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STAGE D’ÉCRITURE À ROTHÉNEUF
Avec Natacha Sels
Septembre 2017
RECUEIL DE NOUVELLES
Par Karine Darcos
1
SOMMAIRE
Nouvelle à chute :
Une fin d’après-midi ordinaire ………………………………………………… 3
Cycle Paula Modersohn-Becker :
Le tableau ……………………………………………………………………… 7
Paula, me voilà ……...…………………………………………………………. 9
2
Nouvelle à chute
UNE FIN D’APRÈS-MIDI ORDINAIRE
Lorsque je franchis la porte de chez moi avec Thomas, Mathilde et Laura sont assises
autour d’un café à la grande table du séjour. Thomas se précipite vers Mathilde pour
l’embrasser. Elle lui rend son baiser avec tendresse. Je n’ose pas faire de même avec Laura.
Une vieille pudeur masculine tenace. Je sais que Laura ne m’en voudra pas. « J’ai soif, me dit
Thomas. Je peux avoir un Coca ? » Je vais au réfrigérateur chercher deux sodas, me ravise et
prends une bière pour moi. Lorsque je retourne dans le séjour, je m’installe sur le canapé.
Thomas a pris place à côté de Mathilde, il picore des chocolats dans une coupelle et écoute la
conversation : « Moi aussi, j’ai commencé le footing il y a quatre ans. Au début, je voulais
juste perdre trois kilos et aujourd’hui, je suis addict. » « Addict », s’esclaffe Thomas d’un air
moqueur. Cela me fait sourire.
Il me rejoint sur le canapé. « Elles parlent de sport, me dit-il. Pourquoi est-ce que les
femmes parlent toujours de sport ou de régime ? » « Bonne question. Nous, les hommes, on
n’a pas besoin d’en parler, on le fait, tout simplement. » Ma plaisanterie est accueillie par une
double grimace venant de la table. Les femmes poursuivent néanmoins leur conversation
comme si nous n’étions pas là. « Et si on se faisait une partie de tennis sur la Wii ? » reprend
Thomas. « Maintenant ? Après le vélo ? T’as pas assez transpiré ? Bon, d’accord, va pour
une partie de Wii. » « Ah, vous pouvez vous moquer des femmes, lance Laura depuis la table,
mais les hommes et leur console de jeux, c’est pas mieux. » Mathilde approuve en riant. La
conversation des deux femmes dévie sur la mode. « Au fait, tu es déjà allée dans cette
nouvelle boutique rue des fleurs ? » « Ah non, mais j’en ai entendu parler. » Décidément,
c’est à qui caricaturera le mieux les plus gros clichés féminins aujourd’hui.
Thomas change d’avis et décide de mettre un jeu de stratégie. Ça m’est égal, je ne suis
pas un grand fan de ces jeux vidéo, mais lui, ça l’amuse, alors je m’y plie de bonne grâce.
Mathilde m’interpelle : « Il t’a dit Thomas qu’on partait sur la côte cet été ? » Thomas ne me
laisse pas le temps de répondre : « Ah non, j’ai oublié. On part à Biarritz faire du camping. »
Mathilde reprend : « J’ai trouvé un mobil-home dans un camping familial, ça a l’air sympa, et
la mer est à deux pas. » Laura approuve : « Quelle bonne idée ! Nous, on n’est pas encore
fixés, on voulait peut-être aller du côté de Nice, mais il y a tellement de monde l’été qu’on
hésite… » Thomas l’interrompt : « Moi, j’y suis jamais allé à Nice. » Mathilde le contredit :
« Mais si, au printemps dernier, rappelle-toi, il y avait une piscine chauffée dans l’hôtel. »
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« Ah, c’était à Nice ? » Thomas a l’air surpris. Laura reprend : « Oui, au printemps, c’est sûr
que l’eau est froide, mais si on y va en été, c’est différent, on pourra profiter de la plage. »
« Vous irez au camping ou à l’hôtel ? demande Mathilde. J’ai une bonne adresse si tu veux. »
« Je ne sais pas encore. En fait, pour tout te dire, on n’est pas tout à fait décidés, et peut-être
que finalement, on va choisir une destination totalement différente. »
J’écoute les deux femmes échanger des banalités sur les prochaines vacances estivales
et subitement, je suis troublé. Cela ne m’avait pas frappé jusqu’alors, mais je trouve qu’elles
se ressemblent. Elles ont toutes les deux les cheveux blonds et les yeux verts, une silhouette
plutôt élancée, de longs doigts fins aux ongles impeccables, un visage rieur et bienveillant. La
ressemblance s’arrête là, mais je ne peux m’empêcher de me demander si je dois y voir une
signification. Je sens tout à coup que tout le monde me regarde, Thomas me fixe d’un œil
interrogateur. Apparemment, on m’a posé une question et je n’ai pas entendu. « Mathilde
demande si on est libre le week-end du 5 octobre, répète Laura, car elle voudrait partir les
deux jours pour aller au concert de U2 et il faut acheter les billets dès lundi. » Je regarde
Thomas, qui s’exclame : « Ben oui, elle arrête pas de dire que ce concert, c’est l’événement
du siècle. » « Alors ? » me presse Mathilde. « Le 5 octobre ? Euh, c’est loin ça, mais oui c’est
bon, je vais m’arranger de toute façon. Ça ira, pas de problème. Tu peux prendre les billets. »
J’ai des difficultés à répondre soudainement, et j’ai du mal à différencier les deux femmes qui
me dévisagent. « Ça va ? » me demande Laura. Je sens l’inquiétude dans sa voix. « Oui,
oui ». Je me force à répondre, mais je ne supporte plus d’être dévisagé comme ça. J’ai envie
de m’enfuir. Thomas aussi me fixe de ses grands yeux verts. Ils m’emmerdent tous avec leurs
yeux verts. C’est quoi d’abord cette couleur ? C’est ni bleu ni marron, mais quelque chose
d’indéfini quelque part entre les deux. Ça n’aurait pas pu être plus simple ? « T’es vraiment
sûr que ça va ? » Laura s’aperçoit qu’un truc cloche chez moi, est-ce qu’elle a compris ? « J’ai
besoin d’une douche, je reviens dans cinq minutes. » C’est tout ce que je trouve à répondre.
Qu’est-ce que je pourrais dire d’autre ? Que je suis troublé parce que les deux femmes assises
à ma table se ressemblent ? En quittant la pièce, j’entends Mathilde murmurer à Laura : « Il
est pas toujours facile à vivre, ton mec, tu sais ? Un vrai caractère de cochon à ses heures. »
J’entre dans la salle de bains et fais couler l’eau dans la douche. Je reste longtemps
sous le jet brûlant. Je repense à la remarque de Mathilde. Est-ce que j’ai vraiment un caractère
de cochon ? Est-ce que Laura me perçoit vraiment comme ça ? Au moment où je sors de la
douche, Laura ouvre la porte. Elle demande d’un air malicieux : « Mmm, j’arrive au bon
moment, on dirait. Tu crois que si je ferme la porte à clé et que je me jette sur toi, ils vont
nous entendre depuis le salon ? » La réaction est immédiate, elle est visible légèrement en
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dessous de ma ceinture abdominale. Laura prend un air gourmand : « On dirait bien qu’il va
falloir que je ferme vraiment la porte. » Je souris en commençant à m’essuyer. Elle redevient
sérieuse : « Tout va bien ? Tu étais bizarre en quittant le salon. » Que répondre à ça ? « Tout
va bien, je t’assure. » Laura ne fait toujours pas mine de vouloir sortir de la pièce. « Dis,
Laura, tu trouves que j’ai un sale caractère ? » Elle a l’air surprise par ma question. « Qu’est-
ce que tu en penses, toi ? » demande-t-elle. « Je suis troublé. » Ça m’a échappé malgré moi.
Laura n’a pas l’air étonnée : « Ce n’est pas une situation tout à fait ordinaire, c’est normal que
tu sois troublé. » Je demande s’ils s’en vont bientôt. « C’est pour ça que je suis venue te
chercher en fait, Mathilde a invité du monde ce soir, elle ne voudrait pas trop se retarder. »
« Laisse-moi le temps d’enfiler un jean et un T-shirt et j’arrive. » Laura s’approche et vient
délicatement poser ses lèvres sur les miennes. Je sens ses doigts effleurer une partie de mon
anatomie qui s’affole pour la deuxième fois en l’espace de quelques minutes. Je commence à
me rappeler pourquoi Laura n’a aucune ressemblance avec Mathilde. J’ai du mal à imaginer
qu’un jour, je puisse me lasser d’elle. Au moment de franchir le seuil, elle se retourne : « Tu
sais, je ne te l’ai jamais dit, mais je l’aime bien Mathilde. »
Lorsque j’arrive dans le salon, Thomas a déjà enfilé son blouson et attend
impatiemment sur une chaise. Les deux femmes discutent debout au milieu de la pièce. Laura
me tourne le dos. Mathilde me fait face et me sourit. « Ça va le caractériel ? » plaisante-t-elle.
Je lui rends son sourire, mais ce n’est qu’une façade. Je n’ai plus très envie de lui sourire à
présent, je me force. Pour Thomas. Et pour Laura. A quoi bon lui répondre que c’est elle qui
est caractérielle ? Qui veut toujours décider de tout ? Qui est psychorigide ? Moi, j’ai toujours
préféré la douceur, la sensualité, la suavité. L’amour peut prendre tant de formes.
Apparemment, certaines formes ne me conviennent pas. Laura s’est retournée, elle me fait un
clin d’œil. Elle me sourit elle aussi, et tout à coup, face à ces deux sourires, je réalise à quel
point ces deux femmes sont différentes, et je me demande comment j’ai pu les trouver
semblables quelques minutes plus tôt. D’un battement de cils, Laura m’emmène en voyage,
d’une caresse, elle me transporte, d’une parole, elle m’apaise. Mathilde, elle, ne me fait rien
de tout ça. Et pourtant, elle compte tellement elle aussi.
Thomas se jette dans mes bras. « A mercredi, papa ! » s’exclame-t-il. Mathilde et
Laura se disent au revoir d’une bise sur la joue. Une situation pas tout à fait ordinaire en effet.
Les deux femmes les plus importantes de mon existence. La mère de mon fils et la nouvelle
femme de ma vie.
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Cycle Paula Modersohn-Becker :
LE TABLEAU
Paris, mai 1906
Paula mordillait le bout de son pinceau en se regardant dans le miroir. Que manquait-
il ? Difficile à dire. Est-ce que le ventre était assez rond ? Est-ce que la position des bras était
naturelle ? Si elle avait pu se payer un modèle, cela aurait été plus facile, mais elle n’avait
plus un sou, alors il fallait se montrer imaginative. Et puis, elle aurait peut-être eu du mal à
trouver une femme enceinte acceptant de poser nue pour elle.
Paula se tortilla devant le miroir, caressa son ventre plat à travers le tissu en
l’imaginant plus rond, soupesa ses petits seins. Quel effet cela pouvait-il faire de porter la
vie ? Elle s’était posé cette question tant de fois, avait observé tant de paysannes donnant le
sein dans les tourbières d’Allemagne du Nord, elle en avait même peint quelques-unes,
allongées à même le sol sur une couverture en train d’allaiter l’enfant couché contre elles. Elle
avait trouvé ce moment si beau, si loin des bourgeoises bremoises et de leurs principes
étriqués.
Elle plissa les yeux et ajouta une touche d’ocre, une ombre sous le bras reposant sur le
ventre. On frappa à la porte : « N’oubliez pas le loyer ce soir, madame Modersohn ! » « Oui,
madame Martin, ne vous inquiétez pas. » Quelle plaie sa logeuse. Il allait pourtant bien falloir
qu’elle la paye. Paula laissa son regard errer autour d’elle. Son atelier parisien était rempli de
tableaux qui lui tournaient le dos. Paula n’aimait pas que ses autoportraits l’observent en
permanence. Peut-être une forme de superstition. Elle avait l’impression que son propre
regard démultiplié sur ses toiles pourrait la rendre folle. D’ailleurs, est-ce qu’elle ne l’était pas
déjà un peu ? C’est ce qu’ils voulaient tous lui faire croire à Worpswede, ils ne supportaient
pas qu’une femme-peintre puisse avoir du talent.
Elle soupira. Si au moins elle en vendait un ou deux, ça l’aiderait un peu. Elle se
regarda à nouveau dans le miroir. Elle commençait à se sentir lasse de ces considérations
matérielles. Ce qu’elle voulait, c’était peindre, donner vie sur la toile à son monde intérieur,
montrer comment ses yeux percevaient le monde, mais toujours, la question de l’argent venait
entraver sa quête de l’essentiel. Elle sentit une colère sourdre lentement. Elle allait encore
devoir réclamer de l’argent à son mari. Elle détestait faire ça. Elle aurait aimé y arriver toute
seule, prouver à Otto, à sa famille et à tous les autres qu’elle n’avait pas besoin d’eux. Mais
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souhaiter et réussir sont deux choses différentes, elle en faisait la douloureuse expérience
malgré sa persévérance et sa ténacité.
Elle rajouta un peu de rose sur la joue, un peu de brun dans l’œil. Zut, elle avait laissé
tomber une goutte par terre. Elle ne pouvait pas continuer comme ça, à s’en vouloir parce
qu’elle gaspillait une malheureuse petite goutte de couleur. Mais une fois qu’elle aurait épuisé
ses dernières ressources, que ferait-elle ? Elle pensa à son atelier de Worpswede. Il lui
manquait tant. C’était étrange, tout de même, de se languir de l’Allemagne quand elle était à
Paris, et de se languir de Paris aussitôt rentrée en Allemagne. Ah, si elle avait pu transporter
son bel atelier aux murs verts et bleu dans la capitale française ! Surtout la verrière.
L’immensité des tourbières lui manquait, les vastes étendues à perte de vue, les bouleaux
majestueux avec leurs troncs blancs. Ici, la lumière devait se frayer un chemin dans les rues
étroites, elle s’abîmait les yeux dans la recherche des valeurs, ses blancs ne la satisfaisaient
plus.
Elle jeta de nouveau un coup d’œil dans le miroir et aperçut le tas d’enveloppes sur la
console. Elle recevait souvent des lettres de sa mère et de ses sœurs qui la suppliaient de
revenir à la raison et de rentrer auprès d’Otto. Son mari, lui-même, lui écrivait souvent, mais
jamais il ne la suppliait. Il se cachait toujours derrière les femmes de la famille Becker et
disait l’inquiétude qu’elles éprouvaient. Paula sentit des larmes poindre. Ah, Otto, si
seulement il pouvait se comporter en homme, lui dire à quel point il l’aimait et la désirait, s’il
pouvait voir sa peinture comme elle la voyait, la comprendre, si elle savait comment faire
jaillir un feu en lui à partir de cette minuscule étincelle qui l’animait. Une larme roula sur sa
joue.
Elle dirigea ses yeux vers la signature sur le tableau. PMB. Paula Modersohn-Becker.
Elle gratta le M rageusement. « Je suis Paula Becker, tu m’entends ? Paula Becker, et
personne ne m’enlèvera ça ! » Elle tomba à genoux, la bouche tordue dans un long sanglot
silencieux qui peinait à sortir de ses entrailles. Elle se recroquevilla lentement en position
fœtale sur le plancher. Pourquoi ? se demandait-elle depuis maintenant trente ans. Pourquoi
était-ce si difficile d’être une femme ? Pourquoi ne pouvait-elle pas être tout à la fois artiste,
amante et mère ? Pourquoi est-ce qu’elle n’y arrivait pas ? Quel sens aurait donc sa vie si elle
devait arrêter de peindre ? Fallait-il vraiment renoncer à aimer pour peindre ? Renoncer à
désirer et à être désirée ? Elle expulsa soudain ses sanglots dans une fureur libératrice, le
pinceau contre son ventre dans son poing serré, et elle pleura ainsi longtemps et bruyamment,
allongée sur le parquet taché.
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Lorsqu’elle se fut vidée de ses larmes, elle se releva et s’approcha du tableau. Elle
l’estima achevé et gratta au pinceau en bas à droite: « J’ai peint ceci à l’âge de 30 ans à mon
6e anniversaire de mariage ». Se peindre enceinte alors que c’était faux, transcender la réalité
par la peinture, s’offrir une vie parallèle au travers de l’art, est-ce que c’était vraiment ça être
une artiste accomplie ? Rien n’avait de sens. Elle peignait jour et nuit, mais rien n’avait plus
de sens. Son mariage n’en avait plus, son nom n’en avait plus, l’amour n’en avait plus non
plus. Il était peut-être temps d’arrêter d’essayer d’en trouver.
Paula contempla son double sur le tableau. Le doute s’insinua dans son esprit. Et si
tout ceci n’était qu’une illusion ? Si ce qu’elle cherchait avec tant d’acharnement ne valait pas
tous ces renoncements ? Elle saisit sur la console la photo que sa sœur avait prise d’elle à
demi-nue. Elle n’avait pas fait cela par érotisme, non, elle voulait un support pour travailler,
s’observer froidement de l’extérieur, comprendre ce que les autres voyaient d’elle et explorer
ce regard du bout de son pinceau. Avait-elle réussi ? Elle laissa à nouveau son regard errer sur
les innombrables portraits retournés et s’attarda sur le tableau posé sur le chevalet. Avait-elle
réussi ? Elle prit du recul, se déshabilla lentement et observa tour à tour son double portant la
vie sur la toile et son reflet nu inerte dans le miroir. Avait-elle réussi ?
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PAULA, ME VOILÀ
Clara s’assoit sur le lit et regarde au dehors d’un air rêveur. Un portrait de Paula est
accroché dans l’angle, à gauche de la verrière. On devine le col d’une robe blanche, peut-être
celle qu’elle portait quand elle avait sonné les cloches de la petite église de Worpswede avec
son amie. A ce souvenir, Clara sourit. Quel âge pouvaient-elles bien avoir alors ? Vingt ans
tout au plus. Le pasteur était furieux. Les paysans affolés avaient accouru pour voir ce qu’il se
passait. Elle entend Paula comme dans un murmure : « On était si heureuses à cette
époque. On portait nos robes blanches telles des mariées virginales, la vie nous souriait,
l’avenir nous appartenait. »
Sur le lit, Clara ne peut réprimer un petit frisson. Oui, c’était avant Rilke, avant Otto,
avant Paris, avant que la vie les rappelle à leurs rôles de femme. Quand on est jeune, on se
sent toujours toute puissante. Clara soupire. Elle est d’humeur taciturne aujourd’hui, Paula
parle pour elle. « J’avais tellement de projets et d’espoirs les premières années ici ! Paula
Becker qui rencontre Clara Westhoff, la blonde et la brune comme Rilke nous appela par la
suite, la peintre et la sculptrice. J’étais si heureuse que mes parents aient accepté que je fasse
ce séjour à Worpswede et que je me forme auprès des peintres de la colonie. Ce fut sûrement
l’année la plus heureuse de ma vie ! » Clara fixe toujours le portrait au mur. Elle se sent si
proche d’elle. Elle se surprend à demander à voix haute : « Qu’est-ce que tu penses du fait
qu’ils ont publié ta correspondance avec Rilke ? » Paula sourit toujours. S’est-elle jamais
départie de son sourire ? Clara Westhoff a-t-elle éprouvé de la jalousie envers son amie ?
Rilke, dans son lyrisme torturé, s’intéressait de près à Paula, leurs échanges épistolaires en
témoignent, et Clara s’est souvent demandé si cela n’avait pas été plus loin entre eux. Ah, si
les murs de cet atelier pouvaient parler, ils en raconteraient des choses. Mais Paula Becker
n’était pas femme à se laisser submerger par des sentiments amoureux, elle voulait peindre
avant tout, elle voulait vivre de son art, peindre, peindre, peindre, encore et encore. Rainer
Maria Rilke l’avait sûrement impressionnée avec ses grands yeux bleus tristes et ses rimes
ciselées, leurs échanges lyriques l’avaient sûrement exaltée, peut-être même avait-elle été
flattée de sentir le regard énamouré du jeune poète sur sa personne, mais elle n’avait jamais
perdu de vue son objectif : vivre pour son art. Même Otto Modersohn, son mari, n’avait pas
réussi à l’en détourner. Toujours assise sur le lit, Clara fixe le portrait d’un air songeur.
Elle se lève, s’approche de la porte et passe sa main sur le mur, vert en haut et bleu
clair en bas, tel que Paula avait décrit autrefois la couleur de son atelier. Ses doigts s’attardent
sur la petite bibliothèque vitrée en bois sombre. Paula se fait l’écho de sa pensée : « Non, ce
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meuble ne m’appartenait pas, ce sont les propriétaires qui l’ont mis là, mais je trouve qu’il
s’accorde bien avec le reste, qu’est-ce que tu en penses ? » Clara embrasse la pièce du regard.
Oui, l’atelier est très beau, très clair, même par temps de pluie grâce à la verrière qu’Otto a
fait installer pour Paula, pour qu’elle puisse s’épanouir parmi ses pinceaux et ses toiles. Otto
Modersohn était un homme très attentionné, il l’a tellement aimée, sa Paula. Sa vie durant, il
l’a soutenue et ne l’a jamais jugée. Il manquait sûrement un peu de fantaisie et d’ambition,
mais il a toujours respecté sa fougue et sa jeunesse. Clara Westhoff était moins bien lotie avec
son Rilke.
Arrivée dans le jardin, Clara sent la présence de Paula derrière elle : « Je venais
souvent me promener ici. J’aimais tellement ce jardin. On pouvait voir très loin dans les
marais ; les bouleaux, là, n’avaient pas encore poussé. Et je suivais ce sentier pour arriver à la
maison des Vogeler. Qu’est-ce qu’on a pu s’amuser là-bas ! » Clara suit le sentier jusqu’à la
maison. Comment ne pas aimer les soirées chez l’architecte Heinrich Vogeler ? Heinrich avait
acheté cette vieille ferme et en avait fait une grande demeure confortable, avec une terrasse
qui pouvait accueillir en été de grands banquets. Il avait immortalisé l’une de ces réunions
festives dans un immense tableau baptisé Le concert. On y reconnaissait entre autres Paula
Becker, Clara Westhoff et Otto Modersohn en train d’écouter religieusement les musiciens.
En approchant de la maison des Vogeler, Clara imagine tout ce petit monde conversant
joyeusement, riant, chantant. Elle s’assoit sur la terrasse, à l’endroit même où Paula se tenait
ce jour-là, ce jour définitivement figé dans le temps par Vogeler. Elle se sent un peu
mélancolique.
« Ne sois pas triste, tu as eu une belle vie jusqu’ici, non ? Et elle n’est pas terminée ! »
Paula s’invite toujours dans ces moments de mélancolie. Clara a une telle admiration pour
elle, cette femme indépendante, cultivée, exaltée, passionnée, libre tout simplement, c’est si
rare, c’est cette femme qu’elle aurait aimé être. Que lui reste-t-il à présent de tous ses rêves ?
Des souvenirs dont elle ne sait plus que faire. Peut-être que si elle avait eu un Otto Modersohn
à ses côtés, elle se sentirait moins seule aujourd’hui. Quoique, à la réflexion, le sort de Paula
n’était pas si enviable. La jeune peintre de vingt ans était tombée amoureuse de cet homme
alors qu’il était marié, père de famille et son aîné de onze ans. Cette histoire aurait dû être
vouée à l’échec, mais lorsqu’il perdit brutalement sa femme, Paula fut égoïstement heureuse
de pouvoir enfin avoir cet homme pour elle toute seule et ne se demanda pas ce qui l’attirait
chez lui. Elle aimait le peintre, l’artiste, l’homme discret et un peu maladroit, mais elle ne
pensa pas à l’amant. L’amant ? Clara ne peut réprimer un sourire. Pensait-on à ces choses-là
en 1901 ? Il est vrai qu’Otto montrait l’image d’un homme bon, aimant et courtois, mais pas
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particulièrement passionné, tout le contraire de Rilke en somme. Si Paula Becker avait été
moins jeune, aurait-elle succombé aux charmes de ce grand roux un peu endimanché, veuf,
père désemparé d’une petite fille de deux ans et peintre talentueux des paysages marécageux
et des grandes tourbières d’Allemagne du Nord ? Et si Clara Westhoff avait été moins jeune,
aurait-elle succombé aux charmes assassins de Rainer Maria Rilke, voué à devenir l’un des
plus grands poètes de langue allemande, quoique l’un des plus torturés ? Paula a lutté de
toutes ses forces, elle a refusé d’être reléguée au rang de belle-mère pour la petite fille de son
mari, elle a refusé d’être l’épouse qui se tait et se contente de tenir sa maison, elle a refusé
d’abandonner la peinture, elle est partie se former à Paris, plusieurs fois, sans son mari, elle a
supporté les appartements exigus, les chambres non chauffées, le manque d’argent, la faim,
pour économiser le moindre centime et payer ses pigments. Elle a peint sur des bouts de
carton quand les toiles étaient trop chères, elle a répété son autoportrait à l’infini quand il ne
lui restait pas même une petite pièce pour payer ses modèles. Elle a refusé qu’Otto la ramène
en Allemagne, à une vie ennuyeuse de bourgeoise endimanchée, dans l’ocre des tourbières et
le blanc des bouleaux. A Paris, Paula a pris un amant, découvert la sensualité, s’est entêtée, a
renié son nom d’épouse. Puis Otto est venu la chercher, désorienté, dépassé, désespéré. Et elle
a cédé. Cédé devant l’amour de cet homme que malgré tout, elle n’a cessé d’admirer, cédé
parce qu’elle était épuisée, cédé parce qu’elle ne trouvait pas ce qu’elle cherchait. Pendant ce
temps, Clara Westhoff s’est éloignée d’elle, ne la comprenait plus tout à fait, s’embourbait
dans sa propre vie.
Clara soupire. A quoi bon remuer les vieilles histoires si on n’y peut rien changer ?
« Que cherchais-tu, Paula ? » demande-t-elle en reprenant le chemin de l’atelier. Une brise
légère venait de se lever et chatouillait les bouleaux. « Probablement la même chose que toi,
la même chose que tout le monde, un sens à ma vie. » Une réponse sobre, qui résume à elle
seule le drame de chaque existence. Clara aperçoit maintenant le toit en chaume de l’atelier
avec la verrière. « Tu as dû être heureuse quand Otto a fait construire cette verrière pour faire
entrer la lumière. » pense-t-elle. Oui, cet atelier, Paula l’aimait tant. Elle y avait connu de
grands moments de bonheur, de complicité, de satisfaction, il contenait ses espoirs et ses
rêves. C’est là qu’elle dissimulait tous ses travaux, tous ceux qu’Otto a découverts quand elle
est partie.
A l’intérieur, Clara boucle sa valise puis s’attarde sur le seuil. Une petite plaque avec
le visage de Paula est scellée sur le chambranle. « Au revoir, Paula », dit-elle à voix basse.
Elle se dirige vers le centre du village et passe devant la maison des Modersohn. Il n’y a
personne à la fenêtre. Elle imagine tout ce qui s’est joué derrière ces murs en novembre 1907.
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Paula qui a donné la vie au prix de douleurs interminables. Quelques jours avant, elle écrivait
dans son journal qu’elle retrouvait le goût de peindre et qu’elle espérait conserver cet entrain.
Pas un mot sur l’enfant à venir, comme si sa vie de future mère et sa vie d’artiste étaient
imperméables l’une à l’autre. Et quand la petite Mathilde est née, elle était si épuisée que le
médecin lui a ordonné de garder le lit. Lorsqu’il l’a autorisée à se lever deux semaines plus
tard, toute sa famille était là pour célébrer enfin cette naissance. Otto lui a mis Mathilde dans
les bras. Elle devait être heureuse, Paula, et sourire de toutes ses maigres forces, sinon
pourquoi aurait-elle murmuré « Quel dommage… » au moment d’être foudroyée par une
embolie pulmonaire ?
Clara dépasse la maison, marche encore quelques mètres et s’arrête devant un
bâtiment plutôt luxueux. Les mots Villa Vogeler sont peints sur la façade. « Est-ce que c’est
vraiment Vogeler qui a dessiné les plans de cette maison ? » se demande-t-elle en poussant la
porte. Elle se dirige vers l’accueil : « Bonjour, Madame, j’ai rendez-vous avec le directeur.
Excusez-moi, j’ai un peu de retard, je me suis promenée avec Paula avant de venir. » La
secrétaire fronce les sourcils d’un air perplexe en levant les yeux vers son interlocutrice. Clara
s’en amuse. « Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas encore sénile, c’est juste que je me réjouis
de m’installer ici, j’ai tellement d’admiration pour Paula Modersohn-Becker, j’ai passé une
partie de ma vie à étudier son œuvre, vous savez, j’étais conservatrice dans un musée. Et
maintenant, je me suis dit qu’il était temps de me rapprocher d’elle pour… enfin pour… vous
voyez. » La secrétaire sourit : « Dans le village, tout le monde aime Paula et chérit sa
mémoire, vous serez bien ici, j’en suis sûre. Je préviens le directeur que vous êtes là. Tenez,
en attendant qu’il arrive, pouvez-vous vérifier que la fiche de renseignements est correctement
remplie ? » Clara s’assoit et commence à lire : Clara Hauser, née le 20 novembre 1947 à
Munich, Bavière. « Vous saviez que la meilleure amie de Paula s’appelait Clara elle aussi ? »
lui demande la secrétaire en raccrochant. « Oui, je sais, Clara Westhoff, lui répond la future
pensionnaire, c’est peut-être pour ça que je me sens si proche d’elle. » Elle baisse les yeux
vers l’en-tête du formulaire. Villa Vogeler, résidence pour seniors, Worpswede. « Me voilà
près de toi pour entamer le dernier chapitre de ma vie, Paula », murmure-t-elle. Au fond du
couloir, une porte s’ouvre sur un homme en costume. Le directeur probablement. Clara jette
un coup d’œil en direction de la rue. Il fait beau. Des touristes passent lentement, le visage
tourné vers le pavillon. Clara pense aux tourbières asséchées à deux pas du village. Elle est
encore en bonne forme, elle pourra les parcourir à vélo. Voir ce que Paula voyait cent dix ans
avant elle. Peut-être même osera-t-elle sortir son carnet de dessins et esquisser quelques
bouleaux au tronc blanc. Sans nul doute, il fera bon vivre ici. Et il fera bon y mourir. Mais pas
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tout de suite. « Pas encore Paula, pas encore, songe Clara, j’ai tout mon temps, me voilà enfin
près de toi. »
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***
14
Rothéneuf – Les Rochers sculptés. Carte postale de Paula Modersohn-Beckerà Otto Modersohn, Paris, 7 mai 1906.
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