manifestation de l'intensification du travail dans les pratiques professionnelles des cadres
Post on 05-Jun-2015
322 Views
Preview:
TRANSCRIPT
AMAYA Maria Alejandra (21206063) BELBACHIR Nadia (21107167) FIRMINHAC Clara (20902574)
SOMMAIRE
INTRODUCTION 2
CONSTRUCTION DE L’OBJET 3
Modèle d’analyse 3Sélection argumentée des données 8Questions et Hypothèses 10
ANALYSE TRANSVERSALE DES DONNEES 12
I. Les Manifestations de l’intensification du travail 12A. Des Contraintes industrielles 12B. Des contraintes marchandes 15C. Des contraintes domestiques 16
II. Des spécificités propres à l’intensification du travail 19A. Une individuation des pratiques 19B. La domination : Des responsabilités collectives individuellement perçues 22C. Une reconfiguration des rôles au sein de l’entreprise 24
CONCLUSION 29
BIBLIOGRAPHIE 32
ANNEXES 33
1
INTRODUCTIONDepuis 1962, on observe une baisse continue du temps de travail annuel en France. Selon
l’INSEE, le nombre d’heures de travail annuel est passé de 2220 en 1962 à 1555 en 2008 en
France, soit une baisse de 42,7% sur toute cette période.1 Les actifs travaillent donc moins
longtemps, en termes d’heures de travail effectué. Cela s’observe d’un point de vue
macrosocial et quantitatif, néanmoins selon la dimension inverse (microsociale et qualitative),
on a pu démontrer qu’en terme de temps, depuis 1984, l’appréciation que les travailleurs font
de leurs conditions de travail s’est très largement dégradée. Il existe donc une relation
paradoxale entre la perception du travail et le nombre d’heure réellement effectuées.
Il existe donc une évolution dans la perception qu’ont les salariés d’une entreprise vis- à- vis de
leur conditions de travail mais pas seulement. En effet, les enquêtes montrent qu’il y a eu une
véritable dégradation des conditions de travail par le biais de l’intensification, concept-clef de
l’étude. L’intensification se définit comme « l'augmentation de la pression au travail, résultant
de la combinaison de contraintes tayloriennes, de formes évènementielles liées au travail en
flux tendu, de contraintes marchandes découlant de la recherche de la satisfaction du client, de
tensions entre objectifs et procédures, entre les prescriptions et les réalisations » 2. C’est un
objet sociologique qui a la valeur de fait social (selon Emile Durkheim, les faits sociaux peuvent
être définis comme étant « des manières d'agir, de penser et de sentir, extérieures à l'individu,
et qui sont doués d'un pouvoir de coercition en vertu duquel il s'impose à lui ».3) car il touche et
s’impose à tous les corps de métiers, toutes les strates de la hiérarchie sociale même s’il a
tendance à s’exprimer de manière différenciée en fonction des milieux. Aussi, les effets
ressentis de l’intensification dépendent des statuts et des degrés de soumission à son égard.
Les manières de concevoir une augmentation de la charge de travail dépendent ainsi des
possibilités de construire ou non une activité convenable pour soi et pour les autres.
L’intensification se manifeste par une hypersollicitation des individus dans leur environnement
de travail, une activité constante et rapide imposée par plusieurs types de contraintes
(abordées dans le plan d’analyse des données) impliquant donc un sentiment de pression
1 http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=98&ref_id=ip1273&page=graph#graphique12 Laurence THERY, Le travail intenable : résister collectivement à l'intensification du travail, La Découverte, 2006
3 E. DURKHEIM, Les Règles de la Méthode Sociologique, Nouvelle Edition, Paris, 2010
2
temporelle pesant sur les acteurs. Cela aurait des conséquences sur les pratiques
professionnelles au sens d’une modification de l’exercice quotidien de l’activité d’un
professionnel.
Ce phénomène d’intensification reste cependant difficile à spécifier car elle repose en partie sur
des données objectivables, mais qu’elle est aussi vécue subjectivement et liée au sentiment
d’être constamment sous pression. Selon Serge Volkoff, un des registres de contraintes liées à
l’intensification est décrit comme « domestique ». Ces impératifs sont induits par les relations
intersubjectives qui peuvent se révéler très contraignantes au sein de petits collectifs. Elles se
réalisent du fait que « chacun se trouve tenu de fournir un maximum d’efforts pour ne pas
pénaliser les collègues, ou pour leur venir en aide, ou simplement pour échapper à des
jugements défavorables de leur part» 4. Ainsi, l’intensification au travail a de très larges
répercutions sur l’organisation globale au sein de l’entreprise induisant un bouleversement
dans les relations intersubjectives.
Les relations intersubjectives sont ici définies comme les rapports interpersonnels noués
au sein d’une entreprise. Notre curiosité vis-à-vis de celles-ci s’explique par le fait que le travail
se distingue par son caractère générateur de tissu social, c’est un médiateur social permettant
la confrontation d’idées. En effet on travaille toujours pour ou avec quelqu’un, ce qui demande
alors une certaine forme de coopération entre les individus concernés. La coopération salariale
se présente donc sous trois formes : la coopération horizontale entre membres d'une équipe, la
coopération verticale entre chefs et subordonnés et la coopération transverse avec les clients
ou les usagers.
En somme, nous souhaitons partir de l’hypothèse que l’intensification a engendré une
exacerbation des contraintes au travail qui se sont répercutées sur les pratiques
professionnelles, les relations intersubjectives ainsi que les rôles individuels au sein de
l’entreprise.
Dès lors, l’intensification au travail a-t-elle permis l’unification des pratiques professionnelles ou
inversement, a-t-elle conduit à une individuation des comportements des salariés ? Existe-t-il
une appropriation stratégique de ces pratiques par les acteurs ou est-ce une conséquence de
l’appropriation de nouvelles normes de travail? Cela a-t-il des répercussions sur les rôles
individuels dans l’entreprise ?4 VOLKOFF Serge, « Intensification et fragmentation du travail- la civilisation de la hâte », BTS Newsletter n°15-16, février 2011
3
CONSTRUCTION DE L’OBJET
4
Modèle d’analyseNous mettons ici en avant un concept sous- jacent de notre hypothèse : l’individuation. Il se
définit comme un processus social « étant ce qui distingue un individu d’un autre, ce qui donc
constitue sa singularité ». Ce phénomène est caractéristique des sociétés modernes et en
touche toutes les sphères y compris celle du travail. Selon Alain Ehrenberg, le concept se réalise
par la généralisation d’une norme d’autonomie qui s’appuie sur la sphère privée. Cette norme
impose une modification des rapports entre privé et public du fait que l’autonomie dans le
domaine public s’appuie sur la sphère privée. C’est ainsi que la montée en puissance des
valeurs de la performance a engendré une exigence accrue de responsabilité individuelle. Les
valeurs de l’autonomie sont représentées « par le choix, la propriété de soi, l’initiative
individuelle, la compétition, l’indépendance »5. Cela se traduit par un affaiblissement de la
dimension collective au profit d’une forte différenciation personnelle vis-à-vis du groupe et par
une autonomie, une exigence de responsabilité croissante.
L’individu se construit également au sein d’un réseau d’interactions. C’est pourquoi la
sociologie de l’interaction est intéressante dans notre étude. L’interaction se définit comme
une situation où deux personnes sont physiquement en présence l’une de l’autre selon Erving
Goffman. Cependant, elle ne se réduit pas seulement à cette coprésence, l’auteur la conçoit
« comme un système qui possède des normes et des mécanismes de régulation. C’est par ce
système que se fonde la culture. »6. La sociologie de l’interaction se présente donc comme un
dépassement de l’opposition théorique entre individu et société puisque la société est
considérée comme le produit des interactions entre les individus.
Goffman présente la société comme une scène de théâtre où chaque acteur se met en scène,
joue un rôle dans la « troupe » sociale. C’est par cette métaphore dramaturgique qu’il introduit
une distinction des lieux sociaux en plusieurs régions différentes. Les « régions antérieures »
(scène) sont celles où se déroulent les représentations : les acteurs sont confrontés à leur
public et doivent y tenir leurs rôles sociaux. (à l’image du professeur en classe). Les « régions
postérieures » (coulisses) sont fermées au public et l’acteur peut donc y relâcher son contrôle
ou préparer sa prochaine prestation (le professeur avoue ses lacunes en révisant son cours).
Dès lors, l’interaction questionne le concept de rôle qui ensuite amène à la construction des
identités individuelles qui renferment toute la problématique du rapport entre le collectif et 5 http://www.franceinter.fr/emission-suspends-ton-vol-l-individualisme-selon-alain-ehrenberg, extrait (4:54)6 http://laboiteame.unblog.fr/files/2011/11/ervinggoffmanlamiseensce8nedelaviequotidienne.pdf
5
l'individuel. Le rôle est un concept sociologique abstrait qui renferme trois définitions
principales. Dans un premier temps, nous nous concentrerons sur la définition personnelle du
rôle. Dans cette perspective, les rôles représentent alors « des modèles ou des types de
comportement socialement définis qui en arrivent à servir de système d’habitude ou de
tendance directrice ou même de conception centrale que l’individu a de lui »7. Cette définition a
été érigée par Mirra Komarovsky et David Standfeld Sargent en 1949. Cette acceptation
concède à l’individu la détermination de sa propre position par rapport à autrui. Il agit donc
conformément à un modèle de conduite singulier qu’il érige en norme des rapports
intersubjectifs. Les dimensions de ce concept sont donc la définition individuelle de la situation
sociale et la prise de position dans cet espace de possible.
En outre, il existe deux autres définitions du rôle : prescrit (inscrit dans la norme collective ou
dans le droit positif) et conféré (rôle demandé ou attendu en situation réelle). La définition que
nous avons avancée correspond donc au rôle autoconféré. Nous mobiliserons les trois
dimensions du concept dans notre développement.
Pour définition, nous dirons que l’identité personnelle regroupe « l’ensemble des
représentations et des sentiments qu’une personne développe à propos d’elle-même » 8.
L’individu est le constructeur et le détenteur de son identité, produit de socialisations
successives. Le concept de socialisation regroupe l’ensemble des mécanismes par lesquels les
individus font l’apprentissage des rapports sociaux et assimilent les normes, les valeurs et les
croyances d’une société.
Selon Erving Goffman, l’identité personnelle se constitue de « signes patents ou porte-identité,
et la combinaison unique de faits biographiques » 9 qui finit par s’attacher à l’individu via les
premiers. Il s’agit d’un processus continu et dynamique, d’une « véritable quête identitaire qui
s’impose dans la période contemporaine » 10, c’est-à-dire lorsque le collectif tend à prendre en
charge à moindre mesure la socialisation individuelle. Le travail est un élément fondamental de
la socialisation secondaire. Selon Sainsaulieu, l'identité au travail n’est pas réduite à la carrière
professionnelle, il s'agit aussi d'un processus de différenciation que les individus usent pour
7 ROCHEBLAVE, Anne-Marie, « La notion de rôle : quelques problèmes conceptuels » In: Revue française de sociologie.
1963, 4-3. pp. 300-306. URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1963_num_4_3_61738 TAP Pierre, « Marquer sa différence » in HALPERN Catherine (dir), Identité(s) : l’individu, le groupe, la société, Sciences Humaines, Auxerre, 2009, p.559 GOFFMAN Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Les Editions de Minuit, Paris, 1993, p.7410 KAUFFMAN JC, L’invention de soi : une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2004
6
façonner leur expérience sociale comme cohérence personnelle. Dès lors on se construit par le
travail certes, puisque nous y consacrons beaucoup de temps de la vie vigile, mais aussi "au
travail" dans toute situation de relations durables avec autrui. Le contexte économique et
socioculturel contemporain a contraint l'identité à se colorer des conséquences sociales de la
pratique professionnelle, au point que de nos jours perdre son travail, entraîne quasi
automatiquement une forte crise identitaire chez les chômeurs, leurs enfants et leurs conjoints.
En soi, il ne constitue pas un concept valable mais plutôt un fait social qui participe à
l’élaboration de notre réflexion. L’identité au travail se construit donc en rapport aux pairs
(processus interactif), s’adapte à la culture d’entreprise et est porteuse de sens par les valeurs
et croyances qui lui sont rattachés, elle détermine et justifie les actions individuelles. Pour
reprendre l’analyse d’Alain Ehrenberg, la construction de l’identité et l’épanouissement
personnel sont vécus comme des injonctions à l’initiative individuelle. Cette construction n’est
plus prise en charge par les institutions, au contraire, c’est sur le socle de son expérience sociale
que l’acteur bâtit son identité à la fois pour lui-même et sous le regard de ses pairs.
Mais encore, les salariés peuvent être assujettis à une forme incorporée de domination. Elle se
définit comme « le fait d’avoir les moyens matériels, institutionnels ou spirituels d’exercer le
pouvoir sur quelque chose, d’imposer durablement sa volonté à autrui » 11. De plus, la
domination peut présenter une part de violence symbolique lorsqu’elle "parvient à imposer des
signification et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au
fondement de sa force"12. En outre, selon Philippe Corcuff, « les relations sociales seraient
travaillées par des normes associées à des modes de domination » 13. Les normes représentent
l’ensemble des règles de conduite en usage dans une société donnée. Il explique alors que les
usages de la domination régulent les échanges au sein de l’entreprise par l’utilisation de la
violence symbolique d’où un renfermement sur soi-même et son entourage. Par effet de
coopération et de consensus, les dominants n'ont pas besoin de recourir constamment à la
force parce qu'ils sont considérés comme s'occupant du bien commun. Les dominés ne
remettent pas constamment en question cette hégémonie. Ils peuvent accepter les contraintes
en en calculant les avantages ou en conservant un lien affectif ou traditionnel avec le dominant
jugé honnête ou légitime.
11 C.-D. Echaudemaison, Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Nathan, Paris, 200712P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p.1813 P. CORCUFF, Les nouvelles sociologies : entre le collectif et l’individuel, Armand Colin, Paris, 2009
7
Les dimensions de ce concept sont donc l’imposition de contraintes et de significations, la
légitimation par le pouvoir, l’influence ou le charisme, l’incorporation de ces contraintes par les
dominés.
Sélection argumentée des donnéesDans le cadre de notre travail sur les manières dont l’intensification du travail pèse sur les
pratiques professionnelles au sein de l’entreprise, nous avons fait le choix de nous concentrer
sur la catégorie socio- professionnel des cadres et professions intellectuelles supérieures.
« Cette catégorie regroupe des professeurs et professions scientifiques salariés, des
professionnels de l'information des arts et des spectacles, des ingénieurs et cadres techniques
d'entreprise 5 ». Sociologiquement, les cadres forment un groupe plus « objectivé »
qu’ « objectif » puisqu’il regroupe des individus ayant des conditions et des itinéraires
différents. Nous avons fait ce choix tout d’abord par rapport à la quantité de données
disponibles pour l’exploitation de notre questionnement.
Ensuite, les cadres font partie des sphères dirigeantes de l’entreprise donc ils ont un pouvoir
décisionnaire. Ainsi nous aurions pu croire qu’ils auraient été moins touchés par le processus
d’intensification au travail du fait de leur appartenance à la catégorie socioprofessionnelle (CSP)
la plus élevée. Or, les statistiques nous prouvent au contraire que les cadres et professions
intellectuelles ont subi, eux- aussi, l’augmentation de la cadence imposée par le contrôle
hiérarchique. En conclusion, cette CSP a tout autant éprouvé les effets de l’intensification que
les autres.
En ce sens nous nous sommes concentrées sur les observations, entretiens et statistiques
relevant de cette catégorie et avons laissé de côté toutes les autres données ne faisant pas
références à la catégorie des cadres, aussi intéressantes qu’elles puissent se révéler pour traiter
de l’intensification du travail.
Ainsi nous analyserons les observations suivantes : « Une journée de Marc », cadre de la
compagnie fermière du réseau d’assainissement d’une grande ville, qui nous sera utile dans la
compréhension, entre autres, des manifestations d’hypersollicitation dans le travail ; « Une
journée type sur le desk automate de trading » et « Interaction autour du desk », faisant échos
à Bertrand et Guillaume tous deux traders, se révèlent de bons exemples de détournement de
communication physiques en communication technologique par le biais de contraintes
8
machiniques ; nous étudierons également le « Journal de terrain de Lionel », chef de projet
d’une grande entreprise de télécommunications ; ainsi que « Une journée de David »,
conducteur de travaux d’une PME,. Ces observations vont nous permettre de comprendre un
peu plus le phénomène d’intensification à travers les caractéristiques d’hypersollicitation, de
dispersions et de pression temporelle. Quant aux autres observations faisant références aux
cadres, c’est-à-dire « Extrait OV1 : Séquence 1A3 » et « Extrait OV2 : Séquence 1B3 », elles ne
nous semblaient pas assez percutante pour traduire des facteurs d’intensification mais aussi
comprendre la perception que les cadres se font de leur rôle au sein de l’entreprise.
Concernant les entretiens, nous avons choisis de nous concentrer sur ceux de Mme Mara,
Annie, Damien, Alexandra et Eric car ces cadres nous ont semblé intéressant autant pour leur
rapport à l’intensification qu’à la perception même du rôle qui émane de leur discours et leurs
actions. En effet Mme Mara, cadre intermédiaire dans la grande distribution, sera un cas
intéressant lorsqu’on va s’intéresser à l’incorporation de contraintes de domination dans le
travail et nous apportera donc des éléments sur ce sujet. Nous essaierons de comprendre plus
particulièrement comment les cadres intègrent une norme collective et en font une
responsabilité personnelle avec les entretiens d’Annie et d’Alexandra, manager dans un
laboratoire de recherche et développement d’une grande entreprise de télécommunications.
Nous verrons dans le cadre de l’analyse de l’entretien d’Alexandra et Eric, ingénieur en SSII,
comment se construit l’identité d’un cadre dans son travail. Nous serons enfin amenés à parler
des concepts d’individualisme au travers l’analyse des entretiens de Damien, ingénieur en SSII,
et Annie.
Enfin pour les statistiques le choix s’est fait naturellement fait en vue de ce qu’elles traduisaient
de l’intensification chez les cadres et qu’elles étaient significatives des contraintes sur les
pratiques professionnelles des cadres dans l’entreprise. A titre d’exemple nous avons choisis
des statistiques comme « Tableau 19 : Arrangements entre collègues pour établir les horaires
ou les modifier en cas d’imprévus en 1998 et 2005 » « Tableau 27 : Rythme de travail,
contraintes machiniques et techniques, dépendance vis-à-vis des collègues en 1984, 1991, 1998
et 2005 » utilisés dans la sous-partie sur les contraintes domestiques lié à l’interdépendance
entre partenaires professionnels « Tableau 28 : Normes et délais à respecter, contraintes
extérieures en 1984, 1991, 1998 et 2005 » exploité à la fois pour prouver les contraintes
industrielles et marchandes «Tableau 29 : Rythme de travail, contrôle hiérarchique ou suivi
9
informatisé selon la CSP » « Tableau 33 : Obligation de se dépêcher en 1998 et 2005 » dont on
s’est servi dans la partie sur la domination et « Tableau 34 : Abandon d’une tache pour une
autre non prévue en 1991, 1998 et 2005 ». Nous avons aussi fait le choix de statistiques
complémentaires issu de la DARES comme « Rythme de travail, contrôle hiérarchique ou suivi
informatisé selon la CSP », « Les indications données par les supérieurs hiérarchiques selon la
CSP », « L’application des ordres des consignes et des modes d’emploi selon la CSP », « La
possibilité de se faire aider selon la CSP » et « Conséquence d’une erreur dans le travail selon la
CSP ».
D’autres lectures complémentaires viendront enrichir notre développement. Le premier axe se
basera sur la typologie établie par Serge Volkoff, dans l’article Intensification et fragmentation
du travail – la civilisation de la hâte, d’où découlera notre analyse sur le processus
d’intensification. Nous ferons aussi une rapide mention du concept de « clock time culture »
avancé par Stéphanie Coegnet dans l’article La pression temporelle : un phénomène complexe
qu’il est urgent d’étudier, au gré de l’exposé de la première partie. Nous tirerons du même
texte la distinction entre le fonctionnement « multitâche » et « en tâches multiples ». Ensuite,
la théorie d’Alain Erhenberg éclairera l’étude de l’individuation par la transformation des
normes collectives autour de l’autonomie individuelle. Mais nous serons aussi amenées à parler
de l’œuvre de Jean-Claude Kauffman, L’invention de soi : une théorie de l’identité, qui théorisera
la réflexion sur les différentes modalités du rôle tenu par les cadres dans leur entreprise.
Questions et hypothèsesEn vu du projet que nous souhaitons réaliser et pour suivre la logique qui guidera notre
analyse nous avons fait le choix de nous poser les questions suivantes :
1. Comment le phénomène d’intensification du travail se manifeste-t-il à travers les relations
intersubjectives et des pratiques professionnelles des cadres ?
2. Comment l’ensemble des contraintes collectives induites par l’intensification peuvent-
elles être incorporées individuellement et peser sur leurs pratiques des professionnels?
3. Le phénomène d’intensification modifie- t-il le rôle prescrit, conféré et auto- conféré des
cadres ?
Nous pouvons alors émettre les hypothèses suivantes :
10
Hypothèse 1 : L’intensification au travail a modifié les relations interpersonnelles et les
pratiques professionnelles des cadres dans le sens d’une individuation des attitudes et des
comportements.
Hypothèse 2 : Le processus de domination est à l’origine de l’incorporation des contraintes
collectives.
Hypothèse 3 :L’Individuation et la domination participent de la transformation des rôles que
jouent les cadres au sein de l’entreprise.
Nous arrivons à la problématique suivante :
Dans quelle mesure le phénomène d’intensification a- t-il modifié les pratiques
professionnelles des cadres ? Comment perçoivent- ils alors leur rôle au sein de
l’entreprise ?
ANALYSE TRANSVERSALE DES DONNEES
11
Pour ainsi répondre à la problématique précédente, il nous faut tout d’abord nous intéresser
aux marqueurs d’intensifications qui parcourent les entretiens, les observations et les
statistiques que nous avons choisis. Puis s’intéresser de façon plus précise à quelles unes de ces
spécificités pour traduire de la reconfiguration des rôles des cadres dans ce qu’ils perçoivent de
leur métier. On le voit alors ici très bien, nous avons fait le choix de combiner des données à la
fois qualitatives et quantitatives pour donner plus de profondeur à nos propos, ainsi elles
« apportent une plus- value scientifique au travail de recherche »* et nous permettent alors de
jouer sur plusieurs tableaux : à la fois au niveau macro qu’au niveau micro. En effet ne choisir
que l’une ou l’autre des catégories de données ne pouvait qu’appauvrir notre analyse voire
même nous faire passer à côté de plusieurs éléments qui on le verra sont très intéressants et
qui relèvent même parfois certains paradoxes. Ainsi notre « méthodologie favorise un
positionnement scientifique plus juste par rapport à l’objet d’étude »* et nous encourage à
comprendre toute la complexité de notre objet.
Autrement dit nous construirons notre analyse comme suit : Dans un premier temps nous
étudierons les manifestations de l’intensification du travail à travers trois contraintes
(industrielles, marchandes et domestiques) développées par Serge Volkoff dans son article lié
au corpus « intensification et fragmentation du travail – la civilisation de la hâte ». Puis dans un
second temps nous nous pencherons sur quelques spécificités de l’intensification, comment
elles se lient et traduisent en même temps un véritable bouleversement dans la perception des
rôles que peuvent se donner des cadres.
I. Les manifestations de l’intensification du travail
A. Des contraintes industriellesLa contrainte industrielle est la catégorie qui apparait comme la plus naturelle du processus
l’intensification. C’est celle qui se donne à voir dès le premier abord. En effet, elle regroupe
notamment « des impératifs de délais, des cadences de machines » qui sont donc des
phénomènes objectifs, observables dans les faits. C’est ainsi que les traders Guillaume et
Bertrand sont dépendants de leur ordinateur, support principal de leur activité professionnelle.
Lorsqu’un quelconque problème se présente, leur travail se trouve bloqué. Dans la situation
présentée, le PC a buggé lors de sa mise en route le matin, le réparateur vient en faire la
maintenance, Guillaume n’est pas disponible car il doit fermer des applications sur l’ordinateur
12
etc. On voit bien que l’activité est ralentie d’autant plus que d’autres activités perturbent la
réparation de l’ordinateur. La cadence des machines rythme le travail qui se retrouve
totalement dépendant de ces outils de travail.
D’autre part, la proportion des cadres qui déclarent que leur rythme de travail leur est imposé
par des normes ou des délais à respecter (tb 28) a subit une forte hausse entre 1984 et 2005.
Cette question a été traitée en deux items : en 1 heure au plus, en 1 journée au plus. Les cadres
affirmant que la cadence dépendait des normes et délais à respecter en une heure au plus a été
multiplié par 8 sur la période. Quant à l’autre item, la proportion qui proclamait que leur
rythme dépendait de délais à respecter en un jour au plus a été multipliée par 2,9. Ces deux
évolutions sont très importantes et montrent bien l’influence progressive de contraintes
industrielles pesant sur le travail des cadres.
Au niveau des statistiques, on remarque que le rythme de travail des cadres est de plus en
plus dicté par des contraintes techniques (tb 27). Tout d’abord, on observe une augmentation
du rythme de travail imposé par des machines qui a été multiplié par 3 entre 1984 et 2005 en
France (on passe de 0.2% à 0.8%). En outre, sur la même période, la proportion de cadres dont
le rythme de travail est dicté par d’autres contraintes techniques a été multipliée par 2,8. A
savoir que les « autres contraintes techniques » au sens de la DARES correspondent à des
contraintes événementielles qui prennent en compte des facteurs de pression sur les rythmes
de travail comme l’urgence dans le traitement d’incidents ou encore la résolution de problèmes
techniques critiques. Ainsi, la cadence imposée a progressivement tendance à passer par
l’intermédiaire de machines ou autres outils de travail.
Cependant, le rythme peut aussi être dicté par une injonction directe de la direction ce qui est
assez clair dans l’entretien de Damien : « le chef de projet vient me voir pour me demander
des trucs urgents ». Selon l’étude statistique de la DARES, en 2005, 16,8% des cadres interrogés
ont déclaré se faire imposer leur rythme de travail par un contrôle hiérarchique permanent
(B1R3). Ce chiffre n’est pas important en soi, c’est plutôt son évolution temporelle qui est
significative. En effet, dans la même période, la proportion de cadres contrôlés de manière
permanente par leur direction a été multipliée par 2,2 alors le coefficient multiplicateur de
l’ensemble des CSP est de 1,7. Les cadres ont donc subi une augmentation plus importante des
contrôles hiérarchiques de leur rythme de travail que l’ensemble des CSP en l’espace de vingt
13
ans. Ce phénomène est assez éloquent dans l’observation de Marc, cadre d’une compagnie
d’assainissement urbain, qui donne rendez-vous à un maçon afin de discuter de l’état
d’avancement de son travail (qu’il a terminé) et de lui en rajouter : « il aurait pu annoncer
vendredi qu’il avait fini son ouvrage et lui donne 7 dossiers correspondant à autant
d’interventions ».
Enfin, la contrainte industrielle intègre « des protocoles opératoires très stricts décrits par des
normes d’assurance-qualité » dont nous n’avons pu trouver de données significatives à ce
propos. Aucune donnée ne fait mention de normes ISO. A titre d’information, ces normes
proviennent d’une organisation non gouvernementale : l’Organisation Internationale de
Normalisation créée en 1947. Elle regroupe aujourd’hui 164 pays, les normes qu’elle élabore
servent l’intérêt public à la fois des producteurs, des commerçants et des consommateurs. Elles
édictent les conditions de production des marchandises et garantissent leur qualité.
Néanmoins, il est possible de trouver des informations indirectes sur l’application des normes
de qualités dans les statistiques dans la mesure où un des tableaux traite de l’application des
ordres, des consignes et des modes d’emploi selon la CSP en 1991, 1998 et 2005. Le tableau se
présente à quatre entrées, ici une seule nous intéresse: la catégorie « sans objet ». Cet item
regroupe toutes les situations où les salariés n’ont pas d’ordres, pas de consignes ni de modes
d’emploi (entendus comme protocoles opératoires).
Dans l’ensemble la catégorie des cadres et professions intellectuelles supérieures qui se
déclarent sans objet baisse progressivement (B2R3). Ils sont 37% en 1991, 35.8% en 1998 puis
32.7% en 2005 soit une baisse de 11.6% sur toute la période. Ce chiffre contraste avec celui
l’ensemble des CSP qui augmente de 19.4% sur le même temps. Ainsi, on peut dire que les
cadres sont de plus en plus encadrés dans leur travail à la fois par la direction par
l’intermédiaire d’injonctions directes ou de consignes à suivre, et par des conventions
internationales imposant l’application d’un certain processus de production.
L’intensification induit donc des « volumes de production par personne et par unité de temps »
plus importantes. La contrainte industrielle nait d’une volonté de régulariser l’activité
productive et se réalise par des normes de production, des rythmes machiniques et des
protocoles opératoires stricts qui restreignent l’activité laborieuse. Ce modèle découle
clairement du fordisme, inventé au départ pour « lutter contre la flânerie des ouvriers ». Ce
14
type d’organisation du travail industriel (puisqu’il s’agissait de construction de voiture) s’est
accomplie notamment par une division des processus productifs tout au long de la chaine de
montage et par un encadrement fort des contremaitres sur les ouvriers. C’est ces deux traits
principaux que l’on retrouve dans la contrainte industrielle.
De même, le modèle fordiste a imposé une standardisation des produits à l’image de la Ford T,
modèle premier pas dans l’accès des classes moyennes à la consommation de masse.
Néanmoins, l’avènement d’une nouveau mode d’organisation du travail a amené la production
à flux tendu, c’est-à-dire sur demande du client. Le toyotisme des années 1970 avait pour
objectif de réduire les stocks par la mise en place d’une méthode de gestion de la production, le
« juste-à-temps ». C’est ainsi que les contraintes marchandes se sont progressivement
développées dans les relations professionnelles.
B. Des contraintes marchandes
A partir de la définition que nous donne Serge Volkoff des contraintes marchandes ou
commerciales, on peut énoncer que l’objectif privilégié est la « réponse rapide mais en même
temps satisfaisante » de la demande du client. Dans les statistiques, nous trouvons des
exemples qui illustrent ce point. En effet selon le tableau 28, entre 1984 et 2005, la proportion
de cadres qui déclarent que leur rythme de travail leur est imposé par une demande extérieure
exigeant une réponse immédiate a augmenté de 61,4%. C’est le reflet d’une pression toujours
plus importante de la part de la clientèle tant en termes de délai que de qualité.
De plus, il indique que la mise en place de centre de profit au sein des entreprises s’est traduite
par la généralisation du prototype des relations clients-fournisseurs dans les relations inter-
services. Ici aussi, le cadre est contraint d’agir rapidement et de manière positive. C’est par
exemple ce que nous prouve le cas de Damien. Ainsi en affirmant le postulat de Volkoff, on
peut voir comment il perçoit et identifie la pression dans son travail. Celle-ci est
particulièrement perceptible dans la relation clients- fournisseurs en effet il décrit une pression
sensiblement plus importante « surtout quand on est chez le client en fait » dans la mesure où
il ne peut donner de réponse négative à une demande directe du client. De plus, il décrit au sein
même de l’entreprise, une multiplication de taches qui s’accentue sous une contrainte de
temps toujours plus courtes et réglementée par « des dates butoirs ». Il doit apprendre à
15
prioriser et travailler dans l’urgence. On voit ici dans le cas de Damien que la contrainte
marchande est véritablement une charge lourde à portée.
En ce qui concerne David, un des marqueurs d’intensification les plus significatifs est le
caractère de multi- taches auquel il est soumit. Taches souvent traitées dans l’urgence. Il doit
en effet trouver des solutions urgentes et à la fois convenables aux problèmes techniques et
administratifs auxquels il est confronté. Par exemple il doit trouver une solution rapidement
pour dépanner un camion, donner de l’argent à un intérimaire pour ses repas et ses nuits
d’hôtel, calmer aussi les ouvriers en colère… Face à ces contraintes multiples David est amené à
prendre un nombre de décisions croissantes ayant trait à des aspects à la fois techniques et
administratifs, mais toujours dans un souci de satisfaire à la fois la hiérarchie et les personnes
dont il a la responsabilité. Mais surtout David est confronté de manière systématique à
l’urgence des taches qu’il effectue.
Au regard de ces éléments nous pouvons percevoir que le phénomène de l’intensification à
travers une pression temporelle chez le cadres est de plus en plus fréquente. En effet, les
acteurs comme David et Damien, doivent en permanence donner des réponses rapides et
convenables non seulement à leur hiérarchie et leur clients externes, mais aussi de plus en plus
souvent à leurs collègues des « clients internes ».
Ce sentiment d’être de façon grandissante sous pression se traduit au quotidien dans le langage
des acteurs par des taches « urgentes » et « prioritaires », au point même de pouvoir parler de
« dictature » de l’urgence. Et comme le souligne Serge Volkoff « l’urgence, érigée comme
modèle de fonctionnement est à l’origine d’un cout social important » et qui peut se répercuter
sur les relations intersubjectives au sein de l’entreprise.
C. Des contraintes domestiquesSelon Serge Volkoff il existerait une troisième contrainte spécifiquement induit par les relations
intersubjectives au sein de l’entreprise et qui peuvent se révéler de plus en plus difficile à
appréhender pour les individus.
Premièrement si on regarde plus attentivement le tableau 27 du corpus « Rythme de travail,
contraintes machiniques et techniques, dépendance vis-à-vis des collègues en 1984, 1991, 1998
et 2005 » on constate que la proportion de cadres qui subissent une dépendance vis-à-vis de
leurs collègues augmente de manière significative de 1984 à 2005. On passe en effet de 7.9% à
23.4% de cadres dont le rythme de travail est imposé par leurs collègues, soit 15.5%
16
d’augmentation. La dépendance vis-à-vis des collègues chez les cadres est ici frappante. Il
apparait ici clairement que les cadres sont de plus en plus soumis aux contraintes familiales
citées par S.Volkoff. Ce caractère contraignant des relations intersubjectives horizontales est
extrêmement visible dans les entretiens d’Annie, d’Alexandra et dans l’observation de Lionel
tous trois managers. En effet ces managers semblent tout à fait « submergés par leur
quotidien » et subissent une pression temporelle accrue. Annie par exemple avec ses « 350000
mails qu’elle a dans la journée[…] et les X demandes par 20 personnes » se dit particulièrement
solliciter dans son travail, de façon récurrente, par ses collègues de travail. Elle vit ici ce que l’on
appelle des caractéristiques d’hypersollicitations. Elle est consciente que celles- ci nuisent
particulièrement à son travail, à son efficacité, sa concentration mais elle semble tout à fait
incapable de faire autrement. Elle « ne sais[…]ni déléguer pour pleins de raisons » mais qui
pourrait paradoxalement l’aider dans son travail et met donc en place des procédures de
hiérarchisation des taches, du mieux qu’elle peut. Elle essaye de s’accommoder de la norme car
c’est pour elle gage de réussite managériale. On peut y voir ici un des effets de l’intensification
du travail passant par la multiplication de taches dans un même temps donné, autrement dit
elle se voit travailler davantage dans un temps de plus en plus réduit, et ce qui suppose une
pression temporelle inévitable : les taches doivent se faire de plus en plus dans l’urgence avec
la difficulté de l’anticipation. Le cas d’Alexandra et de Lionel est significativement le même.
Alexandra va cependant plus loin dans son discours en spécifiant qu’« il y a une image oui,
comme ça, qu’il faut être débordé » et ajoute qu’il n’est « pas du tout normal de ne pas être
sollicité en permanence » lorsqu’on est un manager. Ici l’hypersollicitation est vécue comme
quelque chose de normal et semble même « construire » l’identité du manager. De plus il
semble évident que c’est par cette sollicitation et le fait d’être débordés qu’intervient la
reconnaissance, gage de réussite sociale et professionnelle pour les managers. Quant à Lionel il
est l’exemple même du cadres qui se laisse déborder par l’hypersollicitation permanente de ses
collègues de travail, la pression de nouvelle taches a accomplir avec un délai en temps restreint
et le caractère de taches multiples dans son travail : il doit planifier une réunion mais en même
temps répondre au téléphone sa secrétaire étant absente, renseigner ses collègues de travail,
répondre au mails… tout ceci participe d’une véritable intensification du travail avec pour
autant une incorporation fulgurante de la norme de travail.
17
Autre caractéristique, la sanction, qui dans le travail, semble participer de la pression
temporelle. En effet, en plus des délais a tenir pour une tache donnée la menace d’une
sanction renforce le stress et la pression temporelle qui s’exerce sur un individu. Au regard du
tableau « D2R1 Conséquence d’une erreur dans le travail selon la CSP » nous allons voir la
proportion des salariés qui déclarent qu’une erreur dans leur travail pourrait entrainer des
sanctions à leur égard. Ici, le type de blâme n’est pas précisé ni par son origine (hiérarchie,
collègue…) ni par ses réalisations (suppression des primes, moqueries, changement de poste,
mutation, licenciement…). En 2005, 50,8% des cadres et professions intellectuelles supérieures
déclarent qu’une erreur dans le travail pourrait entrainer des sanctions à leur égard. Ce
pourcentage a augmenté entre 1991 et 1998 (+10,3%) puis est resté stable jusqu’en 2005. Au
sein de la catégorie des cadres, les deux sous-classes se distinguent. En effet, en 2005 les cadres
du public sont 53,6% à déclarer qu’une faute commise dans leur travail pourrait entrainer des
sanctions à leur égard contre 61,4% chez les cadres d’entreprise. Soit une différence de 14,5%.
Cependant, ce sont les cadres du public qui connaissent la plus forte augmentation entre 1991
et 2005 : 13.1% contre 9.8% pour les cadres d’entreprise. En d’autre termes, les cadres se
sentent de plus en plus soumis à des sanctions et en même temps se voit contraint de fournir
de plus en plus d’effort pour ne pas pénaliser leurs collègues de travail ou encore pour ne pas
être jugé de façon négative dans leur travail. Ceci est en partie le résultat de l’interdépendance
qui existe entre chaque membre de l’entreprise.
Mais si elles semblent plus contraignantes, et participer de la pression temporelle des cadres,
les relations intersubjectives peuvent aussi s’avérer de véritable pilier sur lequel se reposer en
cas d’imprévu. En effet le tableau « 19 Arrangements entre collègues pour établir les horaires
ou les modifier en cas d’imprévus en 1998 et 2005 » nous montre que la proportion de cadres
qui peuvent s’arranger avec leurs collègues en cas d’imprévus a augmenté de 1998 à 2005. Si
bien que la proportion de salariés pouvant s’arranger entre eux est passée de 64.1% à 68.8% en
2005. Proportionnellement le nombre de cadres ne pouvant s’arranger à quant à lui diminué de
24.8% à 20.6%. Cependant on peut ajouter le nombre de cadres n’ayant pas de collègues et du
coup qui ne peuvent s’arranger. Ce qui fait que de 35.9% en 1998, on passe à 31.2% des cadres
en 2005 ne pouvant s’arranger en cas d’imprévus. Bien que ces fluctuations soient relativement
faibles on ne peut nier que l’entraide, chez les cadres, ne cesse d’augmenter surement en
réponse à une pression temporelle accrue. Ceci suppose t-il alors que les cadres auraient mis en
18
place des stratégies collectives afin d’échapper à une trop grande individuation du travail
responsable d’une pression temporelle excessive ?
Ces analyses rentrent expressément dans le cadre de la « Clock time culture » résultat de
l’intensification au travail caractérisée par une augmentation des exigences relatives à la
quantité de travail à fournir dans un temps de plus en plus restreint ou de plus en plus
chronométré. Les cadres travaillent dans l’urgence, sous une pression temporelle accrue et
sous la menace d’une sanction qui pourrait à la fois les pénaliser mais aussi pénaliser le reste de
l’entreprise. La contrainte domestique est donc très importante chez les cadres et va amener
les cadres à une incorporation des normes de travail toujours plus grande. Ceci va conduire,
nous allons le voir, à une individuation des pratiques professionnelles et a une véritable
appropriation de normes collectives chez les cadres.
II. Des spécificités propres à l’intensification
A. Une individuation des pratiques Une des premières spécificités liées à l’intensification du travail serait selon notre hypothèse,
que celle- ci influence les relations intersubjectives et les pratiques professionnelles dans le
sens d’une individuation des comportements. C’est ce que nous allons essayer de voir à travers
différentes données.
Le tableau 29 (Rythme de travail, contrôle hiérarchique ou suivi informatisé selon la CSP) nous
donne déjà une première approche sur ce concept. En effet on constate, en observant le
tableau, que la proportion de cadres ayant une ou plusieurs personnes sous leurs ordres subit
une baisse tendancielle de 1991 à 2005. On passe sensiblement de 59.2% en 1991 à 51.5% en
1998 pour finir à 50.7% en 2005. Les cadres d’entreprises semblent plus touchés cependant
avec une baisse de (72.3 – 56.8) 15.5% de 1991 à 2005. On peut donc mettre en avant que le
travail des cadres est de plus en plus individualisé ou dans tous les cas qu’il existe un réel
affaiblissement du collectif. De plus l’étude du tableau D2R1 (conséquence d’une erreur dans le
travail selon CSP) nous indique qu’en 2005, 50,8% des cadres et professions intellectuelles
supérieures déclarent qu’une erreur dans le travail pourrait entrainer des sanctions à leur
égard. Ceci prouve la réalité du processus d’individuation au sein de l’entreprise. En effet, cela
est impliqué par une plus grande responsabilisation de l’individu, l’exigence accrue d’avoir à sa
charge des décisions.
19
Avec l’exemple de Damien on reste dans la même logique d’individuation des comportements.
Il travaille le plus souvent seul excepté les rares fois où son chef lui demandera de « faire une
réunion tel jours avec telles personnes ». Les moments consacrés sont encore ici très rares
voire inexistants et l’individuation poussée au plus profond. Travailler en équipe n’apparait pas
pour Damien comme quelque chose de normal et d’ailleurs il ne s’en plaindra jamais lors de son
entretien.
L’entretien d’Annie est le discours le plus marquant pour parler d’individuation. En effet alors
qu’elle se dit totalement « submergée par le quotidien » elle se retrouve dans l’incapacité de
déléguer, de hiérarchiser la moindre tâche. Elle pense pourtant que la clé du « bon » manager
réside dans cette capacité ajoutée à celle d’anticipation. Elle connait les clés théoriquement
mais se retrouve dans l’incapacité de les mettre empiriquement en pratique. On obtient alors
des situations paradoxales où le travail en lui-même demande « des temps de discussions »
mais Annie décrit qu’au « fond c’est tout l’inverse qui se produit ». Le collectif est quasiment
inexistant et lorsqu’il existe c’est seulement de façon ponctuelle. L’individuation des pratiques
professionnelles est donc chez Annie et dans le travail du manager plus spécifiquement une
partie importante du travail voire même apparait comme une des tâches essentielles de
« bon » management. Cette individuation laisse donc très peu de place au collectif de travail
mais apparait surtout comme un gage de réussite. On ressent nettement que le poids de la
hiérarchie influe sur ce mode de travail, en effet c’est un travail « prescrit par la hiérarchie ».
Mais nous verrons un peu plus tard comment se joue exactement les mécanismes de la
domination sur l’individuation des comportements.
Les observations sont un peu plus difficiles à analyser en termes d’individuation car il ne s’agit
pas là de discours direct d’acteurs, pourtant si on observe attentivement on retrouve quelques
éléments qui peuvent nous faire penser que ces cadres sont aussi confrontés à une
individuation des pratiques. Ceci est surement moins frappant que pour les entretiens
cependant notons le cas de David, des traders Guillaume et Bertrand et enfin Lionel. Par
exemple David malgré l’hypersollicitation constante auquel il doit faire face se retrouve à gérer
des situations différentes de manière totalement autonome. En effet il interagit constamment
avec des interlocuteurs différents mais se retrouve seul dans la gestion de son équipe et des
tâches administratives, seul dans les nombreux déplacements. La seule réelle relation avec son
collègue sera faite dans son bureau en fin de journée pour boire « un cognac- Schweppes »
20
comme pour décompresser d’une trop longue journée. L’exemple des traders Guillaume et
Bertrand est encore plus marquant. Alors même qu’ils travaillent tous deux dans le même
bureau et ils sont donc spatialement proches, les interactions autour du « desk » sont très
faibles. Chacun est obnubilé par la tâche qui lui incombe, devant leur poste d’ordinateur
respectif. Les échanges sont rares et quand ils existent c’est le plus souvent pour régler des
problèmes techniques ou faire redescendre la pression. Quant à Lionel, en l’absence de sa
secrétaire, l’observation donne lieu à voir un manager qui essaie de hiérarchiser au mieux les
tâches de la journée, tout en gérant la sollicitation constante de ses collègues de travail ou des
membres de son équipe. Mais qui se retrouve bien démuni et surtout seul pour répondre aux
plusieurs demandes qui lui tombent dessus.
De façon générale on peut faire un constat qu’il existe bel et bien une individuation des
pratiques et des comportements dans le travail, et que cette individuation est sensiblement
reliée au phénomène d’intensification du travail. Cette individuation reste plus ou moins
marquée selon les entretiens, les observations et les statistiques mais est cependant bien
présente et il est clair qu’on ne peut passer à côté de ce phénomène. Ceci dit nous pouvons
mettre en avant un paradoxe. En effet l’organisation du travail actuelle, en partie réorientée par
une intensification croissante dans le milieu du travail conduit à une individuation des
comportements. Or certains acteurs comme Annie sont tout à fait conscients que pour un
travail plus efficace et surtout moins éprouvant il serait tout en leur honneur de hiérarchiser,
prioriser mais surtout déléguer certaines des tâches. En d’autre terme le collectif de travail,
bien qu’il tende à s’affaiblir par des normes de travail toujours plus individualisantes, serait une
réponse au problème de pression temporelle par exemple, voire même aux difficultés liée à
l’hypersollicitation dans le travail. Malgré tout Annie décrit son incapacité à faire rentrer le
collectif dans sa propre organisation de travail. Ceci constitue un paradoxe même du processus
d’individuation ou plus généralement de l’intensification.
Un autre paradoxe intervient cette fois à l’étude de deux autres statistiques et qui permet de
nuancer les facteurs d’individuation. En effet lorsqu’on regarde le tableau 19 (Arrangements
entre collègues pour établir les horaires ou les modifier en cas d’imprévus en 1998 et 2005) on
constate que la proportion de cadres qui peuvent s’arranger avec leurs collègues en cas
d’imprévus a augmenté de 1998 à 2005. Si bien que le nombre de cadres pouvant s’arranger est
passé de 64.1% à 68.8%. Proportionnellement le nombre de cadres ne pouvant s’arranger à
21
quant à lui diminué de 24.8% en 1998 il est passé à 20.6% en 2005. Le travail s’individualise
certes, mais l’entraide, chez les cadres ne cesse d’augmenter. Et la proportion de cadres qui n’a
pas de collègues et du coup qui ne peuvent s’arranger passe de 35.9% en 1998, à 31.2% en
2005. Même si cette baisse est relativement faible, on peut tout même noter que les cadres
sont de plus en plus intégrés à un collectif de travail. On peut toutefois se poser la question de
savoir si l’augmentation des arrangements entre collègues dans le travail est le résultat de
stratégies collectives de travail ou si elle résulte plutôt du fait que l’interdépendance des
acteurs entre eux fait qu’ils ont de plus besoin les uns des autres. Malheureusement nous ne
possédons pas assez d’éléments pour y répondre. Cette question reste donc en suspens.
Une autre question intéressante à se poser serait de savoir si on peut réellement parler
d’individuation des comportements alors même que les cadres vivent des situations
d’hypersollicitation constamment. Les cadres sont en relation perpétuelle avec des membres de
leurs entreprises et leurs collègues mais malgré tout décrivent des situations d’individuation. Là
encore il faudrait aller chercher plus loin dans les données complémentaires pour pouvoir
répondre à cette question.
B. Des responsabilités collectives individuellement perçuesAfin de traiter correctement le concept et son articulation dans l’analyse, nous devrons en
restreindre la définition. Ainsi, la domination devient un espace d’incorporation individuelle de
l’intensification qui devient alors une norme d’action collective.
Tout d’abord, certaines données présentes dans les statistiques vont dans ce sens sans pour
autant prouver la validité du phénomène. (TB33) Les proportions des cadres qui déclarent être
obligés de se dépêcher baissent tout légèrement entre 1998 et 2005 (correspondant aux items
« toujours», « souvent») sauf les deux items inverses : « parfois» et « jamais». C’est donc bien
que les cadres perçoivent moins la pression temporelle comme une contrainte pesant sur leur
rythme de travail. Néanmoins, cette question a été traitée sur une trop courte période pour en
inférer quoi que ce soit de plus global.
De même, (TB 34), la proportion des cadres qui déclarent abandonner une tâche pour une
autre non prévue augmente de 17,6% entre 1991 et 2005 (elle passe de 51 à 60%). Parmi ceux-
ci, 3 items sont abordés : ceux qui considèrent soit « que c’est un aspect négatif du travail »,
soit « que c’est dans conséquence sur leur travail », soit que c’en est un aspect positif. La part
22
du premier item baisse de 22,6% entre 1998 et 2005, les deux autres augmentent. La part de
ceux qui considèrent que c’est sans conséquence augmente de 15,7% sur la période, la part
ceux qui considèrent que c’est un aspect positif de leur travail croit de 26,7%. L’abandon d’une
tâche pour une autre devient progressivement plus fréquent chez les cadres cependant, ils sont
moins à s’en plaindre. Cela ne les perturbe plus, ils ne remettent pas le modèle de
l’intensification en question. On peut alors dire qu’ils en ont en quelque sorte incorporé la
norme, d’où la domination.
Ensuite, les entretiens constituent une base importante de l’analyse de ce concept
principalement à travers les discours d’Annie et d’Alexandra, toutes deux managers dans un
laboratoire de recherche et développement d’une grande entreprise de télécommunications.
Annie élabore tout son discours sur l’opposition entre « les managers qui s’en sortent » et
inversement, ceux qui ne s’en sortent pas. Selon elle, les premiers « ont accepté que le travail
soit parfois morcelé », l’intensification est ici décrite par la simultanéité perpétuelle des tâches.
C’est un élément qu’elle a incorporé puisqu’elle le présente comme un état de fait. Elle rajoute
même que ces managers « ont eux-mêmes trouvé des moyens de se protéger de ce
morcellement ». Les individus ont donc personnellement du mettre en place des stratégies
d’évitement de ces contraintes, sans pour autant les contester. En outre, elle va jusqu’à décrire
comme « dogme » ce mode de travail, elle se le représente donc comme une vérité
indiscutable et absolue. Certes Annie met en place des stratégies individuelles pour se soulager
des contraintes liées à l’intensification mais elle est dominée par ce processus qui devient
même un « dogme » irréfutable.
Alexandra, quant à elle, est plus distante vis-à-vis de ces considérations. Elle ne parle pas de son
cas personnel mais de ses collègues. Elle déclare qu’il y a des individus qui « aiment être
débordés » car l’hypersollicitation est une forme de reconnaissance pour eux, ils se sentent
appréciés. « Ils ont besoin constamment d’être rassurés ». De plus, elle rajoute qu’elle a vu
« des managers ne plus l’être, ne plus être débordés […] qui sont vraiment perdus ». Etre
sollicité devient donc une norme de travail pour ces managers qui se construisent dessus et
s’en complaisent même. Ils ont intégré les manifestations de l’intensification au cœur même de
leur personne, c’est donc bien une forme de domination incorporée. L’hypersollicitation est
vécue comme quelque chose de normal et qui, en plus, construit l’identité du manager. C’est
23
par cette sollicitation et le fait d’être débordés qu’intervient la reconnaissance, gage de réussite
sociale pour les managers.
L’intensification est perçue comme naturelle, ne dépendant pas du ressort des individus qui ne
remettent donc pas en question l’état des choses. Les individus incorporent progressivement le
phénomène comme une norme collective de travail. Cette forme de domination est donc
pernicieuse puisqu’elle fonctionne à la manière de la propagande. En effet, il s’agit de
« persuader consciemment l’inconscient, puis devenir ensuite inconscient de l’acte d’hypnose
que l’on vient de perpétrer » 14
Ce phénomène participe donc bien d’une reconfiguration des rôles individuels tenus par les
cadres puisqu’il modifie la manière de percevoir le travail et aussi de se percevoir en tant
qu’élément constitutif ayant une place, un statut ainsi qu’un rôle dans le réseau professionnel.
C. Une reconfiguration des rôles au sein de l’entrepriseRevenons un instant sur la notion de rôle, comme spécifié dans le modèle d’analyse ci- dessus
nous avons mis en exergue trois rôles conférant des niveaux différents d’action et de prise de
contrôle sur le sens de nos actions. Ainsi le rôle prescrit, conféré et auto- conféré ne joue pas
sur le même niveau d’incorporation et d’accommodation par rapport aux normes de travail.
Nous allons tout d’abord nous intéresser à la gestion des temps courts et des temps longs par
les acteurs et voir comment se traduit concrètement la logique d’action en fonction du rôle que
chacun se donne.
Prenons tout d’abord Lionel, chef de projet dans une grande entreprise de télécommunication.
Le rôle qui lui est prescrit consiste à élaborer des plans, contacter les différentes personnes qui
y participent et le soutenir. On le comprend bien dans l’extrait du journal de terrain où « son
objectif est de finaliser les dossiers présents sur son bureau et surtout de préparer une réunion
très importante pour son laboratoire ». Cette tâche est la principale de sa journée et
correspond à un temps long, un travail de fond. Pour la réunion, il contacte Marc à 9h20 qui
n’est pas disponible à ce moment là. Il commence donc par traiter le dossier X à 9h22 mais des
problèmes de traductions l’empêchent de poursuivre. Ensuite, on voit que des tâches
subsidiaires interfèrent son travail de fond : il traite ses emails, répond à « une requête directe
et précise » pour un de ses collègues, retourne à ses emails pour « regarder en gros s’il y a des
14 KOESTLER, Arthur, Le zéro et l’infini, Calmann-Levy, Paris, 2002
24
urgences », prend un rendez-vous… Il ne reprend le dossier X qu’à 11h44. Il existe donc des
temps long et des temps courts dans son activité qui correspondent respectivement à des
tâches principales et des tâches urgentes. Son rôle prescrit est de se placer entre les deux pour
satisfaire l’ensemble.
Parlons maintenant de Damien, ingénieur dans une société de service en ingénierie
informatique. L’axe structurant de son entretien est l’amoncellement des tâches dont le
traitement est morcelé selon leur priorité. Il travaille « en général, entre 40 et 45h » par
semaine mais cela dépend des périodes, selon les phases de projet.. Dans sa description d’une
journée type de travail, il commence par consulter ses mails puis entame le travail de fond, des
tâches « à accomplir en fonction des dates butoirs ». Un peu plus tard, « le chef de projet vient
me voir pour me demander des trucs urgents », il traite donc ces tâches prioritaires puis
« repasse sur mes activité de fond ». Son discours éclaire bien les problématiques de temps
opposant temps court et temps long. Le premier correspond aux tâches urgentes à effectuer
instantanément alors que le second regroupe le travail de fond, les projets en cours de
l’entreprise. Ainsi Damien est un exemple d’individu répondant au rôle conféré par son
entreprise, attendu en situation réelle. Tout comme Lionel, il se doit de trouver un équilibre au
sein du paradoxe temporel.
Enfin regardons d’un peu plus prés Annie, manager dans une entreprise aux activités similaires
de celle de Lionel. On voit apparaitre les mêmes temporalités dans son discours qui correspond
donc à un paradoxe composé de temps de profondeur et d’un temps de l’instantanéité. Le
temps de profondeur correspond à l’analyse, l’observation : « des temps de réflexion, des
temps de discussions avec ses collaborateurs ». C’est le moment de traiter les tâches
importantes et cela demande donc un devoir de concentration. Au contraire, le temps de
l’instantanéité traite des urgences tels que « les 35000 mails […] les 25 coups de téléphones, les
X demandes par 20 personnes ». Le temps de l’instantanéité comprend des injonctions
d’éparpillement, du traitement multi-tâche. Cependant, Annie adopte des stratégies différentes
de gestion du temps par rapport à Lionel et Damien. En effet, selon elle, le dépassement de ce
paradoxe tient en des compétences individuelles, une capacité d’anticipation. Elle donne
l’image des joueurs d’échecs qui prévoient à l’avance le jeu de leur adversaire afin de contrer
leurs attaques. Cela requiert une capacité à s’organiser, « prendre du recul par rapport à ce
qu’on fait ». Ainsi, Annie a adopté des stratégies individuelles d’évitement par rapport à
25
l’intensification de son travail. Elle s’est construit un rôle autoconféré qui se différencie de celui
conféré par son statut au sein de l’entreprise.
En conclusion, le rôle prescrit ou conféré à l’individu pèse sur son travail et lui impose de
trouver un juste milieu dans le traitement des tâches qui relève de temps courts ou long. Ce
paradoxe temporel découle du processus d’intensification au travail qui augmente les exigences
relatives à une quantité de travail que le salarié doit fournir dans un temps de plus en plus
restreint. Dès lors, l’individu doit répondre aux exigences qu’on attend de lui par l’application
stricte du rôle conféré comme c’est le cas de Damien et Lionel. La prise de rôle est alors dite
« conventionnelle » 15au sens de McCall et Simmons : lorsque l’individu accepte passivement et
totalement les prescriptions du rôle. Néanmoins, il peut mettre en place des stratégies
personnelles permettant de jouer avec les paradoxes, de hiérarchiser les contraintes. C’est ce
qu’Annie nomme « l’intelligence de la situation » grâce à laquelle elle se construit son propre
rôle, qui est donc autoconféré. Ici, la prise de rôle est de type « idiosyncrasique » : quand il les
reformule de façon personnelle.
De plus, ces trois exemples nous renvoient à la distinction des types de rôle. Celui de Lionel est
prescrit par son statut professionnelle, en tant que chef de projet il se doit donc de construite
des projets. Celui de Damien est conféré du fait que l’entretien décrit une journée-type de
travail, il explique donc le rôle qui lui est demandé, celui qui est attendu en situation réelle.
Enfin, celui d’Annie est autoconféré du fait qu’elle a construit personnellement sa conception
du travail.
Après avoir vu comment le rôle que peuvent se donner les acteurs engendre un ligne de
conduite spécifique dans le management d’une tâche, nous allons maintenant essayer de
comprendre quel peut être le lien entre le rôle que se donne un acteur et le sens de son action
et comment plus particulièrement celui-ci peut jouer de manière significative sur l’identité du
cadre dans son entreprise.
Ce que décrit Alexandra, dans son discours sur le « bon » manager, est d’autant plus intéressant
pour traiter ce questionnement, qu’elle décrit à quel point la logique de domination a eu raison
de l’identité du cadre. « Il y a une image comme ça qu’il faut être débordé » : on retrouve ici un
processus d’identification, c’est le rôle prescrit qui joue alors un rôle identificateur. S’il veut
15 KAUFFMAN, Jean-Claude, L’invention de soi : une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2005
26
appartenir au bon manager le cadre doit faire tout son possible pour s’approprier les normes
voulues par le rôle prescrit au risque, dans le cas contraire, de perdre totalement ses repères.
On voit bien ici l’enjeu qui incombe au cadre : malgré tout le sens qu’il veut donner à son
action, il doit systématiquement faire en sorte de correspondre au rôle prescrit voir conféré
que lui impose la société et les règles du jeu. Et quand bien même le cadre aurait un rôle auto-
conféré particulièrement fort, il est indispensable que ce rôle auto-conféré n’aille pas à
l’encontre du rôle prescrit sous peine d’être exclu du groupe d’appartenance des cadres. On
peut voir le rôle auto- conféré comme une véritable ligne directrice d’action et de motivation
pour répondre aux attentes des dirigeants et de la société en général.
L’exemple de Mme Mara pour ça est un cas fortement important. Dans son discours Mme Mara
semble totalement avoir incorporé les normes de travail issues de la domination, au point que
même très mal en point elle ne peut faire autrement que de se rendre au travail et aller aider
ses collègues de travail car « ils avaient besoin d’elle » et par conséquent elle « été quand
même obligée d’y rester un peu pour le mettre au courant ». Mais au-delà de l’incorporation
des normes, Mme Mara ressent le besoin de jouer un véritable rôle au sein de son entreprise.
En effet, on a le sentiment que la plus grande motivation pour elle est qu’elle souhaite plus que
tout se rendre indispensable aux autres. Ceci traduit un réel facteur motivationnel en ce qui la
concerne mais c’est aussi le moyen de comprendre quel rôle elle souhaite tenir dans son
entreprise. Autrement dit Mme Mara à travers cet exemple nous en dit un peu plus quant à son
rôle auto- conféré qui semble aller bien plus loin que le rôle prescrit ou conféré d’un cadre
ordinaire.
Enfin en réponse à l’hypothèse que nous avons pu formuler précédemment nous pouvons
affirmer qu’il existe un lien entre les concepts de domination et d’individuation et que c’est ce
lien qui joue concrètement sur le rôle que les cadres peuvent se donner. En effet la domination
est responsable de l’incorporation de normes par les acteurs sans que celles- ci ne soient
remises en cause. Les acteurs se sont alors accommodés des nouvelles transformations du
travail, et ont su plus ou moins avec succès intégrer les mécanismes d’intensification à leurs
pratiques professionnelles. Mécanismes d’intensifications qui comme nous l’avons vu à eu une
influence directe sur les manières de travailler dans le sens d’une individuation des pratiques.
On peut donc mettre en exergue le fait que si on observe une individuation des comportements
dans le travail ceci est en partie le résultat de l’incorporation des normes issues de la
27
domination. Ainsi les cadres se sont sensiblement accaparés ces nouvelles formes
d’organisation et ont entre autre individualisé des responsabilités collectives. En outre chaque
acteur porte en lui le poids de contraintes collectives et c’est en partie le fait de la domination.
Et ceci a effectivement des conséquences sur les rôles prescrits, conférés et auto- conférés des
cadres dans le sens où chacun va faire tous les efforts possibles pour correspondre au mieux à
l’image que se fait la société de leur statut quitte à entrainer des conflits entre le rôle prescrit
d’un côté et le rôle conféré voire auto- conféré de l’autre.
28
CONCLUSIONDans un premier temps, nous avons donc analysé les données du corpus qui permettaient
d’illustrer les manifestations de l’intensification. Les trois types de contraintes qui en découlent,
énoncées par Serge Volkoff, aident à la compréhension des divers mécanismes structurant les
pratiques professionnelles. En outre, l’hypothèse était que l’intensification a engendré une
individuation des comportements et des pratiques des cadres. Il s’est révélé que le phénomène
est plus complexe que cela. En effet, la domination engendre l’incorporation individuelle des
contraintes liées à l’intensification comme des normes d’action collective. C’est donc par le
phénomène de domination que l’individuation se manifeste. Ces manifestations amènent à une
reconfiguration du rôle tenu par les cadres.
Toutefois, l’individuation est un processus à nuancer du fait des nombreuses données
informant sur l’entraide, le travail collectif et les relations conviviales entre les cadres. Le
travail, souvent effectué sous forme de projets impliquant des délais à respecter, s’effectue en
collectif. Chaque individu apporte sa pierre à l’édifice. Les contacts entre eux ne sont pas
directs mais se font par des moyens de communications comme le téléphone et l’ordinateur
principalement. Le travail est donc fort individuel mais il reste un contact amical entre les
individus intégrés au groupe social des cadres. On le remarque bien dans les observations
notamment celle de David qui en fin de journée boit un cognac-Schweppes avec un collègue.
En revanche, les cadres n’ont pas toujours cette attitude sympathique avec les autres
personnes de l’entreprise. Bertrand et Guillaume, les traders, ignorent le technicien venu pour
réparer leur ordinateur. Ils ne font pas attention à lui, ils ne lui adressent pas un mot. Ce
phénomène fait appel à la question de l’identité du groupe social qui modifie l’attitude des
individus qui y appartiennent vis-à-vis des autres. Cette identité se formule par différenciation à
autrui, l’intégration au groupe est scellée par un rôle prescrit auquel chacun doit se référer.
Cette unité d’ouverture consiste en la déconstruction, l’examen et la synthèse de données
sociologiquement orientées vers l’étude du temps et du travail. Ce cas d’étude n’a pas été
choisi par hasard, en effet, le temps est aujourd’hui un concept clé dans la compréhension des
enjeux sociaux qui se jouent dans notre société et plus particulièrement dans le domaine du
29
travail. Ainsi travailler sur le temps et le travail nous permet de comprendre à la fois, les
logiques de dominations, de contrôle social et de pouvoir qui s’exercent au sein de l’entreprise.
Etudier la manière dont s’organisent le temps et le travail dans nos sociétés, représente un
intérêt majeur, et nous permet de nous interroger de façon plus globale sur les relations de
pouvoir et le système de contraintes auxquels sont soumis les acteurs- travailleurs de nos
sociétés et au sein de l’entreprise.
A partir du thème général du cours, les rapports entre le temps et le travail, nous avons au
départ voulu questionner l’influence du processus d’intensification sur les relations
intersubjectives. Directement est venue l’idée de restreindre l’analyse à la catégorie
socioprofessionnelle des cadres pour faciliter l’analyse des données. Le choix est venu assez
naturellement, il nous a semblé qu’ils étaient en général peu étudiés par les études
sociologiques contrairement à la catégorie des ouvriers. De plus, nous sommes parties du
postulat suivant: les cadres font partie des sphères dirigeantes de l’entreprise, ils ont donc un
pouvoir décisionnaire. Ainsi nous aurions pu croire qu’ils auraient été moins touchés par le
processus d’intensification au travail du fait de leur appartenance à la CSP. Ce qui se révèle faux
à la lumière des données du corpus. Etudier les relations intersubjectives de ce groupe était
pertinent car ils relient la direction et les autres salariés, ils gèrent l’équipe de travail.
L’hypothèse de départ était que l’intensification au travail a modifié les relations
interpersonnelles des cadres dans le sens d’une individualisation des attitudes et des
comportements. Cependant ce phénomène nous a paru trop restreint pour étudier les
interactions des cadres, c’est pour cela que nous avons ajouté le concept de domination
servaient à expliquer les rapports de force et de pouvoir dans l’environnement du travail.
Ensuite, nous avons remplacé la notion d’individualisme par celle d’individuation pour justifier
une importante responsabilisation de l’individu en mettant de côté la dimension de
renfermement sur la sphère privée. Puis, s’est rajouté le concept d’identité qui trouvait une
résonnance dans l’analyse des entretiens (notamment celui d’Alexandra sur l’opposition entre
« bons et mauvais » managers). Il a été substitué par celui de rôle au dernier moment car ce
dernier nous permettait de mieux nous saisir des entretiens, des perceptions des acteurs de
leur propre rôle dans l’entreprise.
Ainsi, à mesure de notre progression dans l’analyse, nous avons progressivement délaissé le
cadre des relations intersubjectives pour des raisons de manque de données exploitables et
30
significatives pour plus mettre l’emphase sur la dimension des pratiques professionnelles,
notion plus englobante.
Une des perspectives de recherche que nous aurions aimé poursuivre était l’étude de la mise
en place à l’échelle individuelle de stratégies d’évitement des contraintes de l’intensification
afin de travailler plus collectivement. Car le paradoxe est que le travail prescrit est de plus en
plus individuel alors même que l’interdépendance croit entre collègues d’une même équipe. Le
travail est plus efficace en collectif mais les acteurs éprouvent visiblement des difficultés
individuelles à le mettre en place.
31
BIBLIOGRAPHIEBourdieu.P, Esquisse d'une théorie de la pratique, Paris, Droz, 1972, p.18
CORCUFF.P, Les nouvelles sociologies : entre le collectif et l’individuel, Armand Colin, Paris, 2009
DURKHEIM.E, Les Règles de la Méthode Sociologique, Nouvelle Edition, Paris, 2010
Echaudemaison. C- D, Dictionnaire d’économie et de sciences sociales, Nathan, Paris, 2007
GOFFMAN Erving, Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Les Editions de Minuit, Paris, 1993, p.74
KAUFFMAN. Jean-Claude, L’invention de soi : une théorie de l’identité, Armand Colin, Paris, 2005
ROCHEBLAVE.Anne-Marie, « La notion de rôle : quelques problèmes conceptuels » In: Revue française de sociologie. 1963, 4-3. pp. 300-306.
TAP. Pierre, « Marquer sa différence » in HALPERN Catherine (dir), Identité(s) : l’individu, le groupe, la société, Sciences Humaines, Auxerre, 2009, p.55
THERY.Laurence, Le travail intenable : résister collectivement à l'intensification du travail, La Découverte, 2006
Liens Internet
http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=98&ref_id=ip1273&page=graph#graphique1
http://laboiteame.unblog.fr/files/2011/11/ervinggoffmanlamiseensce8nedelaviequotidienne.pdf
http://www.franceinter.fr/emission-suspends-ton-vol-l-individualisme-selon-alain-ehrenberg, extrait (4:54)
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rfsoc_0035-2969_1963_num_4_3_6173
32
ANNEXESAnnexe 1 : Grille d’analyse des entretiens et observations
33
top related