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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 1
Observatoire du Management Alternatif
Alternative Management Observatory
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Cahier de recherche
Entreprendre après la chute de l'URSS Enquête sur les premiers petits entrepreneurs dans une
ville provinciale de Russie
Bikard Marine
Juillet 2011
Majeure Alternative Management – HEC Paris
20010-2011
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 2
Entreprendre après la chute de l’URSS
Enquête sur les premiers petits entrepreneurs dans une ville
provinciale de Russie
Ce cahier de recherche a été réalisé sous la forme initiale d’un mémoire de recherche dans le
cadre de la Majeure Alternative Management, spécialité de troisième année du programme
Grande Ecole d’HEC Paris. Il a été dirigé par Myriam Désert, Professeur à la Sorbonne
Paris, et soutenu le 9 septembre 2011 en présence d’Eve Chiapello, Professeur à HEC Paris,
co-Responsable de la Majeure Alternative Management, et Myriam Désert.
Résumé : À travers la période de transition, l’expérience russe est un laboratoire exceptionnel
pour l’étude de l’émergence du capitalisme et de son institutionnalisation. En partant d’une
enquête de terrain des premiers petits entrepreneurs, la présente étude revisite certaines idées
fondées sur les réalités occidentales. La Russie exige de repenser les formes que doit prendre
le capitalisme et la place des relations informelles dans sa constitution.
Mots-clés : Entrepreneuriat, Capitalisme, Russie, Informel, Institutionnalisation
Entrepreneurship after the collapse of the USSR
Study of the first small entrepreneurs in a provincial city of
Russia
This research was originally presented as a research essay within the framework of the
“Alternative Management” specialization of the third-year HEC Paris business school
program. The essay has been supervised by Myriam Désert, Professor in la Sorbonne, Paris,
and delivered on September 9 2011 in the presence of Eve Chiapello, Professor in HEC Paris
and head of the Alternative Management program, and Myriam Désert.
Abstract: Through the time of transition, Russian experience is an exceptional laboratory to
study the rise of capitalism and its institutionalization. Based on a field study of the first small
entrepreneurs, this essay offers a new approach of different ideas developed according to
western realities. Russia demands to rethink shapes of capitalism and the place of informal
relations in its setting.
Key words: Entrepreneurship, Capitalism, Russia, Informal, Institutionalization
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opinions diffusés par l'Observatoire du Management Alternatif relèvent de la responsabilité exclusive de leurs
auteurs.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 3
Remerciements
Un immense merci et toute ma gratitude à Myriam Désert pour ses conseils avisés. Tous
mes remerciements également à Eve Chiapello pour sa présence dans le jury de soutenance. Je
remercie enfin tous ceux m’étant venus en aide en Russie : Valentina, Alla, Tatiana, Mikhail
et tous les entrepreneurs rencontrés.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 4
Table des matières Introduction .............................................................................................................................. 6
Avant-propos : clore HEC par une enquête anthropologique en Russie ...................... 6
Présentation de l’étude ................................................................................................. 7
Méthodologie ............................................................................................................................. 9
L’enquête de terrain ..................................................................................................... 9
Spécificité du cadre .................................................................................................... 11
Difficultés ................................................................................................................... 14
Limites ....................................................................................................................... 14
Partie 1. Les premiers entrepreneurs en Russie : à la croisée de réalités temporelles et
sociales ..................................................................................................................................... 17
1.1. Diversité des situations et des profils entrepreneuriaux ............................................... 18
1.1.1. Analyse du contexte politique, économique et social ........................................... 18
1.1.2. L’entrepreneur « produit » par la situation ........................................................... 22
1.1.3. L’évolution des entreprises créées ........................................................................ 27
1.2. Des similarités sociales significatives .......................................................................... 30
1.2.1. Des traits de personnalité communs ..................................................................... 30
1.2.2. L’importance du socle familial ............................................................................. 32
1.2.3. Des études supérieures .......................................................................................... 33
Partie 2. Pratiques entrepreneuriales et esprit du capitalisme .......................................... 35
Introduction : l’instabilité politique, économique, sociale et juridique du contexte de
transition ..................................................................................................................... 36
2.1. Qu’est-ce qu’être rationnel dans un contexte de transition qui entrave calcul et
anticipation ?........................................................................................................................ 38
2.1.1. Utiliser sa rationalité dans le cadre instable et incertain de la transition .............. 38
2.1.2. L’utilisation d’autres qualités cognitives pour les principaux choix .................... 41
2.1.3. Sortir des situations difficiles : imagination et débrouillardise de l’entrepreneur 42
2.1.4. Ainsi, le développement du business se fait « peu à peu », sans idée préalable. .. 43
2.2. Faire face à l’incertitude sociale ................................................................................... 45
2.2.1. Les risques intrinsèques à la société ..................................................................... 45
2.2.2. Se protéger grâce aux relations informelles : « neutralisation » du marché ......... 48
2.2.3. L’économie dans le social ..................................................................................... 51
2.3. L’informel au cœur du business ................................................................................... 54
2.3.1. La palette variée des pratiques informelles ........................................................... 54
2.3.2. Ambiguïté dans l’esprit même des acteurs de l’informel ..................................... 56
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 5
Partie 3. Nouvelle éthique et esprit du capitalisme russe ................................................... 59
3.1. Autorégulation des acteurs de l’économie dans une éthique du don ............................ 61
3.1.1. Ambiguïté de l’échange marchand personnalisé : entre lutte et pacification ....... 61
3.1.2. Des relations informelles qu’on limite au maximum ............................................ 65
3.2. Ethique du don et valeur travail se rejoignent dans l’enjeu de distinction sociale ....... 67
3.2.1. Autonomie et reconnaissance sociale ................................................................... 67
3.2.2. Le travail acquiert une valeur nouvelle, avec en toile de fond l’idée de
méritocratie ..................................................................................................................... 70
3.2.3. Un glissement dont il faut reconnaître les racines soviétiques ............................. 73
Partie 4. L’institutionnalisation problématique d’un capitalisme encastré dans le social
.................................................................................................................................................. 76
4.1. Professionnalisation des acteurs économiques et désir d’institutionnalisation ............ 76
4.1.1. Professionnalisation des pratiques ........................................................................ 76
4.1.2. Désir de meilleures institutions ............................................................................. 78
4.2. L’institutionnalisation problématique de pratiques informelles ................................... 79
4.2.1. La stabilisation de pratiques informelles qui vont à l’encontre d’une
institutionnalisation ordonnée sur le modèle du capitalisme occidental ......................... 79
4.2.2. Cependant, il existe encore un informel propice au développement du capitalisme
........................................................................................................................................ 81
4.3. Le développement d’un capitalisme de plus en plus hostile aux petits entrepreneurs . 82
4.3.1. La dénonciation d’une économie de rente. ........................................................... 82
4.3.2. L’affaiblissement de l’entraide avec le développement du capitaliste va
également à l’encontre de pratiques informelles décrites en troisième partie. ............... 84
Conclusion générale ............................................................................................................... 85
Bibliographie ........................................................................................................................... 88
Livres ......................................................................................................................... 88
Articles ....................................................................................................................... 88
Annexes ................................................................................................................................... 90
Annexe 1 .................................................................................................................... 91
Annexe 2 .................................................................................................................... 95
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 6
Introduction
Avant-propos : clore HEC par une enquête anthropologique en Russie
Intéressée par les sciences humaines depuis le début de ma scolarité à HEC, confirmée
dans ce goût par certains cours et lectures de dernière année, il me tenait à cœur de saisir
l’opportunité du mémoire pour aller en profondeur dans un sujet social. L’intérêt pour
l’anthropologie fut sans doute inspiré par les voyages, au cours desquels ma capacité à
comprendre la réalité fut constamment défiée par le dépaysement. Le contraste le plus
perturbant fut une première expérience en Russie, dans le cadre d’un semestre d’échange à
HEC. A Saint-Pétersbourg pourtant, la vie pourrait sensiblement ressembler à la vie en
France : cafés, magasins, théâtres foisonnent dans les rues. Et le trouble n’en est que plus
grand lorsqu’on se voit incapable de comprendre le comportement de son entourage. La
Russie impose de retenir son jugement tellement les repères sont brouillés. La curiosité
devient bouillonnante, si on refuse de se reposer sur les clichés habituels et simplistes.
Puisqu’HEC m’en donnait le temps, je décidai d’investiguer le terrain russe.
Ensuite, l’entrepreneur russe cristallise dans l’imaginaire étranger un grand nombre de
stéréotypes, dans le mien en premier. Je voulais comprendre les pratiques informelles que
nous appelons presque systématiquement corruption, les problèmes liés à l’alcool, dépasser le
mépris habituel d’une population qui s’en sort mieux à tous ces niveaux. Distinguer par
l’observation autant que possible le faux du vrai, puis tenter de mieux saisir le pourquoi de la
réalité.
Enfin, le choix de la Russie fut inspiré par les expériences humaines que j’avais pu vivre
lors de mes précédents voyages. J’avais été émue par la générosité des Russes que j’avais
rencontrés dans leur rapport à l’autre ; marquée par la force des sentiments que j’avais pu
observer ou partager.
Cette enquête fut dès le début ancrée dans une curiosité scientifique, mais aussi
émotionnelle. Curiosité si forte qu’elle me donnait suffisamment d’ambition pour me lancer
dans une recherche en russe, langue que je ne maîtrisais pas parfaitement avant mon départ,
dans un domaine scientifique, la sociologie et l’anthropologie économique, pour lequel je
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 7
n’avais aucune réelle formation. Je suis à cet égard très reconnaissante, autant qu’effrayée par
les personnes qui ont accepté de m’accompagner dans cette recherche…
Présentation de l’étude
Nous proposons dans ce mémoire une étude des premiers entrepreneurs russes à la suite de
la chute de l’Union Soviétique. La période de transition vit émerger deux mouvements
d’entrepreneuriat : d’une part, une partie de la population, grâce à son pouvoir et à sa position
au sortir du soviétisme, a pu profiter des privatisations, s’enrichir et prendre la direction
d’anciens combinats soviétiques. Parmi ces entrepreneurs « d’en haut » se trouvent les
oligarques, nouveaux capitalistes qui marquent les esprits et servent souvent de symbole du
capitalisme russe. Cependant, d’autre part, toute une partie de la population entra et participa
au mouvement capitaliste par la création de petites et moyennes entreprises. C’est à elle,
souvent négligée dans les réflexions sur le capitalisme russe, que cette étude s’intéresse. A
travers ces petits entrepreneurs, nous tentons d’apporter des éléments de réflexion sur le
capitalisme, ses conditions, ses modalités. La période de transition offre un cadre d’analyse
particulièrement intéressant à cet égard, au regard de la rapidité des changements qui eurent
lieu, et par l’accessibilité de ses acteurs encore aujourd’hui. Les entrepreneurs, notamment
dans les petites villes, furent les acteurs symboliques du nouveau système capitaliste russe.
Leurs actions ont largement participé à la création du capitalisme tel qu’il existe aujourd’hui ;
elles lui ont donné forme. C’est le présupposé de cette étude. Dès lors, analyser les
déterminants des actions de ces entrepreneurs, c’est apporter des clefs de compréhension d’un
capitalisme souvent caricaturé et dévalorisé aujourd’hui. En d’autres mots, la présente étude
entend apporter des clefs de lecture du capitalisme russe à travers le prisme de ses acteurs
symboliques que sont les entrepreneurs.
Les questions à l’origine de cette enquête partent d’une simple curiosité sur les acteurs du
système, pour tenter ensuite de prendre de la hauteur sur le système lui-même : alors qu’ils
avaient derrière eux presque soixante-dix ans de soviétisme, qui furent les premiers petits
entrepreneurs en Russie, c'est-à-dire les premiers hommes à avoir été capables de s’emparer
des nouvelles opportunités? Dans quelle mesure ont-ils été acteurs du capitalisme, l’ont-ils
modelé ? Quel impact eut le développement du capitalisme, par ces acteurs, sur la société, sur
ses valeurs? A-t-il été vecteur de mobilité sociale ou a-t-il au contraire permis d’assurer les
plus puissants dans leur position dominante ?
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 8
Pour faire le lien entre nouveaux entrepreneurs et construction du capitalisme, il nous
semble que l’enjeu central est de comprendre le processus d’institutionnalisation des pratiques
professionnelles. Pour comprendre ces pratiques, nous nous intéressons, dans un premier
temps, à la personne de l’entrepreneur, à son évolution au cours de la décennie : à quel point
la situation a-t-elle pesé sur l’émergence des entrepreneurs, quelles caractéristiques sociales
ont-ils en commun ? Partant des acteurs, nous nous concentrons ensuite sur leurs pratiques
professionnelles, au regard d’un cadre institutionnel flou et changeant: comment usèrent-ils de
leur rationalité dans un contexte de transition entravant calcul et anticipation ? Cette partie
nous amène à décrire le recours à l’informel lors de la création de business et à ouvrir la
réflexion sur les causes et les effets de l’informel. Dans une troisième partie, nous montrons
comment les pratiques qui émergèrent dans le cadre particulier de la transition furent vectrices
d’une éthique singulière, et considérons le lien entre cette éthique et les possibilités
d’émergence du capitalisme. Une dernière partie apporte une vue globale de l’évolution de
l’institutionnalisation du capitalisme dans la Russie post-soviétique, insistant sur les
particularités et difficultés d’un capitalisme, pour reprendre le terme de K. Polanyi, encastré
dans le social.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 9
Méthodologie
L’enquête de terrain :
L'enquête fondée sur les rencontres des acteurs de cette période :
Ce mémoire se fonde sur les résultats d’une enquête de terrain d’un peu plus de deux mois
dans une ville provinciale de l’oblast
de Saint-Pétersbourg, Tikhvine. J’y
ai rencontré une dizaine
d’entrepreneurs, et ai pu réaliser une
série de deux à quatre entretiens
approfondis avec sept d’entre eux.
J’ai pu m’appuyer sur quelques
autres entretiens auprès de
personnalités périphériques au sujet :
ancien adjoint au maire en 1990,
haut cadre dans une scierie, ancienne directrice du kolkhoze local, entrepreneurs plus tardifs
(depuis 2000). Par ailleurs, résidant dans la ville, chez l’habitant, pendant un peu plus de deux
mois, j’eus l’occasion, d’une part, d’échanger directement sur le sujet des nouveaux
entrepreneurs avec un échantillon très divers de la population, d’autre part, de découvrir la
vie d’autres personnes dans les années 1990, professeur, bibliothécaire, journaliste, étudiant,
ou encore ouvrier dans une usine d’Etat et d’avoir alors un portrait plus complet de la réalité
de cette époque.
Les rencontres furent progressives, au gré des opportunités. J’arrivai à Tikhvine avec un
contact, la bibliothécaire, amie d’une journaliste locale. Après que je lui ai transmis mon
sujet, cette dernière ayant déjà d’interviewé un certain nombre d’entrepreneurs, elle
m’arrangea deux premières entrevues. A la fin de chaque entretien, je demandai aux
interlocuteurs s’ils ne connaissaient pas d’autres entrepreneurs que je puisse rencontrer. Cette
première méthode avait un biais fort : tous les entrepreneurs étaient plus ou moins amis.
Aussi, je complétais cet échantillon grâce à plusieurs opportunités : après avoir lu dans les
archives d’un journal local un article sur un ancien entrepreneur, j’en parlais à ma logeuse,
ancienne journaliste, qui par chance, l’avait rencontré et avait son contact. Une autre fois, je
La vieille
ville
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 10
rencontrai par hasard un jeune informaticien qui travaillait pour le compte d’entreprises : il
me mit lui aussi en contact avec un couple d’entrepreneurs.
Je fus presque prise de cours par les tous premiers entretiens, alors que je venais tout juste
d’emménager à Tikhvine. J’avais juste eu le temps de préparer un guide d’entretien. Je notais
systématiquement dans un journal de bord les premières impressions et les éléments
d’observation. Je pris petit à petit de plus en plus de plaisir à ces entretiens, et voyais mes
relations avec les entrepreneurs se complexifier, se tendre ou se détendre au fil des rencontres.
Les adieux furent révélateurs de la qualité de la relation que nous avions pu construire.
Certains furent finalement assez expéditifs. D’autres au contraire remplis d’une émotion dont
je fus la première surprise. Les relations avec les entrepreneurs étaient toujours singulières.
Tantôt je sentais que je servais de faire-valoir. D’autres fois, j’avais plutôt le sentiment de
gêner l’entrepreneur, de le sortir du feu de l’action pour l’interroger sur des sujets trop vagues
à ses yeux. D’autres entrepreneurs, enfin, étonnés sans doute qu’une étudiante française
s’intéresse à leur activité, pourtant « perdue » dans la province russe, montraient un respect
démesuré pour cette recherche, prenant toujours un temps avant de répondre aux questions les
plus anodines qui pouvaient apparaître au fil de l’entretien.
Guides méthodologiques
Pour me guider dans l’enquête de terrain, outre les conseils de ma tutrice, je m’appuyais
sur deux livres méthodologiques : j’avais lu et étais partie avec Guide de l’enquête de terrain
de F. Weber et S. Beaud1. Puis en mai, j’avais découvert le livre de D. Bertaux sur le récit de
vie2. Le premier fut d’une aide précieuse pour la tenue du journal de terrain, les relations aux
informateurs, la rigueur de réflexion. Le second fut une grande source d’inspiration pour les
derniers entretiens, pour lesquels je décidai d’appliquer autant que possible la méthode des
récits de vie. Il me semblait en effet qu’une approche diachronique serait riche
d’enseignements pour comprendre les hommes de la transition. J’abordais donc le groupe des
petits entrepreneurs russes comme un « monde social »: un monde qui répond à des
mécanismes, des processus qui lui sont propre. Mon ambition était de « faire exploser les
représentations des sens communs, qui sont toujours des généralisations abusives »3. Dans ce
1 Stéphane Beaud, Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, Paris, 2
e éd. 2006
2 Daniel Bertaux, Le Récit de vie, Armand Colin, Paris, 3
e ed. 2010
3 Ibid.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 11
but, si l’on se fonde sur des entretiens approfondis, « ce n’est pas pour comprendre telle ou
telle personne, mais pour extraire, des expériences de vie sociale de celles et ceux qui vivent
ou ont vécu au sein de cet objet social, des informations, des descriptions, des pistes à suivre
qui aideront à en comprendre le fonctionnement et les dynamiques internes » (Bertaux, 2010).
De manière générale, je suis partie sur le terrain sans savoir ce que j’allais y trouver, sans
hypothèse à tester. J’ai
essayé de construire des
hypothèses tout au long
de l’enquête, de les
vérifier petit à petit au fil
des entretiens.
Spécificité du cadre
Avant d’entrer dans
l’analyse, il convient de
préciser le cadre imposé
par ces rencontres. La présente étude s’intéresse aux premières petites et moyennes
entreprises russes : il ne s’agit pas d’entreprises nées de privation de grands complexes
soviétiques. Nous ne sommes pas non plus au niveau de l’entreprise individuelle. Enfin, il
s’agit d’entrepreneurs encore actifs aujourd’hui dans l’entreprise qu’ils ont créée pendant la
transition, ou l’ayant abandonnée il y a peu : ce sont ceux qui ont, dans une certaine mesure,
réussi leur carrière entrepreneuriale.
Le cadre temporel des années 1990 correspond en fait à la période 1987-2000 : depuis les
premières mesures de libération de l’initiative entrepreneuriale, avec la loi sur les
coopératives jusqu’à
l’arrivée de Poutine au
pouvoir.
Le cadre spatial,
Tikhvine, est une ville de
soixante mille habitants à
cinq heures en bus de
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 12
Saint-Pétersbourg. Elle est représentative d’un grand nombre de villes provinciales russes,
dans le sens où son dynamisme était assuré depuis les années 1960 par le fonctionnement
d’une grande usine soviétique. A Tikhvine, l’usine Transmach construisait des tracteurs et des
tanks pour le compte de l’entreprise Kirovski à Saint-Pétersbourg. Elle employait environ
vingt mille habitants, soit le tiers de la population, et fut démantelée petit à petit après la chute
de l’URSS, suite à la diminution des commandes. Elle attira une grande population immigrée,
venue du sud (Turkménistan, Kazakhstan, Azerbaïdjan et Ouzbékistan pour la plupart) et fut
ainsi à l’origine de nombreux changements de la vie urbaine locale. C’est en outre une ville
de pèlerinage, construite autour d’un monastère datant du dix-huitième siècle, où trône une
icône dite miraculeuse de la vierge Marie.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 13
La ville est divisée en deux : la vieille ville, constituée d’isbas colorées, autour de routes le
plus souvent en terre. Du centre de cette section commence l’avenue Karl Marx, qui emmène
en dehors de cette ancienne partie. De part et d’autre de la large avenue se succèdent alors
sept quartiers, constitués de larges barres
d’immeubles soviétiques.
L’administration et le centre de la ville se
trouvent à présent dans cette section.
Le monastère de
Tikhvine
Plan 1 - La ville nouvelle (soviétique).
Les quartiers de bâtiments soviétiques
s’enchaînent autour de l’avenue Karl Marx.
La rivière Tikhvine s’écoule au nord de la
ville. Au sud, le chemin de fer convoie
quotidiennement des wagons de
marchandises, parcourant la forêt entre
Saint-Pétersbourg et Mourmansk.
.
Le numéro 21, au centre du plan, indique
l’emplacement actuel de l’administration.
Au numéro 16 se tenait auparavant le
bâtiment imposant du cinéma. Racheté à la
ville au début des années 1990 par A., il
abrite aujourd’hui plusieurs magasins (dont
des magasins d’A. et O.) et une boîte de
nuit (qui appartient à O.).
Comme le montrent les plans 2 et 3 ci-
dessous, chaque quartier est le résultat plus
ou moins ordonné d’une construction
spontanée.
Plan 2 : Quartier numéro 1-
a Plan 3 : Quartier numéro 1
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 14
Difficultés
Le sujet en soi demandait de dépasser plusieurs difficultés. En premier lieu, c’est un sujet
sensible : les entrepreneurs ont eu recours à des pratiques souvent critiquées, dans tous les cas
éloignées de l’image idéale de l’entrepreneur (c'est-à-dire de l’individu s’étant construit seul,
par la force de son esprit et de son travail). Les premiers entrepreneurs aspirent à une image
de normalité et leurs discours en étaient par conséquent au départ relativement biaisés.
Ensuite, la proximité temporelle de la période empêche d’en parler comme d’un temps
appartenant au passé. Cela augmentait la sensibilité de certains sujets. Au-delà, les
entrepreneurs ne faisaient pas toujours la différence, dans leur récit, entre la période présente
et celle des années 1990, et passaient dans tous les cas très rapidement de l’une à l’autre,
brouillant dans une certaine mesure le discours. Enfin, il fallait affronter la difficulté
intrinsèque à la méthode des récits : nous avions affaire à des reconstructions de la réalité, et
non à la réalité.
En dehors des difficultés intrinsèques à la méthode et au sujet, il faut ajouter mes propres
peines. En premier lieu, la langue fut un obstacle certain. Je fus certes capable de conduire
tous les entretiens en russe, mais je ne fus assurément pas aussi réactive qu’il l’aurait fallu
dans l’idéal ; ma compréhension et ma réflexion étaient plus lentes qu’en français. En outre,
j’étais quasiment novice en ce domaine. Ma formation sociologique était mince, se limitant à
quelques lectures. Je n’avais jamais appris de méthode de terrain anthropologique. Pour
dépasser cette difficulté, les livres de méthode cités ci-dessus furent d’un secours certain.
Limites
Notons enfin plusieurs limites, dues d’une part, à l’échantillon, d’autre part, aux
difficultés présentées ci-dessus.
Les entrepreneurs rencontrés sont encore actifs au sein de leur entreprise. Ils constituent
en cela une minorité, étant donné que la mobilité professionnelle était très forte pendant cette
période : seuls 20 à 25% des entrepreneurs en Russie se seraient trouvés en 1998 dans
l’activité qu’ils avaient en 19944. A l’inverse, nombre d’entrepreneurs de cette période furent
des « entrepreneurs d’un temps », ayant tenté l’aventure quelques années avant de retourner
4 Boris Najman, Ariane Pailhé. « Mobilité externe sur le marché du travail russe, 1994-1998. Une
approche en termes d’activité », in Revue économique – vol. 52, N°4, juillet 2001, p. 861-884
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 15
vers un travail salarié ou une profession libérale. Il faut donc garder en tête que les
entrepreneurs rencontrés firent preuve d’une stabilité étonnante. En contrepartie, l’échantillon
est assez représentatif de la population des premiers entrepreneurs encore présents sur le
marché de Tikhvine après les années 1990. Du dire des entrepreneurs, j’en aurais rencontré la
grande majorité. Je n’ai malheureusement pas pu rencontrer le plus gros « nouvel
entrepreneur » de Tikhvine : ce dernier travaillait dans l’administration au moment de la chute
de l’URSS, dans la commission responsable du parc immobilier. Aussi fut-il bien placé pour
profiter de la privatisation et acheter pour une bouchée de pain une grande partie de
l’immobilier tikhvinais. A partir de ce capital, il a construit et dirige à présent dans la ville
plusieurs entreprises : restaurant, parc aquatique, centre commercial. Il se différencie
néanmoins beaucoup des autres entrepreneurs, par les gains qu’il fit de la privatisation. Il est
en outre regrettable de n’avoir pas rencontré beaucoup d’entrepreneurs ayant échoué ou
abandonné leur activité entrepreneuriale.
La méthode fut plus ou moins improvisée et par conséquent pleine de failles. Si j’ai utilisé
le livre de D. Bertaux, le fait de m’être déjà entretenue auparavant avec les entrepreneurs, en
m’appuyant plus sur des questions thématiques, les mettaient tout de suite dans une posture
différente de celle demandée pour les récits de vie. Ce ne fut pas toujours aisé d’en sortir. Je
sentais par ailleurs des lacunes dans mes connaissances de l’histoire de la Russie, d’une part ;
d’autre part, une plus grande culture théorique aurait été bénéfique : je découvrais après mon
terrain des théories en même temps que je les utilisais.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 16
Tableau 1
Pour le premier entretien, plusieurs entrepreneurs sont venus me chercher en voiture : grand
4x4 noir pour B, A et V&K., petite voiture rouge pour F., voiture de sport avec chauffeur pour
T.
* l’entretien s’est fait autour d’une collation offerte par l’entrepreneur
** l’entrepreneur a montré des photos de sa famille et de ses collègues
Se
xe
Age Entreprise à la date de l’entretien Origine de la
rencontre
Lieu d’entretien Date de
l’entretien
F M 64 Directeur d’un incubateur de business
(structure publique)
Suite à lecture
des archives
du journal,
aide d’une
journaliste
Café de l’incubateur
(bâtiment de 2 étages
dans un quartier
soviétique)
10/05/11*
23/05/11*
Bureau de l’incubateur 21/06/11
30/06/11
B M 51 A la tête d’une entreprise présente dans
le secteur du matériel de construction et
du bâtiment (construction et location)
Recommandati
on d'O. (appel
à la fin de
notre 1 e
entretien)
(Petit) bureau à
l’intérieur d’un
bâtiment de 3 étages
construit par lui dans
quartier soviétique à la
frontière de la vieille
ville
28/04/11*
16/05/11**
7/06/11**
O M 45 Directeur de 3 entreprises : une chaîne
de produits ménagers, une entreprise
d’automobile, une chaîne de matériel
de construction
1e contact
organisé par
journaliste
(grand) bureau dans
bâtiment siège de
l’entreprise reconstruite
par lui, au cœur de la
vieille ville
28/04/11
20/05/11**
27/06/11
A M 44 Directeur d’une entreprise de
production de produits surgelés,
également propriétaire d’un centre
commercial, et actif dans le secteur de
la construction/location
Recommandati
on de B.
Cabinet de réunion/
« réception », dans
bâtiment construit pour
usine de surgelé
4/05/11*
10/06/11*
28/06/11*
C M 44 Directeur d’un média local (journal et
chaîne de télévision) actif dans tout le
département
2e contact
organisé par
journaliste
(son patron)
(Petit) bureau à
l’intérieur du bâtiment
construit par B.
29/04/11
19/05/11
16/06/11
T F 49 Directrice d’un magasin de vêtements
haut de gamme à Tikhvine
Recommandati
on de A.
Cabinet de
réception/salle de
réunion dans le même
bâtiment soviétique que
le magasin (derrière ce
dernier)
5/05/11*
6/06/11*
27/06/11*
K M 41 Anciens directeurs d’un magasin de
sport à Tikhvine, qu’ils viennent de
vendre
Arrangé par
jeune
informaticien
Café de la ville, géré
par un de leurs amis
14/05/11*
V F 38 9/06/11*/**
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 17
Partie 1. Les premiers entrepreneurs en Russie :
à la croisée de réalités temporelles et sociales.
L’entrepreneur russe est un personnage qui inspire et concentre dans les pays occidentaux
un nombre significatif de clichés : y sont associées les idées de mafia et de corruption, de
violence et de relations informelles. La réalité contraste particulièrement avec ces
simplifications : il est difficile de penser l’entrepreneur russe, ce terme renvoie à des
situations très diverses. En outre, si la recherche abonde d’écrits sur les transformations des
grandes industries d’Etat, leurs privatisations et les comportements mafieux, l’étude des
acteurs plus discrets que sont les petits entrepreneurs est encore à l’état d’ébauche. Pourtant,
leur rôle dans les transformations de la société russe au sortir de l’URSS, notamment en
dehors des grandes villes, ne fut pas moins décisif.
Le plus frappant lorsqu’on étudie la période des années 1990 en Russie, c’est la vitesse
des transformations – économiques, sociales, morphologiques ou encore culturelles – que
reflète et qu’explique à la fois l’évolution de l’entrepreneuriat. Il est d’abord notable que les
profils des entrepreneurs ont évolué significativement avec le contexte économique, politique
et juridique.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 18
1.1. Diversité des situations et des profils entrepreneuriaux
1.1.1. Analyse du contexte politique, économique et social
Deux variables principales nous permettent de qualifier les différentes périodes : la
présence de l’Etat, d'une part, qui se décompose en l’évolution du cadre juridique, puis
l’évolution du contrôle et de l’application de ces nouvelles contraintes ; l’état du marché de
biens et services, d'autre part, à travers le niveau de l’offre.
Première variable : la présence d’un cadre étatique
Considérons d’abord l’évolution du cadre juridique. La législation évolue sous Gorbatchev
à la fin des années 1980 avec un corpus de lois exprimant une véritable volonté de réforme du
système. En 1987, l’activité individuelle est légalisée : les entreprises d’Etat peuvent
contracter directement avec leurs fournisseurs et leurs clients. En 1988, la « loi sur les
coopératives en URSS », autorise la « coopération », c'est-à-dire, « la propriété privée des
moyens de production ou d’échange dans des domaines et à une échelle encore limités »5.
Alors que le mot entreprise avait été banni d’URSS, paraît en 1991 un arrêté (N406 du
gouvernement de la Fédération de Russie) « sur le soutien et le développement des petites
entreprises de la Fédération de Russie », qui définit les critères des petites entreprises ainsi
que les conditions générales de leur fonctionnement. Jusqu’à cette date, « l’entrepreneur était
pris dans l’étau de la législation soviétique et des lois de la République de Russie, qui
existaient en parallèle et étaient souvent différentes »6. Néanmoins, les pas décisifs ne sont
pris qu’en 1992, avec les mesures du Premier ministre Egor Gaïdar, souvent présentées
ensuite sous le nom de « thérapie de choc ». Elles visent à créer les conditions de base d’une
économie de marché, avec notamment la libéralisation des prix au début de 1992 et la
privatisation des entreprises publiques la même année. Le 11 mai 1993 est adoptée la nouvelle
Constitution de la Fédération Russe.
5 Alexis Berelowitch, Michel Wieviorka, Les Russes d’en bas, Enquête sur la Russie post-communiste,
1996, p.140 6 Dimitri Kisline, « Les principaux obstacles au développement du petit entrepreneuriat en Fédération de
Russie : l'avis des entrepreneurs » ,Innovations, 2007/2 n° 26, p. 95-108.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 19
Si l’on se focalise sur les lois concernant spécifiquement les entreprises, force est de
constater leur grande instabilité. Jusqu’à l’adoption de la constitution, la taxation sur les
petites entreprises était très complexe et extrêmement changeante. La base d’imposition
semble avoir variée pendant toute la suite de la décennie. En 1996, environ cent vingt actes
législatifs régulaient l’impôt sur le revenu des petites entreprises et cent autres concernaient la
taxe à valeur ajoutée7.
Ce cadre, autant par ce qu’il précise que par ce qu’il laisse flou, a une influence très
importante sur la vie locale. Néanmoins, notamment en ce qui concerne les devoirs des
nouvelles entreprises, il faut considérer la règle sous le crible du contrôle, sans quoi la
compréhension des comportements des entrepreneurs échappe. Or, le contrôle dans la ville de
Tikhvine est resté longtemps à un niveau considérablement bas et son renforcement semble
avoir été très progressif. L’inspection n’est constituée que de quatre fonctionnaires jusqu’à la
fin des années 1990 (les statistiques officielles comptent en comparaison sept cent quinze
entreprises pour toute la région de Tikhvine, dès 1992, mille cent quatre-vingt-douze en 1995,
mille deux cent soixante-douze en 20008). Une police des impôts vient compléter ce dispositif
au milieu de la décennie. Mais le manque de formation de ces fonctionnaires, qui découvrent
également les nouvelles lois, et les liens informels qu’ils lient avec la population locale, ne
permettent pas un contrôle effectif. Il faudra attendre l’arrivée de Poutine au pouvoir pour
qu’un véritable tournant s’opère dans ce domaine. B., qui a dirigé une nouvelle coopérative
dès 1989, exprime cette évolution :
B. : « Quand je venais de commencer, il n’y avait que quatre hommes à l’inspection
des impôts. Aujourd’hui, ils occupent deux étages d’un bâtiment colossal (…) J’ai
ouvert mon entreprise en 89(…) et voilà, quelque chose comme cinq ans le contrôle
était…bien…supportable. Voilà. Et après, quelque chose comme dans les années 90, on
l’a renforcé, renforcé, renforcé »
V&K, qui se sont lancés dans l’entrepreneuriat en 1994, évoquent pour leur part un passé
idéal pour commencer à entreprendre :
« Bien sûr, il aurait fallu entrer dans le business un peu plus tôt, quelque part au tout
début des années 1990. Voilà, c’était le meilleur moment, parce qu’il n’y avait aucun
contrôle, pratiquement, et on pouvait transformer l’air en argent, absolument. »
7 Ibid.
8 Total des personnalités juridiques, qui comprennent : les établissements d’Etat, municipal, les
entreprises individuelles, les coopératives, et « autres entreprises ». Archive de l’inspection des impôts de la région de Tikhvine.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 20
Deuxième variable : l’état du marché des produits
La production chute drastiquement depuis la fin de l’Union Soviétique. Les réformes
économiques introduites en 1992
accentuent la dégradation. Entre 1991 et
1996, le PIB chute de 38% en Russie9. A
Tikhvine, même les statistiques officielles
font état d’une situation dramatique,
comme le montre le graphique ci-contre10
.
Les commandes étatiques diminuent, les
combinats soviétiques qui entourent la
ville sont démantelés peu à peu. A la fin de la décennie, Tikhvine ne peut plus se reposer sur
sa production pour commercer avec l’extérieur, ni pour nourrir sa population.
En conséquence, dès la fin des années 1980, les magasins sont complètement vides
pendant une période de deux à trois ans et ne se remplieront que lentement tout au long des
années 1990. Le récit de T., directrice d’un magasin de vêtements haut de gamme, fait état du
traumatisme de cette période de pénurie :
« C’était effrayant d’aller dans les magasins, tout simplement effrayant, terrifiant.
Voilà je me rappelle maintenant. C’était généralement comme ça : tu vas simplement
faire tes courses, et voilà, il y a du jus de fruit, des boîtes de trois litres sur l’étagère du
bas. Et à la caisse, il y avait des allumettes. Peut-être encore quelque part, y avait du
vinaigre…y avait du vinaigre et puis, et puis… (À voix basse) des allumettes, du
vinaigre… (À voix haute) quoi, dans tous les cas c’était tout simplement terrifiant. (…)
Je ne peux pas dire quand c’était, quelle année exactement. Mais ça a été comme ça, et
plus d’un an. Ça a duré environ deux ans, probablement trois. Et pour n’importe quel
bien, n’importe, comme de l’huile, si, comme on disait chez nous, on rapportait de
l’huile au magasin, alors y avait une queue énorme ! Si on rapportait de la saucisse, y
avait la queue. De la viande, la queue ! »
Lorsque nous demandons à O., entrepreneur depuis 1992, de décrire la vie au début des
années 1990 à Tikhvine, il répond cyniquement :
9 Valery Krylov et Jean-Luc Metzger, « Organisation du travail en Russie postsoviétique », Recherches
sociologiques et anthropologiques [En ligne], 40-2 | 2009 10
Source : statistique de la ville de Tikhvine, 2001
0
5
10
15
20
25
1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000
mil
lier
s d
e to
nn
es
pommes de terre Légumes Viande Lait
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 21
« Quand tu iras en Afrique, tu regarderas comment ils vivent : c’était comme ça qu’on vivait
nous aussi».
Les entreprises vont cependant remplir le marché petit à petit, par le commerce plus que
par la production. A la fin des années 1990, le marché des biens et services élémentaires est
saturé. La compétition est rude entre entreprises locales et grandes chaînes de magasins
régionales ou nationales, loin de l’idée d’un marché organisé par la mafia.
Trois phases
Nous récapitulons ces différentes évolutions dans le tableau suivant. Pour les besoins de
l’analyse, nous simplifions la réalité et fixons des dates précises pour chaque période, bien
qu’il s’agisse d’une évolution. Il n’y a pas eu de rupture brusque (sauf pour cadre juridique).
1e Phase 87-91 2
e Phase 92-97 3
e Phase 97-2000
Etat de la
législation
Vide Constitution =nouveau cadre
instable
Se stabilise avec naissance
d’une jurisprudence
Etat du contrôle Pas de contrôle Contrôle minime Contrôle de plus en plus fort
Etat du marché Vide Intermédiaire Saturé
Pour comprendre l’ampleur des changements, il faut imaginer Tikhvine au début des
années 1990 : des magasins vides, une hausse de la criminalité. Transmach, l’usine soviétique
locale, est dans l’incapacité de payer des milliers de salariés ; le cinéma et la « maison de la
culture » ferment. Puis l’image de la ville à peine dix ans plus tard. Non seulement les
magasins sont remplis, mais ils ont envahi chaque espace de la ville : l’ancien cinéma, les
larges trottoirs de l’avenue Karl Marx, les chemins terreux des quartiers soviétiques, les isbas
de la vieille ville. L’inspection aussi est visible, transférée d’un petit bureau à l’intérieur de la
mairie à un bâtiment entier de deux étages. En grande partie, les acteurs principaux de ces
changements ne furent ni des oligarques, ni des mafieux : ce furent ceux, qui, au sortir de
l’URSS, décidèrent de se lancer dans l’entrepreneuriat.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 22
1.1.2. L’entrepreneur « produit » par la situation11
Peu d’entrepreneurs de cette période sont encore présents sur le marché de Tikhvine. Parmi
ceux rencontrés, trois groupes se dessinent sensiblement selon la période de création de
l’entreprise.
Première vague : 1987-199212
Les tout premiers entrepreneurs ont déjà de l’expérience professionnelle ; ils sont nés dans
les années 1940 ou 1950. Ils peuvent donc s’appuyer et sur leur expérience pratique au sein
d’organisations et sur un réseau de connaissances constitué lors de leur passé professionnel.
Ils se lancent tous dans l’entrepreneuriat par choix et certains ont un sentiment très fort de
réalisation personnelle.
C’est le cas de F. et B. F. quitte l’usine Transmach en 1989 suite à l’élection d’un nouveau
directeur qu’il désapprouve. Une connaissance de Saint-Pétersbourg lui propose tout de suite
de devenir le directeur commercial de son entreprise (soviéto-italienne). Au bout d’un an, il
choisit de monter sa propre entreprise à Tikhvine. B., en 1989, travaille depuis dix ans dans
un kolkhoze au nord de Tikhvine. Il s’ennuie. Il décide de saisir les nouvelles opportunités et
répond à l’appel de deux connaissances ayant travaillées dans l’élevage. A cinq, ils décident
de créer une coopérative d’élevage bovin dont B. devient le directeur.
« C’est devenu intéressant de travailler. Je pouvais travailler des jours entiers,
autant que la santé le permettait. Et donc je travaillais vraiment beaucoup, parce que
ça m’intéressait. Je me suis réalisé moi-même », affirme-t-il suite à une question à ce
sujet.
Plusieurs causes peuvent être avancées pour expliquer la corrélation entre ce profil et la
situation locale. En premier lieu, l’accès aux informations et à un réseau était fondamental : le
déficit de produit rendait très difficile l’accès à n’importe quelle ressource pour débuter un
11
Cette partie fut le résultat du constat de tendances dans lesquels les entrepreneurs rencontrés semblent s’être inscrits. Comme le dit D. Bertaux avec la métaphore de la fusée : « les récits de vie comme autant de fusées éclairantes illuminant un bref instant les reliefs (…) pour peu que l’on concentre l’attention, non pas sur elle, mais sur ce qu’elle révèle du contexte dans sa course », Le Récit de vie, 2010 12
Je n’ai rencontré que deux entrepreneurs de cette vague. Elle m’est apparue autant à travers le constat
de la différence de ces deux entrepreneurs avec le reste du groupe, qu’à travers les discours de tous les acteurs
entendus.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 23
business (bien, bâtiment, terrain, etc.). Seul le réseau permettait d’y parvenir. En revanche, le
capital financier n’importait pas :
F. « Je comprenais très bien que j’étais en en position de décider de mes objectifs
moi-même, c'est-à-dire : de la pratique et de l’expérience, j’en avais. Des relations, j’en
avais. Je n’avais seulement pas d’argent ! (Il rit). Mais…à ce moment [en 1990],
toujours la même chose, l’argent ne jouait probablement pas le premier rôle. »
Les finances passaient également par un réseau préexistant de relations (voir partie II).
Notons par ailleurs que dans le cas de F. et de B., le choix n’est pas naturel : le premier ne se
lance qu’après avoir testé ses capacités au sein d’une entreprise moyenne. B., pour sa part,
insiste (il le raconte à deux reprises) sur la difficulté de son choix :
« C’était dur de décider (…) Presque deux semaines, je n’ai fait que penser, penser
et peut-être même un mois sans pouvoir décider comment faire le pas dans le privé ou
ne pas le faire »
Ce temps de décision est une preuve supplémentaire du choix qu’ils ont fait de devenir
entrepreneur.
Deuxième vague : les jeunes
Dès le début des années 1990, la situation voit apparaître un nouveau type d’entrepreneur :
ils entrent sur le marché du travail local (finissent leurs études, sortent de l’armée,
déménagent) et ont une vingtaine d’années ; ils ont le sentiment très fort d’avoir été poussés à
l’entrepreneuriat, contraints d’agir seuls pour subvenir à leurs besoins.
A. « Je ne voulais pas. Seulement à ce moment, quand je suis sorti de l’institut en
1991, ma spécialité n’était utile à personne »
V&K. « Tout s’était effondré. Il s’est avéré que personne n’avait besoin de nous » ;
V. « en règle générale, on détestait le capitalisme (…) Voilà, quand on a grandi, on
nous a inculqué que nous vivions dans le meilleur pays sur terre (…) On regardait le
capitalisme ‘comment, là-bas il y a du chômage ! Quel horrible capitalisme…’ (…) Et
donc, développer spontanément le capitalisme, ça ne s’est pas passé comme ça. Nous
étions obligés, nous devions simplement faire quelque chose pour vivre »
Aucun ne dit avoir le sentiment de s’être réalisé dans ce travail (sans pour autant avoir du
renoncer à un autre accomplissement). Quelques-uns évoquent avec une certaine ironie le
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 24
décalage de leur vie avec leur ambition première, comme A : à la question sur sa réalisation
dans son travail, il répond en souriant :
« Non, je voulais construire un appareil cosmique»
Ils partent avec très peu de capital, mais peuvent bénéficier du soutien de proches, ne
serait-ce que pour emprunter, les banques leur étant inaccessibles. C’est le cas d’A., O, C,
et B&K
A. finit l’université en 1991. L’été 1991, il part gagner de l’argent dans une scierie, et
fait connaissance avec ses futurs employeurs, qui lui proposent, à la fin de l’été, de
travailler dans la coopérative qu’ils viennent de créer à Tikhvine, en tant que directeur
commercial. La coopérative coupe du bois et fabrique des planches, qu’elle échange
ensuite contre de la vodka ou d’autres biens produits en Biélorussie (sous la forme de
barter, de troc). Puis elle vend ces produits à Tikhvine. Au bout d’un an, A. décide de
reproduire le même business hors de la coopérative, avec un ami qui travaille également
dans le bois. En 1993, à vingt-six ans, il crée son entreprise : il loue un magasin et effectue
au moins un voyage par mois en Biélorussie ou en Ukraine pour échanger le bois contre
d’autres produits, aliments ou vêtements.
O. revient de l’armée en 1992 à Tikhvine. Désireux d’entrer dans la police, il ne trouve
pourtant aucun travail et après trois mois de recherches infructueuses, décide d’aller
travailler comme vendeur dans le magasin de produits alimentaires que sa mère dirige
depuis la période soviétique. En 1995, lorsqu’elle prend sa retraite, il devient directeur du
magasin et commence à le développer. Il a vingt-neuf ans.
C. revient à Tikhvine suite à la mort de son père, pour vivre avec sa mère. Il travaille
d’abord à l’usine, mais à cause d’un salaire de misère, arrête au bout d’un an. Il travaille
alors dans le magasin d’une grande entreprise d’ordinateurs soviétiques, où il gère tout un
département (réparation, après service). Il y apprend les bases de gestion et d’économie. En
1994, il se met d’accord avec un ami d’enfance pour accumuler un peu d’argent dans le
commerce, dans le but de monter un business « créatif » (au contraire du simple
commerce). Ils créent ensemble dès 1995 un journal publicitaire. C. imagine aisément qu’il
ne serait pas devenu entrepreneur :
« [Si j’étais né plus tôt], je n’aurais sans doute pas monté mon business, parce que
quand j’ai commencé, j’avais déjà vingt-sept ans : c’est un niveau normal dans la vie
active. Si j’avais eu quarante-cinq ans, bien sûr je ne l’aurais pas fait ! »
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 25
V&K se sont mariés en 1993, et eurent tout de suite un fils. La même année, V. échoue au
concours d’entrée de l’institut de Leningrad, tandis que K. vient de finir trois ans de service
militaire et a commencé des études à l’institut. Il cherche alors un travail pour nourrir sa
nouvelle famille : il en trouve quatre, quatre petits boulots qu’il enchaîne jusqu’à la fin de ses
études. De son côté, la mère de V. lui a arrangé un travail à Transmach, ce qui lui permet de
suivre en plus des cours d’ingénieur à l’institut géré par l’usine. A la fin de leurs études
respectives, en 1996, K&V décident de monter leur entreprise à deux. Ils ont vingt-six (K.) et
vingt-trois (V.) ans. Ils empruntent deux cent dollars à un ami qui possède un kiosque, sans
échéance ni intérêt, et louent un local pour y vendre de la nourriture énergétique destinée aux
sportifs.
Nous faisons également plusieurs hypothèses sur les causes de la corrélation entre profil et
période. Les jeunes furent les plus touchés par la pénurie d’offre de travail, arrivant sur un
marché sinistré. Ils désiraient en outre fuir les usines d’Etat où les arriérés de paiement étaient
fréquents et qui n’offraient guère de perspective. En parallèle, les prix venaient d’être libérés
et il était possible de s’enrichir très vite par le commerce, car le marché était encore à
remplir : les profits vont de 20% pour A, jusqu’à 200%, pour B. qui est encore sur le marché.
Le capital financier n’était donc pas l’essentiel, étant donné la possibilité de tirer profit du
minimum.
Ce mouvement est rapidement perçu par la population, comme l’atteste cette illustration
du journal soviétique local, Troudovaja Slava (La Gloire du travail, трудовая слава), datant
du 27 juin 1992 :
On peut lire, sur le ruban flottant :
« le business, c’est l’affaire de la
jeunesse ! ». Sur les affiches gisant
à terre, des inscriptions font
référence aux mouvements des
jeunes sous l’URSS « la jeunesse,
c’est l’avant-garde », « tous au
komsomols ! » ou encore
« BAM ! » (La Magistral Baïkal-
Amour : construction d’une
immense voie ferrée pour coloniser
les régions sibériennes éloignées).
Présente le business comme une
prolongation des grands
mouvements de la jeunesse
soviétique, les jeunes s’y lançant
avec le même entrain.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 26
Troisième temps : une certaine normalisation
Les entrepreneurs de la fin des années 1990 sont beaucoup moins contraints : certains sont
entrepreneurs par vocation, d’autres, déçus par un nouveau management qu’ils récusent13
,
décident de se mettre à leur compte. Le choix est beaucoup plus fort qu’à la période
précédente. Ils sont jeunes ou déjà expérimentés, c’est une population plus hétérogène. Le
sentiment de se réaliser est de nouveau plus présent.
C’est le cas de T., et de trois autres entrepreneurs, rencontrés lors d’un entretien
uniquement : ces derniers ont ouvert, respectivement, un restaurant chic, un garage et
plusieurs magasins de vêtements. Dans les deux derniers cas, ils ont quitté une entreprise
d’Etat à cause d’un mauvais management. Dans le premier, l’entrepreneur finissait tout juste
ses études et désirait faire de sa passion, la cuisine, son métier.
T. travaille depuis 1992 dans la distribution de produits alimentaires à Tikhvine (une
chaîne de sept magasins), en tant que vice-directrice. Elle avait quitté sa ville natale Magadan
pour faire des études à Tikhvine puis à Saint-Pétersbourg. En 1997, suite à la venue d’un
nouveau directeur qu’elle considère incompétent, elle quitte l’entreprise. La même année, elle
divorce, gardant ses deux enfants à charge et décide de monter son entreprise de vêtements
haut de gamme. Elle emprunte à un proche dix mille dollars à un taux d’intérêt de 20%, qui
s’ajoute aux huit cent dollars d’économies personnelles. Elle ouvre alors trois magasins dans
Tikhvine, en franchise d’une usine Saint-Pétersbourgeoise.
« Pour moi, la vie est devenue plus intéressante ! Quand tout est arrivé, c’était pour
moi plus intéressant, parce que, avant, j’étais serrée dans un certain cadre, dans un
certain cadre concret. Et maintenant, je peux moi-même choisir. Et ça me va mieux !
Que les problèmes augmentent donc, mais je suis devenue plus libre, car j’ai pu choisir,
j’ai pu ouvrir mon entreprise, j’ai pu commander les biens que je voulais »
Un capital initial est de plus en plus nécessaire pour pouvoir se lancer. Le marché étant
déjà presque saturé, les entrepreneurs sont ceux capables de trouver des niches.
13
Du fait de la corruption, un certain nombre d’entreprises d’Etat ont eu à leur tête des incompétents, une violence nouvelle dans le management a également été évoquée
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 27
Tableau récapitulatif
1e phase 2
e phase 3
e phase
Choix d’entreprendre ; sentiment
plus ou moins fort de réalisation
Contraints ; pas de sentiment de
réalisation de soi
De nouveau un choix et le
sentiment plus fort de se réaliser
dans son travail
Expérimentés
Jeunes, peu d’expérience Population plus hétérogène
Finances ne comptent pas Idem Besoin accru d’un capital financier
initial
1.1.3. L’évolution des entreprises créées
En même temps que les profils d’entrepreneurs, l’objet entreprise évolue. La forme de
l’entreprise est le résultat à la fois des contraintes du marché et de la situation, à la fois de la
volonté et de la personne de l’entrepreneur.
D’un marché déserté à un marché saturé, nous distinguons là encore trois phases, trois
logiques d’entreprendre différentes.
Plus on avance dans le temps, plus l’entrepreneur affiche le souci du choix de l’objet de
son entreprise. On passe d’un comportement opportuniste, où il s’agit d’être le premier à
repérer un besoin et à pouvoir proposer une réponse, à un comportement plus normatif : on
introduit sur le marché une nouvelle technologie, un nouveau produit ou service dont il faut
convaincre l’utilisateur de l’utilité.
Marché vide
1988
Marché
saturé
Fin des
années 1990
1. Manque des produits de
première nécessité :
Produits alimentaires,
vestimentaires, sanitaires
On va un peu dans toutes les
directions, il faut savoir
saisir les opportunités, être
les premiers sur le marché
(first movers)
2. Le marché se remplit,
mais les niches sont encore
nombreuses dans le loisir, la
communication…
Il s’agit aussi d’être premier
sur le marché, mais le
marketing commence à
gagner en importance. Les
business ne reposent plus
sur un besoin de 1ere
nécessité, il faut savoir
conquérir ses clients. On
commence à se spécialiser.
3. L’entrepreneuriat
est plus difficile,
plus rare: il faut
trouver des niches
Très spécialisé ;
importance du
marketing, stratégie
de différenciation
B
.
F
.
O
.
=
n
A
.
C
.
V&K T
.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 28
Dans le premier temps, les entreprises sont un bricolage de différents business, à la
recherche avant tout de la rentabilité à court terme. Ainsi, O. vend à la fois des voitures et des
boîtes de conserve. B. commence à élever des bœufs, puis à produire des meubles en bois, et
une fois dans le commerce, il vend à la fois du matériel de construction, des pâtes qu’il
produit lui-même, de la vodka qu’il se procure en Biélorussie ou en Ukraine, des bonbons
également importés, etc. C’est encore le cas d’A., en 1992, qui vend aussi bien des vêtements,
de la nourriture, que des meubles en plastique.
Néanmoins, dès 1996, A. lance et se concentre sur une activité de production de produits
surgelés. Entre temps, B., F. et O. abandonnent le commerce de nourriture progressivement,
se concentrant sur deux ou trois secteurs au maximum. A cette même époque, dès 1995, C.
développe plusieurs business spécialisés : journal, agence de tourisme et entreprise de
réparation d’appareils informatiques. Ce ne sont déjà plus des besoins de première nécessité :
la stratégie est légèrement différente. Il ne s’agit plus seulement de remplir le plus rapidement
un manque, mais aussi de tester différentes directions plus incertaines. V&K, pour leur part,
en 1994, se spécialisent tout de suite dans le domaine du sport, tout en en exploitant toutes les
dimensions : ils commencent par la nourriture, où l’investissement est le moins lourd, puis se
diversifient dans les vêtements et les accessoires. Dans cette deuxième phase, le choix du
business prend déjà plus d’importance et dans tous les cas, on constate un certain rejet du
simple commerce : V&K ne veulent pas uniquement faire du commerce, l’appât du gain ne
suffit pas à les motiver.
« On voulait travailler dans quelque chose qui nous plaise », expliquent-ils.
C. aussi affiche un certain dédain pour le commerce :
« Le commerce, c’était pas notre truc. Nous ne voulions pas faire de commerce (…)
c’est juste la façon la plus rapide de gagner de l’argent »
La deuxième vague prend en partie son souffle dans l’introduction de progrès technique
sur le marché de Tikhvine. A. est le premier à vendre des fenêtres en plastique, qui
proviennent de l’usine qu’ont créée d’anciens amis de l’institut à Saint-Pétersbourg. C. utilise
pour la première fois des logiciels informatiques pour produire le journal (qui avant reposait
encore sur une technologie très primitive). L’ancien journal soviétique l’imitera rapidement. Il
introduit également des innovations en termes de design, de typographie, etc. Quelques
années plus tard, il est encore le premier à utiliser internet et crée une version du journal en
ligne. Enfin, V&K introduisent des produits inconnus sur le marché, dont la technologie
contraste avec l’existant. On retrouve ici l’une des fonctions principales de l’entrepreneur
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 29
notée par J. Schumpeter : celle de réformer la routine de la production en exploitant une
possibilité technique inédite.
Enfin, en 1997, lorsque T. créé son entreprise, elle s’inscrit sur la niche inexploitée des
vêtements haut de gamme dans Tikhvine.
L’entrepreneur est donc fortement dépendant de la situation. Les nouvelles opportunités
introduites dès 1987 permettent à des entrepreneurs en germe de l’URSS de s’essayer à
l’activité autonome. A la fin de la décennie, l’institutionnalisation progressive et relative de la
situation rend l’entrepreneuriat accessible à une plus grande partie de la population. Ceux sur
lesquels la situation a le plus pesé sont les entrepreneurs de la deuxième vague. Il faut ainsi
distinguer des moments où la situation, suite à la tombée de certaines barrières, a permis de
« révéler » des entrepreneurs en germe, qui ont le sentiment de se réaliser dans cette activité,
d’une période où des hommes furent poussés à l’entrepreneuriat. Dans un cas comme dans
l’autre, qu’il ait été contraignant ou libérateur, le rôle du contexte fut déterminant.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 30
1.2. Des similarités sociales significatives
Dans un second temps, l’étude sociale des entrepreneurs rencontrés permet, malgré la
diversité décrite jusqu’à présent, de redonner une homogénéité au groupe des nouveaux
entrepreneurs, à travers quelques redondances fortes dans leurs caractéristiques sociales. Le
second tableau récapitule les principales informations sociales recueillies sur les entrepreneurs
(page suivante).
1.2.1. Des traits de personnalité communs
Certaines caractéristiques communes sont notables. Un sens de l’action et une assurance
personnelle transparaissent tôt à travers leurs activités. Tous les entrepreneurs pratiquaient le
sport depuis leur enfance, certains ont même atteint un très haut niveau : O. à l’armée, T. fut
championne nationale de ski ; K. commence sa vie professionnelle en tant qu’entraîneur
sportif et gardien ; A. est également gardien de sa résidence universitaire. Par ailleurs, trois
entrepreneurs révèlent leur passé d’ancien voyou, de hooligan, en précisant qu’ils étaient déjà
leaders très jeunes. F. affirme ainsi :
« J’étais un leader (lider) (…) dès l’enfance. Pourquoi je me préparais à être
soldat ? Parce que j’étais un commandant ».
Enfin, ils furent actifs avant même d’entreprendre, et souvent dès leurs études. B. répare
des toits ; A., comme nous l’avons remarqué, est gardien de sa résidence universitaire avant
de monter un petit business en faisant des projections de films hollywoodien pour les
étudiants ; B. et T. sont d’anciens secrétaires komsomols. Ainsi, les entrepreneurs, à toutes les
périodes, étaient déjà plongés dans l’action, via le sport, le travail, ou l’activité politique.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 31
Tableau 2 - Principales informations sociologiques (*Lecture de Samizdat’ ou écoute de « la voie de l’Amérique »)
Année,
lieu de
naissance
Profession
des parents
Famille Nouvelle famille Etudes Loisirs Culture
politique
*
F 1946-ville
provinciale
de
Biélorussie
M : institutrice
P : musicien
trois frères
musiciens
Marié deux fois (à
une danseuse puis à
une économiste)
deux filles (premier
mariage)
trois petits-enfants
trois
diplômes :
économie,
tourisme,
traducteur
technique
Sportif,
voulait
devenir soldat.
Ancien
hooligan
Très forte
B 1959-
petite ville
dans la
banlieue
de Moscou
M : directrice
de crèche
P :
contremaître
une sœur,
travaille
pour l’Etat
Marié (femme
commerciale), fille
et fils. Travaillent
tous dans
l’entreprise
Diplôme
d’ingénieur
en
mécanique
Champion
pêche, ancien
hooligan
Aucune, ne
lit pas ni
n’écoute
nouvelles
O 1966-
Tikhvine
M : directrice
de magasin
P : travail à
l’usine
Marié, fils finit
armée, fille veut
aussi entrer dans
armée
Soldat Sport Faible
A 1967-
Tikhvine
M :
économiste
P : mécanicien
canal de
Tikhvine
Un frère
(ingénieur
instructeur
à l’usine)
Marié, deux fils
dont l’un crée son
entreprise
Diplôme
d’ingénieur
technicien
d’appareils
volants
cosmiques
Sport (foot,
pêche)
Moyenne
C 1967-
village de
la région
limitrophe
à Tikhvine
M :
commerçante
P : chauffeur
Marié (femme
travaille dans
l’usine d’Etat), fille
finit université à St
Petersbourg
Diplôme
d’ingénieur
informatique
Ancien
hooligan
Faible
T 1962-
Magadan
M : styliste
couturière
P : électricien
dans centrale
Fille
unique
Divorcée, deux fils Etudes de
commerce à
l’Institut
après études
techniques
Championne
de ski au
niveau
national
Faible
K 1970 Un fils Etudes
supérieures
de physique
Très sportif Moyenne
V 1973 idem Idem
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 32
1.2.2. L’importance du socle familial
Nous considérons des motifs familiaux relevant de deux ordres parmi ce groupe
d’entrepreneurs. En premier lieu, ils furent soumis à la pression de gagner suffisamment pour
subvenir au besoin de leur famille. Dans cette perspective, ce que recherchaient ces
entrepreneurs, c’étaient des revenus suffisants et stables. Or, dans cette période instable, le
seul moyen d’avoir un minimum de visibilité et de maîtrise de son avenir était de construire
soi-même quelque chose : loin d’être considéré, comme dans le monde occidental à la même
époque, comme risqué et d’une rentabilité incertaine, l’entrepreneuriat était à l’époque la
seule activité accessible à tous qui laissait espérer des revenus élevés et stables. Dans les
usines, les arriérés de salaire étaient fréquents et l’instabilité du management due à la
privatisation ne permettait pas de faire des projections d’avenir. De leurs côtés, les
fonctionnaires voyaient leurs salaires diminuer fortement. La responsabilité familiale incitait
ainsi à prendre le chemin de l’entrepreneuriat.
Dans le socle familial, nous voyons également une des explications de la stabilité
exceptionnelle, synonyme de réussite, de ces entrepreneurs. D’une part, les entrepreneurs
rencontrés ont insisté sur l’effort, la masse de travail accomplie dans les premiers temps.
Certains parlent de nuits blanches, d’autres de journées de seize heures. Une implication
difficilement tenable sans soutien familial, comme le remarque C. Par ailleurs, le fait de
s’occuper d’une famille place tout de suite le parent dans une perspective de long terme : il a
une forte préférence pour les investissements d’avenir par rapport à une consommation
présente. Or, l’explication la plus fréquemment avancée pour expliquer leur succès dans la
durée fut l’investissement systématique de leurs bénéfices dans l’entreprise. Sans doute le
cadre familial aura incité une telle discipline. J. Schumpeter notait déjà l’importance des
motifs familiaux inhérents à la classe des entrepreneurs : décrivant pour sa part la bourgeoisie
du dix-neuvième siècle, il écrit qu’elle « travaillait primordialement aux fins d’investir – elle
luttait moins pour un niveau de consommation que pour un niveau d’accumulation qu’elle
essayait de fendre contre des gouvernements inspirés par des considérations à court terme »14
.
14
Joseph Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, 1942
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 33
1.2.3. Des études supérieures
Au début des années 1990, les premiers entrepreneurs furent tous, dans une certaine
mesure, des autodidactes, puisque c’était un phénomène nouveau, avec des règles et des
techniques nouvelles. Pourtant, tous, sauf un qui a choisi l’armée, ont un diplôme d’études
supérieures. Les spécialités sont toutes différentes : des études d’ingénieur informatique pour
C., d’ingénieur mécanique pour B, de technicien d’appareil cosmique pour A., etc. Tous sont
d’accord pour dire que ce n’est pas le contenu des cours en premier lieu qu’ils ont trouvé utile
au moment de monter leur entreprise. Deux enseignements trouvent des redondances dans les
discours :
D’abord, savoir résoudre des problèmes, persévérer dans la quête d’une solution peu
importe le contexte :
A. « Les études supérieures, elles ne te donnent pas seulement une spécialisation.
[Elles apprennent] aussi comment résoudre les problèmes ; c'est-à-dire, tu connais ce
pays et tu n’a pas peur de lui ».
V. raconte à son tour, sur les enseignements de l’institut :
« On était parmi des gens complètement différents de l’école. Comment un homme
arrive à résoudre les problèmes ? Au bout du compte, ça vient aussi de l’expérience. »
Ensuite, savoir communiquer dans le monde des adultes : savoir lier relation, savoir se
faire comprendre. B. explique ainsi, au sujet des enseignements de l’institut :
«Avoir de bonnes relations avec les gens. Plus que tout, l’institut ne m’a pas donné
des savoirs professionnels, même si y en avait aussi…mais plus que tout, c’est les
relations avec les gens, avec les adultes, avec les entrepreneurs eux-mêmes, et
donc…après quand je suis devenu komsomols, là-bas aussi le principal c’était les
relations avec les gens »
L’une des hypothèses forte de ce travail, développée plus loin, est l’importance
déterminante de savoir lier des contrats, et au-delà, de savoir créer des relations loyales, pour
construire un business dans la durée, dans un cadre institutionnel incertain. Cette hypothèse
est renforcée par cet argument. Il fallait savoir communiquer, et l’éducation supérieure est un
lieu de socialisation qui n’est, dès lors, pas négligeable.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 34
En conclusion, remarquons tout d’abord la relative mobilité sociale de la période de
transition. Même si les entrepreneurs n’étaient pas issus des populations les plus pauvres, ils
ont acquis un rang social et un niveau de vie qui contrastent avec ceux de leurs origines.
Ensuite, cette première partie montre que l’entrepreneur se trouve au crible de réalités sociales
et temporelles. Si un certain « terreau entrepreneurial » était présent chez tous, la situation eut
un lourd impact sur le profil des entrepreneurs. Elle a conditionné la possibilité de réalisation
d’entrepreneurs en germe, elle a conditionné le type d’entrepreneur qui pourrait émerger. Puis
ces nouveaux entrepreneurs eux-mêmes ont participé à la transformation de la situation, à son
évolution. Ainsi, dans les premiers moments du capitalisme, chaque période eut un impact
irréversible sur son développement, en créant, dans une certaine mesure, les acteurs de
l’économie et de la situation à venir. De même, les premières pousses sur un terrain changent
la nature du sol en même temps qu’elles y grandissent, et permettent à des plantes de natures
différentes d’y pousser. On ne peut séparer la construction du système capitaliste de son
histoire et de celle de ses acteurs. On ne peut comprendre le système capitaliste russe sans
s’intéresser aux premiers entrepreneurs, à leurs origines, à leurs pratiques.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 35
Partie 2. Pratiques entrepreneuriales et esprit
du capitalisme
Les discours des premiers entrepreneurs permettent de réfuter rapidement l’idée répandue
selon laquelle la mentalité russe ne serait, par nature, pas adaptée à la logique capitaliste.
Donnons l’exemple de B., qui déclare,
dès le premier entretien :
« Tout l’argent que j’ai gagné, il
ne doit pas dormir, il doit travailler :
l’argent doit rapporter de l’argent ».
En outre, la logique d’accumulation
et d’investissement constant dans son
business, réitéré par chaque entrepreneur
rencontré, est encore un signe de cette
vision capitaliste de son activité. Quête
du profit et accumulation du capital sont
au cœur de leurs opérations.
Pourtant, après la chute de l’URSS, les pratiques entrepreneuriales se sont souvent écartées
de celles espérées par les partisans d’un capitalisme libéral (notamment de nombreux
politiques russes de l’époque et les consultants étrangers, Banque Mondiale et Fonds
Monétaire International, ou FMI). On a pu y lire l’inadaptation culturelle de la Russie au
capitalisme occidental, l’aversion aux raisonnements rationnels et l’inclination naturelle à agir
sous l’effet de l’émotion plutôt que de la raison. Une meilleure compréhension de la situation
amène à nuancer ce jugement. Une approche par les risques qui s’exerçaient sur ces premiers
entrepreneurs permet de déceler la rationalité économique qu’il peut y avoir dans des attitudes
non calculatrices.
Cette peluche, qui
trône dans la salle
de réunion d’un des
entrepreneurs
rencontrés, affiche
clairement et sans
complexe ses
objectifs : devenir
riche et être le
meilleur (« toujours
premier », peut-on
lire sur la cravate).
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 36
Introduction : l’instabilité politique, économique, sociale et juridique du contexte de
transition
« Le terme de transition signifie que les institutions de l’économie sont floues, incomplètes, et par
là partiellement efficaces » 15
. Depuis les premières réformes de 1987 jusqu’à la tentative de
coup d’Etat d’août 1991, une lourde incertitude pesait sur les choix de réforme. Trois plans
s’opposaient, visant tantôt un marché socialiste, tantôt une réforme d’inspiration néoclassique
relativement progressive (les cinq cent jours), tantôt la thérapie de choc. Incertitude qui
rendait impossible toute projection, tout calcul par les entreprises, déjà confrontées à la
déstructuration entraînée par les premières mesures. Puis, dès 1992, l’adoption de la thérapie
de choc d’Egor Gaïdar mène à une désorganisation complète de l’économie : la libération des
prix entraîne une inflation et une contraction concomitante de la production. Entre janvier
1992 et 1996, le pouvoir d’achat du rouble est divisé par dix mille environ. L’ouverture
économique donne lieu en outre à une compétition insoutenable pour nombres d’entreprises
non spécialisées. Les restrictions financières, engagées pour limiter le déficit budgétaire,
entraînent des retards de paiement qui réduisent une grande partie de la population russe à la
misère. Le processus de privatisation des entreprises favorise enfin uniquement
l’enrichissement des proches du pouvoir.16
Dans une approche polanyienne, cette instabilité empêche d’instituer ce qui est à la base
du fonctionnement du marché. K. Polanyi explique le rôle, dans un système capitaliste, de la
marchandisation de ce qu’il nomme la « substance de la société » : travail, terre et monnaie.
Cette marchandisation est nécessaire pour le marché qui peut alors mettre ces objets en
équivalence et faire se confronter l’offre et la demande. Elle est néanmoins artificielle pour K.
Polanyi, car ni le travail, ni la nature, ni la monnaie (symbole de pouvoir) ne sont des objets
produits pour la vente. Considérons ces différents objets au lendemain de la chute de l’URSS.
La transition entraîna dans les premiers temps une destruction de la monnaie, qui prit tout son
essor en 1993, à cause de la politique monétaire restrictive et du sous-développement du
secteur bancaire17
. Le taux de liquidité diminua fortement, avec un rapport M2/PIB de 13% à
15
Jacques Sapir, « La crise financière russe comme révélateur des carences de la transition libérale »,
Diogène, 2001/2 n° 194, p. 119-132. 16
Toutes ces informations sont tirées de l’étude de Valery Krylov et Jean-Luc Metzger, « Organisation du travail en Russie postsoviétique », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 40-2 | 2009 17
Voir Jacques Sapir « La crise financière comme révélateur des carences de la transition libérale »
Diogène, 2001/2 n° 194, p. 119-132.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 37
la veille de la crise de 199818
. La conséquence fut le développement massif de moyens de
paiements alternatifs : développement de la dette interentreprises et du troc.19
Jusqu’à la fin
des années 1990, la monnaie ne jouait donc pas le rôle d’instrument d’échange permettant de
fluidifier le marché et de faire jouer les variations d’offre et de demande. En second lieu, si la
rémunération du travail dans les nouvelles entreprises, en liant travail et salaire, fut une
rupture par rapport au système de rémunération passée (voir infra), en dehors du monde des
entreprises et de manière générale dans la société, la relation de dépendance entre travail et
salaire n’était pas effective. Enfin, la terre, prise dans un mouvement complexe de
privatisation, n’a pas été « un bien privé au sens plein »20
. La commercialisation des moyens
de production, considérée comme étant à la base de la constitution d’un marché capitaliste
selon K. Polanyi, est donc largement incomplète dans les années 1990.
En toile de fond, une grande instabilité juridique laisse libre cours au développement de
pratiques criminelles et déloyales. Un nouveau cadre juridique s’impose avec la Constitution
de 1993. Mais le peu de formation des représentants de la justice et l’absence de
jurisprudence, entre autres, l’empêchent de jouer son rôle. Comme toute transition juridique,
le passage de la règle de droit à la règle de fait s’opère au coup par coup. Ainsi, dans le
domaine du droit également, aucune anticipation n’est possible.
Les contraintes imposées aux nouveaux acteurs de l’économie sont donc très fortes: les
carences institutionnelles bloquent la rationalisation de l’économie ; l’incertitude sociale et la
faiblesse du cadre juridique brouillent les règles du jeu, non officielles, et difficiles à
maîtriser.
Ces contraintes se traduisent en deux risques principaux pour l’entrepreneur. Tout
d’abord, un risque de marché accru par les incertitudes du cadre politico-économique :
comment exister sur un tel marché ? (2.1). Ensuite, un risque de non maîtrise du cadre social
(2.2.).
18
Ibid : « contre 60% à 110% pour les pays de l’Union européenne, et 35% pour un pays comme le Brésil qui connut aussi une forte inflation » 19
Anne-Marie Crétiéneau « L'adaptation institutionnelle de la Russie postsoviétique : entre faits et
théories », Innovations, 2007/2 n° 26, p. 11-27. Voir également sur le sujet du troc Caroline Dufy, « Frontière du
marchand et du non marchand : vers une sociologie des pratiques d’échange en situation», Communication pour
le RTf12, 2e congrès de l’association française de sociologie, Bordeaux, 5-8 septembre 2006
20 Ibid.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 38
2.1. Qu’est-ce qu’être rationnel dans un contexte de transition
qui entrave calcul et anticipation ?
Les conditions fondamentales du capitalisme sont présentes dès les premières réformes,
avec l’émergence d’une concurrence au niveau des petites et moyennes entreprises, le
développement du salariat et la possibilité de constitution d’un marché. Néanmoins, comment
survivre et exister sur le marché alors que le contexte est encore instable et le manque
d’institutionnalisation criant ? Comment l’entrepreneur peut-il exercer sa rationalité dans un
tel cadre ?
2.1.1. Utiliser sa rationalité dans le cadre instable et incertain de la
transition
Rappelons la vitesse de transformation de cette période. Les contraintes évoluent
sensiblement avec le temps.
Etre rentable, au lendemain de la chute de l’URSS, était a priori aisé. Sur un marché vide,
les produits se vendaient à prix cher. Pour exister, il suffisait d’être capable d’amener sur le
marché un produit manquant avant les autres, avant que sa demande ne soit saturée. Ce qui
primait dans les premières années, c’était donc la rapidité des entrepreneurs à s’emparer d’un
marché, leur capacité à répondre avant les autres à un besoin. La rapidité d’action était
première dans la réussite.
Le pragmatisme s’alliait alors au jugement global et rapide de la situation : en voici
plusieurs exemples :
Avec l’éclatement de l’URSS et la rupture des liens avec pays satellites, F. voit l’intérêt de
faire du commerce avec la Géorgie, qui manque de produits de construction tandis qu’eux
manquent de produits alimentaires (fruits, légume, vin). Il sait qu’une ville voisine de
Tikhvine est spécialisée dans le matériel de construction, décide d’y partir et conclue l’accord.
B. parcoure toutes les grandes villes (Moscou, Saint-Pétersbourg, Novgorod…) dans sa
voiture, visite un maximum de foires, et suite à de rapides calculs coût-bénéfice, choisit
différents commerces :
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 39
« Pour moi, c’était comme ça…..profitable, profitable, c’est parti, c’est parti. Je
pense que, en principe, n’importe quelle affaire est rentable si tu la mènes jusqu’au
bout »
Une ébauche de stratégie pouvait servir de guide : O. explique qu’il faut soit être le seul,
soit être le meilleur et, en se fixant la limite de la région de Tikhvine, il parcourait les villes à
la recherche de business avantageux. Ce rapport au business transparaît bien dans la
description que F fait de la démarche de B.
« [B.], il ne pensait pas au capitalisme, mais il pensait : comment investir, comment
vendre et comment acheter. Il faisait des bénéfices, commençait à se développer, faisait
des bénéfices, etc. »
Dès la deuxième phase, d’autres calculs furent nécessaires : il fallait souvent faire sa place
sur le marché. C., en 1995, pour s’emparer du marché de la publicité déjà occupé par l’ancien
journal soviétique, décide de ne pas faire payer ses services le temps que l’entreprise cliente
se développe. Spontanément, les entrepreneurs font appel au marketing. C. se sert ainsi d’une
segmentation très fine de sa clientèle pour déterminer les prix. Après 1995, V&K, de même
que T., poussés qu’ils étaient par une envie de répondre à un besoin spécifique, comprennent
l’importance du service et la règle du « client-roi ». T. explique ainsi ce qu’elle répète à tous
ses employés :
« Le client a toujours raison s’il y a un problème. Il ne faut pas qu’il y ait de client
insatisfait »
Bref, bien que sortant d’un système où la recherche du profit était condamnable, où
l’initiative privée était écrasée, et où les questions d’approvisionnement et de fixation des prix
étaient gérées par l’Etat, on constate l’évidence avec laquelle les premiers entrepreneurs ont
géré leurs affaires avec comme objectif premier la rentabilité. Ils furent capitalistes comme M.
Jourdain fait de la prose : de manière pragmatique et non idéologisée.
Par ailleurs, l’expérience professionnelle du passé soviétique, pour les plus âgés, trouvait
également son utilité dans ce nouveau contexte. C’est le cas surtout pour F.
F. « Quand nous avons commencé dans les années 1990 (..), de manière générale,
tout se décidait en fonction de l’expérience uniquement, d’une compréhension
réciproque entre personnes ; et ce qui importait spécialement c’était justement
l’expérience de trouver rapidement les bonnes décisions. Or, (…), quand je travaillais
à l’usine, on avait vingt mille travailleurs et c’est sûr que j’avais des jours de travail
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 40
très long : sans notre département, l’usine ne pouvait marcher (…) il fallait faire en
sorte que la production ne s’arrête pas parce que les convois ne pouvaient pas
s’arrêter. Et précisément, c’était l’habilité à anticiper, à analyser la situation..».
La régulation du système en URSS se faisait par les quantités et non par les prix. Mais de
même qu’avec les prix, elle exigeait de nombreux raisonnements calculatoires, une rationalité
économique à laquelle F. fait référence comme ayant servi de formation exemplaire.
Ces entrepreneurs déjà expérimentés paraissent en outre avoir été capables de rationaliser
les pratiques soviétiques qui n’avaient plus de sens dans le nouveau contexte. F. explique que
sa première erreur fut une mauvaise utilisation de la main d’œuvre, employant trop de
personnes pour les besoins de l’entreprise de (nombreuses études portent sur le sujet des
sureffectifs en Russie soviétique et postsoviétique21
):
« Si tu mets trop de gens sur la barque, les chevaux auront beaucoup de mal à la
tirer ». Il dit avoir eu besoin d’un an pour vraiment le comprendre. Pour finir, il
affirme « [Il faut] mettre les gens dans les conditions de travailler plus intensivement,
plus efficacement »
A cet égard, il y a eu abandon de pratiques répandues à l’époque soviétique pour l’adoption
de méthodes managériales importées d’occident.
On peut considérer que la rationalité des entrepreneurs s’appliquait donc dans la mesure du
possible. Mais, pour faire les principaux choix (de collaborateur, de business…), dans un
impératif de rapidité, d’autres qualités cognitives furent employées.
21
Par exemple, Rouslan Koulmakhov et Boris Najman, « La question des sureffectifs en Russie, une
explication en termes de compétences », in Revue économique – vol. 52, N°4, juillet 2001, p. 915-941 : les
auteurs décryptent la rationalité économique derrière la pratique des sureffectifs, souvent considérée comme un
chômage déguisé. Selon eux, il s’agit en fait de formes particulières de flexibilité interne.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 41
2.1.2. L’utilisation d’autres qualités cognitives pour les
principaux choix
Nombreux invoquent le recours à ce que l’on désigne comme « intuition » (intouitsia,
интуиция). Ils y eurent recours pour le choix des business, (T. préférant travailler pour tel
magasin plutôt que pour un autre), du lieu (A. se bat pour un bâtiment alors que tous les
éléments sont contre lui parce qu’il pressent le bénéfice qu’il pourra en tirer), des
fournisseurs. Ainsi, le registre du sentiment (tchouvstvovat’, чувствовать) s’insère dans
l’explication du choix, à côté du registre de la raison. Voyant l’étonnement produit par son
explication par l’intuition, B répond :
« Non, sérieusement, un tel sentiment (tchouvstvo, чувство) existe. (…) je sentais
tout ; et…je me souviens quand…nous avons acheté une machine à pâtes. Tout le
monde me disait « Mais ! En quoi est-ce qu’on a besoin de ça ? C’est pas du tout un
bon achat !», et comme je suis indépendant, j’ai acheté la machine. Elle n’était pas
grande, mais elle fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. La production était
insuffisante à cette époque. Et donc voilà. Et tout le monde m’avait dit : pas profitable.
Je dis non, je la prends quand même et je pense moi que ce sera profitable. »
On le voit avec cet exemple, l’intuition joue d’abord au niveau des choix commerciaux, de
développement de l’entreprise. « Beaucoup se joue au niveau psychologique » dit O. pour
expliquer le recours à l’intuition. Cette force psychologique intervient également lorsqu’il faut
abandonner tel ou tel commerce. O. décrit comment il se développait dans plusieurs
directions, puis devait en abandonner certaines qui s’avéraient non rentables :
« Seulement voilà, il faut trouver la force pour dire que ce n’est pas avantageux et
fermer le commerce. En fait, fermer et développer là où y a du sens, là où ça marche
bien. Voilà tout. ».
Dans le même registre, T. estime que le moment le plus difficile de sa carrière fut celui où
elle dut fermer deux des magasins dans lesquels elle s’était investie entièrement, après que
l’usine de Saint-Pétersbourg dont elle était la franchise ait mis fin à son commerce à Tikhvine,
en 2005. Cette intuition fut également invoquée pour le choix des partenaires (voir infra).
Il n’a pas fallu attendre l’exemple russe pour constater l’importance de l’intuition dans un
stade où le calcul fait défaut. J. Schumpeter, parlant du capitalisme occidental de 1940, écrit :
« au romantisme des aventures commerciales d’antan succède rapidement le prosaïsme de notre temps
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 42
où il est devenu possible de soumettre à un calcul strict tant de choses qui naguère devaient être
entrevues dans un éclair d’intuition générale »22
. Une différence est néanmoins non négligeable :
J. Schumpeter suppose que c’est l’adoption du capitalisme qui permet l’utilisation du calcul
strict. Il serait dans la nature du capitalisme de pousser vers ce prosaïsme. L’exemple russe
tend à nuancer cette affirmation. Dans les premiers temps au moins, l’adoption du capitalisme
en Russie n’a pas été synonyme d’une plus forte utilisation des raisonnements calculatoires.
Sans institutionnalisation préalable, le marché ne peut s’instaurer, ni la rationalisation
s’étendre.
2.1.3. Sortir des situations difficiles : imagination et
débrouillardise de l’entrepreneur
Enfin, parce que l’instabilité politique affectait fréquemment les business, il fallait être
capable de réagir vite et de trouver des solutions originales. Il y eut des évènements fatals : la
guerre dans le Caucase dès 1991 oblige F. à fermer son premier business qui reposait sur des
échanges entre ces deux régions (du matériel de construction antisismique contre des fruits,
des légumes et du vin). L’interdiction des échanges sonnait le glas de son business. Dans les
cas où ils furent obligés de fermer, la façon avec laquelle les entrepreneurs rencontrés
arrivaient à rebondir est remarquable. Aucun ne s’est découragé. Par ailleurs, la plupart des
situations n’étaient pas si extrêmes. F. donne un autre exemple de ce risque sur le business:
« Considérons que les cigarettes coûtaient chez nous un certain prix, et en Ukraine
elles étaient moins chères. J’avais là-bas un neveu. Je lui envoie de l’argent,
énormément d’argent ! Quoi, approximativement dix voitures neuves. Il reçoit l’argent,
et à ce moment en Ukraine on introduit des quotas. Il ne peut rien m’envoyer. Et
l’argent est déjà à l’usine et il ne peut rien faire ! Et il…je le comprends ! Il ne peut rien
faire ! L’argent a déjà disparu dans l’usine…. (Silence)…cet argent, c’était beaucoup
d’argent. Pour un business à l’époque, c’était beaucoup d’argent, trois millions huit
cent mille roubles. J’ai trouvé une solution au bout du compte. Voilà de tel moment, y
en avait ! Y en avait ! » Pour se sortir de cette situation, il a mis en place la combine
suivante : se faire livrer des produits non soumis aux quotas, qu’il savait pouvoir
22
J. Schumpeter, Capitalisme, Socialisme et Démocratie, 1942
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 43
échanger contre des cigarettes. Il les a ensuite vendu à une entreprise de cigarettes.
« Nous n’avons pas reçu les recettes que nous aurions pu recevoir. Mais nous avons
résolu le problème »
Peu d’exemples concrets d’inventivité furent racontés dans les récits. Néanmoins, nous
postulons que cette débrouillardise, l’inventivité des acteurs de l’économie, la capacité à
improviser, devait jouer un rôle particulièrement important. Nous y trouvons une allusion
dans la redondance des « il y a une réponse à tout » (vsjo reschaïtsja, все решается) dès qu’il
est question de situations difficiles.
2.1.4. Ainsi, le développement du business se fait « peu à peu »
(potikhonkou, потихонку), sans idée préalable (pas
de stratégie de long terme).
Après une question à O. sur l’idée de départ qu’il avait de son entreprise, il s’exclame, un
peu exaspéré :
« Aucune sorte d’idée ! Tout s’est fait petit à petit, progressivement. L’appétit vient
en mangeant, c'est-à-dire, on avait envie que ce soit mieux, on avait envie que ce soit
plus gros, etc. tout s’est développé petit à petit. »
Les entrepreneurs étaient parfois même surpris par leur développement. B raconte
comment il a construit le bâtiment qui joue un rôle clef dans sa carrière (tournant d’une
activité commerciale à une activité de location), par une décision presque impulsive :
« J’ai commencé à construire ce complexe…voilà, on m’a proposé un lieu et je l’ai
pris ; j’ai acheté ce lieu et j’ai commencé à construire. Au début je pensais juste
construire un petit et….j’ai décidé un grand et je ne sais pas…c’était dur d’obtenir un
crédit de la banque. J’ai construit sous crédit et en principe ça s’est construit et c’est
tout ! J’ai pris un risque !»
D’où cette impression de poids du hasard, particulièrement présente chez C. :
« Le business, il est précisément né du hasard ! Je n’ai jamais pensé, que…euh…que
ça marcherait juste comme ça ! C’est juste par hasard. Et nous ne voulions pas le
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 44
développer à un tel niveau. On m’aurait dit que j’aurais une chaîne TV, que je ne
l’aurais pas cru, même quand j’étais déjà dans le journal ! »
Bref, ne serait-ce que pour exister sur le marché, des pratiques non calculatoires s’ajoutent
aux calculs d’intérêt.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 45
2.2. Faire face à l’incertitude sociale
Mais la réponse aux exigences du marché ne saurait suffire. Pour exister, il fallait s’assurer
que les transactions s’effectuent comme prévu. Il fallait avoir une certaine maîtrise du cadre
social.
2.2.1. Les risques intrinsèques à la société
D’abord, dans un contexte d’instabilité juridique, deux groupes d’acteurs essayaient
d’imposer leurs règles : les agents de l’Etat chargés de faire appliquer les nouvelles règles,
inspecteurs et milice. Puis un autre groupe, né de l’inefficacité, de l’incapacité du premier,
essaie d’imposer ses propres règles : les « bandits » (bandit’), divisés à Tikhvine dans les
années 1990 en cinq ou six groupes (d’après A.). L’entrepreneur est donc confronté au risque
d’être obligé de fermer, soit à cause de la ponction (raket’) des derniers, soit sous le coup des
amendes, si ce n’est également l’extorsion de pots-de-vin, des premiers.
Les cas d’entreprises contraintes de fermer par l’un ou l’autre de ces groupes sont
nombreux : F. a du cesser son commerce de champignon suite au racket systématique des
bandits de 70% de ses bénéfices ; A. dut fermer son premier magasin en 1991 après que
l’inspection des impôts l’ait sanctionné d’une amende trop élevée ; la coopérative où B.
travaillait fut également fermée par l’Etat.
Au-delà de ces règles imposées par l’extérieur, l’entrepreneur devait faire face à une
incertitude sociale à l’intérieur même de son business. Entre entrepreneurs, il n’y avait pas de
règles du jeu institutionnalisées, et pourtant, il fallait réussir à ne pas se faire avoir par ses
propres collaborateurs, à aller jusqu'au bout des processus engagés ensemble.
Bref, outre le risque de marché, il faut se représenter l’entrepreneur au sortir de l’URSS,
trois épées de Damoclès suspendues au-dessus de sa tête : la première est entre les mains des
représentants de l’Etat, la deuxième est tenue par les bandits, la troisième est tenue par les
collaborateurs eux-mêmes.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 46
Ces risques remettent l’homme au cœur des problématiques entrepreneuriales et brisent
l’anonymat nécessaire au marché libéral
Maîtrise des relations avec les ‘régulateurs’ : jeux de relations et d’argent
Pour se prémunir des abus émanant des différents groupes, une association d’entrepreneurs
fut créée par F. :
« Tous ceux qui arrivaient dans notre communauté, nous les aidions, s’ils tombaient
dans une situation problématique, que ce soit du banditisme ou du côté du pouvoir,
nous les aidions, avec nos modestes moyens »
Néanmoins, le peu d’allusion à cette association dans les récits des entrepreneurs rencontrés
tend à minimiser son rôle dans la régulation sociale. Il est ceci dit significatif qu’elle
protégeait à la fois contre les bandits et contre les abus des organes publics.
Individuellement, deux attitudes sont possibles face aux bandits et aux demandes abusives
des organes de l’Etat : payer ou ne pas payer (amendes, pots-de-vin, droit de passage), d’une
part et calmer la situation autrement, d’autre part (relations d’amitié, résistance à la violence).
Le premier cas est le plus simple. C’est la position de C. face à l’Etat.
« Voilà, l’inspection comprend les choses comme ça et on essaie de ne pas discuter
avec. (…) C’est complètement inutile de discuter. Il faut seulement payer »
Il dit ainsi avoir appris par ses erreurs ce que la loi lui permettait ou non. A., quant à lui,
admet sans complexe avoir payé constamment des pots-de-vin. Face aux bandits, la situation
était légèrement différente, car commencer à payer signifiait ne plus s’arrêter. C’était ce
qu’avait commencé à faire A. et sa décision d’arrêter lui a valu un séjour à l’hôpital.
Dans le second cas, l’entrepreneur calme la situation par son « attitude » : le plus souvent,
les entrepreneurs privilégiaient des moyens moins coûteux. Face aux bandits, comme le dit un
entrepreneur, ami de B. « tout est une question d’attitude (kak sibja pastavich как себя
поставишь) ». Chacun raconte ainsi le moment où il eut le courage de refuser de payer. B.
eut sa maison brûlée en conséquence, A. fut gravement blessé, comme noté plus haut. Le cas
le plus frappant est celui de T., qui réussit à convaincre les bandits du peu d’intérêt qu’elle
aurait à s’allier avec eux. V&K, quant à eux, étaient proches des bandits : K. les rencontrait
souvent dans la salle de sport et ils comptaient parmi eux de très bons clients. Notons au
passage que les bandits furent ainsi également acteurs de la création du capitalisme. Face aux
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 47
organes de l’Etat, on peut distinguer milice et administration. Des relations d’amitié avec les
fonctionnaires de l’administration sont souvent exprimées. En outre, des contacts dans
l’administration aidaient apparemment les affaires avec la milice. Par exemple, suite à un vol,
B. avait retrouvé les coupables mais la milice avait refusé d’intervenir. Il s’était donc fait
justice lui-même, et la violence dont il avait usé lui avait fait frôler la prison. Il fut poursuivi
devant le tribunal mais des relations personnelles dans l’administration lui permirent d’y
réchapper.
Enfin, on comptait sur le hasard. Dans ce contexte incertain, les acteurs ne semblent pas
avoir forgé de stratégie précise et l’espoir d’être chanceux et d’échapper aux mauvaises
pratiques existait certainement. C’était également le cas lorsque les entrepreneurs ne faisaient
pas attention à respecter scrupuleusement la loi ou décidaient volontairement de l’enfreindre.
A. l’explique, après s’être agacé devant l’utilisation du mot stratégie pour parler de cette
période :
« Les gens espéraient juste être chanceux ?
- Oui ! Oui ! « Aujourd’hui, on ne m’a pas pris, dieu merci ! Demain, on ne m’a pas
pris, dieu merci ! Après-demain, on m’a pris : eh bien ! J’ai pu gagner de l’argent les
deux derniers jours pour payer l’amende du surlendemain. Et voilà ! Je peux de
nouveau travailler deux, trois, quatre, cinq jours et personne ne pourra me toucher,
parce qu’il faut encore contrôler la loi et ils n’auront pas le temps de repasser »,
d’accord ? C’est-à-dire…voilà… (Cherche son mot)… ça prend …quoi… au niveau du
subconscient, ce n’est pas possible de planifier cette conscience (coznanie). Ça se
passe, au niveau, d’un certain instinct, oui, voilà ! Tu sens que, voilà, ça, tu peux le
faire ! Ca réussit, tant mieux ! Ca rate, c’est tout. »
On retombe alors dans le domaine de l’irrationnel, du ressenti avec la notion d’ « instinct ».
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 48
2.2.2. Se protéger grâce aux relations informelles :
« neutralisation » du marché
Toujours dans les relations avec les représentants de l’Etat, plus qu’à éviter les amendes,
les contacts servaient surtout à dépasser ce qu’ils nomment « les barrières administratives »,
c’est-à-dire à accélérer les procédures pour faire avancer le business. F. décrit ces barrières
très simplement :
« Tu y vas : « Revenez demain ! ». Ou bien tu y vas et ils sont assis à boire le thé ».
Il était nécessaire de court-circuiter les procédures habituelles et pour cela de construire un
rapport privilégié avec l’administration. Pour ce faire, chaque histoire diffère : d’après les
dires de C., c’est grâce à ses sorties de pêche que B. aurait pu se lier d’amitié avec différents
membres de l’administration ; F. avait déjà de nombreuses connaissances depuis son travail à
Transmach :
« L’usine était très influente dans la ville parce que la ville ne possédait rien : c’est
l’usine qui avait construit les jardins d’enfants, la maison de retraite…tout avait été
construit par l’usine. Et donc c’est sûr qu’en tant qu’homme qui n’était pas là-bas
parmi les derniers, bien sûr j’avais la possibilité de m’adresser à tous les dirigeants
[administratifs]. Je les connaissais bien et ils me connaissaient bien. ».
C. explique quant à lui qu’aucune personne dans l’administration n’a intérêt à ce que le
journal le plus lu de Tikhvine révèle des mauvaises pratiques. V&K y ont des amis (comme
chez les bandits, on remarque la perméabilité des réseaux sociaux).
Néanmoins, ce faisant, les entrepreneurs court-circuitaient le système démocratique qui
veut que tous soient traités de la même façon. Pour dépasser les problèmes administratifs, les
rapports qu’ils ont créés entre leur business et l’administration, et qui sont consubstantiels à
leur business, sont fondamentalement anti-démocratiques. Ils supposent des relations
personnelles entre entrepreneurs et membres de l’administration, la constitution de privilèges
dans le traitement. Le lien souvent postulé entre démocratie politique et démocratie
économique ne transparaît pas à travers l’expérience de la transition, bien au contraire. Au
début des années 1990, les acteurs se jouent des règles de droit et affichent, pour certains, un
désintérêt clair pour la démocratie (C’est le cas, notamment, de B., qui devient muet dès que
la conversation prend un tour politique). De même que pour la constitution du marché
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 49
économique, la démocratie politique doit passer par un processus d’institutionnalisation qui
ne va pas de soi.
Mais le risque le plus grand émanait sans doute de son entourage professionnel proche.
Dans un contexte d’instabilité juridique et économique, les coups bas étaient fréquents. Pour
ne pas être abusé par ses collaborateurs, il fallait savoir construire des relations de confiance,
au-delà du simple contrat. E. Durkheim avait déjà décrit comment la confiance nécessaire au
contrat ne saurait trouver naissance dans la relation contractuelle. Elle ne peut fonctionner que
si elle s’appuie sur des institutions et sur un système moral.23
Devant le défaut des premières,
il a fallu se réfugier dans le second.
Tous les entrepreneurs rencontrés avouent s’être fait avoir (obmanivat’, обманывать) plus
d’une fois. Ils insistent en parallèle sur leurs efforts pour tenir leurs promesses. L’enjeu est de
construire des relations de confiance, seules garantes de la bonne réalisation de la transaction.
Il fallait d’abord s’assurer que son équipe ne trahirait pas l’entreprise. F. attire l’attention sur
les fondamentaux pour pouvoir travailler. Outre un local, il faut s’entourer de personnel que
l’on connaît bien ; C. débute son entreprise avec un ami d’enfance ; B. pousse la logique
jusqu’au bout en donnant peu à peu tous les postes les plus importants à sa famille, femme ou
enfants. Enfin, A. reconnaît ce qu’il nomme son « collectif » comme sa réalisation la plus
importante en vingt ans d’activité, en précisant qu’il est certain de pouvoir lui faire confiance.
Il en va de même avec ses partenaires, fournisseurs ou distributeurs. T. explique qu’elle est
incapable de travailler avec un fournisseur qui n’est pas devenu un ami, car seuls des amis
peuvent arriver à un tel degré de confiance et de compréhension. Moins extrêmes, les autres
insistent sur la nécessité de se comprendre et de s’entraider entre partenaires.
Deux autres raisons rendaient nécessaires ces relations de confiance. La première était le
besoin de flexibilité sur les termes du contrat : l’instabilité et les retournements de situation
entraînant régulièrement des écarts, il fallait trouver une oreille attentive et compréhensive,
pour allonger les délais ou trouver une autre entente. A l’intérieur du business, cela se
traduisait par des retards de paiement des salaires ou par des paiements en nature, auxquels T.
raconte par exemple avoir eu recours. La confiance instaurée entre entrepreneurs était en outre
primordiale pour des questions financières dans les années 1990. D’une part, il était très
difficile pour un petit ou moyen entrepreneur d’obtenir un prêt bancaire. Pour investir, il
devait emprunter ailleurs. C. relate ainsi les dons entre amis entrepreneurs :
23
Emile Durkhiem, De la division du travail social, 1898
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 50
« L’image que nous avons, elle ne veut rien dire pour une banque. Les gens avec
lesquels nous avons travaillé, les entrepreneurs, (…) ils comprennent ce que c’est qu’un
journal qui existe depuis 15 ans (…) et si un entrepreneur donne, il donne simplement
comme ça, même sans intérêt. Parce qu’il comprend qu’on lui rendra. Mais le plus
important n’est pas qu’il croit qu’on lui rendra. Le plus important, c’est qu’il croit ces
gens, les gens, le dirigeant, qu’ils ne le berneront pas. C'est-à-dire, il y a entre
entrepreneurs une compréhension réciproque pas uniquement au niveau des accords,
des papiers officiels. Y a aussi seulement sur parole, ça suffit. »
C’est donc plus qu’une histoire d’argent rendu, de contrat rempli, c’est une histoire de
confiance et la confiance va au-delà du contrat. La banque, en ne jugeant qu’à travers les
chiffres, est aveugle à des signes plus dignes d’intérêt dans les années 1990 que des
projections financières (une réputation sans tâche, une présence longue sur le marché).
« Le capital, il ne considère pas l’homme comme une personne, n’est-ce pas ? Je
veux dire, tout le problème consiste à dégager du profit [peu importe qui] »
De même, des relations de confiance préexistantes au business furent souvent nécessaires
pour le lancer. F. raconte ainsi sa première transaction :
« D’où venait votre premier capital ?
– Il n’y avait pas de premier capital. Le capital, c’était simple ! Nous avons conclu
un accord, avons reçu un bien sans payer par avance, en avons tiré profit, avons reçu
un paiement et reçu…du cash.
– Comment les gens furent d’accord de vous donner le produit sans paiement ?
– Mais ils me connaissaient bien depuis longtemps, suffisamment pour savoir que je
ne les tromperai pas. En fait, c’était un facteur purement personnel. »
Quant à C., outre l’argent que lui et son ami avaient pu mettre de côté, c’est en grande
partie l’argent récolté auprès de proches, famille ou ami (le family and friends également
connu des entrepreneurs occidentaux) qui lui a permis de se lancer. Enfin, ces relations étaient
également utiles pour répondre à ses besoins de financement en temps voulu, alors que
l’argent manquait. Après avoir noté le besoin de provisions financières pour les dépenses
imprévues, A. explique comment on devait faire sans dans les premiers temps :
« Si je devais payer quelque chose dans la journée même, euh…y a un groupe de
camarades, d’amis, d’entrepreneurs qui aussi…ils n’ont pas besoin d’argent
aujourd’hui, mais seulement après-demain. Mais ils ont de l’argent aujourd’hui.
J’arrive, je leur demande de l’argent aujourd’hui et leur rend après-demain pour qu’ils
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 51
puissent payer aussi. Y avait ce genre d’entraide coordonnée et réciproque entre
entrepreneurs »
Pour toutes ces raisons, un business ne pouvait se construire sans un entourage sur lequel
on puisse se reposer. Or, un moyen efficace de s’assurer la loyauté de l’autre est de passer par
le réseau, c'est-à-dire de s’entourer de personnes auxquelles nous sommes liés par quelque
chose de plus que le simple intérêt financier.
Pour résumer, deux facteurs avaient un rôle notable sur le choix des partenaires. D’abord,
le choix d’un collaborateur issu d’un réseau social : en s’appuyant sur un réseau, on place
l’individu dans une situation de pression sociale qui l’incitera plus fortement à bien se
comporter (« le fils de… », « l’ami du père de… »). On personnalise la relation
professionnelle pour la rendre plus sûre. Ensuite, joue sans doute le facteur psychologique,
émotionnel : savoir créer des affinités, les sentir.
2.2.3. L’économie dans le social
L’économie russe fut par conséquent modelée par le social. Notons, parmi les
entrepreneurs rencontrés, le poids des connaissances dans la décision de se lancer dans
l’entrepreneuriat, et dans l’objet entrepris:
Ce sont les personnes avec lesquelles A. a travaillé, l’été de fin d’étude, qui lui proposent
de devenir directeur commercial de leur coopérative, qu’il quittera un an plus tard pour
monter sa propre entreprise. Lorsqu’il se lancera dans la production, c’est également sur la
proposition d’un ami de l’université.
B. fut appelé par deux connaissances pour créer avec eux et diriger une nouvelle
coopérative d’élevage bovin, car ces derniers avaient de l’expérience dans le domaine.
V&K ont créé leur entreprise dans l’univers du sport notamment parce que K, ayant
travaillé comme entraîneur, avait développé un réseau de connaissance dans ce milieu, qui fut
la base de leur business.
Ensuite, de nombreux choix furent directement déterminés par le réseau de connaissances
des entrepreneurs : A. fut le premier à introduire des fenêtres en plastique à Tikhvine grâce à
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 52
d’anciens amis de l’institut qui s’étaient lancés dans la production de ce produit. T. a ouvert
trois magasins de vêtements hauts de gamme en franchise d’une entreprise Saint-
pétersbourgeoise dont elle connaissait la directrice. Derrière la diversité des produits vendus
par une même entreprise, il faut ainsi sans doute lire en partie l’hétérogénéité d’un réseau de
connaissances.
Cela ne signifie pas que les formes qu’a prises l’économie dans les années 1990 furent
complètement déterminées par des liens directs entre personnes d’un même réseau. Il faut
comprendre ces réseaux dans leur état dynamique, dans lequel le marché a également une
place. Par exemple, F. se rend à Pikalovo, ville provinciale de la région de Tikhvine, dans
l’idée de construire un business entre la région et la Géorgie. Il crée lui-même ce contact et
l’intègre dans son réseau. B. voyage dans les plus grandes villes russes pour trouver de
nouveaux marchés et étend lui-même son réseau. Il en va de même pour tous les autres.
Néanmoins, même dans ces cas, le réseau de connaissances influe indirectement sur les
décisions prises. Lorsqu’un entrepreneur cherche un nouveau partenaire, il va construire sa
relation avec lui selon son expérience passée, ses relations existantes. C’est ce que A. appelle
l’amélioration de l’intuition :
Faire plus attention au « comportement des gens, c'est-à-dire, de ceux avec qui tu as
des relations, avec qui tu te mets d’accord. Voilà, les réactions lors des conversations.
Comment ils se comportent pendant les négociations. Nous savons cela de notre
expérience personnelle : nous ne considérons pas chaque situation comme radicalement
nouvelle car nous avons toujours en nous « l’ensemble de toutes les interactions
passées »24
.
Ainsi, les réseaux évoluent sans cesse, selon les évolutions de chaque relation bilatérale en
son sein, les personnes qu’on y intègre ou qui en sortent.
Finalement, ce poids du social dans l’économie traduit ce que Granovetter appelle la
« contextualisation de l’échange marchand » sous la forme de relations interpersonnelles : le
marché n’est pas une foule d’individus atomisés, c’est une suite de rencontres, c'est-à-dire de
situations sociales. Cette idée correspond particulièrement à la réalité russe des années de
transition. Les liens les plus forts, qui aboutissent dans un contexte d’insécurité à des
24
Mark Granovetter M., (1990), “The old and the new economic sociology : a history and a agenda”, in
R. Friedland et A. F. Richardson (eds.), Beyond the Marketplace : Rethinking Economy and Society, New York,
Aldine de Gruyter, pp. p.89-112, cité dans Plociniszak S., « L’embeddedness en question : De la métaphore
polanyienne originelle à sa conceptualisation granovetterienne au sein de la sociologie économique structurale
des marchés », Congrès National de Sociologie de l’AFS, 24 février 2004
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 53
échanges marchands, concourent alors à l’organisation globale des échanges et de l’économie
locale.
Plutôt que de parler d’informel, puisque des contrats existent entre entrepreneurs et avec
l’administration (via les procédures réglementaires), il faudrait ici parler de « plus que
formel ». Dans ce « plus » se trouvent les relations liées entre entrepreneurs, entre
collaborateurs, qui leur permettent d’agir dans un contexte instable. L’informel devient le
rempart du formel, ce sans quoi il ne pourrait tenir. Ces relations aussi avaient donc, en
quelque sorte, une raison capitaliste.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 54
2.3. L’informel au cœur du business
La première sous partie replace l’exigence de rationalité face aux carences institutionnelles
et explique le poids de capacités plus émotionnelles (intuition, inventivité) dans la création de
tout business. La seconde montre en quoi le risque social entourant le business a empêché la
constitution d’un véritable marché et d’une véritable démocratie. Il a replacé l’homme au
cœur des problématiques entrepreneuriales. Dans ces deux parties fut présenté le recours à des
pratiques informelles, c’est-à-dire dont les modalités s’écartent des procédures
réglementaires25
.
2.3.1. La palette variée des pratiques informelles
Pour un observateur extérieur, l’informel permet de justifier tous les discours, toutes les
idéologies, tellement il est flou et complexe. Les uns y voient la barrière principale au
développement de la Russie par le capitalisme de marché, alors que d’autres affirment son
rôle bénéfique dans l’adaptation de la société russe à un système capitaliste libéral imposé si
brutalement. Nous pourrions défendre et l’une et l’autre de ces théories par nos exemples. En
cela, ces pratiques informelles montrent à quel point la réalité est complexe. Nous tenterons
plutôt de faire le portrait global de l’informel, autour de deux axes principaux : de l’informel
répondant à une nécessité situationnelle à l’informel choisi pour s’enrichir ; d’un informel
rationnel, pensé, à des pratiques impulsées par l’émotion ou d’autres capacités cognitives que
le calcul. Nous avons des exemples concrets pour chacune de ces situations. Pour alléger le
rapport, nous les avons développés en annexe.
25
Selon la définition donnée par Myriam Désert « impliquant la circulation d’objets de natures diverses (…), selon des modalités non-conformes aux procédures réglementaires. » (2006)
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 55
En rouge sont notées les pratiques informelles illégales, l’informel échappant également à la
catégorisation de la légalité.
La palette des pratiques informelles est variée : les causes autant que les procédés
divergent, s’opposent ou se renforcent : user de l’informel pour contourner le formel s’oppose
à des pratiques informelles pour justement aboutir au formel (prêt d’argent entre
entrepreneurs avec contrat très précis). En revanche, les pratiques informelles préexistantes
dans les relations à l’administration (comme les contacts de F.), renforcent la légitimité
d’autres pratiques informelles de la part d’acteurs démunis de ces rapports (pots-de-vin de
A.).
Raisonnement non calculatoire
émotion
Rationalité économique
par le calcul
Démarche offensive
/informel choisi
Démarche défensive face à situation/
informel contraint
Utilisation de la violence pour son business
Contourner devoirs vis-à-vis Etat:
Évasion fiscale Non respect des normes Magouilles pour minimiser impôts dans les règles
Utilisation des relations pour accès à ressources Alors que pourrait passer par le marché
Surmonter barrières au business
Soigner ses relations aux bandits/administration Par argent ou relations personnelles
Utiliser son réseau pour construire son entourage professionnel
Recours à intuition (affective ou non) pour choisir partenaire, activité – facteur psychologique
Inventivité dans le business pour se sortir des mauvaises situations
Inventivité pour diminuer coûts/optimiser profit
Utiliser son réseau pour se financer faute de pouvoir passer par banque
Compter sur le hasard pour ne pas se faire attraper par l’inspection et utilisation de l’instinct pour enfreindre les règles
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 56
2.3.2. Ambiguïté dans l’esprit même des acteurs de l’informel
L’ambiguïté des pratiques informelles est présente dans l’esprit même des acteurs de cet
informel. On le tolère plus ou moins, selon l’expérience, la culture familiale et la situation.
L’attitude face aux règles donne un exemple de ces divergences de regards sur l’informel.
Trois attitudes se dessinent au sein des entrepreneurs rencontrés : enfreindre la règle et jouer
sur l’imperfection du contrôle (A. V&K., C.) ; rester dans la règle et jouer avec l’imperfection
de la loi (F., B.) ; ne pas jouer, respecter à la lettre (T.)
Or, on remarque une certaine corrélation entre ces trois groupes et les différents récits que
ces entrepreneurs font de la réalité des années 1990 : leurs lectures sont parfois très
contrastées, les acteurs ayant pourtant sensiblement vécu la même chose. L’opposition la plus
forte oppose F. à A. et C. dans leur vision du capitalisme. Les deux derniers considèrent qu’il
fut sauvage (diki kapitalism, дикий капитализм), tandis que F. réfute cette idée :
« C’est un tel stéréotype ! (…) Si on dit sauvage parce que, quelqu’un avait appris à
un autre, quelqu’un avait regardé et essayé de se faire de l’expérience, et chacun faisait
son chemin, dans ce sens, il était, je dirais, pas sauvage, mais désorganisé »
Dans « sauvage », on retrouve deux idées : la première est la possibilité de profits élevés et
l’apparition d’inégalités, à laquelle A. fait référence :
« Capitalisme sauvage…c'est-à-dire que voilà, y en a qui gagnent beaucoup et y en a
qui gagnent peu ».
La seconde est l’idée d’un désintérêt du collectif, du social, exprimée par C.
« La Russie, elle est sauvage, tu comprends ? (…) Sauvage, parce qu’elle s’est
éloignée des considérations sociales (sotsialnoye napravlenyie)».
Cette idée d’un capitalisme amoral est aussi exprimée par K., bien que n’utilisant pas
l’expression de capitalisme sauvage :
« Voilà le principe fondateur du capitalisme : dieu, c’est l’argent ».
Ainsi s’oppose un discours présentant un capitalisme qui pousse à l’amoralité à un
discours sur un capitalisme neutre, uniquement désorganisé. Ces divergences de vocabulaire
sur le capitalisme ne sont pas anodines. Elles sont prolongées dans le discours sur la loi de
l’époque :
F. insiste sur l’encadrement, même imparfait, de la loi de 1993, qui donnait une certaine
stabilité au cadre :
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 57
« D’abord [la loi] ne changeait pas si souvent. Et cette loi [de 1993], elle était vraiment
fondamentale. Même si y en avait qui essayaient de l’interpréter, quand même, elle fonctionnait.
Elle fonctionnait et donnait, pour ainsi dire, une certaine stabilité »
Tandis qu’A., C. et V&K mettent l’accent sur l’instabilité juridique, sa complexité. Au-
delà, ils en dénoncent les absurdités, la mauvaise redistribution de l’Etat :
C : « La loi est telle qu’on peut la comprendre comme ça, et aussi comme ça. »
A : « Il n’y avait aucune discipline sur le plan des impôts. En fait, on pouvait vendre
sans tenir nos comptes tout ce qu’on voulait ».
Il explique ailleurs qu’il s’est fait avoir par un impôt qui venait « tout juste » (tolka, tolka,
толко, толко) d’apparaître.
V&K : « Pourquoi on essaie un maximum de minimiser nos dépenses…parce que
nous voyons que ça ne sert pas pour les gens, pour nos enfants. Non, ça va simplement
dans les poches des fonctionnaires. »
Il est possible que les acteurs aient modelé leur jugement sur la réalité de façon arrangeante
au vu de leurs pratiques. Dans tous les cas, ils n’ont pas attendu ces entretiens pour le faire et
nul doute que cette compréhension de la réalité eut un impact sur leurs choix pratiques. D.
Bertaux a bien exprimé cette idée : « la perception qu’un acteur élabore d’une situation
donnée constitue pour lui la réalité de cette situation ; et c’est en fonction de cette perception,
et non de la réalité objective que cherche à connaître le sociologue, que l’acteur social sera
amené à agir. Même les perceptions les plus éloignées de la réalité sont ‘réelles dans leurs
conséquences’ »26
.
Chacun applique sa rationalité (calculatrice ou non) sur son interprétation de la réalité. La
diversité de compréhension de la réalité et, partant, la diversité des pratiques sont parties
prenantes de l’ambiguïté fondamentale de l’informel.
L’exemple russe montre comment le capitalisme n’est pas automatiquement signe
d’extension de la rationalité à toutes les sphères de la vie humaine. Au contraire, c’est un
capitalisme où le social a réinvesti l’économie. La Russie des années 1990 est un exemple
concret de ce que K. Polanyi a exposé en 1944 avec la notion d’ « embeddedness »27
:
naturellement, les faits économiques sont « encastrés » dans un ensemble plus vaste, celui des
faits sociaux. Par conséquent, l’économie de marché, où les rapports sont théoriquement
26
Daniel Bertaux (1997) Le Récit de vie, 3e ed. 2010
27 Karl Polanyi, (1944) La Grande Transformation : Aux origines politiques et économiques de notre
temps, Paris, Gallimard, 1983
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 58
anonymes, ne peut être naturelle : elle résulte d’un processus d’institutionnalisation afin de
« désencastrer » l’économie du social, c'est-à-dire, afin de détruire les relations sociales
antérieures influant sur l’économie. L’erreur des néolibéraux favorables à la thérapie de choc
était de croire que l’accroissement des échanges dût impliquer le retrait symétrique de l’Etat.
En analysant l’économie anglaise de la Révolution Industrielle, K. Polanyi affirmait pourtant :
« Le laissez-faire n’avait rien de naturel ; les marchés libres n’auraient jamais pu voir le jour
si on avait simplement laissé les choses à elles-mêmes (…), le laissez-faire (…) a été imposé
par l’Etat. »28
. Dans le cas russe, les carences institutionnelles, conséquences de l’instabilité
politique, économique et juridique, ont empêché le capitalisme de se développer selon les
modèles occidentaux. Les pratiques entrepreneuriales des nouveaux entrepreneurs russes se
sont éloignées des attentes et des idéaux. Devant les risques que comportent une situation mal
encadrée, le capitalisme fut construit grâce et par le biais de pratiques informelles. Aussi, bien
qu’ayant adopté des logiques capitalistes fondamentales, (recherche du profit, extension du
salariat, mise en concurrence, etc.), l’économie russe reste profondément encastrée dans le
social. Par conséquent, ce capitalisme est imprégné de toute la complexité des actions
humaines, construit autant par la rationalité que par les émotions, résultant à la fois de choix
pour créer une nouvelle situation, à la fois d’actions subies, dictées par le cadre préexistant.
28
Ibid
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 59
Partie 3. Nouvelle éthique et esprit du
capitalisme russe
La confrontation avec une culture étrangère permet de révéler une face supplémentaire de
ces relations informelles : elle met en évidence comment des relations qui ont dans une
certaine mesure une raison (économique) dans le contexte russe, perdent leur caractère
rationnel dans un cadre plus institutionnalisé. F. donne un exemple frappant. Pour lancer son
incubateur en 1996, il avait conclu un accord avec des Anglais, chargés d’apporter une
formation au personnel russe. Malgré le contrat établi, la déception de F. face à leurs
interactions est significative et il décida de ne plus réitérer l’expérience.
« Je n’étais pas du tout à l’aise en Angleterre pour plusieurs raisons : d’abord,
quand nous y sommes allés à la première étape, c’était très difficile de juger qui avait
donné le plus à qui. Nous aux consultants, ou les consultants à nous ? Eux, avec la
méthodologie, etc. Mais ils ne comprenaient et ne savaient rien de la Russie et nous leur
avons tout raconté, tout expliqué. Pas seulement les mentalités, mais tout le reste :
comment les gens vivent ici, pourquoi il ne faut pas coller des pratiques d’un pays à
l’autre (…). Ils ont travaillé trois ans et n’ont pas appris le russe : ce n’est pas bien
(niepravil’no, неправильно) (…) et la troisième raison, c’est que les Anglais sont de
manière générale…euh … nous les avons reçus ici de manière très accueillante. C'est-
à-dire, peu importait qui ils étaient, nous avons fait le maximum: nous les avons
accueillis, nous nous sommes efforcés…euh…de les mettre dans de bonnes conditions,
je veux dire, une bonne installation, qu’ils fassent un pique-nique, un barbecue…
(Silence). Nous sommes allés en Angleterre, on nous a réuni une seule fois, nous avons
dîné si modestement, si peu… (…) Voilà, la question c’est que, ce qui nous différencie
beaucoup, c’est que nous sommes des gens plus ouverts, plus généreux (…) la relation
qu’on leur a donné, ce que nous avons reçu en échange… la deuxième année, c'est-à-
dire qu’on travaillait déjà en tandem, ça ne les intéressait déjà plus, qui on était (kto my
tam byli riadom, кто мы там были рядом) »
On y trouve le vocabulaire du don, très présent, lié à un vocabulaire moral « niepravil’no »
(неправильно, signifie à la fois incorrect et injuste). Il y a un clair malentendu sur ce que
chacun attendait de l’autre. F. voyait, au-delà du contrat, ce que les Anglais recevaient de
cette relation et il attendait quelque chose d’égal, des relations plus informelles dans
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 60
lesquelles il aurait décelé un contre-don. Il vécut mal la distanciation qui accompagnait ces
rapports purement professionnels : il l’interpréta non seulement comme un manque de
générosité, mais comme une faute morale de leur part. Ils ne s’intéressaient pas à l’homme, ils
n’ont eu d’égard que pour sa fonction.
On perçoit alors que l’impact de l’informel ne s’est pas limité à la parade des imperfections
institutionnelles: une éthique s’est forgée dans ces pratiques. Des pratiques, certes déjà
présentes à la période précédente, se sont incrustées dans les rapports économiques. Certaines
règles d’action se sont imposées plus largement à la conduite, sous peine de sanction29
.
29
Nous reprenons la définition de Durkheim, qui entend par éthique « toutes les règles d’action qui
s’imposent impérativement à la conduite et auxquelles est attachée une sanction, mais ne va pas plus loin »
Division du travail, 1893, p.16
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 61
3.1. Autorégulation des acteurs de l’économie dans une
éthique du don
3.1.1. Ambiguïté de l’échange marchand personnalisé : entre
lutte et pacification
Chaque transaction donne naissance à une dette symbolique
Dans la partie précédente, nous avons constaté la nécessité de lier des relations de
confiance pour construire un business. La lutte était au cœur du business : nous ne
reviendrons pas sur les exemples de confrontation avec les bandits ou des représentants de
l’Etat. Après avoir affirmé la valeur qu’il accordait à l’honnêteté, F. note la proximité
phonétique en russe des verbes vendre, продать (prodat’), et trahir, предать (predat’). Il
attire l’attention sur la tangence de l’activité marchande vers la trahison. Il existe une menace
originelle dans l’échange marchand, une tension entre parties prenantes qu’il faut réussir à
apaiser. Il semble que dans son esprit, cette tension soit la cause d’une sortie de l’anonymat,
de la recherche de relations de confiance. Plus précisément, ce serait alors cette tension qui
ferait apparaître dans l’esprit de l’entrepreneur en attente d’une transaction le sentiment de
don, puisque malgré le cadre incertain, il consent à l’écart temporel qui sépare les échanges, il
donne sa confiance. La dette de celui qui doit accomplir la transaction n’est plus seulement
économique. Pour reprendre les termes de P. Bourdieu, c’est une dette symbolique. Car au-
delà des conséquences économiques que pourrait entraîner la non-réalisation de la transaction,
c’est l’image de l’endetté qui est en jeu, sa réputation, son autorité, bref, sa place dans la
société.
Cette ambiguïté des échanges en Russie, entre confiance et domination symbolique, est
apparue pour la première fois dans l’enquête lorsque F. fit le récit d’une des situations
problématiques à laquelle il a du faire face :
« Il y a un problème de déficit de sucre. Je conclus un accord, je vois où on peut
acheter significativement bon marché,…euh…à ce moment, je le répète, je possédais
une certaine autorité, les gens me connaissaient, je concluais que je livrerai à l’usine,
disons, un wagon de sucre en poudre. Soixante-cinq tonnes. C'est-à-dire, je comprenais
parfaitement comment procéder. Je conclus un accord, je leur apporte de l’argent, je
paye. Ma cargaison arrive en bateau, mais les bandits (banditi) ne la laisse pas entrer
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 62
au port. Et ils disent (fait le signe « argent » en se frottant les doigts) « dans ces
soixante-cinq tonnes, vingt tonnes pour nous, alors, t’auras tes quarante-cinq tonnes ».
Et je comptais que je n’aurais plus aucun bénéfice ! A quoi bon ? Et à cette époque, je
comprenais que, si je ne ramène pas la poudre, ça signifie que je perds tout simplement
la face devant ces gens (poteriajou glazakh etikh lioudje), mon autorité, et plus jamais il
ne me feront confiance (mnie bolschie nikak nie povierit’). (Silence) J’ai trouvé une
solution. Je n’ai presque rien gagné, mais j’ai sorti la cargaison de l’eau à un autre
endroit. J’ai reçu moins, bien moins de bénéfice, mais j’ai résolu ce problème. J’ai
réglé mes comptes (rasstchitatsia, рассчитаться) avec les gens et je n’ai pas laissé les
bandits...hum…me racketter (raket’) »
Ce qui est en jeu dans cet échange, c’est l’autorité de F., c’est la confiance que lui accordent
les gens, le regard qu’ils portent sur lui (perdre la face se dit littéralement « perdre les yeux de
ces gens »). Les objets que fait circuler F. portent en eux la trace de sa personne, de son
autorité.
F. Weber permet de comprendre
une dimension supplémentaire de cette
ambiguïté de l’échange marchand. Pour
qu’il y ait échange, il faut qu’il y ait
reconnaissance de l’équivalence entre les
choses échangées, qui s’opère dans la
détermination d’un prix. Or, dans les
années 1990, le marché est entravé, nous
l’avons vu, par des pratiques informelles.
Entre entrepreneurs, il serait illusoire
d’imaginer des prix fixés par le marché.
Plus encore que dans les économies occidentales, la fixation du prix s’effectue à travers des
conflits et des rapports de force. Il n’est pas anodin que F. fasse appel à son « autorité »
(avtoritet, авторитет) lors du récit d’une de ses transactions commerciales. Pour reprendre
l’expression de F. Weber : « La relation marchande occupe une voie étroite entre la guerre et
l’alliance interpersonnelle »30
.
30
Florence Weber, « Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles » Une
ethnographie économique après le Grand Partage, Genèses, 2000/4 no 41, p. 85-107.
Il était commun de
trouver exposé maints
trophées dans les
locaux des
entrepreneurs (pas
toujours dus au
commerce, mais
également à la pêche
par exemple).
L’entrepreneuriat n’est
pas qu’une affaire
d’économie, c’est
également une affaire
sociale et culturelle
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 63
Enjeu de réputation sous la menace de la sanction
La puissance de cette violence symbolique apparaît avec force dans les discours sur le
besoin d’aller jusqu’au bout de ce que l’on a commencé, et en négatif, dans les discours sur
les sanctions d’un manquement au contrat.
F. « Une des qualités que j’estime le plus chez les gens, c’est précisément la capacité
à ne pas trahir, c'est-à-dire, la capacité à aller jusqu’au bout si tu as donné ta parole,
soit, la constance face à ses engagements (obiazatel’nost’, обязательность)31
,
l’honnêteté (poriadotchnost’ порядочность)… c’est la qualité fondamentale d’un
entrepreneur »
B. (en parlant des relations lors de trocs) : « La réputation elle est chère, et elle m’est
chère. J’estime cela et tous les travailleurs de l’entreprise, ils doivent respecter la
firme. Et donc je n’ai jamais taché ma réputation. (…) Je m’efforce d’accomplir ce que
j’ai promis. (…) »
Tous les entrepreneurs insistent sur l’importance de l’honnêteté dans le business. Or
honnête en russe, poriadotchnost, a comme racine le mot poriadok-ordre, règle. C’est par des
pratiques honnêtes, loyales qu’un ordre peut finalement s’instaurer, lorsqu’aucune autre
institution ne protège les individus32
.
Enfin, la confiance liée à la réputation des entrepreneurs est une sorte d’actif, qu’ils ont pu
accumuler au cours de leur carrière. C. explique ainsi :
« Pour qu’ils te fassent confiance (doveriat’ доверять), il faut que tu possèdes une
histoire (imjet’ svoyou istoriyou иметь свою историю), ton business, ta relation avec
les autres entrepreneurs, suffisamment de temps. »
La confiance est d’autant plus forte qu’elle s’inscrit dans des relations longues, qu’elle est
vérifiée dans la durée.
La sévérité de la sanction est révélatrice de l’enjeu, mais varie selon les acteurs. Le plus
radical est F. Après avoir noté l’affinité entre vendre et trahir, il développe :
31
Nous n’avons pas de traduction exacte du mot obiazatel’nost’. Il vient du verbe objazat’, qui signifie obliger, devoir. Les dérivés du mot : Обязывать, objazyvat’ = engager, обязываться, objazyvatsja = promettre, laisse entrevoir une signification très précise en russe : Obiazatel’nost’ est une qualité, un trait de caractère, c’est la capacité à répondre à nos obligations envers quelqu’un lorsque nous nous sommes engagés. 32
Il existe deux mots russes pour signifier honnêteté : порядочность (poriadotchnost’), et честность (tchestnost’). Il est notable que le mot employé par les entrepreneurs soit poriadotchnost’ qui vient du mot « ordre » et non tchestnost’, qui renvoie à la notion d’honneur (tchest’, честь). Ce n’est pas tant l’honneur des entrepreneurs qui est en jeu que l’image qu’il renvoie d’eux-mêmes, selon laquelle ils pourront lier des relations intéressantes pour leur business.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 64
« J’ai toujours très bien compris cela et pour moi, un ennemi est un ennemi ; un ami
est un ami. Je veux dire, il n’y a pas pour moi de demi-ton. (…) et je ne pardonne
jamais : si quelqu’un me trahit, plus jamais avec lui. Je n’attends pas de deuxième
fois.»
Il finit en citant Dostoïevski : « Si un homme un jour a trahi ou a vendu, il le fera à
coup sûr encore de nombreuses fois ».
Dans le même registre, C. explique : « Y a ce genre de raisonnement: je fais confiance, mais
je vérifie », ajoutant que quelqu’un qui a failli à la confiance, ne pourra plus se tourner vers
les entrepreneurs (il parlait alors de l’aide financière). La petite taille de la ville, où, comme il
fut répété, « tout le monde se connaît » (C.), ajoute à cette pression. Ce n’est pas seulement
devant son cercle de relations que l’on risque de perdre la face, mais aux yeux de tous les
entrepreneurs de la ville.
En refusant l’anonymat, les entrepreneurs, dans les rapports sociaux qu’ils tissent autour de
leur business, ont réintroduit des logiques fondamentales du don, de l’échange. A cet égard,
les conclusions de M. Mauss à partir d’enquêtes ethnologiques en Polynésie, Mélanésie et
Amérique33
retrouvent une réalité étonnante au sein de la société russe en transition.
L’ambiguïté fondamentale des échanges qu’il y avait notée transparaît avec force dans la
société des entrepreneurs russes de la transition : les échanges participent autant de la lutte
que de la pacification. Dans le flou juridique et politique de l’époque, c’est par cette éthique
des échanges que les entrepreneurs ont régulé leurs rapports.
33
Marcel Mauss, Essai sur le don, Puf, 1950
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 65
3.1.2. Des relations informelles qu’on limite au maximum
L’ambiguïté des échanges non anonymes amène les entrepreneurs à faire un maximum
pour n’être lié que tant qu’il le faut.
Après avoir expliqué les liens qu’il possédait dans l’administration, F. insiste sur le peu de
poids de ces relations dans son business :
« -Ces relations furent importantes pour votre business ?
- Je ne dirais pas ça, parce que, tout d’abord, si j’ai une qualité humaine, c’est que
je n’aime pas demander. (…) Je compte sur moi, sur mes propres biens, mes propres
forces »
Plus étonnante encore est la réponse de B. à une question sur les leçons de l’expérience :
« Il y a quelque chose que j’ai appris : il ne faut pas, je le prends aussi pour moi, il
ne faut pas décider avec des amis de faire une affaire commune. Voilà. Il y a,
supposons, une entreprise. Il y a plusieurs compagnons. Elle va nécessairement se
démembrer. Les amis deviendront des ennemis. (Silence). Il ne faut pas prêter de
l’argent à un ami sur gage. Parce que, c’est pareil, tu perdras un ami. C’est pourquoi
personne n’a de compte à me rendre ; simplement je ne vais pas [dans ces choses-là].
Je dis honnêtement « j’en ai, mais je ne te le donnerai pas ». Je leur dis « je n’ai pas
envie de me fâcher avec toi donc je ne te prête pas mon argent ». »
Il faut comprendre dans sa juste mesure le recours aux relations informelles : elles furent
largement utilisées pour construire son business mais également limitées par les acteurs. Car
elles placent les acteurs dans des relations d’endettement et de domination. Autant on tient à
éviter de se mettre dans une situation d’endetté, comme F dans l’exemple précédent, autant,
on évite même la situation de dominant lorsqu’on ne veut pas risquer de ternir une relation à
laquelle on tient, comme l’énonce la leçon de B. On ne veut pas mettre en danger des liens
d’amitié en les mêlant avec le capitalisme. Un certain besoin d’anonymat dans les relations
économiques surgit de l’expérience.
En conclusion, il y a une double ambiguïté de l’échange marchand en Russie. D’une part,
il tient autant de la lutte que de la pacification. D’autre part, lorsqu’il passe par des relations
informelles, il lie en même temps qu’il libère. C’est grâce à l’utilisation du réseau et donc de
liens de dépendance que l’individu entrepreneur tend à conquérir son indépendance, ne serait-
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 66
ce que financière. C’est un paradoxe que l’on retrouve dans la nature du vivant, d’après les
dires de J.Robin:
« Plus un système vivant est autonome, plus il est dépendant. Plus il s'enrichit en
complexité et entretient par là-même des relations multiples avec son environnement,
plus il accroît son autonomie en se créant une multiplicité de dépendances. L'autonomie
est à la mesure de la dépendance (…). Le concept d’autonomie est avant tout relatif et
relationnel (P. Vendryès)»34
.
Néanmoins, les entrepreneurs se présentent avant tout comme s’étant construit seuls, par
la force de leur travail. La fierté obtenue par leurs accomplissements dans le travail est
d’autant plus forte qu’ils méconnaissent l’importance des liens de dépendance fondamentaux
à leur entreprise. Ce système régi par l’éthique du don, où les interactions dépendent des
réputations qui se confrontent et s’allient, nous amène à nous poser la question de la
hiérarchisation sociale dans la société. Comment juge-t-on l’autorité de l’autre, sa place dans
la société ?
34
Jacques Robin, 1989, Changer d'ère, p204
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 67
3.2. Ethique du don et valeur travail se rejoignent dans
l’enjeu de distinction sociale
La hiérarchisation sociale pendant la période soviétique n’était pas fondée sur l’argent mais
sur des rapports au pouvoir35
. Or, lorsqu’en 1990, le parti communiste est démembré, le
système de hiérarchisation perd son axe principal. La société des années 1990 sera donc le
temps et le lieu de nouveaux jugements de valeur pour définir la place de l’homme dans la
société.
3.2.1. Autonomie et reconnaissance sociale
Aucun des entrepreneurs rencontrés n’est issu des populations les plus favorisées (classe
dirigeante- nomenklatura, fonctionnaire d’autorité). En revanche, aucun non plus n’est issu
des populations les plus défavorisées. La plupart ont un père ouvrier (B&K, T., A., O., B.),
tandis que la mère travaille dans le service d’Etat (école, crèche, commerce). Par ailleurs, tous
(sauf O.) ont fait des études supérieures, pour certains particulièrement valorisées à la période
soviétique (notamment, les études d’ingénieur d’appareils cosmiques de A.). Ils pouvaient
donc prétendre à une certaine considération sociale. Or, ils furent presque tous confrontés à la
situation humiliante de ne pas pouvoir subvenir à leur besoin et à ceux de leur famille. V&K
emprunte de l’argent au père de K. A. doit emprunter de l’argent dans les premiers temps à
ses parents. La situation semble le plus mal vécue par C.
« Je n’ai jamais pensé que je serai entrepreneur. C’est la situation qui a imposé qu’il
fallait faire quelque chose pour...euh…nourrir la famille, pour les habits, etc. Le salaire
qu’on me payait à l’usine…vraiment si vous saviez…mm…j’avais honte de mon
travail ! J’avais étudié à l’université, assisté aux cours, j’avais écrit, j’étais allé à la
bibliothèque, mais…quand un portier gagne plus qu’un ingénieur, alors excusez-moi !
J’avais comme honte devant mes savoirs…même devant mes enseignants et tout le
reste. »
C. insiste sur le problème social de reconnaissance, encore plus que sur ses difficultés
économiques. Il place cette honte à l’origine de son choix d’entreprendre :
35
Voir notamment Daniel Bertaux avec Marine Malysheva, « Le modèle culturel des classes populaires russes et la transition forcée vers l’économie de marché », in Les Tensions du Post-Communisme, Collegium Budapest Workshop Series No. 4 (1998), 33-88
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 68
« Je suis allé faire du business et j’ai commencé à gagner l’argent que mon travail
m’autorisait. »
C’est encore l’envie de reconnaissance sociale qui transparaît à travers le discours de T. :
« A cette époque [en 1997] je venais de divorcer d’avec mon mari (…) C’est moi qui
ai divorcé de mon mari…je veux dire : l’initiative était de moi. Et donc il a dit : « Si tu
as une telle initiative, alors montre ! (pokoji, покожи). Ça veut dire que tu peux tout
faire sans moi, et puis c’est tout ! » (…) Je devais montrer que je pouvais tout toute
seule. Et j’avais un but, je devais élever mes enfants. Oui, ce n’était pas son initiative.
Alors, il est tout de suite parti de la famille. Et donc ça veut dire qu’ils [mes enfants]
devaient espérer dans quelque chose. C'est-à-dire, ils devaient, d’après moi, avoir
encore plus que tout le monde. Et donc je devais travailler toujours plus ».
Les enjeux du business vont au-delà de la réussite économique. C’est une façon d’assumer
son choix, son statut de mère divorcée (dans une société encore fortement machiste), c’est
aussi une réponse à un défi (« montre ! »). Ce double enjeu, économique mais aussi social, est
trahi par la volonté de surpasser les autres, une volonté d’excès qui puisse contrebalancer le
manque de reconnaissance sociale de l’état de départ.
Dans ces deux exemples, l’autonomie n’est plus seulement un besoin économique, c’est
avant tout un besoin social. A cet égard, l’analyse d’Oleg Kharkhordin36
de la notion de
samostajatelnost en Russie confirme l’idée de lien entre autonomie et enjeu d’image de soi.
Autonome, en russe, samostojatelnyi, vient de sam-moi et stojat’-debout. L’homme autonome
se dresse, solitaire (grâce à ses propres forces). Le mot contient l’idée d’image de soi,
beaucoup plus présente que dans le terme français (autos-nomos : capacité de se donner soi-
même ses règles). Dans un système d’éthique du don où l’image et la réputation sont au cœur
des échanges, l’autonomie-samostajatelnost, la capacité à subvenir seul à ses besoins est le
début de la lutte. Cette autonomie est une sorte d’individualisme proprement russe, qui
valorise l’indépendance de l’acteur en même temps que l’idée qu’il faut ne compter que sur
ses propres forces (loin du cliché du Russe focalisé sur l’assistance de l’Etat). Ces deux idées,
non dépendance et ‘ne compter que sur soi-même’, sont explicitement exprimées par les
entrepreneurs rencontrés.
36
Oleg Kharkhordine, Madeleine Tchimichkian. L'éthique corporatiste, l'éthique de samostojatel'nost' et
l'esprit du capitalisme: réflexions sur la création du marché en Russie post-soviétique. In: Revue d’études
comparatives Est-Ouest. Volume 25, 1994, N°2. pp. 27-56.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 69
Ne dépend de personne (est libre) Ne compte que sur soi-même
V. « Le plus important à cette époque
c’était d’être indépendant (njezavissimo,
независимо), ne pas attendre de quelqu’un
ton salaire ou autre chose, mais pour cela
justement, plutôt, on avait déjà décidé qu’on
devait diriger nous-mêmes et…comment
dire…ne dépendre de personne. »
K. « On se suffit à nous-mêmes (my sami po
sibie, мы сами по себе), c’est ce qu’on a
toujours pensé, c’est comme ça qu’on a
toujours fait. »
F. « Je comprenais très bien
que…je…j’étais en position de décider moi-
même des problèmes, » « et je suis un
homme autonome (samastojatel’no), qui se
suffit à lui-même (sama dostatotchno, сама
достаточно, honorable/honnête) »
Cet individualisme russe, à l’origine de la création d’entreprise, est également confirmé par
les entretiens sur lequel se sont appuyés A. Berelowitch et M. Wieviorka dans leur enquête
sur « les Russes d’en bas »37
. Ces derniers reprennent la thèse de samostaojatelnost pour
montrer que le nouvel entrepreneur russe n’est pas en premier motivé par les perspectives de
profit. Il doit conquérir son autonomie, c’est un but valorisé par la société. Il y a bien une
éthique dans ce nouveau rapport au travail.
37
Alexi Berelowitch et Michel Wieviorka, Les Russes d’en bas, Enquête sur la Russie post-communiste, Seuil, 1996, p.147
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 70
3.2.2. Le travail acquiert une valeur nouvelle, avec en toile de
fond l’idée de méritocratie
Dans les années 1990, les entrepreneurs eurent un rapport singulier au travail : ils
pouvaient très bien imaginer (à tort ou à raison) le lien entre leurs efforts et ce qu’ils
possédaient. Encore plus, ils faisaient le lien entre le travail du groupe d’entrepreneurs dans
son ensemble, et ce que la ville possédait. C’est grâce à eux que les étagères des magasins se
sont remplies à nouveau. Ils furent les premiers à être rémunérés selon leur travail. T. expose
clairement le changement qui eut lieu :
« Nous ne gagnions pas notre argent, nous le recevions. Quand on a commencé à
construire des entreprises, commencé à travailler dans les conditions de ruines de
l’Union Soviétique, quand l’Etat a permis des petits business, chacun a commencé à
travailler pour soi ou pour quelqu’un, c'est-à-dire, c’est devenu différent : on a
commencé à payer pour le travail (za rabotou, за работу). Les gens étaient habitués à
recevoir de l’argent et peu se représentaient que gagner et recevoir, c’est deux choses
différentes. C'est-à-dire, peu importe que tu sois venu au travail, ça veut pas dire que tu
recevras un salaire. C’est comme ça. Mais pour gagner ta vie, (…) le salaire il faut le
gagner et non le recevoir. »
Elle oppose les verbes zarabotat’ (заработать), gagner sa vie, et paloutchat’ zarplatou
(получать зарплату), recevoir un salaire, faisant référence au système soviétique où les
salaires étaient acquis sans considération du travail personnel.
Aussi, lorsqu’il est question de leur réussite, les entrepreneurs invoquent tous leur
dévouement au travail :
C. « Je travaillais 16h sur 24 avant et pouvais ne pas dormir trois jours de suite »
A. « Je ne dormais pas pendant des jours, j’allais moi-même au volant, me
confronter aux bandits, sans cesse. »
B. « On ne dormait pas et travaillait des heures ». Plus loin, il ajoute qu’il travaillait
« autant que ma santé le permettait »
L’idée sous-jacente est celle de mérite, même si le mot ne fut jamais prononcé. Aussi, on
la retrouve à maintes reprises dans la bouche des nouveaux acteurs de l’économie. V.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 71
l’exprime de manière originale dans la leçon imaginaire qu’elle donne à son fils pendant
l’entretien :
« Kiril, rien ne s’obtient sans rien dans la vie (…) Sois prêt à construire ta vie toi-
même et à tout obtenir toi-même, parce que tout ce que tu obtiens, c’est à toi. Personne
ne peut te le prendre, tu comprends ? Et tu seras satisfait de toi (samo
oudovljetvorenie) »
Ces paroles contiennent la même idée d’individualisme, de mérite. Ensuite, ce n’est pas
qu’une question d’argent, c’est une question de bonheur. Encore une fois, entreprendre est
une décision éthique.
La conscience de ce mérite est d’autant plus forte que tout un pan de la société le récuse et
méprise l’enrichissement des nouveaux entrepreneurs. T. en donne un exemple dans le récit
ému du jour où une des institutrices de son fils s’est emportée en disant :
« Oui, bien sûr, vous avec tout votre argent, qu’est-ce que ça peut vous faire ! ». T.
reprend : « Mais je m’excuse ! Nous sommes les mêmes (odinakovo, одинокого) et si à
cette époque, à cette époque si difficile, j’ai pu aller prendre, justement, ce crédit, (…)
si tu ne peux pas de la même manière supporter une telle responsabilité et si tu ne veux
rien faire, voilà, alors c’est sûr que tu resteras là. Quoi, personne ne l’a obligé à faire
ça ! Elle a choisi elle-même son métier ! Moi, j’ai choisi une profession quand j’étais
petite et j’ai compris que c’était pas pour moi, j’ai changé de profession ! Et les gens
continuent à considérer qu’on doit les payer. Et si quelqu’un gagne un peu mieux sa
vie, ça veut dire que… (Silence) Chez nous les gens ont cette mentalité : on doit tous
être égaux et pauvres, si quelqu’un sort un peu du lot, c’est mal ! »
A. s’énervait de la même façon devant ce qu’il considérait comme une injustice : « C’est
simple ? Alors fais-le ! », criait-il via l’entretien à tous les envieux.
La nouvelle valeur accordée au travail et au mérite (pour commencer chez les
entrepreneurs) trouve en négatif son expression dans la condamnation de ceux qui se sont
enrichis par d’autres moyens :
F. « Si je sais que cet homme a construit son capital avec son travail, alors bien sûr
je le respecte (ouvajat’, уважать) ; mais s’il a croqué voilà, un peu dans le pouvoir,
d’une manière ou d’une autre, ou bien avec l’argent des bandits… (Silence) »
C. « Le respect des entrepreneurs, il ne vient pas seulement de combien d’argent tu
as, mais comment tu es arrivé à avoir cet argent» Et de compléter son discours en
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 72
prenant Bill Gates pour modèle, qu’il oppose aux oligarques tel Abrahamovitch : « Ils
ont usé de voies amorales »
Par ce jugement généralisé des nouveaux entrepreneurs sur les oligarques se dessine une
segmentation des nouveaux capitalistes, souvent négligée. Les nouveaux entrepreneurs
s’opposent fortement aux oligarques dont ils récusent les méthodes et l’enrichissement facile.
L’individualisme-samostajatelnost, que nous rapprochons de l’idée de mérite, trouve enfin
sa traduction dans le rapport de certains entrepreneurs à l’Etat et aux devoirs qu’il impose aux
entrepreneurs. Ne se sentant nullement redevables de leur réussite, tout au contraire, V&K
font le récit de leurs pratiques vis-à-vis des impôts :
K : « La politique est très simple, je veux dire : on exige de nous des impôts, nous
considérons que c’est notre argent, que nous avons gagné nous-mêmes. Voilà. Et nous
voyons quelle somme nous sommes capables de leur payer, et quelle nous ne le sommes
pas ! Et nous nous efforçons de minimiser, c'est-à-dire, nous ne refusons pas de payer
quelque chose, seulement nous ne sommes pas prêt à les payer si bien qu’il ne nous
reste plus rien ! Mais on minimalise, parce que c’est nous (en élevant la voix) qui avons
gagné cet argent, et pas l’Etat ! Nous vivons sur cette terre, ce n’est pas l’Etat qui nous
y a placé. Nous sommes nés ici, et quoi, nous avons construit cet Etat ! En principe,
c’est l’Etat qui nous est redevable et pas nous envers lui. »
Un glissement s’est opéré avec la perestroïka. Le travail, qui permet d’être autonome et
libre, acquiert une place centrale dans la nouvelle société capitaliste, et plus intensément dans
le « monde social » des entrepreneurs. Dans la société en transition, il permet d’atteindre un
idéal individualiste ancré dans la culture russe. Il permet à l’homme de tenir tête haute, c'est-
à-dire d’agir dans une société régie par une éthique du don. Cette éthique ensuite, en plaçant
l’homme dans une logique de démonstration et d’image, donne une place nouvelle non
seulement au travail, mais aussi au profit. Or, pour reprendre les mots de K. Polanyi, ce qui
caractérise en premier l’économie de marché est qu’on s’attend « à ce que les humains se
comportent de façon à gagner le plus possible : telle est l’origine d’une économie de ce type »
(Polanyi, 1944).
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 73
3.2.3. Un glissement dont il faut reconnaître les racines
soviétiques
Il s’agit d’un glissement et non d’une rupture. Si le phénomène a pu prendre toute son
ampleur dans le nouveau cadre capitaliste, il existait déjà en germe dans la société soviétique.
Les entrepreneurs rencontrés font souvent référence à la transmission du sens du travail
lorsqu’ils parlent de leur éducation ou de leurs parents et grands-parents : O. parle avec
admiration de l’acharnement au travail de ses parents, notamment de sa mère, qu’il dit ne
jamais pouvoir égale ; B. et C. rappellent leurs travaux au potager chez leur grand-mère,
comme le lieu de transmission de la valeur travail:
B.: « C’est ma grand-mère qui m’a
éduqué. Et donc, tout ce qu’on m’a
enseigné, c’est l’amour du
travail. Je travaillais sans cesse quand
j’étais encore petit, je travaillais là-bas,
au potager. Ma babouchka avait un
grand potager. (…) Le travail, le
travail ! Ça ne m’a jamais fait peur. Et
c’est pourquoi l’amour du travail ça
vient avant tout, bien sûr. ».
C. y apprit le devoir de travailler. « On ne peut pas appeler ça amour du travail, parce
qu'on ne pouvait pas sans. (…) Mais simplement le devoir de le faire. Et on ne m’a jamais
demandé si je voulais le faire ou non ? Il fallait le faire. ».
Par ailleurs, s’il n’y avait pas de reconnaissance financière, l’effort était largement
glorifié à la période communiste et les entrepreneurs avaient déjà mis leurs forces à l’épreuve
avant d’entreprendre : T. était une ancienne championne nationale de ski. B. et T. avaient été
nommés secrétaire Komsomols. Enfin, C. raconte les efforts qu’il a dû fournir pour rattraper
le niveau scolaire de ses camarades après son déménagement à Tikhvine :
Le travail du
potager occupe
encore une
place très
importante dans
le quotidien des
Russes
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 74
« C’est sûr que cette ambition38
(strjemlenie стремление), (…) cette volonté
d’atteindre quelque chose, peu importe si c’est la musique ou quoi, je pense qu’elle est
simplement restée. ».
Même le lien entre effort et rémunération, dans lequel nous lisons l’idée de mérite, était
déjà présent dès les années 1960 : à cette époque fut en effet lancée une politique salariale
avantageuse pour les travailleurs qui se rendaient en Sibérie. Ce fut le cas des parents de T.
qui est née à l’extrême est de la Russie, dans la ville de Magadan. Ce fut également le choix
des parents de K., qui en reçut l’influence :
« Qui voulait pouvait. Ils [mes parents] allaient travailler là-bas en Sibérie (…) Ils
avaient de l’argent en plus, oui, et ils pouvaient se permettre des choses. Ça se passait
comme ça déjà sous le socialisme…mais c’est par leur travail qu’ils gagnaient
l’argent ! »
Certains travaux, plus dangereux et pénibles, étaient en outre mieux rémunérés. B. en profita :
il travailla pendant toutes ses études à réparer les toits. Il raconte avec fierté dès qu’il en a
l’occasion (c'est-à-dire à chaque entretien) qu’il gagnait alors cinq à six fois plus qu’un
ingénieur.
A cet égard, remarquons l’affiliation des premiers entrepreneurs russes avec les plus
méritants de la société soviétique, qu’il s’agisse des expatriés en Sibérie, ou de travailleurs
forcenés. En quelque sorte, les héros constructeurs du communisme donnèrent naissance aux
futurs constructeurs du capitalisme.
La chute de l’URSS et le passage à un système capitaliste non régulé par des institutions a
mené à l’émergence d’une nouvelle éthique des échanges. Une éthique du don s’est insérée
dans le capitalisme à travers des pratiques informelles. C’est dans cette éthique que les
rapports entre entrepreneurs furent régulés et pacifiés. Soumis à de nouveaux enjeux d’image,
l’entrepreneur puise sa reconnaissance dans la rémunération du travail, dans la réussite due à
ses propres forces, ou qu’il se représente le plus comme tel (pour lui et pour les autres). En
instaurant un ordre et des règles du jeu dans un contexte en manque d’institutionnalisation,
l’éthique a permis à un capitalisme encastré dans le social de se développer. Les bases
institutionnelles de la société capitaliste, à défaut d’être dans des institutions formelles
connues, sont à trouver dans ces pratiques informelles. L’éthique du don est partie prenante de
l’institutionnalisation du capitalisme russe. Elle n’est pas incompatible avec le capitalisme
38
Notons encore une spécificité de la langue russe : stremlenie n’a pas de traduction exacte en français, il est proche de l'allemand Strebung, et renvoie à l’idée d’élan, d’aspiration, de désir d’atteindre quelque chose.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 75
car, dans le contexte de transition, elle donne au travail une place centrale. A travers lui, la
quête du gain, qui peut s’inscrire dans une logique de démonstration, prend toute son ampleur.
L’émergence d’un capitalisme est donc possible. Mais un capitalisme différent de ceux s’étant
constitué grâce au marché. Aussi peut-on s’interroger sur la pérennisation et le
développement d’un tel capitalisme. Quelle institutionnalisation pour un capitalisme encastré
dans le social ?
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 76
Partie 4. L’institutionnalisation problématique
d’un capitalisme encastré dans le social
L’économie russe est fortement ancrée dans le social et les rapports oscillent entre envie de
plus d’anonymat et utilisation du réseau. Cette ambivalence est liée selon nous à l’éthique qui
s’est développée dans les années de transition. Elle fut en effet partie prenante du processus
d’institutionnalisation, en valorisant plus que d’autres certains rapports sociaux, certains
comportements dans la tenue du business. Des pratiques informelles sont devenues stables et
acceptées par tous. Mais, en se développant, l’entrepreneur aspire avant tout à l’indépendance
qu'entravent les liens informels ; indépendance obtenue grâce à des institutions particulières.
Aussi, en parallèle de l’institutionnalisation de pratiques informelles, force est de constater la
rapide professionnalisation du milieu entrepreneurial.
4.1. Professionnalisation des acteurs économiques et désir
d’institutionnalisation
4.1.1. Professionnalisation des pratiques
La professionnalisation des acteurs au cours des années 1990 est indéniable : beaucoup
rappellent leur lacune de départ :
V&K : « On s’est trompé sur la technique, sur le comment : comment précisément
construire son business, sur le plan juridique et comptable, on ne le savait pas. Et nous
ne disposions d’aucune information »
Comme décrit en première partie, les entrepreneurs se spécialisent petit à petit sur un ou
plusieurs cœurs de métier. En outre, il y eut une rapide standardisation des pratiques
professionnelles. Au moment de l’entretien, toutes les entreprises visitées disposaient de
comptables, de juristes. Elles utilisent dans une certaine mesure le tribunal de commerce pour
résoudre les conflits : c’est le cas d’A., par exemple, lors d’un conflit avec l’administration
sur l’achat d’un terrain. Il explique avoir un avocat depuis environ dix ans, depuis les années
2000. Néanmoins, il précise que le coût de l’avocat est souvent supérieur à un arrangement
informel, dans les cas où des collaborateurs le trompent : malgré un désir certain,
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 77
l’institutionnalisation n’est pas complète. En outre, de nombreux entrepreneurs assistent à des
cours: V&K ont suivi des cours de comptabilité, T. et une amie qui gère un restaurant
assistent aux cours d’une psychologue, sur la manière de gérer un business. Dans le cas de T.,
cette dernière insiste sur le besoin de distanciation de la directrice avec son équipe. Elle ne
devrait plus se comporter de manière si émotive, ni se considérer comme la « maman » du
groupe. Dernier signe de standardisation, l’incubateur de business créé par F. en 1996 forme
les entrepreneurs les plus prometteurs à un management similaire à quelques éléments près à
celui enseigné dans les écoles de commerce occidentales39
. D’après F., les nouveaux
entrepreneurs peinent le plus à intégrer l’utilité du marketing. Pour leur faire comprendre les
idées principales, il utilise une métaphore qu’il considère très efficace : le marketing s’attaque
pour l'entreprise aux mêmes enjeux qu’une relation amoureuse. Il faut d’abord une rencontre
(vstriecha, встреча) ; ensuite, de cette rencontre doit émerger un état de satisfaction
(ydovlietvorenie, удовлетворение) ; enfin, il faut savoir conserver cette relation dans la
durée. Notons que même lorsqu’il s’agit d’inculquer des principes classiques, F. a recours à
une certaine inventivité, plutôt que de coller aux cours des manuels de management
occidentaux.
Parallèlement à cette professionnalisation des acteurs, le cadre pour entreprendre
s’améliore. L’accès à des crédits est plus facile qu’auparavant, même si la banque ferme
encore ses portes à certains entrepreneurs : C., par exemple, n’y a pas accès car son entreprise
ne dégage pas assez de rentabilité, mais il concède qu’il ne prête que rarement de l’argent
depuis qu’il est possible, plus qu’avant, d’avoir recours à la banque. O., pour sa part, se
finance essentiellement par l’emprunt. Les inspecteurs semblent enfin moins profiter de
l’instabilité du cadre juridique pour s’enrichir. C. explique :
« Aujourd’hui, même si tu as enfreint un article de loi, dans la plupart des cas, on te
donne un avertissement en premier lieu ». Il ajoute à propos de la loi: « Avant, c’était
effectivement [pas clair] ; aujourd'hui, c’est plus ou moins devenu normal ».
Signe de cette institutionnalisation des « bonnes pratiques », une partie des bandits est
rentrée dans les règles du jeu; ils deviennent des entrepreneurs comme les autres. A. raconte :
« Maintenant, ils sont tous entrepreneurs. Ils sont dans le bois, ils ont un magasin.
(…) La majorité a des relations avec nous maintenant (…) Ce sont des gens absolument
39
Parmi les éléments typiquement russes, on compte une leçon sur les méthodes pour déjouer les barrières administratives, ainsi que des conseils pour faire face aux abus des organes de l’Etat.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 78
normaux. Aujourd’hui, ils payent des impôts ; comme quoi, il est passé le temps des
« robin des bois » (robin wood) »
4.1.2. Désir de meilleures institutions
Parallèlement à cette professionnalisation, les acteurs affichent de plus en plus un désir de
meilleures institutions étatiques. Petit à petit, ils entrent dans une logique de protection des
acquis. C’est ce qu’explique A. dans un commentaire sur la législation:
« Chez nous le business était sauvage, sauvage ! A ce moment-là, y avait pas de
législation, d’accord ?
Et c’était bien pour le business ?
Non ! Enfin…pour commencer, c’était bien, pour commencer. Mais, quand tu
comprends que tu as atteint un certain niveau d’accomplissement, tu ne sais pas
comment bien faire. Comment faire pour que…euh…pour qu’on ne te t’attaque pas
pour ceci ou pour cela ? Comment ne pas tout faire mal, d’accord ? C’est-à-dire, tu
décides de faire comme ça et ils disent : non, ce n’est pas bien, hier, une nouvelle loi est
passée. Voilà, c’est pas comme ça, mais comme ça qu’il faut faire ! »
Certains tentent d’aller au pouvoir pour faire passer les lois qui conviennent mieux au
business, comme O., qui est député depuis 2007. A ce sujet, il explique qu’ « il le fallait, il
fallait passer par là », avant de refuser d’entrer dans les détails. Il ajoute rapidement « mais
ça n’a pas aidé ! », assumant avec aigreur ses nouvelles responsabilités pour les trois ans à
venir. C. s’imagine régulateur et considère, par exemple, qu’une loi aurait dû interdire aux
chaînes alimentaires d’occuper plus d’un certain pourcentage de la distribution
Pour reprendre la périodisation proposée par M. Désert40
, deux premiers temps se dessinent
dans les années 1990 : une période initiale où l’informel semblait l’allié du capitalisme plutôt
qu’un obstacle, jusqu’à un revirement au milieu des années 1990, à partir duquel les
entrepreneurs aspirent à de plus en plus de formel. Ceci dit, toute périodisation est une
simplification de la réalité. Il faut considérer les pratiques informelles dans leur complexité
originelle : si certaines sont devenues de clairs obstacles au développement entrepreneurial,
d’autres lui sont encore consubstantielles.
40
Myriam Désert, « Le débat russe sur l’informel », in Questions de Recherche, N°17- mai 2006
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 79
4.2. L’institutionnalisation problématique de pratiques
informelles
4.2.1. La stabilisation de pratiques informelles qui vont à
l’encontre d’une institutionnalisation ordonnée sur le
modèle du capitalisme occidental
A., dans un premier entretien, alors que la discussion a précisément trait aux premières
années de la transition, parle d'« incompréhension » (niepanimanie, непанимание) dans le
rapport des entrepreneurs à l’administration. Il considère cela comme la difficulté principale.
« Le plus difficile c’était l’incompréhension. Voilà, l’incompréhension avec
l’administration. Aucun soutien, y avait rien de ce côté ».
Néanmoins, dans le dernier entretien, alors que le discours n’est inscrit dans aucune
période précise, il réfute l’expression d’« incompréhension », lui préférant celle de
« mauvaise volonté ».
« Ce ne sont pas des incompréhension. Je ne sais pas comment le dire… (Silence). (A
voix basse) Mais il y a dans une certaine mesure des incompréhensions. (Fort) Mais
plutôt de la mauvaise volonté (niejelanie, нежелание) de comprendre le point de vue de
l’entrepreneur (…) [les gens dans l’administration] ne font pas d’effort, ils n’en ont pas
besoin, pourquoi donc? C’est du papier en plus…mon avis, y a des gens bien mais la
plupart préfère des pots-de-vin ou moins de travail. Pourquoi aider ? »
Ce glissement lexical laisse entrevoir, d’après nous, une institutionnalisation de pratiques
informelles au sein de l’administration, qui entravent son juste fonctionnement. Par exemple,
les pots-de-vin sont devenus une pratique courante, acceptée par tous. Ils ne sont plus le
résultat spontané d’une envie des entrepreneurs de dépasser l’incompréhension entre eux et le
personnel administratif. Ils sont entrés dans les pratiques courantes. A. le justifie par des coûts
de transaction le plus souvent trop élevés si l’on désire faire respecter son droit.
A. « On ne peut pas aller tout le temps devant le tribunal de commerce. (…) Parce
que c’est long, ça devient cher. Et donc il vaut mieux payer n’importe quoi, mais que ça
aille vite ! Le temps qu’il te reste, tu peux simplement travailler »
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 80
A l’échelle de la Russie, toutes ces petites infractions à la démocratie, s’ajoutant les unes
aux autres, sont devenues un problème de grande ampleur. Les volokita (волокита), lenteurs
administratives, sont à présent des comportements stables, de même que les pots-de-vin. Des
rentes administratives se sont ainsi constituées. En conséquence, le sentiment d’éloignement
de l’Etat est très fort et en parallèle, le sentiment d’une économie injuste, de privilégiés. C.
fait le lien entre la mauvaise répartition des ressources et les vices de l’appareil étatique :
« Il y a beaucoup de terre en Russie, mais à ceux qui y vivent, personne ne donne
quoi que ce soit. ». Il a essayé de recevoir de la terre « Plus jamais dans ma vie je
n’entrerai dans des négociations sur la terre avec l’Etat, parce qu’on devient fou ! On
appelle ça des lenteurs administratives (volokita) ! Que d’argent gâché ! Que de pots de
vin ! »
Le sentiment qu’il est impossible de faire changer les choses est partagé par tous : O. fut déçu
dans ses tentatives. Plus tard, il déclare à demi-mots:
« Chez nous tout le pays se développe, mais dans les affaires, quand tu veux quelque
chose, n’importe quoi, tu dois simplement… (Silence). C’est parce que l’appareil
bureaucratique est énorme, énorme…et…et…vu sa place, il devrait faire quelque
chose (Soupir) (…) Simplement…il y a de telles barrières…et pourtant, personne n’est
contre [ce que proposent les entrepreneurs], mais automatiquement ça ne passe pas ».
Pour O., ce n’est pas un mouvement prémédité, mais un état des choses qui empêche, par
nature, toute amélioration. B. a également un discours fataliste sur le pouvoir, qu’ « on ne
changera pas ». F. ne se fait pas d’illusion non plus :
« Ils [O. et un autre entrepreneur député] vont au pouvoir (…) pour essayer de peser
sur le choix de telle ou telle loi. Mais c’est une erreur, parce que ce sont ceux qui vont
au pouvoir, au pouvoir central, qui décident des problèmes. Mais ici, qu’est-ce que
c’est : une piqûre de moustique ! ». Une autre fois, il déclare : « Si j’allais au pouvoir,
il n’y aurait pas de telles rentes…mais tu vois que tu ne peux rien faire. Non, je ne suis
pas indifférent, mais je me rends compte des possibilités réelles ».
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 81
4.2.2. Cependant, il existe encore un informel propice au
développement du capitalisme
La complexité vient du fait que l’institutionnalisation de l’informel n’est pas toujours
contraire au développement capitaliste. L’entraide financière, encore pointé par C. à la
période présente, qui se fonde sur les relations informelles que nous avons décrites en
deuxième et troisième parties, est encore indispensable aux entrepreneurs pour investir. O.
explique qu’il utilise un mélange de crédit aux banques et auprès de personnes privées. Il
ajoute le caractère stimulant d’un travail construit sur des fonds étrangers. L’enquête ne
permet pas de juger, en outre, si le contournement des lois pour minimiser les coûts est
légitime au vu de la législation. C’est en tout cas ainsi que les entrepreneurs le présentent.
C’est pourquoi le paiement au noir d’une partie du salaire est aujourd’hui largement répandu
(c’était le cas d’au moins V&K avec leur salariés, et d’un entrepreneur plus tardif, qui ne
déclare également qu’une petite partie de ses employés). Nous avons également déjà noté que
les coûts de transaction rendent difficiles le recours au tribunal. Les relations de confiance
sont toujours nécessaires.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 82
4.3. Le développement d’un capitalisme de plus en
plus hostile aux petits entrepreneurs
4.3.1. La dénonciation d’une économie de rente.
L'incompréhension de l’informel et l’éloignement des entrepreneurs du pouvoir ont pour
effet l’incapacité des entrepreneurs à peser sur le cadre, sur l’institutionnalisation ordonnée (et
non spontanée). Ils subissent alors les conséquences du développement d’un capitalisme qui
les dépasse : les crises répétitives, la concurrence accrue de chaînes venues des grandes villes,
enfin des devoirs toujours croissants envers l’Etat (avec un contrôle fort depuis Poutine),
placent les entreprises locales dans une situation difficile.
A explique: « Cinq chaînes de magasins ont ouvert dans la ville ; pour les petites
entreprises, c’est pratiquement impossible de se faire une place ».
A. dit qu’il ne s’en sort plus avec son activité de production, qu’il n’obtient aucun soutien :
« La production, s’écrit sa collègue, c’est une tragédie ! »
C. pour sa part, décrit comment l’augmentation des impôts est néfaste pour le
développement d’une économie formelle :
« Aujourd’hui on est à un tel niveau que les entrepreneurs retournent de nouveau
dans l’économie parallèle (v tiemnie в темне) »
De manière générale, le développement du capitalisme pousse paradoxalement les petits
entrepreneurs à sortir du système qu’ils ont participé à construire. Parmi les entrepreneurs
rencontrés, certains quittent le business et Tikhvine (V&K ont vendu leur magasin de trois
cent mètres carrés et déménagent à Saint-Pétersbourg, « Trop de contrôle » expliquent-ils). F.
a cessé le business dès 1996, en partie car il n’arrivait pas à tirer les profits espérés malgré les
efforts que ce travail requérait. Seule T. semble encore comblée à la tête de son magasin, et O.
paraît satisfait de l’évolution de son entreprise. Mais tous sentent un éloignement de l’Etat et
du pouvoir, ils ont l’impression de ne pas être pris dans le mouvement de l’économie du pays,
qui se passe à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Dans ce cadre, le chemin le plus symbolique, et
le plus sûr économiquement, est sans doute celui pris par B, qui se déplace vers une économie
de rente : il a presque arrêté ses différentes activités pour se concentrer sur la location de
bâtiments.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 83
Ce déplacement vers une économie de rente est déploré par les entrepreneurs rencontrés.
C., à propos de B. (qu’il ne cite pas mais au sujet duquel il donne des informations qui ne
laissent pas de doute) :
« Je considère que la location, c’est un business parasite. Parce que ce sont des
gens intelligents, talentueux, entrepreneurs, mais ils ne produisent rien ».
Toute l’ironie de la situation est qu’il ajoute :
« D’autant plus qu’ils ont de super relations avec l’administration ».
A., s’il ne dit rien sur l’économie de rente, désapprouve fortement l’abandon de la
production :
« Ce business, il est déficitaire. La production, personne n’en a besoin aujourd’hui.
C’est très mal ».
Il semble que le processus décrit par J.Schumpeter se réalise dans la Russie
postsoviétique : « La position des entrepreneurs se trouve menacée dès lors que la fonction
remplie par eux au sein du processus social perd de son importance et elle l’est tout autant
lorsque ce déclin tient à la disparition des besoins sociaux servis par ces entrepreneurs que si
ces besoins reçoivent satisfaction par d’autres méthodes plus impersonnelles » (Schumpeter,
1942). Maintenant que les grandes chaînes nationales ou internationales remplissent le marché
avec des prix qu’une entreprise locale ne peut atteindre, la production locale perd de son sens.
F. fait la jonction entre le mépris de C. de la rente et le fatalisme d’A. devant l’abandon de la
production. Il considère le capitalisme dans son dynamisme et affirme qu’il est aujourd’hui à
un stade qu’il faut impérativement dépasser.
« Ca ne peut pas continuer comme ça éternellement ; il ne faut pas qu’un producteur
vive plus mal qu’un spéculateur. »
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 84
4.3.2. L’affaiblissement de l’entraide avec le développement du
capitaliste va également à l’encontre de pratiques
informelles décrites en troisième partie.
Pour finir, les entrepreneurs déplorent l’émergence d’une société plus individualiste, cette
fois-ci au sens occidental du terme (et non l’idée d’arriver par ses propres force à
l’autonomie).
F., le plus âgé des entrepreneurs rencontrés, est aussi le plus catégorique sur ce sujet, qu’il
s’explique néanmoins.
« L’entraide, le secours mutuel, c’était des qualités de notre peuple. Et (…) à
l’arrivée du capitalisme, (…) la conscience des gens fut bouleversée, parce que chacun
devait survivre, en premier lieu, commencer par penser à soi. Et il n’y a probablement
personne à accuser, parce que c’est sans doute dans la nature de l’homme ».
C. note la même évolution et la condamne également :
« Aujourd’hui, l’homme est plus individualiste (…) et donc il est moins protégé. Si,
auparavant, tu pouvais trouver de l’aide parmi tes proches voisins (…) beaucoup
étaient simplement des camarades. Alors qu’aujourd’hui, ces gens…nous sommes plus
individualistes et donc nous avons moins d’amis, moins d’activités en commun. (…) Les
gens âgés voient cela et considèrent que ce n’est pas bien (niepravil’no). Moi aussi je
considère que ce n’est pas bien»
Dans une telle société, les possibilités de passer par le réseau et de saisir diverses
opportunités pour développer son business sont diminuées, de même que, comme le remarque
C., les possibilités de trouver de l’aide en cas de besoin. Ces rapports fondamentaux à la
création du capitalisme russe semblent s’amoindrir au fur et à mesure de son développement.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 85
Conclusion générale
Malgré les carences institutionnelles du cadre dans lequel il fut imposé, le capitalisme
russe s’est développé ; il s’est développé à sa façon. Les nouveaux entrepreneurs que nous
avons étudiés dans ce rapport en sont la preuve. L’étude révèle la double origine de ce
développement capitaliste: les actions des entrepreneurs dérivaient à la fois des
caractéristiques de la situation, à la fois de leur culture passée, culture russe et soviétique, où
un certain idéal d’autonomie dirigeait l’action. Face aux nombreux risques situationnels
décrits en deuxième partie, les entrepreneurs ont eu recours à des pratiques informelles. Ces
dernières furent vectrices d’une certaine éthique du don, qui, en imposant un nouvel ordre, a
permis l’action. Il semble ensuite que les enjeux d’image présents dans ces nouveaux rapports
aient pris un tour capitaliste en s’inscrivant dans l’idéal passé d’autonomie décrit en troisième
partie. La quête du profit y trouvait une justification nouvelle. Les premiers entrepreneurs
russes ont ainsi modelé un capitalisme loin des représentations théoriques habituelles, depuis
K. Polanyi jusqu'au tenant du consensus de Washington. Ils ont, en fait, développé d’autres
institutions.
Les caricatures et mécompréhensions du capitalisme russe tiennent de l’ambiguïté des
pratiques informelles qui lui sont consubstantielles. S’il a pu se développer en partie grâce à
ces pratiques, certaines d’entre elles, qui avaient un sens économique et même social aux
premiers jours de la transition, ont mené avec le temps à la création de rentes et à la
constitution d’un capitalisme de privilégiés. La mobilité sociale s’est fortement rigidifiée : la
difficulté d’entreprendre aujourd’hui en Russie en est la marque, mais aussi le symbole, dans
une société capitaliste. A Tikhvine, la création d’entreprise paraît aujourd’hui réservée à des
individus bénéficiant déjà d’un capital financier conséquent. En se développant ainsi, le
capitalisme russe fut à l’origine d’une forte augmentation des inégalités, dans un système sans
véritable redistribution des richesses. Significativement, l’indice de Gini a doublé, passant de
0,24 en 1987-1988 à 0,48 en 1993-199541
. L’informel reste en quelque sorte consubstantiel au
capitalisme, mais il est devenu, en même temps et dans une certaine mesure, néfaste à son
juste développement. Aussi, si en parallèle de l’informel se sont développées et
institutionnalisées des pratiques formelles souvent importées d’occident, comme l’expose
Crétenieu, « ce n’est plus une dichotomie qu’on observe, mais souvent une conjugaison, voire
41
Alexandre Bertin, Mathieu Clément « Pauvreté, pénurie et transition en Russie : de l’économie
soviétique à l’économie de marché » Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2008, vol.39, n°1, pp. 172-202
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 86
une convergence, entre les pratiques formelles transparentes, et les pratiques informelles »42
.
Le mouvement d’institutionnalisation impulsé par les entrepreneurs brouille ainsi les
frontières (pourtant déjà bien floues) entre formel et informel, mais aussi entre institutions
propices ou néfastes au capitalisme et au développement économique. Il y a du formel venu
d’ailleurs (des lois, des procédures…) qui ne convient pas au développement du capitalisme
russe. Il y a de l’informel issu des premiers pas du capitalisme russe qui lui est devenu un
obstacle.
Nous voyions donc les causes des problèmes institutionnelles russes dans une
incompréhension des pratiques informelles et de leur rôle dans la création du système
capitaliste (niepanimanie). Nous réaffirmons la conclusion de S. Plociniczak (2004):
« L’incompréhension économique est peut-être là, non dans la reconnaissance des relations sociales
puisqu’on les considère souvent comme des frictions à éradiquer, mais dans la non reconnaissance de
la pluralité de leurs formes trop souvent assimilées à des relations intimistes qui durent et qui
aveuglent par opposition aux relations supposées pures des modèles économiques marquées par le
sceau de la froideur, du calcul, de l’instantanéité et de l’anonymat. ». Nous ajoutons que le
problème s’est envenimé avec le temps, en transformant, dans une certaine mesure, cette
incompréhension en mauvaise de volonté (niejelanie), autant parmi les acteurs russes
qu’étrangers, après que l’institutionnalisation de certaines pratiques ait entraîné la création de
rentes et privilèges. Cette incompréhension mène à une perte de prise sur le devenir
économique, dont témoigne la crise financière de 1998 : « derrière la crise financière, il y a
bien le problème de l’ordre social post-soviétique » (Sapir)43
.
Pourtant, l’esprit qui fut à l’origine des pratiques informelles propices au développement
économique n’a pas disparu. Si les acteurs le regrettent, ils en sont donc encore pleinement
imprégnés. Le comportement économique des acteurs est encastré dans le temps long -
l’éthique de la transition en est issue. L’institutionnalisation ordonnée a pour défi de tenir
compte des spécificités de cet encastrement. Certaines pratiques des années de transition
furent à l’origine d’espoirs importants dans la littérature scientifique, en faisant apercevoir la
silhouette d’une économie socialement soutenable. La Russie n'a pas, comme souvent répété,
même par les entrepreneurs, "pris le pire du capitalisme" (O.). Seulement, il convient de
repenser ses pratiques, de cesser de les caricaturer. Cette conclusion ne propose ainsi ni
42
Crétiéneau Anne-Marie, « L'adaptation institutionnelle de la Russie postsoviétique : entre faits et
théories », Innovations, 2007/2 n° 26, p. 11-27 43
Sapir explique la crise financière de 1998, entre autre, par la dichotomie qui s’est opérée entre secteur réel et secteur financier, suite à la démonétarisation de l’économie et aux relations informelles qui suivirent (avec une mise en réseau du secteur productif). La conséquence fut une forte spéculation, créant une bulle qui explosera en 1998.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 87
solution miracle, ni ne se veut moralisatrice. C’est le simple constat et la réaffirmation de ce
qui semble être une erreur. Il faudrait mieux tenir compte des spécificités russes pour inventer
les bonnes institutions.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 88
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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 90
ANNEXES
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 91
Annexe 1 : Sept récits de vie
C.
C. est né en 1964 dans un village de la région de Tikhvine. Il a onze ans quand ses parents
déménagent à Tikhvine pour travailler à l’usine Transmach qui leur offre un logement. Pour
suivre des études d’informatique, il part à Leningrad et quelque temps après, s’y marie. Il finit
l’université en 1987 et va travailler à Moscou chez un constructeur d’ordinateurs, alors que sa
fille vient de naître. Après la mort de son père, sa mère restant seule, il décide de revenir à
Tikhvine. Il va d’abord travailler à l’usine, mais son niveau de salaire le pousse à arrêter au
bout d’un an. Il travaille un peu dans le magasin d’une grande entreprise d’ordinateurs
soviétiques, où il gère tout un département (réparation, après-service). Il y apprend les bases
de gestion et d’économie. En 1994, il se met alors d’accord avec un ami d’enfance pour
accumuler un peu d’argent dans le commerce, dans le but de monter un business « créatif »
(au contraire du simple commerce). En plus de l’argent qu’ils accumulent dans cette première
activité de commerce, les deux amis font appel à leurs proches pour réunir un capital
suffisant. Parallèlement au commerce, ils créent donc dès 1995 un journal publicitaire. Suit
une entreprise de tourisme et enfin un business de réparation informatique. Ils se retrouvent
donc à la tête de quatre activités différentes enregistrées comme une seule entreprise. Petit à
petit, C. et son ami décident de se concentrer sur le journal publicitaire, qu’ils transforment
devant la demande en journal d’information et de publicités. Ils ont engagés deux
programmeurs, des journalistes et s’occupent pour leur part de tout le management. Ils
abandonnent donc la gestion des autres activités, leur donnant leur forme juridique propre et
gardant des actions dans chacune d’elles. Le journal rattrape rapidement le niveau de vente de
l’ancien journal soviétique local. Premiers à introduire une nouvelle technique d’impression
du journal, ils sont encore les premiers à créer leur site internet, puis récemment, lancent une
chaîne TV dans toute la région et étendent la distribution de leur journal dans d’autres villes
de l’oblast.
T.
T. est née en 1962 à Magadan. Ses parents s’y étaient installés dans l’espoir d’obtenir un
salaire plus élevé. Un premier séjour à Leningrad dans son enfance la séduit et elle entend
quitter la Sibérie dès que possible. Elle s’engage dans une carrière sportive en ski avec assez
de brio pour participer aux championnats nationaux, où elle décroche la deuxième place. Puis
elle décide de se réorienter. En 1980, elle déménage à Tikhvine pour suivre des études
techniques. Elle se marie trois ans plus tard et accouche en 1983 d’un garçon. Elle étudie
encore quand elle met au monde un deuxième fils, en 1986. Après sa première formation, elle
change encore d’orientation et commence des études de commerce à l’institut de Leningrad.
Lorsqu’elle le finit en 1992, elle est mariée et a deux enfants. Elle travaille d’abord dans la
distribution de produits alimentaires à Tikhvine (une chaîne de sept magasins), comme vice-
directrice. Ses parents eux aussi ont quitté Magadan et se sont installés en Ukraine. En 1997,
suite à la venue d’un nouveau directeur qu’elle considère incompétent, elle quitte l’entreprise.
La même année, elle divorce, gardant ses deux enfants à charge et décide de monter son
entreprise de vêtements haut de gamme. Elle emprunte à un proche dix mille dollars à un taux
d’intérêt de 20%, qui s’ajoute aux huit cent dollars d’économies personnelles. Elle travaille
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 92
d’abord en franchise avec une usine St-Pétersbourgeoise, et ouvre ainsi trois magasins dans
Tikhvine. Elle parvient à rembourser son crédit en un peu plus d’un an. Elle est volée à
plusieurs reprises par des toxicomanes mais refuse de plaider contre eux au procès. Petit à
petit, elle agrandit le collectif qui compte huit employés en 2001. En 2005, l’usine St-
Pétersbourgeoise, prise dans des difficultés commerciales, abandonne ses franchises et arrête
de fournir Tikhvine. N’ayant pas trouvé de directeurs convenables, T. est contrainte de fermer
deux de ses magasins.
B.
B. est né en 1959 dans la région de Moscou. Il quitte le foyer familial (ses parents, sa
grand-mère et sa sœur) pour partir faire des études de mécanicien à Leningrad. Au bout d’un
an et demi, il change d’institut et suit des cours d’ingénieur en mécanique. En 1979, il se
marie avec une étudiante en commerce, avec laquelle il a très rapidement deux enfants. Il loue
un appartement où ils vivent tous les quatre. En parallèle de ses études, il commence donc à
travailler : il répare des toits avec cinq camarades et gagne très bien sa vie, six à sept fois plus
qu’un ingénieur à cette époque. Au sortir de l’institut, il déménage dans un des kolkhozes au
nord de la région de Tikhvine, où il travaille dix ans. Il occupe, pendant six ans (jusqu’à l’âge
limite de vingt-huit ans), les fonctions de secrétaire komsomols, travail qui consistera
principalement à remplacer la main d’œuvre manquante, en aidant aux travaux manuels ou en
étant chauffeur. Les papiers administratifs, il les relègue à d’autres. En 1989 (il a trente ans),
lassé par le travail du kolkhoze, il décide, avec quatre connaissances, de créer une
coopérative d’élevage bovin (cent-quarante bœufs) sur un terrain qu’ils louent. Deux
membres avaient déjà travaillé dans l’élevage. B prend la direction du groupe. La coopérative
ayant des difficultés à être rentable, il est choisi pour partir en Finlande observer leurs
méthodes. A son retour, convaincu que le cadre soviétique ne permet pas les mêmes
prouesses, il décide d’arrêter l’élevage. La coopérative, toujours composée des cinq mêmes
hommes, se lance alors dans la construction de fournitures en bois : portes, cadres de fenêtre,
etc. Puis il investit le marché du bâtiment, et s’occupe de travaux ou de construction, avec ses
propres machines. Pendant tout ce travail dans sa coopérative, il fait participer ses jeunes
enfants aux différents travaux et les rémunère même (dès l’âge de quatre ans). Très vite, en
1990, la coopérative est dissoute : chacun part de son côté. B déménage avec sa famille à
Tikhvine, où il loue un kiosque et se lance dans des commerces en tout genre (vodka,
bonbons, etc.). Un an plus tard, il construit son premier magasin, puis il achète une maison
dans la vieille ville et la rénove pour y installer deux magasins et son bureau. Sa femme quitte
le magasin dans lequel elle travaillait et rejoint l’entreprise, où elle s’occupe des affaires
commerciales et comptables, tandis que B. se concentre sur les questions techniques. Pendant
une période, il touche un peu à la production et investit dans une machine de pate, qu’il fait
fonctionner presque non-stop tellement la demande est forte. En 1994, il a déjà ouvert neuf
magasins dans toute la région et engage cent personnes. La même année, les bandits brûlent le
bâtiment rénové dans la vieille ville. Il recommence les travaux. A la fin des années 1990, il
construit un bâtiment de trois étages dans le centre-ville et commence à louer des locaux
(notamment à une chaîne connue de produits alimentaires). C’est le début d’un retrait
progressif du commerce vers l’immobilier. Ses deux enfants ont progressivement intégré
l’entreprise. Son fils a repris et développé l’activité de construction. Sa fille a dirigé un temps
un des magasins avant d’ouvrir son propre commerce dans le bâtiment construit par son père.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 93
V&K
V&K se sont mariés en 1993. K est né en 1970 et V en 1973. 1993 est également l’année
de naissance de leur fils, et l’année où V échoue au concours d’entrée de l’institut de
Leningrad, tandis que K vient de finir trois ans de service militaire et a commencé des études
à l’institut. K cherche alors un travail pour nourrir sa nouvelle famille : il en trouve quatre,
quatre petits boulots qu’il enchaîne jusqu’à la fin de ses études. Très sportif, il est, entre autre,
gardien, une nuit sur deux, et entraîneur sportif. De son côté, la mère de V lui a arrangé un
travail à Transmach, ce qui lui permet de suivre en plus des cours d’ingénieur à l’institut géré
par l’usine. A la fin de leurs études respectives, en 1996, K&V décident de monter leur
entreprise à deux. Ils empruntent deux cent dollars à un ami qui possède un kiosque, qui ne
fixe ni échéance ni intérêt. Ils choisissent le thème du sport, désireux de ne pas faire
uniquement du commerce mais de trouver un travail plaisant. K est introduit dans le milieu du
sport de Saint-Pétersbourg, grâce notamment à son job d’entraîneur. Pour commencer sans
trop d’investissement, ils vendent de la nourriture destinée aux sportifs dans un minuscule
local du centre-ville de Tikhvine, qu’ils louent pour presque rien. K a vingt-six ans, V en a
vingt-quatre, et leur fils a à peine trois ans. Dans les premiers temps, K continue à travailler à
côté, et V est vendeuse au magasin. Ils sont en plus soutenus financièrement par le père de K,
qui a un emploi stable dans le bâtiment. V et K suivent également quelques cours de
commerce. Pendant les quatre ou cinq premières années, K compte méticuleusement chaque
centime. Ils diversifient peu à peu leur vente dans les vêtements et accessoires de sport. Ils
ressentent alors le besoin de s’étendre, et achètent un bâtiment dans lequel ils installent un
magasin de trois cent mètres carrés. Mais les crises à répétition affaiblissent le business. Celle
de 2008 a des représailles particulièrement lourdes. V&K sont lassés du business : ils vendent
leur magasin en 2010 et déménagent à Saint-Pétersbourg à l’automne 2011.
O.
O est né en 1966 à Tikhvine. Après avoir servi huit ans dans l’armée, il rentre en 1992.
Désireux d’entrer dans la police, il ne trouve pourtant aucun travail et après trois mois de
recherche, décide d’aller travailler comme vendeur dans le magasin de produits alimentaires
que sa mère dirige depuis la période soviétique. En 1995, lorsqu’elle prend sa retraite, il
devient directeur du magasin. Il supprime le syndicat d’entreprise un an après son arrivée et
commence à développer l’entreprise : il ouvre un premier magasin de matériel de construction
dans le plus gros complexe de la ville, ancien cinéma soviétique racheté par A. Il vend
également de l’électroménager, crée une chaîne, et ouvre des magasins dans deux autres villes
de la région de Tikhvine. Il développe en parallèle un commerce de voiture et ouvre des boîtes
de nuit, des bowlings. En 2009, il se présente et est élu député de la ville de Tikhvine pour
cinq ans.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 94
F.
F. est né en Biélorussie en 1946, dans une ville provinciale proche de Tchernobyl. Il fait
partie d’une fratrie de quatre enfants, nés d’un père juif musicien et d’une mère russe
institutrice. A seize ans, rêvant de devenir soldat, il décide de quitter la Biélorussie et de
rejoindre les membres de sa famille qui habitent Saint-Pétersbourg. Il se marie à vingt-quatre
ans avec une danseuse de ballet. Un an plus tard, en 1971, sa femme donne naissance à une
fille et il finit l’institut. Il part alors un an faire son service militaire. A son retour, il va
travailler à l’usine en tant qu’ « interprète technique », mais son salaire ne suffit pas à
entretenir sa famille. Il quitte donc l’usine pour aller travailler dans un « bureau de voyage »,
une agence touristique d’Etat. Il joue le soir dans un orchestre avec son frère. Un peu plus
tard, en 1977, sa femme accouche d’une deuxième fille. Il obtient un diplôme en tourisme et
un diplôme d’économie. Après cinq ans dans le tourisme, il déménage à Tikhvine, où se sont
déjà installés son frère aîné, sa tante, puis ses parents (appelés à travailler à l’usine), et va
travailler à Transmach. Il y fait une carrière fulgurante et après trois ans, dirige un collectif de
plusieurs milliers de personnes. Divorcé depuis peu, il se marie une deuxième fois à une
économiste. Lorsqu’en 1988, à la suite de l’introduction du vote des dirigeants dans les
entreprises d’Etat, un nouveau directeur est élu, en désaccord avec l’élection, il quitte l’usine.
Tout de suite, un ami de Saint-Pétersbourg lui propose de devenir vice-directeur d’une
entreprise russo-italienne. Il accepte la proposition mais ne reste qu’un an dans l’entreprise.
Convaincu de ses compétences par son expérience, il décide de se mettre à son compte. Il
retourne à Tikhvine en 1990, et commence un commerce entre Tikhvine et le Sud Caucase
(Géorgie, Abkhazie). Il leur vend du matériel de construction qu’il peut se procurer facilement
grâce au réseau qu’il s’est constitué lorsqu’il travaillait pour Transmach, et leur achète du vin
et des fruits. Il récupère à chaque fois trois fois le montant investi. Lorsque la guerre éclate
dans le Caucase, il doit cesser ce commerce. Il se lance alors dans la production de
champignons. Mais très vite, il se fait racketter par les bandits et doit également arrêter. Il
débute alors un business d’arme de chasse, et les relations qu’il noue à cette occasion avec
d’anciens soldats lui permet de ne plus avoir affaire aux bandits. En parallèle, il gère depuis le
début des années 1990 un magasin où il vend des biens de tout genre. En outre, il créé en
1992 une association d’entrepreneurs, qui tend à protéger contre les abus de l’Etat ou des
bandits. Après cinq ans d’entrepreneuriat, en 1996, il décide d’arrêter et se reconvertit en
directeur d’un business incubateur, qu’il dirige encore aujourd’hui, bien qu’à la retraite depuis
déjà cinq ans. Ses deux filles travaillent à Saint-Pétersbourg, et il a deux petits enfants.
A.
A. est né en 1967 à Tikhvine. Passionné de science-fiction, il choisit des études d’
« opérateur d’appareils cosmiques » à Saint-Pétersbourg. Il est encore étudiant lorsqu’il se
marie, à dix-neuf ans. L’année suivante, sa femme, également étudiante, accouche de leur
premier fils. A. doit entretenir sa nouvelle famille. Il profite de la loi de 1987 sur l’activité
individuelle pour organiser une sorte de petite salle de projection dans son université où il
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 95
montre les derniers films d’aventure américains. L’entrée coûte un cinquième de la bourse
étudiante. Il finit l’université en 1991. L’été 1991, il part gagner de l’argent dans une scierie,
et fait connaissance avec ses futurs employeurs, qui lui proposent, à la fin de l’été, de
travailler dans la coopérative qu’ils viennent de créer à Tikhvine, en tant que directeur
commercial. Les liens qu’il avait liés lors de ses études à Saint-Pétersbourg, ainsi que son
diplôme d’études supérieures, le rendaient légitime à leurs yeux pour cette fonction. La
coopérative coupe du bois et fabrique des planches, qu’elle échange ensuite contre de la
vodka ou d’autres biens produits en Biélorussie (« barter », troc). Enfin, elle vend ces produits
à Tikhvine. Au bout d’un an environ, A. décide de reproduire le même business hors de la
coopérative, avec un ami qui travaille également dans le bois. En 1993, il ouvre donc son
entreprise : il loue un magasin et effectue au moins un voyage par mois en Biélorussie ou en
Ukraine pour échanger le bois contre d’autres produits, aliments ou vêtements, avec deux ou
trois voitures de marchandises. Au cours de ses voyages, il se fait d’abord racketté plusieurs
fois par des « bandits » et finit un jour par refuser, coûte que coûte : il est blessé et passe un
temps à l’hôpital mais les bandits cesseront de venir à lui. Le business continue, jusqu’au
premier contrôle de l’inspection des impôts, en 1995. A cause du non paiement d’un impôt
récent sur l’alcool, cette dernière les condamne à payer une amende si lourde qu’ils sont
obligés de fermer boutique. Elle leur confisque tous leurs biens, voitures comprises. A. loue
tout de suite un petit kiosque, dans lequel il vend des habits qu’il achète à Moscou ou à Saint-
Pétersbourg. Il dégage des profits suffisants pour investir au bout de quelques mois dans un
deuxième kiosque. Ce commerce dure un peu plus d’un an. Des amis de l’université s’étaient
lancé dans la production de fenêtre en plastique à Saint-Pétersbourg, et A. décide d’ouvrir un
magasin pour en vendre, introduisant ainsi cette nouvelle technologie sur le marché de
Tikhvine. Il diversifie progressivement sa vente dans d’autres produits, alimentaires ou non.
Parmi ces produits, les surgelés se vendent bien. En 1996, un ami lui propose de se lancer
dans la production de produits surgelés. Il accepte, et créé à Tikhvine une petite usine à
l’intérieur d’une ancienne cantine désaffectée dont il loue le local, tout en continuant la vente
d’autres produits. Ils achètent quelques temps plus tard leur propre bâtiment. Le collectif
compte aujourd’hui cinquante personnes. En 2000, il achète une maison pour lui et sa famille.
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 96
ANNEXE 2 – Palette de l’informel
L’inventivité des entrepreneurs permettait d’optimiser leur profit.
T. avait commencé à faire elle-même le trajet Saint-Pétersbourg-Tikhvine pour ramener ses
commandes. Assez rapidement, pour diminuer les coûts, elle s’est appuyée sur un ami Saint-
pétersbourgeois pour mettre en place un système plus avantageux. Son ami amenait la
cargaison jusqu’à la gare routière et la confiait à différents voyageurs inconnus, contre une
somme symbolique. T. les récupérait à Tikhvine.
C. raconte comment il fut obligé d’agir lui-même de manière absurde pour contourner une
règle absurde :
« Pour qu’une entreprise ouvre un département de transport, on achète une voiture
pour l’entreprise. C'est-à-dire, l’entreprise doit ouvrir un département de transport. Ça
veut dire que nous devons conclure un accord sur cette machine avec toutes les
entreprises de voiture. On doit avoir un employé spécial pour qu’il soit autorisé sur la
ligne, un chauffeur, etc. c’est un plaisir cher. Et quand même sans transport on va nulle
part, je veux dire, donc on n’utilise pas son propre transport. Je veux dire, c’est trop de
tracas et au niveau des impôts et au niveau de l’accomplissement de toutes les
formalités nécessaires. Plus les dépenses d’essence, avec les variantes l’hiver et l’été,
etc, etc. Pour nous, c’est plus facile aujourd’hui de contracter avec n’importe quelle
entreprise qui transporte pour nous (…) c’est pas du tout juste (niepravilno) »
Recours à l’intuition pour choisir ses partenaires : T. raconte comment les relations
d’amitié sont importantes dans son business :
1
2
Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 97
« C’est très important, parce que au sein de relations amicales, lorsqu’il existe une
compréhension mutuelle complète, que l’on peut construire un business ».
Elle ajoute qu’elle n’aime travailler que s’il n’y a aucune « énergie négative », sans quoi elle
perd toute motivation. B. a intégré toute sa famille à son business, privilégiant ainsi des
critères différents de celui de la compétence.
Inventivité dans le business pour se sortir des mauvaises situations : nous renvoyions
au mémoire lui-même, dans lequel nous décrivons en détail deux exemples donnés par F. Le
premier concerne un commerce de sucre confronté au problème des bandits, le second un
commerce de cigarette mis en péril par de nouveaux quotas entre l’Ukraine et la Russie.
Utilisation de la violence pour son business. Nous n’avons qu’un seul exemple, celui de
B. usant de violence pour se faire justice lui-même. De même que pour l’utilisation abusive
de relations, les entrepreneurs furent discrets à ce sujet.
Contourner les devoirs vis-à-vis de l’Etat Evasion fiscale :
V&K « Nous ne payions presque aucun impôt. On remplissait la déclaration comme
si on avait gagné zéro.
- et l’inspection ?
- Tout était simplement hors de contrôle, sans documents, sans rien. Et quand nous
faisions notre déclaration, nous faisions des faux documents (arnaque) (…) et c’était
impossible pour eux de vérifier. Eux aussi ils apprenaient tout. A ce moment, quand on
commençait, y avait seulement 4 hommes. Ils étaient assis dans leur bureau et c’était
tout : comment ils auraient pu ? »
Non respect des normes : A. raconte comment il joue avec la chance et l’instinct dans son
rapport aux règles.
Magouilles pour minimiser les impôts dans les règles :
F. connaît très bien la loi et choisit des contrats intéressant vis-à-vis des devoirs envers
l’Etat. Il encourage les nouveaux entrepreneurs à engager plutôt de la main d’œuvre sous la
forme de « free-lance », qui dispense de tous les impôts sociaux. En outre, il explique
comment son incubateur, qui appartient à une structure sociale, a une personnalité juridique
différente de tous les autres. Il a réussi à l’imposer et elle lui permet également de payer
moins d’impôt.
La frontière entre le légal et l’illégal est rendue floue par ses pratiques
C. « il existe des mécanismes, euh…, par exemple nous agissons selon la loi, nous
nous efforçons dans tous les cas, parce que on n’a pas non plus envie…euh…disons, de
se faire prendre par l’inspection des impôts et par exemple de perdre son business,
d’accord ? on a honte de son travail…et donc il y a des mécanismes que nous
cherchons dans la loi et qui permettent d’alléger la base des impôts. C’est en quelque
sorte plutôt illégal…enfin quoi, illégal ? on peut le comprendre différemment. (…)C’est
au tribunal d’en juger au bout du compte.
Surmonter les barrières au business
Pots-de-vin d’A. (dans le fonctionnement quotidien de son entreprise), de C. (pour obtenir
son terrain)
Relations avec les bandits et l’administration décrites en seconde partie du mémoire
Utiliser son réseau pour construire son entourage professionnel : F. et ses contacts à
Transmach, A. et ses amis de Saint-Pétersbourg…
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Bikard Marine – “Entreprendre après la chute de l’URSS” – Juillet 2011 98
Utiliser son réseau pour se financer faute de pouvoir passer par la banque :
- C. et l’aide de ses amis et parents
- F et son ami pour obtenir un premier bien à vendre
- T. et le membre de sa famille qui lui prête avec intérêt
- V&K et leur ami entrepreneur qui leur prête sans intérêt deux cent dollars.
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