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ANALOGIE ET UNIVOCITÉ SELON DUNS SCOT : LA DOUBLE DESTRUCTION Author(s): Olivier Boulnois Reviewed work(s): Source: Les Études philosophiques, No. 3/4, L'ANALOGIE (JUILLET-DÉCEMBRE 1989), pp. 347- 369 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41581843 . Accessed: 16/01/2013 09:34 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Les Études philosophiques. http://www.jstor.org This content downloaded on Wed, 16 Jan 2013 09:34:59 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

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ANALOGIE ET UNIVOCITÉ SELON DUNS SCOT : LA DOUBLE DESTRUCTIONAuthor(s): Olivier BoulnoisReviewed work(s):Source: Les Études philosophiques, No. 3/4, L'ANALOGIE (JUILLET-DÉCEMBRE 1989), pp. 347-369Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41581843 .

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ANALOGIE ET UNIVOCITÉ SELON DUNS SCOT : LA DOUBLE DESTRUCTION

L'analogie appliquée à la question de l'être mobilise toute l'histoire de la métaphysique, depuis les premières systématisations néo-platoni- ciennes jusqu'à la synthèse tentée dans les Disputations Metaphysicae de Suarez, et donc, dans la mesure où l'âge classique s'est appuyé sur des compendiums d'inspiration suarezienne, jusqu'à la pensée moderne dans son ensemble. Dans ce conflit où se joue l'interprétation de la Métaphysique d'Aristote, Duns Scot occupe une place remarquable : sa manière d'affirmer nettement l'univocité de l'étant a été ressentie par les médiévaux comme une ligne de fracture dans le champ continu de la scolastique, voire par les néo-scolastiques modernes comme la ruine de l'édifice de Yêpistême médiévale. Mais si tous s'accordent à reconnaître une coupure, chacun la définit en fonction des principes métaphysiques qui orientent son interprétation de l'univocité.

La scolastique tardive et la néo-scolastique ont construit cette coupure épistémique en termes de dispute scolaire : l'affrontement de deux jouteurs, défenseurs de thèses opposées, irréconciliables, définitives, des deux champions et théologiens officiels des grands ordres mendiants, Thomas d'Aquin pour les dominicains et Duns Scot pour les francis- cains. Solidement enraciné dans les institutions1, ce conflit interminable entre P « analogie thomiste » et 1' « univocité scotiste », désormais constitués en objets théoriques, se prolonge à l'infini dans la controverse

i. Certaines universités reconnaissaient statutairement trois chaires, de thomisme, de scotisme et de nominalisme. Voir P. Margalho, Escolios em ambas as lógicas : a doutrina de S. Tomas , do subtil Duns Escoto e dos nominalistas , Reprodução facsimilada da edição de Sala- manca, 1520, trad. M. de Pinto de Meneses, introd. W. Risse, Lisboa, 1965. Les Etudes philosophiques, n° 3-4/1989

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des écoles, sans progrès ni espoir de solution. Le duel entre Cajetan et Trombetta, les manuels scolaires qui construisent un admirable parallèle sur chaque question entre Thomas et Scot2, ou les invectives réciproques des néo-thomistes et des néo-scotistes au début du siècle3 en sont des témoignages obstinés, flamboyants et stériles.

Cette interprétation a l'avantage de situer le débat sur un plan spé- culatif, au cœur de la structure de la métaphysique, mais l'inconvénient d'en masquer l'origine et d'en dissimuler le sens véritable. Le grand apport des études historico-critiques fut en effet de restituer au débat sa genèse et d'en corriger la portée : il suffit de parcourir les notes de l'édition vaticane pour s'apercevoir que l'adversaire intime de Duns Scot sur le problème de l'univocité n'est pas Thomas d'Aquin, mais Henri de Gand. Cependant avantages et inconvénients échangent ici leurs rôles : si l'on met fin au dialogue fictif entre Scot et Thomas sans restituer à l'univocité scotiste son cadre et sa problématique concep- tuelle, on risque de perdre de vue son rapport à la question de la méta- physique. L'univocité risque de devenir un pur fait historique dont la portée philosophique ne permet ni une communauté de pensée ni un dialogue entre les auteurs.

Pour cette raison, lorsque E. Gilson propose une Introduction philo- sophique et non historique aux Positions fondamentales de Duns Scot, il se voit obligé de marquer dès le début les limites de son entreprise. « Chercher à comprendre les positions fondamentales du Docteur Subtil n'est aucunement le situer dans son temps. L'intérêt du philosophe ne peut pas ne pas faire tort ici à la vérité de l'histoire. Duns Scot a dialogué avec plusieurs autres théologiens, entre lesquels on peut dire qu'Henri de Gand était son interlocuteur de prédilection. Pour lui, Henri était plus important que Thomas ; pour nous, et en soi, le contraire est vrai. »4 II se pourrait que cette compréhension repose sur des pré- supposés qui n'échappent plus aujourd'hui à notre critique. Ceux-ci sont au nombre de trois : i / l'histoire, enquête sur les textes, et la philosophie, quête du sens, s'affrontent jusqu'à se « faire tort »; 2 / pour nous, philosophes et non-historiens, Thomas d'Aquin a plus d'impor- tance qu'Henri de Gand; 3 / en soi, pour la philosophie comme ras- semblement anhistorique du sens, il en va de même.

L'interprétation a un corollaire, qui touche précisément la doctrine de l'analogie et de l'univocité. Parlant curieusement d'un « dialogue

2. Pour une exposition des divergences : Macedo, Collationes doctrinae S. Thomae et Scoti, Patavii, 1560; Jean de Rada, Controversiae theologicae inter S. Thomam et Scotum , Venise, 1598 (4 vol.); en sens contraire, pour une conciliation : Constantin Sarnanus, Conciliatio dilucida omnium controversium quae in doctrina duorum summorum theologorum S. Thomae et D. Scoti passim leguntur , Rome, 1598 (rééd. Rome, 191 1).

3. A titre d'échantillon, R. de Courcerault, L'ontologie de Duns Scot et le principe du panthéisme, Htudes franciscaines , 24 (1910), 141-160; 423-440.

4. Jean Duns Scot , Introduction à ses positions fondamentales , p. 10.

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intérieur que Duns Scot poursuit avec Thomas d'Aquin »5, E. Gilson ajoute : « Ce qui permet aux dialogues philosophiques de se continuer, chaque partie restant contente d'elle-même mais surprise par l'obstina- tion de l'adversaire, c'est que les interlocuteurs ne parlent pas la même langue. La doctrine thomiste de l'analogie est avant tout une doctrine du jugement d'analogie (...) l'analogie à laquelle pense Duns Scot est beaucoup plutôt une analogie du concept . »6 Les deux philosophies sont condamnées à un dialogue de sourds, juxtaposées en une simple dis- parate, sans rapport entre elles, pas même de contradiction. Aucune communauté de langue ne permet de les penser. « Ce serait perdre son temps que de vouloir concilier les deux doctrines et, tout autant, de réfuter l'une par l'autre. L'origine de leur divergence est antérieure au conflit qui les met ici aux prises. »7

Cette méthode a le mérite de clore les débats scolaires sans tomber dans l'historicisme. Elle risque pourtant, Gilson le reconnaît lui-même, d'orienter les débats dans un sens qui « ne peut pas ne pas faire tort ici à la vérité de l'histoire »8. - Est-il donc possible qu'une langue commune permette de penser la diversité des doctrines autrement que comme un dialogue de sourds ou qu'une juxtaposition factuelle ? Peut-on étudier le sens d'une doctrine sans restituer la vérité de son histoire ? La question de l'analogie et de l'univocité permet ici d'en faire l'épreuve.

Sur ce point en effet, le dialogue entre les philosophes s'élabore et s'édifie indirectement par une commune référence au problème fon- damental de la métaphysique depuis Aristote : la pluralité des sens de l'étant. Cela suppose que soient construites et explorées trois questions préalables : 1 / Comment s'articulent les différents moments de l'entre- prise métaphysique, dans son commencement aristotélicien ? 2 / Dans quelle mesure l'interprétation historique et philosophique postérieure (la systématisation scolaire) est-elle fondée à penser l'unité de ces divers moments sous le titre d 'analogie ? 3 / A-t-on le droit de penser le déve- loppement historique de l'analogie (jusqu'à l'univocité même) comme le déploiement métaphysique de ses multiples dimensions ?

Bien entendu, ces questions ne peuvent être ici envisagées dans leur

5. Interprétation qui ne se contente pas de faire abstraction de l'histoire, mais va cer- tainement contre ses données. Nous pouvons cependant supposer que le corps du texte a été écrit avant l'introduction, citée n. 4, et donc avant que l'auteur ait pu appréhender toute l'importance historique d'Henri de Gand.

6. Id., p. 101. La définition de l'analogie thomiste est fort discutable, mais ce n est pas ici le lieu d'en traiter (voir cependant plus bas quelques remarques n. 73).

7. Id. y p. 102. 8. Id. p. 10, cité n. i. La disparate ainsi enoncee permet également, sans conciliation

ni réfutation, d'affirmer - gratuitement, il est vrai - la compatibilité des deux doctrines; ce qui reproduit sous une figure historico-critique la position conciliante de certains manuels scolaires : « It is the personal opinion of the author that the doctrine of St. Thomas and that of Duns Scotus are fundamentally compatible » (A. B. Wolter, The transcendentais and their function in the metaphysics of John Duns Scotus , New York, 1946, p. 31, n. 2).

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totalité9. En revanche, il est possible de présenter le rapport de Scot à chacune de ces questions : i / Comment l'exigence d'un savoir méta- physique induit-il l'affirmation de l'univocité de l'étant ? (destruction de l'analogie et instauration de l'univocité). 2 / L'univocité permet-elle de sortir de l'aporie dans laquelle se trouve la métaphysique aristoté- licienne ? 3 / L'univocité amène-t-elle un remodelage de la métaphysique dans sa structure essentielle ?

I. - La destruction de l'analogie conceptuelle

L'univocité est pour Duns Scot la condition de possibilité de la métaphysique dans son essence. Contre ses adversaires qui voient dans l'univocité une destruction de toute la philosophie10, il affirme le salut de la métaphysique dans et par son essence univoque : « Je dis que je ne détruis pas la philosophie, mais que ceux qui posent le contraire détruisent la philosophie. »u L'analogie se détruit elle-même, elle emporte dans sa dévastation la figure de la métaphysique qui en est solidaire, et fait place nette pour une refondation univoque de la méta- physique12.

Sous quelle figure la détruit-elle ? Ici, seule une lecture attentive de la Summa quaestionum ordinariarum d'Henri de Gand permet de recon- naître les termes de la destruction. Henri pose d'emblée le problème de Yens dans la perspective avicennienne de Y esse essentiae . Pour Avicenne, l'essence a un mode d'être propre, indépendant de l'existence : elle n'est ni une ni multiple, ni universelle ni particulière. Il y a donc un être propre des essences hors de leur existence actuelle dans les choses ou dans l'intellect qui les contient, c'est-à-dire hors d'un sujet donné13.

Avicenne admet qu'il y a une notion commune dans laquelle tous les étants se rencontrent, et qui en est prédiquée. « Mais on ne peut leur attribuer d'autre intention commune, telle qu'ils aient des dispo- sitions et des propriétés accidentelles communes, que Vêtre . En effet,

9. Pour la première, voir cependant P. Aubenque, Le problème de l'être cbe% Ar isto te, Paris, 1962. Pour la seconde, quelques indications succinctes dans l'article « Analogie » (O. Boulnois), Encyclopédie des concepts philosophiques , à paraître aux Presses Universitaires de France.

10. « Videtur enim quod hoc destruat totam philosophiam, ponere univocationem entis ad omnia » {Lectura I, 3, § 105 ; XVI, 264). Les références en chiffres romains renvoient aux tomes de l'édition vaticane; lorsque les références renvoient à la réédition Vivès de l'édition Wadding, elles sont précédées de ces initiales : WV).

il. « Dico quod non destruo philosophiam, sed ponentes contrarium necessario des- truunt philosophiam » (Id., §110; XVI, 265).

12. Puisque 1 exercice de la théologie présuppose l'unité de la métaphysique, l'univocité fonde également la théologie, même trinitaire. « Nisi ens importarei unam intentionem univocam, simpliciter periret theologia » (Id., § 112; XVI, 266).

13. Avie nne, Liber de philosophia prima , sive scientia divina IV, 2; éd. S. Van Riet, Lou- vain-Leiden, 9771 (I, 209, 83-85). Voir l'introduction de G. Verbeke.

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certains d'entre eux sont des substances, certains des quantités, et certains, d'autres catégories; et celles-ci ne peuvent avoir d'autre inten- tion commune, par laquelle ils soient connus avec certitude, que l'inten- tion d'être. »14 Mais l'être ne se prédique pas de façon identique et indif- férente à toutes choses : il n'est donc pas univoque. « Uêtre ne s'applique point à ces dix (catégories) de la même façon que l'animalité à l'homme et au cheval (parce que l'un n'a pas plus d'animalité que l'autre), ni de la même façon que la blancheur à la neige et au camphre (parce que l'une n'en a pas plus que l'autre) - ce qui amènerait être à l'univocité; en effet, on dénomme univoque ce qui s'applique à de nombreuses choses, mais toujours avec le même sens et sans aucune différence. »15 L'embarras aristotélicien devant la multiplicité des sens de l'être est encore présent chez Avicenne. Pourra-t-on dire cependant que l'étant est purement et simplement équivoque, comme chez Aristote ? Pas davantage, car l'intention d'étant comporte un contenu intelligible , qui s'attribue à tout ce qui est. Il n'y a donc plus une absolue diversité des sens de l'étant, comme désignant des réalités totalement différentes, mais homonymes . Ce contenu identique s'applique aux diverses choses qui sont, selon un ordre d'antériorité et de postériorité. « Il y a cepen- dant une intention dans laquelle ils se rencontrent selon l'antérieur et le postérieur; et elle revient d'abord à la quiddité qui est dans la substance, ensuite à ce qui vient après elle. »16

Comme le faisait déjà remarquer Aristote, l'étant signifie en premier lieu la substance, puis dans un rapport de dépendance ultérieur les autres catégories. Mais ici la question est posée en termes de contenus intelligibles, d 'intentions ou de concepts11. De ce fait, la raison d'étant a une unité inférieure à celle du concept univoque, mais supérieure à celle du terme équivoque, lequel serait incapable de donner matière à un concept commun. Il est dit par Avicenne, suivant les traductions latines, ambigu ou analogue . « Je dis donc que, bien que la priorité et la postériorité se disent de multiples manières, ils se rencontrent sans doute dans l'unité selon l'ambiguïté, puisque l'antérieur, en tant qu'il est antérieur, a quelque chose que n'a pas le postérieur, mais que le postérieur n'a rien que n'ait déjà ce qui est antérieur. »18 La rencontre,

14. « Sed non potest poni eis subjectum commune, ut illorum sint dispositiones et accidentalia communia, nisi esse. Quaedam enim sunt substantiae, et quaedam quantitates, et quaedam alia praedicamenta; quae non possunt habere communem intentionem qua certificentur nisi intentionem essendi » ( Liber de philosophia prima I, 2; I, 12, 14-18).

15. Le livre de Science I, Logique , Métaphysique , trad. M. Achena et H. Massé, Paris, 1965, p. 115.

16. Liber de philosophia prima I, 5; p. 40, 47-49. 17. Les deux termes sont en circulation, et proviennent respectivement de la traduction

latine ď Avicenne et de celle d'Algazel : cf. G. Verbeke, Introduction au Liber de philosophia prima , p. 136*, n. 42.

18. « Dico îgitur quod quamvis pnontas et posterioritas dicantur multis modis, tamen fortasse conveniunt in uno secundum ambiguitatem, scilicet quia priori, inquantum est prius, aliquid est quod non est posteriori, sed nihil est posteriori quod non habeat id quod

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ou la « convenance » des différentes catégories dans le concept d'étant se fait sous l'égide d'une ambiguïté fondamentale : ce n'est pas au même titre que les substances et les accidents sont dits de l'étant. Cette ambi- guïté est également traduite (et interprétée) comme une analogie appliquée au problème de l'être : « Donc être s'applique à ces catégories par degrés de plus ou moins, bien qu'il ait toujours le même sens ; et ce terme est appelé analogue . »19 - Sous le nom à? analogie, l'horizon aristotélicien de l'équi- vocité est donc définitivement abandonné, et l'unité de sens de l'étant affirmée au nom d'un concept identique de l'étant.

Dans cette perspective, c'est précisément en tant que nature défi- nissable, ou raison possible d'essence, que l'étant est considéré : dans son esse essentiae . L'étant est une notion absolument simple, qui embrasse tout objet de pensée, la forme transcendantale de nos représentations. Il est l'objet en général, le pur quelque chose, dont le contraire est le néant. « Il faut savoir que le plus commun de tous, qui contient toutes choses dans son extension analogue, est la chose (res) ou le quelque chose (aliquid) considéré de telle façon que rien ne lui soit opposé, sinon le pur rien (nihil). »20

L'étant est donc l'essence la plus simple de toutes, celle qui se prédique de toute chose qui est. A ce titre, elle est immédiatement présente à notre esprit, en tant que condition de possibilité de tous les autres concepts. « Nous dirons donc que la chose, l'étant et le nécessaire sont tels qu'ils sont imprimés sur-le-champ, d'une impression première. »21 Et Henri de Gand d'ajouter : « Il est nécessaire que tout ce qu'il arrive à l'homme de connaître soit <un> étant, si bien qu'il faut que la pre- mière raison connue soit la raison, l'intention d'étant, selon ce que dit Avicenne. »22 L'étant n'est pas acquis ni démontré à partir d'autres

est prius » ( Liber de philosophia prima IV, i; 184, 6-10). Sur le concept d'ambiguïté, voir H. A. Wolfson, The amphibolous terms in Aristotle, arabic philosophy and Maimonides, Harvard Theological Review. *1 (1038), 1 51-17?.

19. Le Livre de science I, p. 115-116, je souligne la seconde proposition. Cf. Metaphysices Compendium , trad. N. Carame, Rome, 1926, 1, 1, tr. 3, chap. 1, p. 25.

20. Henri de Gand, Quodlibet VII, i; Paris, 1518, f° 268 B : « Sciendum quod omnium communissimum omnia continens in quodam ambitu analogo est res sive aliquid , sic consi- deratum ut nihil sit ei oppositum nisi purum nihil, quod nec est, nec natum est esse, neque in re extra intellectum, neque etiam in conceptu alicuius intellectus, quia nihil est natum moveri intellectum nisi habens rationem alicuius realitatis. »

21. « Dicemus igitur quod res et ens et necesse talia sunt quod statim imprimuntur in anima prima impressione, quae non acquiritur ex aliis notioribus se » (Liber de philosophia prima I, 5; 31, 1. 1; 32, 1. 4).

22. Summa , 3, 1, 7, p. 68 : « Quicquid contingit hominem scire, necesse est quod ens sit, ita quod prima ratio scita oportet quod sit ratio et intentio entis, secundum quod dicit Avicenna. » - Il est significatif que dans ce texte, Henri (pas plus que Thomas d'Aquin dans les Quaestiones de veritate I) ne cite pas le concept de nécessaire : si ens (qui traduit l'è tant comme essence) et res (qui traduit l'étant comme existant) peuvent avoir un sens purement ontologique, il n'en va pas de même de l'être-nécessaire, qui renvoie à la dimension théo- logique de la métaphysique. Duns Scot répète cette omission, Or dinatio I, 3, § 22; cf. Jean Duns Scot, Sur la connaissance de Dieu et Vunivocité de Vêtant , Paris, 1988, trad. O. Boulnois, p. 91.

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notions plus connues que lui, puisque c'est toujours par rapport à lui qu'on les détermine.

Le problème de l'analogie appliqué à l'étant se pose, chez Henri comme chez Scot, dans l'ordre du concept intentionnel et non d'une proposition articulée. Car le concept premier, commun, d'étant « contient toutes choses dans son extension analogue ». En effet, il est l'unité commune à laquelle se ramènent toutes choses existantes ou pensables, Dieu et la créature, la substance et les accidents. Mais la transcendance de Dieu ne permet pas de l'établir sur le même pied que la créature : il doit rester radicalement distinct du créé, sans communauté réelle. « Il faut absolument dire que l'être n'est pas quelque chose de réel, de commun, où Dieu communiquerait avec les créatures. Et donc, si l'étant ou l'être est prédiqué de Dieu et de la créature, cela n'est que par une communauté de nom , aucunement par une communauté de chose . Et il n'est donc pas prédiqué univoquement, <ni> d'après la définition des (équivoques) par accident, mais d'une manière inter- médiaire, - analogiquement. »23 L'analogie du concept n'implique pas une communauté réelle entre Dieu et la créature, mais simplement une communauté nominale, partagée inégalement entre Dieu, étant

parfait, et la créature imparfaite, qui l'imite selon la ressemblance de l'effet à sa cause.

L'analogie du concept d'étant essaie donc de répondre à deux pro- blèmes simultanés : 1 / la signification d'un concept unique ayant une double référence. « Le concept réel par lequel quelque chose est conçu lorsqu'on conçoit l'être absolument, ou bien est le concept de la chose

que Dieu est, ou bien est le concept de la chose que la créature est, mais non le concept de quelque chose de commun à l'un et à l'autre. »24 Le concept commun n'est rien de réel, le concept réel n'est rien de commun; 2 / la relation de dépendance de la créature au créateur, qui est participé selon diverses raisons imparfaites. « La convenance dans une forme selon plusieurs raisons différentes, que l'on appelle conve- nance Limitation . »25 Le concept propre de la créature est réellement distinct du concept propre de Dieu.

Mais l'interférence entre ces deux questions rend lui-même ambiva- lent le concept d'analogie. Y a-t-il un seul concept de l'étant, commun à tous les étants quel que soit leur mode d'être ? - et dans ce cas le

problème de la signification est arraché au débat sur la référence. Ou bien y a-t-il deux concepts d'étants, reproduisant dans l'intellect la

23. Summa , 21, 2 (I, 124 F) : « Et immo absolute dicendum quod esse non est aliquid commune reale in quo Deus communicet cum creatura : et ita si ens aut esse praedicatur de Deo et creaturis, hoc est sola nominis communitate, nulla rei; et ita non univoce per definitionem univocorum, nec tamen pure aequivoce, secundum definitionem aequivocorum a casu : sed medio modo ut analogice. »

24. Id., I, 124 G. 25. Ibid.

ÉT. - 14

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dissymétrie créateur/créature ? - et dans ce cas le sens des concepts d'étant est alors assigné à chacun par sa référence. La réponse d'Henri de Gand croise les deux déterminations et manifeste avec éclat l'aporie métaphysique où il se trouve. Selon lui, le concept analogue est, confor- mément à la tradition des commentaires arabes, ambigu : il est à la fois un et multiple. « En effet, la nature de l'intellect est de ne pas pouvoir distinguer les choses qui sont proches, et de concevoir comme un celles qui, pourtant, dans la vérité de la chose, ne font pas un seul concept. »26 Cette théorie de Y accommodation dissimule mal ses difficultés les plus intimes. Comment le concept premier et le plus simple peut-il saisir adéquatement deux objets sous des raisons différentes ? Henri de Gand le déclare sans ambages : « Et pour cette raison, il y a une errance (error) dans ce concept. »27 L'errance peut-elle être ici autre chose qu'une erreur ? Et pour sauver la métaphysique, Henri ne ruine-t-il pas toute théorie de la connaissance en général ?

Telle est bien en tout cas l'objection de Duns Scot : « Et si tu dis que chacun possède dans son intellect deux concepts proches et qui, à cause d'une proximité d'analogie, semblent être un seul concept - contre cela semble aller le fait que dans ce cas, à partir de cette échap- patoire, toute démarche pour prouver l'unité univoque de quelque concept semblerait détruite : en effet, si tu dis que l'homme a un concept unique <se référant) à Socrate et à Platon, on te déniera cela, et l'on dira qu'il y en a deux, mais qu'ils "semblent un" à cause de leur grande ressemblance. »28 Le modèle empiriste d'un savoir construit par assi- milations successives ne satisfait pas aux exigences de la vérité : il est incapable de fonder le rapport d'adéquation à l'objet. Il faut donc, aux yeux de Scot, dissocier le problème de la conception commune, de celui de la dépendance réelle entre la créature et le créateur. L'exi- gence avicennienne doit être préservée : le concept d'étant doit être unique, certain et distinct. Car si l'étant est obtenu par la confusion de deux concepts antérieurs, brouillés et associés dans une relation d'analogie, ou bien l'on connaît la relation avant ses termes, et l'on ne connaît rien (une relation sans termes relatifs n'est rien), ou bien l'on connaît les termes distincts avant la relation qui les unit, et leur dis- tinction empêche toute confusion29. La preuve par l'absurde établit bien l'unité absolue et irrévocable du concept d'étant, comme tiers concept commun et antérieur à Dieu et à la créature.

Il faut donc aller plus loin qu'Henri de Gand, et dire du concept ce que celui-ci disait du mot. « Mais pour ce qui est du mot ( vox ) , l'un et l'autre des deux termes a pour nature, indifféremment, également et simultanément, d'être présenté dans le signifié de ce dont l'être est

26. Id., I, 123 S. 27. Ibid. 28. Ordinatio I, 3, § 30: trad, franc, p. 96. 29. Id § 34 ; trad, franç. p. 96.

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Analogie et univocité selon Duns Scot 355

<dit>. »30 Tandis qu'Henri de Gand distingue avec soin la vox (son articulé) dont l'unité s'applique pareillement à ses deux référents sans envelopper comme tel un contenu intelligible, et le concept qui emporte un mode d'intellection variable selon qu'il signifie Dieu ou la créature, Duns Scot reporte l'identité unifiée du mot sur le concept : un mot ne peut être dit communément et à l'identique de ses divers signifiés que si son concept est univoque. Le concept d'une vox unique est uni-voque.

L'univocité ne désigne pas le mode de prédication d'une raison à ses référents - ce qui restreindrait l'univocité conceptuelle au sujet de l'attribution (à l'exclusion de ses accidents et de ses propriétés, dites dénominativement) - , mais le contenu intelligible du prédicat en lui-même : « l'unité de raison de ce qui est prédiqué »31. « Et pour qu'il n'y ait pas de conflit touchant le mot d'univocité, j'appelle concept univoque celui qui est un de telle façon que son unité suffise à la contradiction, quand on l'affirme et le nie du même. »32 Tel est bien le cas du concept d'étant, commun à Dieu et à la créature, contrairement à ce qu'affirmait Henri de Gand.

II. - L'instauration de l'univocité conceptuelle

Les arguments de Duns Scot destinés à établir l'univocité du concept sont nombreux : lui-même en a dénombré dix, qui forment la trame sur laquelle se tisse la chaîne des objections et réponses33. Mais le pre- mier et le quatrième argument étaient à ses yeux les plus remarquables : « Tu te soucieras de la première raison et de la quatrième seule. »34

Dans sa formulation la plus brève, le premier argument sonne ainsi : « Tout intellect certain d'un concept et doutant de plusieurs pos- sède un concept dont il est certain, autre que les concepts dont il doute; le sujet inclut le prédicat. Mais l'intellect du voyageur peut être certain à propos de Dieu qu'il est <un) étant, tout en doutant de l'étant fini ou infini, créé ou incréé; donc le concept d'étant à propos de Dieu est autre que ce concept-ci et celui-là, de soi il n'est ni l'un ni l'autre et il est inclus dans l'un et l'autre. Donc <il est) univoque. »35 Le concept d'étant est certain, puisqu'il vaut pour toute chose et qu'il s'imprime

*0. Summa % 21, zad ̂ (I, 124 O). 31. Ordinatio I, 8, § 89 (trad, franç. p. 234) : « Ainsi l'univoque est ce dont la raison est

en soi une, que cette raison soit la raison du sujet, qu'elle dénomme le sujet, ou qu'elle soit dite par accident du sujet. »

32. Id., I, 3, § 26 (trad, franç. p. 94-95)- 33. Voir l'annotation manuscrite de Y Ordinatio I, 3, § 44 (trad, franç. p. 101-104). 34. Ibid.; trad, franç. p. 103. Duns Scot parle aussi à la distinction 8, § 51, annotation

manuscrite (trad, franç. p. 219) des « deux arguments de la distinction 3 ». 35. Ordinatio I, 3, § 27 (trad, franç. p. 95). L argument est justifie et developpe ^ 28-34;

Ordinatio I, 8, § 56, 58, 60-67, 69.

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356 Olivier Boulnois

dans notre intellect comme line notion primitive : de toute chose, connue ou inconnue (y compris Dieu dans un concept incertain), nous pouvons dire qu'elle est. Même si nous n'avons pas de certitude concer- nant l'application référentielle du concept (de Deo , de ente finito vel infinito , creato vel increato) , nous avons une certitude immédiate attei- gnant le concept d'étant (conceptus en tis). Le conceptas en tis de Deo main- tient grammaticalement distinctes les deux problématiques : la certitude sous-jacente à tous les doutes ( conceptus en tis, au génitif), l'application plus ou moins hasardeuse de cette certitude à propos de tel ou tel référent (de ente finito vel infinito , à l'ablatif). Le concept d'étant est d'emblée certain, d'une certitude fondatrice et antérieure à tous les doutes que nous pouvons avoir à l'égard des concepts qui le particularisent. Pour cela, il faut avoir poussé la doctrine de la communauté de l'étant plus loin qu'Henri de Gand lui-même, jusqu'à donner une consistance cohérente à la nature commune de l'essence, indépendante de ses infé- rieurs, distincte de ses déterminants, et donc identique dans ses diverses prédications, ce qui est le principal réquisit de l'univocité. La nature de l'étant est commune, neutre, indifférente à la créature et au Créateur. Elle permet l'institution d'un savoir métaphysique de l'étant en tant qu'étant, antérieur à toute élaboration théologique : une ontologie.

Cet argument reprend l'essentiel d'une remarque d'Avicenne36 : tous les hommes se représentent avec certitude le concept d'étant, mais ignorent si ce qui mérite ce nom d'étant doit être agent ou patient. Ici, la certitude au sens moderne se fonde sur la discernabilité ( certi- tudo) qui distingue la notion de ses déterminations postérieures. « Les choses qui sont les plus aisées à imaginer par elles-mêmes sont celles qui sont communes à toutes choses, comme la chose, l'étant, l'un, etc. Et pour cette raison, on ne peut démontrer d'aucune manière quelque chose qui les concerne par une preuve qui ne soit un cercle, ou bien par quelque chose qui soit plus connu que celles-là. C'est pourquoi quiconque veut en discourir tombe dans l'aporie, comme celui qui dit que la notion d'étant est ou bien ce qui est agent ou bien ce qui est patient : cette division est bien une division de l'étant, mais l'étant est plus connu que l'agent ou le patient. En effet, tous les hommes ima- ginent la notion d'étant, mais ignorent s'il doit être agent ou patient. »37

36. Comme le remarque S. F. Brown, « Avicenna and the unity of the concept of being : the interpretations of Henry of Ghent, Duns Scotus, Gerard of Bologna and Peter Aureoli » (Franciscan Studies , 25 (1965). p. 127, n. 26).

37. Liber de philosophia prima I, 5; p. 33, 1. 25-33 : « Quae autem promptiora sunt ad imaginandum per seipsa, sunt ea quae communia sunt omnibus rebus, sicut res et ens et unum, et cetera. Et ideo nullo modo potest manifesta« aliquid horum probatione quae non sit circularis, vel per aliquid quod sit notius illis. Unde quisquis voluerit discurrere de eis incidet in involucrum, sicut ille qui dixit quod certitudo entis est quod vel est agens vel patiens : quamvis haec divisio sit entis, sed tarnen ens notius est quam agens vel patiens. Omnes enim homines imaginant certitudiñem entis, sed ignorant an debeat esse agens vel patiens. »

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Analogie et univocitê sêlon Duns Scot 357

Le concept d'étant est certain dans la mesure où il est distinct, c'est-à-dire antérieur à sa division en agent ou patient, deux déterminations dis- jointes comme le sont chez Duns Scot la créature et le Créateur, la substance et l'accident38. - Mais le raisonnement de Scot n'est pas réductible à ses sources, puisque celles-ci n'en tirent pas les consé- quences ultimes, jusqu'à l'univocité. L'argument « du concept certain et douteux »3# consacre le primat du concept d'étant sur tout concept ultérieur, en particulier celui de Dieu. L'ontologie passe au premier plan de la métaphysique.

Le second argument s'articule rigoureusement, quoique discrète- ment, au précédent. « Soit une certaine "perfection absolue" a une raison commune à Dieu et à la créature, et l'on a notre propos. Soit non, mais seulement <une raison) propre à la créature, et dans ce cas la raison ne conviendra pas formellement à Dieu, ce qui ne convient pas <à l'hypothèse). Soit elle a une raison entièrement propre à Dieu, et dans ce cas il s'ensuit que rien ne doit être attribué à Dieu pour la raison que c'est une perfection absolue; car ce n'est rien dire d'autre que : puisque sa raison, en tant qu'elle convient à Dieu, dit une perfec- tion absolue, lui-même <l'attribut> est posé en Dieu. Et ainsi périra la doctrine » des perfections absolues40. Ce texte met ici en question l'articulation de notre savoir à propos de Dieu (théologie) et de notre concept d'étant (ontologie) au sein d'une « enquête métaphysique »41.

La théorie de la perfection absolue est tirée de saint Anselme, Mono- l 'ogion , chap. 15 : « Tout ce qui est en sus des relatifs, ou bien est tel qu'il est meilleur que <ce qui n'est) pas lui-même, ou bien tel que <ce qui n'est) pas meilleur soit sur un certain point meilleur que lui-même. <...) Certes, quelque chose est en tous points meilleur que <ce qui n'est pas) lui-même, c'est-à-dire : le sage est meilleur que le non-sage. <... En effet, la substance divine) seule est celle en regard de laquelle absolu- ment rien n'est meilleur, et qui est meilleure que toutes les choses qui

38. Certains scotistes, tel Guillaume de Vaurouillon (I Sent., d. 3; Venise, 1496, f° 1 Orb, cité par S. D. Dumont, The univocity of the concept of being in the fourteenth century : John Duns Scotus and William of Alnwick, Mediaeval Studies , 49 (1987), p. 9, n. 19), se plaisent à trouver chez Algazel l'origine de l'argument : « Si autem quaeritur an esse dicatur de his decern univoce vel aequivoce, respondebimus quod nec univoce nec aequivoce, quamvis aliqui putaverunt illud dici aequivoce <(...). Sed hoc totum quod dicunt, falsum est <(...) quia intellectus iudicat quod de omni vera est haec divisio, "vel est, vel non est". Si autem esse non continet nisi haec decern praedicamenta, tune divisio non comprehende- retur in duobus, nec intelligeretur hoc verbum, sed oporteret dici quod ens vel est substantia, vel quantitas, et sic usque ad decern <(praedicamenta) , et sic divisio fieret in decern, non in duo; hoc autem manifestum est, ex hoc quod diximus, scilicet quod quaestio "an est" qua quaeritur de esse, alia est ab ea qua quaeritur "quid est" » (Algazel, Metaphysics I, i, 4; éd. J. T. Mückle, Toronto, 1933, p. 24, 1. 29, 25, 1. 23). On sait cependant qu' « il ne s'agit ici que d'un résumé d'Avicenne » (G. Verbeke, Introduction au Liber de philosophia prima , p. 136*).

39. Ordtnatio I, 3, § 44, annotation marginale. 40. Ordinatio I, 3, § 38. L'argument est justifié et défendu contre des objections § 39-40;

I, 8, 70-74, 77-79. 41. Id., § 39.

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358 Olivier Boulnois

ne sont pas ce qu'elle est. »42 En vertu de cette doctrine, est une per- fection absolue et doit donc être attribué à Dieu tout ce dont la nature est supérieure à sa négation. La « règle d'Anselme » est un principe d'affirmation absolue de tout ce qui est positif dans l'essence divine, par la négation de toute négation : elle révèle du même coup ce qui est digne d'être attribué à Dieu, la perfection absolument positive.

Si l'on admet qu'il n'y a pas de moyen terme entre un concept propre (à un objet) et un concept commun (à plusieurs), il n'y a que trois manières d'attribuer les perfections absolues : i / La perfection absolue se dit dans un concept commun, neutre et identique à propos de Dieu et de la créature : l'univocité est alors démontrée. 2 / La per- fection se dit de la créature dans un concept propre, et non de Dieu : ce n'est donc pas une vraie perfection absolue attribuable à Dieu, et l'hypothèse est contradictoire. 3 / La perfection est propre à Dieu et exclusive de la créature : ce n'est pas nous permettre de l'attribuer à Dieu, mais simplement nous la rendre inaccessible. - Dialectique subtile, mais inexorable : si l'on n'admet pas l'univocité du concept d'étant, il faudra dire que Dieu est inconnaissable, et reconnaître « l'impossibilité d'atteindre Dieu en chemin »43.

Le concept univoque d'étant est le cadre préalable qui rend possible toute connaissance ultérieure de Dieu. En un sens positif, la méthode de l'enquête théologique peut être définie ainsi : « Toute enquête méta- physique à propos de Dieu procède en considérant la raison formelle de quelque chose, en supprimant de cette raison formelle l'imperfection qu'elle a dans les créatures, en réservant cette raison formelle, en lui attribuant totalement la perfection souveraine et en attribuant cela à Dieu. »44

L'univocité du concept d'étant ne détruit pas la métaphysique, mais la sauve, dans la mesure où il rend possible son articulation onto- théologique, et plus exactement où il sous-tend le rapport entre l'onto- logie et la métaphysique. Les deux raisons essentielles en faveur de l'univocité expriment en effet, pour la première, la condition primordiale de l'unité objective de l'ontologie, pour la seconde, la condition néces- saire de toute prédication théologique. Duns Scot les distingue et les met au premier plan, parce que leur articulation dessine la structure de toute recherche métaphysique45.

L'univocité du concept d'étant a pour fonction philosophique de poser un tiers concept fondamental, antérieur aux deux concepts de la créature et de Dieu, qui articule leur diversité et les rassemble dans une unité supérieure. Puisque toute comparaison et toute élévation

42. Ed. Schmitt, I, 28-29; cf. trad. M. Corbin, p. 87-89. 43. Ordinatio I, 3, § 44, annotation marginale. A4- là., § 30. 45. L'univocité est mise en rapport avec le concept de métaphysique dans V Ordinatio I,

3> S 17» 39. 77, 81» "7. "8. "4. iJλ 164, 174.

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Analogie et univocitê selon Duns Scot 359

de degré dans une réalité donnée suppose une mesure commune des deux degrés de perfection mis en jeu, l'attribution d'une perfection à Dieu suppose une unité fondamentale des deux termes, fini et infini46. Si « toute multiplicité se ramène à l'unité »47, si toutes les choses dis- tinctes et dénombrables supposent quelque chose de commun48, le concept ne fait pas exception : atteindre l'unité métaphysique fonda- mentale, c'est également rejoindre l'origine du pensable. Il est même possible d'appuyer ce raisonnement sur Aristote : la chose qui réalise au plus haut point une essence donnée est celle dont les autres choses de même raison tirent univoquement leur nature49. L'ontologie est le fondement qui articule le savoir de notre finitude et la théologie de l'infinité au sein d'une métaphysique.

Duns Scot prolonge l'interprétation avicennienne de la métaphy- sique tout en la transgressant sur un de ses principes majeurs : l'ambi- guïté analogique du concept d'étant. La destruction scotiste de la méta- physique passée n'est pas un rejet pur et simple, mais une relève, une reprise et une refondation de la diversité (celle des concepts confondus dans un même regard chez Henri de Gand) sur le fondement d'une unité préalable (celle du concept univoque). Le cœur de l'argumentation de Scot n'est pas de nier que le concept d'étant puisse avoir une unité d'analogie, mais de refuser qu'il soit exclusivement analogue. Il est vrai qu'il se rapporte à des titres divers à la diversité radicale des étants, mais il n'en faut pas moins lui accorder une unité supérieure. « Je dis que Dieu est non seulement conçu dans un concept analogue au concept de la créature, c'est-à-dire un concept qui soit entièrement autre que celui qui est dit de la créature, mais dans un concept univoque à lui et à la créature. »50 L'identité du concept d'étant préscinde et autorise la diversité de ses applications réelles. Il n'exclut pas l'analogie mais il la rend possible. L'analogie d'attribution est compatible avec l'unité univoque, car son unité inférieure repose sur l'unité supérieure du concept primitif51.

Cette instauration de l'analogie sur l'univocité était exigée par la cohérence de la pensée d'Henri de Gand. Elle était même parfois admise, au moins de manière tangentielle, chez celui-ci. Car certaines remarques trahissent le fait que le concept d'étant fonctionne déjà en un sens univoque, mais sans qu'il lui soit possible d'élever cela à la conscience, probablement sous le poids du double interdit d'Aristote et d'Avicenne. « En effet, une première espèce intelligible est abstraite du fantasme, grâce à laquelle sont conçus d'emblée par l'intellect les premiers concepts

46. Ordinatio I, 8, § 83. 47. Id., I, 3, § 44. 48. Id., I, 8, § 84. 49. Id., § 79 (cf. I, 3, § 108); cf. Aristote, Métaphysique a, i; 993 b 23-28. 50. Id., I, 3, § 26; trad, franç. p. 94. 51. Id., § 29 ; trad, franç. p. 95.

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360 Olivier Boulnois

intelligibles, ceux de Tétant, de l'un, du vrai, du bien et des autres intentions générales (...) de la même maniere aussi que Von abstrait une nature commune dans les univoques . »52

III. - La structure de la métaphysique détruite

Mais la destruction de l'analogie métaphysique, sous la figure qu'elle revêtait chez Henri de Gand, a une portée supérieure à ce que vise la simple controverse entre les deux théologiens. En effet, avec l'aporie de l'analogie henricienne, c'est aussi l'aporie centrale de la métaphysique aristotélicienne que Duns Scot dépasse. A la destruction de l'analogie est liée une deuxième destruction , celle de la métaphysique antérieure dans son ensemble.

Scot se rapporte constamment à la problématique centrale de la Métaphysique aristotélicienne, comme à l'origine de tout concept d'une métaphysique possible. Chemin faisant, il rencontre l'affirmation fon- damentale qui constitue celle-ci en tant que science à part, et lui donne sa tournure : « Il est une certaine science qui considère l'étant en tant qu'étant et ce qui lui appartient par soi. »53 Son objet est « ce qui est commun à tous les étants, ce qui est "par excellence dit de la totalité des étants", à l'exclusion des étants particuliers et spécifiques. »54 Le sujet premier de la métaphysique, l'étant en tant qu'étant, est commun, total et universel. - Mais précisément, le caractère absolument universel de cette science la rend aussi totalement indéterminée. Elle se heurte donc à un obstacle majeur : il n'y a en effet de science que de ce qui est défini, spécifié, délimité. Or l'étant et l'un (qui est une propriété conver- tible avec l'étant) ne signifient pas d'une manière unique, mais se disent en plusieurs sens56.

52. « Species enim prima intelligibilis ex phantasmate abstrahitur, qua per intellectual concipiuntur primo primi conceptus intelligibiles, entis scilicet et unius, veri et boni, et aliorum generalium intentionum ut generales sunt, non distinguendo in eis id quod est creatoris ab eo quod est creaturae (...) sicut etiam in univocis abstrahitur natura communis » (Summa, 24, 7; I, 144, I).

« Et hoc modo ens simpliciter tamquam universale quoddam creatum et increatum. Nihil enim reale commune significat creato et increato, non tarnen est pure aequivocum, sed partim univocum et partim aequivocum. E t quoad hoc quod habet rationem univoci potest distribuire simul pro creato et increato » (Id., 75, 6; II, 3x1, Z; je souligne). Ces textes ont été signalés, pour la première fois à ma connaissance, par S. D. Dumont, art. cité n. 38 (p. 5, n. xo).

53. Métaphysique I' 1, 1003 a 21 (cf. 3, 1005 a 29). Cf. Avicenne, Liber de philosopha prima , 1, 2, p. 1 2, 30-3 2 : « Igitur ostensum est tibi ex his omnibus scientiis quod ens, inquantum est ens, est commune omnibus his et quod ipsum debet poni subjectum hujus magisterii » ; Metaphysices compendium , p. 1. Sur cette question, cf. L. Honnefelder, Ens inquantum ens, Aschendorff, Münster, 1979.

54. Respectivement, 1 , 3, 1005 a 27-28; B, 3, 998 b 21 ; I, 2, 1053 * 20 («• K, 2, 1060 b 5); r, i, 1003 a 21 sq.

55. Métaphysique A, 9, 992019; r, 2, 1003*3"; E, 2> I026 a 32 sq.; Z, i, 1028*10; H, 2, 1042^25-26; 0, i, 1045^27; Topiques , I, 15, 106 a 9; 107 a 3-17; Eth. Nic. II, 5, 1106 b 31; Physique I, 2, 158 a 20, b 5.

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Analogie et univocité selon Duns Scot 361

Comment peut-il y avoir désormais un savoir ou un discours concer- nant l'étant, ainsi dispersé dans la multiplicité de ses significations ? - « Ne pas signifier une unité, c'est ne rien signifier du tout, et si les noms ne signifiaient rien, du même coup serait ruiné tout dialogue entre les hommes et même en vérité avec soi-même. »56 La multiplicité des sens de l'étant nous contraint à considérer comme vide le nom qui le signifie, et comme contradictoire l'entreprise métaphysique qui tente de le penser. Si l'intellect ne connaît pas « quelque chose sous la raison d'étant en commun », « la métaphysique n'est pas une science pour notre intellect », et « la métaphysique n'<est> pas plus une science transcen- dante que la physique »57.

L'équivocité de l'étant, dont Aristote a pris la mesure, rend impos- sible toute prédication scientifique (reposant sur une synonymie) à son égard. Ainsi, l'attribution de l'être aux étants ne trouve pas son fondement dans une universalité objective : l'étant en tant qu'étant n'est pas une réalité commune, il est au-delà des genres, des derniers universaux qui peuvent entrer dans le discours. L'étant n'est pas une unité pouvant faire l'objet d'un savoir unique. L'existence même d'une métaphysique comme science est donc menacée par la multiplicité des sens de l'étant.

Nous nous heurtons donc à une aporie fondamentale dans la cons- titution de la métaphysique58 :

1 / Toute science porte sur un genre déterminé et univoque. 2 / L'étant n'est pas un genre : il se dit en plusieurs sens, de manière

équivoque. 3 / La métaphysique est une science de l'étant en tant qu'étant.

Les trois propositions, dans la sécheresse de leur énoncé, sont vraies simultanément, et compatibles deux à deux, mais non toutes trois ensemble. Tant que leur contradiction ne sera pas surmontée, la métaphysique, comme « ontologie », sera aussi impossible qu'elle est apparue nécessaire.

Aristote traverse l'aporie sans réellement la surmonter, mais en réduisant ses termes par un jeu de distinctions. En premier lieu, il nuance la thèse (n° 2) de l'équivocité de l'étant dans un texte essentiel de la Métaphysique : « L'étant se dit en plusieurs sens, mais relativement à une unité, à une seule nature déterminée. »59 II est en effet possible de réduire ces significations diverses à une unité sous- jacente, à laquelle chacune se rapporte à sa manière, et vers kquelle toutes convergent.

56. Métaphysique I' 4, 1006 b 7-9. 57. Respectivement, Duns Scot, Ordination I, 3, § 118 (trad, franç. p. 133); § 117 (p. 132-

133)- 58. Cf. P. Aubenque, Le problème de I etre chez Aristote , p. 222. 59. Métaphysique T, 2, 1003 a 33-34.

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362 Olivier Boulnois

La diversité catégoriale se réfère à un terme unique, fondamental. Ce terme, qu'Aristote nomme Yousia (essence, traduit en latin par substantia ), sera la première catégorie, celle qui ordonne vers l'unité les diverses significations de l'étant. C'est ce que G. L. E. Owen appelle avec exactitude « unité focale de signification »60, et qui est entré dans la tradition des commentateurs latins sous le titre ambigu ď « analogie d'attribution »Ä1.

Mais de ce fait, la connaissance de l'étant, comme objet commun inaccessible, se réduit à celle de l'essence (substantia) , comme référence connaissable : l'objet de la métaphysique se modifie à la mesure de la détermination de sa cognoscibilité. « Cette question qui jadis, maintenant et toujours, a été posée, et est toujours restée dans l'aporie, "qu'est-ce que l'étant ?", est en fait celle-ci : "qu'est-ce que l'essence ?". »62 Pour sortir de l'aporie où la confinait la multiplicité des sens de l'étant, la métaphysique doit abandonner son projet de savoir commun de l'étant, pour se ramener à un discours sur l'essence. - Suivant l'acte de préfi- guration de la métaphysique comme science, celle-ci devient une ousiologie .

Il faut cependant remarquer que la philosophie d'Aristote ne se cantonne pas dans une telle description des essences. Car la science de l'essence ne pourrait elle-même être une que si toutes choses pouvaient être ramenées à une seule nature. Mais, outre les étants mobiles et non séparés de la matière, qui sont par essence l'objet de la physique, Aristote reconnaît des essences immobiles et non séparées, dont traitent les mathématiques, et l'on peut encore déterminer l'existence d'une troisième science, dont l'objet serait de savoir « s'il y a quelque chose d'éternel, d'immobile et de séparé »63, c'est-à-dire l'existence d'une théologie . Cette tripartition de la philosophie spéculative dessine la figure complexe de la science qui sera reconnue plus tard sous le nom de métaphysique. En effet, si la métaphysique est la science première, il faut nécessairement que, des trois parties de la philosophie théorique, « il y en ait une pre- mière et d'autres postérieures »64. Ainsi, la théologie constitue la vérité ultime de la métaphysique, articulée de manière complexe.

Duns Scot ne l'ignore pas, qui reprend cette détermination en faveur de la cognoscibilité de Dieu : « La métaphysique est une théologie à propos de Dieu, et concernant principalement les réalités divines. »65

60. Focal meaning : voir l'exemple de la santé, Id.t 1003 a 34 sq. Cf. G. L. E. Owen, Logic and Metaphysic in some earlier works of Aristotle, Aristotle and "Plato in the Mid- Fourth Century (Proceedings of the first symposium aristote licum, Oxford i9J7)y Göteborg, i960, p. 169.

61. Sur 1 origine de ce concept chez les commentateuts arabes, voir n. 18, et l'article d'A. de Libera, dans ce cahier consacré à l'analogie.

62. Métaphysique Z, 1, 1028 b 2-4. 63. Id. E, i, 1026 a 10. 64. Id. r, 4, 1004 a 4. 65. Ordinatio I, 3, § 5 (trad, franç. p. 84). Cf. Métaphysique E, 1, 1026 a 21-23.

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Analogie et univocitê selon Dims Scot 365

Tandis que le primat de l'essence lui venait de sa référence universel- lement unifiante, le caractère premier de la théologie tient à l'éminente dignité de son objet, mais non à son caractère universel : l'essence divine, quand bien même elle est la plus excellente, n'est qu'une essence parmi d'autres. Elle ne donne plus lieu à un savoir universel, mais à une recherche particulière. « Ce pourrait être une aporie, que de savoir si la philosophie première est universelle, ou si elle porte sur un genre défini et une nature singulière. »66 Lorsque Aristote cherche à penser la métaphysique comme universelle parce que éminente, il s'agit d'une tentative de conciliation entre les deux exigences fondamentales de la métaphysique : être universelle et être première. « S'il y a quelque essence immobile, elle sera première et constituera la philosophie pre- mière, et son objet serait de considérer l'étant en tant qu'étant, ce qu'il est et ce qui lui appartient en tant qu'étant. »67

Le parcours de l'aporie des sens de l'étant, qui permet de préfi- gurer la métaphysique dans son ébauche aristotélicienne, suppose donc deux déplacements : de l'étant dispersé en diverses catégories à l'essence comme foyer de référence, c'est-à-dire de Yontologie à Vousio logie, puis des multiples types d'essence à l'unité de l'essence divine, de Yousiologie à la théologie . L'unité de la métaphysique, comme structure katholou- protologique 68, repose donc sur une double restriction, et sur leur conci- liation dans une structure à la fois diverse et une, ousiologique et théolo- gique. La considération programmatique et impossible de l'étant en tant que commun à toutes choses cède le pas à la pensée effective de l'essence et du divin. En ce sens l'aporie originelle n'est pas surmontée chez Aristote, elle est simplement recouverte par des articulations ulté- rieures, reconnues par les commentateurs arabes comme une ambiguïté.

Face au projet initial d'une métaphysique de l'étant en tant qu'étant, l'unité problématique de la science recherchée par Aristote apparaît comme un rapport de deux rapports. L'unité du logos qui traite de Von est à ressaisir derrière la double orientation des discours parlant de Vousia et du théos. Pour fonder l'ontologie comme science, il est nécessaire de constituer un savoir véritable de ce double rapport. A ce titre, la traduction de 1' « ambiguïté » des sens de l'étant en arabe, par le concept d 'analogia, qui transcrit en latin le rapport de rapports, la « proportion » de la langue grecque, ne peut pas être interprété comme un simple accident historique dépourvu de signification. Il permet de penser en un même concept l'ambivalence des significations de l'étant et les rapports constitutifs de la métaphysique. Mais désormais l'analogie cesse de mesurer de l'extérieur l'inachèvement de la métaphysique. Elle passe du métalangage réflexif de l'historien au contenu même de la

66. Métaphysique E, i, 1026*23-25. 67. E, i, 1026029-32. 68. Le concept est mis en relief par R. Brague, Aristote et la question du monde , Paris, 1988.

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pensée philosophique, du statut d 'interpretans à celui à'interpretandum. Tandis que l'aporie aristotélicienne entraînait l'abandon de l'idéal

d'une science de l'étant comme tel (thèse n° 3), pour s'en tenir au sens premier de l'essence, la problématique médiévale, forte de son emploi de l'analogie, va considérer cette exigence comme intangible, et, à partir de cette certitude, écarter les difficultés que constituent les autres thèses construisant l'aporie. Lorsque la métaphysique se recourbe sur son propre passé, elle restreint les exigences d'unité inhérentes à la science recherchée, et s'interroge sur l'unité de son objet. La question principale devient alors : « Qu'est-ce que l'unité, s'il est vrai qu'elle doit permettre à l'étant de devenir l'objet unifié d'une seule science ? » - On le voit, dans une telle interprétation, la métaphysique n'est plus tenue pour un programme, mais pour une science effective. C'est au contraire le statut de son objet multiple qui doit être problématisé, si l'on veut en légitimer l'existence.

Aristote fournit une définition remarquablement équivoque de l'unité : « Ce qui est un, l'est, ou selon le nombre, ou selon l'espèce, ou selon le genre, ou par analogie : selon le nombre, ce sont les étants dont la matière est une; selon l'espèce, les étants dont la définition est une; selon le genre, les étants dont on affirme la même figure de prédi- cation; enfin, par analogie, toutes les <choses> qui sont l'une à l'autre comme une troisième l'est à une quatrième. »69 II y a donc quatre degrés d'unité, qui vont en décroissant au fur et à mesure que leur extension va croissant : pourtant, les trois premières, celle de l'individu, de Y eidos , des catégories (comprises ici comme des genres ultimes) supposent une unité réelle fondamentale, alors que la proportion s'étend précisément entre des natures qui n'ont pas même leur mode de prédication en commun. Ainsi, bien que l'étant ne soit pas un genre, on peut tenir sur lui un discours qui a une certaine unité, inférieure encore à celle des catégories : un discours dont l'identité est seulement celle du rapport des termes entre eux, selon une égalité de proportion.

Il est alors aisé de considérer l'unité focale des significations de Métaphysique T, 2 comme un cas particulier de cette unité analogique du discours. Thomas d'Aquin n'hésite pas à le faire : « Et ceci peut être reçu de deux manières, ou bien en ce que deux choses ont différents rapports à une unité : de même que le sain ( sanativum ) dit de l'urine signifie un rapport de signe de la santé, et que dit de la médecine, il signifie un rapport de cause à l'égard de cette même santé. »70

L'interprétation scolastique opère donc un déplacement au sein de la problématique aristotélicienne : plus exactement, elle effectue au sein

69. Métaphysique A, 6, 1016 b 31-35. 70. In Metaphysicam V, 8, § 879 (Marietti, p. 236 b). L'analogie revêt donc deux sens,

l'attribution ici, et la proportion (dans la suite du texte). Ils ne sont nullement antagonistes, comme le supposent certains commentateurs, mais au contraire se complètent et plus exac- tement se chevauchent lorsqu'il s'agit de penser l'unité des sens de l'étant.

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des textes aristotéliciens le déplacement qui avait déjà été théorisé par Aristote lui-même, sous le nom grec de métaphore . En effet, « la méta- phore est l'application d'un nom impropre, par déplacement, soit du genre à l'espèce, soit de l'espèce au genre, soit de l'espèce à l'espèce, soit selon un rapport d'analogie »71. Le discours analogique reste rigou- reux même si c'est par la scientificité la plus ténue, et selon le degré zéro de l'unité. C'est lui qui est régulièrement à l'œuvre dans les classi- fications naturelles : lorsqu'on essaie de classer des espèces qui n'ont pas d'unité générique, comment penser une unité supérieure, sinon par une analogie de structure72 ? - Et ce qui fonde l'anatomie comparée ne pourrait-il pas fonder une métaphysique comme science ?

Duns Scot se heurte à la même interprétation lorsqu'il veut établir Punivocité de l'étant : Aristote « veut encore <dire>, dans la Métaphy- sique IV, au commencement, que l'étant est dit des étants comme "sain" des choses saines, et que la métaphysique est une science unique, non point parce que toutes les choses dont elle traite seraient dites "selon l'un", mais "vers l'un" : non pas univoquement, mais analogiquement. Donc le sujet de la métaphysique n'est pas univoque, mais analogue »73. Même si l'étant n'est pas synonyme, dit en un sens unique, mais homo- nyme, quoique dit par référence à l'essence, il peut faire l'objet d'un certain discours unifié par l'analogie d'attribution.

Il est désormais nécessaire de faire surgir une troisième affirmation, selon laquelle l'équivocité des sens de l'être n'est pas absolue, mais peut être ramenée à une unité d'analogie. Cela semble nécessaire à partir du moment où Aristote affirme à la fois qu'il y a une unité de référence des divers sens de l'être, et que l'unité du discours qui trans- cende les genres est l'unité ténue du discours analogique. Bien que cette conclusion ne soit pas présente dans le texte d'Aristote, elle semble appelée par la convergence des deux doctrines. A partir du moment où l'interprète cherche à privilégier la naissance de la métaphysique comme science, cette conclusion semble nécessaire : il doit y avoir une unité analogique, relative, des différents sens de l'être.

C'est ainsi que Thomas d'Aquin s'est cru autorisé à parler d'une « analogie d'attribution », pour traduire l'unité de référence par rapport à un terme unique. Cette interprétation, qui ne peut s'autoriser d'aucun texte d'Aristote, peut néanmoins se tirer d'une nécessité plus forte que la précision historique : celle de la constitution d'une métaphysique, encore impossible chez Aristote. Thomas d'Aquin peut donc réinter- préter l'aporie initiale en faveur d'une science de l'étant en tant qu'étant :

« Toutes les choses qui reçoivent communément la prédication d'une unité, même si elle est prédiquée, non point univoquement,

71. Poétique, chap. 21, 57 b 6. 72. Parties des animaux , chap. 4. 73. Ordinatio I, 3, § 153 (trad, franç. p. 148).

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mais analogiquement, relèvent de la considération d'une seule science. Mais l'étant est prédiqué de cette manière de tous les étants. Donc tous les étants relèvent de la considération d'une seule science, qui considère l'étant en tant qu'il est étant, à savoir autant les substances que les accidents. »74

Nous retrouvons les trois thèses qui construisaient l'aporie aris- totélicienne, reformulées selon une perspective analogique :

1 / Toute science est science d'une certaine unité. 2 / L'étant possède une unité minimale : celle de l'analogie. 3/II existe une science de l'étant en tant qu'étant.

Mais tandis que les trois thèses restaient incompatibles chez Aristote, si bien que la troisième restait indémontrée, leur ensemble constitue chez Thomas d'Aquin un syllogisme, c'est-à-dire un véritable savoir scientifique, qui démontre la dernière thèse. La métaphysique devient possible comme science.

Cette unité encore problématique paraît cependant insuffisante aux yeux de Scot.

IV. - L'instauration métaphysique

Dans la perspective qui est la sienne, l'unité intelligible du concept d'étant est plus fondamentale encore que la multiplicité des rapports réels que celui-ci enveloppe. La prédication de l'étant est simple, absolue et indifférente : en elle-même, elle n'inclut aucun renvoi du signifié à un autre signifié. « Esse bedeutet für Scotus die je verschiedene Ver- wirklichung einer bestimmten Wesenheit, es konstituiert aber kein innerlich alle Seienden in eine transzendentale Einheit beziehendes Band. »75

La réponse scotiste à toutes les difficultés de la métaphysique de l'analogie consiste à traiter l'étant comme une unité transcendantale commune à tous les genres. Ainsi, de même qu'il y a une attribution des espèces au genre, sans que l'unité réelle de celui-ci soit compromise, il y a une attribution des genres à l'étant, qui permet encore de concevoir son unité76. Et lorsque Aristote écrit « dans le genre se cachent des équi- vocités »77, il nous donne un modèle pour penser l'unité de l'étant, où se cache pourtant une équivocité catégoriale. Pas plus que leur équivocité interne n'empêche l'unité des genres, l'équivocité des sens

74. In Metaphysicam IV, 1, § 534 (Marietti, p. 151). 75. G. Scheltens, Die thomistiscbe Analogielehre und die univo^itätslehre des J. Duns Scotus ,

p. 338. 76. Ordinario I, 3, § 162 (trad, franç. p. 152). 77. Physique VII, 4, 249 a 22-23. Cf. Ordinario I, 3, § 163 (trad, franç. p. 152).

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de l'étant n'interdit vine univocità transcendantale. « Malgré l'ordre » de dépendance des catégories les unes envers les autres, « il peut bien y avoir univocità »78.

Le réquisit commun de tous ces arguments est la réduction de l'étant réel à son concept . Car la diversité des catégories est interprétée par Duns Scot comme une inclusion réelle des genres dans la communauté de l'étant (quoiqu'il ne soit évidemment pas divisé par des différences qui lui soient extérieures), et non comme une dispersion inhérente à la manière de le signifier. De ce fait, la diversité réelle des genres ne porte pas atteinte à l'unité de l'étant, car celle-ci n'est pas atteinte dans la chose, mais simplement dans le concept. « Toutes les autorités qui se trouveraient dans la Métaphysique et la Physique et qui toucheraient cette matière peuvent être expliquées par la diversité réelle des choses dans lesquelles il y a une attribution, diversité avec laquelle l'unité du concept abstrayable de ces choses est cependant compatible. »79

La destruction scotiste a donc déplacé la question : de la diversité des sens de l'être à leur unité transcendantale, de la réalité des choses à l'intelligibilité du concept, c'est-à-dire de la métaphysique à la logique . Le physicien et le métaphysicien considèrent les choses dans leur réalité, et le logicien n'a égard qu'à la signification des concepts. Le concept de corps, par exemple, ne désigne pas la même réalité selon qu'il s'agit d'un corps céleste ou d'un corps terrestre. Le logicien affirmera donc que c'est une même raison de corps qui est réalisée dans les deux cas, tandis que le métaphysicien ou le physicien, qui ne considère que la corporéité effective des deux objets, y verra une équivocité80.

Ces remarques apparemment anodines entraînent une conclusion qui l'est moins. Car si l'enquête métaphysique, comme l'a établi Scot, repose sur l'univocité du concepty il faut admettre qu'elle repose sur un autre fondement qu'elle-même, puisque Vêtant est analogue pour le philosophe réel . La destruction de l'aporie métaphysique se fait sur une fondation logique, et non plus métaphysique : « Ce n'est pas une équi- vocité pour le logicien (...); mais pour le philosophe réel, c'est une équivocité, car il n'y a pas là d'unité de nature. »81 Pour sortir de l'aporie, la métaphysique doit sortir d'elle-même et se soumettre aux lois de la logique. Avec Duns Scot, la métaphysique se retire dans une autre

78. Ordinatìo I, 3, § 164 (trad, franç. p. 153). 79. Ordinatìo I, 3, § 163 (trad, franç. p. 152). 80. « Ad aliam rationem dicendum est quod Naturalis, et etiam metaphysicus ipsas

res considérant. Logicus autem considérât res rationis. Et ideo multa sunt univoca apud Logicům, quae dicuntur aequivocum apud Naturalem. Naturalis enim diceret, quod corpus aequivoce dicitur de corpore superiori et inferiori. Sed Logicus diceret quod de utroque diceretur univoce. Unde a quibuscumque potest logicus abstrahere unam rationem commu- nem, dicuntur illa in ratione communi uniri, vel univocari. (...) dicendum quod, quia primus Philosophus considérât res secundum suas quidditates, et in re est ita quod quaedam res ad invicem habent habitudinem, ideo dicit primus Philosophus quod ens dicitur de substantia et de accidente analogue » ( Super libros elenchorum , q. XV, WV, II, p. 22 b).

81. Ordinatìo I, 3, § 163 (trad, franç. p. 152).

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problématique : elle abandonne le terrain des rapports jéels, concrets, entre la substance et l'accident, Dieu et la créature. Elle se maintient dans l'ordre logique des concepts, dont l'unité fonde la connaissance de Dieu comme de la substance.

La destruction scotiste ne remet donc pas en question l'analogie comme telle. Elle se borne au contraire à la refonder sur une unité supérieure. L'univocité scotiste ne nie pas le travail de construction analogique de l'édifice métaphysique, elle le reprend, l'assume et lui donne une unité supérieure. Cette reprise de la même structure sur un nouveau fondement est en même temps une transformation radicale. « Tous les maîtres et tous les théologiens semblent user d'un concept commun (univoque) à Dieu et à la créature, quoiqu'ils se contredisent en parole quand ils l'appliquent, car tous, ils se rencontrent en ceci, qu'ils admettent des concepts métaphysiques, et qu'en écartant ce qu'il y a d'imperfection dans les créatures, ils attribuent à Dieu ce qu'il y a de perfection, comme la bonté, la vérité, la sagesse. »82 Les discor- dances verbales entre les philosophes et les théologiens n'empêchent pas un accord de fond sur l'essence de la métaphysique. Lors même que les auteurs tiennent pour l'analogie dans la connaissance de Dieu, ils font usage en réalité de l'univocité, sans quoi ils n'en connaîtraient rien. Màis plus radicalement, ce sont toutes les thèses énoncées en faveur de l'analogie, y compris celles de saint Thomas, qui sont détruites plutôt que niées, puisque sauvegardées et refondées dans une unité supérieure.

S'il y a compatibilité entre l'interprétation analogique et la com- préhension univoque de la métaphysique, c'est une compatibilité à sens unique. Du point de vue de Scot, la plus grande unité (univoque) est compatible avec une moindre unité (analogique), puisqu'elle la soutient. Mais du point de vue de la figure antérieure de la métaphy- sique, qui admet seulement l'unité moindre de l'analogie, une telle conci- liation n'a pas de sens. Y consentir reviendrait à succomber, comme nombre de commentateurs, au piège de l'ouverture : poser la simple compatibilité des deux métaphysiques, ce n'est pas se situer dans l'espace neutre d'un dialogue (fût-il de sourds), c'est déjà endosser le présupposé scotiste et la destruction de la métaphysique analogique qu'elle emporte avec soi. Au-delà d'ime simple diversité contingente d'options philo- sophiques de base, au-delà d'une pure juxtaposition d'interprétations incommunicables, l'analogie et l'univocité de l'étant se rapportent toutes deux à la question des sens de l'étant, la première comme son articulation diversifiée, la seconde comme son unité fondamentale.

82. "Lectura I, 3, § 29 : « omneš magistři et theologi videntur uti conceptui communi Deo et creaturae, licet contradicant verbo quando applicant, nam in hoc conveniunt omnes quod accipiunt conceptus metaphysicales et removendo illud quod est imperfectionis in creaturis, attribuunt Deo quod est perfectionis, ut bonitatem, veritatem et sapientiam » (XVI, 235).

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L'ujnivocité scotiste donne donc lieu à une double destruction méta- physique : tout d'abord une destruction du concept analogue, tel qu'il est appliqué par Henri de Gand à la connaissance de Dieu; ensuite une destruction des théories traditionnelles de l'attribution et de l'unité proportionnelle des genres de l'étant. Cette seconde destruction outre- passe le débat historique entre Duns Scot et Henri de Gand, pour s'enraciner directement dans l'aporie aristotélicienne de la métaphysique. La prédominance du concept d'étant dans la spéculation sur Dieu et sur la créature, sur la substance et l'accident, détruit cette « moindre unité » de la métaphysique passée, dont l'objet n'est unifié que par analogie, au profit d'une unité supérieure, absolument simple et primordiale. Pour la métaphysique antérieure, que ce soit celle de Thomas d'Aquin ou d'Henri de Gand, la prédication de l'étant est toujours relative : l'étant fini est immédiatement posé comme participant de l'être; l'ana- logie fait surgir la relation intime de toute créature envers son créateur : l'être de tout étant lui est donné par l'être comme acte pur, Yipsum esse subsistens. Mais pour Duns Scot l'être de l'étant est diversifié au même titre entre l'étant infini et l'étant fini : la détermination des modes d'être n'est plus la reconnaissance d'une dépendance et d'une parti- cipation essentielle. L'instauration de l'univocité de l'étant est donc le grand tournant de la métaphysique : cette science n'est plus, comme chez les commentateurs arabes, Thomas d'Aquin ou Henri de Gand, la diversification analogique de l'un dans le multiple, à laquelle correspond un discours encore dispersé ; elle produit un concept unique, premier, fondamental, qui fonde une science transcendantale, bientôt nommée metaphysica generalis , et dans lequel est inclus un concept déterminé de Dieu, objet de la prochaine metaphysica specialis .

La marche à l'univocité n'est donc pas un accident de l'histoire de la métaphysique, mais une involution sur son fondement et sur son unité. La figure inachevée de la métaphysique de l'analogie, encore problématique et diversifiée, apparaît désormais comme inadéquate face à l'essence univoque de la métaphysique. Au moment où celle-ci découvre la source de sa vérité et le fondement sur lequel elle pourra se construire, son discours articulé peut s'identifier avec son œuvre unifiante. C'est précisément alors que le sol se dérobe : la métaphysique doit faire fond sur l'abîme de la logique. L'achèvement qui la porte à la perfection est aussi le moment où elle atteint sa limite.

Olivier Boulnois.

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