme une absurdit), n'a aucun sens. Momigliano ^ sans doute plus raison- nablement, proposait de sous-entendre gnome ou dianoia. Aphorm et gymnousthai sont souvent employs dans le langage militaire et, dans le fr. 2, quand on dit que la gnm conduit le corps, on se sert probablement de la mme mtaphore. D'autre part, l'art est un pro- duit de la gnome, et tout cela revient au mme. Le sens gnral est que tout ce qui, parmi les produits de l'art, peut tre appel beau, bien qu'il reste infrieur aux produits de la nature, peut tre tel parce que la nature en fournit la matire ; si celle-ci faisait dfaut ou tait insuffisante, l'uvre technique ne pourrait pas tre cre, ou, si elle l'tait, elle serait srieusement imparfaite.

    4) La distinction entre les techniques qui participent de la nature et qui produisent quelque chose de srieux , comme la mdecine, l'agriculture et la gymnastique, et les techniques qui en sont totalement spares, correspond dans les textes d'Antiphon la prsence dominante d'une pense et d'une culture mdicales. Outre les nombreuses gloses rvlant un vocabulaire scientifique et le parallle que l'ide de sympheron prsente avec les textes mdicaux, le fr. 2 qu'on vient de citer revt une importance remarquable : La gnome conduit le corps vers la sant, vers la maladie, et vers toutes les autres expriences : et cela se passe pour tous les hommes . Personnellement, je ne crois pas qu'on veuille souligner ainsi l'importance des causes psychiques dans la maladie de telle faon qu'on puisse considrer Antiphon comme un thoricien des principes de la mdecine psychosomatique 30. Gnme est pour lui la facult rationnelle d'oprer des choix, dont le rsultat pourra tre positif ou ngatif ; en accord avec Hippocrate, Antiphon veut dire que notre bien-tre dpend de la connaissance, et en cela il

    28. Harp. S.V. otSreat : yjjxvto saa Sa dtcpopjif. tto v xai xaA xaxw taOcT- TO .

    29. A. Momigliano, Sul pensiero di Antitonte il sofasta , Rivista di tuoiogta, , (1930), p. 131.

    30. Cf. Interprtation recente de G. Komeyer-Dherbey, Les Sophistes, op. ctt., p. 111.

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  • Antiphon et Platon

    songeait certes la capacit de saisir la nature, de distinguer ce qui est vrai de ce qui est conventionnel, et le ncessaire de l'accessoire. La maladie est le rsultat d'erreurs, et elle peut tre prvenue ou anantie par des choix justes, appuys sur la raison, qui seule nous indique les exigences de la nature. La gnme acquiert alors une fonction dtermi- nante pour atteindre le bonheur. Si on lit le fr. 3 ( avec la gnme non prpare ) en gardant prsents l'esprit plusieurs emplois similaires de Thucydide31, on peut esprer tre dans le juste en proposant cette interprtation du texte. La souffrance est issue d'une erreur de calcul (aoTYjixa ty, yvwuiYj) qui, naturellement, peut tre provoque par des impulsions irrationnelles mais, qui peut toutefois tre prvenue ou corrige ds qu'on la reconnat. Cela offre une perspective int- ressante en ce qui concerne la techn alypias attribue au sophiste et, tout en confirmant le rationalisme foncier d'Antiphon, permet des parallles suggestifs avec l'atiologie de Thucydide.

    5) Le rapprochement de tych et de physis est accompagn d'une mise au point soulignant que non seulement dieu ou l'art ne jouent aucun rle dans la formation du cosmos physique, mais que le nous lui-mme n'y a aucune part. Voil un indice montrant que Platon distingue la thorie dont il parle de celle d'Anaxagore. Dans les pages qui prcdent, l o l'on souligne les maux dont les thories des savants et des modernes sont responsables, l'Athnien remarque : Car voici l'effet que produisent ces discours. Quand toi et moi donnons les preuves de l'existence des dieux et mettons en avant celles mmes dont nous venons de parler, que le soleil et la lune et les astres et la terre sont des dieux et sont des choses divines, les esprits que ces sages ont dtourns nous rpliqueront que ce ne sont l que de la terre et des pierres, totalement incapables de se soucier des affaires humaines, dores qu'elles sont, tant bien que mal, au feu des discours, jusqu' devenir persuasives (eis to pithanon) (886 d-e).

    Aucun doute ne subsiste : aux yeux de Platon, Anaxagore est le vritable inspirateur d'une certaine manire de penser qui trouverait un retentissement remarquable au Ve sicle et qui est atteste d'un ct chez des personnalits telles qu'Archlas et de l'autre par des sophistes chez qui l'intrt pour la physiologie parat avoir moins de relief, mais qui interprtent, leur insu peut-tre, les objets spcifiques qui les occupent la lumire d'instruments et de principes dont il nous faut rechercher les racines dans la conception de la nature d'Anaxagore.

    Dans le cas notamment d'Antiphon, on n'a probablement pas assez insist sur sa dpendance l'gard d'Anaxagore ; mais elle me semble indiscutable et mrite certes un examen plus approfondi.

    31. V. Thuc. II, 9, 1 ; 59, 2, etc., pour un emploi du mot qui est probablement trs proche de celui d'Antiphon.

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  • Fernanda Decleva Caizzi

    Si mon analyse est correcte, il s'ensuit que Platon, pour commenter les rsultats auxquels la thorie du penseur de Clazomne aboutissait, choisit Antiphon comme cible, parce que son uvre lui parat en ce sens exemplaire : parmi les sophistes c'est le seul, notre connaissance, insrer une tude, approfondie et libre de tout prjug, de la ralit humaine dans un cadre rigoureusement scientifique ; qui plus est, tout cela se fait dans une perspective unitaire, profondment diffrente et du refus des sciences thoris par Protagoras, et de l'encyclopdisme d'Hippias, qui aboutissait une vritable scission des diffrentes sphres du savoir.

    Mais si en gnral c'est bien Anaxagore qui est vis 32, c'est de sa pense que l'on part (886 e) vers laquelle on revient, avec un procd circulaire, dans la dernire partie de l'argumentation (895 a) ; toutefois Antiphon ne nous apparat point comme rptiteur docile de ses thories : le fait de nier toute fonction au nous, soulign par Platon, nous prouve que, au bout du compte, il avait trs probablement refus ce qui se prsentait chez Anaxagore comme une entit au rle ambigu et somme toute incommode, en accentuant en mme temps l'aspect mcaniste de la cosmologie. Chez Antiphon, le nous joue le rle faible d'organe humain des apptits et des sentiments. L'intelligence, le lieu de la dcision rationnelle et de l'erreur, est exprime par la gnm 33. Il ne s'agit pas d'un simple changement de vocabulaire. La gnome ne parat pas en mesure d'atteindre une signification cosmologique ou mta- physique et joue son rle de facult carrment humaine. L'analogie stricte qu'on a remarque entre l'emploi de gnome chez Antiphon et chez l'historien Thucydide semble tre, de ce point de vue, spcialement significative 34.

    6) M. Untersteiner 35 a dmontr trs subtilement que tych, dans ce passage, n'est pas une force aveugle et irrationnelle, mais a la valeur de concidence et indique non le hasard mais une rationalit immanente la nature. Cela correspond l'emploi qu'on fait dans les Tetralogies du terme tych et surtout de son contraire, atychia 36. Employ trois fois, tych a toujours la signification d'vnement et jamais celle de hasard, destine, malchance ; le terme indique, pour tre

    32. Cf. M. Gueroult, Le Xe livre des Lois et la dernire forme de la physique platonicienne , Revue des Etudes grecques 37 (1924), p. 31 et n. 2 : la physique de l'impie, c'est celle d'Anaxagore .

    33. V. les fr. 2, 3, et peut-tre 1, Diels-Kranz. 34. P. Huaut, Tvojjxt, chez Thucydide et ses contemporains (Sophocle, Euripide,

    Antiphon, Andocide, Aristophane). Contribution l'histoire des ides Athnes dans la seconde moiti du Ve sicle av. J.-C, Paris, 1973.

    35. Sofisti, Testimonianze e Frammenti, op. cit., p. 186 ; l Sofisti, Milan, 1967, II, p. 64.

    36. Antiphontis Tetralogiae, op. cit., p. 63 sq. Dies traduit constamment xyr, par hasard , comme on fait d'habitude.

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  • Antiphon et Platon

    plus clair, une srie d'vnements unis par des relations causales. En parallle, atychia exprime l'impossibilit, pour le sujet qui agit, d'attein- dre son but, d'tablir la connexion recherche entre la cause et l'effet. Il va sans dire que cet emploi des deux termes s'appuie sur la valeur du radical tych- ( toucher son but , atteindre une cible ). Les anciens nous prviennent, et les gloses arrives jusqu' nous le confirment, que dans le style d'Antiphon l'emploi de termes avec des significations inusites tait habituel. En ce cas, on ne peut pas ne pas tre frapp par la correspondance parfaite du vocabulaire des Tetralogies et des Lois.

    7) Enfin, il est bon de rappeler que nous ne trouvons nulle part ailleurs, chez les auteurs du ve sicle, des tmoignages si explicites concernant la connexion conceptuelle qui unit les thories physiques, cosmologiques et anthropologiques. On explique aisment certaines concidences, que quelques savants ont cru relever entre le texte de Platon et des thories de diffrents philosophes, si l'on considre la diffusion possible de thmes communs ou bien, aussi, l'influence que quelques-uns d'entre eux purent exercer sur Antiphon. Le contexte du passage de la Physique d'Aristote mentionn au point 2), outre qu'elle s'applique parfaitement ce que dit Platon, dmontre que la thorie des quatre lments pouvait du moins tre aisment rattache au discours d'Antiphon.

    La conclusion que Platon tire de la thorie qu'il a expose tend une convergence avec les thses soutenues par Callicls dans le Gorgias et cela ne doit pas nous tonner ; mme si Antiphon ne tirait pas ouvertement des consquences radicalement immoralistes de son ana- lyse, on pourrait certes y reconnatre des prmisses remarquables dans cette direction.

    Dj chez Aristophane, dans les Nues, on aperoit un pressentiment de cette consquence possible ; outre le thme clbre des coups administrs aux parents, il suffit de songer ce qu'il dit propos des dieux, pour lesquels on emploie le terme nomisma (v. 247 sq.) ; aux paroles du Raisonnement Injuste (v. 1058 sq.) : je passe la langue, que d'aprs celui-ci, les jeunes gens ne doivent point exercer ; moi, je soutiens le contraire (v. Antiphon, B, 44, fr. A, col. II 5-8) ; et surtout aux vers clbres qui suivent un peu plus loin, introduits, non par hasard par skepsai (v. B, 44 A, col. II, 25-26 : skepsis) : Considre en effet, petit jeune homme, tout ce que la temprance implique et de combien de plaisirs tu vas tre priv, de jeunes garons, de femmes, de cottabes, de bons morceaux, de boissons, de joyeux rires. Et pourtant que te vaut la vie, si de tout cela tu es priv ? Passons. J'en viens aux ncessits de la nature ( rfc cpasw vayxaa ). Tu as failli, tu as aim, tu as commis quelque adultre et l'on t'a pris sur le fait. Te voil perdu ; car tu es incapable de parler. Mais si tu es avec moi,

    S07

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  • Fernanda Decleva Caizzi

    jouis de la nature (x.P T ?^l)> saute (sxpxa, v. Antiphon, B, 49 : to veoTTjfftov cxCpTYjixa), ris, ne tiens rien pour honteux... (tr. van Daele).

    Mme sous cette forme caricaturale, on peut aisment reconnatre des thmes d'Antiphon : ce que les lois nous interdisent n'est en aucune faon moins agrable ou moins favorable la nature que ce qu'elles nous permettent 37 ; ce qui est du ct de la nature est ncessaire, Ton risque seulement quand on est pris en flagrant dlit. La consquence toute naturelle de ces prmisses est que la rhtorique est aux yeux d'Aristophane un instrument dfensif qui permet de jouir impunment de la nature et cela se comprend encore mieux si l'on pense que l'inspi- rateur du passage est un rhtoricien clbre.

    Encore faut-il bien se rappeler, ne voulant pas risquer un malentendu en ce qui concerne la position thorique d'Antiphon, que lui-mme, le matre de rhtorique, garde toujours en son for intrieur une attitude de critique extrme contre la mme technique dont il sait se servir si magistralement : ce qui confirme, s'il le fallait encore, l'exceptionnelle grandeur de cet homme. Cette attitude critique ressort clairement soit du fr. 44 de la Vrit, soit des Tetralogies, soit des discours. Il va sans dire que si, pour valuer le point de vue personnel d'Antiphon, on tait oblig de s'appuyer seulement sur le texte des discours, on mar- cherait sur un terrain trs incertain, parce qu'il est trop facile de leur attribuer un caractre topique. Mais si l'on se souvient qu'un lieu commun ne nat jamais comme tel et le devient s'il s'agit d'un argument valable, et si l'on tient compte du fait qu'on est au dbut de l'art, la comparaison avec les Tetralogies et la Vrit revt une signification toute particulire. Elle montre clairement que le dcalage ou l'oppo- sition entre la vrit d'un ct et nomos-techn de l'autre, trouvait son expression radicale, aux yeux d'Antiphon, justement dans la rhtorique judiciaire.

    Il faut remarquer avec quelle insistance on souligne, dans la premire Ttralogie, le contraste entre on et eikos, et l'antithse apparaissant dans la troisime entre eikos et fonctions naturelles vient le confirmer dans le mme sens38.

    Il n'y a, nous dit Antiphon, aucune quivalence entre les deux niveaux : mais la question cruciale est que eikos tend tre plus fort que le vrai, bien que le jeu sans fin entre ce qui est vraisemblable et ce qui est plus vraisemblable (eikos feikoter on) en dmontre l'absurdit intrinsque. Pourtant il arrive que l'administration de la justice, dont apparemment on ne peut se passer, aboutit invitablement imposer

    37. B. 44, fr. A, col. III, 18 sq. o je lis : [t.tto] v ojv oov x [ftt] pjae. t"Xta>x [p] a o'Jo'olxstTs [p*] cp1 wv o vjxo [i ] itoxpirouai x [o] v [ 0 ] pwT: it [o'j] f, v; il est ainsi possible de restituer au passage le sens qu'on s'attend y trouver.

    38. Antiphontis Tetralogiae, op. cit., p. 46 sq.

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  • Antiphon et Platon

    comme vrai ce qui semble vrai mais qui ne Test pas ; obtenir que ce qui n'est pas advenu devienne l'advenu. On trouve un thme parallle celui-ci dans la Vrit. Dans le passage o Antiphon critique l'ineffi- cacit de recourir aux tribunaux pour obtenir la punition du coupable, il remarque : II faut qu'il russisse convaincre ceux qui ont le rle d'administrer la punition qu'il a t offens ou bien qu'il soit en mesure de gagner une cause par la ruse (apat) ; mais il est permis celui qui a offens de nier ces mmes choses... 39.

    La condition paradoxale pour une victime, de devoir recourir apat pour obtenir justice 40, prouve encore une fois qu' Antiphon percevait le dcalage profond entre vrit et techn ; du point de vue pistmo- logique, il s'agit du dcalage entre vrit et doxa, un thme sur lequel on insiste longuement dans la deuxime Ttralogie et qui rapparat dans les fr. 4 et 5, me semble-t-il de manire significative, bien qu'il s'agisse malheureusement de textes trop courts pour qu'on puisse ne pas se borner un jugement sommaire.

    Il n'est pas douteux, mon avis, qu'Antiphon se rangeait, sur ce point aussi, contre le dmocrate Protagoras, et gardait une attitude trs pessimiste en ce qui concerne la possibilit de rconcilier les deux sphres. Le fait que la vrit doive parfois avoir recours la ruse ou au mensonge pour s'imposer - voil l'autre aspect paradoxal de la prdominance du faux sur le vrai - n'est ses yeux qu'une nouvelle preuve de la scission entre physis et nomos, scission qui influe srieuse- ment sur l'existence humaine en contribuant la rendre malheureuse.

    A partir de 891 b, l'Athnien se consacre la critique de la thorie qu'il vient d'exposer. Il faut montrer, comme Clinias le remarque, que les dieux existent et que nomos et techn font partie de la nature, en tant qu'ils sont crs par l'intelligence (nous) en conformit avec la droite raison (890 d).

    Le pralable qui sert de guide aux athes est la priorit de la matire (reprsente par les quatre lments) sur la psych et c'est justement cette inversion de rle (hysteron-proteron) entre l'me et la matire qui constitue la source de draison o burent tous les hommes qui jamais s'attaqurent aux recherches sur la nature (891 c).

    En parfaite cohrence avec l'interprtation que Platon nous offre de la sophistique, ici encore d'une faon sans doute plus explicite qu'ailleurs, le nud central est reprsent par la place que l'me occupe dans l'univers. Puisqu'ils pensent que physis est ce qui engendra les

    39. B 44, fr. A, col. VI, 28-30 o je lis : [f.] 8vaa0at dnr [ix] T)i 6

  • Fernanda Decleva Caizzi

    premires existences, si donc nous pouvons montrer que l'me est de ces premires existences, plutt que le feu ou l'air, nous aurons le droit de dire que l'me, du fait de cette anciennet de naissance, existe, plus que tout le reste, par nature (829 c).

    Aprs la classification et l'analyse des diffrents types de mouvement, Platon revient la thorie d'o il tait idalement parti, celle d'Anaxagore (895 a) : Si toutes choses venaient se confondre et s'immobiliser, comme la plupart de nos fameux sages osent le prtendre, quel mouvement parmi ceux dont nous avons parl devrait forcment natre le premier ? La rponse est claire : de toute vidence, le mou- vement qui se meut soi-mme, ce qui est la dfinition propre de l'me ; et par cette priorit toutes ses fonctions se trouveront prcder les qualits des corps et en tre la cause 41.

    Toutes les fois que l'me se joint au nous divin, elle est elle-mme vraiment divine et guide toutes choses leur propre rectitude et flicit.

    Ainsi, le nous d'Anaxagore est-il rcupr et obtient-il de plein droit le rle que ce philosophe - d'aprs ce qu'en dit Socrate dans le Phdon - n'avait point su ou voulu lui attribuer. Dans cette optique, mme la gnome d' Antiphon peut remplir de faon cohrente la tche qui lui avait t confre, celle de guide du corps (fr. 2).

    Mais ce processus de rfutation et en mme temps de refondation de la pense d'Anaxagore est rendu explicite et en quelque sorte plus ais, grce l'analyse de ses consquences radicales, et des rsultats ngatifs qu'elle atteint dans le rationalisme matrialiste d' Antiphon. Ce procd est d'ailleurs habituel chez Platon lorsqu'il discute et utilise les thories de ses prdcesseurs.

    Pour terminer, il est permis de se demander si la tentative clbre d' Antiphon de rendre esclaves les lois en renversant, par un acte de violence, la constitution d'Athnes n'apparaissait pas, en fin de compte, aux yeux de Platon, comme le dbouch invitable de ses thories sur la nature et la loi ; en d'autres termes, de se demander si la rvolution des Quatre-cents n'tait pas son avis une de ces sdi- tions qui naissent par la rue vers cette droite vie de nature qui consiste, dans la vrit, vivre dominant les autres, au lieu de les servir comme voudrait la loi .

    Fernanda Decleva Caizzi

    41. Cf. 896 cd ; 897 a ; propos de ce passage, on peut se demander ^ si l'insistance sur les affections de l'me ne contient pas une allusion la Vrit ^ : cf. B 44, fr. A, col. IV, 9-17 ; V, 18-21 ; fr. B, dans la version plus complte, col. II, 33-III, 3.

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    Article Contentsp. 291p. 292p. 293p. 294p. 295p. 296p. 297p. 298p. 299p. 300p. 301p. 302p. 303p. 304p. 305p. 306p. 307p. 308p. 309p. 310

    Issue Table of ContentsRevue de Mtaphysique et de Morale, Vol. 91, No. 3 (Juillet-Septembre 1986) pp. 289-431Front Matter Hysteron proteron : la nature et la loi selon Antiphon et Platon [pp. 291-310]La vrit du plaisir ou le problme de la biologie platonicienne [pp. 311-338]Socrate tait-il un ironiste ? [pp. 339-353]Un modle formel des processus dichotomiques platoniciens [pp. 354-364]Le statut social d'Aristote Athnes [pp. 365-378]An Aristotelian Motivation for Good Friendship [pp. 379-388]Illusion de l'au-del et mort anticipe chez Plotin [pp. 389-398]Le problme Jean-Jacques Rousseau: II [pp. 399-423]NOTES CRITIQUESReview: untitled [pp. 424-427]Review: untitled [pp. 427-428]Review: untitled [pp. 428-430]Review: untitled [pp. 430-431]

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