alexandre grothendieck...géométre misha gromov 3 décrit ainsi l’originalité de la maïeutique...

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1 Alexandre Grothendieck Eléments de biographie « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ». René Char, Fureur et mystère Alexandre Grothendieck fut l’un des plus grands mathématiciens du 20 ème siècle. L’irruption de cet autodidacte dans le monde mathématique, en 1949, ses contributions décisives en analyse fonctionnelle et en géométrie algébrique au cours de vingt années de création ininterrompue, sa rupture spectaculaire avec le monde mathématique, en 1970, et sa longue retraite, ont fait de lui un personnage mythique : Grothendieck fut un génie solitaire au destin romanesque, comme la science pure aime à en produire, de temps en temps, depuis trois millénaires : Evariste Galois, Albert Einstein, Srinivasa Ramanujan, Ettore Majorana, Alan Turing, Stephen Hawking, Grigori Perelman… Solitaire, vraiment ? Oui et non… L’étudiant qui débarqua à Paris un jour de 1949 avec, pour tout bagage en poche, une licence de la faculté de Montpellier et un aplomb phénoménal, que serait-il devenu sans l’accueil bienveillant et l’influence séminale des mathématiciens qui l’accueillirent et le formèrent aux mathématiques modernes, ses aînés, Henri Cartan, Jean Dieudonné, Claude Chevalley, Laurent Schwartz, et même André Weil qui ne l’aimait pas, et ses pairs, au premier rang desquels ce formidable passeur de Jean- Pierre Serre ? Alexandre Grothendieck fut l’enfant prodige, et l’enfant prodigue, des Bourbaki. Les mathématiques de pointe sont une aventure collective, une création collective cultivée par des solitaires. Et lorsque vingt ans plus tard il quitta la « scène » mathématique pour répondre à l’appel de l’écologie radicale et du pacifisme libertaire, de la littérature et de la méditation, du mysticisme et du millénarisme, et au fond, à la mémoire de ses parents, Grothendieck entra tout à la fois dans l’anonymat et dans la légende. Il cessa d’être l’un des leurs, pour devenir l’un de nous. Nous n’avons pas fini d’entendre parler de lui. Il y a cent façons de faire des mathématiques. Parce qu’elles recouvrent des domaines très variés, mais aussi parce que les mathématiciens ont des méthodes de travail, des styles très différents, or « le style, c’est l’homme même », a dit Buffon. Et puis, chaque époque a ses modes - eh oui, il y a des modes en mathématiques comme ailleurs, il suffit pour s’en convaincre de lire les énoncés de problèmes dans les manuels scolaires à différentes époques. Il y a les intuitifs et les rigoureux, les constants et les touche-à-tout, les continuateurs et les novateurs, les bricoleurs et les théoriciens, les amoureux des nombres et les amoureux des formes, ceux qui résolvent les problèmes en les particularisant et ceux qui les résolvent en les généralisant. Quoi de commun, par exemple, entre Erdös 1 et Grothendieck ? Le premier s’est attaqué à des problèmes concrets et ardus, sans souci de généralité ; il fut l’archétype des « bricoleurs » féconds. Le second fut l’archétype des « structuralistes-conceptualisateurs » des années 1950-60. Pour lui les mathématiques 1 Paul Erdös (1913-1996) fut le mathématicien le plus prolifique de son temps : il a signé 1475 articles, et cosigné des articles avec près de 500 collègues. Le nombre d’Erdös de Erdös est 0, les matheux ayant cosigné un article avec lui ont pour nombre d’Erdös 1, ceux qui ont cosigné un article avec les précédents ont pour nombre d’Erdös 2, etc. En termes savants, si M est la communauté mathématique, et A l’ensemble des paires de mathématiciens ayant cosigné un article, le nombre d’Erdös d’un mathématicien est sa distance géodésique à Erdös dans le graphe G = (M, A). Le nombre d’Erdös de Grothendieck est élevé : 5.

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    Alexandre Grothendieck Eléments de biographie

    « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience ».

    René Char, Fureur et mystère

    Alexandre Grothendieck fut l’un des plus grands mathématiciens du 20ème siècle. L’irruption de cet autodidacte dans le monde mathématique, en 1949, ses contributions décisives en analyse fonctionnelle et en géométrie algébrique au cours de vingt années de création ininterrompue, sa rupture spectaculaire avec le monde mathématique, en 1970, et sa longue retraite, ont fait de lui un personnage mythique : Grothendieck fut un génie solitaire au destin romanesque, comme la science pure aime à en produire, de temps en temps, depuis trois millénaires : Evariste Galois, Albert Einstein, Srinivasa Ramanujan, Ettore Majorana, Alan Turing, Stephen Hawking, Grigori Perelman…

    Solitaire, vraiment ? Oui et non… L’étudiant qui débarqua à Paris un jour de 1949 avec, pour tout bagage en poche, une licence de la faculté de Montpellier et un aplomb phénoménal, que serait-il devenu sans l’accueil bienveillant et l’influence séminale des mathématiciens qui l’accueillirent et le formèrent aux mathématiques modernes, ses aînés, Henri Cartan, Jean Dieudonné, Claude Chevalley, Laurent Schwartz, et même André Weil qui ne l’aimait pas, et ses pairs, au premier rang desquels ce formidable passeur de Jean-Pierre Serre ? Alexandre Grothendieck fut l’enfant prodige, et l’enfant prodigue, des Bourbaki. Les mathématiques de pointe sont une aventure collective, une création collective cultivée par des solitaires. Et lorsque vingt ans plus tard il quitta la « scène » mathématique pour répondre à l’appel de l’écologie radicale et du pacifisme libertaire, de la littérature et de la méditation, du mysticisme et du millénarisme, et au fond, à la mémoire de ses parents, Grothendieck entra tout à la fois dans l’anonymat et dans la légende. Il cessa d’être l’un des leurs, pour devenir l’un de nous. Nous n’avons pas fini d’entendre parler de lui.

    Il y a cent façons de faire des mathématiques. Parce qu’elles recouvrent des domaines très variés, mais aussi parce que les mathématiciens ont des méthodes de travail, des styles très différents, or « le style, c’est l’homme même », a dit Buffon. Et puis, chaque époque a ses modes − eh oui, il y a des modes en mathématiques comme ailleurs, il suffit pour s’en convaincre de lire les énoncés de problèmes dans les manuels scolaires à différentes époques. Il y a les intuitifs et les rigoureux, les constants et les touche-à-tout, les continuateurs et les novateurs, les bricoleurs et les théoriciens, les amoureux des nombres et les amoureux des formes, ceux qui résolvent les problèmes en les particularisant et ceux qui les résolvent en les généralisant. Quoi de commun, par exemple, entre Erdös 1 et Grothendieck ? Le premier s’est attaqué à des problèmes concrets et ardus, sans souci de généralité ; il fut l’archétype des « bricoleurs » féconds. Le second fut l’archétype des « structuralistes-conceptualisateurs » des années 1950-60. Pour lui les mathématiques

    1 Paul Erdös (1913-1996) fut le mathématicien le plus prolifique de son temps : il a signé 1475 articles, et cosigné des articles avec près de 500 collègues. Le nombre d’Erdös de Erdös est 0, les matheux ayant cosigné un article avec lui ont pour nombre d’Erdös 1, ceux qui ont cosigné un article avec les précédents ont pour nombre d’Erdös 2, etc. En termes savants, si M est la communauté mathématique, et A l’ensemble des paires de mathématiciens ayant cosigné un article, le nombre d’Erdös d’un mathématicien est sa distance géodésique à Erdös dans le graphe G = (M, A). Le nombre d’Erdös de Grothendieck est élevé : 5.

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    étaient une science conceptuelle : en appliquant à ses domaines de recherche les méthodes toutes récentes de la théorie des catégories, il inventa des concepts aux vastes pouvoirs d’intelligibilité, et posa les fondations de théories nouvelles, laissant à ses élèves et à ses continuateurs le soin de bâtir les murs, les pièces, les étages, le toit... Selon lui « pour résoudre les problèmes, il suffit de les laisser se dissoudre dans une marée montante de théories générales ». Laissons la parole à David Mumford et John Tate 2 : « Les mathématiques devinrent de plus en plus abstraites et générales au fil du 20e siècle, et Alexander Grothendieck fut le plus grand maître de cette tendance. Son grand talent était d’éliminer toutes les hypothèses inutiles et de creuser un thème si profondément que sa structure interne la plus abstraite se révèle – puis, tel un magicien, de montrer comment la solution de vieux problèmes en découlait de manière directe, maintenant que leur nature véritable avait été révélée. Son endurance et son intensité étaient légendaires. Il travaillait pendant de longues heures, transformant totalement le domaine de la géométrie algébrique et ses relations avec la théorie algébrique des nombres. Il était considéré par de nombreuses personnes comme le plus grand mathématicien du 20ème siècle ». Le grand géométre Misha Gromov 3 décrit ainsi l’originalité de la maïeutique de Grothendieck : « Il a introduit une nouvelle manière de penser, importante non seulement pour les mathématiciens, mais pour toute la pensée humaine. C’est une manière de penser où l’on commence par rassembler les choses simples, les choses absolument évidentes. Pour Alexandre Grothendieck, le plus important était toujours quelque chose que l’on a sous les yeux. Et son génie consistait en partie à saisir le potentiel créatif de ces choses absolument évidentes, que n’importe qui d’autre aurait négligé. Alors que lui s’arrêtait à cela, le formalisait et en faisait quelque chose d’extraordinaire. »

    La décision prise par Alexandre Grothendieck d’abandonner la recherche mathématique, il y a cinquante ans, fut un acte isolé, la protestation isolée d’un écorché vif contre la main-mise grandissante du complexe militaro-industriel sur la recherche théorique. Avec le recul du temps, cette décision prend tout son sens : ce Don Quichotte fut un lanceur d’alerte avant la lettre. En effet, au cours des années 1970, l’Histoire des sciences a tourné la page des mathématiques abstraites pour ouvrir celle des mathématiques concrètes, et aussi, hélas, des mathématiques mercenaires, le monde du 0-1, l’algorithmique au service d’on ne savait quoi − maintenant, on sait. Cependant, contrairement à ce qu’a écrit Grothendieck, son nom et son œuvre ne sont pas tombés dans l’oubli : ses visions, ses théories, ont pris corps, et bien des lauréats de la médaille Fields lui ont rendu hommage.

    Acte isolé, ai-je dit… Oui, et non. Oui, par sa radicalité singulière, mais depuis de longtemps déjà, lors de la Première guerre mondiale et après la Seconde, plusieurs scientifiques de renom ont alerté sur les dangers d’une science mercenaire. En 1915, le mathématicien anglais Godfrey Hardy déclare : « Une science est dite utile si son développement tend à accentuer les inégalités dans la distribution des richesses, ou bien favorise plus directement la destruction de la vie humaine » ; son ami logicien Bertrand Russell est renvoyé l’année suivante du Trinity College pour ses prises de position pacifistes avant de faire six mois de prison en 1918. Après Hiroshima et Nagasaki, le physicien Robert Oppenheimer s’oppose au développement des armes thermonucléaires. Les guerres modernes sont menées par des scientifiques, mathématiciens, physiciens,

    2 David Mumford (Worth, Sussex, 1937), élève d’Oscar Zariski, mathématicien américain connu pour ses travaux en géométrie algébrique et théorie de la vision, médaille Fields en 1974. prix Wolf en 2008. John Tate (Minneapolis, 1925 – Lexington, 2019), mathématicien américain, spécialiste de la théorie algébrique des nombres, prix Wolf 2002, prix Abel 2010. 3 Mikhaïl Gromov (Boksitogorsk, 1943), prix Abel 2009 « pour ses contributions révolutionnaires en géométrie », est professeur émérite à l’IHES.

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    chimistes. Grothendieck inscrit explicitement sa contestation dans ce mouvement critique, mais il lui donne une force nouvelle en dénonçant un autre aspect des choses : la science n’est pas seulement mise au service de l’armement, elle contribue aussi à la destruction de l’environnement. Nous y sommes.

    Un grand scientifique considérant la recherche scientifique comme un divertissement pascalien, et l’abandonnant pour se consacrer à des tâches jugées plus urgentes et plus hautes, voilà un fait sans précédent dans l’histoire des sciences − sans autre précédent peut-être que Blaise Pascal lui-même. Mais à ce premier scandale, Grothendieck en ajouta un autre : se consacrer à l’écriture de soi. « Parler de soi est comme une indécence », a écrit Henri Alleg : ce qui vaut pour les militants vaut aussi pour les philosophes et les scientifiques. Cachant leurs émotions et leurs fêlures, les philosophes ne doivent-ils pas cultiver jour après jour la patience du concept, quand leurs frères scientifiques ne doivent s’intéresser qu’aux lois expérimentales ou déductives ? A-t-on jamais vu un mathématicien raconter sa vie, s’adonner aux plaisirs impudiques du « je »? Eh bien c’est précisément cela que va faire l’ancien « magicien des foncteurs », en bouclant des boucles de mémoire dans la seconde partie de sa vie.

    Si toutes nos vies sont des romans, que dire de la vie, ou plutôt des vies successives, de cet ermite pythagoricien, parlant à ses plantes dans sa bergerie, et remplissant des pages de dessins et de diagrammes tels celui-ci :

    Mère _____Dieu-bon_________ Père

    | | Dieu-yin | Dieu | Dieu-yang | |

    Lucifera ______________________ Lucifer

    Dieu-ombre Cette notice chronologique, rédigée en compilant des sources diverses, contient une riche matière romanesque. Cette compilation m’a beaucoup appris, non pas en mathématiques (les mathématiques de Grothendieck me dépassent, mais je suis heureux que plusieurs élèves aient pu s’en approcher, tant en analyse fonctionnelle qu’en géométrie algébrique), mais sur l’histoire tragique du mouvement anarchiste. Une étude thématique serait plus pertinente. A quand un biopic, ou une série ? Quant à une biographie d’ensemble, elle semble pour l’instant hors de portée. Pourrait-elle d’ailleurs n’avoir qu’un seul auteur ? 4

    Pierre-Jean Hormière

    4 Si j’en crois le Grothendieck circle, une biographie en 4 parties est en cours de rédaction, par Winfried Scharlau, professeur de mathématiques émérite à l’université de Münster, et Leila Schneps, directrice de recherche au CNRS.

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    Les pères fondateurs

    « De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tant de siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

    Blaise Pascal, Préface sur le Traité du vide (ca 1651) 1637. René Descartes5 et Pierre de Fermat6 fondent conjointement la géométrie analytique. Les coordonnées cartésiennes permettent de traduire systématiquement toute relation géométrique entre les points du plan ou de l’espace, en une relation entre les coordonnées de ces points. La géométrie algébrique et la géométrie différentielle naissent simultanément : la première s’intéresse aux propriétés algébriques des courbes définies par des équations polynomiales, la seconde s’intéresse aux propriétés différentielles de toutes les courbes, algébriques ou non (dites mécaniques, ou, plus tard, transcendantes).

    1639. Girard Désargues7 publie Brouillon project d’une atteinte aux événemens des rencontres du cône avec un plan. Cherchant à donner une fondement mathématique aux méthodes de la perspective utilisées par les peintres et les architectes, Désargues arrive à une conception claire de l’adjonction au plan usuel d’une « droite de l’infini », grâce à l’usage systématique de la projection centrale. La géométrie projective est née.

    1640. Le Brouillon Project est peu diffusé, mais un génie de seize ans, Blaise Pascal 8, en tire partie et prolonge ses idées en démontrant le célèbre théorème dit de « l’hexagramme mystique », qui figure dans son Essai pour les coniques. Si l’on place son œil au sommet d’un cône, les sections planes de ce cône, ellipses, paraboles, hyperboles, sont des figures équivalentes.

    1659. En février, Blaise Pascal abandonne tout travail scientifique. Tiens, tiens…

    René Descartes Blaise Pascal

    1676. Dans une étude menée en 1676 mais publiée en 1704, Newton 9 classifie les cubiques (72 types rangés en 4 classes).

    1684. Leibniz 10 écrit : « Les Anciens se refusaient en effet à employer des courbes de degré élevé et considéraient comme Mécaniques les solutions fournies par elles. Descartes

    5 René Descartes (La Haye-en-Touraine, 31 mars 1596 – Stockholm, 11 février 1650) 6 Pierre de Fermat (Beaumont-de-Lomagne, ca 1605 – Castres, 12 janvier 1665) 7 Girard Désargues (Lyon, 21 février 1591 – Lyon, octobre 1661) 8 Blaise Pascal (Clermont-en-Auvergne, 19 juin 1623 – Paris, 19 août 1662) 9 Isaac Newton (manoir Woolsthorpe, 25 décembre 1642 – Kensington, 31 mars 1727)

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    le leur reprocha, et reçut dans la Géométrie toutes les courbes dont une équation Algébrique, de degré bien déterminé, pût exprimer la nature. Grand bien lui en prit ; mais il retomba dans la même faute en bannissant de la Géométrie, et en décrétant Mécaniques, sous prétexte que naturellement il ne parvenait pas à les réduire en équations exploitables par ses propres procédés, une infinité d’autres courbes, qu’on peut pourtant exprimer tout aussi rigoureusement. Il faut noter qu’en réalité de telles courbes, telle la Cycloïde, la Logarithmique ou autres du même type, dont les applications sont immenses, peuvent également être représentées par un calcul d’équations, et même d’équations finies, non pas Algébriques bien sûr, de degré déterminé, mais de degré indéfini, c’est-à-dire transcendant ; on peut donc les soumettre au calcul aussi bien que les autres, même si le calcul en question n’est pas de même nature que celui couramment pratiqué. Il en résulte trois sortes de grandeurs, rationnelles, algébriques et transcendantes. L’origine des grandeurs algébriques est l’ambiguïté d’un problème, c’est-à-dire sa multiplicité [...] mais l’origine des grandeurs transcendantes c’est l’infinité. »

    1764. Le français Etienne Bézout11 énonce un théorème sur le nombre de points d’intersection de deux courbes algébriques, et le démontre partiellement. (voir ci-après).

    Comme toutes les idées nouvelles, la géométrie analytique a mis du temps à s’imposer. Certains géomètres n’ont pas admis cette intrusion de l’algèbre dans leur discipline, et affirmèrent l’autonomie, voire le primat, de la géométrie, en développant des raisonne-ments rigoureux mais sans calculs. Cependant, cette « géométrie pure », encore défendue par Poncelet et Steiner au début du XIXe siècle, finit par se rapprocher de l’algèbre, qui, entre-temps, s’était développée, conduisant à un double processus d’algébrisation de la géométrie et de géométrisation de l’algèbre. Cette synthèse nouvelle, ou plutôt ces synthèses successives, aboutiront bien plus tard aux travaux de Grothendieck.

    Un exemple simple, mais éclairant, est celui-ci : en combien de points se coupent deux cercles distincts dans le plan ? On « voit bien » qu’ils se coupent en 0, 1 ou 2 points dans le plan affine réel, selon leurs dispositions relatives (figure ci-dessous). Cela se « voit », et peut se démontrer par le calcul. Si l’on veut éviter cette discussion, il faut se placer dans le plan affine complexe, et admettre les points doubles ; alors deux cercles distincts se coupent toujours en deux points, réels ou « imaginaires ». Plus généralement deux ellipses distinctes se coupent en 0, 1, 2, 3 ou 4 points dans le plan affine réel, mais si l’on se place dans le plan complexe, elles se coupent en 4 points réels ou non. Or les cercles sont des cas particuliers d’ellipses, deux cercles distincts se coupent donc en 4 points au lieu de 2. Où sont les deux points manquants ? Eh bien, ce sont les fameux « points cycliques », qui sont situés sur la « droite de l’infini ». De l’infini ? Bizarre ! un cercle est une courbe bornée, il ne contient pas de points à l’infini ! Bornée, oui… dans le plan affine réel, mais pas dans le plan affine complexe, puisqu’il contient aussi des hyperboles. Si donc on se place dans le plan projectif complexe, deux cercles distincts se coupent toujours en 4 points, parmi lesquels les points cycliques. En géométrie, il y a « voir » et « voir », il y a autant de géométries que de façons de « voir ». A la fin du XIXe siècle, disons à l’époque de la grande école de géométrie algébrique italienne, le cadre « naturel » de la géométrie algébrique était devenu le plan, ou l’espace, projectifs complexes. Cadre naturel, mais déjà fort abstrait !

    10 Gottfried Wilhelm Leibniz (Leipzig, 1 juillet 1646 – Hanovre, 14 novembre 1716), cité dans Gilles Godefroy, L’aventure des nombres (Odile Jacob, 1997), p. 78. 11 Etienne Bézout (Nemours, 31 mars 1730 – Basses Loges, Avon, 27 septembre 1783)

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    Le premier résultat profond de la géométrie algébrique est le célèbre théorème de Bézout12 : Soient deux polynômes P et Q ∈ C[X, Y] de degrés respectifs m et n, C et C’ les courbes algébriques d’équations respectives P(x, y) = 0 et Q(x, y) = 0. Le théorème de Bézout affirme que, si P et Q sont premiers entre eux dans C[X, Y], alors les courbes C et C’ se coupent en au plus m.n points. Il affirme même, dans sa version forte, que ces courbes se coupent en exactement m.n points, à condition de se placer dans un cadre projectif (autrement dit d’admettre des points d’intersection à l’infini) et de compter chaque point d’intersection avec son « ordre de multiplicité d’intersection »… autant de notions qu’il faut définir rigoureusement.

    Mort à Venise 1826. 17 septembre, naissance de Georg Friedrich Bernhard Riemann à Breselens, village de la commune de Jamein (Hanovre).

    1829. 6 avril, mort de Niels Abel, à Fröland (Norvège), à 26 ans, de « consomption ».

    1832. Le 29 mai, Evariste Galois envoie une longue lettre à son ami Auguste Chevalier. Il récapitule les résultats qu’il a obtenus dans la théorie des équations algébriques et les fonctions elliptiques, et annonce sa découverte d’une « théorie de l’ambiguïté ». Blessé en duel le lendemain matin, il meurt le surlendemain à l’hôpital Cochin.

    1828-1840, le mathématicien et physicien Julius Plücker (1801-1868) étudie les courbes algébriques et classifie les quartiques. Auguste Ferdinand Möbius (1790-1868), Julius Plücker et Arthur Cayley (1821-1895) donnent à la géométrie projective une base solide grâce à l’introduction des coordonnées homogènes, qui la rattachent à la géométrie algébrique.

    1839. 9 décembre, naissance de Gustav Roch, à Dresde.

    1851. En décembre, Riemann soutient à Göttingen, devant Gauss, sa thèse intitulée Grundlagen fûr allgemeine Theorie der Functionen einer veränderlichen complexen Grösse, qui jette les bases de la topologie moderne.

    1854. 10 juin, Riemann passe sa thèse d’habilitation, dans laquelle il fonde la géométrie riemanienne. En 1855, Dirichlet succède à Gauss à la tête du département de mathé-matiques de Göttingen. Le 30 juillet 1859, Riemann succède à Dirichlet. C’est l’année où il formule l’hypothèse de Riemann.

    12 Ce théorème fut conjecturé par MacLaurin en 1720, et démontré par Léonhard Euler sur quelques cas particuliers. Etienne Bézout, auteur d’un Cours de mathématiques à l’usage des gardes du pavillon et de la marine, et d’une Théorie générale des équations algébriques (1779) fut le premier à démontrer le résultat en 1764 dans le cas où il n’y a que des racines uniques. La première preuve complète semble être celle de Georges-Henri Halphen (Rouen, 1844 – Versailles, 1889), dans les années 1870. Un siècle ne fut pas de trop pour clarifier ces idées ! L’histoire des mathématiques abonde en exemples de ce genre : les grands théorèmes sont énoncés longtemps avant d’être démontrés, leur démonstration s’étale sur plusieurs dizaines d’années, au cours desquelles l’énoncé se précise peu à peu. Il en sera de même du théorème de Riemann-Roch.

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    1863. 28 mai, Gustav Roch passe son doctorat Über die Darstellung von Functionen dreier Variablen durch Potentialausdrücke. 20 août, naissance de Corrado Segre, à Saluzzo. Spécialiste de géométrie algébrique, il sera professeur à Turin, comme son collègue Giuseppe Peano. 13 octobre, Roch présente sa thèse d’habilitation sur les fonctions abéliennes à l’université de Halle. Soutenu par Edouard Heine, il est nommé Privatdozent à Halle.

    Bernhard Riemann (1826-1866) Gustav Roch (1839-1866)

    1864. Gustav Roch écrit son article le plus célèbre, « Über die Anzahl der willkürlichen Constanten in algebraischen Functionen », qui paraît en 1865 dans le Journal de Crelle. Cet article contient le théorème connu depuis sous le nom de « théorème de Riemann-Roch ». Il relie le genre topologique d’une surface de Riemann aux propriétés algébriques de cette surface. Originellement développé dans la théorie des fonctions analytiques, il est ainsi dénommé par Max Noether et Alexander von Brill dans un article de 1874. La démonstration fut mise en question par Weierstrass, qui trouva un contre-exemple dans un des outils de la démonstration de Riemann, le principe de Dirichlet. En 1882, Richard Dedekind et Heinrich Weber en donnent une preuve entièrement nouvelle, fondée sur la théorie des idéaux. Puis Hilbert démontre rigoureusement le principe de Dirichlet pour une classe spécifique de fonctions, justifiant la preuve donnée par Riemann. Le théorème de Riemann-Roch sera étendu aux courbes algébriques en 1929, puis repris dans les années 1950 par Hirzebruch et Grothendieck.

    1865. 14 août, naissance de Guido Castelnuovo, à Venise. Il fera ses études à Padoue sous Giuseppe Veronese, puis à Rome sous Luigi Cremona (1830-1903).

    1866. 20 juillet, mort de Bernhard Riemann à Selasca, hameau de Verbania, au bord du lac Majeur, à 39 ans. La consomption, encore. Il est enterré au cimetière de Biganzolo. 21 août, grâce au soutien d’Edouard Heine, Gustav Roch est nommé professeur extra-ordinaire à l’université de Halle-Wittenberg, mais, soudain, sa santé vacille. 13 octobre, il obtient un congé spécial. Il est dispensé de cours et se rend à Venise. 21 novembre, mort de Gustav Roch, à Venise, à 26 ans. La consomption, toujours…

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    Deux anarchistes au grand vent de l’Histoire : Sacha et Hanka

    1871. 5 janvier, naissance de Federigo Enriques, à Livourne. Le mathématicien prussien Alfred Clebsch (1833-1872) introduit et étudie une surface cubique non singulière dans le plan projectif P4, contenant 27 droites réelles, et dont le groupe de symétries est isomorphe au groupe SSSS5 d’ordre 120. C’est, à isomorphisme près, la seule surface cubique possédant ce groupe d’automorphismes. Clebsch meurt de la diphtérie l’année suivante.

    Voir, tout est là… N’est ici représentée qu’une partie de la surface de Clebsch, la partie réelle, sans les points à l’infini. Dans les années 1920, les points seront remplacés par des idéaux premiers d’anneaux de polynômes, et dans les années 1950, par des flèches...

    1875. Naissance de Pavel Dmitrievitch Tourtchaninov, dit Lev Tcherny, futur théoricien de l’anarchisme, activiste et poète, figure importante de la Révolution russe. 26 juillet, naissance de Carl Gustav Jung, à Kesswill (canton de Thurgovie, Suisse).

    1877. Naissance de Herman Hesse, à Calw (Wurtemberg).

    1879. Naissance de Francesco Severi, à Arezzo. Il deviendra le chef de file de l’école de géométrie algébrique italienne, et le professeur d’Oscar Zariski.

    1882. 8 août, naissance d’Onofrio Gilioli , à Rovereto di Novi (Modène, Italie). 11 août, naissance de Vsevolod Mikhaïlovitch Eichenbaum, dit Voline, à Voronej.

    1885. Naissance de Maria Grigorievna Nikiforova , à Alexandrovsk (auj. Zaporijia), en Ukraine. Elle est la fille d’un officier et héros de la guerre russo-turque de 1877-78. 6 août, naissance du moine bouddhiste japonais Nichidatsu Fujii , à Aso.

    1886. Naissance d’un canular. « Nicolas naît en 1886 à Cucuteni en Moldavie. Son nom veut dire « celui qui frappe en premier ». Après des études à l’université de Kharkov, il obtient une bourse et suit les cours d’Henri Poincaré à Paris et ceux de David Hilbert à Göttingen. En 1910, il soutient sa thèse à Kharkov, malheureusement ce travail disparaît lors de l’invasion allemande. En 1917, Nicolas Bourbaki est nommé membre de l’académie royale de Poldévie. Hélas, la guerre civile qui déchire le pays l’oblige à fuir, et en 1920 il se réfugie en Iran… »

    1888. 26 octobre, naissance de Nestor Ivanovitch Makhno à Houliaïpole (oblast de Zaporijia), en Ukraine.

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    1889. 11 octobre (ou 6 août 1890 ?), naissance d’Alexander (dit Sacha) Shapiro 13, père d’Alexandre Grothendieck, à Novozybkov, dans l’oblast de Briansk, en Ukraine, dans une famille de la classe moyenne juive, pratiquante, qui parlait yiddish et a connu les pogroms. L’un de ses grands-pères était rabbin.

    1890. Naissance de Giacomo Albanese, à Geraci Siula près de Palerme. Il fera de la géométrie algébrique.

    1892. 30 mars, naissance de Stefan Banach, à Cracovie. Il deviendra l’un des grands mathématiciens polonais de l’entre-deux-guerres, l’un des pères-fondateurs de l’analyse fonctionnelle du 20ème siècle. S’il mourra quatre ans avant que Grothendieck ne devienne mathématicien, il y a un théorème de Banach-Grothendieck.

    1897. Août, premier Congrès international des mathématiciens, à Zürich. Les organi-sateurs sont l’italien Luigi Cremona, l’allemand Felix Klein, le suédois Gosta Mittag-Leffler et le russe Andreï Markov ; il regroupe 208 mathématiciens venus de 16 pays.

    1898. 3 mars, naissance du grand mathématicien Emil Artin , à Vienne. 8 juillet, naissance de Marie Jeanne Picqueray, dite May Picqueray, à Savenay (Loire-Atlantique). Cette militante anarcho-syndicaliste et figure importante de l’antimili-tarisme libertaire croisera plus tard la route de Sacha Shapiro…

    1899. 24 avril, naissance d’Oscar Zariski, à Kobryn (Biélorussie), dans une famille juive. Il sera l’un des pères-fondateurs de la géométrie algébrique moderne. 26 avril, naissance de Wolfgang Krull , à Baden Baden. Il sera un spécialiste de l’algèbre commutative.

    1900. 19 juin, naissance de Léon Motchane, à Saint-Pétersbourg, dans une famille russe et helvétique. Du 6 au 12 août, deuxième Congrès international des mathématiciens à Paris. David Hilbert énonce une liste de 23 problèmes célèbres non résolus, connus maintenant sous le nom de problèmes de Hilbert, et qui ont effectivement la recherche au cours du XXe siècle (certains sont toujours non résolus). Dans son exposé liminaire « Sur les problèmes futurs des mathématiques », qui mériterait d’être cité ici en entier, Hilbert dit ceci :

    « A mon avis du moins, la particularisation joue, dans les problèmes mathématiques, un rôle plus important que la généralisation. Quand nous cherchons en vain la réponse à une question, l’insuccès, la plupart du temps, tient peut-être à ce que nous n’avons pas encore résolu ou à ce que nous avons résolu seulement d’une manière incomplète des problèmes plus simples que celui en question. Tout revient alors à dégager ces problèmes plus faciles et à les résoudre avec des arguments aussi parfaits que possible, et à l’aide de concepts susceptibles de généralisation. Cette manière de procéder est un des plus puissants leviers pour vaincre les difficultés mathématiques, et il me semble qu’on l’utilise presque toujours, bien que peut-être inconsciemment. »

    Sans le savoir, Grothendieck prit plus tard à contre-pied ce conseil heuristique de Hilbert −−−− largement partagé par la communauté mathématique −−−−, préférant la généra-lisation à la particularisation pour surmonter les obstacles, et illustrant ce jugement de Pierre Cartier : « Ses méthodes n’auraient pas dû marcher ».

    21 août, naissance de Johanna (dite Hanka) Grothendieck, à Blankenese, près de Hambourg. Elle est la fille de Albert et Anna Grothendieck, protestants, membres de

    13 Dates incertaines. A ne pas confondre avec son homonyme, Alexander M. Shapiro, né à Rostov-sur-le-Don en 1882, mort à New York le 5 décembre 1946, également anarchiste russe.

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    l’Eglise évangélique luthérienne. Ses ancêtres maternels sont des paysans de Poméranie occidentale, ses ancêtres paternels des bourgeois protestants aisés, qui auraient émigré des Pays-Bas au 18ème siècle. Albert Grothendieck travaille dans une usine de fabrication de cirage, dont il deviendra propriétaire. est homme d’affaires, et propriétaire d’un hôtel de Hambourg. Johanna a trois frères plus jeunes, Klaus, Fritz et Siegfried, et une demi-sœur plus âgée, Eléonore.

    1902. 15 octobre, naissance d’André Prudhommeaux, au familistère de Guise. Il deviendra poète, écrivain, traducteur, militant communiste conseilliste, puis libertaire. 1903. Dès l’âge de 14 ans, Sacha s’éloigne de sa famille et s’engage dans le mouvement anarchiste, sous le nom de « Sacha Piotr ». 17 juin, naissance de William Vallance Douglas Hodge, à Edimbourg.

    1904. 8 juillet, naissance d’Henri Cartan à Nancy. Il est le fils aîné du mathématicien Elie Cartan (1869-1951) 14.

    1905. 22 janvier, Sacha participe à la première révolution russe aux côtés de Voline (1882-1945), poète libertaire ukrainien d’origine juive, et militant de la synthèse anarchiste.

    1906. 6 mai, naissance d’André Weil , à Paris. Sa sœur Simone naîtra en 1909. 1 juillet, naissance de Jean Dieudonné, à Lille. 7 novembre, naissance de Jean Leray, à Chantenay-sur-Loire. L’Eglise Saint-Michel de Hambourg est réduite en cendres par un incendie accidentel. La famille Grothendieck participe aux travaux de reconstruction, qui s termineront en 1912.

    1907. Sacha est arrêté avec ses camarades. Ils sont tous condamné à mort et fusillés, sauf lui : il est conduit pendant vingt jours au poteau d’exécution, mais, en raison de son jeune âge, sa peine est finalement commuée en prison à perpétuité.

    1908. 24 mai, conférence d’Henri Poincaré (1854-1912), récemment élu à l’Académie française sur le fauteuil de Sully-Prudhomme, sur L’Invention mathématique, organisée par l’Institut général psychologique.

    1909. 11 février, naissance de Claude Chevalley, fils d’ambassadeur, à Johannesburg. Lors d’une de ses nombreuses tentatives d’évasion, Sacha est blessé au bras gauche et amputé en 1910 15.

    1910. 22 avril, naissance de Norman Steenrod, à Dayton (Ohio).

    1913. 18 juin, naissance de Paul Julius Oswald Teichmüller, à Nordhausen, en Prusse.

    1914. Vers 1914, Sacha profite de son transfert dans un autre camp pour s’évader. Sa tentative échoue et il est placé pendant un an en isolement total. Au bout d’un an,

    1915. 5 mars, naissance de Laurent Schwartz à Paris. Il sera le directeur de thèse de Grothendieck.

    1915-1916. Si l’effort de guerre est soutenu par les scientifiques français et allemands, (avec quelques bémols16), de grands intellectuels et scientifiques britanniques contestent la

    14 Il eut pour frères et sœur, Jean Cartan (Nancy, 1906 - Briis sous Forges, 1932), compositeur mort jeune de la tuberculose, Louis Cartan (Paris, 1909 - Wolfenbüttel, 1943) physicien et résistant déporté puis exécuté en Allemagne, et Hélène Cartan (le Chesnay, 1917 - 1952), mathématicienne, morte tuberculeuse. 15 Selon la majorité des sources. Une source situe cette amputation plus tard, après 1917.

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    guerre. En 1915, le mathématicien Godfrey Harold Hardy 17 déclare, désabusé : « Une science est dite utile si son développement tend à accentuer les inégalités dans la distribution des richesses, ou bien favorise plus directement la destruction de la vie humaine ». Le logicien Bertrand Russell 18, qui a publié les Principia Mathematica en 1910-1913, est renvoyé du Trinity College pour ses prises de position pacifistes ; il fera six mois de prison à Brixton en 1918. La Première guerre mondiale est l’occasion d’une première prise de conscience, par certains scientifiques eux-mêmes, de l’enrôlement des sciences à des fins destructrices. Jeanne Alexandre 19, disciple d’Alain, socialiste et féministe, secrétaire du Comité international des femmes pour la paix permanente, écrit en 1916 : « Les vrais adversaires dans la guerre d’aujourd’hui, ce sont les professeurs de mathématiques à leur table, les physiciens et les chimistes dans leurs laboratoires. »

    1916. Les autorités allemandes ouvrent un camp de prisonniers de guerre à Soltau, au sud de Hambourg 20. Le camp est construit par les prisonniers, qui sont mal nourris, exploités et mal traités. En voulant dénoncer cette situation, Hanka se rapproche des milieux anarchistes.

    1917. Février, révolution russe. Sacha est libéré et s’engage dans le Parti socialiste-révolutionnaire. Hanka, qui est une bonne élève, doit quitter le lycée que ses parents ne peuvent plus payer. Sa famille est ruinée par la guerre, l’inflation. Début d’une vie errante et agitée. Elle rejoint une compagnie de théâtre expressionniste et expérimental et joue dans « Scène de guerre », et, alors qu’elle n’est pas encore majeure, devient rédactrice en chef de l’éphémère revue progressiste Der Pranger (Le Pilori), défendant les intérêts et dénonçant les conditions de vie des prostituées de Hambourg (on raconte qu’une de ses sœurs était prostituée).

    1918. Léon Motchane quitte la Russie pour la Suisse. Il poursuit ses études tout en travaillant comme menuisier, et devient assistant de physique à l’université. En 1921, on le retrouve à Berlin, comme impresario. Il s’établira en France en 1924, et commencera une carrière d’administrateur de sociétés, qui le conduira, entre autres, dans la gestion des plantations de bananes en Guinée. Il obtiendra sa naturalisation en 1938.

    16 En 1914, le grand mathématicien allemand David Hilbert (1862-1943) refusa de signer le manifeste des 93 (« Périssent tous les chefs d’œuvre, plutôt qu’un soldat allemand ! ») signé par 93 intellectuels allemands pour contrebattre l’effet désastreux du bombardement de la cathédrale de Reims auprès de l’opinion mondiale. Hlbert déclara : « Les mathématiques ne connaissent ni races ni frontières géographiques ; pour les mathématiques, le monde culturel forme un seul pays. » 17 Godfrey Harold Hardy (Cranleigh, 7 février 1877 – Cambridge, 1 décembre 1947), mentor de Ramanujan de 1914 à 1920, et lié comme Russell au groupe de Bloomsbury. 18 Bertrand Russell (Trellech, 18 mai 1872 – Penrhyndeudrateh, 2 février 1970), mathématicien, philosophe, épistémologue, lord, homme politique, et moraliste britannique. Il rencontrera Lénine et Trotski en 1920 et fondera en 1966 le Tribunal international des crimes de guerre, dit « Tribunal Russell ». 19 Jeanne Halbwachs (Paris, 14 février 1890 – Fontainebleau, 14 novembre 1980), professeure de philosophie, épouse de Michel Alexandre, a une notice dans le Maitron. 20 Le camp de Soltau était le plus grand de prisonniers d’Allemagne. Situé à environ 80 km de Hanovre, à l’est de Brême et au sud de Hambourg, il se situait dans les marais de Lunebourg, et comportait 70 baraques entourées de miradors et de barbelés. La majorité des 73.807 internés étaient des prisonniers français (27.465) et russes (26.261), mais s’y retrouvèrent également des prisonniers belges, anglais, serbes, italiens, etc..,, ainsi que des civils.

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    Maria Nikiforova (1885-1919)

    Nestor Makhno (1888-1934)

    1919. En juin, les troupes anarchistes, dont celle de Makhno, sont prises entre deux fronts, par les armées blanches et l’Armée rouge appuyée par la Tchéka. Maria Nikiforova et son mari Witold Brzostek réunissent un groupe de partisans et cherchent à mettre en place un réseau de cellules clandestines pour mener une guérilla. Envoyant trois cellules pour diverses missions, Maria participe à une mission de sabotage contre l’état-major des armées blanches à Sébastopol. C’est là que Maria et Witold sont reconnus et arrêtés. Jugés le 16 septembre, ils sont reconnus coupables, condamnés à mort et fusillés peu après.

    1920. Entre 1918 et 1920, Sacha rencontre Rachel, avec qui il a un fils, Dodek. La vie du couple est tumultueuse et Sacha vit de nombreuses expériences amoureuses. (A.G. n’a jamais connu son demi-frère Dodek ; dans les années 1980, il cherchera pendant deux ans à retrouver sa trace, en vain). Sacha se bat en Ukraine à la tête d’un groupe autonome de partisans anarchistes aux côtés de l’armée du communiste libertaire Nestor Makhno 21. Oscar Zariski quitte l’université de Kiev et poursuit ses études à « La Sapienza » de Rome, auprès de l’Ecole italienne de géométrie algébrique, Guido Castelnuovo, Federigo

    21 Nestor Ivanovitch Makhno, né en 1888 à Houliaïpole (oblast de Zaporijia) et mort à Paris en 1934, fut un communiste libertaire, fondateur de l’Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne qui, après la révolution d’Octobre et jusqu’en 1921, combattit à la fois les Armées blanches et l’Armée rouge. Condamné en 1910 aux travaux forcés à perpétuité pour « activités terroristes », Makhno est libéré après la révolution de Février. Il rentre à Gouliaï-Polié et participe à l’organisation des soviets de paysans et d’ouvriers. En 1918, après la signature du traité de Brest-Litovsk qui livre l’Ukraine à l’Allemagne, il organise un mouvement de résistance armée qui poursuit les combats contre l’Armée des volontaires du général Dénikine. En 1919, les groupes de guérilla se transforment en une véritable armée, la Makhnovtchina, qui compte jusqu’à 50 000 hommes. Pour combattre les Armées blanches, il s’allie avec l’Armée rouge, qui se retourne finalement contre lui en 1920. Vaincu en 1921, il fuit la Russie. Expulsé de plusieurs pays européens, il s’installe en 1925 à Paris, où pour survivre il travaille comme ouvrier chez Renault à Boulogne-Billancourt. En 1926, il est l’un des cinq auteurs de la « Plate-forme organisationnelle de l’union générale des anarchistes », d’inspiration communiste libertaire, qui s’oppose à la synthèse anarchiste défendue par Voline et Sébastien Faure. Il meurt le 25 juillet 1934 à Paris. Voline prononce son éloge funèbre au Père-Lachaise devant des centaines de personnes.

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    Enriques, Francesco Severi. Il émigrera aux USA en 1927 avec le soutien de Solomon Lefschetz.

    1921. 3 janvier, naissance de Jean-Louis Koszul, à Strasbourg. Il entrera à l’ENS en 1940 et fera une thèse sous Henri Cartan et des travaux d’algèbre homologique.

    8 février, mort de Pierre Kropotkine , géographe, explorateur, zoologiste, anthropologue, géologue et théoricien du communisme libertaire, à 78 ans, à Dmitrov, près de Moscou. Il était rentré en Russie en 1917. Famille et amis refusent aux bolcheviks des funérailles nationales. 20000 moscovites assistent aux funérailles. Emma Goldman prend la parole. L’Internationale n’est pas jouée.

    Défait par l’armée rouge, Schapiro est condamné à mort par contumace par les bolcheviks. Il parvient à se réfugier à Minsk, où il rencontre Alexandre Berkman, qui lui fournit de l’argent et des faux papiers pour franchir la frontière russo-polonaise, sous l’identité d’Alexander Tanarov.

    29 septembre, Lev Tcherny est exécuté avec huit autres militants, dont Fanny Baron, dans les caves de la Tchéka. Il a été dit que ces exécutions étaient un ordre personnel de Lénine. Selon Victor Serge, « l’affaire qui amena ces exécutions avait été montée sur provocation ». Lorsque sa mère vint chercher le corps de son fils, on lui répondit : « les cadavres des bandits ne sont pas rendus aux parents ».

    Lev Tcherny (1875-1921) Voline (1882-1945)

    1 octobre, naissance de Roger Godement, au Havre. 15 décembre, un décret soviétique révoque la nationalité de tous les émigrés. Devenu apatride pour le reste de sa vie, Sacha fuit vers Paris.

    1922. Arrêtée par les bolcheviks, Rachel est envoyée au bagne avec Dodek, puis déportée en Sibérie, pendant quatre ans. En 1926, Rachel enverra à Sacha une photo de Dodek, puis le contact sera définitivement perdu. 7 avril, Stefan Banach passe sa thèse d’habilitation en théorie de la mesure, à l’université Jan Kazimierz de Lvov. Nommé professeur extraordinaire le 22 juillet, puis professeur titulaire en 1924, il passera l’année 1924-25 à Paris, et trouvera une école française affaiblie par la guerre. Pendant l’entre-deux guerre, Banach fonde l’analyse fonctionnelle moderne, avec son maître Hugo Steinhaus et l’école de Lvov; en contact avec les autres mathématiciens polonais, Knaster, Kuratowski, Mazurkiewicz, Sierpinski… Cette école sera décimée et dispersée par les nazis.

  • 14

    18 mai, Hanka Grothendieck épouse Johannes, dit Alf, Raddatz, qui est issu d’une famille d’ouvriers de Hambourg, quoique partisans de l’amour libre. Ils auront bientôt un garçon, qui meurt neuf jours plus tard, puis une fille, comme nous le verrons. 5 juillet, création du « passeport Nansen », à l’initiative de Fridtjof Nansen (1861-1930), premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, via l’Office international Nansen pour les réfugiés, à l’origine pour les réfugiés de la Russie soviétique fuyant la terreur rouge ou la famine de 1921-22. Il est considéré comme le « premier instrument juridique utilisé dans le cadre de la protection internationale des réfugiés ». L'« Office Nansen » délivra des passeports aux Russes blancs, anciens aristocrates, bourgeois, marchands (dont un grand nombre de juifs), soi-disant koulaks, intellectuels, indépendantistes ukrainiens, anarchistes, paysans affamés, tous indistinctement classés comme « éléments contre-révolutionnaires » et devenus apatrides en vertu du décret soviétique du 15 décembre 1921. Certains parviennent à passer la frontière occidentale de l’URSS vers la Finlande, les pays baltes, la Pologne ou la Roumanie, surtout de nuit, mais rares sont ceux qui parviennent à emporter quelque bagage, et beaucoup sont tués, noyés, ou capturés et envoyés au Goulag par les gardes-frontière soviétiques : parmi ceux qui leur échappent, plus d’un est rançonné par les gardes-frontière des pays d’accueil avant de recevoir le « passeport Nansen ». Le prix Nobel de la paix 1922 est décerné à Nansen pour cette création, et l’Office international Nansen pour les réfugiés le recevra en 1938. Près de 450 000 passeports Nansen ont été distribués pendant l’entre-deux-guerres.

    André Weil entre à l’École normale supérieure à 16 ans ; il sera docteur ès sciences à 22 ans, avec une thèse qui fit époque : il y étend à toutes les courbes algébriques un théorème de finitude obtenu peu auparavant par L. Mordell pour les courbes de genre 1, théorème qui permit peu après à C. L. Siegel de démontrer son théorème général de finitude du nombre de solutions entières d’une équation diophantienne à deux variables.

    1923. À Paris, Sacha fréquente le romancier Sholem Asch 22 et le peintre et journaliste Aron Brzezinski 23, qui réalise un buste en bronze de lui. Il a des contacts occasionnels avec Nestor Makhno et le cercle des exilés anarchistes russes.

    22 Sholem Asch (Kutno, Pologne, 1880 – Londres, 1957), grand écrivain et journaliste yiddish, et grand voyageur. 23 Aaron Brzezinski ou Arn Bzhezhinski (1890 - 3 janvier 1940) est né à Amshinov (Mszczonów), près de Varsovie, dans une famille hassidique. Il reçut une éducation juive traditionnelle. Tôt dans sa jeunesse, il se tourne vers l’anarchisme, et est emprisonné. Avant la Première guerre mondiale, il part pour Paris, où il étudie la sculpture à l’Académie d’Art (?). Pendant les années de guerre, il séjourne à Londres, où il est proche du mouvement anarchiste. Lorsqu’éclate la Révolution de février 1917, il part en Russie. Quelques années plus tard, il part à Varsovie, puis revient à Paris où il poursuit ses études à l’Académie d’Art. Il gagne sa vie en travaillant pour un marchand de meubles et en donnant des leçons de violon. Il devient secrétaire de l’Association des artistes juifs de Paris. En 1932, il écrit sur l’art dans Der tog (Le jour) à Paris (édité par Noah Pryłucki), et il contribue aussi à Dos fraye vort (Le monde libre) à Londres (édité par Y. N. Shteynberg). En mars 1939, il édite Di fraye tribune (La Tribune libre) à Paris. Il est mort au sanatorium de Ris-Orangis, près de Paris.

  • 15

    Buste de Sacha Peter (Sacha Schapiro), par Brzezinski

    Henri Cartan , Jean Cavaillès et René de Possel entrent à l’Ecole normale supérieure.

    1924. 24 janvier, naissance de Maidi Raddatz. Le couple laisse l’enfant chez ses grands-parents, et part à pied pour Berlin, où Hanka écrit pour un quotidien local, et rencontre Paul Klee. 15 mai, mort de Corrado Segre, à Turin, à 60 ans. Né à Saluzzo en 1863, Corrado Segre était l’un des plus féconds représentants de la brillante école de géométrie algébrique italienne. En mai, Sacha fonde avec d’autres exilés L’Œuvre internationale des éditions anarchistes (où il représente le mouvement libertaire russe) avec entre autres Sébastien Faure24, Ugo Fedeli25, Séverin Ferandel et Isaak Gurfinkiel (Walecki). Jean Dieudonné et Charles Ehresmann entrent à l’Ecole normale supérieure. Naissance de Jacques Dixmier, à Saint-Etienne. Issu d’une famille d’enseignants, Il entrera à l’Ecole normale supérieure en 1942, sera reçu premier à l’agrégation en 1944, soutiendra en 1949 une thèse d’analyse sous la direction de Gaston Julia, et se joindra au groupe Bourbaki dans les années 1950.

    1924-1925. Sacha collabore à la Revue internationale anarchiste, « revue mensuelle polyglotte » (en fait, trilingue), dans laquelle il publie au moins deux articles sous le nom de Sacha Peter..

    24 Sébastien Faure (Saint-Etienne, 1858 – Royan, 1942), agent d’assurances puis conférencier professionnel, propagandiste anarchiste de renommée internationale, franc-maçon, pédagogue libertaire à l’initiative de La Ruche, et initiateur de l’Encyclopédie anarchiste en 1925. Il ne fut pas à proprement parler un théoricien, mais surtout par l’écrit et par la parole, un vulgarisateur. Bien entendu, Sébastien Faure est inconnu à Saint-Etienne, où aucune rue ne porte son nom. 25 Ugo Fedeli (Milan, 1898 - Ivrée, 1964), anarchiste et antifasciste italien qui refusa de partir à la guerre en 1917 et se réfugia en Suisse. Impliqué dans la complot des bombes de Zurich, il fut incarcéré quelques semaines. De retour en Italie en novembre 1919, il participa aux luttes et aux occupations à Milan aux côtés de Francesco Ghezzi et partit à Berlin et Paris en 1924, où il fréquenta Makhno, Voline, Sébastien Faure. Expulsé de France en 1929, il se réfugia en Uruguay. Extradé en Italie en 1935 il fut condamné à 5 ans d’internement. Après guerre, il fut secrétaire de la Fédération communiste libertaire de Lombardie.

  • 16

    1925. Sacha est hébergé à Fontenay-sous-Bois par l’anarchiste italien Onofrio Gilioli 26.

    Onofrio Gilioli (1883-1968)

    Sacha Shapiro, photographe de rue

    26 Onofrio Gilioli , né le 8 août 1882 à Rovereto di Novi (Modena, Italie), mort en 1968 à Fontenay-sous-bois (Val-de-Marne). Cordonnier, ouvrier du bâtiment ; anarchiste. Onofrio Gilioli épouse en 1903 Maria Giuseppa Pelliciari (née à Rovereto en 1883) ; leurs neuf enfants, nés entre 1903 et 1926, sont prénommés respectivement Rivoluzio (1903-1937), Libero (1905-1927), Siberia (1908-2005), Equo (1910-1997), Scintilla (1912-2004), Protesta (1916-2006), Sovverte (1920-2004), Ribelle (1923-) et Feconda Vendetta (1926-2008). En 1911, Gilioli est signalé comme abonné au journal L’Agitatore (Bologne) et en février 1912 comme membre « du parti syndicaliste » italien. Il participe à cette époque aux dures grèves (6 mois) de la région où il est l’un des principaux organisateurs du mouvement libertaire. Pendant la guerre il est interné en forteresse militaire à Crocetta Trevisana. De retour à Rovereto, il poursuit son action militante puis émigre en France où se trouve déjà l’un de ses fils, Rivoluzio. En 1924 il réside rue des Moulins à Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne) où il a acquis et agrandi un chalet dans un jardin ; cette maison est un point de chute de nombreux militants italiens, mais aussi russes (dont Alexandre Tanaroff) et allemands. Il participe aux divers comités de réfugiés italiens et en 1933-34 au Comité fédéral de la Fédération anarchiste des réfugiés. En 1935, selon la police, il réside avec son frère (ou son fils ?) Equo à Fontenay (un nom sans doute attribué à un chemin sans nom) et figure sur une liste d’anarchistes de la région parisienne. Les 1-2 novembre 1935 il participe à Sartrouville au Congrès italien où est fondé le Comite Anarchico d’Azione Rivoluzionaria et il participe activement à la lutte contre les expulsions de réfugiés. En 1937 il est nommé membre du Comité pour l’Espagne libre de Paris et effectue de nombreux voyages entre la France, Port Bou et Barcelone. Il figure à l’époque, comme ses fils Equo et Rivoluzio sur la liste « Menées terroristes » établie par la sûreté générale française. Au moins trois de ses enfants, Rivoluzio, Siberia et Equo, sont volontaires en Espagne ; Rivoluzio y meurt en 1937. En 1940, comme son fils Equo, Onofrio Gilioli figure sur une liste d’éléments « subversifs dangereux » transmis aux autorités allemandes d’occupation par la police fasciste italienne. Mais il est déjà passé en zone « libre » et, excepté un bref internement dans un camp, n’eut pas d’autres ennuis. A la Libération, il rentre avec sa famille à Fontenay où il meurt en 1968. (Source Maitron)

  • 17

    Septembre, Hanka fait constater par un fonctionnaire la fin de sa liaison avec Alf Raddatz. Elle sera donc mariée mais séparée quand elle rencontrera Sacha.

    1926. Sacha fait un voyage en Belgique, d’où il est expulsé, puis se rend à Berlin, où il gagne sa vie comme photographe de rue. Son atelier se trouve au n°165 de la Brunnenstrasse, dans un quartier populaire du centre. Il fréquente les milieux libertaires russes et italiens, et se lie d’amitié avec Theodor Plievier 27. Son passé militant, son physique détonnant, manchot et crâne rasé, son charisme et son assurance en imposent. Il rencontre Hanka. « Je vais te prendre ta femme », dit-il à Alf… 15 septembre, naissance de Jean-Pierre Serre, à Bages (Pyrénées-Orientales), dans une famille protestante. Il passera son enfance à Vauvert (Gard), où ses parents sont pharmaciens, et fera ses études au lycée de Nîmes avant d’entrer à l’Ecole normale supérieure en 1945.

    1927. Theodor Plievier consacre à Sacha une nouvelle épique intitulée Stienka Rasin 28.

    Stienka Rasin

    Ce qu’il voulait, c’était mettre le monde à ses pieds, rien de moins. Une vapeur s’élève de la ville. Des drapeaux claquent sur les toits. La croix du clocher a été abattue. Le pope gît dans la neige, les traits raidis par le froid. La foule est serrée, telle une mer de glace. L’orateur est debout sur une voiture renversée. « Camarades ! » Le silence règne sur la place. Sa voix porte, caresse la foule d’un sifflement, comme le fait le vent sur la glace. Le camarade Alexander parle. Hier il croupissait, enchaîné, au fond d’un cachot de forteresse. Aujourd’hui, le voilà libre et il parle. Debout, barbe et cheveux au vent, un feu brûlant au fond des yeux, il incarne l’histoire d’un homme, d’un peuple, de toute une nation. Les maisons de bois qui bordent la place sont comme une caisse de résonance pour ses accusations, ses exigences, ses promesses, qui s’élèvent en phrases puissantes au-dessus des vingt mille, des trente mille hommes rassemblés. Ses fortes paroles montent dans le ciel comme des ballons magiques, avant de retomber lourdement sur la masse compacte de la foule. La glace se brise. Les cris fusent. « Vive la liberté ! » Une frêle grand-mère s’écrie, extatique : « Je n’ai rien compris, rien du tout, mais ce qu’il a dit, c’est la vérité ! » « Vive le camarade Alexander ! »

    27 Theodor Plivier, puis Plievier (Berlin, 1892 – Avegno, Suisse, 1955), romancier allemand connu pour sa trilogie sur les combats sur le front de l’Est pendant la Seconde guerre mondiale, Moscou, Stalingrad, Berlin. Marin pendant la Première guerre mondiale, il participe à la Révolution de novembre 1918, et émigre en URSS en 1933. Il rentre en Allemagne en 1945, et meurt dans le Tessin, après un parcours d’aventurier qu’aurait salué Roger Stéphane. 28 du nom de Stepan Razine (1630 - 1671), chef cosaque et pirate qui mena un soulèvement contre la noblesse et la bureaucratie tsariste dans le sud de la Russie. Après des expéditions sur la Caspienne et jusqu’en Perse, Razine avait fait d’Astrakhan une république cosaque, avant d’être abandonné par ses troupes, capturé et mis à mort sur la place Rouge.

  • 18

    Les chapeaux de feutre volent, les armes luisent, les blouses s’agitent ; le peuple est en marche. Alexander prend la tête du flot vivant qui envahit les rues de la ville. Tout ce qui entrave son avancée est piétiné. Sur les bords, les palissades craquent, la dynamite mord les façades de granit. Les voitures du tramway et les automobiles sont retournées et noyées dans le sillage de la marée qui monte. Les statues de marbre du Tsar sont traînées dans le fumier et les cadavres en uniforme sont piétinés. « Vive la liberté ! » Theodor Plievier 29

    8 octobre, naissance de Peter Roquette, à Könisgsberg. En 1951 il fera une thèse en géométrie algébrique et théorie des nombres, sur l’hypothèse de Riemann pour les corps de fonctions sur des corps finis, sous la direction de Helmut Hasse.

    Une enfance menacée 1928. 28 mars, 11 h 45, naissance d’Alexander Raddatz, à l’hôpital Alt-Moabit de Berlin.

    Stolpersteiner de Gunter Demnig, devant la maison natale d’A.G. 165 Brunnenstrasse, Berlin

    Le 17 avril, Alf Raddatz dépose une déclaration de paternité illégitime. Le petit Alexander devient provisoirement Alexander Grothendieck-Raddatz. En juillet, Hanka et Alf divorcent, mais Hanka et Sacha ne se marient pas, et l’enfant devient Alexander Grothendieck. Pourquoi le nom de sa mère ? pour ne pas porter le nom juif de son père naturel.

    1929. Jusqu’en 1933, Alexander connaît le bonheur d’une famille pauvre, mais réunie et aimante, aux côtés de sa grande sœur Maidi qui les a rejoints, dans le quartier de Scheunenviertel. Ses proches surnomment affectueusement l’enfant « Schurik ».

    « Je vouais une admiration et un amour sans limites à mon père comme à ma mère. Leur personne était pour moi la mesure de toutes choses. » écrira-t-il.

    1931. 20 février, naissance de John Williard Milnor , à Orange (New Jersey).

    1932. 10 juin, naissance de Pierre Cartier , à Sedan. Il entrera à l’ENS en 1950. 22 juillet, mort d’Errico Malatesta , écrivain, révolutionnaire anarchiste italien, à 68 ans, à Rome, où il était reclus par le régime fasciste.

    29 Tiré du beau livre de Georges Bringuier (p. 201-205)

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    1933. 30 janvier, arrivée d’Hitler au pouvoir. 24 février, mort à Pise d’Eugenio Bertini, géomètre algébriste italien, élève de Luigi Cremona (1830-1903) Sacha Shapiro-Tanaroff fuit Berlin pour Paris.

    1934. Hanka rejoint Sacha à Paris ; elle laisse Maidi à Berlin et, en mai, confie Alexandre à un pasteur luthérien antinazi et maître d’école installé près de Hambourg, Wilhelm Heydorn 30, et à son épouse Dagmar. Wilhelm Heydorn est un disciple de Bertrand Russell. Le couple lui témoigne affection et amour sans chercher à lui imposer sa religion. Le petit Schurik fait ses études au Gymnasium. Un petit imprimeur, voisin de la famille, Rudi Bendt, se prend d’affection pour lui. Trois ou quatre fois l’an, l’enfant reçoit des nouvelles de sa mère.

    Schurik vers 5 ans Avec Dagmar Heydorn

    « En janvier 1934, vers la fin de ma sixième année, je suis largué brutalement de mon milieu familial, athée, anarchiste, et marginal à souhaits, dans la famille très comme il faut d’un ancien pasteur, à l’autre bout de l’Allemagne. J’y resterai plus de cinq ans, avec trois ou quatre fois dans l’année une lettre hâtive et empruntée de ma mère... Dans ma nouvelle maison, il y a bien des effluves religieuses, que je perçois d’un peu loin - ici et là une visite dans quelque couvent, où il y a des religieuses de la famille, voire même un service religieux ou deux auxquels j’assiste un peu éberlué, et attendant que ça se termine. Mais l’atmosphère dans la maison n’est pas très religieuse, à dire le moins, toujours est-il que le couple qui m’avait accueilli et pris en affection a la sagesse (ou est-ce surtout manque de disponibilité ?) de ne pas trop me lessiver avec des histoires de bon Dieu. Dès ce moment-là, d’ailleurs, j’ai ample occasion de me rendre compte de première main que la “religion”, chez les gens, a tendance à se réduire à une certaine étiquette sociale affichée avec plus ou moins d’insistance, et étayée par une observance plus ou moins assidue d’un cérémonial qui ne m’attirait pas particulièrement, et que personne, heureusement, ne songe à vouloir m’imposer. La transplantation d’un milieu familial dans un autre, et surtout les six mois, tout saturés d’angoisse contenue, qui l’ont précédée, avaient été une très rude épreuve. C’est l’époque où la peur a fait son apparition dans ma vie, mais une peur enfermée dès le départ derrière une chape de plomb étanche maintenue une vie durant, comme un secret redoutable et honteux. Ca a été le secret le mieux gardé de ma vie, y compris vis-à-vis de moi-même. (Je n’en fais la découverte qu’à partir de mars 1980, à l’âge de 52 ans, dans

    30 Heinrich Wilhelm Karl Eduard Heydorn (Neustadt, 4 septembre 1873 – Hambourg, 27 décembre 1958), théologien évangéliste, a épousé Dagmar Huesmann (1883 - 1982).

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    la foulée de mon travail sur la vie de mes parents.). Ca a été ma très grande chance de trouver alors dans le nouveau milieu familial, et dans son entourage, des personnes de cœur qui m’ont donné affection et amour. Alors que bien rarement par la suite je trouve l’occasion de me souvenir de l’un ou l’autre d’entre eux, ce n’est sûrement pas un hasard que dans la nuit même qui a précédé les “retrouvailles avec moi-même” en octobre 1976, j’ai été conduit, pour la première fois de ma vie, à faire une rétrospective de ma vie et de mon enfance, et à m’évoquer alors l’amour que j’avais reçu par eux. La plupart de ces personnes (j’en vois sept, dont une seule est encore en vie) étaient croyantes, mais leur sollicitude aimante n’était assortie d’aucun effort de prosélytisme. Elle n’en a été que plus agissante. Parmi ces personnes qui ont entouré des années difficiles, je mets à part l’une d’elles, Rudi Bendt, dont je voudrais parler. C’était un homme d’une grande simplicité, d’humble condition et de peu d’instruction, mais empli d’une sympathie spontanée et agissante, inconditionnelle et quasiment illimitée, pour tout ce qui a visage d’homme. L’amour rayonnait de lui aussi simplement, aussi naturellement qu’il respirait, comme une fleur exhale son parfum. Tous les gosses l’adoraient, et dans mon souvenir je le vois toujours avec deux ou trois autour de lui s’associant à ses multiples entreprises, voire même toute une ribambelle affairée. Les adultes, eux, touchés comme malgré eux par le charme spontané et sans prétention et par le rayonnement qui émanaient de lui, arboraient à son égard une sympathie mi-attendrie, mi(condescendante, et acceptaient volontiers ses services et bons offices tout en prenant des airs de bienfaiteurs. Je suis sûr que Rudi, de ses yeux candides et clairs, voyait bien à travers ses airs-là et autres poses. Mais ça ne le dérangeait pas que les autres se fatiguent comme ça à prendre des poses et des airs de supériorité (y compris dans la famille qui m’avait accueilli). Les gens étaient ce qu’ils étaient, et il les prenait tels, comme le soleil nous éclaire et nous chauffe tous, sans se préoccuper si nous le méritons. Sûrement, il ne s’est jamais posé la question comment il se faisait que lui, il soit différent de tous les autres. Visiblement, il s’acceptait comme il acceptait les autres, sans se poser de questions (sans doute insolubles !). Sa vie consistait à donner - que ce soit des vêtements en tous genres qu’il était allé récupérer dans des caves et greniers et qu’il distribuait à droite et à gauche à qui pouvait en avoir besoin, ou des piles de chutes de papier (des vrais trésors pour les gosses !) de son petit atelier d’imprimeur (avant que les nazis ne l’obligent à fermer), un lot de bouteilles vides, des bocaux de conserves - les choses les plus invraisemblables, qui toujours finissaient par trouver preneur, pour soulager quelque gêne ou quelque misère. Tout le monde voyait le bric à brac pittoresque qui passait par ses mains infatigables, qu’il allait chercher avec une petite carriole Dieu sait où, dès qu’il avait un moment de libre, et qu’il redistribuait à qui en voulait. Mais Dieu seul voyait ce qui accompagnait ce bric-à-brac, porté je crois par cette voix chantante et claire et par ce regard candide et grand ouvert - une chose silencieuse et invisible, beaucoup plus rare et plus précieuse que l’or . » La clef des songes

    28 juin, naissance de Michael Artin , à Hambourg. Michael Artin est le fils du grand algébriste Emil Artin (1898-1962). Après des études à Princeton, il recevra un Ph.D. en 1960 sous la direction d’Oscar Zariski. 25 juillet, mort de Nestor Makhno, à Paris. Il est incinéré le 28 au Père-Lachaise en présence de centaines de personnes. Voline prononce son éloge funèbre. 10 décembre, fondation du groupe Bourbaki, par André Weil, Henri Cartan, Jean Dieudonné, Claude Chevalley, René de Possel. Il sera rejoint plus tard par Laurent

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    Schwartz, Pierre Samuel, Roger Godement, Jacques Dixmier, Jean-Pierre Serre, Pierre Cartier, Adrien Douady, etc.

    Quelques membres du groupe Bourbaki

    Fondation de l’université de São Paulo. A la suite de la défaite de São Paulo lors de la Révolution de 1932, l’État décide de former une nouvelle élite capable de contribuer au perfectionnement des institutions, du gouvernement et à l’amélioration du pays. Parmi les enseignants et intervenants célèbres, Claude Lévi-Strauss (1935-38), Fernand Braudel (1935-36), Giacomo Albanese (1936-48), André Weil (1945-47), Oscar Zariski (1945), Jean Dieudonné (1946-48), Alexandre Grothendieck (1952-54), François Châtelet et Jean-Pierre Vernant (1971).

    1935. 4 janvier, naissance de Ronald Brown, à Londres. Premier congrès du groupe Bourbaki, à Besse-en-Chandesse.

    1936. Sacha et Hanka résident à Fontenay-sous-Bois. 17 et 18 juillet, soulèvement nationaliste en Espagne. En août, ils partent en Espagne, à Barcelone, pour participer à la révolution et à la guerre d’Espagne, aux côtés des anarcho-syndicalistes de la CNT (Confédération nationale du travail) et de la Fédération anarchiste ibérique. Norman Steenrod soutient son Ph.D. sous la direction de Solomon Lefschetz. Il fondera avec Samuel Eilenberg l’approche axiomatique de l’homologie, et dirigera en 1947 la thèse d’Edwin Spanier (1921-1996), auteur d’un ouvrage de référence en topologie algébrique. Congrès Bourbaki de l’Escorial (dit aussi Escorial à Chançay). 6 octobre, naissance de Robert Langlands, en Colombie britannique (Canadà).

    1937. 2 mars, naissance de Michel Demazure, à Neuilly-sur-Seine. 9 mars, Sacha Pietra prend la parole au grand meeting de la CNT/FAI :

    « Camarades, Ceux qui me connaissent savent que je ne suis pas un homme de guerre. Mais j’étais en Russie pendant la Révolution de 1917. J’ai vu comment ils se sont débarrassés de nous, les anarchistes. J’ai vu la Makhnovchtchina défaite par les Armées blanches et par l’Armée rouge. Pourtant, nous sommes toujours là ! Tant que nous aurons des armes, la Révolution vivra ! Tant qu’il y aura la Révolution, nous serons vivants ! »

    11 juin, naissance de David Mumford , à Worth (Sussex).

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    Congrès Bourbaki de Chançay. André et Simone Weil, Henri Cartan, Szolem Mandelbrojt, Claude Chevalley, Jean Delsarte… C’est là qu’Henri Cartan invente la notion de filtre. De septembre 1937 à mai 1939, Hanka est gouvernante chez le commissaire de police Valentin de Nîmes. Elle est en relation avec le poète libertaire Voline, juif d’origine ukrainienne, qu’elle a rencontré à Paris, ainsi qu’avec Dori & André Prudhommeaux et d’autres collaborateurs du journal libertaire Terre libre, qui est imprimé à l’imprimerie "La Laborieuse" de Nîmes depuis 1934 et devient en 1937 le journal de la Fédération anarchiste de langue française.

    1938. 16 juin, naissance de Michel Raynaud à Riom. Congrès Bourbaki de Dieulefit, André et Simone Weil, Charles Pisot, Jean Dieudonné, Claude Chabauty, Charles Ehresmann, Jean Delsarte. Léon Motchane est naturalisé français. Engagé volontaire dès le début de la guerre, il sera versé dans l’artillerie, puis, démobilisé en 1940, il rejoindra immédiatement la Résistance. Sous l’Occupation, caché sous le pseudonyme de Thimerais, il publie, aux Éditions de Minuit clandestines, deux textes de réflexions sociologiques et politiques, Éléments de doctrine et La Pensée patiente.

    Les années noires 1938-1944. L’école italienne de géométrie algébrique. Tous deux d’origine juive, Guido Castenuovo, en retraite depuis 1935, et son beau-frère Federigo Enriques, chassé de l’enseignement en 1938, seront contraints de se cacher lors de l’occupation de Rome par les troupes nazies en 1943. Ils organiseront des cours clandestins pour les étudiants juifs. Enriques meurt à Rome en 1946. Nommé sénateur à vie en 1949, Castelnuovo meurt à Rome en 1952. Dans son autobiographie, Dalla scienza alla fede (1959), Francesco Severi regrettera d’être resté sans réaction contre le fascisme et d’avoir accepté les lois raciales, et il écrira :« La mathématique est l’art de donner le même nom à diverses choses, et les mathématiciens commettent souvent des erreurs en politique, car c’est à l’inverse l’art de donner des noms différents à des choses identiques. »

    1939. 21 janvier, un décret crée un camp d’internement en Lozère, pour accueillir les « étrangers indésirables » : républicains espagnols, membres des Brigades internationales, anti-fascistes allemands et autrichiens. Le camp est installé dans le verdoyant vallon du Rieucros, à proximité de la ville de Mende, sur une propriété de l’hôpital-hospice de Mende, qui le loue à la préfecture. Au début de novembre 39, les hommes seront transférés au camp d’internement du Vernet, en Ariège ; le camp de Rieucros 31 ne sera réservé qu’aux femmes sous le nom de « centre de rassemblement d’étrangères ». Un autre camp d’internement est créé en Ariège, sur la commune du Vernet, au bord de la RN 20, au nord de Pamiers, pour interner les républicains espagnols en fuite. Il regroupe

    31 Outre Hanka et Alexandre Grothendieck, ce camp hébergera la résistante lyonnaise Janine Sochaczewska (1910-1994), épouse d’Alter Mojszet Goldman et mère de Pierre Goldman, l’écrivain Michel del Castillo, né en 1933, interné avec sa mère, Ernesto Bonomini, activiste anti-fasciste italien, évadé du camp en avril 1939, la doctoresse et auteure anarchiste russe Ida Mett et son fils Marc, l’écrivaine et journaliste Lenka Reinerova, le russe Boris Skossyreff, brièvement proclamé roi d’Andorre en 1934, l'artiste Pierrette Gargallo, fille du sculpteur Pau Gargallo, Teresa Noce, dirigeante syndicale, journaliste et féministe italienne, Odette Capion-Branger, résistante née en 1913 à Montpellier, arrêtée le 4 décembre 1940 et Mathilde Gabriel-Péri, ouvrière puis femme politique française (elle sera députée de Seine-et-Oise de 1945 à 1958), née en 1902, internée en 1940 (son époux, Gabriel Péri, sera fusillé au Mont-Valérien en 1941).

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    les 12 000 combattants espagnols de la Division Durruti et des Brigades internationales. Après la déclaration de guerre, le camp accueillera aussi les étrangers « indésirables » ou suspects, dont des communistes allemands et autrichiens (KPD et KPÖ), des anarchistes et des antifascistes. Les membres des Brigades internationales sont internés dans des condi-tions terribles décrites par Arthur Koestler, lui-même interné au Vernet d’octobre 1939 à janvier 1940 (La Lie de la terre)32. Le camp sera fermé en 1944. Février, Retirada. Plus de 450.000 républicains franchissent la frontière franco-espagnole à la suite de la victoire des nationalistes. Les autorités françaises sont débordées. Sacha et Hanka sont accueillis en région parisienne, dans la famille du militant anarchiste Julien Malbet 33.

    32 Outre Sacha Schapiro, le camp du Vernet internera Max Aub (1903-1972), auteur dramatique, romancier, essayiste et critique littéraire espagnol, Francisco Ponzan Vidal, anarcho-syndicaliste espagnol, à l’origine du réseau d’évasion du groupe Ponzan, Antonio Ortiz Ramirez, anarcho-syndicaliste catalan, Francesc Sabaté Llopart, anarchiste catalan, Félix Carrasquer Launed, révolutionnaire, pédagogue, écrivain espagnol, Nikolas Tchorbadieff, anarchiste bulgare, Joseph Bass, résistant français, Erwin Blumenfeld (1897-1969), allemand et futur photographe américain, Joan Call, dessinateur de presse, Lion Feuchtwanger, Gustav Regler et Friedrich Wolf, écrivains allemands, Paul Frölich, historien, essayiste et communiste allemand, Hans Venedey, social-démocrate allemand, Franz Dahlem, résistant allemand, Hermann Axen, Gerhart Eisler, Fritz Franken, Wilhelm Gengenbach, Kurt Goldstein, Walter Janka, Rudolf Leonhard, Paul Merker, Siegfried Rädel et Heinrich Rau, communistes allemands, Heinz Priess communiste allemand et membre des Brigades internationales, Josef Raab, communiste allemand, commandant du Bataillon Thälmann pendant la guerre d’Espagne, Bruno Frei, Alfred Klahr et Hermann Langbein, communistes autrichiens, Luigi Longo, communiste italien, Ljubomir Ilic, membre des Brigades internationales, plus tard général en Yougoslavie, Georges Vadnaï, futur Grand rabin de Lausanne, Jacques Wolga, peintre russe d’origine juive, engagé volontaire et résistant. 33 Julien Eugène Malbet est né au Mans (Sarthe) le 15 mars 1899 - Agent technique ; fraiseur outilleur ; chauffeur - FAF – Barcelone (Catalogne) – Nanterre & Bois Colombes (Hauts-de-Seine) Le militant anarchiste Julien Malbet déserte lors de l’appel de sa classe en 1919. De 1919 à 1937 il vit sous l’identité de son compagnon René Prince. Selon la police il est, sous ce nom, un des principaux responsables de la Fédération Anarchiste de langue française (FAF) et habite à Nanterre avec sa compagne Cécile Larue dite Jeannette (née à Asnières le 9 décembre 1900). Il travaille à l’usine Simca de Nanterre avant d’être embauché à Hispano-Suiza. Au début de l’automne 1936 il part comme délégué de la FAF pour l’Espagne où au Comité régional catalan de la Fédération Anarchiste Ibérique, il est chargé de l’achat d’armes et de munitions (à Valence en septembre et octobre, à Paris en novembre) et collabore au Bulletin d’informations CNT-FAI. Début 1937, il est suspecté par la police française d’avoir été mêlé avec dix autres compagnons à un vol d’armes (mitrailleuses, mousquetons, revolvers) commis dans la nuit du 5 au 6 février 1937 à l’école de cavalerie de Saumur, et dont certaines seront retrouvées lors de perquisitions au siège du Comité Espagne libre de Paris. Après les affrontements de mai 1937 avec les staliniens, il est arrêté et emprisonné. Expulsé d’Espagne le 13 juin il retourne en France où il emprunte l’identité d’un autre camarade Georges Desbois. Il travaille aux usines Samson de Boulogne-Billancourt et demeure avec sa compagne à Bois-Colombes où, jusqu’à la déclaration de guerre, ils hébergent le compagnon russe Alexandre Tamarov. A la faveur d’une amnistie, Julien Malbet ne reprend sa véritable identité qu’en septembre 1939 lors de la mobilisation. Il se présente au bureau de recrutement et est arrêté, emprisonné à la Santé puis mobilisé au 3ème Train automobile. Il est démobilisé le 12 juillet 1940 à Alès (Gard). Après guerre, il travaille sous son véritable nom à l’usine Jaeger de Levallois-Perret. Demeurant à Nanterre, son domicile figure toujours sur la liste des domiciles à surveiller. Cette notice, trouvée dans un dictionnaire des militants anarchistes, ne précise pas la date de sa mort.

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    Wilhlem Heydorn les contacte par l’intermédiaire du consulat de France à Hambourg ; il juge dangereux de garder Alexandre. En mai, ce dernier, âgé de 11 ans rejoint ses parents à Paris. En septembre, Sacha, Hanka et leur fils se rendent à Nîmes où ils font les vendanges. Hanka, réfugiée politique, est employée comme « domestique » par le commissaire de la ville.

    Sacha Schapiro (1889-1942) Hanka Grothendieck (1900-1957)

    Le 29 octobre, le commissariat central de Nîmes dresse une liste de 14 espagnols et d'un « réfugié russe », « anarchiste », « désignés pour être internés au camp de concentration du Vernet (Ariège) ». Le 31 octobre, Sacha est interné au camp du Vernet (ouvert en février). Il est puni et subit des privations de nourriture. Un jour, May Picqueray 34, venue visiter le

    34 May Picqueray, (Savenay, 1898 – Paris, 1983), militante anarcho-syndicaliste et figure de l’antimilitarisme libertaire, a passé son enfance entre Châteaubriant et Saint-Nazaire. Attirée dès sa jeunesse par la révolution, elle part à Moscou en 1922, comme déléguée du Syndicat des métaux, à l’occasion du congrès de l’Internationale syndicale rouge. A la tribune, elle dénonce des congressistes qui se gobergent alors que le peuple soviétique crève de faim. Elle rend visite à Lénine, déjà affaibli par la maladie. En raison de la responsabilité de Trotski dans l’écrasement de la Commune de Kronstadt et de sa trahison vis-à-vis de Makhno, elle refuse de serrer la main du généralissime ; elle était pourtant venue lui demander la libération de camarades anarchistes enfermés dans le camp d’Arkhangelsk. En 1921, deux anarchistes d’origine italienne, Sacco et Vanzetti, sont condamnés à mort par la justice américaine, alors qu’ils crient leur innocence. Pour alerter l’opinion, May Picqueray envoie à l’ambassade américaine un colis piégé contenant un grenade défensive et des tracts, causant des dégâts matériels. Cette initiative réussit à mobiliser la presse, mais, malgré l’ampleur des protestations, Sacco et Vanzetti seront exécutés en 1927. En 1924, elle fait le coup de poing au meeting de la Grange-aux-Belles au cours duquel les communistes tuent deux ouvriers anarchistes. Son amitié avec Emma Goldman et Alexandre Berkman, son voyage en URSS confirment à ses yeux le caractère dictatorial du régime communiste, avant même l’arrivée de Staline au pouvoir. Pacifiste convaincue, May Picqueray entre au Comité d’Aide aux enfants espagnols, qui s’occupe des orphelins et réunit les familles séparées par la guerre d’Espagne. Lors de la retirada elle se trouve à Toulouse, où elle s’occupe de l’accueil des réfugiés. Elle ravitaille les camps de concentration français de Noé et du Vernet d’où elle parvient à faire évader neuf internés. Pendant la Résistance, elle fabrique des faux papiers.

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    militant italien Fernando Gualdi, le rencontre et parvient à lui donner de la nourriture. Selon May Picqueray, qui le connaissait sous le nom de Sacha Piotr, il « s’attendrissait non pas sur son sort, qui est celui des militants, mais sur celui de sa compagne et de son petit garçon, également internés dans un camp d’Auvergne ». Il correspondait avec « Mme Makhno, qui est elle-même en relation avec les milieux anarchistes et semble avoir essayé de faire sortir illégalement des internés (a été l’objet d’un rapport spécial) » (AD Ariège).

    Le camp du Vernet

    Femme libre, May Picqueray a élevé seule ses trois enfants nés de trois pères différents. Enthousiaste de mai 68, elle s’engage dans la lutte contre l’extension du camp du Larzac, participe à toutes les campagnes anti-nucléaires et soutient les objecteurs de conscience. Figure du syndicat des correcteurs, May Picqueray fut notamment correctrice à Ce Soir, Libération, et, pendant 20 ans, au Canard enchaîné. Camarade de Louis Lecoin (1888-1971), May a partagé ses combats et les a poursuivis après sa mort. Elle fonda le mensuel des Amis de Louis Lecoin, Le Réfractaire, « Organe libertaire pour la défense de la paix et des libertés individuelles », qui parut du 1 avril 1974 jusqu’à sa mort, le 2 novembre 1983, soutenue par de nombreux jeunes artistes objecteurs de conscience, et des dessi-nateurs du Canard : Moisan, Cardon, Escaro, Pino Zac, Plantu, Dominique, Didier Le Bornec, Ritche... En 2015, un jardin lui rend hommage, dans le 11ème arrondissement de Paris.

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    Dessins de Josep Bartoli i Guiu

    Hanka et Alexandre sont internés au camp de Rieucros en Lozère ; Alexandre fréquente le lycée Chaptal de Mende. Il se classe 7ème en mathématiques et reçoit un simple accessit.

    « Je me rappelle encore la première « composition de maths », où le prof m’a collé une mauvaise note, pour la démonstration d’un des « trois cas d’égalité des triangles ». Ma démonstration n’était pas celle du bouquin, qu’il suivait religieusement. Pourtant, je savais pertinemment que ma démonstration n’était ni plus ni moins convaincante que celle qui était dans le livre et dont je suivais l’esprit, à coup des sempiternels « on fait glisser telle figure de telle façon sur telle autre ». Visiblement, cet homme qui m’enseignait ne se sentait pas capable de juger par ses propres lumières (ici, la validité d’un raisonnement). Il fallait qu’il se reporte à une autorité, celle d’un livre en l’occurrence. »

    C’est à Rieucros qu’il reçoit une « révélation mathématique », grâce à Maria, détenue qui lui donne des cours de français et de mathématiques. La définition du cercle « l’im-pressionne par sa simplicité et son évidence, alors que la rotondité du cercle lui apparaissait comme une réalité mystérieuse ». Il affirme que la circonférence du cercle est égale à 3 fois le diamètre, Maria pointe son erreur… Bourbaki publie le livre I de ses Eléments de mathématique, portant sur la théorie des ensembles (Fascicule de résultats). Il sera suivi en 1940 par la publication des deux premiers chapitres de Topologie générale, et en 1942 par celle du premier chapitre d’Algèbre. André Weil passe l’été 39 en Finlande, près de la frontière soviétique. Il est arrêté comme espion et libéré grâce à l’intervention de Nevanlinna. Rapatrié en France, il est incarcéré pour insoumission à la prison Bonne nouvelle de Rouen au début de 40. Il y démontre la fameuse hypothèse de Riemann pour une courbe sur un corps fini , travail qu’il résume dans une note de trois pages présentée par Elie Cartan aux Comptes rendus le 22 avril. Il y énonce en passant et sans en donner la preuve (« as in Severi ») un lemme important. Il mettra huit années et écrira trois livres pour justifier sa note de 1940. Libéré peu avant l’invasion allemande, Weil finit par se réfugier aux Etats-Unis. Il fonde avec Pontrjagin et Gelfand l’analyse harmonique commutative générale, publiant un ouvrage célèbre intitulé L’Intégration dans les groupes topologiques et ses applications, qui restera le livre de base de l’analyse harmonique durant de longues années. Son refus de combattre le nazisme lui vaudra, après guerre, de solides inimitiés, de la part de Jean Leray notamment, il ne trouvera pas de poste en France, et il finira sa carrière à l’IAS de Princeton.

    1940. En mars, Hanka Grothendieck quitte Nîmes avec son fils, pour diriger à Mouriès (Bouches-du-Rhône) une colonie de jeunes réfugiés espagnols parrainée par le Comité française de secours aux enfants et financée par les quakers américains. La colonie se déplace à Marseille, au château des Caillois, où Hanka est arrêtée le 1 août et transférée avec son fils au camp de Rieucros. 2 mai, naissance de Luc Illusie, à Nantes. Grothendieck dirigera sa thèse. 22 ou 27 juin, naissance de Daniel Quillen, à Orange (New Jersey). Le mathématicien anglais Godfrey Harold Hardy (1877-1947) publie L’Apologie d’un mathématicien, rare essai introspectif d’un mathématicien, teinté de mélancolie et d’un « stoïcisme grinçant ». 24 juin, le mathématicien Jean Leray est fait prisonnier. Fils d’un instituteur dreyfusard, normalien 1926, professeur à la faculté des sciences de Nancy en 1936 après une thèse

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    soutenue en 1933 sur l’existence d’une solution stationnaire dans l’équation de l’écoulement d’un liquide visqueux incompressible, Jean Leray est interné dans un camp de prisonniers pour officiers, l’Oflag XVIII A, en Autriche, où il organise une université. Pour éviter que ses recherches sur les équations aux dérivées partielles ne soient utilisées par les nazis, il se tourne vers la topologie algébrique, et introduit les idées nouvelles de suite spectrale et de faisceau, qui deviendront des outils importants de l’algèbre homologique, développés par Henri Cartan, Jean-Pierre Serre.

    « Durant ma captivité, je n’avais rien d’autre à faire, si ce n’est organiser une université de captivité. Elle avait un gros effectif : nous étions 5000 prisonniers, dont beaucoup de jeunes, quelques �élèves de l’Ecole polytechnique. L’enseignement était d’un niveau élevé. Les étudiants n’avaient aucune autre distraction que l’étude. Ils ne mangeaient pas beaucoup, ils n’avaient pas bien chaud ; mais ils étaient courageux. Les examens furent validés par l’Université de Paris... Etait-il raisonnable de faire des recherches en topologie algébrique durant mes cinq ans de captivité en Allemagne nazie, de 1940 à 1945, à l’instar de Poncelet ? (Poncelet fut prisonnier des Russes, à l’époque de Napoléon, pendant cinq ans ; dans le petit village où il était consigné, Poncelet fit faire des progrès considérables `a la géométrie). Son exemple m’a guidé quand je fus prisonnier de guerre...J’ai choisi la topologie algébrique, sujet sans application militaire immédiate, auquel j’avais apporté une contribution notable en collaboration avec Juliusz Schauder. J’ai tenté de reprendre et de compléter nos recherch