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La femme qui voulait vivre

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Marie- Noëlle Delatte

La femme qui voulait vivre

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© Carnets Nord, 201612, villa Cœur- de- Vey, 75014 Paris

www.carnetsnord.frISBN 978-2- 35536-211-8

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À Michaël, mon fils, À Alia et Djahane, mes filleules.

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« Vivre est si sensationnel qu’il reste peu de temps pour faire autre chose. »

Emily Dickinson

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Ma vie a commencé par un mariage, un « oui » prononcé dans le dos de mon intuition. Étais- je amoureuse de l’homme qui était en train de devenir mon mari ? J’aimais ma famille, j’aimais mes études, j’aimais la mer et rêver, désormais, je m’engageais à aimer mon époux. J’avais l’impression qu’il me serait doux de cheminer à ses côtés, qu’au- delà de ce rituel qui nous invitait à faire comme les autres, à être comme les autres, à suivre les mêmes sentiers battus, une chose plus importante me liait à lui  : la confiance. La musique et les rires de nos convives se sont éloignés. Comment la joie qui se trouvait là a- t-elle pu disparaître si rapidement ? La vie va très vite, souvent à la vitesse de nos ombres. C’est ce que j’allais découvrir.

Ainsi s’écoulèrent les années. Mon objectif était de croire à l’amour. Chaque jour qui passait me montrait à quel point Ray, l’homme que j’avais épousé, était fragile et dévoré par lui- même. Chaque jour qui passait me poussait à lui faire plaisir, à voiler ma vue, à courber ma vie, à brûler mes rêves à petit feu. Le silence est devenu mon allié. Il s’est mis à bâillonner mon âme dans une longue et fatale étreinte. Mais

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on peut vivre l’âme à demi morte car elle ne l’est jamais tout à fait. Il suffit d’une subtile appétence pour la souffrance, d’une certaine fidélité aux croyances reçues pour que même les systèmes les plus pervers fonctionnent. Ce fut mon cas. Combien de fois ai- je entendu mon mari rentrer et, avant de venir m’embrasser, laver sous la douche son visage et son corps souillés par le mensonge, alourdis par son insoutenable légèreté ?

Je m’habituais pourtant à la répétition. Il rentrait tard, il prenait une douche purificatrice, il s’approchait de moi et penchait suffisamment la tête pour que des larmes coulent de ses yeux, que sa voix se brise juste le temps de me confier la nature de ses frasques, de m’avouer à quel point « cela n’avait rien à voir avec moi », phrase que je n’ai jamais vraiment décryptée tant le sens m’en échappe encore aujourd’hui ; le temps aussi de me décrire la douceur de sa peau, à elle, le cri dans sa gorge, à elle, mais surtout le manque de moi qui jus-tifiait tant sa douleur, à lui, son besoin d’être consolé, là, tout de suite, par moi. Dans l’ignominie de ses mots sordides qui s’infiltraient comme des bleus en moi, je retenais mes larmes en caressant sa tête au rythme lancinant de ses « pardonne- moi, console- moi, je t’aime… ». Alors, je redevenais la plus sacrée des femmes, la femme de son intérieur à lui, celle au creux de laquelle il pouvait répandre en toute quiétude, en toute légitimité, tout ce qui pouvait peser trop lourd en lui. Pourquoi, avec autant de passivité, le laissais- je piétiner le chemin de mon cœur, de mon âme ? Devinais- je seulement l’existence de ce chemin ?

Depuis l’enfance, je connaissais le pouvoir de ma beauté. Je voyais bien qu’elle créait un vif émoi autour de moi. « Elle est belle comme sa mère », disait fièrement mon père en

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soulignant le noir magnétique de mes yeux. « Elle a la grâce d’une elfe, le sourire troublant de la Dame aux camélias… Elle va faire des ravages, c’est sûr ! » Des ravages ? Cette façon mystérieuse et sans appel de me définir m’enfermait à mon insu dans un rôle que je ne voulais sûrement pas jouer. Comment éviter de « faire des ravages » si mon image me condamnait d’emblée à cela ? Je passai un pacte avec moi- même : lorsque je serais grande, je cacherais ma beauté der-rière mon intelligence. Ce serait pour moi le moyen d’exister plutôt que d’être visible comme une image trop colorée. Ce choix, je le découvrirais plus tard, allait faire ses propres ravages de façon détournée. En moi.

Avec le temps, je devins souriante comme une femme mariée, fière de la fierté de mon mari. Était- ce de l’amour ? Non, je le compris bien plus tard. En fait, ma présence lui permettait d’attirer l’attention sur lui. À bien y penser, il ressemblait étrangement à ces oisillons fébriles quand ils ouvrent leur bec grand comme un four pour recevoir de la nourriture. Il faisait grand bruit pour recevoir de l’atten-tion mais surtout pour lutter contre un mal intérieur qui le rongeait déjà  : le vide ! Il serait toute sa vie un homme d’apparence joyeuse que la joie profonde n’habiterait jamais.

J’étais belle, donc. Que me serait- il arrivé si je ne l’avais pas été ? Ma vie aurait- elle été pire encore ? Le vide de l’un aurait- il pu supporter la laideur de l’autre ? Toujours est- il que son vide, à lui, ne supporta pas ma beauté. S’il s’en servit pour épater la galerie, il fit tout pour l’ignorer, de peur, sans doute, qu’elle ne lui fasse de l’ombre. De peur aussi que je puisse l’utiliser contre lui. Inconsciemment, je comprenais tout cela, mais un grand voile m’empêchait encore d’accéder clairement à cette réalité.

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Plus Ray me parlait, plus il créait de la confusion dans mon esprit. Il y creusait son lit qu’il délimitait par de nou-veaux repères. Ses propres repères. À force de répétition, mon esprit apprit à capituler. À accepter sa logique. À taire la mienne. À respirer son air. À expirer le mien. « Tu es en moi », m’affirmait-il, « Tu es moi ». Moi. L’étau se resserrait sur moi, mes poumons prenaient de moins en moins de place dans mon corps, je le sentais bien. Mais j’étais anesthésiée, étourdie de paroles et de comportements contradictoires. « Je t’aime, je te trompe, console- moi », « Je t’aime, je te formate, console- moi », « Je t’aime, je te prive de toi, console moi »… Que j’aurais voulu savoir, avant qu’il ne soit trop tard, à quel point aimer est un geste lent qui s’apprend avec le temps ! À quel point il piège les débutants dans des rôles de composition.

Aussi incroyable que cela puisse paraître, je dédiais toute ma vie au peu d’amour que Ray pouvait me manifester. J’ar-rivais même à me convaincre que j’étais une femme heu-reuse, aimée. Aimante. Je savais enfin ce qu’était l’amour, un mélange de sensations aussi délicieuses que détestables.

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