anatomie de l'emblÈme || emblÈme et mentalitÉ symbolique

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Armand Colin EMBLÈME ET MENTALITÉ SYMBOLIQUE Author(s): Daniel Russell Source: Littérature, No. 78, ANATOMIE DE L'EMBLÈME (MAI 1990), pp. 11-21 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41713160 . Accessed: 14/06/2014 17:03 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 194.29.185.109 on Sat, 14 Jun 2014 17:03:45 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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EMBLÈME ET MENTALITÉ SYMBOLIQUEAuthor(s): Daniel RussellSource: Littérature, No. 78, ANATOMIE DE L'EMBLÈME (MAI 1990), pp. 11-21Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41713160 .

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QUESTIONS DE MÉTHODE

Daniel Russell, University of Pittsburgh

EMBLÈME

ET MENTALITÉ SYMBOLIQUE

L'emblème est le symptôme le plus révélateur d'une mentalité symbolique qui fait le pont entre l'allégorie du Moyen Âge finissant et la métaphore romantique qui naît dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. Si la mentalité emblématique qui prend conscience d'elle-même avec la publication des emblèmes d'Alciat se manifeste déjà avec évidence, pour l'historien averti, dans certains manuscrits illustrés de la première moitié du XVe siècle, le jugement dédaigneux de Winckelmann sur les emblèmes dans son Versuch einer Allegorie (1766) signale la fin de la mentalité emblématique ; et cela malgré l'influence des emblèmes dans l'art des Nazarènes allemands du début du XIXe siècle, par exemple, ou la renaissance de la forme dans la littérature édifiante pour enfants dans l'Angleterre de la reine Victoria 1.

Quel est l'intérêt de ces millions de livres d'emblèmes qui circulaient en Europe pendant la période ainsi définie ? Il est à peu près impossible de réhabiliter ce corpus par les voies traditionnelles de l'histoire littéraire ou de l'histoire de l'art : les livres d'emblèmes ne cachent pas de chefs-d'œuvre poétiques inconnus, et leur influence sur l'évolution de la littérature est souvent difficile à cerner. C'est que l'emblème n'est pas à proprement parler une forme littéraire, mais plutôt l'un des stratagèmes rhétoriques d'un mode de communication particulier à l'époque en question. Les chefs- d'œuvre, s'il y en a dans ce corpus, se trouvent dans les illustrations des livrets, mais la gravure sur bois ou sur cuivre reste un des domaines mineurs de l'histoire de l'art, et en tout cas son étude laisse le plus souvent de côté tout ce qui concerne la spécificité de l'emblème.

La réponse à cette question serait plutôt à chercher dans les domaines de l'histoire de la rhétorique et de la communication en général, ou dans le domaine plus général encore de l'histoire de la culture ; ce sont surtout la « portraiture », le décor des demeures et

1. Voir Henri Dorrà, « Nazarene Symbolism and the Emblem Books », Emblematica, 3 (1988), 283-312 et K.J. Höltgen, « The Victorian Emblematic Revival », in Aspects of the Emblem. Studies in the English Emblem Tradition and the European Context , Problemata Semiotica, 2 (Kassel : Edition Reichenberger, 1986), pp. 141-196.

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la décoration de leur mobilier, l'art des médailles, le décor des fêtes princières et d'autres manifestations de la propagande royale, et enfin la pédagogie, notamment dans les collèges jésuites et dans les convents féminins, qui intéressent ceux qui étudient l'emblématique dite appliquée.

Il importe pourtant de savoir comment chercher la trace de l'emblématique dans ces domaines de l'histoire culturelle et déter- miner ce qui est vraiment révélateur dans la trace qu'on aura identifiée. Et c'est ici qu'une étude du fonctionnement des emblè- mes proprement dits trouve tout son intérêt ; mais en explorant le corpus d'emblèmes pour comprendre en quoi ces livres témoignent d'une mentalité symbolique particulière, il faut soigneusement éviter de se référer à l'emblématique dans sa généralité européenne pour comprendre ses manifestations particulières : comme Holger Homann l'a si bien remarqué il y a de nombreuses années déjà, la forme et la fonction des emblèmes ont changé au cours de leur histoire, et cette évolution varie sensiblement d'une culture natio- nale à l'autre 2. Il faudrait donc considérer d'abord et surtout chaque livre d'emblèmes et chaque manifestation de la mentalité emblématique dans leur contexte culturel spécifique, dans le milieu où ils se produisent et auquel ils sont destinés. L'exemple des traductions des emblèmes de La Perrière montre que les traducteurs néerlandais ou anglais ont adapté le texte français aux besoins et aux préoccupations d'une autre société à un autre moment de l'histoire 3. D'autres livres d'emblèmes ont été conçus pour et dans des circonstances toutes particulières, qu'il convient de faire entrer en ligne de compte chaque fois qu'on considère soit un volume dans sa totalité soit un emblème isolé. Ce serait le cas, par exemple, pour l 'Imago primi saeculi Societatis lesu (Anvers, 1640) qui décrit, sous forme d'emblèmes, les fêtes organisées à Lille en 1640 par la province jésuite des Flandres pour marquer l'anniversaire de la fondation de la Société de Jésus 4.

Et il ne faut pas non plus se laisser prendre au piège tautologique que nous tendent certaines définitions modernes : l'attitude qui consiste à définir l'emblème à partir d'un corpus plus ou moins limité et ensuite à juger l'ensemble des emblèmes d'après cette définition est particulièrement néfaste pour une bonne compréhen- sion de l'emblématique. L'emblème même, par contraste avec Y impresa, n'eut jamais au cours de son histoire de définition formelle rigoureuse, et il ne faut pas confondre emblème et devise (impresa), car justement l'un des buts principaux des traités théoriques sur Y impresa est, comme je me suis efforcé de le montrer ailleurs, de

2. Holger Homann, « Prolegomena zu einer Geschichte der Emblematik », Colloquia Germanica, 2 (1968), 244-257.

3. Voir surtout l'étude soignée de la traduction anglaise du Theatre des bons engins de Mary Silcox, « The Translation of La Perrière's he Theatre des bons engins into Coombe's The Theater of Fine Devices », Emblematica, 2 (1987), 61-94.

4. V. Mario Praz, Studies in Seventeenth-Century Imagery, 2nd ed. (Rome : Edizioni di Storia e Letteratura, 1964), pp. 185-190.

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UNE COMBINAISON INSTABLE...

Anatomie de l'emblème

distinguer entre les deux formes 5. En outre, on utilisait souvent le mot « emblème » pour désigner une composition tout à fait diffé- rente de ce que certains se plaisent à nommer Y emblema triplex. Quand d'Aubigné, par exemple, raconte qu'Henri IV préférait la poésie de la cour de Navarre à celle des épigones de Desportes, car « les autres me laissent la teste pleine de pensees excellentes, d'images et d'amblemes desquels ont prévalu les anciens 6 », il est clair que le roi ne pensait pas aux emblèmes selon le modèle d'Alciat : aucun des poètes de cette cour ne composait d'emblèmes proprement dits. Et nous sommes tout aussi loin d'Alciat dans la satire du début du XVIIe siècle qui s'intitule « Tableau et Emblèmes de la détestable vie et malheureuse fin du maistre Coyon 7 ». Souvent, et surtout au début du XVIIe siècle, on ressentait très fortement le caractère emblématique d'un ensemble de manifesta- tions culturelles variées, aussi bien religieuses que politiques ou poétiques, et on les appelait « emblèmes », même s'il ne s'agissait pas d'emblèmes proprement dits.

Toujours est-il qu'une forme s'attacha tout particulièrement à ce mot, et en l'étudiant il est possible de mieux saisir certains aspects de la mentalité de l'époque. Pour comprendre avec précision leur fonctionnement et les forces qui concouraient à la composition de ces emblèmes, il importe de ne pas perdre de vue le fait qu'ils sont une création de l'ère du livre imprimé. Si l'emblème semble parfois avoir des racines dans la culture manuscrite, c'est que le livre imprimé trouva lui-même ses premiers modèles dans les manuscrits les plus soignés, et on remarque souvent l'effort fait pour donner aux livres imprimés du premier siècle de l'ère de Gutenberg l'aspect des meilleurs et des plus beaux manuscrits. Malgré ses antécédents dans la culture manuscrite, l'emblème apparaît souvent comme une des premières tentatives pour exploiter les possibilités du livre imprimé dans la mesure où il diffère du livre manuscrit. La page imprimée définit en principe l'espace de l'emblème 8. En outre, l'emploi de l'image ou « peinture » dans les livres d'emblèmes met en relief certaines caractéristiques de l'illustration imprimée : les bois qui illustraient les premiers livres imprimés circulaient assez librement entre les imprimeurs-libraires, et servaient de « décora- tion » à une grande variété de textes qui n'avaient souvent aucun rapport avec le sujet de l'illustration. Le texte de l'emblème peut récupérer une illustration pour un emploi qui n'était pas le sien dans

5. V. Daniel Russell, The Emblem and Device in France (Lexington, KY : French Forum Monographs, 1985), chap. 3.

6. Agrippa d'Aubigné, Œuvres , Bibliothèque de la Pléiade, éd. H. Weber ei al. (Paris : Gallimard, 1969), p. 861.

7. A Paris, Chez les 24 & 25, Paris, 1617 (B.N. Hennin, 1813). V. David Kunzle, The Early Comic Strip (Berkeley et Los Angeles : University of California Press, 1973), pp. 51-52.

8. V. Daniel Russell, « Alciati's Emblems in Renaissance France », R enq, 34 (1981), 534-554.

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l'intention originale de son créateur, sans pourtant que cette illustration reste pure décoration.

Déjà explicite dans le sens étymologique du mot « emblème » 9, le caractère détachable des parties composant l'emblème en rend la combinaison instable et comme factice. Cette instabilité, qui ne permet jamais l'assimilation parfaite des parties dans une unité qui les intégrerait complètement, trouve comme un appui et une confirmation métaphorique dans le caractère amovible des gravures sur bois : à la différence des enluminures, elles pouvaient se déplacer soit à l'intérieur d'un texte, également mobile, soit d'un ensemble textuel à un autre. L'enluminure médiévale, elle, se trouvait ancrée dans son texte, d'abord par le rapport étroit entre sa facture et l'espace qui lui avait été assigné dans le texte, également figé, en- suite par le rôle du scribe dans cette facture à travers ses instructions à l'artiste. L'enluminure n'acceptait qu'une seule interprétation, celle qu'exigeait le texte qu'elle illustrait ; cette univalence, qui devait sembler bien naturelle au Moyen Âge, allait bientôt se trouver compromise par diverses forces dont les nouvelles techni- ques de l'imprimerie n'étaient pas les moindres. Quand une gravure sur bois émigrait d'un texte à un autre, son sens changeait souvent du même coup 10, et elle servait de signe ou de métaphore de la nouvelle plurivalence de sens avec tout ce que cela impliquait pour l'herméneutique, non seulement des images, mais également des textes.

On sait toute l'admiration qu'avait Alciat pour Érasme 11 ; or lorsqu'il composait cette collection humaniste de proverbes et de lieux communs que sont les Adages , il se souciait d'étaler toute la variété des interprétations possibles pour chaque dicton. Quand, dans les 8e, 9e et 10e centuries de la 3e Chiliade, Érasme rassemble 275 proverbes glanés dans les œuvres d'Homère, il considère ces fragments dans la multiplicité de leurs possibilités paradigmatiques : le syntagme narratif ne le concerne guère 12. Mais ce syntagme si connu sert de fond par rapport auquel le jeu paradigmatique s'esquisse, et il rend possible la surprise qui donne à l'expression son

9. Rappelée récemment d'une façon très pertinente par Denis L. Drysdall, « Préhistoire de l'emblème : commentaires et emplois du terme avant Alciat », Nouvelle Revue du XVI* siècle, 6 (1988), 29-44.

10. Un exemple serait le réemploi, dans la première traduction française de YÉloge de la folie, De la declamation des louanges de follie... (Paris : Galliot du Pré, 1520), de bois qui avaient déjà servi dans l'illustration des éditions françaises du Narrenschiff de Sebastian Brant, dont l'édition de G. de Marnef et al. (Paris, 1497) ; B.N. Rés. Yh. 1.

11. V. p. ex., Virginia Woods Callahan, «The Erasmus- Alciati Friendship», Acta Conventus Neo-Latini Lovaniensis. Proceedings of the First International Congress of Neo-Latin Studies, ed. J. Ijsewijn et E. Kessler (Munich : W. Fink Verlag, 1973), 133-141 ; « The Mirror of Princes : Erasmian Echoes in Alciati's Emblematum liber », Acta Conventus Neo-Latini Amste- lodamensis (Munich : W. Fink, 1979), pp. 183-196 ; « Andrea Alciai's View of Erasmus : Prudent Cunctator and Bold Counselor », Acta Conventus Neo-Latini Sanctandreani. Proceedings of the Fifth International Congress of Neo-Latin Studies, ed. I.D. McFarlane (Binghamton, NY : Medieval and Renaissance Texts and Studies, 1981), pp. 203-210.

12. Voir Jacques Chomarat, Grammaire et rhétorique che% Erasme, 2 vols (Paris : Belles Lettres, 1981), p. 782.

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CITATION ET RÉÉCRITURE

Anatomie de l'emblème

piquant, et à la sentence sa pointe maniériste. Le travail d'Érasme pour rassembler et réinterpréter cette vaste collection de fragments plus ou moins parémiologiques aurait très bien pu servir de modèle général aux premiers créateurs d'emblèmes et de devises, si l'on en croit l'anecdote de C.-F. Menestrier prétendant, cent cinquante ans plus tard, avoir fabriqué 100 devises sur les 84 premiers vers de Y Ars poetica d'Horace, sans que le motto de la devise ait jamais le même sens que chez Horace 13.

On peut voir, entre autres, dans la création de l'emblème, et surtout dans ses aspects plurivalents et dans sa technique d'emprunt qui doivent tant au modèle d'Érasme, une redécouverte de la citation, ou du moins une conscience nouvelle de ce qu'est l'acte de « citer » au sens moderne du mot 14 ; car on met en lumière aujourd'hui l'écart entre le rôle premier du fragment cité et celui qu'il joue dans le nouveau contexte où il se trouve inséré. L'emprunt que l'écrivain médiéval pratiquait sans avoir une cons- cience claire de ce qui différenciait le nouvel emploi du fragment de celui qu'il avait dans une source précise, tend à devenir dans la collection d'Érasme véritable citation. Auparavant on ne « citait » que la Bible, et plus particulièrement les Psaumes. Car la citation présuppose une différence consciente et évidente de la signification ou du contexte, comme dans les compositions de François Demou- lins pour François Ier 15.

Pourtant, c'est peut-être un autre recueil d'Érasme qui fournit aux emblématistes de meilleures leçons, plus précises. Érasme publie les Parabolae sive similiay sous-produits de ses recherches pour les Adages, en 1514. Les Numéros 2123 à 3623 donnent des comparaisons développées à partir de « faits » d'histoire naturelle empruntés à Pline, mais qui sont, et cela constitue une nouveauté chez Érasme, de sa propre invention l6. Parfois il extrait deux ou trois comparaisons de la même information, et Jacques Chomarat note l'analogie avec ses interprétations des Psaumes, « libres, non rigides, non dogmatiques ». Ces comparaisons paraboliques, non dogmatiques, libres, et même personnelles, où chaque terme de la comparaison se trouve explicité, ressemblent en tous points aux premiers emblèmes, avec cette seule différence que l'image ici reste virtuelle tandis que dans l'emblème l'image devient littéralement image dans l'illustration : cela est du reste dans la logique de l'emblème, qui a tendance à prendre le figuré au sens littéral dans la construction de ses analogies, et surtout dans leur illustration. Bref,

13. Racontée dans la préface à sa Science et l'art des devises (Paris : R.J.B, de la Caille, 1686), p. 28 ; voir The Emblem and Device in France, pp. 59-60.

14. Sur les rapports possibles entre proverbe et citation, tels que je les envisage ici, cf. François Rigolot, Le Texte de la Renaissance. Des rhétoriqueurs à Montaigne (Genève : Droz, 1982), p. 131.

15. E. g., B. N. ms. fr. 2088. V. Anne-Marie Lecoq, François Ier imaginaire. Symbolique et politique à F aube de la Renaissance française (Paris : Macula, 1987), pp. 315-323.

16. J. Chomarat, pp. 794-795.

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ces Parabolae sont souvent des emblèmes sans illustration. Et le jugement que porte J. Chomarat sur cette collection nous en dit presque autant sur l'essence des premiers emblèmes que sur celle de ces paraboles : « Les paraboles d'Érasme sont quelquefois bien plates : c'est qu'il compose un recueil scolaire ; or l'imagination créatrice travaille à l'inverse du livre d'exercices : celle-là évoque ou invente les images propres à traduire une pensée qui cherche à s'exprimer, celui-ci accroche tant bien que mal à une image des idées nécessairement sommaires et courtes, faute de contexte, faute d'élan, banales puisqu'elles doivent être familières, donc toutes faites : ...» (p. 795).

Qu'en est-il en réalité de l'influence possible des Parabolae sur les premiers emblèmes ? Irène Bergal a montré que La Perrière puise dans les Adages et les Parabolae pour son Théâtre des bons engins , et que près d'un tiers des emblèmes de ha Morosophie de 1553 sont empruntés aux Parabolae 17 . Et tout comme les comparaisons d'Erasme, les quatrains de La Perrière empruntent le modèle d'une description suivie d'une moralisation. Érasme condense ainsi une comparaison fondée sur le motif du cerf qu'il avait trouvée dans les Moralia de Plutarque (336A) : « Ut cervis frustra sunt ingenia cornua, cum desit animus, ita non satis est opibus pollere, nisi fortitudo accesserit. » La Perrière, à son tour, transforme la para- bole en texte d'emblème :

De bien petit servent aux Cerfs grandz cornes, D'autant qu'ils sont trop craintifz et couhars, Or, et Richesse entre mains de gens mornes Et trop craintifz, endurent grandz hazards. (Embl. 69)

Cet exemple, qui n'est nullement exceptionnel, montre à quel point les Parabolae sont en effet des emblèmes en puissance.

Prenons un exemple plus général, et surtout plus complexe, celui de l'emblème 154 d'Alciat, Cum larvis non luctandum : le titre reprend un proverbe antique déjà commenté par Érasme {Adages, I, ii, 54), et qui en rappelle d'autres qui l'entourent dans les Adages. L'image présente un lion terrassé et un lièvre. S'écartant du commentaire d'Érasme, le développement textuel raconte l'anecdote homérique d'Achille mourant, qui compare avec mépris ses vainqueurs grecs à des lièvres arrachant la barbe à un lion mort. La combinaison de cette image avec le titre donne plus de sens à l'emblème en ajoutant, pour le lecteur qui connaît les Adages , à l'idée qu'il est lâche et méprisable de s'attaquer aux morts, celle qu'il est également inutile ou superflu de le faire, car chez Érasme le proverbe du titre est suivi de l'adage « Jugulare mortuos » (I, ii, 55). L'image devient donc plurivalente comme elle n'aurait jamais pu l'être au Moyen Âge où elle pouvait disposer de plusieurs sens, mais en principe jamais plus d'un à la fois. Même si Alciat n'était pas conscient des implications de son emblème, ses lecteurs l'étaient sûrement, et s'ils ne l'étaient

17. « Word and Picture : Erasmus' Parabolae in La Perriere's Morosophie », BHR, 47 (1985), 113-123.

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UNE ENTREPRISE DE RÉCUPÉRATION

Anatomie de l'emblème

pas, Claude Mignault les aurait instruits dans les commentaires qu'il commençait à élaborer à partir de 1570 18.

La possibilité d'adaptation plus ou moins ingénieuse d'emprunts détermine également le choix des illustrations de nombreux emblè- mes. Barthélemy Aneau prétend ainsi récupérer toute une collection de bois, sans emploi et abandonnée, qu'il aurait trouvée par hasard dans l'atelier de Macé Bonhomme, pour en faire l'un des premiers livres d'emblèmes, le Picta poesis de 1552. Or, Aneau savait certainement - et n'ignorait pas que la plupart de ses lecteurs le savaient aussi - que ces bois provenaient d'une série d'éditions des Métamorphoses , dans la traduction partielle de Marot - qui allait du reste se poursuivre bien au-delà de la publication du Picta poesis avec l'addition d'un troisième livre dans la traduction d'Aneau lui-même 19 ! Il convient donc de lire cette anecdote comme une parabole de la création emblématique, où Aneau allait faire pour ces illustrations ce qu'Érasme faisait pour des fragments textuels : il profiterait des possibilités paradigmatiques d'un fragment pictural pour mettre en valeur une leçon morale de portée générale. Et Aneau n'était pas le premier à opérer ce genre de récupération, car Deny s Janot et Gilles Cor rozet avaient déjà agi de même en utilisant des bois, qui avaient servi auparavant dans l' Hecatomgraphie de 1540 et ailleurs, pour illustrer plusieurs emblèmes accompagnant une édition du Tableau de Cébès de Thèbes de 1543 ; plusieurs autres images de Y Hecatomgraphie servirent avant et après sa publication à illustrer d'autres ouvrages assez différents 20 . L'emblème peut alors paraître comme un moyen de récupération servant à rentabiliser l'entreprise coûteuse de la production des illustrations sur bois, en profitant du caractère réutilisable de telles illustrations.

D'ailleurs, la conception simplifiée du sujet des bois (par rapport à l'enluminure médiévale) permettait des combinaisons nouvelles, en principe à l'infini ; combinaisons et remaniements, car nous savons, par exemple, que les planches que Woeriot avait gravées pour les Emblesmes, ou devises chrestiennes de Georgette de Montenay furent remaniées au milieu du premier tirage de 1571, sans doute suivant les conseils de l'auteur21. Relativement ignoré au Moyen Âge, ce type de réutilisation devenait de plus en plus facile grâce à

18. V. Daniel Russell, « La Description et l'emblématique dans la poésie française de Du Bellay », à paraître dans les Actes du Colloque Du Bellay, Angers, 26-29 mai 1989.

Dans son commentaire sur l'emblème 154, Mignault ne parle pas d'Érasme, mais il est évident qu'il pensait à lui (v. Andreae Alciati V. C. Emblemata [Lyons : haered. G. Rouille, 1600], pp. 540-541).

19. Pour une analyse détaillée de ces emprunts, v. Alison Saunders, « The Influence of Ovid on a Sixteenth-Century Emblem Book : Barthélemy Aneau's Imagination poetique », Nottingham French Studies, 16 (1977), 1-18.

20. Voir Stephen Rawles, « Corrozet's Hecatomgraphie : where did the woodcuts come from and where did they go ? » Emblematica, 3 (1988), 31-64.

21. Voir Paulette Choné, Emblématique et pensée figurée en Lorraine ( 1525-1633)- Thèse de doctorat d'histoire de l'art, Université de Nancy II. U.F.R. des Sciences historiques et géographiques, 1988, pp. 575-576.

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EMBLÉMATIQUE ET POÉTIQUE

la souplesse qu'apportaient à la production du livre les techniques de l'imprimerie, mais il était encore peu exploité par les auteurs dans un genre qui était encore sous le contrôle des imprimeurs-libraires.

Des possibilités si nouvelles - alors que l'image d'un manuscrit ne pouvait ni se reproduire, ni se déplacer, ni même se modifier sans difficulté - devaient être assez séduisantes dans la mentalité des humanistes pour encourager des applications métaphoriques dans le domaine de la rhétorique ou de la pratique poétique, ou encore pour renforcer la pratique de la citation telle que nous la trouvons chez Érasme. Pour voir comment ce modèle pouvait agir dans la pratique poétique, prenons un exemple dans Y Olive de Du Bellay ; dans le sonnet 70, le poète commence par rappeler un développe- ment de Pétrarque (R ime sparse , 21, v. 1-4) dans le premier quatrain :

Cent mile fois & en cent mile lieux Vous rencontrant, ô ma doulce guerriere ! Le pié tremblant me retire en arriéré Pour avoir paix avecques voz beaulx yeulx,

pour l'abandonner tout de suite en faveur d'un développement tout autre qui amène le lecteur petit à petit à une autre image pétrar- quiste (R ime sparse , 209, v. 9-11) dans le dernier tercet :

Que te sert donq' eloingner le vainqueur, O toy mon oeil ! si au milieu du cœur Je sen' le fer, dont il fault que je meure ?

Ainsi le cerf par la plaine élancé Évite Tare meurtrier qui Ta blessé, Mais non le traict, qui tousjours luy demeure.

S'agit-il de modèles conscients, et si oui, pourquoi composer ce genre de mosaïque plutôt que de choisir un sonnet-modèle et de le suivre comme Du Bellay le fait, par exemple, dans le célèbre sonnet 113 du même recueil ? C'est que, à mon avis, il ne s'agit pas ici d'« influence » au sens positiviste du mot, mais de tout autre chose. D'une part, comme Léonard Forster l'a bien montré 22, l'œuvre de Pétrarque fournit, plus encore qu'un répertoire de modèles, un vocabulaire et comme une syntaxe de l'amour pendant plus de deux cents ans. Les souvenirs de Pétrarque deviennent des formules qui finissent par constituer une espèce de grammaire et de dictionnaire qu'on pouvait reprendre et retravailler dans des combi- naisons toujours nouvelles, exactement comme Du Bellay le fait ici. D'autre part, en « citant » Pétrarque à des fins différentes, Du Bellay crée une tension entre l'attente du lecteur et la réalité du texte, une tension analogue à celle qui fait l'attrait des emblèmes les plus réussis, car c'est d'elle que jaillit la pointe qui donne à la composi- tion son éclat.

22. Tie Icy Fire. Five Studies in European Petrarcbism (Cambridge : The University Press, 1969), pp. 61-83.

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Anatomie de F emblème

L'image du cerf peut évidemment être considérée comme une formule visuelle ou iconographique remontant à YÉnéide (IV, 69 sq.), mais il semble bien qu'elle s'introduit dans la culture française par l'intermédiaire de l'emblématique. René d'Anjou en avait déjà utilisé une variation dans la devise qu'il prit à la mort de sa femme en 1453 : « Arco perlantare plaga non sana » avec un arc à la corde cassée, et on retrouve ensuite l'image, avec des variations sur le mot/devise déjà passé en proverbe, dans une ballade de Marot, des emblèmes de Gilles Corrozet et de Maurice Scève, ou dans la 16e nouvelle de YHeptaméron 23.

Ce qui est remarquable, c'est la position de l'image dans ce sonnet ; elle se trouve cantonnée dans le dernier tercet : on dirait une figure sur bois, distincte du texte qui l'entoure ou qui l'accompagne. On a de plus l'impression que le texte expose une situation de façon à la ramener enfin en conformité avec l'image, exactement à la manière dont le texte fonctionne dans un emblème 24. La clé se trouve dans les deux vers qui précèdent l'exposition de l'image même :

si au milieu du cœur Je sen' le fer, dont il fault que je meure ?

Tout tourne autour du substantif « fer », métonyme qui s'inscrit dans le lexique de l'amour grâce à la mythologie de Cupidon, mais qui ici, surprise ! évoque plutôt cette autre image presque aussi bien connue, celle du cerf. Le jeu combinatoire à la base de cette construction poétique caractérise aussi l'emblème qui, comme je l'ai montré ailleurs, dépend pour ses effets de la nouvelle combinaison de fragments d'ensembles bien connus (comme la mythologie grecque ou les Métamorphoses d'Ovide) dans des ensembles nouveaux de portée souvent surprenante 25 . Mais à la différence des emblèmes, le sonnet de Du Bellay présente un mouvement qui intègre tous ces éléments de provenance diverse dans une unité lyrique. Déjà, comme le cerf, l'amant cherche dans le premier quatrain à s'éloigner de la dame qui, elle, se trouve représentée en guerrière. Et cette préparation donne à l'image finale des résonances infiniment plus riches qu'elle n'aurait dans un emblème. Le sonnet reste plurivalent : l'emblème, celui de Corrozet par exemple, tout en exploitant les possibilités plurivalentes d'une image détachée de tout syntagme, limite son interprétation à une seule des possibilités.

Pour voir d'une façon plus précise ce que pouvait être une image emblématique dans la poésie française de la Renaissance, il faut regarder du côté des poètes, et surtout des poètes religieux de la fin

23. Gilles Corrozet, Hecatomgraphie (Paris : Denys Janot, 1540), sig. e7v, et Maurice Scève, Délie (Lyon, 1544), emblesme 18, « Fuyant ma mort j 'haste ma fin » et le dizain suivant. Voir également mon étude, « Emblematic Structures in Sixteenth-Century French Poetry », Jahrbuch für Internationale Germanistik, 14 (1982), 54-100, mais surtout pp. 65-66.

24. Mais l'emblème se trouve disposé d'une façon différente ; v. à ce sujet « L'Embléma- tique et la description dans la poésie française de Du Bellay ».

25- Voir mon Emblem and Device in France, Chap. IV.

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du siècle. Les exemples abondent dans la poésie d'Aubigné, de Sponde et de Chassignet 26. Dans le contexte de cette étude, pourtant, c'est l'exemple de du Bartas qui est sans doute le plus riche en renseignements. Ce n'est pas un hasard si Zacharias Heyns s'inspira largement de Du Bartas dans la composition de ses Emblèmes moraux 27 , et on se rappelle que Du Bartas se trouve parmi les poètes de la cour de Navarre dont Henri IV aime les vers qui lui laissent « la teste pleine de pensees excellentes, d'images et d'am- blemes ». En effet, sa Sepmaine, surtout dans la septième journée quand il traite de l'homme et de sa conduite éventuelle, ressemble à une collection d'emblèmes sans illustrations. L'homme apprendra des leçons de morale aux animaux et aux plantes qui l'ont précédé sur la terre, et Du Bartas présente ces leçons selon un modèle textuel qui rappelle celui de La Perrière dans J La Morosophie. Fondé sur le quatrain, un premier couplet décrit le signifiant tandis qu'un couplet supplémentaire propose une moralisation sentencieuse. Le tout se trouve en quelque sorte détaché du développement ambiant comme une illustration détache une scène de la nature et l'isole dans un espace où l'on est libre de la contempler d'une façon métapho- rique, sans tenir compte de son contexte dans un monde naturel, social ou économique :

Que le noble, le fort, l'opulent, & le docte, Soit comme roturier, débile, pauvre, indocte : Et voyant par les champs blondoyer la moisson Des espies barbotez aprene sa leçon, Qui plus sont pleins de grain, plus leurs testes abaissent : Plus sont vuides de grain, plus haut leurs testes dressent.

(VII, 495-500)28

Les vers trois et quatre décrivent le champ de blé, tandis que les vers cinq et six en tirent une leçon, précise mais implicite, et assez générale pour pouvoir s'adapter à l'arrogance de la noblesse, de la richesse ou du savoir. Autrement dit, ce passage esquisse une leçon morale universelle, inattendue par rapport à la tradition embléma- tique, riche pourtant en exemples de cette image, utilisée de multiples façons 29 . Tout concourt à faire de cette image un emblème nu, c'est-à-dire un emblème sans illustration.

Les exemples pourraient se multiplier, mais il est déjà possible de tirer quelques conclusions à partir de ceux qu'on vient de donner. Je me suis efforcé de montrer que l'emblème sert de miroir à de

26. Voir « Emblematic Structures in Sixteenth-Century French Poetry ». 27. Emblemata moralia (Rotterdam, 1625). Voir Robert J. Clements, Vieta poesis. Literáty and Humanistic Theory in Renaissance Emblem Books (Rome : Edizioni di Storia e Letteratura,

1960), p. 27. 28. La Sepmatne ou creation du monde, ed. Kurt Reichenberger (Tübingen : M. Niemeyer,

1963), I, 180. 29. V. Henkel et Schöne, Emblemata. Handbuch %ur Sinndilbkunst des XVI. und XVII.

Jahrhunderts (Stuttgart, 1967), cols. 321-322. Pour l'emploi, également emblématique, de cette image dans « L'Apologie de Raimond Sebond », v. D. Russell, « Montaigne's Emblems », French Forum, 9 (1984), 261-275.

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Anatomie de l'emblème

nombreux éléments qui marquent l'évolution de l'épistémè occiden- tale pendant les dernières décennies de la Renaissance. L'emblème montre l'homme de la Renaissance aux prises avec une nouvelle plurivalence de l'image, aux prises également avec l'analogie. Dans sa construction simplifiée, où certaines habitudes de la pensée analogique se trouvent exagérées, l'emblème fournit au chercheur un modèle intéressant pour l'étude de certaines structures poétiques chez des poètes aussi divers que Scève, Du Bellay, d'Aubigné, Du Bartas, Sponde, ou Chassignet. En outre, l'emblème permet de mieux comprendre la psychologie du décor intérieur, par exemple, de la pédagogie, des fêtes, et de bien d'autres aspects de la vie religieuse ou de la vie de Cour pendant la période qui s'étend de 1560 à I66O. Les livres d'emblèmes semblent avoir peu d'intérêt en eux-mêmes pour la recherche, mais dès lors qu'on les envisage comme des manifestations d'une mentalité symbolique, on voit à quel point l'emblème sous toutes ses formes nous aide à compren- dre une époque de transition des plus complexes.

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