1987 tagg musiques noires

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135 Volume ! no 6/1-2 La première et, jusqu’ici seule version de ce texte, qui date du 4 mai 1987, est en anglais et a été envoyée à certains collègues chercheurs en musique populaire, afin d’être commentée. Le texte a été réédité le 14 juin 1987 et envoyé à la revue Popular Music (Cambridge University Press) qui l’a publié dans son volume 8/3 (1989 : 285-298) dans la section Debate. Cette lettre ouverte se voulait un article d’opi- nion, s’adressant principalement aux collègues chercheurs en musique populaire, blancs, européens et nord-américains. On notera que l’Union Soviétique existait encore en 1987 et qu’il était à cette époque toujours politically correct de dire Afro-American au lieu de African-American. Les seules différences entre le texte original et cette traduction sont de nature soit linguistique (surtout les expressions familiè- res), soit explicative (surtout les concepts typiquement anglophones et l’éclaircissement de certains détails spécifiques à la fin des années 1980). * 1 re version française, septembre 2005 par Marie-Laure Boudreau, Martine Rhéaume et Philip Tagg, revue par la rédac- tion de Copyright Volume ! Lettre ouverte sur les musiques « noires », « afro-américaines » et « européennes* » par Philip Tagg université de Montréal trib une

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    e ! no 6/1-2

    La premire et, jusquici seule version de ce texte, qui date du 4 mai 1987, est en anglais et a t envoye certains collgues chercheurs en musique populaire, afi n dtre commente. Le texte a t rdit le 14 juin 1987 et envoy la revue Popular Music (Cambridge University Press) qui la publi dans son volume 8/3 (1989 : 285-298) dans la section Debate. Cette lettre ouverte se voulait un article dopi-nion, sadressant principalement aux collgues chercheurs en musique populaire, blancs, europens et nord-amricains. On notera que lUnion Sovitique existait encore en 1987 et quil tait cette poque toujours politically correct de dire Afro-American au lieu de African-American. Les seules diff rences entre le texte original et cette traduction sont de nature soit linguistique (surtout les expressions famili-res), soit explicative (surtout les concepts typiquement anglophones et lclaircissement de certains dtails spcifi ques la fi n des annes 1980).

    * 1re version franaise, septembre 2005 par Marie-Laure Boudreau, Martine Rhaume et Philip Tagg, revue par la rdac-tion de Copyright Volume !

    Lettre ouverte sur les musiques noires , afro-amricaines et europennes* par

    Philip Tagg

    universit de Montral

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    Depuis quelques annes, jprouve une irritation croissante chaque fois que je tombe sur des termes tels que musique noire, musique blanche, musique afro-amri-caine et musique europenne 1 dans les articles et les discussions sur la musique populaire. Mises part ces quelques occasions o je me suis moi-mme surpris les employer, jai vu ou entendu lun ou plusieurs de ces termes utiliss de faon plus ou moins correcte aussi bien par des tudiants que par mes collgues. chaque fois, je trouvais cela inquitant. Do cette lettre, que jai crite principalement lattention de ces tudiants, amis et collgues majoritairement blancs, dEurope ou dAmrique du Nord.

    En raison de la sensibilit gnrale ressentie par la plupart des lecteurs face aux questions la fois culturelles, ethniques et raciales, jai choisi de prsenter ce que jai dire ici sous la forme dune lettre. Il ne sagit pas dune attaque envers quiconque ni dune querelle acadmique o je citerais, fi dlement ou non, dformerais, ou essaierais de rvoquer lopinion de quelquun dautre sur le sujet. Nanmoins, ce qui suit est destin quiconque sintresse la musique et qui, tout comme moi, a dj utilis les termes de musique noire , blanche , afro-amricaine ou europenne , sans avoir toujours une ide prcise de leur signifi cation. Mon but est avant tout ici de souligner quelques-unes des questions importantes qui me paraissaient tapies derrire lutilisation de ces termes.

    Au cas o, par hasard, le lecteur aurait dj considr les ides prsentes ici, je mexcuse lavance davoir off ens sa susceptibilit et son intelligence, ainsi que de lui avoir fait perdre son temps. Dans le cas contraire, jespre que ce qui suit pourra apporter quelques arguments pour une discussion constructive sur la musique, lide de race et lidologie.

    Je dois commencer en dclarant que remettre ainsi en question des termes si largement accepts que musique europenne , afro-amricaine ou musique noire mamne prouver un certain malaise. Initialement, le fait mme de considrer srieusement mon scepticisme provoquait lenvoi, de messages clignotants sur le moniteur de mon cerveau, vu le fardeau de culpabilit que porte lhomme blanc :

    ERREUR PENSE RACISTE !

    1. Traduction littrale des termes black music, white music, Afro-American music et European music.

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    Quoi quil en soit, jabandonnai cette ide et jeff aai ces messages derreur, en les considrant comme des dfauts du systme lui-mme aprs avoir ralis la contribution tendue faite par le systme protestant de culpabilit collective en vigueur aux causes du racisme. Dans un second temps, je me demandai si je ntais pas tout simplement devenu vieux et grincheux. Je rejetai aussi cette ide parce que je suis plutt de bonne humeur, ces temps-ci. Alors, si je ne suis pas un raciste incorrigible et si je ne souff re pas dun cas rare dandropause caractrise par une aversion allergique envers certains adjectifs appliqus la musique, quel est le problme ? Comment quelquun peut-il trouver les termes de musique noire, musique blanche, musique afro-amricaine et musique europenne hasardeux, voire insidieux, alors quils circulent si largement et depuis si longtemps ?

    Le fait que la signifi cation de ces termes semble prise pour acquise est un des principaux probl-mes. Implicitement, nous sommes tous supposs savoir exactement ce que ces termes-l veulent dire et avoir des ides prcises propos de ce quil y a de noir ou dafricain dans la musique noire ou afro-amricaine, tout comme de ce quil y a de blanc et deuropen dans la musique blanche ou europenne. Cest l que je deviens sceptique. Il est trs rare quon prsente une preuve musicale quant une couleur de peau spcifi que ou une origine continentale. De plus, lorsque la preuve de ces liens se prsente, elle mapparat gnralement trs mince dun point de vue musicologique 2. Une autre des raisons expliquant probablement mon courroux face lusage de ces termes est, il me faut le reconnatre, que jai moi-mme contribu les rpandre. Comme dautres intellectuels blancs de classe moyenne, intress par des formes musicales diff rentes de celles qui taient enseignes dans les conservatoires, jai ragi viscralement contre les diktats esthtiques de la culture musicale litiste bourgeoise et europenne, qui canonisent certaines musiques aux dpens des autres. Ainsi, plusieurs dentre nous ont dfendu de nobles causes culturelles injustement ngliges. De ce fait, nous avons crit avec respect et enthousiasme propos de la musique de groupes ethniques et sociaux exclus, jusqu rcemment, de la tradition musicale classique europenne 3. Quelques-uns dentre

    2. Bien sr il ny a pas de fume sans feu et les termes nexisteraient pas sil ny avait pas un besoin de distinguer un ensemble de pratiques musicales dun autre. Le but ici est de trouver de quel feu la fume que nous voyons provient, i.e. de discuter quels sont les besoins de distinction qui donnent lieu aux termes.

    3. Bien que discutable, le terme de musique classique (classical music) me semble un peu moins arrogant que musique savante, musica erudita, musica colta, ernste Musik etc. (par opposition musique ignorante, musica selvagem, musica barbara, Trivialmusik, etc.) et moins encombrant que des termes plus prcis comme Central European bourgeois high-art music.

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    nous ont tudi la musique du proltariat europen, alors que dautres tudiaient la musique des peuples africains, le blues ou encore les musiques produites par des femmes. Nous avons soulign dimportantes valeurs dans ces musiques, des valeurs ignores ou dclares taboues ; nous avons voulu attirer lattention sur dautres formes valides dexpression musicale et critiquer la tradition qui, par ignorance, avait sembl vouloir les taire.

    Au cours de ce processus, nous avons t obligs de tracer des frontires musicales et culturelles qui, dun point de vue tactique, taient lpoque ncessaires, mais qui traaient les mmes lignes de dmarcation que celles issues de la tradition que nous pensions critiquer. tudier la musique folklorique, populaire ou noire de lautre ct de la clture ne voulait pas dire que nous nous tions dbarrasss du vrai problme la clture litiste, colonialiste ou raciste mais que nous avions simplement chang de ct dans un jeu aux rgles douteuses et biaises. Peut-tre ny avait-il pas de stratgie alternative lpoque, autre que de dsigner la musique sur laquelle nous voulions attirer lattention par lappellation folklorique, populaire ou noire ; mais lorsque ces termes sont encore utiliss aujourdhui comme si tout le monde savait exactement de quoi il sagissait et comme si leur sens tait statique, je me dois de ragir. Ce nest pas seulement parce que je suis en partie responsable de ltablissement de ces termes que leur usage mirrite, mais aussi parce quil est frustrant de voir dautres rgurgiter des concepts qui avaient peut-tre une certaine validit dans des circonstances historiques spcifi ques, mais qui, un stade ultrieur, peuvent se transformer en une mystifi cation conservatrice. Mais me voici coupable dun faux dpart avant mme le coup denvoi, soit la question de base : quels sont ces concepts et pourquoi est-il ncessaire de les critiquer ?

    Musique noire et musique blanche Bien que ces termes colors apparaissent rarement sur le papier, ils reviennent souvent dans les discussions. La musique noire est mentionne plus frquemment que la musique blanche , probablement pour les mmes raisons que celles qui veut que les expressions histoire des femmes ou musique des femmes fassent moins sourciller qu histoire des hommes ou musique des hommes (mais cette dernire formulation est-elle rellement en usage dans notre partie du monde ?). Ce genre de termes se rapporte lhgmonie de la culture de lutilisateur, do le fait que les termes de musique des hommes et musique blanche semblent plus tranges dans une

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    culture domine par les hommes blancs que musique des femmes ou musique noire : ils sont lexception et nous sommes la rgle. Ils ont besoin de carte didentit, pas nous. Mais si nous ne sommes pas entirement satisfaits de la culture laquelle nous appartenons et cela transparat par le choix des termes rvlant notre habitat socioculturel nous devrions tre au fait de la raison pour laquelle nous utilisons ces termes et savoir ce quils veulent rellement dire.

    Dfi nitions gnrales

    Noir est une couleur. Son oppos est le blanc. Noir (Black, substantif avec un B majuscule initial) se dfi nit comme suit :

    un membre dune race la peau fonce, spcialement un ngre (= un membre dun ou lautre des peuples indignes la peau fonce originaire dAfrique et leurs descendants dailleurs) ou un aborigne australien. (The New Collins Concise English Dictionary, Londres, 1982)

    noir (black, B minuscule) sutilise comme adjectif signifi ant : aux Noirs ou relatif aux Noirs . En se rapportant ces dfi nitions, la musique noire voudrait dire la musique des Noirs ou rela-tive aux membres dune race la peau fonce, spcialement dun des peuples indignes dAfrique ou leurs descendants dailleurs, ou un des peuples aborignes.

    Blanc (White en tant que substantif avec un W majuscule) est dfi ni comme un membre de la race caucasienne , tandis que le mme terme (cette fois white, adjectif avec un W minuscule initial,) signifi e :

    dnotant ou appartenant la race au teint clair de lespce humaine (ce qui inclut les peuples indignes de lEurope, de lAfrique du nord, de lAsie du sud-ouest et du sous-continent indien ou un membre de ce groupe ethnique).

    Blanc (white) peut galement tre utilis comme adjectif dsignant une personne dascendance europenne ou, dnotant ou relatif un Blanc ou aux Blancs (Ibid.). En se rfrant ces dfi nitions du dictionnaire clairement raciales (mais non racistes) de noir et blanc , il devient ncessaire, en utilisant des termes tels que musique noire ou musique blanche, dtablir des liens physiologiques entre la couleur de peau des gens et la sorte de musique quils font. Je ninsulterai pas le lecteur en suggrant quils arborent ou que jarbore des hypothses racistes, mais il doit tre clair que si lon utilise noir et blanc en tant qupithtes de la musique, et que si lon ne dfi nit noir et blanc par aucun autre sens que celui fourni par le dictionnaire, nous devons tablir des liens

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    entre, dun ct, des qualifi catifs raciaux (dfi nition du dictionnaire, et de ce fait des qualifi catifs physiologiques noir et blanc ), et, de lautre, lensemble des faits culturels appels musique tels que produits et utiliss par les Noirs et les Blancs. Si nous navons pas de dfi nition culturelle claire de noir et blanc et que nous considrons la musique comme une chose destine tre coute plutt que vue cela impliquant que la musique elle-mme ne possde aucune couleur, ni noire , ni blanche , ni autre alors, nous navons aucune base logique pour une dfi nition culturelle, que ce soit pour la musique noire ou blanche . Pour justifi er lusage de tels termes, nous devrions mettre des preuves physiologiques de lappartenance musicale, et non des preuves culturelles. Pour rsumer, ne pas tre en mesure de fournir des dfi nitions culturelles effi caces pour noir et blanc , en parlant de la musique noire ou blanche , quivaut poser lhypothse raciste quil y a des liens physiologiques entre la couleur de peau des individus et la sorte de musique que ces individus produisent.

    En utilisant le terme musique noire pour dsigner le dnominateur commun des musiques pro-duites par les membres dune race la peau fonce, spcialement des peuples indignes dAfrique ou leurs descendants dailleurs, ou des peuples aborignes australiens , nous allons nous heurter un grand nombre dincongruits musicologiques. Cela veut dire que lon devra considrer un ventail de musiques aussi htrogne que celui couvert par les musiques asiatiques , europen-nes , blanches ou jaunes . Cela veut galement dire que plusieurs caractristiques musicales frquemment tiquetes noires , telles les blue notes, la polyrythmie, la birythmie, les mlismes pentatoniques (voir ci-dessous) devront toutes tre exclues des dnominateurs communs structurels de la musique noire , parce quune, lautre ou plusieurs de ces caractristiques napparaissent pas dans certaines musiques mauritaniennes, thiopiennes et africaines du sud ou du sud-est. Si nous ne sommes toujours pas prpars abandonner lide que de telles caractristiques incarnent la ngritude, nous navons donc qu imprieusement disqualifi er un bon nombre de personnes noires, aussi bien en Afrique quailleurs dans le monde, en les dfi nissant comme blanches ou dune autre couleur de peau. Employer noir pour faire rfrence certaines personnes noires et pas dautres implique donc une restriction svre du terme musique noire , comme on le fait lorsque lon nentend par cela que la musique des gens la peau fonce des tats-Unis dAmrique et de nulle part ailleurs dans le monde. Il savre en eff et que cest prcisment ce genre de signifi cation qui est quasi-systmatiquement sous-entendue bien que rarement dclare ouvertement et encore moins dfi nie pratiquement chaque fois que je me suis retrouv face ce terme. Cette signifi cation

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    e ! no 6-1/2Lettre ouverte sur les musiques noires

    sous-entendue de noire est non seulement restrictive ; elle est galement ethnocentriste. Lide que noir signifi e Noir des U exprime le mme type darrogance que lon trouve en dautres occasions dans le monde merveilleux de lusage de la langue anglaise tats-unienne daprs-guerre comme dans les expressions de World Trade Center , World Bank ou World champion pour dsigner lquipe de basket remportant les playoff s de la NBA.

    La musique afro-amricaineMon dictionnaire dfi nit afro-amricain (adj.) comme suit : dnotant ou relatif aux ngres amricains, leur histoire, leur culture . Il est clair que cette dfi nition sera considrablement restreinte si par afro-amricain on entend une personne noire vivant aux UA. Nous allons donc devoir exclure tout le monde en provenance de Tijuana et de Santiago de Cuba jusquau Cap Horn (la majorit des afro-amricains), peut-tre mme les afro-amricains canadiens. Mais ce nest peut-tre mme pas encore assez restrictif, dans la mesure o on ne prfre pas incorporer les pratiques musicales des tats-uniens afro-amricains de classe moyenne de la Nouvelle-Angleterre la musique afro-amricaine . On serait peut-tre aussi tent dexclure Th e Fisk Jubilee Singers, Scott Joplin, Paul Robeson, Charlie Pride et Nat King Cole. Nous pourrions galement envisager de bannir Prince et Lionel Richie sans oublier tous les b-boys du hip-hop infl uencs par Kraftwerk (Toop, 1984 : 128-131), aux rgions de l euro-amricain ou du blanc . Si cest l, en tout ou en partie, ce que nous voulons, nous aurions limiter encore plus le sens de noir et d afro-amricain , en ne nous concentrant que sur certains groupes de gens la peau fonce, certains moments et seulement certains endroits des tats-Unis. En lisant entre les lignes de ce qui semble frquemment sous-entendu par noir ou afro-amricain , nous risquons de nous concentrer sur les Noirs tats-uniens vivant dans le sud ou bien sur ceux dont un anctre aurait pu se trouver dans cette partie des tats-Unis. Cela peut trs bien se rapprocher de ce que les crivains prenaient pour acquis comme dfi nition ; mais celle-ci sloigne des dfi nitions du dictionnaire de noir et afro-amricain au profi t de celle-ci : les descendants africains du proltariat rural ou urbain, vivant aux tats-Unis, le plus souvent de tradition culturelle des tats du Sud.

    Nous comprenons donc maintenant que le concept racial noir et le concept ethnique afro-amricain sont non seulement directement ou indirectement lis la couleur de la peau de gens produisant de la musique qualifi e par ladjectif en question, mais galement des dimensions go-

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    graphiques, sociales et historiques lesquelles, lexception de descendant africain ne sont pas spcialement noires (les UA, le Sud, rural , urbain , proltariat , tradition culturelle ). Si cest ce quon voulait dire en utilisant ces termes, il aurait t courtois de le clarifi er ds le dpart.

    Les implications historiques de cette nouvelle dfi nition sont galement problmatiques. quelle poque et dans quel(s) endroit(s) la musique est, ou tait-elle, vraiment noire ou authenti-quement afro-amricaine ? Charleston, en Caroline du sud, en 1760, quand certains esclaves de la seconde gnration taient violoneux de jig et de reel apprcis et recherchs ? En 1850 dans un rassemblement de baptistes en Gorgie ? Au tournant du sicle dans les bars ragtime ou dans les rues de la Nouvelle-Orlans ? En 1920, quand le label Bluebird enregistrait Atlanta street blues interprt au violon et au banjo ou dans la Jug Band Music des annes 1930 Memphis ? Ou bien, ne trouve-t-on pas la vraie de vraie des expressions de la musique noire ou afro-amricaine dans la rgion de la rivire Yazoo dans les annes 1920-1930 ? En tant quadolescent noir amateur de Lionel Richie Minneapolis, Omaha ou Seattle, faut-il que mon pre ou son pre se soit trouv dans un club de Chicago South Side dans les annes 1950 ou ait travaill au Dockereys dans les annes 1940 ? Faut-il que mon grand-pre ait t incarcr Parchman Farm 4 pendant les annes 1920 pour que ma musique soit considre noire ou afro-amricaine ? Mes arrires grands-parents doivent-ils tre des descendants des peuples Awuna, Senufo, Wolof, Ga, Ewe ou Ashanti, ou puis-je tre un mtis, ou dois-je avoir du sang griot pour que ma musique soit qualifi e d afro ? En tant quadolescent noir vivant aujourdhui Boston, en tant quouvrier East Saint-Louis juste aprs la guerre, ou Atlanta dans les annes 1920, ou bien mme en tant quesclave dans les plantations de tabac en Caroline du Sud dans les annes 1780, quelle est ma relation avec la musique, si ce nest dtre qualifi e de vraiment noire ou afro , jusqu quand et jusquo la musique noire ou la vraie musique afro-amricaine est-elle suppose avoir exist ? Et si toutes ces musiques de tous les temps, incluant Nat King Cole Las Vegas, Prince Portland, Lionel Richie Bakersfi eld, pour ne pas parler de la musique zydeco, sont noires ou afro-amricaines , quont-elles en commun musicalement 5 ? Et si lon devait rpondre : pas grand-chose , quest-ce qui nous pousse alors utiliser ces termes ? Et si l nest pas la question, o donc se trouve-t-elle ?

    4. Pnitencier clbre notamment pour ses chanteurs populaires noirs qui y ont t reprs par des folkloristes comme John Lomax, ndlr.

    5. Il est intressant de noter que le terme anglais zydeco, dformation du mot franais zarico, dformant son tour lortho-graphe populaire de [le]s haricots , dnote un genre de musique populaire louisianaise normalement associe aux Noirs,

    Philip Tagg

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    e ! no 6-1/2Lettre ouverte sur les musiques noires

    Quelques ides fausses en musicologieLorsque les termes musique noire ou afro-amricaine sont utiliss implicitement ou expli-citement en opposition musique blanche ou europenne , quelques traits musicaux typi-quement noirs ou africains sont occasionnellement mentionns. Les caractristiques musicales les plus frquemment cites sont : (1) les blue notes, (2) les techniques dappel et rponse, (3) la syncope et (4) limprovisation.

    Les blue notes

    Les blue notes, telles quutilises dans le blues et le jazz, peuvent tre soit des glissandos (ou ports de voix) entre ce que la thorie musicale de la tradition classique europenne appelle intervalle mineur majeur lintrieur dune gamme (surtout la 3ce et la 7e, dans certaines variantes aussi de la 5te dimi-nue la 5te juste) ou encore le positionnement dune note sans port de voix quelque part entre ces intervalles. De tels traits peuvent apparatre dans la musique de quelques peuples dAfrique occidentale de nos jours, mais sont galement prsents sur une base rgulire dans la musique de Scandinavie et, plus encore, de Grande-Bretagne, aux temps de limportante colonisation du Nouveau Monde 6. De

    tandis que ltiquette Cajun, dformation anglophone de ladjectif francophone acadien, sapplique un ensemble de musiques trs similaire associ aux Blancs de la mme rgion. La fi xation tats-unienne sur la race au dtriment des autres traits dun individu ou de sa culture, prend des proportions trs bizarres, mme aujourdhui. Par exemple, les termes quadroon (personne dont un grand-parent tait noir) et octoroon (un arrire-grand-parent noir) sutilisent toujours aux U o, dailleurs, quiconque fait une demande de passeport ou demploi est oblig de cocher, sur le formulaire pertinent, sa race indigne, caucasienne, noire, hispanique, asiatique, biraciale, etc. tandis quau Canada, dont le population est aussi multiculturelle que celle des U, le mme paramtre didentit personnelle nest jamais demand. Merci Gwyn Pitre (texanne rsidente Montral) de mavoir fourni ces informations.

    6. Pensons lvidente dsirabilit esthtique des portamenti intervalliques populaires (intervallic swooping) et des glissandi microtonaux (bending notes) dans le chant folk rock anglais (voir Maddy Prior dans Th e Female Drummer [Yorkshire trad. via P. Grainger, A.L. Lloyd & the Watersons ] sur lalbum Please to See the King de Steeleye Span [United Artistd UAG 29244, 1971]) lesquelles, diraient les puristes afro-amricains , viennent entirement de lexposition aux traditions bases sur le blues et aucunement de la tradition par les groupes tels Th e Watersons, ni daucune connaissance de ce que les vieux bonhommes et les vieilles bonnes femmes de Suff olk ou Dorset font sur enregistrement. Jaimerais dailleurs raconter ici quelques expriences personnelles de socialisation musicale dans le monde bourgeois britannique vers la fi n des annes 1950. Au cours de leons de chant et de pratiques de chur, nous tions toujours dcourags de cder une incli-nation plutt naturelle : une tendance glisser (swoop). En dautres mots, on nous imposait de ne pas chanter certains sauts intervalliques en utilisant nos portamenti naturels et de chanter les notes propres , de ne pas glisser (ou bend

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    tels traits se prsentent souvent dans des enregistrements de la musique des Blancs des Appalaches 7. Or, que ce soit une tradition vocale rurale amricaine pratique par les Blancs venus en masse de Grande-Bretagne, ou que ce soit le rsultat dune premire acculturation avec les lments musicaux dAfrique occidentale, ou encore que ce soit un peu des deux, tout cela est bien ct de la question. Il semble ainsi illogique de conclure que les blue notes sont exclusivement noires / afro ou exclusivement blanches / euro tout simplement parce que des groupes de gens la peau blanche ou noire au sein des EUA ont dj chant dans les espaces entre les touches de piano .

    in and out ) de la musique que le professeur entendait, ou plutt voyait, comme tant des notes prcises sur une partition. Les bends , slides et autres swoops taient considrs par ce professeur de musique comme vulgaires et impurs. La provenance de nos bends, slides and swoops nest pas claire. Aucun de nous, gamins du Northamptonshire ayant grandi au dbut des annes cinquante, navait t durablement expos autre chose de plus blues que Glenn Miller, Teresa Brewer et Humphrey Lyttleton. Je me souviens mme avoir t mis dehors au cours dune pratique de chur for sliding and swooping around , parce que a sonnait aux oreilles du chef de chur comme du Music Hall. Une prsence non moins quivoque de blue notes europennes, bien que a ait peu voir avec la musique populaire tats-unienne, peut se trouver dans les glises luthriennes sudoises au xviiie sicle, o le monocorde et lorgue ont t introduits afi n dempcher la congrgation de chanter des notes trangres au temprament gal, pour dcourager les ornementations mlodiques et pour mettre fi n limprovisation vocale. Comment en 1770 des fermiers et petits propritaires du Dalarna central ont pu tre infl uencs par le blues et les traditions musicales ouest-soudanaises demeure encore une source dtonnement. Des arguments plus srieux dans le cadre dune recherche musicologique devraient inclure : (1) la relation entre, dun ct, ce que la tradition musicale thorique de lEurope centrale appelle, de manire ethnocentriste, les false relations quelles soient simultanes (surtout chez Tallis, mais aussi chez Weelkes, Tomkins et Byrd) ou lgrement chancelantes (comme dans la cadence anglaise) telles quon peut les trouver dans pratiquement tout manuscrit Tudor existant et, de lautre ct, les pratiques musicales populaires des contemporains des compositeurs Tudor. Cela devrait inclure des recherches sur laccord et le temprament, une explication historique de la tierce picarde et une comparaison avec les pices folkloriques utilisant le bmol7 ou le bmol3 en tant que points pendules au centre tonal principal (mlodique et/ou harmonique) (par exemple, Farnabyes Dream ; Th e King of Denmarks Galliard (Dowland) ; (2) les pratiques daccompagnement et dharmonisation de 25 % des chansons folkloriques anglaises qui, selon lvaluation des Child Ballads par A. L. Lloyd, taient en mode dorien ou olien. (3) le (non-) traitement ou, plus frquemment, labsence de ce que la thorie musicale de lEurope centrale appellerait les notes sensibles et les fonctions dominantes , comment celles-ci taient harmo-nises au cours des stades ultrieurs aux UA (dans le shape note singing ou selon les complaintes de P. A. Westendorf propos de limpossibilit dharmoniser les ballades irlandaises pour lusage dans les salons) ; (4) une explication dtaille de lacculturation qui sest trs tt produite entre les traditions musicales ouest-africaines et britanniques en Virginie et dans les autres colonies amricaines ; (5) ce qui est arriv quand le banjo et la guitare ont t utiliss comme accompagnement pour les chansons folkloriques tats-uniennes dorigine britannique ou ouest-africaine ou en un stade accultur.

    7. Par exemple, Th e Lost Soul tel quenregistr par Doc Watson Family (1963) sur Folkways FTS 31021.

    Philip Tagg

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    e ! no 6-1/2Lettre ouverte sur les musiques noires

    Appel et rponse

    Les techniques dappel et rponse peuvent tre antiphonales ou responsoriales. Elles sont autant africaines queuropennes, indiennes ou juives. Le chant antiphonal des psaumes et le responsorium responsorial entre le prtre et le chur ou lassemble ont t, pour user dun euphmisme, plutt commun au cours des 2000 dernires annes au Moyen-orient et en Europe. Un nombre assez consquent de personnes est all la messe en Europe depuis les derniers 1500 ans. Il va sans dire que de nombreux Europens ont emmen avec eux leur bagage culturel quand ils se sont installs dans le Nouveau Monde. La technique du lining out et les allluias vangliques en sont deux exemples. Cela revient simplement dire que mme si lon trouve un grand nombre dappels et rponses dans la musique dAfrique de lOuest, cela ne peut pas logiquement tre cit comme tant une caractristique exclusive de la musique noire ou afro-amricaine .

    Rythme

    On conoit et on affi rme, avec une plus grande confi ance encore, que les syncopes ou les downbeat anticipations ( anticipations des temps forts ) sont des traits musicaux typiquement noirs . Si on parle de la polyrythmie de plusieurs musiques ouest et centre africaine, cela me parait compr-hensible. Je ne connais en eff et aucune musique europenne qui utilise une structure rythmique avec une mtrique de, mettons, 24 sous-units de temps (sub-beats) utilises afi n de produire une complexit de mtriques simultanes de 3/8, 2/4, 3/4, 6/8, 4/4, 2/2, 3/2, 4/2 (et leurs divisions asymtriques possibles) les unes par-dessus les autres ou dcales les unes par rapport aux autres (voir Nktetia, 1975 : 125-138). Cette polymtrique constituerait donc un trait distinctif valide dune sorte de musique africaine non seulement par rapport la musique europenne en gnral, mais galement par rapport plusieurs autres musiques africaines. Malheureusement, cela distinguerait aussi ces traditions polyrythmiques africaines de la plupart de musiques afro-amricaines des U, y compris celles qui ont leurs racines culturelles dans les tats du Sud.

    Quels sont alors les traits rythmiques qui sont envisags, mais non dcrits, lorsque les termes musique noire et afro-amricaine sont utiliss ? La syncope ? Le Harvard Dictionary of music (Apel, 1958) la dfi nit ainsi :

    La syncope est lun ou lautre des drangements dlibrs de mtrique, daccentuation et de rythme par rapport la pulsation normale. Notre systme du rythme musical repose sur le regroupement de

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    temps gaux en groupes de deux ou trois, avec un accent rcurrent et rgulier sur le premier temps de chaque groupe. Lune ou lautre des dviations de ce schma est ressentie comme un drangement ou une contradiction entre la pulsation sous-entendue (normale) et le rythme rsultant (anormal).

    Aprs ces constatations, Apel cite des extraits de mouvements issus des uvres de Beethoven et Brahms o lon retrouve des infl uences videntes de la danse populaire europenne. L, lauteur est en terrain connu, mais quand il cite des exemples de syncope dans des pices de lArs Nova (fi n du xive sicle), son pas est moins dcid, probablement parce quil na plus aff aire au rythme symtrique monorythmique mais des manuscrits essayant de noter les dispositifs improvisa-tionnels, probablement dorigine populaire, de lpoque. On peut interprter ces diffi cults de conceptualisation rythmique chez Apel de la faon suivante : plus la musique diverge de lidal de la norme monomtrique des notions musicologiques conventionnelles de la musique classique viennoise, plus on sloigne (1) dans lespace loin de lEurope centrale, (2) dans le temps loin (de la caricature) de la fi n du xviiie sicle et (3) dans le statut social loin des milieux aristocrates ou de la haute bourgeoisie. On se dplace, si on voit les choses dun point de vue adornien, vers un Randgebiet (i.e. une rgion marginale , une priphrie ) qui est la fois gographique, historique et social. Il est vident quil y a beaucoup plus de rfrences la tradition de la musique populaire europenne lorsque Apel parle de pratiques rythmiques anormales que lorsquil a dfi nir la forme sonate, et il est mme plus clair encore (dans le cas de la musique dorigine popu-laire) quil patine sur une mince couche de glace conceptuelle. Par exemple, quelques-unes des citations de syncope prsentes par Apel sont des hmioles simplifi es, telles quon les trouve dans les gaillardes trs populaires en Angleterre autour de 1600. Le problme est que lutilisation du terme syncope prsuppose quune seule mtrique domine tout moment, comme dans la musique classique viennoise qui est la base de la musicologie conventionnelle. Par ailleurs, les pratiques de la musique mdivale et de la renaissance, avec lusage du tactus au lieu de la direction par mesure, dmontrent que la fi xation sur le rythme symtrique monomtrique graphique-ment reprsent dans les types de notation plus tardives par lomniprsente barre de mesure est trangre la musique de ce temps 8. En fait, le terme de syncope , appliqu des changements frquents dhmiole, comme dans plusieurs anthems et madrigaux lisabthains, est trs discutable, en particulier pour les sections polyphoniques o surviennent simultanment deux mtriques dif-

    8. Le systme europen standard des barres de mesure ne stablit dfi nitivement comme norme globale de notation que vers la fi n du xviie sicle.

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    frentes sur plusieurs voix. Des preuves plus pousses de linsuffi sance du terme syncope et de lvidente popularit des pratiques birythmiques en Europe se trouvent passim dans le Fitzwilliam Virginal Book compil dans le Randgebiet quest lAngleterre du dbut du xviie sicle. En con-sidrant lorigine populaire dun nombre important de pices de la collection, il ne serait pas abusif de supposer que les colons europens, du moins les britanniques qui constituaient alors une majorit crasante de la population tats-unienne, possdaient quelques comptences en pro-cds birythmiques lorsquils sont arrivs au Nouveau Monde au cours des xviie et xviiie sicles 9. Plus encore, ils ont emport avec eux les idiosyncrasies rythmiques de la langue anglaise qui, par rapport la plupart des autres langues europennes, favorise des modles daccentuation off beat ( contretemps ). part lusage frquent du triolet (comme dans les chansons de Vaughan Williams) ou les trois-contre-deux et trois-contre-quatre (comme dans les madrigaux de Byrd), il est important de mentionner le scotch snap 10 , propos duquel le Harvard Dictionary of Music, dans son inimitable non-relativisme culturel, a ceci dire sous la rubrique Notes pointes III rythme point invers :

    linverse du rythme point normal [sic] est une caractristique typique des pices folkloriques cossaises [et] de la musique ngre et jazz le rythme point invers est aussi trs frquent dans les musiques orientales et primitives [sic], o le rythme point normal [sic] est rare Ce rythme apparat galement dune faon prominente dans la musique anglaise du xviie sicle (John Blow, Henry Pur-cell), dans lequel il est utilis efficacement dans le but de faire ressortir les premires syllabes courtes, mais accentues, qui apparaissent dans tant de mots anglais bisyllabiques 11.

    En examinant les chansons de la tradition Minstrel tats-unienne 12, il semble y avoir quelque vrit dans lobservation dApel concernant le scotch snap en tant que caractristique typique de la musi-

    9. En 1800, 80 % de la population du Nouveau Monde tait dorigine britannique, 10 % dorigine africaine, 10 % autres .

    10. Les rythmes points inverses des anglais ont probablement t infl uencs par les infl exions et les accentuations du discours de certaines langues celtiques, surtout les galiques cossais et irlandais (ni le gallois ni le breton ne contiennent de scotch snap ). Le hongrois, par contre, contient des rythmes similaires.

    11. Prire de mexcuser tous les sic, mais lethnocentrisme de cette entre du Harvard Dictionary of Music est trs instruc-tive. Comme dans le cas du mot world dans We are the World , il est bizarre de lire que la plupart des musiques dans le monde nutilisent pas le type normal de notes pointes !

    12. Cf. les titres de Dan Emmett, George Christy et Cool White sur le ct Early Blackface Minstrelsy du triple album Popular Music in Jacksonian America (dir. Joe Byrd, Musical Heritage Society MHS 834561).

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    que ngre amricaine . Par ailleurs, cela prsuppose que les anciens minstrels au visage noirci (blackface) voulaient copier (et caricaturer) les procds qui, selon eux, justifi aient leur maquillage et que la musique imprime, sur laquelle se basent souvent les interprtations modernes des chansons des minstrels de la dernire moiti du xixe sicle, soit fi able. Quoiquil en soit, il semble clair quil nest pas clair que les notes pointes inverses proviennent de ce quApel appelle musique primitive (dans ce cas ouest-africaine) ou des pices folkloriques cossaises (quApel nappelle pas primitives ) ou encore des idiosyncrasies rythmiques des mots bisyllabiques de la langue anglaise. Il devrait tre encore plus clair partir des paragraphes prcdents quil nest pas clair que le caractre birythmique de la musique populaire nord-amricaine doive tre reli de manire univoque lEurope ou lAfrique.

    Improvisation

    Le mot improvisation est souvent utilis comme point dhonneur dans les discussions sur le jazz. Dans le pire des cas, le mot semble rfrer une vaporeuse pratique musicale que les Noirs sont supposs mieux matriser que les Blancs. En prenant improvisation dans le sens de faire de la musique sans consciemment essayer dinterprter de mmoire ou de lecture une pice prexistante ou une autre interprtation, il est diffi cile pour quiconque de dire quelle est plus propre aux Noirs quaux Blancs ou aux individus portant des chaussures de taille 42. Le fait daffi rmer quil y a moins dimprovisation dans les musiques de tradition europenne ne peut provenir que dune acceptation non critique des conceptions litistes bourgeoises de la fi n du xixe sicle sur la tradition musicale europenne. Une des lignes directrices de cette cole de pense est de canoniser la partition du compositeur (lArtiste) en tant que la forme la plus pure de la concrtisation musicale. De telles notions nient certaines des pratiques cratives de la tradition europenne de la musique classique les plus importantes historiquement puisque Landini, Sweelinck, Buxtehude, Bach, Handel, Mozart, Beethoven, Liszt et Franck taient tous reconnus non seulement titre de compositeurs, mais galement titre dimprovisateurs. Le but idologique du ftichisme de la notation (la notation tant la seule forme concrte de stockage et de conservation musicale lpoque) tait de prvenir le sacrilge pouvant tre commis aux valeurs ternelles des immuables chef-duvres, afi n que le statu quo culturel (et social) des annes passes soit prserv in aeternam. Cette stratgie a remport un tel succs quelle a fi ni par touff er la tradition vivante quelle prtendait embrasser un vritable crime de passion qui menait

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    lemprisonnement de la bien-aime dans les botes de conserves institutionnelles quon appelle conservatoires . La suite de ce meurtre fut la quasi radication de limprovisation de larne classique vers 1910 13.

    Malgr le manque dimprovisation dans la tradition savante (bourgeoise) de la musique euro-penne au cours du xixe sicle, et aussi dplorable que cela puisse tre, il est absurde de conclure de ces tristes circonstances que limprovisation est intrinsquement une aff aire plus noire ou africaine que blanche ou europenne . En outre, labsurdit du raisonnement ne tient pas tant au fait que l improvisation 14 tait rellement une partie centrale de la tradition classique europenne durant les plus importantes priodes dmigration nord europenne vers le Nouveau Monde (1600-1890) quau statut socio-conomique modeste de la grande majorit des immigrants europens pendant la mme priode. La plupart de ces immigrants taient des britanniques des couches sociales infrieures 15 et il est fort probable quils aient apport avec eux des traditions musi-cales non classiques dans lesquelles l improvisation (toujours dans le sens de faire de la musique sans consciemment essayer dinterprter une pice prexistante, de mmoire ou de lecture ) tait loin dtre une caractristique exceptionnelle.

    13. Lart de limprovisation ne sest jamais teint parmi les organistes dglise en Allemagne, en France ou en Angleterre. On devait jouer jusqu ce que la marie ou le cercueil ou le prtre daigne se montrer et on devait terminer de faon approprie ni avant ni aprs ce moment. Puisquil ny a pas de composition qui contienne des cadences fi nales garanties toutes les vingt secondes, on na pas, comme organiste, dautre alternative que dimproviser.

    14. Que nous fassions rfrence la composition ex tempore in toto ou lornementation ou laltration ex tempore de cadres mlodique, rythmique ou harmonique, limprovisation faisait partie de la tradition musicale classique europenne, spcialement au temps de la grande migration nord-europennes vers le Nouveau Monde.

    15. On peut distinguer entre deux catgories gnrales dimmigrants britanniques au Nouveau Monde pendant le xviiie sicle : [1] les artisans bien qualifi s et les commerants assez prospres qui vont peupler la Nouvelle Angle-terre, soit 30 % du total ; [2] les hommes pauvres, souvent assujettis, en tant que criminels (stant adonn en gnral au braconnage pour ne pas crever de faim), un contrat fodal, pendant plusieurs annes, au service soit de la couronne , soit dun seigneur colon ; cette catgorie dimmigrants, dont la bonne moiti des cossais aprs la suppression de la rbellion jacobite, quivaut 70 % des immigrants britanniques en Amrique du nord pendant le xviiie sicle.

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    Les questions africainesSi, aprs toutes ces objections, on persiste utiliser des termes comme musique noire et afro-amricaine en parlant de la musique populaire aux UA, intressons-nous alors la relation africaine, afi n de voir si on peut tre un peu plus rigoureux, en ne parlant pas seulement d impro-visation , de blue notes, d appel et rponse et de syncope lorsque lon en vient dterminer ce qui musicalement est rellement noir ou africain dans cette musique. Afi n de mieux connatre les diff rences entre les traditions europennes et africaines et ainsi tablir de relles preuves musico-logiques quant la viabilit de nos termes, il faudrait retourner au xviie et au dbut du xviiie sicle et se demander quelle sorte dimprovisation, quelles sortes de techniques dappel et rponse, quelles sortes de pratiques rythmiques et mlodiques, etc. taient pratiques aux les Britanniques et dans les rgions de la savane ouest africaine. Je suis certain que nous pourrions trouver dimportantes diff rences si nous pouvions rpondre ces questions.

    En prenant tout dabord le cas de la relation africaine, on devrait cerner ce que les esclaves ont emport avec eux au Nouveau Monde et comment cela a-t-il interagi avec ce que contenait le bagage europen. Pour cela, il faudrait connatre les peuples africains qui ont t emmens au Nouveau Monde, leurs eff ectifs, les endroits o ils ont abouti et quels Europens ils ont eu ctoyer. Il fau-drait ensuite savoir si la musique utilise en Afrique aujourdhui par ces peuples qui fournissaient des esclaves au Nouveau Monde au cours du xviiie sicle est la mme qu lpoque, ou bien si elle a subi des changements de quelque nature. Il faudrait de surcrot connatre les conditions sociales des esclaves nouvellement arrivs, les processus dassimilation et dacculturation quils ont subi dans diverses rgions du sud des tats-Unis. Sur ces bases, il faudrait isoler les lments musicaux stric-tement africains dans les genres plus acculturs des xviiie et xixe sicles. Cela constitue le travail de recherche dune vie pour une quipe de plus de cent chercheurs enthousiastes et comptents travaillant plein-temps. On pourrait opter pour une solution plus pragmatique, en partant de lhypothse que la musique afro-amricaine est lensemble des dnominateurs communs musicaux trouvs sur les enregistrements tiquets par le business musical tats-unien comme race, R&B, soul, blues, etc. Ceci nous amnerait dfi nir afro-amricain de la mme faon que lindustrie dtermine un groupe cible (musique pour tats-uniens afro-amricains ). Cela pourrait sembler pratique, mais dans ce cas nous nous heurterions aux mmes problmes que ceux rencontrs plus haut. Inclurions-nous le jazz traditionnel, qui a eu un auditoire majoritairement blanc depuis la guerre ? Quen est-il

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    du Motown et de sa majorit dauditeurs blancs depuis le milieu des annes 1960 ? Que dire du be-bop, du cool et du modern jazz ? Est-ce que Lester Young serait retenu ? Stan Getz rejet ? Que faire de Bix Beiderbecke, de Django Reinhardt, de Gene Krupa et de Benny Goodman ? Sils sont blancs , pourquoi Duke Ellington est-il noir ? O se trouve (encore une fois) Lionel Richie et (une fois pour toutes) Michael Jackson ? Est-ce seulement la voix de Bessie Johnson qui est noire et ses musiciens qui sont blancs ? Le ragtime est-il une musique vraiment noire ?

    De telles incongruits rendent les termes de musique noire autant que celui de musique blanche trs problmatiques et je pense quil est temps dignorer ceux qui voudraient encore les utiliser. De plus, les diffi cults tablir clairement lorigine continentale des diff rents styles alimentant le courant dominant de la musique populaire tats-unienne rendent galement problmatique lutilisation du terme de musique afro-amricaine . Ce doute sexplique par le fait que si personne ne sait exacte-ment quelle musique les Africains ont emmene avec eux aux tats-Unis une des grandes priorits de la recherche , il est impossible de dire ce qui est spcifi quement afro dans la musique afro-amricaine . De plus, le terme esquive une importante question de dfi nition : quy avait-il de dj amricain lorsque nos aeux commencrent dporter en masse les esclaves dans les colonies auquel on pouvait ajouter le prfi xe afro . Ny avait-il vraiment rien d africain dans la musique avant quelle ne devienne amricaine ? Ou, linverse, les traditions musicales britanniques et franaises, taient-elles aussi rpandues et accultures en 1720, en Amrique du Nord, quelles auraient pu alors se voir qualifi er d amricaines plutt quanglaises ou franaises ? Cette question exige videmment une rponse ngative : comment veut-on quune telle acculturation ait pu avoir lieu aussi rapidement chez des colons envoys au loin sur un immense continent sans journaux, sans rseau routier, sans chemins de fer, sans tlphone, sans radio et sans tlvision ? En fait, afro-amricain implique que les gens dorigine raciale africaine naient jou aucun rle dans la cration de la partie amricaine de la musique afro-amricaine , tout comme euro-amricaine impliquerait que les styles de musique europens se soient greff s un ensemble fi xe prdtermin de musiques amricaines , lesquelles nont une origine ni indigne ni, comme nous venons de le voir, africaine. Les questions cls sont donc : quel moment de lhistoire et dans quelle rgion des UA la musique amricaine est-elle cense avoir t tablie ? Et comment cette musique amricaine (tats-unienne) se distingue-t-elle des musiques des autres (sous-)continents afi n quon puisse lui adjoindre les prfi xes afro- et euro- ? En dautres termes, quelles caractristiques lensemble des musiques appeles amricaines possde-t-il, pour que les termes musiques euro- et afro-amricaines aient une quelconque pertinence ?

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    Les questions europennesIl est important de se rappeler que la plupart des ouvrages sur la musique des Noirs amricains sont crits par des Blancs de classe moyenne, dont la plupart sont des libraux, des radicaux et des europens. Rpondant moi-mme cette description, je trouve quil est historiquement comprhen-sible, bien que loin dtre excusable, que nous nen sachions que trs peu propos de lhistoire et de la culture ouest-africaine : ce fut, aprs tout, nos anctres, pas les leurs, qui ont fait la colonisation et qui ont opr le commerce des esclaves 16. Ceci dit, bien que nous soyons capables de dplorer les actes doppression de nos anctres envers les individus que lon pouvait isoler, dun regard, par la couleur plus fonce de leur peau, nous semblons curieusement ignorer les diff rentes formes doppression qui continue de svir depuis longtemps ici en Europe. Cette ignorance particulire nous empche, videmment, de faire des liens entre loppression des Africains par des Europens et loppression des Europens par dautres Europens, savoir par ceux qui profi taient le plus du commerce desclaves 17. Autrement dit, nous semblons mal comprendre ou mal connatre notre propre continent et, tandis quil nous semble lgitime dexprimer solidarit et sympathie pour des gens que nos anctres ont rduit en esclavage, nous ne semblons pas exposer la mme nergie philanthropique envers nous-mmes.

    Musique europenne

    Bien que la musique blanche soit parfois utilise en tant que ple oppos la musique noire , la contrepartie amene le plus souvent par les crivains blancs musique afro-amricaine est musique europenne . Or, la chose la plus trange propos de lutilisation de ce terme, part sa dfi nition aussi nbuleuse que celle de la musique afro-amricaine , est que son sens sous-entendu concide avec la vision la plus ractionnaire, litiste, conservatrice et simpliste de la musique europenne. Ce sens implicite nexprime franchement gure plus que la vision errone dune petite

    16. Mon collgue ghanen, Klevor Abo, russissait me mettre dans lembarras chaque fois quil citait Chaucer, Sha-kespeare et les rgles du cricket, le tout dans un anglais impeccable. Je me remmorais ainsi avec douleur que je ne parle que quelques langues europennes et que je suis absolument nul en Ewe, Ga, Ibo, Yoruba, Hausa et Ashanti. De plus, je ne peux citer aucun de leurs grands rcits piques.

    17. Il faut se rappeler que la grande majorit des immigrants britanniques en Virginie taient dorigine trs modeste et que beaucoup dentre eux ont d vivre leurs premires annes en Amrique du nord comme des serfs. Voir aussi Projection et compensation , ci-dessous.

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    clique de patriarches culturels puissants, qui considre non pas la musique europenne proprement dite, mais plutt une petite partie de plusieurs centaines de traditions musicales europennes. Il me semble par exemple bizarre que plusieurs chevaliers de la bonne cause de la musique afro-am-ricaine et plusieurs champions de lanti-litisme et de lanti-autoritarisme en musique utilisent lexpression musique europenne de la mme faon errone que leurs adversaires, champions de llitisme. En agissant ainsi, ils font moins rfrence lge dor du classicisme viennois proprement-dit 18 qu ce quun professeur peu talentueux dans un conservatoire de quatrime catgorie pourrait avoir appris sans regard critique au sujet de lcole classique de Vienne. Il est une caricature fausse et anhistorique, bien que fort rpandue, selon laquelle toute la musique europenne nutiliserait quune mtrique rigide, des changements de tempo bien planifi s (surtout des rallentandi, rarement des accelerandi pour je ne sais quelle raison), une priodicit teutonique en multiples constantes de quatre, des sections de vents solennellement ptantes, des sons de cuivres fades, des quatuors claustrophobes, des appoggiatures sucres, des cordes sirupeuses, des solos de pianos pompeux, des idaux sonores densemble homognes (choral ainsi quorchestral), des divas dopra qui hurlent leurs nonces mlodramatiques en vibratissimo, des chefs dorchestre gocentriques et mgalomanes, des musiciens dorchestre alins et dpendants des caprices musicaux de leurs suprieurs, un public toujours matre de lui-mme, tir quatre pingles, pour ne pas parler de laspect bizarre soft-porno la xviiie sicle qui caractrise le peu de danse (le ballet) associe cette caricature dune tradition qui, pour beaucoup de gens, ne prsente aucun plaisir, aucun clat, aucun humour. Au contraire, cest le Srieux qui compte dans cette musique srieuse , la Grandeur de ces Grands Matres, les valeurs ternelles et, par consquent, lEnnui Total 19.

    On ne peut sattarder ici sur la question de savoir comment une telle caricature dune tradition musicale jadis vivante et extrmement populaire a pu survivre jusqu nos jours. Dans ce contexte, le plus curieux est que plusieurs dentre nous ( nous tels que dfi nis plus haut), professant leur opposition envers un tel litisme ignorant, semblons nanmoins, en parlant de la musique afro-amricaine , avoir opt pour une vision litiste de la musique de notre propre continent. Cest une vision qui non seulement parodie totalement la musique quelle canonise (par le seul processus de

    18. Voir plus haut sous Improvisation pour plus de commentaires.19. Hindemith, dans son A Composers World (1952 : 216-221), prsente une excellente critique de la tradition conserva-

    trice en ducation musicale en gnral, et des professeurs de thorie musicale peu talentueux en particulier.

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    canonisation), mais qui se moque galement des musiques de notre propre proltariat proportion-nellement leur proximit dans le temps et lespace 20.

    Cette image distordue de la musique europenne a eu des consquences tragiques. Cela veut dire, par exemple, que lon en sait presque aussi peu propos de la musique populaire ( folklorique ) britannique de la fi n du xviie sicle que ce que lon sait des musiques ouest-africaines de la mme priode. On ne peut donc tablir aucun tableau prcis des pratiques musicale ou chorgraphique (improvisation, birythmie, accentuation, ornementation, traitement du bourdon, harmonisations populaires de pices modales, timbre vocal et infl exions, etc.) des portraits qui nous permet-traient de mieux comprendre ce que peuvent ou pouvaient tre les musiques afro-amricaines ou europennes . Bien sr, cela veut aussi dire que les conservatoires prfrent souvent acheter deux clavecins manufacturs pour le prix de quatorze synthtiseurs DX7 ou dun studio denregis-trement 21 et que plusieurs professeurs (et mme quelques lves) rient encore quand on propose une bourse de guitare en mmoire de Jimi Hendrix, ou bien une srie dateliers sur laccordon (un des instrument les plus largement rpandus en Europe), ou encore un cours densemble Country & Western. Naturellement, en mettant de lavant ce genre de tabous esthtiques sur certains genres, les conservatoires conservateurs commettent en dernire instance un hara-kiri culturel 22.

    En mme temps, jai le cur parier quen lisant ces lignes, plusieurs Blancs europens adeptes de musique afro-amricaine approuveront probablement la bourse Jimi Hendrix mais quils ressen-tiront moins de sympathie pour les ateliers daccordon ou pour lensemble Country & Western. Si je gagne ce pari, cela veut dire que leff et le plus ironique de cette vision distordue de la musique europenne a t de perptuer les rgles du jeu esthtisant x est meilleur quy , pour que mme ceux qui essaient de battre lancien rgime fi nissent par jouer le mme jeu que nos rivaux, au lieu den changer les rgles ou dabandonner compltement ce bizarrode terrain de sport. Cette dbcle intellectuelle se produit lorsque lon parle de la tradition europenne et que lon entend par cela,

    20. Un proltariat qui souff re distance constitue gnralement un objet de philanthropie beaucoup plus convenable aux libraux bourgeois quun proltariat local. Lorsque la classe ouvrire sapproche trop ou lorsquelle devient trop puissante, ses membres sont, bien sr, moins bienvenus dans les salons.

    21. Comparaison valable en 1987. Aujourdhui (2005), un seul clavecin de qualit vaut probablement une cinquantaine dordinateurs puissants, tous quips des logiciels audio et audiovisuels les plus avancs.

    22. Je pense ici ce que dcrit Franco Fabbri dans A Th eory of Musical Genres : Two Applications (1982).

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    e ! no 6-1/2Lettre ouverte sur les musiques noires

    sans bien sr le dire, la caricature ractionnaire de la musique europenne qui nous est prsente par des fi gures comme le professeur de thorie musicale peu talentueux. En prenant cette position, non seulement on comprend mal et on falsifi e le rle historique de la tradition musicale classique de ce continent, mais on reste galement prisonnier de la tradition ractionnaire de lenseigne-ment que nous cherchons par ailleurs amliorer. En tombant dans une position anti-autoritaire mcanique, on perptue les ides des autorits malveillantes avec lesquelles on vit une relation de dpendance dipienne non-rsolue : on ne reste que le fi ls dsobissant qui ne voit aucune valeur en lui-mme sans la prsence dun pre mchant et autoritaire 23. De cette faon, au lieu de comprendre linterrelation des traditions des musiques populaires (folkloriques et ultrieures) et des traditions savantes et au lieu de critiquer la faon avec laquelle le peuple est habituellement relgu la priphrie des grands rcits culturels, on se sent contraint dadopter la dfi nition de notre pre autoritaire ha concernant la localisation du centre et de ce quil reprsente. On semble tre soit peu dispos, soit aveugle ou trop paresseux pour voir que lhistoire de la musique a cr dautres processus, dautres lignes de forces, que ceux propags par les institutions conventionnel-les, que ce soit un collge de musique, une maison de disques, ou des leons dhistoire lcole. Dans les termes dAdorno (voir Ling, 1981), on peut aisment commencer simaginer comme les habitants dun Chung Wa 24 litiste et eurocentriste qui ne nous plat pas du tout. Cependant, au lieu de dmnager dans ce quon imagine par ignorance tre la priphrie un Randgebiet par rapport au pouvoir central , on projette ses espoirs et ses frustrations sur des peuples loigns que le mme pouvoir central avait dj rduit en esclavage. En dviant ailleurs le regard, on ne voit pas que ces priphries (Randgebieten) dans le vieux rgime dont les symboles dans ce discours sont Adorno et le professeur de thorie musicale de quatrime catgorie constituent plutt des centres de pouvoir. En dautres termes, le fait que lon nous ait enseign une histoire de la musique europenne travers des livres qui rservent deux cent pages la quasi falsifi cation de la musique

    23. Notre-pre-qui-est--New York ? Washington ? L.A ? London ? Oxford ? Cambridge ? Vienne ? Frankfurt ? Wittemburg ? Genve ? Rome ? Qubec ? En Ontario (le maudit dieu anglais des qubcois) ? lcole ? lglise ? luniversit ? la tl ? Dans des livres sur la musique afro-amricaine ?

    24. Chung Wa, cest la Chine en chinois et cela signifi e Terre centrale ou terre dans le milieu (la terre o se trouve le milieu, ou, dans les termes de Coca-Cola, la terre qui est it). Tous les autres endroits et les gens sont lextrieur : nous sommes lintrieur : le milieu, le centre, lomphalos (= navet). Toute chose et tout individu tourne autour de nous et non linverse.

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    classique europenne et aucune page aux traditions populaires, ne signifi e pas quon doive utiliser cette trange vision du monde musical comme point de repre dans nos rfl exions sur la musique europenne et encore moins sur celle des tats-Unis (pour ne rien dire des traditions musicales du Brsil ou de la Jamaque). De mme, il ne sensuit pas que nous soyons obligs daccepter que la culture musicale populaire qui domine aujourdhui notre partie du monde soit ncessairement conue au travers du prisme biaise des positions relatives, en termes gographiques et sociaux, dun centre et dune priphrie .

    Les raisons de cette objection sont simples. La musique se dveloppe lintrieur des gens, entre des gens ou entre des groupes de gens, avec leurs conditions de vie et avec leurs positions respectives dans les forces productives de la socit, et beaucoup moins par rapport des tabous esthtiques, que ceux-ci soient de nature litiste-dmode ou litiste-dans-le-vent. Il est dautant plus logique que deux phnomnes appartenant la priphrie adornienne, savoir la musique populaire et rurale britannique ( la marge occidentale) et le gesunkenes Kulturgut de lEurope Centrale (pro-fondeurs de banalit par rapport aux hautes valeurs de la musique pure ) se soient combins si fructueusement avec les habitudes musicales encore plus marginales (exotiques souhait !) des esclaves afro-descendants. Ces trois traditions marginales constituent les fondations de la culture musicale globale dominante des quarante dernires annes du xxe sicle.

    Il se peut que lun des obstacles les plus importants un raisonnement moins eurocentriste ait t que ceux parmi nous qui dploraient notamment les vieilles notions du Vrai Gnie de lArt de la Wertsthetik, aient trouv de nouveaux matres servir en inventant de nouveaux pithtes pour l Authenticit et la Vrit . Nous remplaons lobsession classique des vraies qua-lits artistiques et le fascination ftichiste de l authentique par des quivalents populaires , tels que authenticit de la rue , expression vraiment populaire , le dernier , numro un dans les charts , vraiment commercial , anti-autoritaire , expression authentique de la classe ouvrire , chantable , dansable , etc. Si on coute la preuve musicale de lexcellence de ces derniers concepts souvent mutuellement contradictoires, on ne se couche gure plus intelligent quaprs avoir entendu la preuve de la supriorit musicale de Schnberg par rapport Respighi. Je pense que musique noire et musique afro-amricaine sont aussi des termes qui courent un grave risque de ftichisation esthtique. Mais ce processus de ftichisation ou didalisation contient aussi dautres ingrdients, demandant quelques claircissements.

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    e ! no 6-1/2Lettre ouverte sur les musiques noires

    Projection et compensationPour mieux comprendre quelques-uns des mcanismes sous-tendant lidalisation blanche de l afro dans la musique afro-amricaine , prenons le cas fi ctif dun de mes anctres, un apprenti cordon-nier, et braconnier ses heures, venant du Northamptonshire qui, aprs avoir purg une courte peine de prison, est envoy aux colonies dAmrique. Aprs quelques annes passes en servitude chez un reprsentant de la couronne en Virginie, il part dans les bois reculs des Appalaches, o il dboise une terre et dmarre une petite plantation. Il contracte des emprunts considrables pour la proprit, lquipement et les matriaux de construction. Il se marie et se retrouve rapidement avec trois enfants. Il a quatre bouches nourrir et doit en plus payer ses dettes. Il doit travailler du matin jusquau soir tous les jours de lanne. Il vaut mieux ce stade quil planifi e ses aff aires plus prudemment : en limitant ses dpenses, en oprant une meilleure rotation des rcoltes. Pour autant, il peut se dire quune nouvelle grange rsoudrait les problmes dentreposage. Sil pouvait trouver de la main-duvre en plus, voil qui lui permettrait de produire et de vendre davantage. Il achte donc son premier esclave. La production crot remarquablement. Il investit alors sur deux autres esclaves, lun mle et lautre femelle. Sils ont des enfants vite et souvent, il naura plus dautres dpenses de capital faire sur les esclaves. Le manque de travail est maintenant la seule chose qui le retient

    En plus de leur travail, il tait demand [aux ngres] dengendrer dautres esclaves ; les hommes travaillaient, les femmes taient en travail. Lamour jouait un bien petit rle l-dedans : les couples se rencontraient aux ordres du propritaire de la plantation [] Les esclaves taient classs en dessous du btail et lorsquils taient vendus la place des enchres, ils avaient subir les examens les plus humiliants et dshumanisants, lesquels taient dabord destins prouver leur force et leur potentiel de procration. Avec ltalon ngre est venue la conception du big buck nigger qui lui confrait un statut sous-humain distinct. Les mres fcondes et les mles fertiles taient les biens de leur propritaire qui les levait comme il levait son btail 25.

    Si ds lors le profi t de mon anctre devait augmenter, il allait lui-mme devoir pargner et planifi er prudemment, de mme quessayer de faire en sorte que ses esclaves se multiplient comme des lapins. Puisque la procration chez les esclaves tait, pour des raisons commerciales, un facteur si important, et quune conception puritaine de la sexualit dominait chez les Blancs dans le Sud rural, il est peu surprenant que mon anctre ait projet la plupart de ses propres fantasmes sexuels sur les Noirs. Bien

    25. Dans Th e Meaning Of Th e Blues, Paul Oliver (1960 : 131-133) propose un historique de la posie sexuelle du blues. On pourrait traduire big buck nigger par grand ngre gniteur .

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    que ladage Fait aux autres ce que tu voudrais quils te fassent ait t ignor, il vivait dans une crainte considrable des dcrets moraux stricts de son glise. Tout en portant son fardeau sexuel du petit Blanc , il utilisait un argument circulaire qui mettait la charrue avant les bufs pour jus-tifi er doublement quil traitt les Noirs comme des animaux. En ne tenant pas compte du fait quil les encourageait et les forait la promiscuit, il prenait la libert de conclure que, puisquil tait un homme si chaste alors quils taient si immoraux, ce devaient tre des animaux. Et que, puisque ctaient des animaux, il devait avoir le droit de les forcer une promiscuit plus grande encore.

    Cette situation a confront mon anctre fi ctif une quation psychologique qui ntait pas des plus faciles rsoudre. L, sur le pas de sa porte, il y avait son big buck nigger semant son avoine proverbiale dun champ lautre alors que lui avait t lev dans une monogamie stricte avec sa femme, laquelle avait acquis dieu seul sait combien de peurs et de culpabilit envers le sexe. Pas tonnant que nos aeux simaginassent les hommes noirs comme dots de plus gros membres et de plus grands dsirs ou dune plus grande potentialit sexuelle que nous pensions tre autoriss avoir, ne serait-ce quen pense. Pas tonnant non plus que nous ayons projet sur les femmes noires une sorte de nymphomanie insatiable que nous rprimions fortement chez nous, terrifi s lide que Dieu puisse dcouvrir que nous en ayons seulement rv. Ceci a galement t utilis comme une pierre de plus ldifi ce implacable de la supriorit raciale : on se voyait encore plus asc-tes et encore plus loigns de leur statut en tant quanimaux. Ils faisaient toutes les vilaines et sales aff aires, autant dans le travail que dans le sexe, l o nos dsirs sexuels taient souvent touff s, pervertis ou criminaliss. Une bonne faon de se dbarrasser de cette culpabilit tait de la projeter sur les esclaves. En ce sens, nous pouvions rester propres et ils resteraient sales aux yeux des autorits culturelles, sociales, religieuses et politiques auxquelles nous croyions devoir obir. Inversement, si nous avions t encourags respecter et apprcier notre propre sexualit au lieu den avoir peur, il y aurait eu une raison de moins pour traiter les esclaves comme du btail. Loppression de la sexualit parmi les Blancs et sa projection 26 sur les Noirs semblent donc avoir t un lment crucial dans la chane de loppression, faisant de lesclavage dans le Nouveau Monde une entreprise qui marchait bien. Grce son propre complexe sexuel, mon anctre fi ctif savait trop bien o il se situait moralement en relation ses suprieurs (un misrable pcheur aux penses

    26. La notion de projection peut tre rapproche du concept de dlgation dvelopp par Stierlin. La dlgation consiste remettre aux autres ce quon ne peut possder soi-mme. En ce cas, on pourrait parler dune dlgation au niveau de lidentit du propritaire desclave son big buck nigger .

    Philip Tagg

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    malsaines) et, travers sa projection de culpabilit et de dsirs, par rapport aux esclaves. De cette faon, le statu quo dune socit raciste a pu tre prserv et perptu plus effi cacement.

    De mme, lorsque les termes musique afro-amricaine et musique europenne sont utiliss sans dfi nition claire, il y a mon avis le risque quun processus de projection similaire entre en jeu. Parfois nous semblons attribuer aux gens la peau fonce Africains autant quAfro-amricains toutes les notes, tous les timbres et rythmes sales-et-vilains-mais-agrables , que nous imaginons hors de notre porte quelque mystrieux notre-pre-blanc-qui-est-en-Europe-que-son-art-soit-sanctifi nous ayant interdit de les produire (misrables, insignifi ants et rigides europens que nous sommes 27). Nous pensons mme, du fait des falsifi cations historiques de ce personnage paternel auquel, pour des raisons encore inconnues, nous semblons toujours croire , que les gens de notre teinte blafarde nont jamais produit aucune note, aucun timbre ni aucun rythme sale-et-vilain-mais-agrable et que nous, petits Blancs refouls et asexus que nous croyons tre, ne pouvons avoir jou aucun rle majeur dans la cration de tous ces sons immoraux (mais agrables) sur lesquels on groove actuellement. Nous prfrons croire que nous navons que les gens de descendance africaine remercier, ou incriminer, pour chaque once de musique immorale que nous apprcions. Il y a, en dautres termes, le risque que notre projection massive du dfendu , quil soit jug bien ou mal, sur les peuples noirs dorigine africaine, emprunte le mme processus de projection que jai dcrit avec lexemple de mon anctre fi ctif. En nous dfaisant de toute responsabilit face notre propre corporalit musicale, nous forons le peuple noir jouer le rle absurde du house nigger 28. Nous utilisons une musique que nous croyons tort navoir rien en commun avec les traditions musicales europennes, comme panace corporelle contre nos propres problmes de subjectivit et dalination. Cest peut-tre pour cette raison que certains dentre nous sont dus lorsque les artistes noirs ne correspondent pas au strotype comportemental que nous attendons deux, si on ne voit pas un tortillement constant du derrire, si on nentend pas le discours jive, etc. 29 Peut-tre est-ce pour

    27. Our Father, who art in heaven, hallowed be thy art contient un jeu de mots, impossible traduire en franais, qui tait compltement involontaire. Merci Will Straw (Montral) de mavoir indiqu, en septembre 2005, cet aspect peu astucieux dune expression formule voil plus de dix-huit ans !

    28. House nigger : esclave noir docile promu au rang de serviteur dans la maison du seigneur blanc et trait par celui-ci comme un fou du roi.

    29. Jimi Hendrix dtestait lattitude strotype de mauvais gars que les audiences blanches sattendaient voir chez lui. Voir Chris Welch, Hendrix (1972).

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    cette mme raison que certains dentre nous ne considrent pas Paul Robeson, Charlie Pride, Nat King Cole et Milt Jackson comme vraiment noirs ou afro , ou encore quon ne semble jamais attendre dun musicien noir quil crive une symphonie, un opra, ou autre chose dans laquelle un long procd thmatique est en jeu 30. Dans de tels cas o nos attentes strotypes ne se ralisent pas, nous risquons de ressentir une certaine inscurit puisque le statu quo de la race, de la culture et de la socit est radicalement remis en question.

    ConclusionEn dfi nitive, je pense que mon scepticisme envers la suppose paire dopposs musique africaine ou afro-amricaine versus musique europenne a deux sources principales : (1) musicologi-que, parce quaucune dfi nition satisfaisante na t apporte et (2) idologique. Cette dernire est particulirement importante, non seulement parce que la dichotomie implique prordonne certains ensembles de sentiments et dattitudes pour une race et les nie pour lautre, mais aussi parce quelle rduit le problme complexe de la classe une question de race ou dethnicit 31. Bref, si nous ne rsolvons pas le confl it dipien avec notre-pre-blanc-qui-est-en-Europe-que-son-art-soit-sanctifi , nous risquons de ne jamais comprendre comment la situation et les ides des proltariats europens (ruraux et urbains) et des populations africaines (ruraux et, plus tard, urbains), telles quexprimes en musique, ont t capables de sacculturer de faon aussi effi cace au cours des dernires trois sicles en Amrique du Nord, et, de ce fait, de poser les fondations de ce qui est devenu la musique populaire des tats-Unis lensemble de traditions musicales le plus rpandu pendant une bonne moiti du xxe sicle. Si on ne se confronte pas aux problmes soulevs dans cette lettre, nous continuerons de nous appuyer sur des dichotomies ethniques qui prsentent limage inverse de lapartheid et qui servent cacher le systme politique maladif qui utilise le racisme comme un des mcanismes les plus insidieux dans la perptuation dune socit de classes.

    30. Par exemple, Treemonisha de Scott Joplin (1911-1915) a chou non pas parce ctait une uvre mal faite, mais parce quaucun imprsario (blanc) ne voulait raliser un opra crit par un Noir. Cf. Peter Gammond, Scott Joplin and the Ragtime Era (1975 : 98-100).

    31. a ne veut pas dire que loppression raciale et ethnique ne soit pas un phnomne majeur de la socit de classes tats-unienne. Lisez jusqu la fi n, s.v.p.

    Philip Tagg

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    Rfrences bibliographiques

    Apel, Willi (ed.) (1958), Harvard Dictionary of Music [1944], Cambridge (Mass.), Harvard University Press.

    Fabbri, Franco (1982), A Th eory of Musical Genres: Two Applications , Popular Music Perspectives, p. 52-81, rd. David Horn et Philip Tagg. IASPM : Gteborg and Exeter.

    Gammond, Peter (1975), Scott Joplin and the Ragtime Era, London, Sphere Books.

    Hindemith, Paul (1952), A Composers World, New York, Doubleday.

    Ling, Jan (1981), Adorno och Randgebiet Schweden , Stencilled Papers from Gteborg University Musicology Dept, 8107, Gteborg: Musikvetenskapliga institutionen (16 pp.).

    Nketia, J. H. K. (1975), Th e Music of Africa, Londres, Gollanz.

    Oliver, Paul (1960), Th e Meaning Of Th e Blues, Toronto, Macmillan.

    Toop, David (1984), Th e Rap Attack, Londres, Pluto Press.

    Welch, Chris (1972), Hendrix, London, Ocean Books.

    Philip Tagg est Professeur de musicologie la Facult de musique luniversit de Montral

    http://www.tagg.org/

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    De loriginalit du travail de Philip Tagg,pionnier des popular music studies

    par

    Grme Guibert

    Comprendre ltonnante perspicacit de la lettre ouverte de Philip Tagg et lindignation qui il y a aujourdhui plus de vingt ans en fut lorigine ncessite de connatre un tant soi peu son parcours bibliographique. N en 1944 dans le Northamptonshire (Royaume-Uni), Philip Tagg obtient un Bachelor of Arts en musique luniversit de Cambridge. Il sinstalle ensuite en Sude compter de 1971. luniversit de Gteborg, il travaille la mise en place dune formation suprieure en musique ainsi qu lcriture de son doctorat quil soutient en 1979 et dans lequel il propose une analyse smiotique de la musique de tlvision 1. Autant dire que son sujet tait prcurseur, tant par le type de musique tudi que par les outils thoriques utiliss qui restaient confi dentiels et peu valoriss lpoque dans les facults de musicologie, mais aussi plus largement au sein des humanits. En 1981, se rapprochant de quelques autres chercheurs, tels David Horn (GB) et Franco Fabbri (It), Philip Tagg co-fonde lIASPM (International Association for the Study of Popular Music). Au dbut des annes 1990, il est de retour en Grande Bretagne pour initier le projet de lEncyclopedia of Popular Music of the World (EPMOW) et enseigner lInstitut of Popular Music de Liverpool. Nomm Professeur de musicologie luniversit de Montral en 2002, il dmnage pour lAmrique du Nord. Il y enseigne toujours aujourdhui, une partie de ses cours tant dispenss en franais.

    Ces quelques faits peuvent servir de matire de base pour pointer loriginalit de lanalyse taggienne. Cette dernire est compose dun systme de comptences multiples, quil a su apprendre articu-ler, en fonction dune posture qui possde une cohrence densemble. Il continue aujourdhui de dvelopper ce savoir, mesure que saccroissent ses expriences et travaux de terrain.

    1. Publi sous le titre Kojak: 50 Seconds of Television Music, (Towards the Analysis of Aff ect in Popular Music), Mass Media Music Scholar Press, 1979.

    Rponses et commentaires

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    Loriginalit dune postureUn premier lment qui faonne le travail de Tagg, cest la dimension internationale de son parcours universitaire et extra-universitaire. Intress, pour des raisons familiales, par les divers dialectes parls en Grande-Bretagne (dont le galique), il apprit le sudois lors de son sjour dans le pays, de mme que sa chaire denseignement Montral fut loccasion pour lui de dvelop-per son franais. Mais ses comptences linguistiques ne se limitent pas ces quelques idiomes. De nombreux sjours ltranger lont amen systmatiquement sintresser aux visions du monde, aux cultures et aux fonctionnements locaux 2, ainsi quaux particularismes rgionaux. Mais on doit constater quil sintresse particulirement aux langues. ma connaissance, il possde ainsi, entre autres, des rudiments en italien, portugais, espagnol, allemand et quelques langues africaines et cherche toujours, lorsque loccasion se prsente, utiliser ces lments et les perfectionner. tant donn sa spcialit, lensemble des connaissances quil acquiert lors de ses voyages sont videmment mises en regard des pratiques musicales et les enregistrements qui leurs correspondent. Quoi quil en soit, Tagg a beaucoup de mal supporter les totalitarismes et les nationalismes langagiers et territoriaux. Plutt fervent dfenseur dune diversit culturelle, il pense que chacun doit sadapter aux autres et tenter de tenir compte de lhistoire de lendroit dans lequel il arrive 3.

    Un second lment considrer pour comprendre et apprcier le travail de Tagg est de tenir compte de son grade universitaire et de sa gnration mais aussi de la manire dont il se comporte vis--vis de ceux-ci. Enfant du baby boom, Tagg a connu le rocknroll au dbut de son adolescence, puis les mouvements hippies, contre-culturels, reggae ou punk alors quil tait tudiant. En tant quenseignant se retrouvant chaque anne face des promotions dtudiants en musique, il a t confront toutes sortes dexpressions musicales. Un travail rfl exif doubl du parcours en musique de ses proches. Des discussions avec sa fi lle ne dans les annes 1970 et entre dans le mouvement techno au dbut des annes 1990 lont notamment amen se questionner sur les musiques lec-

    2. Je me rappelle que, la premire fois que je lai rencontr Rome, en 2005, il ma rcit la liste des dpartements franais avec leur numrotation par ordre croissant.

    3. Par exemple, il se rvolte souvent contre certains points de vue tats-Uniens sur le monde, tels quils affl eurent des discours des journalistes et/ou des politiciens, mais aussi contre une posture de la francophonie, notamment au Qubec, lorsquelle se ferme systmatiquement langlais.

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    troniques 4. Peu de chercheurs ont une telle exprience vcue (parce que peu ont un tel pass), et, lorsquelle existe, elle est souvent davantage spcialise dans des genres musicaux ou des aires gographiques plus restreints que celle de Tagg. Par ailleurs, il nhsite pas passer du temps avec les tudiants et apprentis chercheurs. Il est prt changer sur la musique ou les diverses coutumes locales avec qui cela intresse, quel que soient sa discipline, sa position ou son ge (et, videm-ment son pays ou sa langue) et pose peu de barrires hirarchiques lies au monde universitaire.

    Llaboration du concept de popular music et ce qui en a dcoul sont des phnomnes impor-tant dans le parcours de Philip Tagg. En proposant de considrer les musiques daprs la mise au point de lenregistrement comme un nouveau champ musical part entire, indpendant de la folk music de tradition orale et de lart music de tradition crite, ou plutt dpassement dialectique de ces deux phnomnes 5, il ouvrait la voie une tradition qui allait trouver, travers lIASPM, un lieu fdrateur de dbats et dchanges. Il faut dire que, pour ses crateurs, lIASPM trouvait son essence mme dans le fait que les musiques de notre quotidien, celles qui taient le plus coutes, joues mais aussi vendues, celles qui marquaient nos vies et nos pratiques taient quasi systma-tiquement ignores par les mondes acadmiques de la recherche et de la culture. LIASPM devait donc caractriser ces musiques et sattacher leur tude, dans une perspective internationale et pluridisciplinaire, ce quelle fait depuis presque trente ans maintenant. Il ne sagissait pas dune revendication corporatiste ou dune lutte contre dventuelles autres musiques .Il peut tre intressant en eff et de rappeler que la culture musicale de Tagg est plus large que ce quon pourrait inclure au sein des popular musics. Il a tudi de nombreuses pices de compositeurs europens des sicles passs ainsi que les tournures des musiques folkloriques de diverses rgions. Il a rfl chi sur leurs volutions. Il a lui-mme compos et interprt une large palette de musiques, eff ectuant de frquents allers-retours entre thories et pratiques. Il sest battu pour que des musiques dcries soient tudies, des berceuses aux gnriques de sries tlvises.

    Pour cela, il a coupl deux principaux paradigmes en vigueur lors de ses annes de formation, le marxisme et la smiologie, le second lui servant relativiser les vises dogmatiques dans lequel-

    4. Ce qui la amen crire plusieurs textes sur la techno avec des points de vue qui voluaient dans le temps, mesure quil en apprhendait de faon plus exacte les codes.

    5. Cf. son livre de 1979 (op. cit.) et son article de synthse : Analysing popular music: theory, method and practice , Popular Music, 2 (1982), p. 37-65.

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    les tombait parfois le premier. Le marxisme lui permettant de garder une vise critique que la smiologie ngligeait parfois. Ces outils, il les a faonns pour les appliquer la musicologie et lanalyse musicale, qui, on le sait, pchaient lpoque par leur manque de connexion avec le monde social (comme la lettre le montre plusieurs reprises). Mais Tagg regrette parfois que les chercheurs uvrant dans les musiques populaires sattardent trop peu au contenu, au matriau musical.

    Les musiques noires , symptme dune driveAu cours des annes 1980, la recherche sur les popular musics se dveloppe. Cest une victoire pour Tagg, qui uvre depuis longtemps pour que cette activit nglige trouve la place quil con-sidre devoir tre la sienne. Mais dans le mme temps, celui qui sest battu contre les raccourcis thoriques, lessentialisme et les vidences dterministes, est rvolt par un certain nombre dvo-lutions quil estime dangereuses.

    Il pointe notamment le fait que lIASPM adopte une drive rockologique , une majorit de chercheurs rsumant les popular musics au rock, ce qui, de son point de vue, est une erreur. Trop longtemps nglig, le rock, ou plutt les chercheurs militants qui sy consacrent, cherchent vincer dautres expressions telles que les musiques sud-amricaines, le jazz ou encore la chanson franaise. Ainsi, cette poque, si Tagg prend conscience que la France pourrait dune certaine manire sarc-bouter sur une certaine chansologie , il reconnat quau moins, cela peut permettre de lutter contre la rockologie 6 . Pour lui, le rock dans les annes 1980 en Europe, par son aspect hgmonique dun point de vue commercial, pourrait tre rapproch de la musique classique romantique dans les annes 1880, les disques remplaant les partitions.

    Deux aspects le drangent particulirement chez les rockologues (qui sont souvent lpoque des chercheurs blancs masculins issus des pays occidentaux 7) lments qui seront les catalyseurs de sa lettre ouverte.

    6. Entretien avec P. Tagg, avril 2007, propos de la cinquime biennale de lIASPM Paris (1989).7. On pourrait retrouver les mmes lments aujourdhui pour le rap ou, dans une moindre mesure, les musiques lec-

    troniques, ou, avant le rock, dans le jazz.

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    Le premier est quils dnoncent les musiques europennes au profi t des musiques afro-am-ricaines . Les secondes, plus humaines , possderaient un ensemble dattributs plus sensibles alors que les premires seraient du ct de la rationalit, du srieux, de lcrit. Mais cela pose un problme de taille, loubli de la musique du peuple en Europe, qui, si lon y regarde de plus prs porte de nombreuses caractristiques quon qualifi e aujourdhui abusivement de noires ou dafro-amricaines . Aprs avoir, dans sa lettre, questionn la manire dont on devait circons-crire lre gographique afro-amricaine, Tagg passe ainsi en revue des lments tels que lappel et rponse, le rythme syncop, limprovisation ou le rendu sonore des instruments, quils soient vent ou percussifs. Il est clair que de ce point de vue, un certain nombre de chercheurs qui se donnent pour but de dfendre une musique dopprims (celle des Noirs ) reproduisent lerreur et le mpris que portaient leurs prdcesseurs pour les musiques de tradition orale joues, coutes et danses par de nombreux peuples dont faisaient sans doute partie leurs anctres. Jai le cur parier, dit Tagg, que plusieurs Blancs europens adeptes de musiques afro-amricaines , en lisant ces lignes, approuveront probablement la bourse Jimi Hendrix mais quils ressentiront moins de sympathie pour les ateliers daccordon. Certes, on peroit que largumentaire est bien assis sur une rhtorique marxiste, qui rtablit verticalement un confl it entre culture bourgeoise et classes populaires l o il sgarerait dans une diff rentiation dite ethnique 8 . Elle permet pour le moins de remettre les compteurs zro pour aborder dautres problmatiques, comme celles poses par Emmanuel Parent et Yves Raibaud ci-dessous.

    Le second problme relev par Tagg dans lattitude des rockologues et chez un nombre lpoque important de chercheurs dcoule du premier. Il aboutit ce que lauteur qualifi e de racisme invers . Pour ces chercheurs, le rock n roll et les courants qui lont prcd aux tats-Unis, comme le blues, le jazz ou les negro spirituals ont t mis au point par les Noirs et, ensuite, vols par les Blancs qui en ont tir profi t et les ont intgrs dans leur musique. Derrire cet argumentaire idologique qui ne tient pas compte de lhistoire et qui est dconstruit par Tagg dans sa lettre, deux phnomnes concrets drangent Tagg. Dabord, lidentit des chercheurs, qui sont, ont la dit, souvent des Europens ou des Euro-amricains , qui ont commenc leurs tudes suprieures lpoque de la contre-culture (du gauchisme culturel comme on disait en France). Ensuite, leur comportement : ils font peu

    8. Il faut dire que les anciens marxistes qui ont quitt les analyses de classes tout en transposant leurs schmas danalyse dautres antagonistes (peuples, genres, etc) sont nombreux dans les annes 1980.

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    denqutes, cherchant confi rmer leur modle par des analyses partielles. Tagg fut particulirement du par le fait que ces chercheurs aient massivement rpondu aux abonns absents lors de la qua-trime biennale de lIASPM qui se droula en 1987 Accra, au Ghana. Ils parlaient tout le temps de noir, mais ils trouvaient que lAfrique ctait trop loin. a ne les intressait pas. Pourtant, un anglais naurait pas mis davantage de temps venir ici quaux tats-Unis Et pareil pour un tats-unien avec lEurope me confi ait il en 2007. On pense naturellement ici la beaut du mort de Michel de Certeau 9 que Tagg aurait sans doute cit sil eut t Franais. Cest--dire quil est beaucoup plus facile de faire parler celui qui est absent. tudier le populaire qui a disparu est beaucoup plus ais que celui qui existe aujourdhui, il est plus mallable.

    ConclusionLa lettre ouverte de P. Tagg avait avant tout un but informatif, objectivant. Lide, humaniste, tait quon ne refasse pas les mmes erreurs que par le pass, quon npouse pas des manires de voir simplistes et quon ne puisse pas dire je ne savais pas . Mais ce message ne passa pas dans de nombreux pays. Cela fut notamment le cas en France, o les mlomanes et les chercheurs eux-mmes ntaient pas prts entendre un tel discours. Et pour cause, le tournant communautaire ntait pas mme amorc. peine se quest