an1 rel naratifs ciuchindel

Upload: morosanu-anca

Post on 06-Jul-2018

228 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    1/136

    LUMINIŢA CIUCHINDEL

    RELAIS NARRATIFSDANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

    DU MOYEN ÂGE ET DE LA RENAISSANCE

    Troisième édition

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    2/136

     

    Coperta: Pol de LimbourgLes Très Riches Heures du Duc de Berry

    Calendrier: Avril XV

    e

     siècleChantilly, Musée Condé

    Clichè Giraudon.

    RH04

    © Editura Fundaţiei România de Mâine, 2007Editură acreditată de Ministerul Educa ţ iei şi Cercet ării  prin Consiliul Na ţ ional al Cercet ării Ş tiin ţ ifice din Învăţământul Superior

    Descrierea CIP a Bibliotecii Naţionale a RomânieiCIUCHINDEL LUMINIŢA

    Relais narratifs dans la littérature française du Moyen Age et dela Renaissance, ediţia a III-a / Luminiţa Ciuchindel. – Bucureşti,Editura Fundaţiei România de Mâine, 2007

    Bibliogr.

    ISBN 978-973-725-983-7

    821.133.09''04/15''

    Reproducerea integrală sau fragmentar ă, prin orice formă şi prin oricemijloace tehnice, este strict interzisă şi se pedepseşte conform legii.

     Ră spunderea pentru con ţ inutul şi originalitatea textului revine exclusivautorului/autorilor

    Redactor: Janeta LUPU

    Tehnoredactor: Marcela OLARUCoperta: Cornelia PRODAN

    Bun de tipar: 25.10.2007; Coli tipar: 8,5

    Format: 16/61×86

    Editura Fundaţiei România de Mâine Bulevardul Timişoara nr. 58, Bucureşti, Sector 6

    Tel./Fax: 021/444.20.91; www.spiruharet.ro

    e-mail: [email protected]

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    3/136

    UNIVERSITATEA SPIRU HARET  

    FACULTATEA DE LIMBI SI LITERATURI STR ĂINE

    Conf. univ. dr. LUMINIŢA CIUCHINDEL 

    RELAIS NARRATIFSDANS LA LITTÉRATURE FRANÇAISE

    DU MOYEN ÂGE ET DE LA RENAISSANCE

    Troisième édition 

    EDITURA FUNDAŢIEI  ROMÂNIA DE MÂINE  

    Bucureşti, 2007

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    4/136

     

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    5/136

    5

    TABLE DES MATIÈRES

    AVANT PROPOS ............................................................................. 7

    Les fabliaux ........................................................................................  9Le conte et le roman au XVe siècle .................................................  23Antoine de la Sale et le paradoxe romanesque au XVe siècle ........  31L’évolution du genre narratif bref du XVe au XVIe siècles ............  47Les conteurs de la Renaissance, Marguerite de Navarre ................  59L’Heptaméron .....................................................................................  60Bonaventure des Périers .................................................................... 98Les nouvelles récréations et joyeux devis ........................................ 100

    Fonctions et motifs du modèle d’encadrement des récitsdans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre .............................. 108Mythe et réalité dans l’éthique de L’Heptaméron .......................... 115Aspects du rapport discours/récit chez les conteurs français de laRenaissance ...................................................................................... 120Bibliographie ..................................................................................... 120

    Les fabliaux ................................................................................. 124Antoine de la Sale ....................................................................... 126Le conte et le roman au XVe siècle ............................................ 127Marguerite de Navarre ................................................................ 128Bonaventure des Périers .............................................................. 131

    Ouvrages généraux sur le conte et la nouvelle du XVe au XVIe siècles et d’autres études consacrées au genre narratif bref ............. 132Manuels d’histoire littéraire ............................................................ 135

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    6/136

     6

     

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    7/136

      7

     

     AVANT – PROPOS

     Les études de ce volume se proposent de donner un aperçu dequelques étapes importantes dans l’évolution du genre narratif dans lalittérature française, des fabliaux jusqu’aux contes du XVI e siècle.

     L’analyse se circonscrit autour des créations qui, par leurs origines,thématiques et structures, établissent des rapports de filiation, tant sur le

     plan de la synchronie que sur celui de la diachronie. Il convient decomprendre, dans la même perspective, l’attention particulière que nousavons prêtée au roman du XV e siècle, notamment à  Antoine de la Sale, vu

    le développement du genre romanesque à une époque d’essor du conte etde la nouvelle en quête d’un statut original et plus stable. Les valeurséthiques et esthétiques promues par ces productions littéraires témoignentdes nombreuses virtualités formatives de la littérature du Moyen Âge et dela Renaissance.

     La démarche méthodologique à laquelle nous avons recours seréclame des orientations modernes de l’histoire et de la critique littéraires,ayant pour principal objectif l’approche textuelle.

     La contribution de la critique littéraire et de l’esthétique roumaines àl’approfondissement du processus littéraire envisagé nous ont été d’unetrès grande utilité.

    Ce recueil d’études s’adresse tant aux étudiants qu’aux professeursde français désireux d’élargir leurs connaissances dans le domaine de lanarratologie médiévale et renaissante. 

     L’Auteur

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    8/136

     8

     

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    9/136

      9

     LES FABLIAUX

    Le  fabliau, cet „enfant terrible” d’une littérature affranchie descanons de la casuistique rigide des productions qui le précèdent et qui lui

    sont contemporaines, émerge au XIIe siècle et sa vogue s’étend jusqu’auseuil du XVe siècle. Son grand mérite est d’abord celui de rassembler et deniveler un public divers, des cours seigneuriales jusqu’aux foires

     populaires, toutes les catégories sociales se retrouvant réunies dans le loisir, pour le divertissement de même que pour la culture. Pour tenter de mieuxcomprendre l’esprit des fabliaux, l’hétérogénéité de leurs thèmes, sujets et

     personnages, il faut rapporter la ventilation des registres littéraires àl’époque, au brassage du public, dans ce sens que la même histoire étaitécoutée par le seigneur, le bourgeois et l’homme du peuple. Peu de genres

    littéraires médiévaux posent autant de problèmes complexes que le fabliau,oeuvre éminemment destinée à se recréer pour et par le public, dansl’intention de répondre à certaines exigences appréciatives qui sont cellesde l’auditoire des XIIe – XIVe siècles.

    Il devient donc nécessaire, avant de tenter une caractérisation du fabliau, de tenir compte autant de la relation auteur-médiateur-public quede la spécificité structurale, formelle et intentionnelle de cette création. Celasignifie qu’il faut chercher, comme dans tout texte médiéval, ce qui le rendsusceptible d’être intégré dans une „grille” correspondant à une distinctiongénétique, à partir d’un ensemble de règles préexistantes ou émanées dutexte même, cette ossature paradigmatique de tout type littéraire. Lamobilité du  fabliau, fondamentale et intrinsèque, se traduit par sonactualisation dans des sphères sociologiques très diverses, et sa fixité,notion équivoque pour une création virtuellement changeable et sujette àdes différenciations, c’est la cristallisation de la matière narrative dans une„discipline” à l’intérieur même de la mobilité, c’est-à-dire du colportage pardéplacement des fabliaux.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    10/136

     10

      Le faisceau de constantes du  fabliau  doit être cherché dans uncertain type de créateur et de public, dans sa thématique, ses structures, son

     but, autant de „signaux” susceptibles d’en prévoir les combinaisons

     possibles et d’en faciliter une définition.L’originalité du  fabliau  s’explique aussi génétiquement, par un

    retour à sa spécificité en tant que production appartenant à une époque:XII-XIV-e siècles.

    Des facteurs socio-historiques, comme la montée de la bourgeoisieet l’évasion de l’esprit de sous la tutelle ecclésiastique, ont déterminél’apparition, au milieu du XIIe siècle, d’une littérature bourgeoise au nordde la France, nettement distinguée par son caractère anti-courtois, même si

    le fourrier de cette production reste en partie l’esprit dominant qui la précède et qui est contemporain, d’où la défense des valeurs sociales etmorales propagées par la littérature courtoise dans bon nombre de fabliaux.Malgré ce vague coloris aristocratique, la plupart de ces récits acquièrentune connotation popularisante, résultat de l’émancipation de la littérature endehors des cours seigneuriales, où elle continue d’être tolérée même, faisantfigure de divertissement qui n’ignore pas le but moralisateur, même sicelui-ci s’efface derrière le comique le plus savoureux.

    L’approche du  fabliau  exige en premier lieu un éclaircissement,même sommaire, du rôle détenu par les auteurs, point de rencontre descourants du public dont ils assurent la synthèse au niveau culturel. Celadevient possible par un essai d’esquisser ce type complexe de créateur etd’interprète qu’est le  jongleur . Par leur double rôle littéraire, celui deconserver et de transmettre les textes d’une riche diversité, de même quecelui d’être responsables de la fixation des procédés artistiques dans les

     productions qu’ils propagent, les jongleurs dont le répertoire estmultiforme, sont les intermédiaires naturels entre la production littéraire et

    les classes sociales à une certaine époque. Les jongleurs recrutés des clercs,qui avaient acquis une culture cléricale, mais sans avoir reçu les ordres,couraient le monde connus sous le nom de „goliards” – „clerici vagantes”,„vagi scolares” ou „vagants”1. Ces gens de lettres apportaient leursconnaissances grecques et latines assimilées à la suite des traductionseffectuées dès le XI-e siècle et propagées par la poésie morale qu’ils

    1 Voir à ce propos: Olga Dobiache-Rojdestvensky, Les Poésies des goliards,

    Paris, Les Editions Rieder, 1931.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    11/136

      11

    cultivaient. Aussi les gestes et les poèmes anonymes leur restent-ilsredevables.

    L’art des jongleurs et des clercs s’exerce également à la cour

    seigneuriale, ce qui leur impose une subordination aux goûts del’aristocratie qui les imite peu ou prou. C’est le contact avec le peuple quireste tout de même permanent et d’une haute importance pourl’enrichissement de leur répertoire. Participant à la réjouissance populaire,dans les foires et pendant les fêtes, ce sont les jongleurs qui organisent etconduisent les manifestations artistiques jusque dans les églises même, oùils étalaient leurs talents de musiciens, acteurs et danseurs.

    Ágents de la frivolité mondaine, il était naturel que l’église lesdécriât.

    Les fabliaux ouvrent une page très intéressante sur la conditionsociale, la culture des jongleurs et des clercs, leur répertoire, leur public:„Mais ge sai aussi bien conter,/Et en romanz et en latin,/Aussi au soircomme au matin,/Devant contes et devant dus.../Ge sai contes, ge sai

     flabeax;/Ge sai conter beax diz noveax,/Rotruenges viez et noveles,/Etsirvents et pastoureles...”(M.R.I.,I)1. L’inventaire complet de la matière

     jongleresque y est passé en revue: chansons de geste, romans bretons, lais, pièces de théâtre, récits hagiographiques, pièces placées dans la mouvance

    du Grand Chant Courtois.A côté du jongleur et du clerc, un autre nom dont se parent souventles auteurs de fabliaux est celui de ménestrel. Ce n’est que vers le XIIIesiècle que la distinction entre la jonglerie et la ménestrandie devient plusnette: le ménestrel acquiert un statut plus particulier, d’officier de cour et de

     poète attitré et permanent auprès d’un seigneur 2.Les fabliaux occupent une place de choix dans la masse des

     productions que les jongleurs, les clercs et les ménestrels colportaient et qui

    1 L’édition Anatole de Montaiglon et Gaston Raynaud, Recueil général etcomplet des fabliaux des XIII-e et XIV-e siècles, New York, Burt Franklin, 1878, 6vol., sera désignée par le sigle M.R.; le premier chiffre indique le tome, le deuxièmecelui de fabliau.

    2  Voir à propos des traits spécifiques de la jonglerie les études suivantes:Edmond Faral,  Les Jongleurs en France au moyen-âge, Paris, Librairie HonoréChampion Editeur, 1910; Antonio Viscardi, Le Letterature d’Oc e d’Oil , Milano,Sansoni, Firenze ed Edizioni Accademia, 1967, Capitulo quarto: „Le letteratureromanze, la tradizione clericale e la tradizione giullaresca”, p.51-75; Paul Zumthor,

     Jonglerie et langage, dans „Poétique”, no.11/1972, p.321-336.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    12/136

     12

    témoignaient de leur culture. Par leur souci d’authenticité, ces créationsétaient les „faits divers”, parfois les „actualités” que le public attendait entredeux récits „sérieux”.

    L’auteur du fabliau s’éclipse derrière le texte, d’où le nombre réduitde manuscrits signés (une quarantaine de fabliaux sur 160 sont signés) etl’absence de répertoires complets de fabliaux. Ce qui compte c’est l’histoireen elle-même, jugée suffisamment réussie pour qu’elle circule seule.Derrière les auteurs anonymes de fabliaux, genre littéraire longtempsdédaigné et considéré mineur, se cachent des noms d’écrivains illustresdont l’art poétique est coulé dans le moule d’une langue qui prendconscience de sa valeur littéraire. Les quelques manuscrits signés étayent

    cette affirmation. Parmi les jongleurs artistes et artisans, auteurs attestés defabliaux, on retrouve le nom de Rutebeuf sur cinq manuscrits:  L’âme auvilain, Charlot le Juif, La Dame qui fist trois tors entor le mostier, Frère

     Denise, Le testament de l’âne. D’autres jongleurs, comme Gautier Le Leu,Guérin, Guillaume le Normand, Jean le Chapelain Cortebarbe, Huon leRoi, Hugues Piauceles, et surtout Jean Bodel, un „rimoiere de fabliaus”,comme il se présente lui-même, n’en restent pas moins célèbres. Desménestrels – Jacques de Baisieux, Watriquet de Couvin, Jean de Condé –

    ou de grands clercs – Henri d’Audeli ou Philippe de Beaumanoir – ontégalement laissé leur signature sur les fabliaux.Le plus ancien fabliau attesté est  Richeut, composé entre 1174 et

    1177, et les textes les plus tardifs semblent être les fabliaux de Jean deCondé, composés vers 1340. L’aire de répartition des fabliaux comprend,

     pour la plupart, les provinces du nord de la France, notamment: la Picardie,l’Artois, le Ponthieu, l’Île-de-France, l’Orléanais, la Normandie, laChampagne. Bon nombre de ces productions ont éclos, dans la secondemoitié du XII-e siècle, en Angleterre.

    La terminologie que les auteurs de fabliaux emploient pour désignerleurs oeuvres est fluctuante, et les témoignages qu’apportent les textesrendent compte également de l’origine et de la signification du fabliau, desa „muance” et de son osmose avec les genres qui le confinent. On retrouvedans les textes, et plus particulièrement dans leur „prologue”, desdésignatifs dont nous avons recensé un certain nombre:  fabliaus  (60fabliaux), fablel, fableau, istoire ou fable (il arrive que ce désignatif soit laconséquence d’une „contamination” avec les fables d’Isopet , qui figurent

     parfois à côté des fabliaux dans le même manuscrit), voir, dit, romanz,

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    13/136

      13

    reverie, conte, proverbe, essanple, lays, reson, roman, traité, distié,chanson, serventois, reclaim, rime, truffe, risée, mensonge, merveille1. 

    La dominance de certains traits pertinents et récurrents dans la masse

    des fabliaux permet de déceler leurs traits caractéristiques. La plupart de cesrécits débutent par une formule destinée à attirrer l’attention de l’auditoire.Les auteurs affirment leur intention de raconter une „aventure”:

    „D’une aventure que je sai/.../Vos conterai briemant  la some” (MR,V, XXXXI).

    „Or vous voudrai avant passer/Et dire toute l’aventure” (MR, III,LXXII).

    „Qui d’aventure velt traiter,/II n’en doit nule entrelaisser/Qui bonne

    soit à raconter” (MR, II, XXXV).On y reconnaît facilement un résidu de la littérature courtoise,surtout des romans bretons et des lais. De ce point de vue, le fabliau est„une matière mise en forme, et la matière de prédilection c’est l’aventure...Elle en est aussi le moteur”2. A la différence de l’acception que le mot„aventure” a pour les récits arthuriens ou pour les lais, où l’exploitchevaleresque est subordonné à la quête d’un idéal de perfection moralemise au service de l’amour courtois, dans les fabliaux „l’aventure” est

    l’événement vraisemblable, dépouillé du vernis féerique et transcendantal.Il est très rare que le merveilleux s’y mêle, et le principal souci du conteurest de souligner l’authenticité des faits, de la „matire aprise”.

    La récurrence du terme „matière”, dans laquelle le fabliau puise sonsujet, pose le problème de la circulation de ces récits. D’après lestémoignages textuels, la principale voie de transmission des fabliaux estcelle mémorielle:3 

    „Une fable vueil comencer,/Que  je oy  l’autr’er counter ” (MR, II,XLVIII).

    1 A propos des termes par lesquels les auteurs médiévaux nommaient leursoeuvres de même que pour le concept de genre au Moyen-Age voir Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, chap. 4: „L’organisationhiérarchique”, p.157-185.

    2 Roger Dubuis, Les Cent Nouvelles Nouvelles et la tradition de la nouvelleen France au moyen-âge, Grenoble, Presses Universitaires, 1973, p.175-176.

    3 Cf. Jean Rychener, Contribution à l’étude des fabliaux, Genève, Librairie

    Droz, 1960, vol. I, p.99-141.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    14/136

     14

     „...Commencier vous vueil un fablel/Por ce qu’il m’est conté et dit ” (MR, III, LVIII).„Rien en ai la matire aprise’’  (MR, III, LXXV).

    Le fabliau est essentiellement „conté et dit”, ce qui implique lareconnaissance du folklore comme source primordiale de ce type de récit.Le mérite du poète consistera, par conséquent, dans l’enjolivement dû à laréélaboration artistique du sujet conformément aux exigences d’unecaptatio benevolentiae du public. Le souci d’un „art poétique” rejoint celuide „rimer” une action digne d’être racontée: „Quiconque veut bienrimoier,/II doit avant estudier/A bone matire trouver/Si qu’il ne soit aurecorder/De nului blasmer ne repris/Et par ce me sui entremis/De fere I dit

    dont j’ai matiere” (MR, II, XXXVII).Quelle qu’en soit la circulation du fabliau, orale ou écrite1, lesqualités de l’histoire semblent être devenues de véritables lois du „genre”.La première règle est l’authenticité des faits narrés: „Por ce que n’est pas àdroit dite, /Vous vueil dire la vérité” (MR, III, LV).

    „Segnor, je n’ai de mentir cure/Ançois dirai une aventure...” (MR,V,CXXIII).

    Au critère de la vraisemblance des événements s’ajoute celui de la

    nouveauté du sujet:„Uns joliz clers.../Vous vueil dire chose novelle” (MR, II, XXVI).„Seignor, ciez I. noviau conte/Que ma fable dit et raconte” (MR, III,

    LXV).Et comme un corollaire de ces qualités du conte, sa brièveté 

    obligatoire, qui réside dans la subordination du récit à l’anecdote, autrementdit à l’unité du sujet, du caractère, et parfois même du lieu et du temps, ce

    1  Parfois l’auteur avoue avoir trouvé sa „merveilleuse aventure” en„escriture”. On peut même supposer l’existence des répertoires” de fabliaux d’où lariche tradition manuscrite de certains récits qui nous sont parvenus par denombreux remaniements: par exemple le fabliau CVI, Constant du Hamel , s’esttransmis par cinq manuscrits. (Cf. Per Nykrog,  Les fabliaux, étude d’histoirelittéraire et de stylistique médiévale, Copenhague, Ejnar Munksgaard, 1957, p. 36.L’auteur de cette étude suppose aussi l’existence à l’époque respective des„collectionneurs” de manuscrits dans des codices-bibliothèques, „les fabliaux étantconsidérés des créations artistiques au même titre que les lais, romans, pièces

    lyriques, etc.” (idem, p.51).

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    15/136

      15

    qui confère aux fabliaux un cachet de „classicisme” au sens du XVIIesiècle, qui rend ces productions plus susceptibles d’être encadrées dans untype littéraire ayant une certaine stabilité en dépit de toute terminologie

    flottante.„Que li fablel cort et petit / Anuient moins que li trop lonc” (MR, III,

    LVIII).„Je vous dirai trestot briément /La fin et le commancemant” (MR,

    V,CXXVIII).L’économie narrative assure l’effet de surprise, même si l’on

    enchaîne des détails qui retardent „en suspens” le dénouement. Dans ce cas,l’auteur coupe brusquement la narration par des assertions du type: „Que

    vous feroie plus lonc conte?” (MR,I, VI).La longueur de quelques fabliaux, composés le plus souvent d’unemosaïque d’événements hétéroclytes, ne contrevient pas aux exigences du„genre”. Le volume du conte s’explique dans ce cas, d’une part, par lesconcessions qu’une littérature de projection orale doit faire à l’auditoire,selon ses goûts, son niveau de culture, et d’autre part, du point de vue durécitant, son besoin de „tenir tête” à la concurrence de ses confrères. Le„record” en matière de raconter n’est pas sans relation avec une tradition du

    conte à laquelle le fabliau emprunte la charpente narrative. Un aperçu deses possibles origines, bien qu’un pareil examen doive être abordé avec beaucoup de prudence, facilite l’approche du genre narratif bref, du fabliauen l’occurrence, et ouvre ce double volet constitué par la „moralité” et la

     portée comique du fabliau.En Espagne et en France, des récits édifiants d’origine orientale sont

    traduits, dès le XII-e siècle, par les érudits arabes et hébreux, connaissantvite une large diffusion. Il s’agit d’abord de l’ouvrage de Petrus Alphonsi,

     Disciplina clericalis, qui date du début du XII-e siècle, livre fait „en partiedes proverbes et des exemples des Arabes, de fables et de vers, etfinalement de ressemblance des animaux et des oiseaux”.

    Les fabliaux sont redevables à ce livre de sagesse qui, sous la formede l’exemple et du raisonnement, fournit des thèmes fort goûtés par lanarration qui lui succède: les défauts de l’individu (hypocrisie, envie,

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    16/136

     16

     bassesse, abjection, mensonge, duplicité, malice, ruse) constammentopposés aux véritables vertus1.

    Dès la première moitié du XIIIe siècle, on traduit et on adapte les

     Mille et une nuits, dont le recueil bagdadien, connu sous le titre de Syntipas ou Le  Livre des sept sages  jouira d’une immense fortune dans toutes leslittératures européennes. En France cet ouvrage est traduit vers 1225 etquelques sujets de fabliaux lui sont redevables (par exemple: D’Auberée, lavieille maquerelle, Le Lai d’Aristote, et d’autres contes dont le thème est

     principalement la ruse des femmes). En Espagne, il circulait à la mêmeépoque, sous le titre de Libro de los engannos y assayamentos de lasmujeres. Il faut y ajouter la traduction du célèbre texte de Calila et Dimna et l’adaptation en français de Robert le Diable, à la fin du XIIIe siècle, cequi témoigne de l’importance de la littérature édifiante et de la vogue duconte à l’époque qui précède l’apparition des premiers fabliaux. L’essor del’exemplum2 n’est pas sans rapport non plus avec la tradition des fabliaux,même si, dans ce cas, on peut constater une influence réciproque, étantdonné le développement parallèle de ces deux types de récits au XIII-esiècle. Instruire et divertir sont les impératifs des auteurs des exempla, quis’adressent à toutes les catégories sociales, trouvant pour chacune unenseignement concentré dans un dicton ou un proverbe illustré par une

     brève histoire. L’aspiration moralisante et l’habit comique de ces contesrejoignent la quintessence du fabliau.Dans des textes qui semblent être éminemment religieux, comme les

    contes pieux du recueil de  La Vie des anciens pères, du XIIIe siècle, onremarque la même ouverture aux aspects de la vie quotidienne.

    L’étymologie même du mot fabliau, diminutif de fabula3 nous metsur une voie où il est possible qu’on retrouve de profondes traces

    1  Voir à propos de l’évolution de la narration médiévale en Espagne, E.

    Ramelin Marsan,  Itinéraire espagnol du conte médiéval (VIIIe – XVe s.),  Paris,Klincksieck, 1974.

    2 L’exemplum, récit prononcé en langue vulgaire et écrit en latin, dont lavogue s’étend du IVe jusqu’au XVI-e siècle, était l’histoire moralisatrice d’origineantique et folklorique, qui servait au prédicateur pour illustrer une vérité morale et

     pour éveiller l’attention de l’auditoire pendant le sermon.3 Voir, à propos de l’étymologie du mot  fable et des ses connotations en

    ancien français, Paul Demats , Fabula – trois études de mythographie antique etmédiévale, Genève, Droz, 1973 coll. „Publications romanes et françaises fondées

     par Mario Roques”, dirigées par Jean Frappier.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    17/136

      17

    d’inspiration pour le genre en question. Dès la deuxième moitié du XIIesiècle, on fait la connaissance des „fabliaux” latins en France, par letruchement des ouvrages, tel le Geta de Vital de Blois (reprise du thème

    d’Amphytrion, satire de l’enseignement théologal parisien) et bien avant,vers 1170, l’ Alda deviendra un modèle de conte réaliste qui n’épargne pasle ton licencieux. L’Ovide moralisé, traduction du XII-e – XIII-e siècles des

     Métamorphoses auxquelles s’ajoutent les interpolations des copistes – desfables ayant pour source les gloses latines – rend à la fable son vrai sens,qui est celui de corriger la nature humaine en dénonçant la vérité. Dans

     Richeut , premier fabliau attesté, la femme du personnage principals’appelle Hersant, ayant le même nom et les mêmes attributs que la femme

    d’Isengrin, le héros du Roman de Renart  dont les histoires étaient connues par les auteurs des fabliaux.Les contes de l’ Isopet  de Marie de France et certains épisodes du

    roman occitan de Flamenca sont très proches des sujets des fabliaux.Genre burlesque, le fabliau appartient à une littérature objective, où

    le grotesque se joint à l’humour, relevant de cet esprit de satirecaractéristique aux productions du XIII-e siècle, qu’on retrouve chez lesauteurs du  Roman de Renart , dans la première branche du  Roman de la

     Rose ou chez Rutebeuf.La recherche de la pointe n’est que l’apparence derrière laquelle la plus banale anecdote suscite une réflexion. Robert Guiette souligne lavaleur des fabliaux, ces „petits récits réalistes”, qui sont vrais parce qu’ilssont justifiés par une vérité profonde1. Les attaques dont la cible sont lamonarchie et la féodalité surprennent par la hardiesse du ton. Le jongleur,héritier des „fous” qui disent la vérité, conseille au monarque absolu latempérance: „Sire, moun counsail vus dirroy:/Si vus vostre estat veillez

     bien garder, /Ne devrez trop encrueler,/Ne trop estre simple vers tagent;/Mes vus portez meenement...”(MR, II, LII, Le Roi d’Angleterre et le

     jongleur d’Ely). Une vieille paysanne connaît la manière dont on peutobtenir la faveur d’un seigneur:”...riches hommes hauts,/Qui plus sontdesloiaus et faus;/Lor san et lor parole vandent,/A nule droiture

    1  Robert Guiette,  Fabliaux, Divertissement sur le mot fabliau. Notesconjointes, dans Questions de littérature, Gent-Gand, „Romanica Gandensia”, VIII,

    1960, p.74.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    18/136

     18

    n’entandent,/Chacuns à prandre s’abandonne:/Povres n’a droit, se il nedone”. (M.R., V, CXXVII, De la vieille qui oint la palme au chevalier ).

    Même si le divertissement du public reste le premier objectif, il

    conviendrait de juger le  fabliau  d’après ses thèmes, ses sujets, ses personnages, motivés dans leur ensemble par un engagement du narrateurdans la réalité qu’il vit et qu’il transfigure selon l’exigence d’instruire quirégit ce type de récit.

    Le but moralisateur, impératif de la plupart des fabliaux est atteintsoit d’une manière implicite, par un dicton placé au début ou à la fin de lanarration, qui s’appelle souvent „essample” ou „proverbe”, soit d’unemanière explicite, la morale étant contenue dans le développement même

    du thème. Fort goûté plus de deux siècles par les gens de toutes lescatégories sociales et de tous les âges, le fabliau faisait figure maintes foisde „leçon publique”: „Vos qui fableaus volez oir,/Peine metez àretenir;/Volontiers les devez aprendre,/Les plusors por essample

     prendre,/Et les plusors  por les risées/Qui de maintes gens sont amées”.(M.R., VI, CXL).

    Le comique, quelque gratuit qu’il puisse paraître, touche à l’ironiequi n’épargne aucun aspect de la réalité, que cela vise la hiérarchie sociale

    dans sa totalité ou simplement l’individu, cette entité placée au milieu des préoccupations d’une époque qui amorce l’éclosion de l’esprit humaniste.Malgré l’impression d’inconsistance et d’hétérogénéité constatée au

    niveau de la structure narrative et du style, l’univers des fabliaux découvre, peut-être paradoxalement, son unité par un écart voulu aux „normes”épousées par les autres productions littéraires de la même époque. A celas’ajoute aussi la polarité thématique de certains groupes de fabliaux, qui selaissent de la sorte facilement réunis en „familles” d’une remarquablevariété et complexité1.

    1. Un très grand nombre de fabliaux accusent un caractère nettementanticlérical. Les auteurs y daubent sur les prêtres, les prévôts, les ordresmonastiques: Le testament de l’asne, Du provos a l’aumuche, Du prestrequi fut mis au lardier,  Du frere Denise, etc.

    1  Voir à ce propos les classifications des fabliaux proposées par: Per Nykrog, Les fabliaux – étude d’histoire littéraire et de stylistique médiévale, op. cit., pp.53-66; Omer Jodogne, Considérations sur le fabliau, dans: ”Mélanges offerts à

    René Crozet”, Poitiers, 1966, tome II, pp.1045-1054.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    19/136

      19

    2. Un des thèmes de prédilection des fabliaux est la ruse des femmes,la mysoginie restant un trait fondamental de cette littérature: Des trois boçus,

     La Houce partie, De la borgeoise d’Orliens, Le Cuvier, Le Dit des perdriz,

     De l’Espervier, Le lai d’Aristote, D’Auberée, la vieille maquerelle, etc. Unvolume très restreint de fabliaux défendent les femmes vertueuses: DeConstant du Hamel, D’Estormi, De la Dame escolliée, Du prestre et de la

     Dame, etc. 3. Encyclopédie vivante de leur temps, mosaïque sociale où toutes les

    classes se retrouvent dépeintes avec un excellent sens de la réalité, lesfabliaux dénoncent les abus commis contre les gens simples – paysans,artisans, bourgeois moyens, jongleurs, clercs, ménestrels: Du vilain Mire,

     Du vilain qui conquist paradis par plait, De Brunain, la vache au prestre, Du vilain au buffet, De la vieille qui oint la palme au chevalier, De troisaveugles de Compiègne, Du povre Mercier, De Saint-Pierre et du jongleur,

     Des deux Bordeors ribauz, La Contre-gengle, etc. 4. Bien qu’exclues souvent des fabliaux, quelques historiettes

    sentimentales, qui gardent le cachet des récits d’aventure et des lais, dans lethème, le décor, le goût pour le merveilleux, la défense de l’idéalchevaleresque, des topoï propres à la littérature courtoise, peuvent être

    retenues en tant que fabliaux, tout en se situant „en contrepoint” avec lestypes de narrations apparentées: Du vair pelefroi, De Guillaume au faucon, Du mantel moutaillé, Des trois chevaliers et del chainse, Du chevalier à lacorbeille, Du chevalier qui recouvra l’amour de sa Dame, Des Tresces. 

    Quoiqu’ils voisinent parfois, dans les manuscrits, avec les lais et leslégendes d’amour, preuve de leur coexistence, ces fabliaux en prennent lecontre-pied par leur intention parodique et moralisatrice qui prime. Le récit

     bascule souvent dans un vaudeville. Au -delà de la ligne de clivage quisépare ces types de narrations, il y a eu contamination réciproque, élémentessentiel dans la compréhension de la littérature médiévale1.

    1  Voir à ce propos les opinions sur le lai  et le  fabliau  de Jean Frappier, Remarques sur la structure du lai. Essai de définition et de classement , dans „Lalittérature narrative d’imagination des genres littéraires aux techniquesd’expression”, colloque de Strasbourg, avril 1959, Paris, PUF, 1961, p.25; – sur lescritères de distinction entre la littérature courtoise et les fabliaux: Omar Jodogne,Considérations sur le fabliau, op. cit., p.1045 et Henri Coulet, Le roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1967, p. 77; – sur la  fin’amor  et les fabliaux, voir en

     particulier Paul Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, pp.223-226.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    20/136

     20

    5. Un groupe considérable de fabliaux opèrent une section dans la viesociale de l’époque, et se présentent, dans leur ensemble, comme devéritables „almanachs” populaires. On pourrait les subdiviser en plusieurs

    catégories selon l’aspect de l’actualité qu’ils visent:a. Les „états du siècle”: Des Estats du siècle, De Grognet et de Petit,

     Le Roi D’Angleterre et le jongleur d’Ely, Une branche d’armes, etc. b. Les „faits divers”: Des vins d’ouan, etc.c. Les „leçon pratiques”:  De l’oustillement au villain, Le dit des

    marchéans, De la dent, etc. 6. Il y a des fabliaux qui ne servent qu’à illustrer un proverbe  sous

    une forme anecdotique. Ils prêchent la modération et essayent de corrigerles travers de l’individu par l’intermédiaire de l’exemple édifiant:  Delconvoiteux et de l’envieus, De fole larguece, De Jonglet, Le meunierd’Arleux, Du faucon lanier, etc.

    7. La fin de certains fabliaux nous autorise à les inclure dans unesous-classe qui s’articule à la précédente, tout en se distinguant par lastructure ouverte aux procédés comiques les plus divers. Il y a deshistoriettes qui rappellent les „jugements des cours d’amour”, et qu’on

     pourrait classer dans la catégorie des „jeux-partis”: Des trois  Dames quitrouverent l’anel au conte, Du bouchier d’Aberville, Des deux chevaus, etc.

    Dans d’autres récits, les auteurs manient le dialogue subordonné à l’autocaractérisation des personnages, à la manière des farces, accentuant le côté„théâtral” grâce à l’habileté de la trame dramatique, au niveau des jeux demots, des calembours, des tours d’esprit, des qui pro quo ou deshomophonies. Des deux Angloys, Du prestre qui fu mis au lardier, La Patre

     – Nostre farsie, Du prestre qui dist la passion, Estula, La Male Honte, etc.Les personnages des fabliaux sont des types, chaque croquis

     psychologique s’assumant, le plus souvent, des prérogatives caricaturales.Leurs attributs restent identiques tout au long du récit et la principale

    fonction du personnage est de représenter exclusivement un défaut ou unequalité. Il se manifeste quelquefois par son nom descriptif, suggérant à luiseul le type respectif (Baras, Haimes, Travers, Tassel, Sire Hain, DameAnxieuse, Brifaut1, etc). Il serait intéressant aussi d’établir les oppositionsfonctionnelles, d’ordre social et moral, qui sous-tendent l’univers

     psychologique des fabliaux. Ce procédé de groupement de ces récits est

    1  Baras – ruse, tromperie; (h)ames- piège; travers – fig.ennemi; Tassel  – nom

    d’un traître renommé; haineus ennemi; brifalt  – glouton.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    21/136

      21

    suggéré par Per Nykrog1, qui remarque la tendance des conteurs à se situersur un plan purement social, opposant les différents types de personnages:le vilain et le bourgeois au clergé et à tout l’appareil d’oppression féodale,

    l’amant au mari, le jeune au vieux, la courtoisie à la vilenie, etc.La structure narrative des fabliaux relève de deux types de récit: les

    fabliaux simples, qui recouvrent pratiquement la majeure partie desnarrations, et les fabliaux élaborés, dont on peut mentionner:  Du prestrequ’on porte ou de la longue nuit (ou Le dit du Soucretain), Du bouchierd’Aberville, Du prestre et du chevalier, Le meunier d’Arleaux, De Saint-

     Pierre et du jongleur, Le Dit des perdriz, De Barat, de Haimet ou Des troislarrons, De Constant, du Hamel, etc. L’intérêt du conteur y est centré sur

    l’intrigue et le fabliau se présente comme un conte développé, voire „àtiroirs”, empruntant souvent aux modèles des récits orientaux la techniquede l’enchâssement des intrigues. Il s’agit de ce type de conte caractérisé parla juxtaposition des récits dont les motifs et les personnages servent decharnières, par la multiplication des conséquences, chaque narrationconservant son autonomie et pouvant „circuler” seule. Il ne faut pas exclureen ce qui concerne ce dernier type de fabliaux le facteur qui a joué un grandrôle dans l’élaboration et la diffusion de cette littérature: la transmissionmémorielle doublée de la tradition écrite, qui exigeait en quelque sorte de la

     part du colporteur, auteur et récitant, une virtuosité dans la recherche denouveaux effets autour d’un seul événement, afin de maintenir l’attentionde l’auditoire, au risque même de rendre parfois l’histoire touffue. Le propredes fabliaux qui s’approchent du type de récit élaboré est de rechercher l’effetde surprise, l’auteur s’évertuant à préparer l’inattendu par une remarquablegradation de la tension jusqu’au point de bascule, résultat des malentendus

     plaisants fondés sur les jeux de mots ou sur les calembours spécifiques aucomique burlesque. Les principales qualités du fabliau s’en dégagent plus

    facilement: la gauloiserie, l’acuité de la satire, l’ironie parfois enjouée, parfoismordante, la malice, le ton facétieux, l’esprit de caricature, la capacité decomprendre la réalité et d’en saisir l’essentiel.

    Même s’ils n’ont pas laissé un „art poétique”, les auteurs desfabliaux ont la conscience artisanale de leur métier, du moment que toutetechnique est une prise de conscience. Récit de 20 à 1000 vers, endécasyllabes à rimes plates sans coupure strophique, parce que telle était la

    1 Cf. Per Nykrog, Les Fabliaux..., op.cit ., pp.107-109.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    22/136

     22

    forme originaire du XII-e siècle1, le fabliau reste la cheville ouvrière dugenre narratif bref.

    Retrouvables dans les contes russes et nordiques, perpétués jusqu’à

    nous jours, dans le folklore universel, par la tradition des  facéties, desthèmes, des motifs et des personnages pareils à ceux des fabliaux, ont étévoiturés aussi au-delà des frontières de la France. En Allemagne, au XIIIesiècle, on assiste à l’éclosion du conte en vers en moyen haut allemand. Ala même époque, la vogue de la „nouvelle” se répand en Italie. Il ne s’agitd’une imitation servile dans aucun de ces deux cas mais d’un cheminement

     parallèle, et souvent d’une certaine influence réciproque.Récits divertissants et édifiants, repris pour la plupart dans le recueil

    des Cent Nouvelles Nouvelles et dans les productions narratives de la fin duXVe  siècle, les fabliaux sont vite devenus une source intarissabled’inspiration pour les conteurs illustres de la Renaissance, qui les onttransposés: Boccace, Marguerite de Navarre, Bonaventure Des Périers,Chaucer, Stricker, Pogge, Domenichi, Malespini, Saccheti, Molière2, LaFontaine et Le Sage y empruntent certains sujets.

    Présent dans les recueils indiens, comme Ş ukasaptati et Hitopadeça,dans la Bible, sous la forme de la parabole, dans les légendes homériques etdans les apologues ésopiques, le moule du fabliau se pare d’une

    universalité de tout conte, de tout temps, de toute littérature. Remonter à sessources signifie retracer l’acheminement du genre narratif bref, quellesqu’en soient les données spatio-temporelles. Aussi s’explique-t-il mieux lescoïncidences thématiques des récits qui viennent des quatre coins du mode,et la voie orale reste essentiellement la première source du fabliau en tantque conte: „L’essentiel du récit, sa forme organique, joue sur des situations,des intérêts, des mobiles communs à toute l’humanité... Cetteindétermination culturelle rend compte de l’universelle diffusion de certainsthèmes: ce sont des passe-partout adaptés à toutes les serrures”3.

    Dans la perspective de l’universalité de sa valeur, toute approche dufabliau devient une opération aussi délicate que celle de séparer le minerai

     précieux de sa gangue.

    1 Excepté le fabliau: Prestre mis au lardier .2  Voir, à ce propos, l’étude de Sorina Bercescu:  Le Vilain Mire si Le

     Médecin malgré lui dans „Analele Universităţii Bucureşti”, – Literatur ă universală şi comparată, No.1, 1972, p.87-95.

    3 Claude Bremond, Logique du récit , Paris, Seuil, 1973, p.52.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    23/136

      23

     LE CONTE ET LE ROMAN AU XVe SIÈCLE

    S’il y a des formes littéraires dont la „biographie” échappe auxdonnées les plus exactes, le conte en serait une, vu que sa date et son lieu de

    naissance se retrouvent dans la mémoire même de l’homme de tout tempset de toute contrée. Le statut du conte, jouissant d’une indépendance bienque relative, lui confère la capacité protéiforme de se soustraire à la

     poursuite dans les frontières du territoire narratif, à l’habitude contraignantedes canons littéraires. Ses dons mimétiques lui prêtent la force dedissimuler et de s’adapter aux „masques” les plus divers.

    Dépôt inépuisable de sagesse, chronique immémorielle et pourvoyeur de pratiques vitales, le conte possède une destinée qui se

    confond avec celle de l’homme même, son créateur et maître. Dans laconscience de ceux qui l’ont inventé à leur profit, le conte a parcouru untrajet initiatique par sa projection même dans un temps mythique, étantdonné la manière de le concevoir comme moyen de communiquer uneexpérience1. D’où le caractère éminemment oral de son registre littérairedans lequel le message transmis refait l’itinéraire de la genèse et de laréception de toute création littéraire.

    Le fonctionnement du conte, en tant que „modèle offert à notreréalité concrète”2, se vérifie par voie mémorielle, dans un processus oùémetteur et récepteur se confondent souvent dans la fixation des archétypesnarratifs. C’est par sa double portée, éthique et esthétique, qu’il convient desaisir le conte, défini comme faisceau convergent de tendances propres au

    1  Cf.  Dic ţ ionar de termeni literari, Bucureşti, Editura Academiei, 1976, p. 345.

    2 Voir à ce propos l’article de Mircea Anghelescu, Simbolul Ş eherezadei încăr  ţ ile populare, dans „Berichte im Auftrag der Internationalen

    Arbeitsgemeinschaft für Forschung zum romanischen Volksbuch”, nr.3, 1976, p. 8.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    24/136

     24

    genre épique, comme „modalité” par laquelle se réalisent toutes les espècesnarratives, leur élément commun, d’où se développent, conformément auxlois spécifiques de composition, les variantes du genre”1.

    ,,Sous des formes multiples et variées, primordiales dans la réalitémédiévale”2, le conte est le signe générique des récits en prose du XVesiècle, tant par la haute tradition à laquelle il remonte, que par la quêted’une expression originale du génie créateur. Ceci ouvre d’emblée unedouble perspective:

    1. L’adhésion à la tradition narrative, richement illustrée par unremarquable héritage médiéval.

    2. L’effort de refléter la réalité avec plus de rigueur, d’opposer des

    „tranches” de vie palpables et des personnages en chair et en os auxformules anachroniques de l’idéalisme sentimental. Ce n’est qu’uncomplément requis par la finalité primordiale du conte destiné en égalemesure à la relaxatio animi et à docere, dessein qui ne fut guère abandonné

     par les conteurs du XVe ou du XVIe siècles.Quelle que soit la sphère thématique à laquelle ressortissent les

     productions en prose du XVe siècle, pour lesquelles on pourrait adopter lequalificatif d’„oeuvres mêlées”3, ou de recherche, vu leurs hésitations à

    définir un statut plus stable, il est significatif qu’elles marquent unetransition et qu’elles enregistrent un progrès incontestable dans l’évolutiondu genre narratif. Appuyés sur une tradition éclairante à cet égard, les récits,devenus plus aptes à évoquer les mutations d’ordre social et historique donttémoigne l’époque, précisent davantage leur orientation réaliste, exigenceobjective, d’ordre éthique et esthétique, qui ne connaît pour l’instant quedes tâtonnements, des fluctuations sur le plan de la réalisation artistique,mais qui surplombe l’ensemble des créations.

    Les recueils de récits brefs, à côté des ouvrages qui revendiquentl’appellatif de „romans”4, recèlent des implications sociales bien profondes.

    1  Dic ţ ionar de termeni literari, op. cit., p.343.2 Roger Dubuis, La Nouvelle en France au moyen-âge, Grenoble, Presses

    Universitaires, 1973, p. 560.3  Idem, p. 525.4 Le mot est toujours employé par les écrivains dans son sens étymologique

    dont se dégagent des connotations encore faibles renvoyant à la conscience d’un

    „genre”.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    25/136

      25

    Lucien Febvre leur attribue une fonction commune: „ – [ Les Cent nouvellesnouvelles, Le Grand Parangon..., Les Joyeux devis] – ravitaillent en réalitédes hommes largement nourris d’abstractions aux écoles... Ils voulaient,

    eux, du réel non truqué, du réel en vrac et nature”1.Pour dresser un relevé, même très sommaire, du répertoire pré-

    existant aux récits brefs du XVe siècle, on peut suivre deux coordonnéesfondamentales:

    1. La tradition autochtone.2. La part de contribution due à ce que l’on pourrait appeler

    „importation” d’ouvrages littéraires originaux, terme encore trop coûteux pour la „valeur d’échange du livre à l’époque qui précède la diffusion de

    l’Imprimerie et, partant, le commerce du livre2

    .Le fonds oral autochtone, talonné par la tradition manuscrite,assimile bien des „genres” littéraires dont le conte constitue le „noyau”:chansons de geste, récits hagiographiques, chroniques, lais, romansd’aventures, dont la vogue est attestée par le grand nombre de dérimages aucours du XVe siècle, exempla, fabliaux, créations dramatiques, vidas  etrazos3, etc., productions véhiculées par les jongleurs, les clercs et lesménestrels, colporteurs et, à la rigueur, créateurs de leurs propres

    „récitals”

    4

    . Un exemple de la permanence des rapports étroits entre la

    1  Lucien Febvre,  Amour sacré. amour profane, autour de l’Heptaméron,Paris, Gallimard, 1971, p.260.

    2  L’apport italien et espagnol occupe une place importante dans lestraductions effectuées à partir de la seconde moitié du XVe siècle. (Voir à ce proposle chapitre consacré à l’ Evolution du genre narratif bref au XVI-e siècle).

    3 Les vidas et les razos sont des narrations brèves, en prose, composées auxX III-e – XIV- e siècle, en guise d’ „introduction” aux chansons des troubadours.Les premières tiennent de la „chronique” indifférente quant à l’authenticité desfaits; les secondes „reconstruisent”, à la manière d’un  puzzle, une aventure dutroubadour à partir des „témoignages” disséminés dans une ou plusieurs chansons.(Voir, à ce propos, J. Boutière, A. H. Schutz, Biographies des troubadours, Paris,

     Nizet, 1964, et Paul Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, p.175-180.)4 Nous renvoyons pour des détails relatifs aux origines et à la diffusion des

    récits brefs jusqu’au début du XVe siècle, au chapitre  Les Fabliaux  du présent

    ouvrage.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    26/136

     26

    narration littéraire et le récit oral1  est offert par les contes répertoriés àl’occasion des veillées, circonstances propices à diffuser les récits brefs àcaractère plaisant et édifiant.

    Trois sont les principales voies dans lesquelles les auteurs s’engagentà mobiliser les moyens techniques du genre:

    A. Les histoires inspirées des événements de la réalité immédiate, etqui frôlent souvent la chronique ou l’histoire:

    B. La narration sentimentale, panachée d’accessoires de l’arsenalcourtois;

    C. Les remaniements des poèmes ou des „romans” médiévaux, danslesquels une constante se fait jour: le souci de brièveté, dont le „triomphe2”

    garantit l’audience auprès des lecteurs. La Fille du Comte de Pontieu, version amplifiée d’une histoire duXIII-e siècle, qui retrace une intrigue localisée dans un cadre historique etgéographique moderne, forme la deuxième partie d’un ouvrage dans lequelnous signalons la présence d’un procédé, d’ailleurs fréquent à l’époque, quel’on pourrait nommer „collage”, vu la juxtaposition de plusieurs récits: Le

     Roman de Jean D’Avesnes. Le Roman de Jehan de Paris vient confirmer le mieux ce que  Le

     Petit Jehan de Saintré  illustre brillamment dans sa seconde partie: lamontée du réalisme dans la relation d’un événement qui fait figured’histoire „vraie”, eu égard l’appel à des personnages réels, et qui, selon latradition, aurait très bien formé la matière d’un roman d’aventures.

    L’ambivalence de cette narration anonyme de la fin du XVe siècle3 émane de son caractère à la fois comique et satirique, burlesque et sérieux,divertissant et documentaire, le tout rehaussée par „l’importance de ceroman dans une perspective politique et sociologique”4.

    L’auteur encore méconnu de cette „histoire joyeuse” et pseudo-chronique, qu’on a tenté d’identifier dans la personne de Pierre Sala,

    1  Cf. Eikhenbaum, Sur la théorie de la prose...,  dans Théorie de lalittérature, Paris, Seuil, 1966, p.198-199.

    2 Cf. R. Dubuis, La Nouvelle en France au moyen-âge, op. cit., p. 537.3  Le Roman de Jehan de Paris est daté vers la fin de novembre 1494 et le

    début de décembre 1495.4 Roger Dubuis, La nouvelle en France au moyen-âge, op. cit., p. 544.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    27/136

      27

     prétend l’avoir „translaté d’espagnol en langue françoise”1, avec la seuleintention de „faire passer le temps aux lisants qu’ilz vouldront prendre la

     peine de le lire”, justification des éventuelles „inadvertances” dans la

    description des faits.Le récit démarre par des événements précipités qui succèdent à la

    mort du roi de France-début qu’on pourrait classer parmi les procédéstraditionnels d’„embrayage” dans le conte. L’action bascule dans un tourd’opérette avec le déguisement du jeune roi Jehan en bourgeois pour allerconquérir l’Infante d’Espagne. Le rival de Jehan de Paris c’est... le roid’Angleterre! Le départ simultané et l’acheminement parallèle des deuxrivaux vers la cour d’Espagne structure le roman sur deux plansantithétiques conformément à un contre-point narratif, correspondant àl’imbrication des deux niveaux sémantiques du roman: le pouvoir de lariche bourgeoisie en ascension opposé à l’appauvrissement et au déclin dela classe seigneuriale.

    Tout en défendant le code courtois mondain, le récit reflète untransfert de mentalité dans le sens que la catégorie sociale en essor semontre digne non seulement du respect unanime, mais aussi d’une allianceavec la chevalerie „vu qu’il – [le bourgeois] – a si noble estat”.2 

    Il convient de mettre l’aspect héroï-comique de la compétiton en

    rapport avec la tradition des fabliaux ou du Roman de Renart ; mais il fauten même temps reconnaître une „dénotation” de la réalité socio-historiquedu XV-e siècle, ce „signifié” chargé de multiples contradictions, „riche ennuances, en efforts..., en révoltes..., mais aussi en pressentiments: lesdisparates se multiplient, mais aussi les contrastes, les ombress’épaississent, mais les clair-obscurs deviennent plus fréquents”3.

    Cette nouvelle, car c’est plutôt dans cette acception que nous jugeons l’histoire de Jehan de Paris, relève de quelques particularités dugenre affinées par des siècle d’apprentissage, de ces nécessités propres au

    genre narratif bref, dont nous retenons:1 Italo Siciliano parle d’un véritable „lignage” du roman qui remonte, selon

    la remarque de Gaston Paris, au  Pèlerinage de Charlemagne. (Cf. I. Siciliano, François Villon et les thèmes poétiques du moyen-âge, Paris, Librairie A. Colin,1934, p.119.)

    2  Le Roman de Jehan de Paris, dans Poètes et romanciers du Moyen Âge,texte établi et annoté par Albert Pauphilet, Paris, Gallimard, 1952, p. 741.

    3 Italo Siciliano, François Villon et les thèmes poétiques du Moyen Âge, op.

    cit., p. 169.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    28/136

     28

    1.  La brièveté, ce topos de la concision transmis par toute lalittérature narrative du Moyen Âge, dont l’appel se fait entendre plusieursfois au long du récit: „... que je laisse pour cause de briefvté”; „...pour

    abreiger”; „pour abreger la matiere”, „si m’en passe aussi pour cause de briefvete”; „je m’en passe pour eschever la matiere”.2. La théâtralité qui découle de la matrice orale du conte, technique

    non seulement du dialogue, mais surtout formulée explicitement grâce à celien fonctionnel établi entre le narrateur et son „public”, résidu d’uneexpression de projection essentiellement orale, à ses origines: „comme vozorrez”; „comme avez ouy”, etc.

    Le clinquant et le panache épatants du cortège de Jehan ne touchent pas au raffinement des descriptions, quelque fastidieuses qu’elles soient, du Petit Jehan de Saintré.

    Mais un certain goût baroque, dont on peut retrouver les traces dansles tableaux fastueux du triomphe de la richesse (voir: les cadeaux pour lafiancée, l’entrée de Jehan à Burgues, la toilette de la reine, etc.) anticipel’application d’un principe largement embrassé par les écrivains de laRenaissance: le caractère ouvert de la langue en tant qu’instrument de laconnaissance du monde dont elle ne parvient jamais à épuiser les aspects.

    Faisceau polysémique vers lequel converge la vision du monde de

    l’auteur, le récit pourrait être situé dans une nouvelle perspective: celle des plans juxtaposés, ou de l’alternance dialogues-”miniatures”1 .Et comme le thème sous-jacent du roman reste celui du mariage

    consenti et fondé sur l’amour réciproque, il convient de mentionner quetoute une littérature narrative en tirera profit, à partir de l’auteur del’ Heptaméron, défenseur acharné de l’émancipation de la femme au tempsde la Renaissance. C’est comme un prélude à la victoire du „campféministe” dans la „querelle des femmes”, déclenchée presque cinquanteans auparavant2: „Comme vous sçavez, c’est une chose que doit venir de

    1 Pour l’aspect de l’impact de la miniature sur la littérature du XVe sièclenous renvoyons au chapitre consacré au  Roman du Petit Jehan de Saintré d’Antoine de La Sale, p.39 – 40.

    2 Cette polémique littéraire, dont la cible étaient les principes exposés parJean de Meung dans la seconde partie du  Roman de la Rose, a entraîné certainsécrivains pendant presque un siècle, parmi lesquels: Christine de Pisan, auteur del’ Épître au Dieu d’amour  (1399), du Dit de la Rose (1400) et du Livre de la Cité des Dames (1405), où elle prend la défense des femmes contre les partisans de Jean

    de Meung; Martin le Franc, auteur du Champion des Dames  (1442); et Alain

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    29/136

      29

    franche voulenté, car c’est une longue chance que mariage”; „nul mariagene se doit faire si les parties ne s’y consentent et qu’elles y viennent par

     bonne et vraye amour, aultrement il en vient de grans inconveniens”1.

     Nous sommes ramenés par là à considérer d’une double perspectiveun ouvrage qui fait pendant au  Roman de Jehan de Paris:  le recueil derécits composée pendant le premier tiers du XVe siècle, Les Quinze Joyesde mariage, titre voué à parodier  Les Quinze joyes de Notre-Dame,nouvelle preuve de transposition du sacré dans le profane, phénomènespécifique au Moyen Âge, avec la démythification du premier qui endécoule.

    Jouissant de nombreuses réimpressions de 1480 à 1520, le recueil estune pierre de touche dans l’évolution du genre narratif. Quinze contesretracent l’histoire du mariage, avec quelques étapes „obligatoires” pour cequi est des six premiers récits.

    L’encadrement qui réunit les „nouvelles” et leur succession quasi-chronologique permet de ranger l’ouvrage parmi ces productions dont lestatut narratif est ambigu. Comme nous le verrons, cette „norme” del’assemblage des contes, qui vient de loin et qui jouit d’une remarquablefortune, à côté de l’unité des caractères et de l’action confèrent au recueilune cohérence qui pourrait le situer soit „dans une histoire du roman”2, soit

    dans celle du théâtre.Le „scénario” réalisé de main de maître rappelle tout un répertoiredes „motifs” de la littérature antiféministe: du  Livre des sept sages aCélestine, de Calila et Dimna au fabliau D’Auberée, la vieille maquerelle,de la Disciplina clericalis à la deuxième branche du Roman de la Rose, deMatheolus à Eustache Deschamps.

    Un souci de symétrie et de mesure régit l’ensemble, suppléant àl’insuffisante profondeur psychologique, qui réduit les personnages à dessilhouettes souvent caricaturales. Cet équilibre de la structure narrative se met

    d’ailleurs au service du contraste, procédé fondamental de l’analysecaractérologique des deux protagonistes, archétypes du mari et de la femme.

    Chartier, dont le bref poème dramatique La Belle Dame sans mercy (1424) marqueaussi une rupture avec la tradition de l’amour courtois, que la poésie lyrique, depuis

     plus de deux siècles, s’efforçait de maintenir. An milieu du XVIe siècle,l’ Heptaméron  de Marguerite de Navarre témoigne encore des mêmescontradictions.

    1  Le Roman de Jehan de Paris, op. cit., p. 708.2 Henri Coulet, Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, A. Colin, 1975, p. 88.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    30/136

     30

     Le rythme narratif en trois „temps” marque la technique du narrateuranonyme d’un cachet personnel: – un mouvement lent accompagnel’exposé de la situation; – les arguments se développent par la suite dans

    une trame serrée, dont l’intérêt dramatique atteint le maximum de forcedans les „saynètes” où le couple se confronte; – la narration clôt ensymétrie avec le début, et prépare un „tremplin” – hypothèse pour unnouveau récit. Ce procédé de l’ouverture à la fin du conte, prétexte pour enrelancer un autre, inscrira ses titres de noblesse dans  L’Heptaméron  deMarguerite de Navarre.

     Lez Quinze Joyes de mariage  dépassent les simples limites d’unelittérature satirique dont la morale est implicite. Aussi ne paraît-il pashasardeux de l’appeler „du Maupassant médiéval”1.

    Le récit du XVe siècle, mélange diffus de „roman” et de „nouvelle”,ne dédaigne pas la veine d’inspiration courtoise. Des personnages auréolésde toutes les vertus chevaleresques, comme dans  Le Roman du Comted’Artois (composé vers 1460), ou des „parangons” des „arts d’aimer”, tel cerecueil de Martial d’Auvergne, Les Arrêts d’amour  (vers 1465), collectiond’imaginaires „cours d’amour” rompues dans les débats de casuistiqueamoureuse, perpétuant un idéal devenu tout aussi factice que les aventuressentimentales des romans „populaires”, tels Paris et Vienne, de Pierre de la

    Sipade, écrit en 1432, et  L’Histoire de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne, ouvrage anonyme de 1453 ou de 1457.Avec les Cent Nouvelles nouvelles, recueil achevé en 1461, dont la

     paternité n’est pas encore établie, il est nécessaire de placer le genre sousl’incidence d’une nouvelle étape qui groupera les conteurs dans unevéritable „école”, capable de systématiser l’héritage de la tradition en luioffrant un lustre nouveau, et de formuler ses propres exigences issues dumême mouvement dialectique qui, mutatis mutandis, avait réuni et séparéFrançois Villon et Charles d’Orléans, à une époque de „feux croisés” dans

    l’esthétique médiévale. Nous tenterons d’ordonner les coordonnées narratives du conte, dansleurs convergences et divergences, prenant pour repère les Cent nouvelles nouvelles, dans une vue d’ensemble de l’évolution du genre narratif bref

     jusqu’à la Renaissance2.

    1 Cf. Pierre Jourda,  Préface  aux Conteurs français du XVIe siècle, Paris,Gallimard, 1965, p. XVII.

    2 Voir le chapitre de cet ouvrage consacré à L’évolution du genre narratif

    bref du XV e au XVI e siècle, p.47 – 58.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    31/136

      31

     ANTOINE DE LA  SALE ET LE  PARADOXE 

    ROMANESQUE AU XV-e SIÈCLE

    Provençal par sa mère. Antoine, le fils naturel du Gascon Bernard dela Sale, condottière de souche noble, est né vers 1388, aux environs

    d’Arles, dans les contrées qui avaient vu éclore plus de deux sièclesauparavant la fin’amor  sublimée dans le chant des troubadours. A l’âge de14 ans, après avoir achevé ses premières études dans un collège humanistedu midi de la France, La Sale trouve un protecteur dans la personne du ducLouis II, roi de Sicile. La maison d’Anjou s’était montrée favorable vis-à-vis du jeune page, récompense due au père. Le guerrier mentionné parFroissart pour ses exploits, mis au service de cette riche et puissantefamille. Jusqu’en 1429, quand il est nommé viguier d’Arles, La Sale a

    l’occasion de déployer son talent d’ „acteur” et de guerrier. Aussi participe-t-il à la „cour amoureuse” de Louis d’Orléans et de Philippe de Bourgogne pendant la démence de Charles VI et les malheurs qu’entraîne uneépidémie de peste; à la même époque il se fait remarquer dans quelquescombats contre les Anglais, et s’engage, sous Jean Ier de Portugal, pour unecroisade contre les Maures. Le nouveau protecteur, Louis III d’Anjou, qu’ilavait accompagné dans ses voyages en Italie, lui offre le bénéfice duchâteau de Séderon dans les Baronnies. Les séjours en Italie élargissentl’horizon de culture de La Sale et ouvrent la perspective d’un mondenouveau, témoin à l’ébranlement du vieil édifice de la féodalité, naguèretoute puissante, processus qui n’échappe pas à une projection sur le planartistique et littéraire, dans les „actualités” au jour le jour que la prosenarrative d’un Boccace, par exemple, n’épargne pas. En 1436, à la mort duduc, son successeur, René Ier engage La Sale comme précepteur de son filsaîné, Jean de Calabre. Le pédagogue fait, dix années plus tard, ses débutslittéraires:  La Salade, manuel ad usum delphini, réunit des texteshétéroclites d’histoire, de géographie, de politique, etc., destinés à

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    32/136

     32

    transmettre au futur roi le savoir de bien gouverner ses terres. L’humanisteLa Sale, cent ans avant Rabelais, enseigne au prince la tolérance: „Le

     peuple ne soit point oppressé ne plus pillé”. Une seule partie de cet

    ouvrage, tout en contrevenant au principe éducatif qui avait présidé àl’ensemble, consacre un écrivain de talent. Il s’agit de la transposition d’unelégende,  Le Paradis de la reine Sibylle. Ce récit débute comme un„reportage” minutieux de l’excursion faite par La Sale dans la Marched’Ancône, aux monts de la Sibylle, en 1420. Dans cette narration quivalorise les remarquables vertus de la prose française à l’époque de sonaffirmation littéraire, on admire chez La Sale son goût du détail et son artde paysagiste. C’est l’histoire merveilleuse d’un chevalier 1 qui, réfugié dans

    la grotte réputée de Sibylle, y reste prisonnier pour un an, par le pacteconclu avec les habitants étranges de ce paradis souterrain de volupté, etqui, libéré au terme où expire l’enchantement, se voit contraint d’y revenir,

     parce que le pape refuse de l’absoudre; il se perdra à jamais dans ledomaine sibyllique, cet au-delà d’où personne ne revient. Deux tendancesqui vont jalonner la création romanesque de La Sale s’y dessinent déjà enfiligrane: d’une part la concession qu’il fait encore au goût des anciensromans de chevalerie, où l’idéal émaillé d’onirisme pousse le héros à quêter

    l’aventure afin d’accomplir des exploits méritoires: „la estoit-il venu pourles choses merveilleuses de ce monde, comme son estat le requeroit, pouracquerir honneur et mondaine gloire”.2 

    D’autre part, le souci de véracité, dans la description du voyage demême que dans les échos du grand Schisme de l’Occident, événement avecun sérieux impact politique, surpris avec ironie et sarcasme même par LaSale, cet observateur placé au carrefour de l’histoire bouleversée de laFrance, au crépuscule d’un monde en pleine crise politique et spirituelle, età l’aube d’un renouvellement inhérent.

    L’image même de la Sibylle, Janus qui maîtrise le passé et l’avenir,fonctionne comme une „mise en abyme”, procédant du réel et du virtuel, del’ancien et du nouveau, du symbole et du signe, prophétie de lacontradiction dialectique sur laquelle sera bâti  Le petit Jehan de Saintré.Relativement au passage du symbole au signe, opéré dans la représentation

    1 Dans les légendes allemandes, ce héros porte le nom de Tannhäuser.2  Antoine de la Sale,  Le Paradis de la reine Sibylle, dans Poètes et

    romanciers du Moyen Âge, op. cit., p. 679.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    33/136

      33

    artistique du XVe siècle, Julia Kristeva affirme: „De ce monde-ci sans au-delà, la Sibylle parle toutes les langues, possède le futur, effectue dans et

     par la parole des réunions invraisemblables. Les possibilités illimitées du

    discours, telles que le signe (le roman) tâchera de les représenter sontsymbolisées dans cette figure transitoire réalisée par l’art du moyen-âgefinissant”1.

    Serait-il hasardeux de voir dans l’aventure du chevalier une allégoriequi renferme une constatation de fait, à savoir l’impossibilité de s’engagerdorénavant dans la voie de la quête absurde d’un idéal déjà banni par uneréalité qui exige un autre engagement, dans le matériel, le concret, lesignifié? La réponse, voilée d’amertume et de regret pour cet idéaliste qui

    fut La Sale, sera donnée par lui-même dans l’histoire de son propre destin,si l’on admet qu’en écrivant le Saintré, le narrateur se dédouble et s’écrit ens’y retrouvant.

    En 1451, retiré à Châtelet sur Oise, Antoine de La Sale écrit encoreun traité d’éducation,  La Salle2  (il s’agit de la salle de l’édifice de laMorale) pour ses élèves, Jean, Pierre et Antoine, les fils de son nouveau

     protecteur, Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol. Jusqu’à cette dateoù La Sale renonce à sa vie publique, il s’était fait connaître et apprécier

    comme un grand héraldiste, organisateur de tournois et de pas d’armes à laCour de France. Ses connaissances de l’art et des lois du combatchevaleresque, il les synthétise dans un manuel écrit en1459, Des ancienstournois et faicts d’armes.

    En 1457, Le réconfort de Madame Du Fresne contient deux récitsqui préfigurent, selon Henri Coulet, „ce qu’on appellera les nouvellestragiques”3. Ces contes pathétiques, qui retracent le sort de deux mèresobligées au sacrifice de leurs fils, dépassent par la réalisation artistiquel’intention première de l’écrivain: consoler une mère de la perte de son

    1 Julia Kristeva, Le texte du roman, approche sémiologique d’une structurediscursive transformationnelle, The Hague-Paris, Mouton, 1970, p. 30.

    2 Etrange coïncidence du nom de l’écrivain et des titres qu’il donne à sesouvrages, La Salade et La Salle: Simple jeu de mots ou allusion ironique à lui-même, à sa culture livresque et à cette responsabilité qu’il avait assumée dedéfendre un idéal éthique de pureté, de prouesse „du temps jadis”?

    3  Henri Coulet,  Le Roman jusqu’à la Révolution, Paris, Armand Colin,

    1967, p.95.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    34/136

     34

    unique enfant. Le poème allégorique, La journée d’Onneur et de Prouesse,daté de 1459, dans lequel résonnent encore les échos de la première

     branche du Roman de la Rose, achève en „chant de cygne” l’œuvre de La

    Sale dont les traces se perdent vers 1461, comme celles de son grandcontemporain François Villon.

    Pour dresser „le dossier” de la parution et des éditions de cet originalroman en prose, il faut remonter au milieu du XVe siècle, et retenir la datede 6 mars 1455, contenue dans la dédicace de l’écrivain à Jehan de Calabre,suivie d’une lettre d’envoi au même seigneur, qui, selon la déclaration deLa Sale, l’avait prié d’écrire ce livre. Les indications de datation du Petit Jehan de Saintré sont remplacées dans un autre manuscrit par „Genappe,

    1459”, mention respectée par les éditions du XVI-e siècle. Pour ce qui estdu titre, les éditions gothiques, assez nombreuses entre 1502 et 1553 grâceà l’activité prodigieuse des éditeurs Michel et Philippe Le Noir, JeanTrepperel, Jean Bonfons, respectent celui donné par la première édition dulivre (environ 1502-1511):  L’hystoire et cronicque du petit Jehan deSaintré et de la jeune Dame des Belles Cousines sans autre nom nommer 1.Ce titre subira une légère intervention de la part des éditeurs entre 1518 et1523, quand on y ajoute le qualificatif de „plaisante” auprès de

    „cronicque”, trait d’union entre les deux parties du livre jointes dans uninspiré mariage de mots.Les neuf manuscrits du roman copiés du vivant de l’écrivain offrent

    la satisfaction de pénétrer dans „le laboratoire” de création d’un romanciersoucieux jusqu’à la manie de motiver même graphiquement cet ensemblede matériaux lexicaux et syntaxiques dégagés des contraintes prosodiques,mais rigoureusement ordonnés dans une discipline qui fonde de la sorte ses

     propres lois. Pour se corriger, La Sale emploie deux encres, noire et rouge,selon qu’il conseille aux copistes l’arrangement graphique du texte (“Allezà la ligne”, „Soulignez”) ou l’usage qu’il faut faire de certains alinéas ouchapitres2. Les annotation de La Sale relatives à l’alternance des deuxcouleurs d’encre, au caractère de l’écriture (par exemple: copier le mot

    1 Charles A. Knudson,  Les anciennes éditions du Petit Jehan de Saintré,dans „Mélanges de linguistique romane et de philologie médiévale offerts àMaurice Delbouille”, Gembloux, Duculot, 1964, t. II, p.337-348.

    2 Voir F. Desonay, Comment un écrivain se corrigeait au XV e siècle, dans

    „Revue Belge de Philologie et d’Histoire”, VI, 1927.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    35/136

      35

    acteur  en lettres plus petites ou plus grosses selon sa place au début ou aumilieu du chapitre), à la ponctuation, à la valeur musicale de tel couple demots ou de telle phrase, prennent leur importance plénière dans le contexte

    où se situe le Saintré qui, pour la poétique du roman, au sens moderne dumot, trace des coordonnées et requiert un statut personnel.

    Le moment marqué par le livre de La Sale dans l’histoire de lalittérature française réclame d’emblée une compréhension de ce quesignifie au milieu du XVe siècle un roman en prose, afin de pouvoir par lasuite déceler la part de contribution de cet ouvrage à la constitution d’unerhétorique romanesque.

    Sans remonter aux sources du roman, terme qui depuis le XIIe siècle

     jusqu’à l’époque de Saintré  n’avait pas encore perdu son sens initial de„récit en langue vulgaire”, il faut chercher, quelque risquée que cettedémarche puisse paraître, à esquisser les contours du moule de lanarrativité, tel qu’une tradition le mettait à la portée de l’écrivain. L’étudese réclame nécessairement du texte même, dans la mesure où le roman deLa Sale présente une „forme matricielle, actualisant cette intention, et dontle contenu, variable, sera emprunté à un répertoire de termes socio-historiquement déterminés, mais mobiles, et en incessante mutation le long

    de la durée”

    1

    .De nombreux changements enregistrés dans la „biographie” duroman atteste l’originalité du livre de La Sale, placé au carrefour del’évolution d’un genre littéraire.

    L’éclosion de la prose à partir du XIII-e siècle avec les traductionsdu pseudo-Turpin et culminant par les dérimages2 après 1450, ainsi que le

     passage de la littérature de projection orale à celle destinée à la lecture,témoin du goût croissant du livre et, implicitement, du développement d’uncommerce, suivi d’une accumulation de livres dans les bibliothèques, cesont autant de phénomènes qui prouvent le penchant pour la modernisation

     propre au XVe siècle.L’introduction de l’imprimerie en France, à partir de 1470, inscrit „la

    ligne de démarcation entre l’époque archaïque et les temps modernes. Ladiffusion rapide de la prose est liée à l’accroissement des tendancesdidactiques, moralisantes, allégorisantes, qui prévalent, dans certains

    1 Paul Zumthor, Langue, texte, énigme, Paris, Seuil, 1975, p. 248.2 Mouvement de mise en prose des œuvres écrites en vers.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    36/136

     36

    milieux du nord de la France, dès les dernières années du XIIe siècle et,généralement, à partir du premier tiers du XIIIe siècle”1.

    Permettant un mode d’expression plus dégagé, la prose, adoptée

    simultanément par l’histoire et le roman, semble mieux répondre au soucid’authenticité et de rigueur vis-à-vis des faits évoqués. Elle assure pour uncertain temps la „symbiose” de ces deux types de discours qu’un butcommun anime: prouver et recréer une réalité, saisir et dominer lemouvement foisonnant des multiples aspects de l’existence.

    Sous cet éclairage, le titre même du roman de La Sale associant deuxnotions quasi-redondantes pour un lecteur moderne, l’”hystoire” et la„cronicque”, ouvre une nouvelle perspective sur le sens d’une expérience

    romanesque.En effet, se réclamant du filon épique des chansons de geste et de lachronique dans leurs interférences sémantiques, et de la veine lyrique dugrand chant courtois, le roman, dès son émergence, fait fusionner dans soncreuset, d’une part, le respect du serment d’hommage féodal en provenancedes gestes avec sa survivance et sa transposition en pacte d’amour chez les

     poètes courtois; d’autre part, l’impératif qui découle de la fonctionnalité primordiale du roman, à savoir son envoi didactique, édifiant, loi à laquelle

    se soumet la plus grande partie de la littérature médiévale conçue avant toutcomme un „enseignement”.Il reste à voir comment Le petit Jehan de Saintré réussit à fondre les

    matières premières dont il dispose dans un alliage cohérent et, dans quellemesure, le produit fini marque l’avenir du roman.

    Greffé sur un manuel d’éducation chevaleresque, premier dessein deLa Sale, qui répond à la „commande” de son protecteur, l’histoire de Jehande Saintré dépasse l’intention de son auteur.

    La trame romanesque épouse deux tendances contradictoires, quisont celles d’une époque de décadence de la féodalité, de changementsdans les principes rangés trois siècles auparavant en „code éthique”,devenus anachroniques: la défense, du moins pour les hautes valeurs qu’il

    1 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 365 . 

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    37/136

      37

    avait prônées, de l’idéal d’héroïsme chevaleresque et de son corollairesentimental, l’amour courtois1.

    Comme un correctif de la thèse exposée dans la première partie du

    roman, le thème développé par la suite trace une ligne de clivage entrel’ancien et le nouveau, la convention et la réalité. Non seulement qu’il nes’agit pas d’inconséquence entre les deux parties du roman, mais il faut voirdans ce jeu de miroirs d’une réalité que La Sale oppose si manifestement,une contradiction dialectique: roman qui se plie au goût de l’aristocratie, Le

     petit Jehan de Saintré affiche d’abord le ”bric-à-brac” chevaleresque légué par la tradition, avec son clinquant et son panache vétustes. L’adoption,dans la deuxième partie, d’une forme narrative apparentée au fabliau,

    teintée de farce burlesque, de satire mordante et de vivacité dramatique,installe légitimement le spectacle de la réalité.Ce choc brutal entre deux modes d’existence, auxquels correspond

    une dichotomie narrative, assure, paradoxalement peut-être, l’équilibre duroman. „Le génie de La Sale est d’avoir, en excellent réaliste, noté aussi

     bien ce qui était contraire à son idéal et ce qui en attestait la décadence quece qui en faisait le réel: aussi le meilleur de son roman est-il dans les

     passages où la complexité du réel, la confrontation et le conflit des

    tendances sont subjectivement montrés”.

    2

     Ce n’est que dans l’entrelacement de ces deux lignes de force qu’ilfaut chercher le principe unitaire assurant la fonte de la réalité dans unefresque de mœurs conforme au mot d’ordre de La Sale: „veoir ce que veoirse porroit”. Il y a au bout de l’histoire de Saintré une rupture dans ce quis’était constitué en un tout: idéal d’héroïsme et d’amour courtoisdeviennent incompatibles, et ces deux concepts éthiques et esthétiques semettent en relation antinomique.

    Au diptyque narratif qui structure le roman, une mosaïque de typesde discours contribue à soupeser l’expérience romanesque et à éclaircir la

     portée de ce roman d’un destin, qui n’en est pas moins une étapeconstitutive dans le destin du roman.

    1 Voir à ce propos Johann Huizinga, Amurgul evului mediu, Bucureşti,

    Univers, 1970, capitolele: „Concepţia ierarhică a societăţii”, „Ideea cavalerismului”,„Visul de eroism si dragoste”. 

    2 Henri Coulet, op. cit., p. 94. 

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    38/136

     38

     Le livre de La Sale relève des multiples catégories littéraires, tellesque l’historiographie, le roman antique, la fin’amor , le roman courtois, leconte édifiant, le  fabliau, le théâtre comique, ainsi que de ces formes

    „hérétiques” du discours oral de la cour et surtout de la ville, de la foire, ducarnaval, „documentaire” qui enregistre sur le vif la manière de parlerd’une époque, procédé tellement prisé par les conteurs du XVIe siècle, quien feront un remarquable usage.

     Le petit Jehan de Saintré s’ouvre sur un récit à caractère nettementdidactique, propre au roman d’une formation, ce qui justifie son appellationde „Télémaque du XVe siècle”. Le petit (il faut lire „jeune” tout au long duroman) Saintré, élevé à la Cour du roi, parachève son éducation de page et

    d’écuyer sous la protection et les préceptes de la jeune veuve nomméediscrètement la Dame des Belles Cousines. Le caractère éducatif accentuéde cette première partie du livre est donné par les longues digressions où laDame enseigne au jeune homme la manière d’acquérir la valeur qui fassemériter l’amour et l’honneur, à travers les conseils des philosophes grecs etlatins – Socrate, Cathon, Sénèque, Épicure, Ovide, ainsi que par la moraledes „gestes des nobles du temps passé” et des „vaillances, des gransemprises et des chevalereux fais... des preux de la Table Ronde”. Pour se

    réaliser en tant que „renommé homme” et „chevalier sans reproche”, Jehande Saintré parcourt des étapes prévisibles, jalonnées par toute une traditiondes romans de chevalerie dont la vogue augmente au XVe siècle avecl’engouement pour les adaptations en prose ou les traductions des vieuxrécits d’exploits chevaleresques: Perceforest, Le Petit Artus de Bretagne,

     Isaïe le Triste, Mélusine, le cycle des  Amadis,  etc., dont la diffusionrecouvrira les cinquante premières années de l’imprimerie en France,ressuscitant l’intérêt pour les hauts faits d’armes et les tournois, le respectde l’idéal de prouesse et d’amour qui dominent cette littérature vouée,

     paraît-il, à modeler le présent sur le passé.La ligne de la  fin’ amor , filtrée et assimilée par le roman courtois,

    suppose l’alliage de la doctrine et de l’action, exigences auxquelles Saintré, poussé par l’aspiration à la performance, s’évertue à répondre. Depuisl’„arsenal” de formalités de la casuistique raffinée: „ L’amant , pour acquérirla tres desirée grace de sa dame, s’efforcera d’estre douls, humble,courtoys  et  gracieux, ... toujours...joyeuls, espérant   que, par bien  etloyaulment servir , en amours et en sa très desirée dame il trouvera mercy”;

     jusqu’à l’épreuve édifiante dans la confrontation de la valeur militaire

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    39/136

      39

    acquise dans des compétitions à degré de difficulté croissant: du simpletournois à la cour et à l’étranger, où Saintré affronte des experts dans lemaniement des armes, à sa consécration de champion des croisés.

    A côté de l’apologie du service courtois, au maintien duquel la cour-le roi et la Dame-contribue par ses subventions (voir les nombreusesmentions relatives au coût d’entretien de cette étiquette), la première partiedu roman accorde une large place à la chronique soucieuse moins de retenirle sens de l’histoire que le coloris fastueux dont le chevalier du XVe sièclese pare encore. Cette contradiction entre la forme de la vie et la réalité1 àl’époque apparaît comme élément de la crise que traverse la sociétéféodale, dans certains aspects d’une analyse, même succincte, de la manière

    dont La Sale conçoit l’histoire du point de vue de la classe au service delaquelle il se met, et de son reflet sur le plan romanesque.Loin de respecter le rythme d’une alternance symétrique avec les

    „nœuds” de l’action proprement-dite, l’écrivain déploie dans unassemblage hétérogène ses connaissances encyclopédiques, en accord avecce qu’on pourrait appeler les „bienséances” du XVe siècle, sans prêterattention au dosage des passages éducatifs et de ceux qui détaillent, selonune technique d’amplification rencontrée dans les chroniques, les divers

     blasons et emblèmes, marchandises et effets militaires incorporés en largesintermèdes au développement de l’intrigue.Bréviaire à l’usage de ceux qui s’intéressent aux goûts et aux mœurs

    d’une période, les descriptions dans le roman de La Sale témoignent de lamême fantaisie bigarrée, de la technique du détail et du sens de la couleurque la miniature. La parenté du roman et de la peinture de l’époque nes’arrête pas là: dans l’emplacement des troupes, selon les règles d’unestratégie rigide, dans l’énumération des marchandises, costumes, bannières,

     blasons et présents, dans le respect du cérémonial de la joute ou du „pasd’armes”, qu’un ancien chef du protocole connaissait parfaitement, onretrouve deux aspects importants: d’une part, ce qui résulte de l’impact del’histoire sur le roman, à savoir un penchant plus prononcé pourl’authenticité des faits narrés, d’où l’un des côtés du réalisme indéniable du

    1 Cf. Johann Huizinga, op. cit., p. 165.

  • 8/17/2019 An1 Rel Naratifs Ciuchindel

    40/136

     40

    roman, que Pierre Daix caractérise comme „le plus sensationneldocumentaire du XVe siècle”1.

    D’autre part, les mêmes descriptions cumulatives, à valeur de

    „reportage”, restent confinées dans leur caractère purement visuel, fauted’avoir reçu de l’écrivain un commentaire sur lequel on puisse fonder son

     point de vue à l’égard des „actualités” évoquées. Seule transparaît sonadmiration pour les symboles héraldiques, formes artificielles de sereprésenter la réalité dans lesquelles la chevalerie