a la recherche de l'accord perdu

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Joseph Antoine de Gerome A la recherche de l’accord perdu...

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Writed by Josephe Antoine, this book is an interesting religious and anthropological interpretation of the Sting music work and making reference about the secularization theories and the sacre displacement since the '60s

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Page 1: A La Recherche de l'Accord Perdu

Joseph Antoine de Gerome

A la recherche de l’accord

perdu...

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A la recherche de l’accord perdu


Part 1

Sexe, drogue et rock’n’roll, chantait Ă  la suite de Janis Joplin la gĂ©nĂ©ration des sixties exalteront la jeunesse, la beautĂ© et la voluptĂ©. Comme le souligne Fellini, tout dans nos sociĂ©tĂ©s indique que le monde court pour rattraper l’adolescence envolĂ©e. « Je me demande ce qui a bien pu se passer Ă  un moment donnĂ©, quelle espĂšce de malĂ©fice a pu frapper notre gĂ©nĂ©ration pour que, soudainement, on ait commencĂ© Ă  regarder les jeunes comme des messagers de je ne sais quelle vĂ©ritĂ© absolue. Â» 1.

OĂč que l’on aille aujourd’hui, la sensation de vivre dans un monde dominĂ© par l’éternelle beautĂ© juvĂ©nile semble omniprĂ©sente. Les arts, la mode, le cinĂ©ma, la publicitĂ© et surtout la musique rock, qui depuis plus de trente ans font danser et vibrer le monde, sont au centre d’une nouvelle dynamique sociale dans laquelle les loisirs et la consommation incarnent les nouveaux lieux d’investissement. Le rock, le rock, le rock
 Toujours le rock! Comment un tel mĂ©dium, dont le langage des sens, du feeling, de l’instantanĂ©itĂ© l’emporte sur celui des mots et ou l’attitude cool est devenue en quelques annĂ©es « l’impĂ©ratif catĂ©gorique Â» de la jeunesse 2, serait-il porteur d’un discours faisant Ă©cho aux grandes prĂ©occupations de cette fin du XXe siĂšcle?

Pour plusieurs, le rock est essentiellement une musique de dĂ©lassement qui ne parle ni Ă  l’esprit ni Ă  l’ñme. D’autres l’associent Ă  une gigantesque entreprise hautement sophistiquĂ©e dont le but rĂ©el est de remplir les coffres des maisons d’édition et de distribution. Certains, plus nostalgiques, reconnaissent qu’il fut un temps ou le rock distança de trĂšs loin « la conscience gĂ©nĂ©rale de la sociĂ©tĂ© Â» 3. Pour ces derniers, l’effervescence que fit jaillir cette musique incarnait pour la gĂ©nĂ©ration des annĂ©es soixante l’espĂ©rance d’établir un monde meilleur, un avenir plus radieux. Nous penchons volontiers vers cette derniĂšre lecture. Selon nous, le rock, du moins Ă  ses dĂ©buts, a Ă©tĂ© le vĂ©hicule qui a permis aux enfants des sociĂ©tĂ©s industrielles de protester contre un univers social jugĂ© trop conformiste.

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La culture pop naissante, par ses envolĂ©es lyriques et dans un langage parfois extrĂȘmement violent, sut exprimer l’immobilisme ambiant des annĂ©es 50 et 60, tout en tĂ©moignant de l’état d’ñme d’une gĂ©nĂ©ration prise de la fiĂšvre de la libertĂ©. En fait, les milieux musicaux progressistes de l’AmĂ©rique de l’aprĂšs-guerre donnĂšrent forme Ă  une architecture sonore reflĂ©tant l’univers social dont ils se sont inspirĂ©s. La culture pop et le rock qui, par la suite, rĂ©ussirent Ă  s’imposer comme musique traduisant les aspirations des jeunes, ont donnĂ© des ailes Ă  l’ñme des enfants de la contre-culture pour que celle-ci puisse valser au-dessus de ce temps assombri. Cette valse dont les rythmes puissants excitent les sens et parfois mĂȘme la raison permit Ă  la gĂ©nĂ©ration des sixties d’apprivoiser le vide dont semble avoir hĂ©ritĂ© l’homme sĂ©culier d’aujourd’hui. Cet espace Ă  remplir suggĂšre l’hypothĂšse que nos sociĂ©tĂ©s sĂ©cularisĂ©es et dĂ©sacralisĂ©es fourmillent d’expĂ©rience qui laisse croire au possible survivance du sacrĂ©.

Parmi ces lieux ou les sacrĂ© peut se manifester, les arts et, plus particuliĂšrement ici, la musique rock, en dĂ©ployant des rythmes parfois mĂ©lodieux et dĂ©sordonnĂ©s, sont porteurs d’un univers symbolique pouvant donner accĂšs Ă  des façons d’adhĂ©rer Ă  ce que Paul Tillich appelle « des niveaux de rĂ©alitĂ© Â»4 qui, sans quoi, seraient inaccessibles.

Quels sont ces « niveaux de rĂ©alitĂ© Â»? Pour rĂ©pondre Ă  cette question et mettre en lumiĂšre la façon dont le sacrĂ© se rĂ©investit en vue de rĂ©gĂ©nĂ©rer la culture, les travaux de Mircea Eliade s’avĂšrent fort utiles. Ce dernier, dans Mythes, rĂȘves et mystĂšres, Ă©crit qu’indĂ©pendamment de la rupture qu’a introduite le monde moderne avec le christianisme, l’univers Ă  premiĂšre vue sĂ©culier dispose encore aujourd’hui d’une grande panoplie de hiĂ©rophanies qui surgissent et prolifĂšrent sous des formes parfois inattendues. Pour reprendre une expression d’Eliade, certains comportements apparemment non religieux de l’homme moderne « dĂ©noncent un comportement mythologique Â»5, Cette constance des mythes dans l’ñme collective de la modernitĂ© indique manifestement qu’il y a une « permanence Â» des archĂ©types. On peut donc parler de « mĂ©tamorphose du sacrĂ© Â», c'est-Ă -dire de la survivance de thĂšmes mythiques appartenant Ă  l’hĂ©ritage religieux de l’humanitĂ© qui se manifestent dans les comportements de nos contemporains. Par ailleurs, cette continuitĂ© des archĂ©types ne se fait pas sans quelques accrocs, pouvant aller jusqu’à diluer le mythe de sa substance. C’est la raison pour laquelle Eliade emploie pour dĂ©signer les mythes modernes les qualificatifs de « dĂ©gradĂ©s et camouflĂ©s Â». L’homme moderne a subi un long processus de laĂŻcisation qui dĂ©sacralisa les rapports qu’il entretenait traditionnellement avec l’univers. Certains thĂšmes mythiques d’aujourd’hui, ayant Ă©tĂ© abondamment diluĂ©s, sont difficilement reconnaissables. Il n’en demeure pas moins que les mythes et les symboles, bien qu’à peine reconnaissables et en constant changement de lieux et d’aspects, se prolongent dans les activitĂ©s psychiques de l’homme « sans religion Â», c'est-Ă -dire de l’homme rationnel et laĂŻcisĂ©.

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À titre d’exemple : on peut repĂ©rer dans les fĂȘtes sĂ©culiĂšres (profanes) de toutes sortes dont raffole tant l’homme moderne une structure mythique qui rappelle aux vivants, de façon inconscientes, que ce temps menaçant et pauvre que constitue son temps historique peut ĂȘtre transcendĂ©. Le mythe, pour reprendre une expression d’Eliade, fait renaĂźtre cette « rĂ©sonance, obscure mais profonde Â» qui rappelle aux vivants que l’angoisse du nĂ©ant, la mort, n’est qu’un passage vers une autre modalitĂ© d’ĂȘtre. Qu’on songe par exemples Ă  la popularitĂ© actuelle des nouvelles religions, des magies, de l’ésotĂ©risme, de la parapsychologie, des nouvelles thĂ©rapies dont le but est de « sanctifier Â» le temple physique (le corps); tous ces mouvements dĂ©montrent que les mythes et les symboles, loin de disparaĂźtre de l’actualitĂ© psychique, survivent dans la pensĂ©e collective. Il serait donc illusoire de croire qu’une sociĂ©tĂ©, aussi dĂ©sacralisĂ©e soit-elle, puisse se dĂ©lier, sans conserver quelques Ă©chos, de l’hĂ©ritage religieux qui l’a façonnĂ©e 6.

Au sujet de la musique rock, il est important de retenir qu’elle appartient Ă  une culture pour laquelle les loisirs et les jeux reprĂ©sentent des lieux d’investissements, permettant ainsi au moderne de fuir le temps monotone de ses activitĂ©s profanes. Parmi les multiples lieux d’évasion qu’offre le monde moderne, le spectacle, la lecture et l’écoute de notre musique prĂ©fĂ©rĂ©e constituent des espaces privilĂ©gies. Le spectateur ou le lecteur, en s’adonnant Ă  ce « temps concentrĂ© Â», se laisse emporter dans un tout autre temps qui lui procure le sentiment d’ĂȘtre. En d’autres mots, cet autre temps lui donne l’illusion qu’il maĂźtrise son existence, c'est-Ă -dire le temps. Ces lieux concentrĂ©s qu’il s’invente pour Ă©chapper Ă  la lourdeur de l’existence ont comme fonction de permettre Ă  l’homme historique pour qui le temps ne reprĂ©sente ni rupture ni mystĂšre, d’accĂ©der Ă  des moments pendant lesquels il a l’impression d’avoir mis un terme Ă  la crise existentielle qui le dĂ©vore. Ce sont donc ces nombreux lieux de distraction qui procurent Ă  l’homme d’aujourd’hui des façons de canaliser ses rĂȘves. Et d’accĂ©der ainsi aux profondeurs des origines.

Part 2

Nous faisons rĂ©fĂ©rence ici aux thĂ©ories portant sur la sĂ©cularisation et celle plus rĂ©cente des dĂ©placements du sacrĂ©. PopularisĂ©es dans les annĂ©es soixante, les thĂ©ories portant sur la sĂ©cularisation furent progressivement nuancĂ©es et ajustĂ©es, ce qui permit aux thĂ©ologiens, sociologues et historiens des religions (surtout aux Etats-Unis) d’intĂ©grer dans leurs champs d’étude les nombreuses expĂ©riences n’étant pas reconnues comme des dĂ©marches explicitement religieuses. En voici des exemples : le mouvement Beatnik, le mouvement Hippie, les groupes de psycho-thĂ©rapies, les groupes croissance personnelle et, bien entendu, les nouvelles religions. Les nuances

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apportĂ©es par les spĂ©cialistes de la religion pour expliquer l’émergence de ces groupes introduirent de nouvelles thĂ©ories parlant plutĂŽt des dĂ©placements du sacrĂ©, c’est-Ă -dire qu’indĂ©pendamment des nouvelles formes que prend l’expĂ©rience du sacrĂ© chez nos contemporains, ces derniers demeurent nĂ©anmoins dĂ©positaires d’un univers religieux authentiques.

Tout en Ă©tant conscient des limites et des faiblesses d’une telle thĂ©orie, cet article s’inspire largement de la thĂ©orie des dĂ©placements du sacrĂ© qui a l’avantage d’offrir un outillage thĂ©orique fort utile afin de procĂ©der au dĂ©cryptage du sacrĂ© et d’identifier si l’Ɠuvre de Sting est porteuse d’une expĂ©rience vivante et trans-historique du sacrĂ©.

Or, les rĂȘves, les fantaisies et les nostalgies de l’homme moderne sont autant d’échos aux latences mythiques qu’il vĂ©hicule en son ĂȘtre profond. Les arts, comme mĂ©dias reflĂ©tant les aspirations et les utopies de l’ñme humaine en donnant vie au monde onirique par d’inĂ©puisables « scĂ©narios mythiques Â», indiquent que le sacrĂ©, loin de s’éclipser, ressurgit dans les thĂšmes mythiques de notre temps. On constate depuis quelques temps que certains auteurs appartenant Ă  la culture rock mettent en Ă©vidence d’innombrables scĂ©narios faisant appel Ă  des figures mythique telle l’initiation hĂ©roĂŻque, le paradis perdu, la quĂȘte des origines et les mythes agonistiques (lutte hĂ©roĂŻque entre le bien et le mal). Tous ces scĂ©narios mettent en scĂšne des figures symboliques dont les sources d’inspiration s’enracinent dans des thĂšmes appartenant Ă  une culture qui porte en elle l’hĂ©ritage du christianisme qui l’a façonnĂ©e. Paul Tillich dira que « la religion est la substance de la culture, la culture est la forme de la religion Â»7, ce qui signifie que dans quelque culture que ce soit, le sacrĂ© et le sĂ©culier, loin de s’exclure, s’appellent nĂ©cessairement l’un l’autre.

Il ne serait pas excessif d’affirmer que cette musique, qui a vu le jour Ă  l’aube d’une Ă©poque ou les bouleversements socio-Ă©conomiques hypothĂ©quĂšrent le destin de la planĂšte, a Ă©tĂ© porteuse d’une sensibilitĂ© qui s’enracine dans des thĂšmes sotĂ©riologiques, permettant ainsi de mettre un terme aux injustices dont est remplie l’histoire.

Allan Bloom, qui a Ă©crit un essai sur le dĂ©clin de la culture, semble tenir au sujet de la musique rock des propos tout Ă  fait contraires. Selon Bloom, la musique rock, qui est le rĂ©sultat d’un univers social de plus en plus anomique, c’est-Ă -dire le produit d’une sociĂ©tĂ© ayant renoncĂ© Ă  des valeurs communes, fait resurgir des profondeurs de l’ĂȘtre des forces chaotiques et destructrices pouvant difficilement ĂȘtre canalisĂ©es. Le rock n’exciterait donc pas l’amour, le vrai, le beau, mais ferait jaillir des entrailles des dĂ©sirs et des passions Ă  leur Ă©tat le plus brut.

Pour Bloom, les « passions de l’ñme Â» qu’introduit cette musique ne font qu’assouvir les besoins infantiles d’une jeunesse pour qui la culture n’est plus un lieu de

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reconnaissance commune, mais plutĂŽt un espace (Ă©conomique) pouvant rassasier ses passions les plus narcissiques. Bloom voit donc le rock comme un « paradis artificiel Â» qui, loin d’apaiser a soif d’existence des jeunes, les rend sourds Ă  l’hĂ©ritage de « ce que la grande tradition a Ă  leur dire. Â» 8 En fait, les arguments de Bloom ne nous sont pas totalement Ă©trangers. On pourrait aisĂ©ment affirmer que nous partageons bon nombre de ses prĂ©occupations. Il est clair que la culture rock participe d’un certain dĂ©clin, sans pour autant ĂȘtre la consĂ©quence. L’esprit de cette musique tĂ©moigne d’un dĂ©clin beaucoup plus gĂ©nĂ©ral. Le rock Ă©nonce d’une certaine façon une profession de foi nietzschĂ©enne qui remet en question les promesses portĂ©es par l’homme historique, profession pouvant se rĂ©sumer par cette phrase : « Nous sommes fatiguĂ©s de l’homme Â». Ce constat et ce diagnostic portĂ©s par le rock sont l’aboutissement inĂ©vitable d’une culture ayant « renoncĂ© Â» Ă  toute forme de transcendance, d’une culture ou l’ĂȘtre, le bien, le vrai et le beau semblent hors d’atteinte de nos actions et mĂȘme de nos pensĂ©es. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas s’étonner si plusieurs qualifient cette musique de « lieu Â» d’oĂč Ă©manent des « passions barbares Â». « Ce feu d’artifices cosmique incessant et ensorcelant Â» 9 que dĂ©gage le rock n’est que le reflet du tourbillon sonore dans lequel est plongĂ© notre sociĂ©tĂ©.

Plus d’une fois le rock, dans sa brĂšve histoire, a inspirĂ© de virulentes critiques. Il n’en demeure pas moins en dĂ©pit de toutes les critiques que le rock participe malgrĂ© lui Ă  un des mythes les plus vigoureux de ce siĂšcle, celui de la socialisation planĂ©taire. Comme l’a soulignĂ© Marshal McLuhan, «  le rock est un Ă©vĂšnement Ă©lectro-acoustique reliant magnifiquement la planĂšte Â»10. IndĂ©pendamment des considĂ©rations Ă©conomiques qui sont, certes, trĂšs importantes pour saisir le dĂ©veloppement et la croissance de cette musique, ce fond sonore « reliant magnĂ©tiquement la planĂšte Â» nous indique que dans ce rĂȘve utopique se dissimule un profond dĂ©sir, celui de mettre un terme Ă  la tyrannie babĂ©lique dans laquelle est plongĂ© le monde.

Il faut Ă©galement ajouter que le rock a grandement participĂ© Ă  l’émergence d’une nouvelle sensibilitĂ© thĂ©rapeutique. Celle-ci et les thĂ©rapies qui en dĂ©coulent doivent en grande partie leur essor Ă  la contre-culture et Ă  l’effervescence musicale que cette derniĂšre a su faire jaillir. Selon Gilles Lipovetzky, la sensation, la simultanĂ©itĂ© et l’immĂ©diatetĂ© sont des valeurs de la modernitĂ©, et la musique, en tant que technique moderne, fournit Ă  l’individu des impulsions qui lui permettent d’ĂȘtre constamment en mouvement 11.

Cette sensation « euphorique et enivrante du monde Â» a peu Ă  peu fait Ă©merger, vers la fin des annĂ©es soixante, l’idĂ©ologie de l’amour. Sans Francisco connaĂźt Ă  cette Ă©poque une explosion de groupes psychĂ©dĂ©liques qui, chacun Ă  sa façon, revendique l’idĂ©e d’une « communautĂ© du rock Â» qui serait portĂ©e par des valeurs supĂ©rieures.

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Nous sommes en pleine Ă©poque hippie, Ă  l’apogĂ©e du « Flower Power Â». Des centaines de formations musicales espĂšrent crĂ©er par l’intermĂ©diaire de leur musique l’éveil Ă  l’échelle planĂ©taire. Avec l’album des Beatles, Sgt. Peppers, qui fut accueilli par la Beat Generation comme le chef-d’Ɠuvre pop, le rĂȘve du « Flower Power Â» prenait racine. Comme le souligne Albert Goldman, auteur de la biographie de John Lennon, « cet album vitre de l’enthousiasme d’une gĂ©nĂ©ration qui croyait, entre deux « trips Â» d’acide, tenir le monde dans ses mains Â» 12. Rappelons que cet album, considĂ©rĂ© par plusieurs comme la prophĂ©tie d’une Ăšre nouvelle, fit connaĂźtre au monde entier la nouvelle dĂ©votion des Beatles pour le gourou Maharishi MaheshYogi.

À cette Ă©poque, tout artiste conscient de son rĂŽle se devait de reprĂ©senter une Ă©thique supĂ©rieure. John McLaughlin et Carlos Santana se convertirent Ă  la doctrine de Shri Chinmoy; Peter Townshend des Who Ă©crit la piĂšce musicale Tommy; s’inspirant des paroles de son gourou Meher Baba, George Harrison fait connaĂźtre au monde, par l’intermĂ©diaire de sa musique, la sagesse des enseignements de sa divine grĂące Bhakti Vedanta Swami Prabhupada. Cat Stevens (aujourd’hui converti Ă  l’islam) et David Bowie cherchent dans le zen leur inspiration. Ce ne sont lĂ  que quelques exemples; la liste des musiciens rock qui flirtĂšrent avec les spiritualitĂ©s exotiques de l’Orient est longue. Il est important de retenir que la premiĂšre gĂ©nĂ©ration d’artistes pop avait cette « foi inĂ©branlable Â» dans le fait que l’art peut changer le monde.

Ce bref rappel de l’importance qu’a eu la musique rock Ă  ses dĂ©buts ne prĂ©tend aucunement avoir Ă©puisĂ© le sujet. Une musique aussi complexe que le rock demanderait une Ă©tude plus vaste, englobant plusieurs analyses dĂ©jĂ  rĂ©alisĂ©es. Par contre, ces quelques donnĂ©es dĂ©montrent que le rock, Ă  ses dĂ©buts a Ă©tĂ© porteur d’un courant « alternatif Â» dont la ferveur charismatique, encore aujourd’hui, ne s’est pas totalement Ă©teinte. C’est d’ailleurs ce qui nous porte Ă  penser qu’en s’enracinant dans les dĂ©sirs et les utopies, la dynamique du rock paraĂźt pouvoir donner prise Ă  une lecture religiologique ou si vous prĂ©fĂ©rer Ă  une lecture anthropologique, c’est –dire une lecture qui cherche Ă  repĂ©rer des archĂ©types donnant accĂšs Ă  l’univers « fascinant et mystĂ©rieux Â» du sacrĂ©.

Le Sacré chez Sting

« If you can transcend the screaming you take a generation with you into something else. It’s a real challenge.” 13. Cette phrase n’est pas celle d’un gourou. Ce quelques chose d’autre, something else dont parle cette citation reprĂ©sente l’itinĂ©raire d’une figure pop d’envergure internationale dont, depuis les annĂ©es 80, l’étoile scintille dans presque tous les palmarĂšs ou le rock a droit de citĂ©. Son nom : Gordon

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Sumner, mieux connu sous le pseudonyme Sting. Il semble ici inutile de faire Ă©tat de la fulgurante ascension de la popularitĂ© de Sting. Voyons plutĂŽt les rĂ©sultats obtenus Ă  la suite de l’application de notre grille d’analyse.

Part 3

Pourquoi avoir optĂ© pour une lecture religiologique et anthropologique de l’Ɠuvre de Sting quand on sait pertinemment qu’il y a dans la culture rock une quantitĂ© non nĂ©gligeable d’expĂ©rience underground en apparence beaucoup plus sensible Ă  l’univers du religieux que Sting? 14 À une Ă©poque ou les « nouveaux prophĂštes Â» de la culture, les rocks stars, symbolisent la dĂ©mesure, la folie des grandeurs et dont la rĂ©ussite risque rapidement de dĂ©cliner et de se consumer Ă  une vitesse affolante, il aurait Ă©tĂ© maladroit de se retrouver Ă  la fin de cette recherche avec une Ă©toile dĂ©cadente. Situation pour le moins gĂȘnante pour quiconque prĂ©tend s’initier Ă  la recherche. Pour Ă©viter une telle conjoncture, la premiĂšre dĂ©marche entreprise fut celle de vĂ©rifier si, dans l’expĂ©rience musicale de Sting, dĂšs le dĂ©but de sa carriĂšre avec la formation « The Police Â», les thĂšmes liĂ©s au sacrĂ© constituaient une structure tout aussi dominante que dans les derniers albums solo que l’auteur prĂ©senta Ă  partir de 1985. L’analyse des deux premiers albums qui propulsa « The Police Â» dans les hauts lieux des palmarĂšs pop dĂ©montra sans aucune Ă©quivoque que les albums Regatta de Blanc et Zenyatta Mondatta Ă©tait bel et bien porteurs de mythes fort intĂ©ressants. L’ensemble des textes de ces deux premiers albums renferme une structure lyrique et poĂ©tique et met en scĂšne des figures hiĂ©rophantiques qui, par les rĂ©cits racontĂ©s, font vivre aux individus des moments ou le monde du rĂȘve et de la fantaisie est Ă  l’honneur. L’observation de cette constance des mythes dans les Ɠuvres antĂ©rieures de Sting s’est rĂ©vĂ©lĂ©e for utile pour Ă©clairer la façon dont les prĂ©occupations liĂ©es au religieux ont « Ă©voluĂ© Â» chez l’auteur. Il faut Ă©galement ajouter que Sting, dans le paysage contemporain du rock, fait partie de cette minoritĂ© d’artistes qui, avec assiduitĂ© et acharnement, ont fait valoir un style personnel, malgrĂ© l’emprise de l’industrie du spectacle, cette derniĂšre ayant tendance Ă  rĂ©gir et domestiquer le talent artistique de ses protĂ©gĂ©s. Étant donnĂ© que l’on peut observer une certaine constance liĂ©e Ă  des prĂ©occupations de type religieux, l’Ɠuvre de ce reprĂ©sentant contemporain du rock, dont l’ambiguĂŻtĂ© lĂ©gendaire a conquis un vaste public et le charisme soulĂšve encore les passions d’une gĂ©nĂ©ration que l’on dit blasĂ©e, constitue Ă  notre avis un modĂšle tout Ă  fait pertinent pour tĂąter le pouls du rock commercial d’aujourd’hui. Passons maintenant aux rĂ©sultats obtenus Ă  la suite de notre lecture de l’Ɠuvre de Sting.

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Les premiĂšres chansons que l’on considĂ©rera sont : Message in a Bottle, tirĂ©e de l’album Regatta de Blanc, et Spirits in Material World et Invisiable Sun, tirĂ©es toutes deux de l’album Ghost in the Machine. Ces trois premiers succĂšs de « The Police Â» offrent de charmantes romances s’appuyant sur une musique douce; les rythmes sont joyeux et semblent ĂȘtre conçus dans l’esprit de la musique reggae. Pourtant, ces joyeuses chansons un peu mĂ©lo-dramatiques, soumises Ă  une relecture, laissent entrevoir une tout autre rĂ©alitĂ©. Ces textes, en faisant intervenir des images de chute dans le temps, de recherche de l’üle paradisiaque15, incitent Ă  affirmer qu’il y a dans ces chansons un rĂ©el dĂ©sir de rĂ©intĂ©grer l’éternitĂ©, le cosmos sacrĂ©. Ces trois textes font tous rĂ©fĂ©rence au vide primordial et Ă  la dĂ©route de l’esprit humain vivant dans un monde « privĂ© de son Ăąme Â», c'est-Ă -dire soumis Ă  l’angoisse du nĂ©ant. La bouteille jetĂ©e Ă  la mer (que l’on retrouve dans la chanson Message in a Bottle) comme ultime cri d’espoir, tout comme le sacrĂ© transcendant auquel font rĂ©fĂ©rence Spirits in the Material World et Invisible Sun, constitue un appel Ă  la vie qui engage tout son ĂȘtre. Quand l’auteur fait dire Ă  sa chanson « Only hope can keep me togother Â», ne fait-il pas rĂ©fĂ©rence Ă  un dĂ©sir d’ĂȘtre qui Ă©chappe aux catĂ©gories de l’existence logique et ainsi permet aux ĂȘtres de s’éjecter d’un univers technologique jugĂ© trop oppressant?

Les trois chansons sont en quĂȘte d’un compromis avec le monde du « dĂ©jĂ  lĂ  Â». En d’autres mots, ces textes explorent des façons de s’éclipser de ce monde stĂ©rile, pauvre et menaçant qui altĂšre l’ñme. La chute dans le temps Ă  laquelle font rĂ©fĂ©rence ces textes ont comme fonction de nous faire prendre conscience des forces tyranniques et destructrices qui sont Ă  la fois en nous et Ă  l’extĂ©rieur de nous. Le texte parle Ă  deux niveaux : le premier fait rĂ©fĂ©rence aux guerres, Ă  la pollution, aux souffrances, tandis que le second met en Ă©vidence l’absence de lieux pouvant rĂ©concilier l’ĂȘtre humain avec lui-mĂȘme. On sent, Ă  l’écoute de ces chansons, que l’auteur, tout en restant indĂ©cis, c’est-Ă -dire Ă  la recherche de quelque chose d’autre, demeure nĂ©anmoins consciente qu’il est possible d’accĂ©der Ă  d’autres « niveaux de rĂ©alitĂ© Â». Il y a lieu de voir dans cette intuition une recherche de l’ĂȘtre ou, si l’on prĂ©fĂšre, d’un espace vital donnant consistance et intensitĂ© Ă  ses actes. 16

Pour rester fidĂšle Ă  la dynamique de Sting qui s’enracine dans l’univers de la psychologie des profondeurs (Jung), il ne serait pas faux d’affirmer que ces textes revendiquent la possession de son ĂȘtre qui, parfois, se rĂ©vĂšle et dissimule Ă  la conscience. En d’autres termes, l’auteur semble dire que ce n’est qu’en se choisissant que nos yeux s’ouvrent Ă  toute l’humanitĂ©, car le choix que l’on porte en soi engage l’humanitĂ© entiĂšre.

Dans Invisible Sun, (« I don’t wanna spend my time in hell (chaos) looking at the wall of a prison cell”) et dans Spirits in the Material World, (“We are spirits in the material world; There must be another way”), ne sommes-nous pas en prĂ©sence de textes

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cherchant dĂ©sespĂ©rĂ©ment Ă  faire obstacle Ă  l’angoisse et cherchant ainsi Ă  rĂ©intĂ©grer l’homme dans une existence plus riche qui, par essence, est qualitĂ©, transcendance, les passions, le devenir, et le rĂ©introduit Ă  la rencontre avec soi-mĂȘme et l’absolu. Ces textes, en faisant intervenir des figures transcendantes comme les hiĂ©rophanies solaires qui, par essence, sont des symboles cosmiques favorable Ă  l’homme17, mettent en Ă©vidence la quĂȘte d’une solution religieuse non Ă©phĂ©mĂšre et non contingentĂ©e qui donnerait Ă  l’homme la possibilitĂ© d’accĂ©der au monde de l’esprit. Pour employer un langage plus philosophique, ĂȘtre dans le monde avec son existence, sans se sentir Ă©tranger, sans se sentir « ĂȘtre lĂ  Â», jetĂ© dans le tourbillon enivrant du monde.

Synchronicity, ou au-delà de la matiùre et de l’esprit

L’album Synchronicity est sans nul doute le disque le plus rĂ©vĂ©lateur des postulats du trio. Ce disque, que la plupart des critique considĂšrent comme le plus sombre qu’ait produit « The Police Â», contient Ă©galement une grande richesse symbolique. C’est d’ailleurs avec cet album que l’on apprend qu’Andy Summers, le guitariste du groupe, fut un fervent admirateur de la pensĂ©e de Gurdjieff, que Stewart Copeland, le fondateur de la formation, s’intĂ©resse Ă  la musique africaine et que Sting se passionne pour la pensĂ©e du psychanalyste Carl Jung. Parmi les chansons les plus rĂ©vĂ©latrices de cet album, on retiendra surtout Synchronicity II, Synchronicity I, Mother et King of Pain.

Force est de constater que ces chansons sont toutes porteuses d’un mythe mettant en Ă©vidence le dĂ©sir d’accĂ©der Ă  un temps plus plĂ©nier. Selon le terminologie chrĂ©tienne, on pourrait dire que ces chansons cherchent Ă  ramener Ă  l’unitĂ© les membres disparates d’un seul et unique corps, et ainsi fuir le corps mortel et corruptible pour « revĂȘtir le vrai corps Â» incorruptible. Ce qui fait qu’il est plausible que l’un des mythes importants qui se dĂ©gage de l’ensemble des figures symboliques que renferment ces textes est le dĂ©sir d’accĂ©der Ă  un temps plus plĂ©nier, lieu pouvant donner force et consistance Ă  l’ĂȘtre humain. Pour atteindre Ă  la vĂ©ritĂ© de ce mythe, le texte propose de rĂ©ingĂ©grer le cosmos sacrĂ© et ainsi, rĂ©aliser la fusion de l’un et du multiple. Ce dĂ©sir d’accĂ©der Ă  un temps plus plĂ©nier laisse sous-entendre qu’il y a des couches dans la matiĂšre rĂ©flĂ©chie et sensible Ă  la vie qui appellent les vivants Ă  fonder un ordre nouveau. Sting se rapproche ici d’un concept dont Teilhard de Chardin a dessinĂ© les contours dans les annĂ©es 20, celui de la « noosphĂšre Â», c’est-Ă -dire l’intuition mystique de la rencontre et de la fusion de la matiĂšre et de l’esprit. Voici ce qu’il dit Ă  propos de la matiĂšre et de l’esprit :

« Je suis trĂšs optimiste car je crois que le monde occidental et en train de transcender la machine, de mettre de cĂŽtĂ© le point de vue mĂ©canique de Newton et le systĂšme de cause Ă  effet de Darwin.

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Depuis Einstein, on a dĂ©couvert que les ondes et les particules atomiques existaient en dehors des limites de temps et d’espace et cela nous oblige Ă  dĂ©couvrir notre spiritualitĂ©. Le futur n’est pas matĂ©riel. Je dis, moi que le futur spirituel Â»18.

L’important ici n’est pas, bien sĂ»r, le teneur scientifique discutable de cet Ă©noncĂ©, mais plutĂŽt ce Ă  quoi elle fait rĂ©fĂ©rence chez Sting.

Pour mieux cerner Ă  quoi fait rĂ©fĂ©rence Sting quand il met en scĂšne les symbolismes liĂ©s au centre et Ă  l’origine, il paraĂźt indispensable de dĂ©finir en quelques mots le concept de synchronicitĂ©. La thĂ©orie de Jung, le synchronicitĂ©, s’était donnĂ© comme objectif d’expliquer tous les phĂ©nomĂšnes inexplicables par des causalitĂ©s physiques comme Ă©tant des manifestations de l’inconscient. Cet inconscient, Jung le fait rĂ©sider dans les souvenirs quasi oubliĂ©s de l’espĂšce, c’est-Ă -dire les archĂ©types. Parfois, Ă  la suite du tiraillement intĂ©rieur dont les mots ne peuvent percer le mystĂšre (par exemple, un conflit avec les forces obscures de toutes sortes qui rĂ©sident en nous), les archĂ©types qui normalement sommeillent Ă©mergent des profondeurs de nos dĂ©sirs les plus secrets et atteignent ainsi la conscience. Autrement dit, les archĂ©types portent les souvenirs quasi oubliĂ©s de l’espĂšce qui ne peuvent ĂȘtre expliquĂ©s par des mots, mais uniquement par les symboles vĂ©hiculĂ©s par les mythologies. Ce sont eux, selon Jung, qui procure la structure des comportements humains.

A titre d’exemple, la chanson titre de l’album Synchronicity, ou il est question d’une situation banale dans laquelle un homme au bord de la paranoĂŻa sombre dans l’angoisse et se sent dĂ©vorĂ© par un monstre, donne une excellente idĂ©e de la puissance crĂ©atrice des symboles dans l’Ɠuvre de Sting. 19 Selon Mircea Eliade, « les monstres surveillent toujours les voies du salut Â». Ici, le symbolisme du monstre appelle l’homme Ă  une attitude hĂ©roĂŻque, ou il doit apprendre Ă  surmonter ses peurs, car on ne peut accĂ©der Ă  soi-mĂȘme sans avoir prĂ©alablement vaincu le monstre. Les griffons 20 sont Ă©galement associĂ©s Ă  la symbolique des rites de passage ou le vieil homme est dĂ©vorĂ© pour que naisse l’homme nouveau. En fait, dans l’univers des symboles, les griffons reprĂ©sentent le combat intĂ©rieur nĂ©cessaire Ă  une transformation intĂ©rieure.

Comme le rĂ©cit mythique de la Bible ou Jacob lutte contre YahvĂ© (Gn32, 23-33), l’homme de SynchronicityII doit lutter contre les forces obscures qui obstruent les voies du salut. Cette figure du monstre paraĂźt ĂȘtre un symbole qui indique la voie vers la pleine rĂ©alisation de son ĂȘtre. Eliade abonde dans ce sens : « les serpents « gardent Â» toutes les voies de l’immortalitĂ©, c’est-Ă -dire tout « centre Â», tout rĂ©ceptacle ou se trouve concentrĂ© le sacrĂ©, toute substance rĂ©elle, etc. Â» 21. Il y a dans Synchronicity II un appel Ă  une transformation radicale de l’homme, qui par la rĂ©appropriation de son ĂȘtre rĂ©el, le soi, rend celui-ci apte Ă  vivre dans le monde.

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Part 4

Dans Synchronicity I et King of Pain, l’ambiance sonore et les images psychiques semblent avoir pour but de nous faire sentir la “mĂ©lodieuse” musique de l’univers; le texte suggĂšre que tout est en harmonie dans l’univers et le combat intĂ©rieur est aussi un combat qui se poursuit Ă  l’échelle cosmique: “A star fall, a phone call, it joins all, synchronicity”. Un auditeur, si peu conscient soit-il du concept jungien de synchronicitĂ©, peut reconnaĂźtre par le biais de la chanson Synchronicity I la conception qu’a Sting du cosmos. Sting, Ă  la suite de Jung, semble ĂȘtre Ă  la recherche d’une image unitaire du monde ou la nature psychique (esprit) et la nature physique (matiĂšre) seraient rĂ©unies. En fait, l’album Synchronicity nous rĂ©vĂšle et nous suggĂšre que l’homme ait conviĂ© Ă  se fondre dans le mystĂšre et de faire confiance Ă  ses intuitions, et ainsi Ă©chapper Ă  cet Ă©ternel dilemme de la causalitĂ© physique.

Ces quelques exemples dĂ©montrent qu’il n’est pas faux de prĂ©tendre qu’il y a dans ces textes un rĂ©el dĂ©sir de rĂ©intĂ©grer le cosmos ou, en des termes plus philosophiques, que cette substance modale (l’homme) aspire Ă  rĂ©intĂ©grer la nature, en se dĂ©ployant Ă©ternellement dans l’ĂȘtre, comme membre unique et particulier d’un corps unique 22.

Les symboles et les mythes ont-ils une rĂ©elle portĂ©e dans l’Ɠuvre de Sting? Voici ce qu’il dit Ă  ce propos : « Le rĂȘve serait de faire une film qui opĂšre par symboles pour se

rapprocher des effets de la musique. Je crois, moi, qu’on dit plus de vĂ©ritĂ©s par des symboles, des mythes, que par des faits Â» 23.

La carriĂšre solo de Sting

En 1984, Sting quitte la formation « The Police Â» et l’univers de la pop rock et se lance dans un style musical plus politique, alliant Ă  la fois le rock et je jazz. En 1985, il publie l’album The Dream of the Blue Turtles, qui marquera un tournant dans sa carriĂšre. Avec cet album, Sting semble se lancer dans une nouvelle « mission Â» Ă  travers laquelle, par l’intermĂ©diaire de sa musique, il compte bien renouer avec l’essence du rock qui consiste avant toute chose Ă  ĂȘtre une critique « profonde Â» de la sociĂ©tĂ©. Les albums The Dream of the Blue Turtles et Nothing like the Sun (ce dernier publiĂ© en 1987) tĂ©moigne d’une certaine nostalgie face Ă  l’époque ou le rock s’enracinait dans une dynamique profondĂ©ment politique. Avec ses deux albums, Sting fait un retour au passĂ© et rĂ©actualise l’hĂ©ritage laissĂ© par les premiĂšres gĂ©nĂ©rations de rockers, qui croyaient que par leur musique, ils pouvaient changer la sociĂ©tĂ©.

Les chansons soumises a notre investigation sont Love is the Seventh Wave, We work the Black Seam, Children’s Crusade, Russians, They Dance Alone, The Lazarus Heart, Sister Moon, et Rock Steady. Avec ses deux nouveaux albums, C’est un Sting

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“converti” aux grandes causes humanitaires que le public dĂ©couvrira. Selon un article paru dans La Presse du fĂ©vrier 1988, Sting se serait enfin « libĂ©rĂ© de l’image beaux blonds bouffons qu’avait entretenue « The Police Â».

Voyons maintenant quelles sont les inquiĂ©tudes qui poussent Sting Ă  revĂȘtir l’image d’un homme raisonnable et sage. Dans la chanson Love is the Seventh Wave, Sting met en Ă©vidence une quĂȘte de sacralitĂ© contemporaine qui consiste Ă  rechercher en soi-mĂȘme l’équilibre de toute chose. Quand il fait dire au texte : « There is a deeper world than this Â», n’est-il pas en train de faire rĂ©fĂ©rence Ă  un centre, Ă  un lieu qui puisse protĂ©ger l’homme et le cosmos du chaos? Ici aussi, l’auteur exprime sa conviction que tout est inter reliĂ© et que, pour intĂ©grer les forces Ă©nergĂ©tiques qui contrĂŽlent l’univers, l’homme doit d’abord et avant tout s convertir au monde secret qu’il porte en lui et, ainsi, accĂ©der Ă  la conscience. Dans We Work the Black Seam, Russians et Children’s Crusade, l’auteur s’engage dans un discours faisant Ă©tat de la piĂštre situation dans laquelle est plongĂ©e l’ñme moderne. Les images que l’on retrouve dans ces textes sont celles de la terre meurtrie, que l’homme exploite aveuglĂ©ment, la solitude, les victimes de l’histoire, les enfants et le spectre de l’anĂ©antissement atomique (Russians).

Il y a dans ces textes une idĂ©e lourde et Ă©crasante de l’histoire. Sting semble remettre en question la validitĂ© des solutions historiques, c’est-Ă -dire la vision linĂ©aire de l’histoire comme accomplissement d’une promesse, qu’elle soit marxiste, chrĂ©tienne ou mĂȘme sĂ©culiĂšre, liĂ©e au « progrĂšs Â» qui perd de sa validitĂ©. Ces textes sont trĂšs importants, car ils indiquent quelle vision du monde a l’auteur. Il est assez clair que l’ensemble de ces textes tĂ©moigne de l’incapacitĂ© qu’a l’ñme moderne de justifier les horreurs de l’histoire. Selon Eliade, la « terreur de l’histoire Â» peut donner naissance Ă  des crises existentielles qui vont jusqu’à faire douter la conscience moderne du sens de l’existence.

La terreur de l’histoire, prĂ©cise-t-il, c’est l’expĂ©rience d’un homme qui n’est plus religieux, qui n’a donc aucun espoir de trouver une signification ultime au drame historique, et qui doit subir les crimes de l’histoire sans en comprendre le sens Â»24.

Les quatre derniĂšres piĂšces sont porteuses d’un contenu beaucoup plus optimiste. Ce sont essentiellement des textes ou l’auteur prend position pour le respect des droits et tous et chacun. Ces textes font intervenir une grande quantitĂ© de symbolismes rĂ©vĂ©lateurs. On retrouve comme sous-systĂšmes symboliques les symbolismes ouranien (ciel), tellurique (terre), lunaire, aquatique, ainsi que ceux liĂ©s aux rites de renouvellement tels la vĂ©gĂ©tation et l’agriculture et, en dernier lieu, le symbolisme du centre et celui des origines, reprĂ©sentĂ©s tous deux par les figures de l’espace et du

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temps sacrés. Examinons maintenant la façon dont Sting met en scÚne les symbolismes dans ses textes.

Dans Sister Moon, le symbolisme lunaire est reprĂ©sentĂ© sous les traits de l’amante, la mĂšre protectrice, la croissance et le centre. La lune incarne la dĂ©pendance et le principe fĂ©minin ainsi que la pĂ©riodicitĂ© et le renouvellement. On constate dans cette chanson que le symbolisme lunaire a comme fonction de rĂ©vĂ©ler Ă  l’homme sa propre condition humaine, tout en lui faisant prendre conscience des lois de l’éternel retour et ainsi mettre un terme au destin et aux souffrances liĂ©es Ă  sa condition. C’est la raison pour laquelle, selon Eliade, le symbolisme lunaire est pathĂ©tique et consolateur. La lune incarne un lieu pouvant aider l’homme Ă  rĂ©intĂ©grer son moi, c’est-Ă -dire l’espace sacrĂ© intĂ©rieur, le centre. Sister Moon est une chanson qui rend hommage Ă  tous ceux qui, dans la nuit, cherchent par l’intermĂ©diaire des phases de la lune une certaine consolation. « Sister Moon Â» prĂ©cise Sting, « is a song for lunatics everywhere, for all of those sanity is dependent on the phases of the moon Â»25.

Part 5

They Dance Alone emprunte des Ă©lĂ©ments symboliques faisant rĂ©fĂ©rence Ă  la quĂȘte paradisiaque, Ă  la rĂ©intĂ©gration d’un centre (terre promise). Au niveau psychique, on pourrait dire que Sting se sert du symbolisme de la terre mĂšre, ou du moins de la surface de la terre, comme figure reprĂ©sentant l’homme en tant qu’ĂȘtre conscient, comme figure qui s’oppose au monde souterrain, liĂ© Ă  celui de la mort et de la destruction : le subconscient. 28 Tout Ă  la fin du vidĂ©o, on voit apparaĂźtre des gens qui viennent de partout; hommes et femmes sont rĂ©unis et dansent sur les paroles que voici : « They’re dancing with their fathers, they’re dancing with their husbands, they dance alone. They dance alone, « L’émotion et la joie exprimĂ©es par cette derniĂšre scĂšne permettent d’affirmer qu’il y a dans ces images un temps sacrĂ© liĂ© Ă  la fĂȘte, un lieu ou le temps profane est aboli par ces moments du temps ou l’homme, parle rite, se rĂ©introduit dans la magie des origines.

They Dance Alone (Gueca Solo)

“Why are theses women here dancing on their own?Why is there this sadness in their eyes?Why are the soldiers hereTheir faces fixed like stone?I can’t see that it is that they despiseThey’re dancing with the missingThey’re dancing with the deadThey dance with the invisible onesTheir anguish is unsaid

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They’re dancing with their fathersThey’re dancing with their sonsThey’re dancing with their husbandsThey’re dancing alone They dance aloneIt’s the only form of protest they’re allowedI’ve seen thier silent faces scream so loudIf they were to speak these wordsThey’d go missing tooAnother woman on the torture tableWhat else can they do

They’re dancing with the missingThey’re dancing with the deadThey dance with the invisible onesTheir anguish is unsaidThey’re dancing with their fathersThey’re dancing with their sonsThey’re dancing with their husbandsThey’re dancing alone They dance aloneThey’re dancing with the missingThey’re dancing with the deadThey dance with the invisible onesTheir anguish is unsaidThey’re dancing with their fathersThey’re dancing with their sonsThey’re dancing with their husbandsThey’re dancing alone They dance alone

One day we’ll dance on their gravesOne day we’ll sing our freedomOne day we’ll laugh in our joyAnd we’ll dance

One day we’ll dance on their gravesOne day we’ll sing our freedomOne day we’ll laugh in our joyAnd we’ll dance

Ellas danzan con los desaparecidosEllas danzan con los muertosEllas danzan con amores invisiblesEllas danzan con silenciosa angistia

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Danzan con sus pardres Danzan con sus hijosDanzan con sus espososEllas danzan solasDanzan solas

Hey Mr. PinochetYou’ve sown a bitter cropIt’s foreign money that supports youOne day the money’s going to stopNo wages for your torturersNo budget for your gunsCan you think of your own motherDancin’ with her invisible sonThey’re dancing with the missingThey’re dancing with the deadThey dance with the invisible onesTheir anguish is unsaid

They’re dancing with their fathersThey’re dancing with their sonsThey’re dancing with their husbandsThey’re dancing alone They dance alone 29

CONCLUSION

À la suite des analyses abrĂ©gĂ©es de certaines chansons de Sting, on constate que pour cet auteur, la musique consiste Ă  exprimer les moments et les Ă©vĂ©nements les plus intenses de la vie sociale. Ses chansons s’enracinent dans des rĂ©alitĂ©s vĂ©cues par tous et chacun. Tout en faisant rĂ©sonance aux grandes prĂ©occupations de l’homme d’aujourd’hui, la musique de Sting est essentiellement une musique qui se laisse interprĂ©ter, une musique ou l’auditeur participe Ă  l’Ɠuvre du crĂ©ateur.

Quand nous entendons le nom The Police, nous sommes portĂ©s Ă  sourire, car il fait rĂ©fĂ©rence aux premiers succĂšs commerciaux que connut cette formation. Il faut l’avouer, les premiers succĂšs avaient un contenu plutĂŽt naĂŻf et superficiel. C’est malheureusement l’image des « beaux blonds bouffons Â» qui demeura comme souvenir du trio. Pourtant, cette formation musicale, « New Wave Â» et « Punk Â» Ă  ses dĂ©buts, se rĂ©vĂ©la ĂȘtre l’une des meilleures formations rock des annĂ©es 80. Avec l’album Ghost in the Machine, dont la plupart des piĂšces sont inspirĂ©es de la pensĂ©e

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d’Arthur Koestler, le chanteur compositeur Sting s’impose comme parolier et prouve au monde du spectacle qu’il est encore possible de prĂ©senter, dans le contexte d’un systĂšme commercial, un contenu artistique riche et pertinent pour le monde d’aujourd’hui.

En fait, on pourrait aisĂ©ment soutenir que toute l’Ɠuvre artistique de Sting constitue une critique des valeurs de la modernitĂ©. Aussi contradictoire que cela puisse paraĂźtre, Sting se sert d’un mĂ©dium que plusieurs considĂšrent comme trĂšs hĂ©doniste et particuliĂšrement moderne pour exprimer les angoisses et les craintes de l’homme moderne vivant dans un monde « privĂ© de son Ăąme Â».

Il semble bien que Sting est un produit de la sociĂ©tĂ© de loisirs, c'est-Ă -dire d’une sociĂ©tĂ© cherchant par l’intermĂ©diaire de ses jeux un certain sens Ă  l’existence. Par contre, cette recherche ne se fait pas sans regarder quelques fois en arriĂšre pour Ă©couter ce que « la grande tradition a Ă  nous dire Â», pour peut-ĂȘtre nous aider Ă  Ă©clairer et orienter nos choix du prĂ©sent. Comme nous l’avons observĂ© dans nos interprĂ©tations, la critique sociale de Sting n’a rien de vraiment rĂ©volutionnaire. Pour lui, le seul remĂšde envisageable pour soulager cette Ăąme altĂ©rĂ©e dont nous avons hĂ©ritĂ©e, rĂ©side dans l’espoir qu’un jour, l’homme dĂ©sacralisĂ© redĂ©couvre « les rĂ©alitĂ©s transcendantes de sa condition Â». Cette prise de position existentielle nous dĂ©montre que tout comme Jung, Sting est d’avis que les crises des sociĂ©tĂ©s modernes s’expliquent par l’absence d’un mythe qui leur soit propre.

Jung, dans son livre L’homme Ă  la dĂ©couverte de son Ăąme, laisse sous-entendre que, Ă  la suite de sa « rupture des profondeurs Â» avec le christianisme, c'est-Ă -dire Ă  la suite des ruptures avec les acquis du passĂ© et les promesses de l’avenir, seul un nouveau mythe aussi puissant permettra au monde moderne de retrouver une nouvelle source spirituelle pouvant canaliser les Ă©nergies crĂ©atrices de la sociĂ©tĂ© sĂ©culiĂšre. Sting, comme nous l’avons rapidement soulignĂ© au sujet de l’album Synchronicity, semble partager les mĂȘmes prĂ©occupations que Jung; pour lui, la chute dans le temps que vit la modernitĂ© a comme consĂ©quence d’emprisonner l’ñme moderne dans un discours sans issue ou seule compte la rationalitĂ© au dĂ©triment du mystĂšre.

AprĂšs avoir analysĂ© un nombre assez considĂ©rable de ses chansons, on constate que le rĂ©el chez Sting est associĂ© au profane, Ă  ce monde historique dĂ©nuĂ© de toute signification trans-historique, tandis que l’univers du sacrĂ© est liĂ© au monde des profondeurs de la psychĂ© qui s’exprime au niveau de l’inconscient sur ‘les plans de l’onirique et de l’imaginaire Â». Selon Eliade, cette attitude trahit la soi-disant prĂ©tention de la modernitĂ© pour laquelle les mythes et les symboles ne sont que des lĂ©gendes et Ă©popĂ©es d’une Ă©poque rĂ©volue. Eliade rappelle que dans les sociĂ©tĂ©s contemporaines, le mythe se manifeste dans la psychĂ© humaine « aux niveaux profonds de la psychĂ©, dans l’inconscient, sur les plans de l’onirique et de

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l’imaginaire Â»30. C’est prĂ©cisĂ©ment cela que fait Sting : son Ɠuvre s’enracine dans d’innombrables « scĂ©narios mythiques Â», permettant ainsi Ă  ceux et celles qui s’y investissent d’accĂ©der Ă  d’autres « niveaux de rĂ©alitĂ© Â». Évidemment, Sting n’a pas la prĂ©tention de crĂ©er de nouvelles figures mythologiques, les symboles et les mythes qu’il met en Ɠuvre dans sa musique ne sont pas Ă©trangĂ© Ă  la conscience occidentale. Comme il le dit lui-mĂȘme, le passer faisant partie de l’hĂ©ritage de l’homme occidental, mieux vaut s’en accommoder que de la fuir. « Tout le monde fait ça, y compris le plus convaincu des agnostiques qui sent en lui le besoin incontrĂŽlable d’un Dieu ou d’un diable. Cela fait partie de l’histoire de notre race. Il faut trouver un arrangement avec les dieux et les dĂ©mons qui peuplent notre inconscient et nos rĂȘves Â».31.

Il faut Ă©galement ajouter que l’Ɠuvre de Sting est remplie de symboles appartement Ă  l’hĂ©ritage judĂ©o-chrĂ©tien. Pourtant, cette pop star ne semble pas particuliĂšrement attirĂ©e par le christianisme. Cet aspect de la question est trĂšs intĂ©ressant. Sting, tout en adhĂ©rant Ă  certaines idĂ©es et concepts du mouvement du « nouvel Ăąge Â», demeure nĂ©anmoins dĂ©positaire (tout comme le mouvement de nouvel Ăąge) d’un passĂ© jamais dĂ©passĂ©, qui constitue la mĂ©moire vivante de chaque peuple et de chaque civilisation. On peut faire l’hypothĂ©tique suivante, le succĂšs de Sting Ă  tous les niveaux (musique, thĂ©Ăątre, cinĂ©ma, etc.) n’est comprĂ©hensible que dans la mesure ou l’on tient compte des moyens que cet auteur a mis de l’avant pour se relier Ă  la mĂ©moire vivante de tout un passĂ© mythique et religieux.

Une autre caractĂ©ristique importante de l’Ɠuvre de Sting dĂ©montre qu’il y a une rĂ©elle quĂȘte de sacralitĂ©; c’est l’attitude de l’auteur Ă  l’égard du temps. Pour tenter d’exorciser les angoisses liĂ©es Ă  la condition humaine, Sting donne accĂšs, par ses rĂ©cits, Ă  des façons d’échapper au temps historique. Que l’on pense par exemple Ă  They Dance Alone, Children’s Crusade, Russians, etc., ces chansons indiquent que son Ɠuvre artistique semble trĂšs bien s’éclairer Ă  la lumiĂšre de la thĂ©orie d’Eliade. Consciemment ou non, Sting manifeste dans son Ɠuvre une certaine « terreur de l’histoire Â», l’idĂ©e de la crainte du temps proposĂ©es par cet auteur n’est pertinentes que dans une culture valorisant l’intensitĂ© de la vie intĂ©rieure, c'est-Ă -dire que, pour reprendre une expression de Lipovetsky, « la sensibilitĂ© politique des annĂ©es soixante a fait place Ă  une sensibilitĂ© thĂ©rapeutique Â»32. Autrement dit, Ă  la suite de l’effritement de l’édifice idĂ©ologique qui a nourri l’ñme occidentale, l’homme moderne se retrouve dĂ©ficitaire d’un univers pouvant donner sens et consistance Ă  son existence.

Cette sensibilitĂ© thĂ©rapeutique domine l’ensemble de l’Ɠuvre de Sting. l’agnosticisme de ce dernier s’enracine dans une vision universelle (trĂšs contemporaine aussi) du religieux. Le sacrĂ© qui alimente son Ɠuvre est un sacrĂ© individualisĂ©, liĂ©, pour reprendre un concept d’Émile Durkheim, « au culte de

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l’homme Â». L’intelligence de cette Ɠuvre est d’avoir su faire la synthĂšse entre l’univers du religieux et celui de la psychologie, et d’avoir ainsi rĂ©ussi Ă  tĂ©moigner de la dĂ©tresse collective et gĂ©nĂ©ralisĂ©e de l’ñme moderne, tout en exprimant cette dĂ©tresse dans un langage accessible Ă  tous : celui du mythe et des symboles. NĂ©anmoins, mĂȘme si l’Ɠuvre de Sting est fortement influencĂ©e par la nouvelle sensibilitĂ© thĂ©rapeutique qui caractĂ©rise notre temps, il ne faudrait pas la classer comme une Ɠuvre qui rejette entiĂšrement l’hĂ©ritage politique des annĂ©es soixante, celui de la contre-culture. Comme ces pages l’ont soulignĂ© en effet, lorsqu’il fait intervenir des luttes exemplaires et des thĂšmes agonistiques dans les albums The Dream of the Blue Turtles et Nothing Like the Sun, Sting met en Ă©vidence la dynamique plus rĂ©volutionnaire du rock, qui est porteuse de thĂšmes sotĂ©riologiques dont le but est de mettre un terme aux injustices dont est remplie l’histoire. MalgrĂ© toutes les accusations que l’on porte Ă  l’égard du rock (parfois trĂšs pertinentes), il est important de se souvenir que le rock, comme « dernier Â» grand mythe de cette fin du XXe siĂšcle, peut parfois donner naissance Ă  des oeuvres artistiques porteuses de « supplĂ©ments d’ñme Â», permettant ainsi d’adoucir et de rendre plus supportables nos Ăąmes altĂ©rĂ©es qui aspirent malgrĂ© tout Ă  cette « Ă©ternelle Â» obsession : le bonheur.

Il n’en demeure pas moins que le rock, tout comme les nombreuses initiatives parfois fort louables que l’on retrouve dans la mosaĂŻque culturelle d’aujourd’hui, arrive difficilement Ă  rassembler et souder les passions de l’homme moderne « dĂ©sacralisĂ© et dĂ©senchantĂ© Â». C’est la raison pour laquelle les mythes que l’on retrouve dans l’écriture de Sting ne peuvent ĂȘtre associĂ©es Ă  des mythes proprement religieux et cela, parce que les rĂ©cits que nous prĂ©sente Sting, mĂȘme s’ils s’enracinent dans des figures appartenant Ă  l’univers du religieux, n’arrivent pas Ă  faire accĂ©der Ă  un statut ontologique. Sting est un homme en harmonie avec la sensibilitĂ© post-moderne et les mythes qu’il fait intervenir dans ses rĂ©cits ne donnent accĂšs qu’à des moments privilĂ©giĂ©s. Sa musique permet Ă  ceux et celles qui se laissent envahir par elle de s’initier Ă  une expĂ©rience de l’ñme qui, pour fuir la solitude et le vide, consiste Ă  se laisser transporter dans des moments d’éphĂ©mĂšre satisfaction. Une fois la musique terminĂ©e, les mythes retournent hiberner dans les profondeurs de l’inconscient. En fait, il faut reconnaĂźtre que l’Ɠuvre de Sting a peu d’impact sur le comportement de ceux et celles qui se laissent initier Ă  sa musique. MĂȘme si l’Ɠuvre de cet auteur ne rĂ©ussit pas Ă  rĂ©aliser la visĂ©e « numineuse Â» dont les religions ont encore le monopole, elle rĂ©ussit nĂ©anmoins Ă  faire briller Ă  nouveau les traces du sacrĂ© qui sommeillent au plus profond de l’ĂȘtre et qui, peut-ĂȘtre, pourront aider les contemporains Ă  retrouver le chemin du paradis perdu.

Terminons cet article avec une citation ou Sting prend position, devant plus de 200 chefs indiens d’Amazonie, pour sauvegarder « le paradis Â» de l’humanitĂ©, la forĂȘt amazonienne.

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« Je suis trĂšs honorĂ© d’avoir Ă©tĂ© votre invitĂ© et je vous remercie de m’avoir traitĂ© si gentiment. Je crois que la forĂȘt est Ă  vous, mais il faut que vous sachiez que l’homme blanc, il lui manque une maison. Il s’est perdu dans un monde qu’il ne comprend pas. Il a cessĂ© de communiquer avec les esprits de la terre, de la forĂȘt, de la riviĂšre et de l’air, alors il est seul, trĂšs seul. Il est malheureux et il cherche le bonheur, car Ă  l’intĂ©rieur de lui, c’est tout vide. Je ne suis pas un politicien, seulement un chanteur, mais beaucoup de gens m’écoutent. Je vous promets que chaque fois que j’aurai l’occasion de parler pour vous, je le ferai. Je raconterai Ă  tout le monde votre histoire car vous ĂȘtes les seuls protecteurs de la forĂȘt, et si la forĂȘt meurt, la terre mourra avec elle. Et ça, mĂȘme un blanc peut le comprendre Â»33.

RÉFÉRENCES

1. Fellini cité par Alain Finkierlkrat, La défaite de la pensée, Paris, Gallimard, 1987, page 175, 181 pp.

2. Ibid, pages 168 Ă  181 pp.

3. Ralph Gleason, cité par David Buxton dans Le rock star-systÚme et société de consommation, Grenoble, éditions La pensée sauvage, 1985, pages 114-115, 226 pp.

4. 4Paul Tillich, Théologie de la culture, Paris, Denoël/Gonthier, 1968, page 71, 224 pp.

5. Mircea Eliade, Mythes, rĂȘves et mystĂšres, Paris, IdĂ©es/Gallimard, 1957, page 33, 279 pp.

6. Nous faisons rĂ©fĂ©rence ici aux thĂ©ories portant sur la sĂ©cularisation et celle plus rĂ©cente des dĂ©placements du sacrĂ©. PopularisĂ©es dans les annĂ©es soixante, les thĂ©ories portant sur la sĂ©cularisation furent progressivement nuancĂ©es et ajustĂ©es, ce qui permit aux thĂ©ologiens, sociologues et historiens des religions (surtout aux Etats-Unis) d’intĂ©grer dans leurs champs d’étude les nombreuses expĂ©riences n’étant pas reconnues comme des dĂ©marches explicitement religieuses. En voici des exemples : le mouvement Beatnik, le mouvement Hippie, les groupes de psycho-thĂ©rapies, les groupes croissance personnelle et, bien entendu, les nouvelles religions. Les nuances apportĂ©es par les spĂ©cialistes

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de la religion pour expliquer l’émergence de ces groupes introduirent de nouvelles thĂ©ories parlant plutĂŽt des dĂ©placements du sacrĂ©, c’est-Ă -dire qu’indĂ©pendamment des nouvelles formes que prend l’expĂ©rience du sacrĂ© chez nos contemporains, ces derniers demeurent nĂ©anmoins dĂ©positaires d’un univers religieux authentiques.

Tout en Ă©tant conscient des limites et des faiblesses d’une telle thĂ©orie, cet article s’inspire largement de la thĂ©orie des dĂ©placements du sacrĂ© qui a l’avantage d’offrir un outillage thĂ©orique fort utile afin de procĂ©der au dĂ©cryptage du sacrĂ© et d’identifier si l’Ɠuvre de Sting est porteuse d’une expĂ©rience vivante et trans-historique du sacrĂ©.

7. Op. cit., Théologie de la culture, page 53

8. Allan Bloom, L’ñme dĂ©sarmĂ©e : essai sur le dĂ©clin de la culture gĂ©nĂ©rale, MontrĂ©al, GuĂ©rin, 1987, page 84, 332 pp.

9. Ibid, L’ñme dĂ©sarmĂ©e, page 75.

10. Op. cit., Le rock star-systĂšme et sociĂ©tĂ© de consommation, page122. Gilles Lipovestzky, L’ùre du vide, Parie, Ă©ditions Gallimard, 1983 page 25, 318pp.

11.Albert Goldman, John Lennon, une vie avec les Beatles, Paris, Stock, 1988, page 184, 458 pp.

12.The Police, The Sony Tape Rock Review, Londres, Rembletree Publishing, 1984, 120 pp.

On fait ici rĂ©fĂ©rence Ă  Laurie Anderson, Meredith Monk, Joe Jackson ainsi qu’à l’ancienne formation Joy Division qui, Ă  la suite du suicide de son chanteur nĂ©o-romantique Ian Curtis, change de nom pour celui de New Order. Ce ne sont lĂ  que quelques exemples. La liste des musiciens rock sensibles Ă  l’univers du religieux dĂ©passe largement ces quelques illustrations.

Notons Ă©galement que ce texte s’inspire du mĂ©moire prĂ©sentĂ© Ă  l’UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al par Giuseppe DiGirolamo sous le titre InterprĂ©tation religilogique de l’Ɠuvre de Gordon Sumner (Sting), aoĂ»t 1988.

13.Exemples : le dernier couplet de Message in a Bottle, ou l’auteur dit : « Walked ou this morning, I don’t believe what I saw. A hundred billion bottles washed up on the shore; Seams like I’m not alone in being alone. Hundred billion cast-a-way looking for a home”.

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14.Cette phrase tirĂ©e de la chanson Invisible Sun n’est-elle pas porteuse d’espoir? « There has to be an invisible sun, it gives us hope when the whole day’s done Â».

15.Cette interprĂ©tation au plan thĂ©orique s’inspire pour l’essentiel de Mircea Eliade, TraitĂ© d’histoire des religions, Paris, Payot, 1968, chapitre III, « Le soleil et les cultes solaires Â», pages 115 Ă  138, 343 pp.

16.Marie-Christine Abel, « Sting prince pervers Â», QuĂ©bec Rock, MontrĂ©al, no 88, DĂ©cembre 1984, page 12.

Voici comment Sting fait intervenir la figure du monstre qui est en fait totalement absent de la chanson. « Daddy only stares into the distance. There’s only soMuch more than he can take. Many miles away, something crawls from the slime at the bottom of a dark Scottish lake”.

L’élĂ©ment suggĂ©rant la prĂ©sence du monstre se retrouve dans l’ambivalence avec laquelle l’auteur termine ses refrains. « A dark Scottish lake Â» : c’est dans le symbolisme aquatique, ou l’auteur ne fait que suggĂ©rer la prĂ©sence de quelque chose, que l’on constate la puissance crĂ©atrice des symboles ainsi que l’intelligence avec laquelle il les fait intervenir. En fait, Sting se sert du symbolisme aquatique comme lieu Ă  la fois terrifiant et fascinant permettant aux vivants de se confronter Ă  l’abĂźme qui les dĂ©vore.

17.Griffons : Les griffons sont des « animaux fabuleux Â» Ă  corps de lion et Ă  tĂȘte d’aigle. L’aspect fabuleux de cette crĂ©ature donne au texte de Synchronicity I une saveur mystĂ©rieuse. Pour obtenir plus de dĂ©tails sur les griffons, voir Mircea Eliade dans TraitĂ© d’histoire des religions, page 249.

18.Mircea Eliade, TraitĂ© d’histoire des religions, Paris, Payot, 1968, page 249, 343 pp.

19.Ce dernier Ă©noncĂ© fait rĂ©fĂ©rence Ă  l’ontologie spinoziste.

20.Jean Marie Leduc, Sting & Police, Paris, Albin Michel, collection Rock & Folk, 1988, page 134, 144pp.

21.Mircea Eliade, L’épreuve du labyrinthe, entretien avec Claude-Henri Rocquet, Paris, Belfond, 1978, page 146, 249pp.

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22.Traduction : « Sister Moon est une chanson pour tous les fous du monde, pour tous ceux dont la raison dĂ©pend des phases de la lune. Â«, extrait de l’album de Sting Nothing like the Sun, Scarborough, A&M Records, 1987.

23.Jean-Marie Leduc, Sting & Police, Paris, Albin Michel, collection Rock & Folk, 1988, page 112, 144 pp.

24.Op. cit., Mythes, rĂȘves et mystĂšres, page 215.

Voici ce que dit Jung Ă  propos de L’archĂ©type de la terre-mĂšre : « Les archĂ©types sont, en quelques sorte, les fondements, cachĂ©s dans les profondeurs de l’ñme consciente, ou, pour employer une autre comparaison, ce sont ses racines plongĂ©es non seulement dans la terre, au sens restreint, mais, d’une façon gĂ©nĂ©rale, dans le monde. Les archĂ©types sont des systĂšmes de disponibilitĂ©, images et Ă©motions Ă  la fois. C.G. Jung, Les racines de la conscience, Paris, Buchet/Chastel, 1971, page 41, 466 pp.

25.TirĂ© de l’album de Sting, Nothing like the Sun, Scarborough, A&M Records, 1987.

26.Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, collection “IdĂ©es” 32, 1963, page 242, 247 pp.

27.Kristine McKenna, « Qui? Police Â», quotidien LibĂ©ration, Paris, 21 septembre 1983.

28.Op. cit., L’ùre du vide, page 92

29.Sting, « Passez-moi mon arc et mes flĂšches Â», Paris, Actuel, numĂ©ro 104, fĂ©vrier 1988, page 51, 130 pp.