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1 Les Pelisses de Psappha. Neuf tableaux et un récit (2011-14).

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Les Pelisses de Psappha.

Neuf tableaux et un récit (2011-14).

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Tableau de John William GODWARD (1861-1922), « Dolce Far Niente » (19O4).

Andrew Lloyd Webber collection.

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« Nue sous un manteau de paroles

je suis ce que l’on voudra

moi seule sait ce que je suis »

Anne-Marie DERESE.

« Nue sous un manteau de paroles », Maison

internationale de la poésie, 1980.

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Fourrure typique de femme anglaise sous le règne d’Edouard VII (vers 191O).

http://weheartit.com/entry/239333

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LA FOURRURE (poème 1)

Je hume en frémissant la tiédeur animale D’une fourrure aux bleus d’argent, aux bleus d’opale ; J’en goûte le parfum plus fort qu’une saveur, Plus large qu’une voix de rut et de blasphème, Et je respire avec une égale ferveur, La Femme que je crains et les Fauves que j’aime.

Mes mains de volupté glissent, en un frisson, Sur la douceur de la Fourrure, et le soupçon De la bête traquée aiguise ma prunelle. Mon rêve septentrional cherche les cieux Dont la frigidité m’attire et me rappelle, Et la forêt où dort la neige des adieux.

Car je suis de ceux-là que la froideur enivre. Mon enfance riait aux lumières de givre. Je triomphe dans l’air, j’exulte dans le vent, Et j’aime à contempler l’ouragan face à face. Je suis une fille du Nord et des Neiges, — souvent J’ai rêvé de dormir sous un linceul de glace.

Ah ! la Fourrure où se complaît ta nudité, Où s’exaspérera mon désir irrité ! – De ta chair qui détend ses impudeurs meurtries Montent obscurément les chaudes trahisons, Et mon âme d’hiver aux graves rêveries S’abîme dans l’odeur perfide des Toisons.

Renée VIVIEN (1877-19O9, France) « La Vénus des aveugles », La Bartavelle,

1997.

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Kate MOSS.

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Pas une réclame, moins encore un plaidoyer. On peut le voir tel. Ce n’est pas mon objectif. Il existe

déjà un « Eloge de la fourrure » auquel je ne soustrairai rien, y compris des réserves qu’il

m’inspire. Cet opuscule thématique donne pour sa part la parole aux poètes. Bien que ne pensant

pas en être, j’ai toutefois appris à sentir et à me sentir à leurs côtés. « Elevés » puis mis à morts par

la classe dominante afin de s’offrir à bien peu de frais son vernis de cultures, le cas échéant de

« subversion », les voici, femmes et hommes de la Lyre, entrant dans un monde où, pour la première

fois, la bourgeoisie qui prend les rênes n’a plus à s’encombrer de la moindre idée de ce que fut ce

dit vernis. Est-ce un bien, un mal en soi? Qu’y changera la meule de foin prétendument salvatrice

de la Toile ?-à l’heure où les aiguilles-quêteuses non de « reconnaissance » mais d’intégrer de

nouvelles dynamiques de création, n’auraient qu’à se réjouir d’un bien curieux « communisme

numérique réalisé » (on nous en chante de si « bonnes » !). Il est peut-être trop tôt ou déjà trop tard

pour répondre.

Alors, si je n’oublie pas que le Luxe ainsi que l’observe Péladan dans son « Livre du Sceptre »

(1895) permit à l’art dans la civilisation médiévale occidentale de renaître, si, tout populisme facile

me révulsant, j’ai toujours refusé de juger un individu à ses goûts (assez j’ai vu d’adeptes de la

fourrure qui n’avaient rien de bourgeois au matérialisme putride et de prohibitionnistes ne valant

pas plus sur le plan humain qu’un pet de lapin), je ne veux en aucun cas être assimilé, en finalité,

au nihilisme trivial d’un fin monde (y eût-on révisé son point de vue sur la fourrure) en train

d’écraser partout, d’exterminer, fût-ce en toute inconscience, ce qui me maintint spectral dans le

« snuf movie » défilant de la vie (le script du « contre-film » étant facile à suivre : « livres et

poèmes, où on en meurt, où on en lit pas »).

Voici une invitation à d’autres perceptions (et plus qu’un « Livre d’heures », mettons une heure à

lire ou à décliner de mes livres), pas un passe-droit « intellectualisant » aux néo-boyard(e)s n’ayant

cure-réaction chez eux légitime !- d’essayer simplement de savoir pourquoi, sans pour ainsi dire de

fourrures en avoir jamais possédé et sans besoin de jalouser personne, tant j’ai, sur ces vagues

pelissées d’écume (néologisme de Paul Morand) joué solo les maîtres-planeurs…

Dans l’ancienne Russie, il fut une époque où dire d’un homme qu’ « il s’était adonné aux livres »

équivalait dans le paradigme de la maladie mentale d’alors à le désigner comme « zinzin ». Ce

paradigme, il est redevenu le nôtre, d’où ma dénomination « néo-boyard(e)s »- là aussi, c’est sans

doute une réaction légitime…- à l’adresse de qui détient désormais, sous du lynx ou pas, nos

destinées. Sans me prendre pour le Christ, pas même le Christ climatiquement le plus septentrional

de Dürer, je crois ainsi que mon royaume (en fourrure) n’est pas (ou n’est plus) de ce monde.

Avec dilection nonobstant je dédie ces pages improbables à celles qui auront le sentiment de s’y être

(« avec » ou « sans ») déjà promenées, attendant que s’achève pour elles, gibier de potence béni de

mes déshérences, l’exécution d’une sentence initiée au bout d’un cordon ombilical. Bien que ne me

voulant pas élitiste pour un sou, les pans de mes imaginaires comme de mes hantises formulées -

ouverts à tous, je dirai : Aux spectrales dans leur vie qui s’y reconnaîtront. Et puis là-dessus, vous

l’aurez saisi, ce sera tout.

2014.

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-Ses yeux sont comme sa pelisse, sa pelisse, comme ses yeux.

(Sur sa fille Alya, 1919)

Tableau de Jules PASCIN (1885-1930) « Lucy avec fourrure» (1927).

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1. DE LA ZIBELINE ET L’EPINE

Sur Marina T. et la fourrure.

« Déploie tel un chant sa fourrure… pour protéger ce qui la bouleverse »…dit René Char dans « Commune présence » (1967).

Gautier dans « Emaux et camée » (1852) avait écrit: « Ouate de sa blanche fourrure les épaules et les blasons » Si les sépulcres des poètes étaient des châteaux-forts-et si de sa tombe à elle on n’avait « égaré » l’emplacement - voici deux oriflammes qui seraient à leur place sur le donjon d’une des plus grandes poétesses russes du XX è siècle disparue voici tout juste septante ans à l’heure où j’écris :

Marina Ivanovna Tsvétaïéva (Moscou, 26 septembre 1892-Elabouga, 31 août 1941). Marina « sujet » ? Galaxie ! Vu l’étendue de son œuvre qui balaie tous les lilliputiens de la rime devant elle (le torrent lâché sans pitié depuis la levée en 2OOO d’un interdit familial) ? Certes !, mais moins que d’être, de rester, en dépit de ce rush éditorial, une infréquentable jusqu’au jour du Jugement et qui sait après ??? Un tout petit peu de l’histoire de Z.-comme il en arrive orthographiquement à son patronyme, Zvédaeva, Zwedajewa, comme en russe on nomme les étoiles…« Zviozdy »… …

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APPROCHE (Tentative) I.

A Moscou (1913) Avec sa sœur Anastasia et son mari Serguei sous le portrait de sa mère Maria.

Dans ses dernières lettres, Marina rapporte l’importance pour elle d’une veste à col de renard

énorme. Bien plus que protection contre les glaces !, du stalinisme, certes, mais pourquoi pas

encore, dès ses débuts d’écrivaine, dès le moment où elle envisagera de placer sa création par-

dessus toute quête d’honneur et de richesse, contre celles où la société taillera ce pic à nu

qu’elle décrit d’une poésie -à côté de laquelle qui a jamais tâté des caractères typos ne peut

qu’éprouver l’envie pure et simple d’aller, de fourrure ou non se rhabiller, capituler.

Oreilles cachées dans les chapkas, âmes cachées dans les pelisses, têtes rentrées dans les cous, yeux cachés derrière les verres. Eblouissante-à la lueur d’une allumette-vision de peaux de bêtes

Révolution, chaos, guerre civile, chaos, mort d’une petite fille de trois ans, chaos, mort d’un

empire, vingt années dans le dénuement et l’indifférence en Europe (Allemagne,

Tchécoslovaquie, …France) avant de regagner les pénates minées d’avance d’une «

soviétorussie » qui ne lui sera guère plus chaleureuse qu’à son départ de Moscou en 1922.

Barbarossa, enfin (pas très longtemps pour elle mais bien assez) :

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Saurai-je où je vais, Dans le désordre Des Himalayas de duvets ? C’est que la présence astrale de la fourrure dans l’œuvre d'une antimatérialiste entre toutes, en de petites ourses versifiées ci là (puis aux confins de l’exil- « beyond the infinite » eût-on précisé dans un film de SF- vint la fortune du dit col de renard), si loin nous en dit sur ses filles à elle du firmament. (…) Ma fourrure se soulève- Non mes cheveux, un vent étouffant me souffle droit dans l’âme.

Beyond the infinite ? …Au-delà de deux soleils de verre nyctalopes- du bleu des renards bleus

de son Kamtchatka romantique (là où Sainte-Beuve reléguait « Les fleurs du Mal ») ?, nenni !,

…ainsi que le loup bleu, son animal-fétiche, du bleu céleste de Gengis Khan ou, pour ne rien

oublier en route, du bleu du tricolore d’un autre conquérant peint par David en Herminie et

qu’à l’instar de Pouchkine, Tsvétaïéva, pas à un paradoxe près mais rageusement francophile,

divinisait dans son adolescence...

…d’heure proche au sommet des monts et de la Passion…

Et tout rêve de grandeur dissout, absout ou de préférence guère absout, demeurent au réveil,

métaphore de choix à toute fourrure lustrée de mystère-chez elle, l’aventurée qui fut gothique

avant tout le monde (et au sens le plus complet du terme)- ces inquiétantes:

…Brumes des amours anciennes …

Tsvétaïéva dont on a écrit avec effroi qu’elle ne fut « rien qu’âme nue », disait porter la

Russie. Cette identification explique sans doute pourquoi la fourrure-son caractère, réticent au

« voyant », comme l’or, aurait dû l’inciter à ne la considérer que pour des raisons géo-

climatiques- pourquoi la fourrure, en sus de se voir épargnée en tant que « luxe » de tout

jugement moral, de bénéficier d’un traitement de faveur est toujours rendue chez elle non

comme un vague emblème culturel-moins encore patriotique !, mais investie, à l’instar des

manteaux sacrés des antiques divinités de la nature, d’une magie, d’une sorcellerie :

Regards sur regards, pelisses sur pelisses.

…Et, mieux encore, la prescience, …d’un relais:

Avec une immense tendresse-car Bientôt je quitterai tout ceci- Je pense aux épaules Qui porteront ce loup,

Cette magie ne réside donc pas dans la seule magie de ses vers puisque c’est la fourrure dont

elle ne sera jamais dans son quotidien une adepte frénétique qui exercerait au contraire sur ses

mots un effet sauvagement catalyseur de sens, d’émotions, d’autre chose-un pouvoir

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d’excitation, d’envoûtement du « discours » poétique (« exciter » au sens premier de projeter

dehors « exit », hors de soi, hors du monde). Vertige, oui.

De pierre sont les uns, d’argiles d’autres sont-Moi je scintille toute argentine. Et vertigineux entre tous sont ses fameux glissements poétiques entre deux personnages, deux souvenirs, deux univers. Ainsi, dans un livre écrit en 1937 à l’occasion du centenaire de la mort de Pouchkine, le plus grand poète russe (mort à la suite d’une blessure au cours d’un duel au pistolet contre un officier alsacien) :

Edition en français de 2012.

"Compagne de mes heures d'ombre-O ma Colombe aux cheveux blancs!"-une colombe aux cheveux blancs, c'est une colombe toute douce, moelleuse, duveteuse, une colombe en fourrure, presque, presque un manchon, une colombe comme le manchon en loutre de maman-qui devait être toute blanche-mais c'est comme ça que Pouchkine appelle sa vieille nourrice parce qu'il l'aime".

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Tout « fétichiste » ainsi qu’il s’en rencontre apprécierait sans doute le tableau de Niaumov repris en couverture de l’édition Babel sur le duel de Pouchkine et d’Anthès, ou plutôt l’après-duel, hors tout commentaire, hors toute versification sinon celle de l’intéressé.

Oh, toute chose qui nous perd Nous est essor, nous est ivresse Ivresse la perdition Es-tu- peut-être -qu’en sait-on ?- D’une immortalité promesse

Hors du monde… et « dedans »… jusqu’au col, et plus fort que jamais. Et, au travers de la

jeunesse qui fuit d’autant plus que le brasier de ses passions refuse, lui, de s’amenuiser, des

épreuves de la révolution, de la guerre et de l’exil ne faisant que préluder à d’autres abîmes et

tout en bout de course à une autre guerre, ces étoiles si disparates (c’est qu’il nous faut les

chercher !) vont dresser dans leur étonnante discrétion comme une véritable constellation

d’indices, de clés, vers des sensations de spleen et de nostalgie vertigineux !

Poète et femme seule, seule, seule-comme un chêne-comme un loup

Et pour mot de passe au Baïkonour des Gagarine lycanthropes, jamais pour leur part assez

pleins de dieux retombés sur Terre, le fameux: « Nous sommes tous des loups ».

Finirions-nous par établir la carte d’un royaume en fourrure rendu hors-le-monde, telle la cité

mythique de Kitège aux coupoles englouties par les larmes de ses cloches sonnant contre

l’ennemi, royaume en écho à un pays devenu impossible, de même qu’en écho au traineau

emmenant Pouchkine il en est un autre, celui de sa fille Alia emprunté, en pleine année 1919

pour permettre à la « camarade-louve Efron » affectée au Commissariat du Peuple aux

Nationalités d’accomplir sa mission : ramener en bonne et due forme cinquante kilos de

pommes de terre (gelées). Dans ce récit « avec flash-back » trempé d’ironie d’ « Octobre en

wagon », à l’intersection de sa vie avant et après le choc de l’Histoire russe, la réplique à

l’auteur d « Onéguine » est on va le voir parfaite. Rien ne manque : traîneau, fourrure-

glaces…et glas!

Je cours chez moi chercher des sacs et le traîneau. Le traîneau est celui d’Alia, son traîneau d’enfant, avec des grelots et des rênes bleu vif-un cadeau que je lui avais rapporté de Rostov, de la province de Vladimir. Son siège confortable est en osier tressé, son dossier est tendu d’une tapisserie artisanale. Il n’y a plus qu’à atteler deux chiens, et fouette cocher !, en route pour l’aurore boréale … Mais le chien, c’était moi et l’aurore boréale était restée en arrière : c’étaient ses yeux ! Elle avait alors deux ans, c’était une vraie reine (…) Ah, Alia ! Ah, le traîneau dans les rues, à midi ! Mon manteau de tigre (léopard ? panthère des neiges ?) que Mandelstam tombé amoureux de Moscou, appelait obstinément « ma pelisse de boyard ». Fourrures ! Grelots !

On fait la queue devant la cave.

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APPROCHE (Tentative) II.

Fourrures !

De la distinction-sans qu’il y ait à priori opposition- faite par la culture idéaliste russe, hostile

à l’objet en soi, hostile au quotidien ne subissant pas de transmutation. Distinction faite entre

nature et monde matériellement organisé, entre fidélité à la Tradition orthodoxe et lyrisme

anarchiste, jusqu’au-boutiste, entre attachements à un Ordre ancestral et à un libertarisme

ultra qui va jusqu’à lui faire élire un baobab sur le trône du Très-Haut au départ de Rilke pour

le paradis.

…Grelots !

Marina femme slave conquérante ne conquiert que de l’intérieur, voudrait pour cela que la

nature l’investisse. Du « Cantique des cantiques », elle écrit que c’est « la faune et la flore des cinq continents en une seule femme » (sans oublier « l’Amérique encore à découvrir »). Dans cet ordre d’idée, les figures d’ « animalité » sans mal prennent sur ses proches. A la

« louve » de sa jeunesse succédera la « lionne » de sa quarantaine Elle a beau se faire à sa

réputation d’ « égocentrisme », ou ses souffrances absorbent celles du cosmos tout entier ou

elles ne sont pas. Solitude et dimension christique, son lien à la figure du tsar-oppresseur/ tsar

martyrisé- vit entre l’hermine et l’épine. On songe au tableau du rédempteur en fourrure peint

au sortir du Moyen Age par Albrecht Dürer.

Aigles et monstres, année lunaire Ton peuple entier, étranger triste Chant d’aube, manteau de chef lumière, Tu vois le feu et moi je le contemple

Alors, certes !, qui dit Russie dirait fourrure et fourrure extrême, et mieux qui mettrait en vis-

à-vis fourrure et Russie penserait « extrême ». Spiritualiste aussi peu bondieusarde que

possible, aux antipodes du prophétisme parfois navrant que l’Occident adore accoler aux

grands romanciers russes, Z. , elle, est un soleil mis en croix sur sa poésie :

Comme un arbre aux gestes de tragédienne

Vieille confrontation qui revit en elle comme tout à distance entre la Russie frénétiquement

occidentalisée, névrotique et sa civilisation agraire, magnanime, se soumettant au rythme des

choses. Et revoici la fourrure écrin sauvage d’une barbare qui se voulait non pas russe mais

« pire » !, pré-tatare (d’avant l’invasion mongole au Moyen Age à laquelle les historiens

attribuent à tort ou à raison l’irruption du despotisme), d’avant la ruine de l’Age d’Or. Dans

les poèmes à « L’Amie », à la poétesse Sophia Parnok, de sept ans son aînée (1883-1935), sa

grande passion de jeunesse, il est déjà le paradis perdu et déjà, la fêlure…

Cet éclair de vos yeux gris, et Vous avez sorti du sac de daim Noir, d’un geste long un mouchoir, Et vous l’avez laissé tomber

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Via les poèmes inspirés à Marina par ses amours homosexuelles, la fourrure là encore se fait

bien plus qu’imagerie clichée de la femme slave !-pour de vrai le mythe le plus vivant lui

étant dédié, imbriquant à la façon de Tolstoï, de Leskov, de tant d’autres, des expériences

anecdotiques et les cimes des (et de la) passion(s)-partant, son histoire à elle et celle qui

prendrait une majuscule.

Car elle scintillait gaiement, la neige, et La fourrure de zibeline-la mienne, et la vôtre, -Grise, et sur le marché nous cherchions des rubans Aux couleurs les plus vives, pour la Noël

Au profil androgyne, Parnok avait la réputation d’affectionner les habillements très sobres,

minimalistes. Grand froid faut-il croire aidant, l’une des fourrures les plus somptueuses lui

procure quelque âpreté cinglante de tsarine fantomatique quand l’ancienne Russie + le rêve de

la « neuve » n’en seront, de fantôme, bientôt plus qu’un(e), de Russie, de rêve….

La mienne, et la vôtre,…

Fusion dans la fourrure, cela va sans dire, avec une femme tenant du « frère féminin » et

tenant encore de la mère à partir de laquelle Marina s’est construite (« par » et « contre » elle,

explique Eve Malleret). Cette fusion avec un être « par qui être aimé plus que tout », n’a-t-elle

pas été manquée dans l’enfance ? : la présence de la sœur ! Et, elle échoue à nouveau quand

Sophia sous ses yeux lui fait comprendre qu’elle, qui n’a rien à priori d’un Saint-Martin, elle

la partage, elle, Marina, sa fourrure-amante en Russie.

Nous sommes les maillons d’une chaîne magique.

Sûr qu’il y aura « partage », et double !, inclus celui intimé par la mère-Russie déchirée, faite

Apocalypse ! Dire que ce poème fourrure-fusionnel avait été celui d’un cierge allumé, …en

somme du serment :

Car nous sommes arrivés-un régiment De soldats !-dans cet hôtel du monastère, -Le son des cloches, et le crépuscule- Bienheureuses, comme pour un jour de fête Car je vous jurais de devenir-de plus En plus belle en vieillissant-et je jetais du sel

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APPROCHE (Tentative) III

« Femme à la fourrure noire », tableau peint par son amie Natalia GONTCHAROVA (1881-1962).

Issue d’une famille noble d’origine polonaise, à la morgue des monarchies des derniers âges

Marina Ivanovna substitue un art inégalé dans sa sidérante spontanéité à narguer pions,

parvenus et consort. « Elle mord », dit le poète roumain Bianu. Son romantisme (pardon, « ma

myopie ») n’abdiquant nulle part le savoir-vivre (et son alter ego, le « savoir-mourir ») hérité

du XVIII è siècle intellectuel français, c’est toujours avec tenue. N’empêche, en sus

d’animale, serait-elle démoniaque ? Dans le folklore russe, une « Polonaise » serait une «

sorcière ». Dès lors :

« la lune brille comme une armure »

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A supposer la même d’ « armure » que dans cette décoction à nous consentie, dans un hiver

inattendu d’héroïc-fantasy, du mystère de sa création poétique :

Je ne pense pas, j’écoute. Ensuite, je cherche l’incarnation exacte dans les mots. Cela donne l’armure glacée d’une formule, sous laquelle il n’y a rien-sauf un cœur.

De Tsvétaïéva, les biographies s’accordent également sur une dimension gothique,

« médiévale ». Plus que provocations à contre-courant, nous lirons un idéal chevaleresque,

historiquement plus virtuel que ne le fut l’affinement de la société des XII-XIII è siècles sous

l’impulsion des Dames et des troubadours du plus fin amor, des troubadours. Cette chevalerie

défenseuse de celles et ceux qui souffrent lorsque se dévoient les autorités « morales » en

titre- la « chevalerie du Graal » (le poète) contre l’Inquisition-nous y sommes (à l’heure où

Marina assemble les textes de « Mon dernier livre », les artistes faisant le plus honneur au

système soviétique s’y voient, de valets qu’ils étaient devenus, changés en bêtes traquées avec

ceci de bien regrettable comme le constate l’historien communiste Losurdo que la victoire sur

le fascisme honni en 1945 n’insufflera nul changement immédiat à cet état des choses). Là,

interviendrait la vision blasonnée, initiatique croisée chez Théophile Gauthier :

Nous sommes les maillons d’une chaîne magique

L’imagerie des Soviétiques des années 3O ne les montre-t-elle pas s’étant eux-mêmes cru

d’un nouveau Moyen Age, sécularisé, aérien-pourquoi la manie d’avoir tant jeté les ailes alors

de qui savait voler-tellement haut? Aujourd’hui, officiels démocratiques droits face au mur et

sous leur culture-tenture la belle âme en érection, fièrement l’on grave son prénom en lettres

d’or sur ses résidences d’indifférence. Justice à retardement ou Art de mieux crucifier les

ombres au grand jour ? Au-delà de ces murs, c’est nuitamment que l’un des sommets de la

littérature mondiale s’y produit je crois bien encore -son antre-zibeline de lucidité pour mieux

déflagrer quitte à y laisser sa santé, sa beauté, son affabilité-ou elle est censurée, ou elle

scandalise, ou elle passe pour folle-en premier lieu chez ses compatriotes émigrés qui

n’encaissent pas son regard passionné mais objectif sur Maïakovski, lequel Maïakovski de sa

balle devancera de dix ans son anneau dans le plafond de la cabane d’Elabouga...en Tartarie.

… Car nous sommes arrivés…

Sur son mari Serguei Efron fusillé après avoir pourtant « viré de bord » et l’avoir convaincue

de rentrer en URSS, sur sa fille Alia déportée au Goulag, sur sa fin, là où l’on édifiait un

paradis, peut-être comme l’écrivait de façon obscure ( ?) Zinoviev sous forme de l’enfer qui

lui était adéquat, je ne sors pas la litanie du bon petit humaniste illustré (des livres il serait et

ceci n’est qu’un soupir et en bout de nuit)...

(…) bord nouveau-monde-abri !

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Du reste, je me suis laissé entendre qu’emportée par la foule ou seule comme une louve, le 49

aux femmes extrêmes seyait assez, et en toute saison, fût-ce en août-sur son 31.

Marina nous en apprendra bien plus sur son siècle que Soljénitsyne. L’indécence d’enrôler sa

mémoire dans l’anticommunisme angélique de base explique qu’elle soit demeurée si

longtemps persona non grata autant que le dédain de l’URSS (fut-ce jamais pour elle,

l’ « étrangère », le bon endroit à la bonne heure ?- pour « actualiser », le boulot qu’on lui

confia en poésie, traduire des comptines pour les gosses, c’était comme si l’on avait ordonné à

Steve Jobs et Mark Zuckerberg d’aller initier à l’informatique des personnes âgés dans des

homes-ils auraient apprécié!). Se refusant à intégrer le devenir, fondant une élégance sur la

haine même des épopées politiques, sans tombe fixe (dans un état-mausolée d’un paternalisme

morbide), elle a échappé à la gloire de son vivant, aux si prévisibles retours de flammes de la

devoir aux pompes officielles comme à un témoignage édifiant pour finir documentaire,

nobélisée et nonobstant classée, rangée…tel un zek! (détenu aux travaux forcés). Ecrasée par

la société consumériste en germe et le totalitarisme sans hériter ensuite et dieux merci !, du

super-sceau de la justicière infaillible, elle a payé de toute sa vie sa « fourrure », sa

transgression à la mode infantile de l’artiste « dénonciateur » -et jetable sans merci- d’un

moment de l’Histoire.

Nous échangeons la pourpre du guerrier, Contre la peau d’une bête fidèle

Et grand ainsi que l'imaginaire du monde, toutes Russies de leur Leningrad à leur

Vladivostock. Et rugueux, splendide, rutilant, venu, nous le dit Véronique Lossky, de là où

Tsvétaïéva se serait aventurée plus loin que n’importe qui, des sources du tragique, cet

adverbe par elle ajouté à notre langue : « Inarrachablement ».

Août 2O11-Juin 2014.

SOURCES PRINCIPALES :

Maria BELKINA, « Le destin tragique de Marina Tsvétaïéva », Albin Michel, 1992.

Zéno BIANU, préface et annotations d’ « Insomnies », NRF, 2O11.

Joumana HADDAD, « Miroir des passantes dans le songe », Al Dante, 2O1O.

Eve MALLERET, « La poétique de la vie chez Marina Tsvétaïéva », in « Le ciel brûle », NRF,

2OOO.

19

« The colours of Tsvetaeva » par Natalia JEZOVA (tout droit réservé).

http://www.nataliajezova.com/the-colours-of-tsvetaeva.html

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« La jeune fille à la balance », Tableau de VERMEER (1632-1675)

National Gallery of Art (Washington).

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2. LA FEE DES

FLANDRES

(ET LA MARMOTTE QUI

ATTENDAIT)

Salut à Dominique ROLIN-05/2012.

«Alors, le soir, au moment où le peintre et sa femme sont montés sur la galerie pour se coucher, cela a été tout un drame de quitter le manteau de marmotte. La jeune femme voulait dormir dedans, mais le peintre s’y est formellement opposé. Alors le manteau s’est déployé sur le dossier d’une chaise que la jeune femme avait rapprochée du lit. Au cours de son sommeil ensuite, chaque fois qu’elle se retournait, elle tendait le bras pour caresser l’animal-dieu. C’était d’ailleurs beaucoup plus qu’une caresse, la signification en était beaucoup plus profonde qu’on aurait pu le supposer. C’était un peu, si tu veux, comme si elle se reconnaissait elle-même à travers cette forme somptueuse qui désormais avait besoin de son corps pour vivre. Entre la belle et la bête se tramait ainsi au cours des heures nocturnes où le subconscient (c'est-à-dire la vérité) règne en toute noblesse sur la nature humaine. Un réseau d’entente magique ». « La belle et la bête »-rien à voir avec le conte filmé par Cocteau, un autre, …de Madame Dominique Rolin (Bruxelles, 22 mai 1913-Paris, 15 mai 2O12). Son héros pour un jour, artiste-peintre, a vendu par chance (ne s’étant pas représentée) un tableau à un collectionneur. De retour au foyer, il a fait, « sur un ton d’autorité »( !), une déclaration à sa femme: « Primo : je t’offre un manteau de marmotte dont nous paierons la moitié comptant. Secundo, je t’emmène dîner dans un bon restaurant ». « Folie! », a répondu l’épouse, « avec, nous dit l’auteure, toute la mollesse nécessaire ».

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Et deux rotations de la petite bleue après: « D’abord le manteau de marmotte s’est contemplé sous chaque angle dans un grand miroir. Ensuite, il s’est assis, relevé, a contourné les meubles, s’est installé de nouveau. Sous la forêt de poils luxueusement lustrée, odorante, souple, rayonnante, profonde, la femme se tenait coite, économisant gestes et regards comme si, véritablement, elle était persuadée qu’un animal-dieu l’avait prise en charge magiquement. Celui-ci désormais la dominait, lui dictait ses attitudes, ses réflexes, ses sentiments et même jusqu’aux pensées concernant son travail. Elle avait non pas le droit de se reposer sur lui, mais l’obligation de se retirer en lui, de lui laisser les initiatives. En retour l’animal-dieu accordait à ses gestes une grâce qu’elle n’avait jamais eue jusque -là, une assurance à son regard, une maîtrise et une virtuosité tout à fait étranges dans ses pouvoirs de séduction ». Non, je ne savais comment commencer. Un éloge funèbre, ici ?, c’eût, dans le meilleur des cas fait rire aux éclats l’intéressée, pour qui l’humour était mieux que règle de vie, quelque chose préservant (entre autres) l’esprit d’enfance et parfois, parfois, oui, revenait à donner « un baiser à distance ». Et n'avait-elle pas déjà dans un de ses livres évoqué sa mort initialement prévue pour l’an 2OOO? Qui cette fois s’en est rendu compte ?, en dehors de ses lecteurs qui l’arrêtaient parfois dans la rue pour simplement lui dire « je vous vénère » et s’évanouissaient (les joies-les vraies- de communiquer). Qui? Ceux qui, à défaut d'aligner l’info sur ton « neutre » et sur huit secondes (mon chrono en main), ont élégamment résumé huit décades d’écriture (et de publication !) ou déclaré que « cette femme (sic) était surtout connue pour avoir été la maîtresse aînée de Sollers » ?- là, j’aurais piqué une colère !, plus noire qu’un skons (noir), déplacée-elle n’eût rien apporté- tandis que « comme ça », que nous soyons « littéraire » un peu, à la folie ou pas pour un sou, que nous ayons entendu parler de Madame Rolin auparavant ou pas, d’abord pour l’artiste qu’elle fut ou pas, nous avons eu une belle histoire et pu apprécier, dans un style accessible (Dominique Rolin n’est pas toujours une auteure facile) la plus grande-je la voyais telle- écrivaine belge (elle n’aura pas atteint, comme je lui souhaitais, les « 1OO » ?, bah !, un « centenaire » lui eût certainement encore paru trop sérieux). « J’adore la fourrure, déclarait-elle dans un recueil d’entretiens avec Patricia Boyer de Latour., c’est une seconde peau que l’on pose sur son vrai corps, et avec lequel on se sent en intimité (…) C’est toute notre animalité intérieure qui peut s’exprimer en plein jour (…) Je trouve qu’il faut aimer les objets de parure en profondeur ». « Un échange de forces avait lieu qui rappelait sans doute par leur cérémonial de rêve les métamorphoses primitives, païennes, au cours desquelles devaient avoir lieu de bien mystérieuses passations de pouvoir ». Nous sommes là, à son paroxysme dans la légende du manteau de marmotte. Pour quelle raison Dominique la raconte-t-elle dans cette nouvelle de jeunesse à son amie Eve ? C’est que celle-ci est venue la trouver pour un aveu, murmuré entre toutes les teintes de l’arc en ciel, puis obtenir un avis-laissons s’exprimer Eve! :

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« Il me dit que son rêve depuis dix ans que nous vivons ensemble est de me voir vêtue d’une peau de bête. Il prétend que rien n’est plus beau que la rencontre d’un corps de femme et d’une fourrure, qu’une femme n’est vraiment une femme que si elle bouge, agit, se repose, souffre, ordonne, obéit, rit, pleure, pense, à l’abri d’un vêtement de poils. Il me dit aussi qu’il y a chez toute femme porteuse d’un tel manteau, une sorte de, une sorte de satisfaction secrète et presque animale qui lui permet d’être plus assurée dans ses pouvoirs (…) oui, il va jusque-là : il ose prétendre que je serai à même de résoudre toutes mes difficultés, des plus petites aux plus grandes parce que je serai devenue la bête superbe et caressante que j’ai toujours rêvé d’être dans le secret de mon inconscient ». Pas trouvé de photo de Madame Rolin en fourrure sur le Net. Peut-être n’ai-je pas assez cherché, ou pas cherché du tout, préférant "écrire"- il en existe, j’en ai vu-sans quoi en ce moment je ferais autre chose que cet article (ayant fait sa connaissance en "fourrure naturelle imprimée »). « La coquetterie: une sorte d’inconscience du corps, qu’on cherche à la fois à abriter, à cacher et à montrer ». L’auteure de « Deux femmes un soir », du « Lit », de « Corps », de « Deux », etc. toute sa vie (et avec à ne jamais se trahir une détermination d’ « enragée »-pour s’inspirer d’un autre de ses titres) se passionna pour les vêtements et parures. Alors qu’elle avouait ne guère apprécier la présence matérielle de livres à son domicile, à l’artisanat du rêve et dans le rêve, à sa proximité tant intérieure qu’extérieure, elle vouait un culte. On la comparait volontiers à l’une de ces brodeuses solitaires des Pays-Bas anciens-voir cette belle histoire qu’elle écrivit à vingt ans « La jeune fille qui attendait »-nous y sommes encore dans l’univers de la confection, et le plus féerique. Si elle avait mieux compris la culture belge des « siècles d’Or » que nombre de savants orateurs, elle n’était pas « une femme d’un autre âge ». C’était une « voyageuse », au sens le plus vaste, aux goûts éclectiques. Dans les années 2OOO, elle admirait Gautier, Lacroix, Jean-Charles de Castelbajac, les jeunes créateurs belges comme l’anversoise Ann Demeulemeester. « Je n’ai jamais eu beaucoup d’argent mais acheter sur un coup de tête correspondait chez moi à une sorte de nécessité intérieure à ma réalisation d’écrivain (…) Tout ce qui était apparemment frivole, me servait, contrairement à ce qu’on peut croire. La parure, au fond pour une femme-vêtements, chaussures, bijoux-est profondément liée à son intériorité. Ce n’est pas une parure extérieure, c’est une sorte de trésor que l’on a en soi et qui nous embellit par l’intérieur ». Bien sûr, un(e) écrivain(e) n’affectionne pas la fourrure sans en transmettre ci là le champ lexical à ses autres visions, à ses paysages, à ses Flandres : « Maisons de ténèbres fluides, encapuchonnées de lune et dont les ombres se couchaient bleues sur le sol (…) La nuit pure semblait lui parler dans le silence, se faisait douce et enveloppante ». Telle est la nuit fourrée dans « La jeune fille qui attendait », nul ne saura à la fin si pour celle-

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ci, victime auparavant d’une étrange apparition (une Dame qui dit être venue la chercher), la nuit lustrée équivalait à la mort ou tout juste à une promesse.

« Les cils mouillés, elle regarda les maisons closes qui avaient un sourire argenté sur leur

façade ».

…Dire que j’aurais pu en arriver à haïr complètement mon pays. De le voir ainsi « rhabillé »

par Dominique Rolin, du manteau de nuit d’une inconnue dans la neige à la poursuite d’un

spectre m’en préserva. En une fin de phrase, épithète, cette « connaissance de la drôlerie de

la vie qui peut aussi être terrible », l’évocation, ici furtive, de ce rire aberrant sur fond de

désespoir, avec ce petit quelque chose, toujours confinant à la dérision : sa définition du

peuple belge. Il y eut pire…

Alors, vous avez saisi : je ne l’ai pas lue parce que Madame Rolin portait une fourrure dans

une sorte d’abrégé de littérature belge contemporaine feuilleté dans cette sacrée bibliothèque

communale (municipale) dont je reparlerai. Parce que j’aimais lire Madame Rolin, et tant pis

si c'est tout aussi plat à formuler, elle devait aimer les fourrures ! Je le savais qu’il en irait

ainsi avant d’avoir lu mon premier livre d’elle, sur Breughel, loin de me douter que je

proposerais d’en partager la confirmation, un jour, à d’autres Seigneurs d'Albe jamais assez

rassasiés, ô dérision !, de ces Gueux de visons! Comme d’habitude, je l’ai dit, à taper mon

article j’hésitais. Alors un bouquin tout rond, une bonne miche artisanale croustillante à point,

à son tour, du pied de la cheminée, m’a souri et dit « viens ». M’être souvenu de cette

fantastique histoire de « La Belle et la bête », c’était réaliser l’irrésistible actualité de cet

échange (à l’insolence inouïe) entre deux femmes dont l’une songe à la « métamorphose » :

« Une émotion passe sur son visage, se répand même sur tout son corps. C’est comme un frisson lumineux qui annonce déjà par anticipation l’union de sa peau de jeune femme avec la peau d’un bel animal. Alors elle me dit presque timidement : « les enfants approuvent aussi, tu sais. L’idée d’une mère-fourrure les fait d’avance danser de plaisir (…) C’est frais, c’est fluide comme l’eau d’une rivière, c’est aussi une mousse froide et serrée dans laquelle on enfonce les doigts ».

Mais Eve sur le chemin a croisé un bien curieux serpent bondieusard, une nommée Suzanne.

Elle lui a sorti tous les malheurs de la Terre en cours et à venir. La narratrice de se rappeler

que son statut de Madone de l’Avenue Montaigne, de Mère-Térésa en Austin vert pomme

d’Eden chez Suzanne, et comme le reste, au claquer de doigt s’est acquis. Notre Eve un peu

moins droite tracée dans la destinée, à l’instar de notre femme de peintre, ferait partie de ces

odieux à qui l’opportunité de se voir expédiée au bûcher par les juste-pensants- de se faire

plaisir sur un plan « bassement matériel »-ne se présente, au mieux, qu’une fois!

Perle comme on n’en fait plus et prescience chez Rolin que la guerre aux fourrures serait

surtout, outre une réitération du motif du « bouc émissaire », « une guerre de riches » :

« Ce train de vie tombe tellement sous le sens que notre intransigeante Suzanne n’en tient

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pas compte. Elle ne veut pas en tenir compte car elle en a complètement oublié l’existence aveuglante. Ce confort tramé de l’existence familiale participe, en fin de compte, à une espèce d’inexistence supérieurement organisée à l’intérieur de quoi la féminité, l’éclat, l’épanouissement, la sensualité, le goût des belles matières uniquement employées pour elles-mêmes dans un but de joie personnelle ou commune, sont considérées comme un penchant dangereux, répréhensible. C’est bien ainsi que le cerveau de notre chaste Suzanne s’arrange avec les plaisirs soi-disant pervertis dont l’achat d’un manteau de castor représente, si je ne me trompe, l’échelon le plus bas ? »

Eve aura sans doute « cédé » avant que la légende narrée par son amie ne prêchât plus qu’une

convaincue. Surfaite légende, dans le fond, mais son charme!-un « charme » bien à entendre

au sens d’une féerie. Un Castor épouse une marmotte. Et, sur la décision de passer à l’acte, il

ne reste plus à l’enchanteresse qu’à mettre le sceau :

-"J’en ai le droit ?- C’est un devoir !".

« Beaucoup de femmes ont besoin sans le savoir, de changer de style à un moment de leur

existence confiait-elle encore à Patricia Boyer de Latour (qui consacre tout un chapitre de «

Plaisirs » à ses rapports « à la parure »): (…) c’est une attitude morale, intellectuelle et

sentimentale qui révèle une conduite intérieure de l’être humain en évolution. Vous pouvez

juger une femme simplement en la regardant passer dans la rue. Cela sonne juste ou faux,

comme une sorte de musique de l’être, qui tiendrait d’un certain rythme et d’un certain trait.

Tout se tient dans l’ombre, et d’une façon extrêmement discrète, mais demande à être lu.

Quelqu’un de mal habillé a souvent un rapport mauvais avec son propre corps, il y a en lui

quelque chose de refoulé, de contrarié ou d’inabouti. Il ou elle n’a pas fait son expérience du

corps, s’en moque et ne se rend pas compte à quel point c’est important (…) On passe sa vie

à se chercher soi-même sur tous les plans (…) Et le vêtement contribue à cette quête de soi-

même, c’est beaucoup plus profond qu’on ne croit ». A l’aube du XXI è siècle et à l’aune de

tout le précédent, voici ce qu'observait la romancière et conteuse sur la question du « look »

en regard de la « condition féminine» moderne occidentale: « Aujourd’hui, il y a une intimité,

au moins apparente, avec son propre corps qui n’existait pas à cette époque (N.D.A : les

années 3O/5O), et c’est un phénomène qui touche aussi bien la fillette que la jeune fille, la

femme et même la vieille dame. Elles portent ce qu’elles veulent, sortent quand et où elles

veulent. Curieusement d‘ailleurs, alors qu’elles prennent beaucoup de liberté, elles se

banalisent en choisissant les mêmes vêtements »

Laissons chacun(e) se faire une opinion ou ne s’en faire aucune. Temps ne serait-il pas de

vous révéler la conclusion de cette légende du peintre et de la marmotte ?

« Alors, le manteau de marmotte a protégé la jeune femme pendant plus de quinze années à travers les pires tribulations. Ensuite de quoi, ayant été donné à une autre jeune femme, il a

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poursuivi ailleurs sa fonction bénéfique. Ainsi finit mon histoire de laquelle nous pouvons tirer une moralité à notre mesure : le superflu a ses raisons que la raison ignore ». Madame Madame Rolin disait ne se fier ni à son intelligence qu’elle trouvait moyenne ni à sa

culture qu’elle estimait fort limitée. Avancer que ses livres rendent plus intelligents, en vertu

de quoi me le permettrais-je ? Je n’ai pas d’autre culture à recommander qu’elle.

17 Mai 2O12.

Les extraits en gras sont tirés de "La Belle et la Bête" dans le recueil "Les géraniums"

(Editions de la Différence, 1993) où figure aussi le très beau conte "La jeune fille qui

attendait".

Les citations en italique sont empruntées à "Plaisirs" (Gallimard 2OO2, Folio 2OO4).

« Portrait de femme avec cape », tableau de Jean DELVILLE (1867-1953)

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3. « THE WEST IS

THE BEST ». Mary Jane West, dite Mae West

(1893-1980)

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Parabole de fourrure

Champ sacré

Où les flambeaux de souhait

Construisaient un château de mots rares

Au gré des diamants d’audace

Lina LACHGAR « Le rendez-vous en fourrure », Rougerie, 1993.

« She Done him wrong ».

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I. MAE WEST AUJOURD’HUI ?

Once upon a time a girl in Brooklyn au début du siècle passé…

Née dix ans après la mort de Wagner, Mae West s’indigne malicieusement de se voir sur la pochette de « Sgt. Pepper lonely hearts club band » des Beatles et jouera même avec Ringo les scarabées depuis dix ans dissouts! Baptisée avant « L’arroseur arrosé», elle meurt l’année où « L’Empire contre-attaque ». En dehors de cette longévité, que peut évoquer pour nous Mae West en 2O12 ? Une femme brillante, obstinée, spirituelle, diront les un(e)s mais appartenant au passé (sans chercher à se demander s’il ne faudrait plutôt nous situer nous, et bien attardés, dans le sien), une méga-star, diront les autres, désormais « rangée » dans l’ Histoire que son mythe, en raison d’un caractère prétendument trop terre à terre, (comprendre à la Confucius définissant l’être supérieur « fier sans arrogance »), n’aurait pas aussi puissamment transcendée que d’autres voluptueuses de l’âge d’Or d’Hollywood. Certains auront d’abord à l’esprit du sien les fameuses réparties-« Sa mère aurait dû le jeter et garder la cigogne », ses maximes-« L’erreur est humaine mais elle a quelque chose de divin »- ou encore ses micro-autoportraits cinglants : « J’ai écrit moi-même l’histoire, il s’agit d’une jeune fille qui a perdu sa réputation et n’a jamais essayé de la retrouver », «Ce ne sont pas les hommes qui comptent dans ma vie mais la vie dans mes hommes », ou encore « J’étais une Blanche-Neige mais j’ai glissé sur la mauvaise pente »…

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C’est que le culte de cette déesse neuve à laquelle devait selon Roger Nimier immanquablement aboutir le septième art exigerait les contours d’un monolithisme radieux, aux sinuosités bizarres, tolérant manifestement le suicide mais pas l’écriture. Et la mythologie cinématographique US ne s’est-elle pas érigée comme l’aérolithe d’un film de SF célèbre annihilant tout lien palpable aux référents culturels- et littéraires- lui ayant pourtant permis d’absorber les foules ? De même qu’il n’est plus de contes immémoriaux à transmettre possibles hors le moule criard bien-pensant disneyen, il semble que le statut de star « absolue » réclame d’échapper à la transgression dont Mae West se rendit plus « coupable » encore que de toutes celles à lui avoir valu sa réputation sulfureuses (et la prison !): d’avoir été femme-star et auteure.

…Et la méga-star d’Hollywood Mae West.

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En cet âge où le monde à tort ou à raison exprime une très large aspiration à la servitude, où l’Occident n’oppose à l’interdiction de choisir que la liberté de sombrer dans névrose et frustration, où le mariage redevient un pivot sociétal plus fort que jamais, où réacs et progressistes ne font plus que jouer à l’être en des comédies médiatiques funestes pour tous (lire le dernier livre de Mary-Jo Bonnet « Adieu les rebelles ») il me semble hâtif de trouver anodines les « provocations » de Mae West. Aucune star n’a mis le doigt aussi violemment sur ce qu’elle considérait comme l’erreur du monothéisme d’avoir voulu assimiler la chair à la seule institution conjugale. De repenser l’ « anti-romantisme » et le libertinage ?, de réconcilier l’esprit, le style et la subversion, le « sérieux » et le « frivole »… « Je suis la Dame qui travaille chez Paramount toute la journée et Fox toute la nuit » : « Fox » ? Vous devez entendre à la prononciation « Fuck » ! Alors, bien sûr, nous serons d’accord avec artcinéma.org: l’impossibilité de transcrire la prose de West dans d’autres langues que la sienne (ne pas s’étonner de l’absence de traductions françaises de ses pièces) nous permet de mieux apprécier son aura de comédienne. Or, elle demeure (ne serait-ce que par ses fulgurants traits d’esprit), une fille des lettres qui écrivait pour elle ses rôles, ses dialogues, ses citations. Nous étions alors sur un astre où le style avait droit de cité pour lustrer -et mieux-le quotidien, où la dilection envers les mots (de la gouaille des quartiers populaires à la « up »), quand elle n’était pas l’apanage strict des « comiques » officiels ne passait pas pour signe d’aliénation mentale.

« Le texte occupe, nous dit Frédéric Favre, une place centrale dans la construction du personnage de Mae West. C’est au cours des dialogues, lors des répliques que l’actrice assène à ses partenaires (souvent masculins) que se font sentir l’humour et l’insolence (…) »

Ses références au burlesque et au music-hall, il est vrai, font datées. Henri Durville dans un livre sur les fées pourtant nous en laissait deviner une qui eût personnifié l’art théâtral occidental depuis les Grecs: « un génie sensible, volontiers épris de mysticisme (..), une âme tourmentée et capricieuse, insatiable de beauté et goûtant ses plus pures jouissances dans les fêtes, les réjouissances, les cultes nouveaux ». Là réside l’âme de notre fée, indépendamment d’avoir réussi à s’exprimer en une époque charnière du cinéma ne se prenant pas trop au sérieux mais adorant risquer gros, et d’avoir sociologiquement (cette candeur lucide typique des années 3O-ce mélange de pur divertissement bon enfant et de critique sociale cinglante) répondu à une attente post-crise.

Ce qui pourrait sans mal l’établir objectivement pour l’actrice la plus emblématique du cinéma, sa jonction entre deux siècles des planches aux studios- deux hégémonies du monde du spectacle, partant… deux mondes !, voilà ce qui, au contraire, en fait une star toujours plus « décalée »-elle-même, au moment où le plus grand public s’embrasait à sa plastique de quadragénaire, les make-up et photophores certes plus sophistiqués de « la Mecque » inféodés, ne s’adonnait en somme sur la toile qu’à une parodie-exquise-de ce qu’elle avait, en travailleuse acharnée, créé tout au long des années folles à Broadway. Il fallut le manichéisme requis en temps de conflit pour sonner le glas de l’ère Mae West. On eut beau jeu de donner son patronyme aux gilets de sauvetage des G.I. Le cinéma destiné à remonter le moral des

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troupes ne lui seyait guère (on crut la consoler en la désignant désormais comme l’icône par laquelle elle avait toujours eu la plus élémentaire clairvoyance de décliner son identité (*)). Assumant dès son arrivée sur la côte homonyme son statut vampirique, Mae West en a dynamité les codes physiques et intellectuels au service d’un message subversif ultra-féministe « pro-sexe » (la censure rendra, selon elle, les plus grands services à sa carrière). « Alors que la séductrice hollywoodienne traditionnelle, continue Favre, conserve un équilibre (ou crée une tension) entre une silhouette désirable dans son ensemble et le point particulier que constitue son regard, West impose son physique en en identifiant clairement les parties et en rendant ces dernières littéralement palpables »- l’appel d’un sex-appeal exceptionnel en ce qu’à l’écart de tout puritanisme conventionnel, il séduit autant les femmes que les hommes, au « club des cœurs solitaires » ou non inscrit(e)s. Sur chair ou papier, sur la touche, toute caresse, tout frôlement est promu comme il en va de nous, à en croire Shakespeare : de « la même étoffe que les songes ».

D’avoir saisi tout de suite que le septième art confondrait trop souvent d’être venu après avec n’être qu’un suiveur, l’orgueil à vouloir reproduire de façon vraisemblable le monde extérieur (comme si nous n’avions pas notre dose au quotidien !-ah !, vraisemblable : « alibi favori des médiocres ! », éructait Max Jacob)-Mary Jane West a fait des antipodes mêmes de toute vraisemblance son Ultima Thulé et au final personne n’a sonné plus vraie qu’elle ! La narration classique reléguée presque à un bourdonnement de fond, elle ne fait pas davantage dans le culte de la personnalité car étant femme à Hollywood il requiert des canons de beauté qui ne sont pas les siens (et elle avait, dit-on, défaut notoire, trop d’or dans le cœur- décidément non !). Pour cette raison, elle a fait autre chose, pas même du Mae West, elle a fait Mae West. Et elle n’a pas crevé l’écran, elle l’a saigné à blanc.

(*) Elle remporterait nonobstant encore de jolis succès (au théâtre et en tournée en Angleterre), reviendra dans une adaptation de Gore Vidal en 7O, tournera une dernière comédie musicale à 85 ans, jugée « inutile » par la critique.

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« Je tenais enfermée dans la fourrure de mes secrets la clé des marées qui me laissait

aller où je voulais ».

Lina LACHGAR (op.cit).

« Everyday is a holiday ».

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II. FOURRURE-BLASONNEE.

…Guettant l’inspiration dans son fameux lit-cygne.

L’existence privée de Mae West? Secret défense, assemblage de peaux bariolées sur un mode aussi éblouissant pour l’œil qu’il nous est impossible de rêver même à pouvoir, un jour, dévoiler aucun de ses mystères… Mae West la star in furs s’inscrit-elle en revanche en plus stricte adéquation avec son profil et son caractère-tels qu’elle les pense, écrit, transmute, raille, dans ses rapports au monde, à la chair et à la séduction ?

« Le registre de West exclut tout déshabillage érotique (le corps est au contraire mis en valeur par le costume, qui souligne la sensualité des formes tout en décourageant à l’avance, par son extrême sophistication, le moindre espoir de dénudation) et se fonde sur une liberté de mouvements et de paroles (Favre).

Clair ! : l’hyper-abondance des fourrures chez Mae West (enclenchez un moteur de recherche basique : vous verrez à quel point c’est saisissant- plus fort que pour toute autre étoile) tient de l’ordre de l’exigence d’une poétique du corps. Significatif, sa statue à l’antique sculptée en 195O par Joe Bardo qui aurait été le seul prétexte à poser nue dans sa vie se trouve exposée présentement en compagnie d’une photo d’elle émergeant d’une épaisse pelisse ! De cette gestuelle évoquée plus haut (songer aux vols-planés que procurent les ondulations causées par des talons hauts de vingt centimètres à des étoles, manchons, boléros-tout, elle a tout porté !-

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ou larges pans de renard, etc.), le sceau, celui d’une affirmation tautologiquement féline, porterait la mention définie par Favre d’un jeu-« incitation permanente à la caresse ».

En dépit des censeurs et des détracteurs, nombreux, West a régné sur Hollywood dix années durant. Amusant, dans cette optique de relever sa fascination commune pour les pièces de fourrures opalescentes et pour le cygne avec le roi Louis II de Bavière (cet oiseau étant l’emblème de sa dynastie), l’un des monarques les plus extravagants de tous les temps, lui-même acteur. Mae magnifie de fait la fourrure aussi bien que les mantes coreligionnaires d’Hollywood et autrement- y lire l’annexion du cinématographe à son univers qui le dépasse amplement et, par-là, une complicité tout aussi souveraine avec le public par des prestations volontiers jugées « outrées ». S’adressant rarement de face à son interlocuteur, et -truc hérité du muet-, nous prenant à part, mettant à vif les ressorts et artifices du septième art, soulignant ses emprunts théâtraux (alors même, joyeux contre-courant, qu’il est en pleine évolution technologique), la star de « Belle of the nineties » préfère, à notre annihilation, nous entraîner dans la ronde généreuse d’une distanciation (auto)critique tissée par elle autour du spectacle. Plus que signe de domination, la fourrure est chez elle signe de complicité (que nous veut-on cette fois à moi, dans ce tout petit monde remuant? Allons-y voir ensemble. Ce sera plus drôle ! »). Il nous faut aussi compter avec son traitement réservé à la figure de la femme fatale dont elle rejette la définition exclusive d’une créature fantasmée par les hommes qui, parce qu’elle est niée en tant qu’individu, serait finalement, estime-t-elle, La victime. Au temps des bodybuilders elle atteindra le paroxysme, préférant la fourrure au milieu de mecs quasi-… « à poil » ! Toujours selon Favre, « sa séduction et son érotisme ne se produisent pas malgré elle, à ses dépens, mais sont au contraire tout à fait volontaires et assumés. Loin d’aller à l’encontre du code, elle incarne ce dernier et en exagère les signes ».

C’est aussi à coup de furs qu’elle met à profit ce fameux code du sénateur William Hays de « protection sexuelle» de la société en le détournant. Affluence subtile, « insurrectionnelle », d’habits volumineux ! Si cette récurrence constitue comme un pendant de la profusion de ses sous-entendus grivois, voire obscènes, Mae West-le mythe en tant qu’apparition intervient, dans «des séquences qui, dans leur globalité donnent l’impression de rompre le cours du récit pour exposer, développer puis conclure une situation centrée autour de son personnage». Favre décidément bien perspicace fait remarquer dans la foulée qu’il s’agit toujours de poser une thématique sociale liée à la sexualité- la pièce écrite par Mae West cause de sa gloire et de sa condamnation pour atteinte aux mœurs s’intitulait, tout de même incroyablement audacieux pour l’époque, et, cette fois sans détour et équivoque: « Sex ». Pour s’inspirer d’une formule de Joséphin Péladan, la fourrure n’est bien sûr plus simple ornement, mais le blason esthétique de l’idée qu’elle, Mary Jane West, incarne dans la forme cinéma. Saluant son grand rôle d’après-guerre, « Catherine the great », l’un de ses biographes a intitulé de facto son ouvrage «L’impératrice du sexe », la Grande Catherine de Russie connue, outre pour ses appétences charnelles, pour s’être fait confectionner des fourrures démesurées-Mary Jane se persuada, dit-on, d’en être… la réincarnation.

Par sa démarche inhérente au costume, notre tsarine assimile la pose au geste. Le vêt, par effet de décalage là encore devient alors La pose dans la projection. L’une des plus fameuses photos-le miroir à main- représenterait-elle dans sa « chevalerie intime » l’épée de son

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blason ? Ses incontournables couvre-chefs empennés aidant, voici l’indice de toutes les stations auxquelles la blanche écume fétichisée à son cou miroitant nous a conviés: du franchissement du triangle originel (« nous sommes tous nés dans la fourrure »-Gala Fur) au cygne-écrin de ses pensées- l’ansériforme symbole pour les passions des phases de passage et comme chez les Finnois du Kalevala, et pour les âmes, de celui… vers l’autre rive…

New-York, 1944.

Et Mae dépose son héraldique sur tous les instants-clés de sa carrière. Sur scène à Broadway. Au tribunal ça va sans dire (1927). Dans les bouts d’essai pour le cinéma qui ont été conservés dont une scène d’intérieur en la « salle d’ost » d’un palais déjà érigé à son attention, y affluant vestes, manteaux, descentes de lit et autre chanceuse ménagerie sous le talon. Puis, dans tous ses films-cultes, sans exception ! (« Night after night » (1932), « She Done him wrong » (1933), « I’m no angel » (1933), « Belle of the nineties » (1934), « Going to town » (1935), « Klondike Annie » (1936), « Go West Young Man » (1936), « Every day’s a holiday » (1937), « My little chickadee » (194O)). Dans ses shows culturistes avec ses amis gays (défendus par elle dès sa deuxième pièce « Drag » en 1926). Dans le rôle de l’impitoyable manageuse Leticia Van Allen de « Myra Breckinridge » (par ailleurs le premier film traitant de transsexualité). Sur la pochette de son album rock. Dans « Sextette ». A sa dernière prestation télévisée en tant que chanteuse pour le show « Backlot USA » (1976). Lorsqu’il est question, dans le droit fil de ses convictions sociopolitiques ou simplement de ses goûts esthétiques, de prêter son concours à quelques moments symboliquement marquants du cinéma : imposant Duke Ellington pour diriger l’orchestre de «Belle of the nineties » ou à

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la création de l’impeccable « Easy Rider » de « She done him wrong » (premier blues authentique intégré dans un opus hollywoodien). Sur des clichés pris aux côtés de comédiens dont elle lance la carrière (Cary Grant) ou qu’elle aide à se faire connaître (Tom Selleck, Timothy Dalton).

Imagine-t-on Mae West accepter d’être précédée ?-d’un mâle encore bien ! De son secret, informa-t-elle néanmoins, enfin, son cher Oiseau-Fanion au moment de le suivre ce 22 novembre 198O ? Peu importe ! Le seigneur ailé, à la classe tellement incontestée aura dû se voir enseigner au passage celui d’une Majesté dont, en dépit de ses états de services, il ne devait probablement pas avoir idée

« Les gentilles filles vont au Paradis, les mauvaises filles entrent partout »

Août 2O12-Juin 2014.

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Dans sa maison de Ravenswood-Los-Angeles, 1973. (Photo d’Allan WARREN).

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SOURCES :

-Les références à Frédéric Favre sont tirées de son excellent article « Mae West » dont

vous trouverez l’intégrale sur http://www.artcinema.org/spip.php?article47

-Mae West, Editions TASCHEN, 2008.

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Irène NEMIROVSKY (1903-1942)

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4. IRENE

NEMIROVSKY,

L’ETERNELLE

REVELATION. Sur l’édition de l’intégrale des

romans et nouvelles (2011).

« Elle entrouvrit son grand manteau, apparut à demi-nue en robe de tulle rose, décolletée jusqu’à la naissance de ses petits seins délicats, un fil de perles serrant son cou, ses cheveux d’or ébouriffés par le vent. Elle disparut. Il écouta le bruit de ses pas, longtemps, avec une expression différente, apaisée, adoucie…Cette petite…c’était la joie, la vie qu’elle apportait avec elle…(…) La mort, je me laisse aller, voilà ce que c’est…Des blagues tout ça. » Quelque chose d’une faim jamais assouvie où parfois se mêlerait une crainte d’idole barbare de passer pour trop molle, un besoin d’être protégée-rassurée et pourtant la conscience diffuse des siècles jusque dans les instantanés, les gestes les plus familiers d’une vie, d’un se raconter envoûtant, rythmique, minuté « comme dans un film». Enveloppante assurance des ombres du temps domptées pour transmuter le quotidien et qui le mieux préserve les secrets en dépit d’« une telle pénétration, d’une telle puissance» (Edmond Jaloux) dans l’expression privilégiée du vivant. Une impétuosité faite d’un alliage de feu et sang (de mémoire inconsciente, organique), l’alliage du symbolique dans les images et de la spontanéité dans la façon de porter le récit comme « la vie toute crue », alliage encore d’une authenticité transcrite dans sa minéralité («déjà la transparente pureté des clartés glacée des premières aubes d’automne ») et d’une option romanesque, sur le monde, sur soi- ce fameux « fantastique » sans lequel de réel il n’est (« traînant à bout de bras son grand manteau de

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velours blanc qui balayait la terre »). Art du double sens lustrant la matière brute du mythe, de l’immémorial comme illustrant les jours sordides entre des mains jointes un verre de Cliquot sec- très- sec vers un ciel vide élevé calice. Jeu désinvolte et sévère, rituel dérisoire et substantiel à ce « créer plaisir plus qu’humain, créer passe-temps des dieux » et plaisir ajouterai-je que je ne sais quel arriviste céleste nous sommerait d’identifier à un bonheur auquel nous ne croyons plus depuis nos seize ans (où que nous les laisserons) tout en lisant de ce bonheur sa contrefaçon dans cette « chaleur du sang » par-delà nos faiblesses et le mal.

« Femme en manteau de fourrure », du polonais Franciszek ZMURKO (1859-1910).

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« Se doute-t-il que si Ida Sconin (…) lève le col de fourrure précieuse et s’attarde, c’est pour lui, très humble ? Pour lui laisser le temps de prendre courage, de s’avancer vers elle, pour qu’elle puisse accepter ses roses, les respirer, prononcer d’une voix douce et rauque (…) :

C’est pour moi, ces fleurs-là ? ».

N’aspirer qu’à s’arracher aux fausses loyautés qui enchaînent aux « siens » pour jouer sa partition dans une communauté choisie-tels les solistes d’une symphonie concertante, aurore boréale et ultra-lucide jetée d’un soleil d’enfance écorchée, un astre à décoder Bosphore où s’enlacent les rives du trivial et du sublime dans la brutalité du style, la crudité d’un vocabulaire, l’indécence des sous-entendus, le paroxysme des vécus, réclamés, perdus.

« Pour la première fois ils ne se jetèrent pas goulûment dans l’amour, pour s’endormir ensuite, comme de jeunes bêtes sauvages, lasses de jeu… ».

Au prisme risqué d’une subjectivité « fétichiste », voici rapporté je l’espère l’essentiel du propos d’Olivier Philipponnat accompagnant cette première intégrale de l’écrivaine d’expression française née en Ukraine Irène Némirovsky (Kiev, 19O3-Auschwitz, 1942), le moins qu’on puisse dire du travail du préfacier étant que s’il doit être des fourrures en réserve dans tous les récits, nouvelles et romans rassemblés, il ne relègue pas à des contrées polaires le lecteur avide d’entrée de jeu ou simplement curieux…

Faisant défiler les pages en quête de réminiscences de récits lus autrefois ou de nouvelles visions s’offrant dans cet hallucinant entre-deux guerres imprimé, jamais le sentiment n’a été si vif en moi de retrouver dans le caractère d’une œuvre, de ses rapports au monde et à l’esthétique, de ses personnages principaux et des ressorts qui les meuvent, les grandes lignes des caractères mêmes présidant à la passion dans la vie pour les femmes en fourrure comme à la passion de la vie chez les émules de Wanda, d’Ida Sconin, de Joyce Golder ou de la lauréate à titre posthume du prix Renaudot 2OO4. Plutôt expédier « fourrure » à la touche « delete » de mon cerveau si tant est qu’il pouvait abolir par-là l’équilibre défaillant me poussant à vous confier le fruit de mes délires que d’en voir un de délire à l’impossibilité de concevoir que pas un(e) seul(e) ici ne se soit sinon en totalité dans l’un ou l’autre de ces traits reconnu !

En revanche, je n’avais plus à me convaincre de ce qu’aucune autre auteure ne me semble autant n’avoir fait qu’une avec cet écrin d’un sourire, entendez de cette « impitoyable compassion » ajoute encore le préfacier- quand il n’était partenaire d’une attente inquiète-et trompée-pour toute ostentation. A l’image aperçue plus de dix ans avant la « révélation » officielle quand je la vivais décalée tout au bout d’un rayon de bibliothèque municipale, s’étaient ajoutés tous les clichés d’elle reproduits par ses éditeurs, ses biographes et dans les médias après la publication de « Suite française ». Nulle différence, j’y pense, sinon dans le format et la qualité de reproduction entre la photo de couverture de ce récit inédit de l’an 4O, de l’exode, qui a tant ainsi qu’on dit communément « marché » et, au dos de mon édition de poche très commune de « David Golder », celle à peine plus grande que sur une carte d’identité française imaginaire. Ah oui !, cette carte, seul (et pas tendre) de ses imaginaires

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dont Irène, saluée par le tout Paris litt dès ses 26 ans, crut qu’il cesserait de l’être- elle qui excellait dans ses élixirs de transmutation de créatures, de « cobayes » allait-elle jusqu’à dire, s’étonnant dans son délicieux mépris de toute modestie de sa faculté à créer des personnages tellement divers. Maîtresse fourreuse ès lettres elle le fut moins de mettre à nu ses personnages pour les parer d’inventions que de les extraire précisément avec toute l’épaisseur fourrée de leur nudité. Dans la pelleterie à son portable d’époque domiciliée, à tout ce qui pour espèces dans l’esprit rappelait déjà par trop la ruche et les coteries partisanes d’elle exécrées, il ne lui était guère difficile de préférer le pelage des loups pour épiderme de ses héros de tout sexe histoire de se fondre avec leurs âmes, leurs passions. Alors, autrement moins évidents bien des choix, des sacrifices, tachetés, parfois, de reproches-chez ceux nés après, pour qui rien décidément n’est jamais assez pour une hostie et quelques articles mal placés sous pseudonyme, mais chut !

Des milieux de la banque et de la finance cosmopolite de son enfance et de sa jeunesse aux coulisses des music-hall, qu’ils soient immigrés, gens de souche, comédiens, chanteuses, danseuses, héritières, écrivain(e)s, espion(ne)s, tous pris dans son objectif ne condamnant jamais, n’acquittant personne, pourquoi m’eût elle épargné ?

« Elle portait un manteau de zibeline splendide. Elle le rejeta à terre, derrière elle, d’un geste violent ». Conscient de tout ce qu’il y a de sinon douteux, mettons faible, péniblement téléphoné, à user de cette image mais n’en voyant pas d’autre cette photo-là vint étoiler le parcours d’une obsession et de mes errances livresques. Comme Hélène Karol à la dernière page du « Vin de solitude », je percevais « une ordonnance confuse encore, comme au début d’une symphonie, lorsque l’oreille étonnée entend le dessin d’un thème, mais le perd aussitôt ». On le recherche ensuite un peu, on le retrouve et on comprend qu’il ne nous échappera plus ! Noël approchant à l’heure où nous sommes, Scandinavian Airlines, SVP ! « Parfois la porte s’ouvrait et un souffle glacé pénétrait dans la pièce. On voyait sur le seuil des sapins éclairés par la lune ; ils étaient raides, immobiles, argentés, et chaque branche gelée, dure et étincelante comme l’acier, brillait dans la nuit. Le poêle ronflait, on y enfonçait des quartiers d’arbres frais, encore mouillés et blancs de neige. Une fumée épaisse remplissait la pièce : il s’y mêlait la buée formée par la respiration des danseurs et la vapeur qui s’échappait des houppelandes et des bonnets de fourrure ».

Que dans cet antre de gardes rouges de Finlande en « fête » décrit dans l’ouvrage plus haut cité, prisonnier chanceux je prendrais à ce point perpète dans ma tête-quoique l’emmitouflant très tôt d’un de ces couvre-chefs (pour toute fortune intime lustrée à ce jour) -je mettrais, « nordique » bien lourd d’esprit, un certain temps à réaliser la chose. Quinze ans passeraient et la mise à la mode d’une auteure dont je pensais être l’un des rares assez morbides pour me la rappeler autrement qu’en décomptant ignominieusement ses contributions écrites à tel ou tel, sachant qu’il viendrait un moment où- l’engouement tassé et le vinaigre des « contre-courants » pissé-, elle et moi retrouverions le point nodal de nos solitudes respectives, lequel serait celui même de mes investigations sur littérature et fourrure. Dans l’assurance la plus

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totalement décomplexée du condamné qui s’est fait à sa peine et en réclame je saluerais l’instant dans la parution des deux énormes pelisses de ce diptyque, maintenant que pour la première fois et à jamais la voici UNE-une fourrure pour la femme, une pour l’artiste, les deux en une pour l’éternité. De s’accomplir ce « dessein, nous dit Philipponnat d’ancrer ses personnages dans une filiation et d’entourer leur créatrice -je trouve cette expression magnifique- d’une parentèle de papier ».

Filiation , le mot est lâché et dans la poussière le discours suspect reprochant aux fourruromanes leur goût de se donner en "spectacle" comme si la vie n’était pas déjà re-présentation permanente de tout et tous! Non représentation, évocation, ainsi ai-je appris à lire la fourrure à l’aune de mes désirs et de mes expériences comme de celles que j’admire « de blanc et d’argent », jeu sur le sens des mots justifié dans son contexte et s’en échappant formule de sorcellerie, ticket pour la time machine ou pour l’asile psychiatrique-chacun choisira-, convoquant toutes les vies antérieures où fourrures et vécus, accumulés, croisés, manqués, croisés dans leur manque, fût-ce dans une poésie inconsciente ou bafouée, se sont donné le mot en UNE dépositaire-attention, ça va faire peur- d’un vaste cimetière. Toujours je me suis senti un peu plus pousser des ailes (où agripper une plume) pour celles qui portaient, de fait, un « cimetière » sur le dos !

Dans son univers où tout sonne inventé et résonne plus vrai que nature, où tant de ses personnages s’astreignent à un style de vie emprunté, factice, où il n’est de naturel au fond que le signe le plus souvent de leur arrivisme, il ne faut pas s’étonner qu’en « bon produit d’importation » comme les critiques mêmes les plus bienveillants n’auront de cesse de lui rappeler et de la réclamer, Némirovsky aime montrer en des images olfactives à la Tchékov (sur qui elle écrivit un livre) combien derrière ce signe il est tout un monde lointain, brut, aventureux, laborieux, se battant pour s’arracher au chaos, un passé-monde, une matière initiale qui appelle des mains, du talent, de la création- où elle a grandi. « On achetait des fourrures brutes, point montées ni dégrossies encore, mais ficelées ensemble et liées à un bâton, comme le marchand d’Asie les avait vendues dans un bazar lointain ; on achetait des peaux d’hermine et de zibeline, des lots de chinchilla qui ressemblait ainsi à un pelage de rat mort, des bijoux, des colliers, des bracelets antiques dont on estimait la valeur au poids, des émeraudes énormes, mais troubles, tellement la hâte et le désir l’emportaient sur le discernement ».

Dans la sophistication civilisée paroxystique du maquillage (lui aussi, ceci-dit, d’origine tribale) et pour lequel l’écriture bourrée de tics d’Irène attesterait d’un « fétichisme » des fards plus puissant encore, l’appel de la forêt, de la louve est intact :

« Le miroir, devant lequel une femme à l’air hagard et las sabrait sa bouche à grands coups de bâton de rouge, lui renvoyait l’image d’une enfant maigre et menue (…) portant autour du cou sa première fourrure véritable (…) que son père avait rapportée de Sibérie… » Tout à la fin de « David Golder » encore, quand l’homme d’affaire dans sa pathétique tentative ultime de rebâtir sa fortune va trouver seul la mort aux confins des terres slaves, il

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aperçoit un bateau soviétique vraisemblablement chargé de peaux usagées remontant nonobstant, comme en un cycle fatal dans la direction de l’Occident qui l’a fait et défait lui-sa vie à couvrir de fourrures des femmes toutes loin, loin, de toute gratitude et accessoirement pour l’heure de sa vieille peau de chagrin agonisante. « Mon œil, écrivait Némirovsky, accoutumé à l’ombre, acquérait une délicatesse de perception qui m’était toujours plus exquise ». S’il n’était tant d’abîmes sous les frémissements et les cols des séductrices, comment expliquer autrement cette générosité, ce sens constant, exacerbé, des illuminations et textiles et textuelles:

« Elle entra en courant et, tout d’abord, tourna le commutateur, inonda la chambre de lumière». De la lumière, partout, sur tout, dans tout ! Et de l’or, vrai ou sublimé, même aux plafonds sous lesquels on fusille ou se pend, des pléiades à l’esquisse jusque dans la fuite nocturne éperdue d’une déracinée dans les rues glauques du pays d’accueil de la bonne conscience universelle, jusque dans les larmes d’une future diva fourrurophore que les garçons-bouchers du PAF de la Troisième évacuent d’une Starac’1895 sous les injures, au crochet ! Une femme qui écrit, rapporte de telles histoires ne peut être dupe de l’impasse de son électrifiant et frénétique allant à transformer l’Europe des années 3O en sapin de Noël, de sa bonne volonté à gentiment prendre un mari, à gentiment faire des enfants, et pour les nourrir à gentiment donner des textes à « Marie-Claire » rubrique «Voulez-vous lire un peu ? », de la façon dont on l’accablera toujours dans un sens comme dans son opposé ainsi que l’histoire récente l’a confirmé. Que je me glace à l’idée de débattre de sa dite « haine de soi » m’est au moins prétexte à me vautrer dans cette opale de lynx de son orgueil par procuration, cette « sévérité » envers son « alter-ego » en zibeline Joyce Golder danseuse de cordes sur le crâne des vieux goupils suffoquant dans leurs fumeries de chèques en blanc, prête à un moment à trahir un père ruiné encore prêt, lui, de son étau de billes et d’étoffes à se relancer pour elle vers un Graal sibérien.

Au miroir amer et fantasmatique de qui s’adonnerait à la création littéraire, émergeant chez Némirovsky/Joyce de ses propres ombres amplifiées à l’exponentielle, voici venue, inversion de la scène d’assaut décolletée rapportée en ouverture, de ce jaillissement enchanteur de lumière et de vie entre des grands pans bientôt ici sertis de ces gouffres auxquels je faisais allusion et d’asphyxie parricide, voici venir, oui, le plus joli tour d’ambivalence érotique à la fourrure échu. « Elle se penchait si bas sur la poitrine du malade que la garde, derrière le lit, lui fit signe de s’écarter, de le laisser…Mais Golder, que le poids seul du drap sur la région du cœur étouffait, la laissait sans rien dire rouler sur lui sa tête et ses bras nus ».

Louise de Vilmorin-qui en portait aussi-trouvait les fourrures toujours tristes. Tout en invitant leurs adeptes à déceler leur part de rapsode et de courtisane, de spleen voire aux encolures, un peu ou plus de cette sève romanesque et autobiographique- et comme désormais nous l’apprécierons à la chaleur épaisse de ces deux prodiges de confection typographique- Némirovsky (entre mille vibrations-reflets de soi via ses héroïnes), leur procure encore,

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tempérés par une étrange positivité sans illusions (de son amertume à déplorer tout ce temps, cette énergie que nous mettons à haïr), les accents suaves d’une volupté funèbre. De la municipale à ces tours jumelles au tragique plus scintillant qu’on n’en verra jamais, la plus atavique de mes fixations dans son mystérieux ballet à elle des nerfs et du sang prit pour chorégraphe l’axiome du peintre Vlaminck : «la beauté est une forme de précipice ».

Novembre 2O11.

Irène Némirovsky, « Œuvres complètes » (Tomes I et II), LGF, 2O11.

Jackie MONNIER-Joyce dans l’adaptation de «David Golder » réalisée par Julien DUVIVIER (1931)

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Photo de Marylin par Milton GREENE.

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5. DAME DE BLANCHE ECUME.

Sur « Mémoires imaginaires de Marilyn Monroe », par Norman Mailer Blanc pour premier cadeau-blanc de l’hermine-cadeau de l’homme avec qui elle va créer sa

propre maison de production. Et la voici-blanc d’une seconde naissance-prête à incarner la vie

de Gene Harlow! Pour un profil impérial nouveau-blanc de sacre-non plus blonde

fallacieusement niaise ou pas mais « vraie femme » en situation dans son époque en laquelle

chacune pourra, à divers degrés, se retrouver! Ainsi veut ce photographe producteur de génie

qu’est Milton. Marilyn aura-t-elle ensuite à se laisser intimider par ces grands couturiers qui

s’agitent autour d’elle, l’entretenant de telle Lady ayant résolu son « problème à elle » telle un

« Samouraï » ? Puisque les choses désormais semblent relever de l’épique: « j’avais envie, s’écrie la future recrue de Lee Strasberg, de me plonger dans un bain, pour leur montrer que Milton n’était pas le seul à savoir utiliser la mousse »-allusion aux « premières

armes » de Greene accessoiriste jouvenceau d’une Dame au bain, embarrassé, perdu !, puis

félicité à part par cette bonne fée oubliée des studios pour « la qualité de son ouvrage

» comme s’il se fût agi d’une énergie à lui insuffler pour le reste de son existence!…

En se faisant le double de la star, Norman Mailer se projette avant autant de bonheur dans ses

baignoires et dans ses fourrures, l’Histoire et la légende. Pas de symbolique davantage

émulsionnée que chez Monroe dans ces chapitres en écrits-bulles (moyenâgeuse désignation

du travail des « écrivains-artisans »-et Mailer taille en maître enlumineur/enluminé!), des

écrits-bulles en l’occurrence d'histoire… napoléonienne. Marilyn s’en imbibe comme on

enfile un « collier de pléiades » dans un ghazal (poésie amoureuse arabe), en prélude à un

nouveau 1804-Milton Greene pour David ? « Il y a des gens d’une époque déterminée et il y a

des époques qui s’incarnent dans des gens (Bonaparte n’est pas le 19è siècle, le 19 è siècle

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est Bonaparte) ». Ce fragment de Marina Tsvétaïéva, je laisse à chacun(e) le soin de juger

comment à Marilyn dans le 20è il nous faut l’appliquer.

Aux côtés de l’actrice, nous allons bientôt pénétrer dans un château-fort initiatique, une

bibliothèque (celle d’Amy, l’épouse de Milton) copieusement fournie en biographies avec une

prédilection pour les Dames en fourrures de l’Empire, immanquablement aussi baigneuses

assidues, et filles des « Lumières » à l’adresse d’une fille-étoile supernova-des Lumière,

entendez cette fois les frères. Notre équation fourrures § bains moussants peut-être à priori

saugrenue se résoudrait-elle par notre Bain de Lettres-et à la lettre? Pour la Los-Angelienne

de 29 ans qui croit à sa manière en la réincarnation (récurrent, décidément, chez les femmes

en fourrure et plus encore quand elles nous font leur cinéma!), attentive aux récits d’étuves de

Pauline Borghèse jusqu’à projeter des fantasmes d’enduisage avec son amie assez délirants,

un processus d’identification s’effectue en mode tactile, connectif, l’acte de lire même

insinuant quelque faille abolissant les âges-acte vertigineusement sexué- à trois mois pour elle

de l’admission historique à l’Actor Studio :

« Même en lisant, j’avais les doigts dans la fourrure ».

Et les siens de concert avec les nôtres au fil des pages s’affairent, le temps suspendu-

fantasmagorique, à broder un manteau d’empire sur tout communiant à venir dans une

certaine idée « des femmes et de leur élégance », les pans ouverts à tous les vents de la

rupture- et de la continuité dans son présent, quelque part au cœur des années 195O.

« Quand tout le monde dormait je lisais l’histoire de cette dame (NDA, Joséphine) avec l’hermine blanche par-dessus les couvertures».

Au cours des années des marilyniens nommées sur un ton d’une dilection supérieure « années

Milton Greene », celui-ci capturera l’idole dans la vasque blanche au moins autant que dans

son hermine ou autre fur de préférence d’une semblable teinte miroitante de « bubble bath ».

Une photo contemporaine montrera Monroe plongée dans « Ulysse » de Joyce. Souriez si le

cœur vous en dit mais l’Ulysse homérique eut bien la vie sauve en mer grâce à Leucothéa-

Dame de Blanche Ecume Les chapitres de Mailer sur le séjour chez Milton à New-York

s'agencent d’ailleurs en une odyssée livresque, au prisme pour le lecteur actuel d’un mythe

édifié dans un siècle et pour la star de son expérience de jeune actrice désireuse de

se «purifier» d’une certaine image:

…« je me reposais dans l’eau jusqu’à avoir complètement éliminé Hollywood ».

Comprenez jusqu’à ce que la mousse se soit totalement éthérée ! Le baquet d’adoubement ?,

comme à la promotion, le « baptême », des chevaliers, bain qu’administrait parfois, dit-on, la

Dame, à coup sûr lorsque Mélusine prenait le sien sans risque. Mélusine ? : L’héroïne du

roman médiéval de Jean d’Arras ? (un peu-beaucoup d'une «sainte» païenne des écrits vains

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et moins). Elle ne devait probablement pas, en châtelaine de Lusignan, dédaigner un peu

d’hermine au moins les jours de parade et, en bonne fée qu’elle était à la charité bien

ordonnée, disposer de fioles recélant les monts euphoriques depuis lesquels Norma Jean a dû

rendre inutilisable ce qui était octroyé pour cerveau à des millions de pauvres sires à peine

sorti d’une enfance où la mousse se prêtait à des défoulements se passant de toute métaphore

à détraquer sens et esprit. C’est que primo, au Moyen-Age, le blanc se verrait associé à un

substrat funèbre, et sans lequel il n'est à proprement parler de féerique. Secundo, à l’instar du

blanc de lys céleste pouvant être aussi en poésie « la couleur de la mort »-voir les surréalistes-

répond l’ambivalence du personnage de cette fée. Elle apporte la prospérité mais aussi la ruine

si son secret (elle redevient au bain mi-femme mi-dragon), vient à être dévoilé par son

seigneur d’époux. De Mélusine en Marilyn, fée et chevalier fusionnent comme il en va,

palsambleu !, de nos immersions. Et de fioles d’hermine en trempettes hardiment pelissées,

l’éphémère sauvage de la destinée et l’esprit d’enfance inhérent à la noblesse de tous les arts

bousculent leurs attributs. Divorce prononcé!, virée de la Fox!, « Stand By » total! Emulsion-

Dissolution-au bout l’extase ? « Fertile passagèreté », déduirait la poétesse Kiki Dimoula.

Tout comme une fourrure pour présent une veille de Nativité, l’univers s’est emballé. Marilyn

se met à tenir un carnet, à se créer son film à elle, à prévoir des castings, au point de se

demander s’il est « bon de lire tellement », car ça l’excite vraiment, « comme du champagne ». Une musique des sphères opère au quotidien. La volupté de lire le cède à celle d’écrire en

un « drame d’enchantements »: « Je n’avais qu’à ouvrir mon cahier et j’avais l’impression d’être au théâtre ».

A l’instant de s’imposer à une dimension en apparence d’elle encore inconnue, voici, devant

les Hauts Rhétoriqueurs de la Couture, l’envie du geste héraldique évoqué plus haut.

L’interdit du mythe médiéval du bain dans ce défi insensé d’exhibition, va jusqu’à s’invertir.

Ne nous abusons pas. Au seuil de la nuit, le blanc des poses enfourrurées et des écumes les

plus emblématiques de tous les temps, déjà, par un mépris souverain de la sensiblerie, se fait

indicateur d’un rapport lucide à la mention chère aux bas de génériques « to be continued »:

« J’allais me coucher en étalant le manteau sur mon lit, j’adorais chaque bête

dont on avait utilisé la peau pour le faire et je priais pour elles, je voyais leurs

yeux briller et je me demandais si elles m’aimaient. Je trouvais que c’était juste.

Après tout, je faisais des films et les gens les regarderaient

quand je serais morte »

2012-14.

Norman MAILER, "Mémoires imaginaires de Marilyn", Phébus, 2011. Titre original: "Of

women and their elegance" (1980)

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« Venus in furs », tableau de l’autrichien Raphael KIRCHNER (1876-1917)

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6. TRESOR A PRENDRE.

Sur "La Femme au petit renard" de Violette Leduc.

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Couverture de l’édition Folio (1976).

« Trouver qu’on soit ignorant ou savant c’est tremper son

doigt dans du bleu »

Elle, l’avait trouvé- dans un carton, à Paris, et dans les années soixante du siècle dernier, devant un rideau baissé, quatre heures sonnant. « Qui avant elle, tenait à lui ? »

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Des craintes l’assaillaient qu’on ne vînt perquisitionner dans sa chambre où à la lucarne, elle examinait le fruit de son larcin. Dans la rue déjà, juste après, elle s’était dit que si elle avait traîné, ralenti, promené trop ce petit coquin, les chiffonniers seraient sortis des immeubles, des haut-parleurs, peut-être, auraient hurlé qu’elle était à eux- la fourrure. En plus, elle osait le comparer à un « grand » de marmotte, lui : « son petit mal foutu et idiot ». Demain, rue d’Hauteville, elle s’en voudrait presque autant d’avoir essayé de s’en séparer que de l’avoir ridiculisé, sortant de chez Monsieur Dumont-Boigny, avec les manteaux de prix en vitrine ! « Les larmes d’Anastasia si toutefois elle existait ? » se demanderait, intrigué tout de même, en la regardant s’éloigner, ce garçon de bureau passionné par les mystères de l’Histoire. Anastasia?, princesse perdue : cette dame au chapeau rond à taches claires, cette « folle » restée deux heures à patienter sans requérir la permission de s’asseoir ? « Que voulez-vous que je fasse de ça ??? » : Monsieur Dumont-Boigny ? Da! Furibard rue d’Hauteville (le paquet, il aurait daigné le voir, pas elle). Qu’elle eût usurpé l’identité d’une archiduchesse russe ou non, ça resterait son problème au garçon et à lui seul. Elle, ne voudrait plus le perdre puisqu’elle aurait échoué à le revendre. Et dorénavant, ils ne feraient qu’un. Alors, « Mademoiselle » comme ça délaisse ses « gens » pour aller contempler « les queues de visons » gémirait le vieux châle pendant que le buffet s’en paierait une bonne-crise de jalousie, épique ! « De la chaleur, de l’abandon, du caressant. Le renard s’était proposé à qui voudrait, elle avait été plus forte que les autres. Tous dormaient, elle l’avait rencontré ». C’est que « les chiffonniers sont secrets (…) ils séparent le jour de la nuit dans les poubelles. (…) Elles espérait un quartier d’orange, elle a eu une fourrure d’hiver en été ».

« This is a story for those moments when we catch ourselves talking to the furniture ». Ce

comment relevé sur… e-bay se passe de traduction tant s’y montre pertinente la formule

anglaise sinon à définir le livre, à dire ce qu’il n’est surtout pas à craindre : misérabiliste

(convertir le titre en « The lady with the little fur coat » sonne en revanche un peu musical de

Broadway mais « petit renard » en français renvoie-t-il-affectivement-au monde de la

fourrure aujourd’hui comme encore en 1965 ?).

« Achat de sauvagines », lit l'héroïne sur la vitre d'un magasin de fourrures. « Qu’est-ce que

les sauvagines ? Elle quittera le monde sans avoir appris ce que c’est. Après tout, l’ignorance

sera toujours une promesse ». Ferait-on plus sexy, à priori, autour de la fourrure? Une femme

de la petite bourgeoisie qui a épuisé son héritage se voit, après quarante ans de solitude,

réduite à la mendicité. Chercher à « négocier » l’objet insignifiant qui lui est devenu le plus

précieux au monde-un Sire Goupil archi-usé, dérobé parmi des immondices sous une enseigne

de triperie, telle sera son ultime tentative de réintégrer cet univers où tout se vend et s’achète,

un univers qui dès lors achève de s’effacer, celui de ses parents- là où tendre la main signifiait

déchéance. « Foutaise, puisque naître, c’était déchoir », et très accessoirement, puisque être

supporté, c’est être ignoré.

56

Plus sexy, oui, si l’on veut. Le thème rebute autant qu’à première lecture la plume de l’auteure

(bien qu’en cours de route plus linéaire dans la narration), lyrique, baroque, écartelée, au

vocabulaire sourcilleux-jamais pédant toutefois- et même si raconté comme j’espère l’avoir

fait d’entrée, ça ressemble à un beau conte. Selon son habitude Violette Leduc y « fait jaillir

cette beauté inattendue de l’objet le plus ordinaire », ainsi que nous l’explique Carlo Jansiti

dans l’édition de sa « Correspondance » (Nrf, 2007), elle au « fétichisme » avéré, volontiers

masochiste à en juger par le soin qu’elle met à conserver les reliques de ses passions

impossibles, elle que tout intéresse, sans à priori aucun, « les spectacles majestueux et l’aspect

effacé et sordide des êtres et des choses ».

Et, à propos des choses, vous êtes-vous amusés, déjà, au petit jeu de leur faire se donner-ou de

leur donner-la réplique? Du temps où j'en donnais la consigne à mes étudiant(e)s, j'ai gardé

quelques-uns de ces échanges anthropomorphes particulièrement touchants, inventifs. Tout est

permis: habits, ustensiles de cuisine, matériel de bricolage, meubles, murs, maisons, rues

(chez Violette Leduc, ce sont celles d’un Paris non encore tout à fait disparu qui acquièrent

leur vie propre). Fourrure (ré)-invendable et Très Chères choses, au-delà du fétiche et du mal,

des rideaux de verre de votre arrondissement, à l'abri des autos-sphynx ravalant leur

devinettes, vous voici les potes, comme c'est chouette!, à la sarabande de la fin des temps! «

Pourquoi aimer ailleurs puisqu’ils l’aiment et qu’ils l’attendent ? » Substituant un monde

poétique à celui aboli du rapport avec les êtres, notre fée anonyme et laide a pour sa part

choisi de se diluer dans ses "furnitures".

« Des vitrines s’allumèrent. Paris portait ses bijoux du soir avant qu’il fasse nuit. Moi je porte le deuil de mes objets au mont-de-piété ». Clin d’œil à la Petite Fille aux allumettes?, sinon que, chez Andersen, les fillettes s’offrent

encore le luxe d’être emportées, de s’élever comme des « étoiles filantes » vers un ciel qui,

chez l’écrivaine arrageoise, d’étoiles ou n’en a plus… ou alors les cache aux vielles filles

indignes! La Femme au petit renard, c’est bien sûr la métaphore de l’hédonisme désespéré,

poussé à ses dernières extrémités de « cette créature mythologique-ainsi la décrivait son amie

Françoise d’Eaubonne-demi-femme demi-animale, d’un bois perdu dans les brouillards glacés de la malédiction nordique", de ce "cri (...) qui peu à peu cesse sa plainte bestiale pour devenir un chant qui réveille l’attention des dieux ».

Violette Leduc a créé, dit encore Carlos Jansiti, « sa propre mythologie de l’écriture et de

l’amour ». Dans cette vie, qui serait «quand on veut se donner le mal d’y réfléchir, un Palais

de Glace »- alors un palais « avec des lèvres de marbre croyant donner des méditations en

même temps que des baisers », sous ce dôme dévoreur d’astres, c'est comme transfiguration

que la fourrure mieux que blason, symbole, sacrifice, prière barbare, tient tout simplement sa

place:

57

« Une jeune fille, qui attend quelqu’un, la regardait les yeux pleins de tristesse. Pour redevenir libre, elle a dû attendre ce qu’attendait la jeune fille : un jeune homme avec des billets roses. (…) Elle sourit et les yeux de son petit renard rient »

Vénus en fourrures comme Femmes aux petit renards ont en commun de demeurer, sinon

déesses profanes trop profanes, archiduchesses païennes, leur mystère un roman, et sans le fil

à- jusqu’au bout- pouvoir filer.

Mars 2013.

Violette LEDUC, « La femme au petit renard », NRF, 1965, Folio 1976.

REPERES ...

Violette Leduc n’attendit pas ses 20 ans pour faire scandale mais 33 pour ses premières publications,

39 pour la sortie de son premier livre, 49 pour ses premiers électrochocs, 57 pour connaître la gloire,

écrire la "Femme au petit renard " et contracter un cancer.

Sa naissance à Arras en 1907 d’une femme de ménage et d’un père qui ne la reconnaît pas donnera

« La bâtarde » qui la rendra célèbre, sa relation avec une surveillante de son collège « Thérèse et

Isabelle », texte censuré dans les années 50.

« Hermine » (ainsi rebaptise-t-elle son amie Denise dans son autobiographie) et elle, renvoyées de leur

établissement, vivront ensemble dix ans. Brièvement mariée, elle frôle la mort dans un avortement en

1941. Chroniqueuse de mode (plus tard pour le Vogue américain), elle est la compagne un temps du

très trouble écrivain Maurice Sachs, recevant de lui les encouragements à mener à bien son rêve:

devenir écrivain. Au lendemain de la guerre, elle est soutenue par Jean-Paul Sartre et surtout Simone

de Beauvoir dont elle tombe éperdument amoureuse. Cette passion non partagée lui inspire

«L’affamée ». L’auteure du « Deuxième sexe » l’aidera financièrement jusqu’à son succès au terme de

vingt années de ventes catastrophiques. La santé fragile de Violette Leduc, ses «bides» répétés, les

complexes liés à son physique « difficile » (elle refusera de recourir à la chirurgie esthétique),

l’interdiction de ses écrits trop « osés » finissent par la mener aux portes de la folie.

Elle gérera sa popularité tardive avec stoïcisme. Son œuvre au lectorat masculin assez ténu ne fera

jamais l’unanimité. Le critique belge Pol Vandromme oppose la pudeur sans pudibonderie de Colette à

son pari d’impudeur minutieuse qu’il juge candide (même s’il estime que Leduc n’a jamais cherché à

choquer pour vendre) et il ne voit que préciosité pathétique dans sa poétisation de la chair. Nina

Bouraoui en revanche salue en elle un « écrivain-sorcier » qui « entre dans la vie par signes », une

écriture « de la vie secrète et silencieuse ».

Elle s’éteint le 28 mai 1972 à Avignon.

58

« On n’a jamais été aussi loin avec autant de décence ».

Gilles DELEUZE « Présentation de Sacher-Masoch », Les Editions de Minuit, 1967.

« Portrait of Rachel » de l’américain John CURRIN (Né en 1962)

Gagosian Gallery, NYC.

59

7. VENUS DANS

LA NUIT

SAUVAGE

"Venus in furs" par le Velvet

Underground.

(Histoire d’une « song » :1965-)

60

Pochette du premier album du VELVET UNERGROUND.

Le « Velvet underground with Nico » contenant « Venus in furs » (piste IV) est de nos jours

souvent désigné comme le plus grand album pop de tous les temps. Et pourtant une semi-

obscurité n’a jamais vraiment lâché ce band essentiellement actif dans la seconde moitié des

sixties. Tout le monde pourrait citer au moins trois tubes des Beatles, deux succès des Stones,

un titre d’album de Pink Floyd. Tenterais-je un micro-trottoir avec le V.U ? Qui se la pète à

les déballer une fois fait pareil avec les chips ou même au pousse-café ? Pas élitistes comme

on le laisse croire, trop antipathiques ils demeurent pour les convoquer quand le poisson rouge

a rendu l’âme. Maintes formations à leur suite nous ont servi toute une panoplie contextuelle

malsaine, morbide et décadente qui remet « étrangement » d’aplomb, le V.U. ne soulage rien

ni personne ou bien peu. Non que le principe du « s’attacher des ailes pour fuir dans le rêve

» de Masoch ne répondît présent. Or, une fois lâché dans le vide seulement on sera prié de

regarder si on a eu les ailes. Le Velvet rend ainsi dérisoire tout ressenti personnel. Mieux

qu’une pop sans public pop, une pop dit franchement « oui » à ce qu’elle est et tout se déroule

comme « à côté ». On est déjà dans l’univers d’un écrivain tel que l’a analysé Deleuze-et qui

nous ouvre « au-delà du donné un nouvel horizon non donné » ? De réaliser que je ne me suis

pas attaqué à une « song ». A un astre, à une constellation…

61

Quand ? A quel moment l’hymne au cuir noir du soleil fétichiste, la fleur du mal de la

fourrure, fut-il entendu pour la première fois? On peut au moins remonter jusqu’à juillet 1965

puisque nous disposons aujourd’hui d’une version jouée par les « membres historiques » (Lou

Reed, John Cale, Sterling Morrison et Angus Mac Lise- remplacé quelques mois plus tard à la

batterie par Moe Tucker) dans leur loft de Ludlow street à Manhattan. La formation a été

créée la même année ou plutôt a choisi son appellation définitive après celle de « The

primitives » (signe prémonitoire, « V.U. » équivaut au titre d’un ouvrage d’investigation sur

les perversions sexuelles aux U.S.A. prêté à Reed par son voisin, l’artiste d’avant-garde Tony

Conrad). Ceux qui eurent la chance de les entendre dans les salles new-yorkaises où ils se

produisirent rapportent qu’ils auraient eu le chic de se rendre détestables. Hautains. « Intellos

». Non-communicatifs. Plus tard on les louera d’avoir les premiers assumé totalement en toute

autonomie leurs orientations artistiques (Mac Lise, plus extrémiste, démissionne dès que

l’opportunité de toucher 75 dollars en une soirée leur est offerte -l’art et l’argent en aucun cas

ne devant, estime-t-il, copuler). Altiste, Cale s’accroche à sa formation de musicien classique,

révisant aux antipodes son point de vue sur le rock qu’il méprisait. Reed, lui, est féru de

littérature et de poésie. Dans « Paroles de la nuit sauvage » il rapportera, sous celles de la

chanson, les avoir écrites après une lecture d’un livre homonyme.

Brutale, stylisée, l’œuvre, abondant en citations poétiques, a dû sans mal impressionner ce

jeune guitariste ténébreux, un temps étudiant à l’université de Syracuse. Lamentation aride,

proche du folk. Telle est l’impression des premiers auditeurs. En avril 1966, seconde prise,

plus dynamique, au Scepter Studios de New-York. Après, ce sera Hollywood, les studios

T.T.G. Onze titres enregistrés jusqu’à l’automne vont former « l’album des débuts », la

production officiellement assurée par Warhol qui les a déjà embauchés pour son light show

controversé « Exploding Plastic Inevitable ». A cette époque, le nom de ce dessinateur

publicitaire puis peintre, associé depuis les années 5O aux courants artistiques d’avant-garde

les plus radicaux, sent le soufre. « Drella » ainsi qu’on le surnomme au V.U. en un mixe

heureux de ses origines slaves, de son côté vampirique et de son goût du travestisme, n’a pas

encore fait de sa « Factory » une société-type à l’américaine où les people se feront

portraiturer à 25OOO dollars le coucou (pour ça, il faudra l’attentat de Solanas). Ses rapports

de « manager » avec le groupe ne survivront pas à l’aventure mais pour l’heure Andy tient

assez les choses en mains pour leur imposer sur trois titres (dont «Femme fatale ») la présence

d’un mannequin blond au timbre glacé: la teutonne Nico. Le fameux 33 tours à la fameuse

banane dessinée par le chef de file du « pop art » sort le 12 mars 1967-et va faire un bide. Il

est jugé gratuitement choquant, agressif, inaudible! La belle excuse. Va pour le conter

fleurette de l’infantilisme hippie mais que le rock ne se mette pas dans l’idée de faire «

adulte», de parler d’homosexualité, de décrire les aspects les plus sordides de la seule cité

martyre homologuée au siècle suivant. Les dieux seuls savent à ce moment combien 67 sera

L’année charnière dans l’histoire conceptuelle du rock. Des déboires juridiques achèvent de

couler le disque. Ca n’empêchera pas le groupe de retourner en studio dès l’année suivante

pour un second volume plus noir et violent « White light, white head ».

62

« …promet en tant que sa maîtresse de se montrer aussi souvent vêtue d’une

fourrure, en particulier lorsqu’elle sera cruelle… »

Léopold Von SACHER-MASOCH, « La Vénus à la fourrure ».

Littérature-Fourrure-Musique contemporaine-immixtion du péché- encore…La cantatrice Heather

BUCK (le diable) dans « Orphée » de Philip GLASS (2012) d’après Cocteau.

63

« Œuvres maîtresses », volume publié chez Robert Laffont, (2014).

« Je m'oblige, sur ma parole d'honneur,

à être l'esclave de Mme Wanda de Dunajew,

tout à fait comme elle le demande,

et à me soumettre

sans résistance

à tout ce qu'elle m'imposera. ».

Id.

64

Le chevalier de Sacher-Masoch n’a pas atteint les soixante ans quand à Lindheim en

Allemagne il s’éteint en 1895 aux côtés de son Hulda qui lui a permis de terminer ses )jours

dans un relatif apaisement après les tumultes avec son ex-épouse Wanda, double de l’héroïne

de son livre culte, célèbre pour cette fameuse déclaration contractuelle, et pas seulement.

« Presque tous ses romans, écrit Daniel Leuwers, suivent la progression d’un venin pervers et

dévastateur qui s’insinue au cœur de l’homme ; érotique érosion doublée de vertige

suicidaire. Les héros ne peuvent atteindre à la jouissance que par des souffrances auxquelles

président des femmes qui se métamorphosent en terrifiantes « batteuses d’hommes » ».

Fils d’un préfet de police affecté en Galicie, docteur en philosophie, prof d’histoire à

l’université de Graz avant de gagner sa vie par la plume, Masoch est autrichien d’origine mais

de cœur « petit-russien » (ukrainien). Tournant le dos au romantisme, il va s’intéresser à des

sphères sexuelles peu explorées jusque-là. Pas d’obscénité : tout réside dans l’attente de la

jouissance. La gloire de Masoch de son vivant n’est guère liée à ses « déviances» qui

passionnent déjà les scientifiques (Krafft-Ebing forge le terme de « masochisme » en citant en

particulier la «Vénus » en 189O). La bourgeoisie libérale le salue comme un auteur sain,

dépaysant, éducatif (l’appellerions-nous « alternatif » ?), chantre du monde rural mais anti-

traditionaliste. Défenseur des petites communautés, inquiet de la montée des puissances

d’argent, cet aristocrate rêve d’un gigantesque bouleversement sociologique. Le retour au

matriarcat lui apparaît inéluctable.

Prophète ? Fort peu dans son pays! C’est la France qui l’adule, pour des raisons pas toujours

littéraires, hélas ! Elle se cherche son « bon Allemand » après Sedan (Masoch déteste le

deuxième Reich). Paris l’accueille triomphalement- légion d’honneur ! Très prolifique, il

passe néanmoins assez vite de mode, le supporte mal. Ses éditeurs l’ont constamment floué.

Notons que Masoch n’est pas comme on le prétend mort « fou » des influx de son œuvre sur

son vécu (il fut juste victime de problèmes d’irrigation du cerveau corrélatifs à ses ennuis

cardiaques). Chose encore rare pour l’époque, il exige des funérailles dénuées de tout service

religieux. Douze personnes au total lui rendent hommage après un parcours à pied

invraisemblable…de douze kilomètres. Il est peu de choses chez Masoch qui n’aient, fût-ce

malgré lui, une résonance biblique. Pour Markos Zafiropoulos, sa quête esthétique d’un «

homme nouveau sans sexualité » n’y est pas étrangère. Il cherche à s’exonérer du « vouloir

meurtrier » dans la destinée humaine, du fratricide originel (Freud, lui, a parlé du « meurtre du

père »).

Quarante-cinq ans après, se prononcer musicalement sur le V.U. semble plus hasardeux que

jamais. Crier au génie à tous les coups : absurde !, chercher des titres sans un infime intérêt

sur le plan de la couleur sonore, de l’instrumentation, du chant : vain ! Toujours impassables

en radio, très difficiles à proposer à qui n’en a pas fait le choix individuel, les dire devenus «

classiques » passe mal, les trouver datés ne tient pas la route. Si nous nous contenterons, et ce

65

n’est pas rien, de citer le punk (lequel retint du bâclage de l’opus I le primat de l’impulsion

sur la finition), le monde musical le plus actif, innovant, éclectique depuis la fin des sixties a

rendu vérifiable une formule attribuée à Eno. Mille acheteurs initiaux, une misère ? Tous «

ont ensuite créé un groupe » ou fait quelque chose en musique. Et mieux que tout autre titre y

compris « Heroïn », la musique de « V.I.F. » étend son emprise aussi puissamment qu’elle

propulse dans un rêve intégral.

Le Velvet ne peut être crédité d’aucun tube. Pourtant, aucun autre groupe, sinon les Beatles, ne peut à ce point prétendre incarner un mythe

Plus d’un siècle après sa mort, Masoch est passé dans l’usage oral quotidien. « T’es maso ? ».

Maso ou pas, a lu son livre, en a eu vent tout amoureux de la fourrure et toute femme la

portant avec brio, flagellation dans ses attributs ou pas, aura droit, sans rien de péjoratif, à la

comparaison, à sa petite part... Le reste de la production (contes, nouvelles, récits) en pâtit.

Daniel Leuwers dit que « Sacher-Masoch a apporté un souffle d’étrangeté et de modernité à

la littérature allemande du XIXè siècle ». A défaut « de faire dans le porno », il a désinhibé

dans l’esprit pas mal d’auteurs modernes…

L’écrivain n’approuvera pas la récupération de son patronyme par Krafft Ebing dans ses «

recherches dans le domaine de la psychopathologie sexuelle ». Rien n’y fera. Les débats

s’enchaîneront, frénétiques : La fourrure (le fétiche) serait « l’image ou le substitut d’un

phallus féminin, c'est-à-dire un moyen par lequel nous dénierions que la femme manque de

pénis » (Freud). Le fétichisme conduirait au bout du compte par le biais de cette « dénégation

» à « une neutralisation du réel, protectrice, idéalisante » (Deleuze-qui ajoute : « Pas de

masochisme sans fétichisme »). Sacher-Masoch s’indignant n’a pu réaliser comment son

œuvre allait lui échapper, fusant dans la science, dans l’imaginaire des hommes sans rien qui

soit dirimant à sa fortune, ce qu'entrevoyait sans doute encore Deleuze même écrivant : « la

façon dont Masoch définit son idéalisme ou supra-sensualisme revient à s’ouvrir à un idéal

suspendu dans le fantasme ». Il faut comprendre une vision esthétique « où chaque pose…

devient une œuvre d’art » !

Durant très longtemps, les écrivains s’inspiraient de mythes préexistants. Sacher-Masoch,fait remarquer Bernard Michel, « est l’un des rares écrivains à être devenu lui-même un mythe ».

Alors, faut-t-il chez l’un et chez les autres souligner outre-mesure leur fascination pour les

sexualités « de marge », faisant fi de combien il y a du vocabulaire cru, sans concession, de

Reed à la prose suggestive, parfois d’un cocasse irréalisme de Sacher-Masoch?, aligner les

66

similitudes entre la noirceur de l’auteur du « Legs de Caïn » et celle d’un petit-fils d’immigrés

juifs de Long Island et qu’à l’instar d’une jeunesse sordide, la souffrance et l’abîme de ses

textes, feront surnommer le « prince de la nuit et des angoisses » ?... Nous avons saisi à ce

stade pourquoi ces mythes étaient faits pour, abolissant un siècle de « distance », fusionner.

Toujours j’ai pensé que le livre et la chanson se prêtaient plus visuellement à l’art

photographique qu’au cinéma ou au film d’animation- mon enquête chez les cinéphiles révèle

qu’aucune adaptation de Sacher-Masoch n’aurait répondu à l’attente (nous ne dirons rien du

Polanski-trop facile dans le contexte fort peu libertin des années 2010 de prévoir que la

fourrure, comme la percevait l’écrivain, n’y tiendrait de place que génériquement). « La

Vénus» se déploie et en l’héroïne désignée et en une multitude de visions rêvées, picturales

générant "un état second", quand elle ne s’étiole pas dans les personnages « secondaires ». La

« femme-bourreau » prend des poses de statue. Elle suspend le geste d’abattre son fouet ou

d’entrouvrir ses fourrures. Le fétiche ne serait nullement un symbole mais un plan fixe et figé

auquel on revient toujours pour faire apparaître « un pur fondement idéal ». Serait-il,

consécutive à la neutralisation de la connaissance du monde réel, une unité-idéal comme on

mesure le temps en secondes, etc? Reed, inconsciemment ou non, en a fourni la transposition

musicale dans le son de sa Guitare Ostrich accordée avec les cordes à vide…sur la même note

! La percussion minimaliste de Moe Tucker (qui tapait sur ses peaux tendues debout) reflète

l’attente hypnotique d’un plaisir ajourné aux limites du supportable. Marche à l’échafaud ?,

rythmique tribale ?, pressentons-nous l’avènement, immanquablement cruel, de l’ère

réclamée, de la Vénus Imperatrix ? Difficile de ne pas entendre l’irruption de l’alto de Cale

comme le glissement de cette « virilité fragile, sensible, maladive » (Georges-Paul Villa)

appelée désormais à s’allier à « une féminité robuste, épanouie, dominatrice ». Le recours à

l’alto (électrique), plus rigoureux que le violon trop arbitrairement associé dans le collectif

aux effusions sentimentales répond à la démarche antiromantique de Masoch. A chaque

intonation, l’interprétation de Reed rend compte comme il en va du texte (non un résumé de

l’histoire de Wanda et Séverin, mais une succession d’instantanés faits mots) d’une lecture

attentive à toutes les dimensions de l’œuvre et-elle est déjà rédigée à la première personne !-

au processus d’identification spontanée à la victime. L’expérience d’une longue passion,

extrême, idéalisante, que venait de vivre le chanteur pour une nommée Shelley ne put

qu’influer sur la réussite du morceau. Quant aux thématiques « sexe » du Velvet, enfin, elles

rejoignent l’opposition au mode de normativisation sociale de Sacher-Masoch, son rejet de

l’organisation sociale dominante à propos duquel Zafiropoulos nous renseigne : « le

masochisme ne va pas (ou pas immédiatement) avec la recherche de la plus-value du corps de

l’Autre (…) le sujet se présente comme totalement offert à la jouissance d’un Autre, alors que

la norme sociale voudrait-du point de vue de l’utilitarisme-que le sujet ne cherche rien

d’autre que son profit ou sa propre jouissance ».

67

Léopold Von SACHER-MASOCH à son domicile de Lindheim.

Froideur sentimentalité, cruauté, voici des constantes le triptyque du chevalier Léopold

Ritter. Toute sa vie lui qui ressemblait à un louveteau baroque tendit à son lecteur un miroir

pour s’interroger sur sa propre destinée de loup (et/ou d’agneau ?), la Femme, sa sexualité, et

Dieu. Il n’est rien dans ces 5’ 1O’’ qui ne s’y mire. Y renvoie indirectement à mon sens une

autre chanson de l’album interprétée celle-là par Nico «I’ll be your mirror » pour laquelle

Warhol avait envisagé (idée abandonnée pour raison de budget) une griffe sur le vinyle au

mot « miroir » qui en nous forçant à réagir, nous aurait nous-mêmes intégrés au disque, à sa

symbolique et au processus créatif !

L’album est mis dans les bacs un 12 mars, dans le populaire rural, monde de prédilection de

Masoch, « jour où l’on tord le cou à l’hiver »-(et d’hiver lequel ?). Dans le calendrier

républicain français, on célèbre le « persil », plante curative. Pour le christianisme de rite

oriental (pratiqué par Warhol) c’est la Saint-Théophane, protecteur…des images saintes. Une

« théophanie », manifestation du divin a comme pendant, pour le mythe, la « hiérophanie ».

Cette chanson en est une.

68

Photo de Penelope TREE pour une couverture de « VOGUE » contemporaine des années Velvet.

Sacher-Masoch et le Velvet ont vu l’une de leurs créations (leur fusion suffit à le démontrer)

s’attacher des ailes, prendre le large, se muer dans les étoiles pour catalyser les énergies.

Laissons maintenant les astres et les constellations pour nous souvenir… d’un homme-aïe !,

ma fibre sensible !- : Sacher-Masoch connut de son vivant la gloire puis la déchéance. Le

Velvet d’abord raillé, bafoué, a fini par atteindre à la reconnaissance unanime (les avoir vu

jouer une fois tient d’une grâce). La pop dans « V.I.F. », a rendu son meilleur hommage à la

littérature-même si d’autres se défendirent rudement (Syd Barrett et James Joyce, Kate Bush

et Emily Bronté-Reed ne renouvellera pas son exploit en s’attaquant à la « Lulu » de

Wedekind-comme quoi, une Vénus en fourrure n’en cachant pas une autre, leur aura s’avère

décidément bien cruelle à gérer). Alors que fusent les interrogations sur la survie d’un « idéal

humain » ou la biotechnologie de production des subjectivités sexuelles sur fond de néo-

absolutisme hétéro-matrimonial et de féminisme piégé par la géostratégie planétaire, ne serait-

il pas justice que cette « song » nous incite à nous replonge dans l’œuvre-sur la plus large

étendue des questions comme des voluptés qu’elle nous réserve- du grand fourreur ès lettres

de l’imaginaire fantasmagorique occidental…et de ses hantises !

Juin 2O12-Juin 2014.

69

VERSIONS EN SOLO PAR SES CREATEURS DE « VENUS IN FURS »:

PAR JOHN CALE.

Sur « Circus Live » (2OO7) Piste 1.

La meilleure selon moi après l’original. Efficace, droit au but, chatoyante, fidèle aux proportions

initiales du morceau. Cale plonge d’entrée l’assistance dans le bain moussant de « furs » comme

dans les ajoncs de sa terre natale, avec l’avantage écrasant de disposer de l’alto de

l’enregistrement mythique qui passe ici à l’action dès l’ouverture. Les interprètes sont là comme à

une fête aux accents immémoriaux. Le Sacher-Masoch rural, traditionnel, plus fantasmagorique

que fantasmatique l’emporte sur le nouvelliste aux utopies torturées. Une rencontre plus vraie que

nature entre bardes gallois et galiciens ? Sommes-nous de retour dans la grande lande des païens ?

Ce qui est sûr, c’est que tout est désormais sous contrôle.

70

PAR LOU REED

Sur « Animal serenade » (2OO4), Piste 12 Disque 1

Une optique diamétralement différente. Reed au midi de son show, avec accompagnement

minimaliste, y plaque son « chanté-parlé » s’aidant de la guitare puis cède la place à la

violoncelliste Jane Scarpantoni pour un long solo hard à la Chostakovitch comme s’il voulait cette

fois extraire du chef d’œuvre le point de non-retour du mal existentiel (d’autres estiment que la

virtuose « masturbe » plutôt -royalement- son instrument) puis le prince de la nuit et des angoisses

revient achever la besogne comme de rien. Tout Reed est là. Ca passe ou ça casse. Et si tu trépasses

?-ça aussi, passera. Surtout, ne jamais proposer cette version à quelqu’un à qui l’on désire faire

découvrir « Vénus in furs ».

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REPRISES DE « VENUS IN FURS »:

Il en manque (sans garantir l’absence d’erreurs, je m’efforce d’être le plus précis n’indiquant que

des versions que j’ai pu entendre). La liste chronologique permet d’apprécier l’incroyable constance

du rythme des reprises depuis la fin des années quatre-vingts.

Paul Gardiner (single, 1981)

Debbie Harry (Live à New-York, 1989)

Limbo (« My whip, your flesh », 1989)

The Melvins (« Here She Comes Now/Venus in Furs » (split single with Nirvana), 1991)

Paul Roland (« Srtychnine », 1992)

Chritian Death (« Path of sorrows », 1993)

The Ukrainians (« Vorony », 1993)

Smashing Pumpkins, (« Mashed potatoes », 1994)

Rosetta Stone (« Hiding in waiting », 1996)

Miłość (« Talkin' About Life and Death », 1997)

Psychopomps (« Fiction Non-Fiction », 1997)

Bettie Serveert, (« Plays Venus in furs and other Velvet Underground songs», 1998)

The Creatures (« Zulu », 1999)

Jim O’Rourke (« Rabid chords OO2-VU Tribute », 2OOO)

Hugh Cornwell (« Footprints in the Desert », 2OOO)

Dave Navarro (« Trust no one », 2OO1 )

Trash Palace (« Positions »., 2OO2)

Amon Tobin (« Solid steel presents Amon Tobin »,2OO4)

Monster Magnet, (« Monolithic baby », 2OO4)

Krieg (« The Black House », 2OO4)

Niagara (« Beyond the pale », 2OO5)

De Votchka (EP « Curse your little heart », 2OO6)

Chuck Dukowski Sextet (« Eat my life », 2OO6)

Ordo Rosarius Equilibrio (« Apocalips », 2OO6)

Risqué (Myl Morgen), (« Tie me up, tie me down », 2OO7)

Eden House (« Looking glace », 2OO9)

Beck (Website, 2OO9)

Savannah Pryor, (« Experiences », 2OO9 )

Gary Numan and Little Boots (Team Up For Brilliant BBC 6 Music Live Session, 2OO9)

Dafné (« Some Tales », 2O12)

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SOURCES PRINCIPALES :

Bernard MICHEL, « Léopold von Sacher-Masoch, 1836-1895) », Robert Laffont, 1989

Gilles DELEUZE, « Présentation de Sacher-Masoch, le froid et le cruel », Minuit, 1967/2007.

Markos ZAFIROPOULOS, « L’œil désespéré par le regard (sur le fantasme) », Arkhê, 2009.

Michael NURISDANY, «Warhol », Flammarion, 2001.

Paul HOGAN, « Velvet underground », Thonon, 2008.

Les membres du Velvet Underground avec Andy WAHROL (deuxième en partant de la gauche) :

Nico, Moe TUCKER, Lou REED, Sterling MORRISON, John CALE.

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Pablo PICASSO (1881-1973) « Portrait de femme avec chapeau et col de fourrure »(1937)

Musée National des Arts de Barcelone.

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LYRICS (*)

Shiny, shiny, shiny boots of leather Whiplash girlchild in the dark Clubs and bells, your servant, don’t forsake him Strike, dear mistress, and cure his heart Downy sins of streetlight fancies Chase the costumes she shall wear Ermine furs adorn the imperious Severin, severin awaits you there I am tired, I am weary I could sleep for a thousand years A thousand dreams that would awake me Different colors made of tears Kiss the boot of shiny, shiny leather Shiny leather in the dark Tongue of thongs, the belt that does await you Strike, dear mistress, and cure his heart Severin, severin, speak so slightly Severin, down on your bended knee Taste the whip, in love not given lightly Taste the whip, now plead for me I am tired, I am weary I could sleep for a thousand years A thousand dreams that would awake me Different colors made of tears Shiny, shiny, shiny boots of leather Whiplash girlchild in the dark Severin, your servant comes in bells, please don’t forsake him Strike, dear mistress, and cure his heart

(*) Dans « Paroles de la nuit sauvage »(10/18, 1992), Lou Reed précise sous ce texte : « J’ai écrit ceci après avoir lu « La Vénus en fourrure » de Sacher-Masoch ».

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PAROLES Luisantes, luisantes, luisantes bottes de cuir Femme-enfant fouettant dans l'obscurité Clubs et grelots, votre servant, ne l'abandonnez pas Frappez, chère maîtresse, et guérissez son coeur Les péchés veloutés des caprices nocturnes citadins Poursuivent les costumes qu'elle portera Des fourrures d'hermine ornent l'impérieuse Severin, Severin vous attend là Je suis fatigué, je suis las Je pourrais dormir pendant mille ans Un millier de rêves qui me réveilleraient Différentes couleurs faites de larmes Embrassez la botte de cuir luisant, luisant Cuir luisant dans l'obscurité La langue de cuir, la ceinture qui vous attend Frappez, chère maîtresse, et guérissez son coeur Severin, Severin, parle si doucement Severin, à bas sur tes genoux fléchis Goûte le fouet, dans un amour qui n'est pas donné légèrement Goûte le fouet, maintenant supplie moi Je suis fatigué, je suis las Je pourrais dormir pendant mille ans Un millier de rêves qui me réveilleraient Différentes couleurs faites de larmes Luisantes, luisantes, luisantes bottes de cuir Femme-enfant fouettant dans l'obscurité Clubs et grelots, votre servant, ne l'abandonnez pas Frappez, chère maîtresse, et guérissez son cœur.

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Couverture du deuxième album des aventures d’Eugène KRAMPON par DIMITRI.

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8. LOUBIANKA, LE GOULAG et DIMITRI.

Gala de gaffes chez Gogol.

Blonde accorte torrentielle, d'une application exemplaire envers notre détenu dans ses liens de

gardiennage-lesquels se resserreront au point qu'elle lui donnera même un fils, Evgheniï (qui

ne ressemblera pour tout dire à son père que physiquement)-Loubianka ne manque jamais une

occasion de revêtir une épaisse pelisse par-dessus son uniforme de parfait vigile du

"prolétariat" comme en des circonstances on l'a compris plus intimes. Renards zibelines pour

ses ogives favorites-le Goulag de Loubianka en fourrure est thermonucléaire!- visons noirs

bien sûr noirs de chez noir comme la vision du monde de son créateur aux électrons de

lucidité souvent dérangeants.

Dans l'univers comique de Dimitri (de son vrai nom Guy Mounimoux, 84 ans cette année), on

croisera des mauvais un peu plus mauvais que d'autres mais-soyons d'accord-jamais de bons.

La phrase de Céline "Quand on me parle de confiance, je crie au voleur" qu'il met en tête de

son autobiographie aide à se faire une idée de ses rapports à l’Humanité. Inversion de la figure

du chevalier errant auquel Dimitri a consacré nombre d'oeuvres, le héros, Eugène Krampon,

de Nogent-sur-Marne, ne planque nulle part un glaive de lumière à pourfendre l'oppresseur -le

système où il se trouve s'en charge comme lui de me prendre au mot-mais à force de tuiles et

de sceaux renversés sur la tête, il se rendra toujours coupable in extremis d'un bon sens

humaniste. Dirigé par le redoutablement débonnaire commandant Kalaschnikov, son camp, le

333, des fois le 334, donne le champ libre à d’incroyables ratonnades de quiproquos absurdes

en sus de situations volontiers grivoises, parfois typiquement rabelaisiennes. C’est dans ce

cadre champêtre qu’Eugène fait la connaissance de l’agente Loubianka, une « nénette » à le «

rendre con »-au besoin (le prénom de la belle désignant romantiquement… le quartier général

de la « sécurité » à Moscou).

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Trente secondes plus tard, je frappais à la porte. -Pourvu que le michton soit absent quand même ! Mon sceau m’empêchait de voir mais je reconnus Loubianka à son parfum charnel. -Bonsoir, Darling chérie, puis-je entrer ? -Miserlacorde, Krampouchka nijno ! Je franchis le seuil, Loubianka m’observait en silence, languissante. J’hésitais toutefois à lui sauter direct sur le poil. J’ouvrais la conversation : -Heu…Darling chérie, je suis venu pour clarifier notre situation une fois pour toutes.

Le Goulag désignait l’administration générale des camps de concentration soviétiques. Bien

que l’Occident en ait largement eu vent très tôt, il devint dans les années 7O une mode

intellectuelle à surenchère de battages de coulpe. Un auteur de B.D. autodidacte, à la

production déjà énorme, eut l’idée de prendre le contre-pied de cet effet provoqué par la «

révélation » du Goulag, non pour en contester l’existence, moins encore se moquer des

victimes, mais - audace plus difficilement envisageable aujourd’hui que sous Claude

François- en faire un théâtre sinistre et désopilant de la condition humaine : l’Homme-voyez-

est une erreur et si le monde moderne amplifie la puissance de ses tyrans, tous nos idéaux

d’émancipation à force d’égarer le vrai courage-de gérer ses instincts, nous réduisent à de

piteux numéros d’exhibitionnisme, au grand éclat sarcastique d’une écriture (peu d’auteurs

auront écrit autant et aussi bien dans leurs B.D.), celle, d’abord d’un survivant, d’un vétéran

qui continue à préférer les marches militaires non parce qu’elles procureraient quelque nocive

intention mais parce qu’elles lui font au moins grâce de celles de la foire comme de

l’inquiétude. Quel poète, de fait! Du premier double-album éponyme de la série débutée en

1975 aux tirages confidentiels du « Furious caleçon » en passant par « WWW. Loubianka.com

» qui fut en 2OO2 le dernier titre « médiatisé », une vingtaine d’albums, ballet sans fin au-

dessus de l’abîme, comme on n’en fera certainement plus, nous donneront le temps de

réaliser « putain !, c’est Eugène qui le dit, ce que c’est grand la Sibérie !"

Dans les années 7O/8O, Dimitri était une véritable star de la BD., chaque nouveau volume de

sa série un événement. Depuis, il n’est plus guère lu que de sa cohorte de fans purs durs. Stoï

??? Evolution du marché BD vers tantôt un prêt à consommer qui rendrait bien lourde une

prose abondante bourrée d’expressions russo-argotiques (et de référents historiques à présent

un peu « loin »), tantôt un public « sélec » qu’incommoderait cet humour-on lit ça sur leurs

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sites spécialisés- «qu’il faut avouer bien gras ». Le papy terrible du neuvième art combinait

pourtant les historiettes enchaînées et les récits à plus longue haleine tout aussi bien si pas

beaucoup mieux que notre fameuse génération d’agrégés passés experts dans l’art du collage,

de l’interview hautaine et de se persuader qu’un diplôme de philo suffit désormais à se poser

en régénérateur d’un genre qui, il est vrai, en avait bien besoin voici quinze ans. Avec son «

Goulag », venu après tant et tant, dira-t-il, d’ « années de métier de chien », Dimitri n’avait-il

pas déjà apporté à une BD coincée entre lobotomie et prise de tête, un souffle décomplexé de

grande aventure débridée sans lequel tous les minets alternatifs (que son seul nom les

épouvante ou non aujourd’hui) n’auraient peut-être jamais été… pensables ? La formule du

décalage naturel, des personnages enfantins dans des récits s’adressant à un public mûr

comme d’entremêler des séquences hyper-dramatiques et des personnages au profil très

réalistes avec des gags et des frimousses dignes des meilleurs cartoons, tout ceci n’a pas

attendu le revival de la fin des années 9O ! Il suffit de relire ce pur chef d’œuvre de roman

noir dessiné qu’est l’album « Les pourris » où ne fait nulle part tache la bobine de notre clown

de service (qui est au départ… un léopard !) et mieux « Les rois du pétrole » au cœur de

l’Afghanistan en feu et qui intègre des images de guerre d’un réalisme rarement atteint.

C’est qu’il en voit du monde qui l’entoure, Krampon ! S’il est une chose qu’il a juste à

reprocher à son camp, c’est de n’y être pas assez! Faux prisonnier, faux agent double, faux

transfuge, plus souvent qu’à son tour matelot, militaire, travesti, footballeur, « cueilleuse » de

coquelicots, cobaye, ouvrier sidérurgiste, cuistot et enfin cosmonaute, aucune de ces fonctions

que sa tumultueuse destinée lui fait endosser jamais ne peut lui ôter son idée fixe, son Graal

sibérien- sur les belles planches en couleurs fait maison et aquarelles de Dimitri autant de

flashes érotisés, de vertiges divers sous encolures lustrées et pans pileux demeurés dans

l’attente d’une chute espérée comme n’étant jamais la finale…

Ah ! Retrouver Loubianka, ses fourrures !, sa mignonnette isba bien chauffée et à l’intérieur,

une bière, des chips, du piment… et un plumard d’enfer blanc que bien des Don Juan patentés

envieraient à notre malingre et disgracieux félin déporté et à sa permanente goutte au nez.

Qu’attend-on pour refaire les manuels ? Rien de plus révolutionnaire que ce Goulag-là ! La

fourrure, un paradis pour tous. Certes !, mais en guise de paradis, celui du Goulag en

fourrures de Dimitri, à la lecture, dans l’audace de ses délires et la tendresse infinie de sa

misanthropie-ce n’est pas un oxymore, ne les vaut-il pas tous, toutes utopies confondues…?

La revanche des losers qui savent s’y prendre, à condition de ne pas abuser…

J’allais plonger dans la volupté lorsque mon attention fut irrésistiblement attirée. -Oh, ben mince ! Mon corps dénudé se reflétait sur fond de la bassine astiquée, servant de miroir à la coiffeuse de Loubianka. J’y remarquais une absence d’importance.

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Dessin de couverture pour l’album 7 « Cek Kot » (Agent Double).

C’est que les caprices de Loubianka ne sont pas du style à s’en tenir aux matières de

pelleteries (et sa conscience professionnelle à s’endormir à tous les coups du sommeil de la

marmotte), que les septentrions accumulés de Krampon et sa façon d’encourager la science

peuvent avoir leurs retours de flammes, qu’il arrive à cet Eden enfourruré même d’avoir, à y

regarder de plus près, ses périodes de manchon maigre et d’étole fuyante. Que faire dès lors

sinon repartir au grand large des miradors, contraint et forcé, encore et encore…

Qui aura le bonheur de la découvrir (rentré de mission spéléo chez le bouquiniste) ne pourra

s’empêcher d’identifier de Loubianka les atours à une BD disparue franchement subversive

extirpée d’un temps qui interdisait même aux dessinateurs de décliner en public leur gagne-

pain. Le vison de Loubiankia signe adorable d’une ère où un art, une personnalité une vision

du monde pouvaient encore être reconnus en marge de toute mouvance, école ou flicage

neuronal ?

Même si peu de chances il est que vous tombiez par hasard sur mes lignes- je vous sais moins

preneur en informatique que bon prince sous votre pinceau envers les Dames tous les grands

froids venus, un grand merci, Monsieur Mounimoux- pour tout !

Septembre 2O11.

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« Le Goulag », par Dimitri, dix-neuf titres parus chez Albin Michel, Glénat et Topinambour

(pour les volumes O, 16 et 17).

Les fragments de scénario sont extraits de l’album N°3, « Les Zomes ».

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Couverture de l’album N°12 de « Natacha » (1986).

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9. UNE LEGENDE D’AUTOMNE

Natacha hôtesse de l’air 1987. Deux époques en simultané et un + un volumes = un (grand) récit, suite et presque fin dans, quel titre étrange!, les « Culottes de fer »- ça, ça désignait, en fait, une sorte de guérilla dans le Pacifique. Le dernier salut au pilote, à l’arrivée. Quarante jours avec lui. Trois tout tout petits bulbes émotifs à chacun-…comme dans les BD ! Et nous étions dans une BD!, elle-même BD dans une BD. Dans la mise en abîme et dans le tour du monde (« Le grand pari »), l’aïeule de « Natacha hôtesse de l’air » avait été entraînée par accident. Et là, la mythique avait dans les airs ressenti comme un léger frisson-nos héros, trait pour trait leurs petits-enfants respectifs et ne déméritant pas moins en témérité, approchant de latitudes par plus hyperboréennes.

-WALTER: Formidable, on aurait pu être frère et sœur ! -NATACHA: Quelle horreur! » Natacha de boucles d’or dégouline, la tignasse poussée les années sur l "L'île d'Outre-Monde", et, tout occupés à se narrer l’épopée aérienne de leurs grands-parents, les voici qui déambulent tous deux dans Liège, « cité ardente », autre « île », joyau chu de la couronne mortifère d’un état fantasmé par l’Histoire? Sent le calice cette pelisse, le Graal- le « Sacré Graal » on va dire ! Le cadre hérité du Moyen Age où l’on forgeait « l’Excalibur intellectuelle et spirituelle du royaume » se prêtait bien pour moi à quelque nouvelle entreprise chevaleresque. « Hé ! (.), tu sais que si un clebs avait un c… comme ta g…, il oserait plus c….». Rassuré pour elles de ce que ça me fasse autant d’ombres autour à vraisemblablement ne s’être jamais ainsi fait complimenter lorsqu’on prétend que notre Mare-Patrie affiche fièrement « le plus d’opposants à la fourrure ». Blindées les ombres ! Pelisse ? Là ???, sous le siège ? Froid dans la carlingue, filant vers l’Amérique ! Walter, résiste ! Les dégommer, ces glaces de mes quinze ans, piquer au « secours » de la Dame, en chevalier, dans ma carlingue perso une bête fauve, pire qu’un clebs constipé, resserrant ses griffes, ses crocs à l’endroit du bide, et tue ! et tue ! et tue ! Du degré de violence morale naturelle régnant entre ados « parfois »-on réalise? « Monsieur Walter, on va se cracher ! »-« Mais non ». Une pelisse sous le siège ?- alors une armure il m’eût fallu pour apprécier la réserve autochtone à mon arrivée mais ce temps-là est mort, il l’est. Et la bête, figurez-vous, et on va le voir, aussi.

Natacha-Marilyn : Pourquoi pas ? Dame-fourrure-blason du septième-star-emblème de la BD: plus d’une âme blindée m’en aurait voulu, mais Elle ?, …de décrypter dans l’habile poster hollywoodien La méga-star Natacha, Celle par la pelisse dessous le siège dans mon

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imaginaire « couvée » !, qui est Celle de Walthéry et ne l’est pas. « Le treizième apôtre » zibeline d’emblée sans concession dans son phrasé, « L’hôtesse et Mona Lisa » vison noir tout encyclopédique, puérilement mature comme tous les visons, « L’Ile d’Outre-Monde » lynx dévorant une épopée barbare, « Atoll 66 » chinchilla de chroniques rondement menées-jamais prolixes, « Les nomades du ciel » curieux retour à la sobriété d’un renard vermillonnant-le touffu journal intime la syntaxe déboussolée. Comprenez, à ce stade, que ça devient, en effet, intime. J’ai décrit, de la méga-star, quelques-unes des premières de ses films. Et comme le général Patton à Carthage, j’y étais.

La « vocation ». J’avais la vocation. Je tournais en rond dans le Jardin Botanique, à la « récré ». J’attendais fébrilement les samedis où je disposerais d’assez d’argent de poche pour me procurer un album de la collection qui me manquait encore. Révolutionner la BD belgo-française à son plus net déclin et pas même l’imagination de me mettre à fumer alors qu’à l’époque l’établissement l’autorisait. « Encore deux ans à tirer ici et puis… neuvième art me voici !». Combien de temps en tout? Moins d’une année, d’un demi-carton à dessin scolaires ! Une séance de dédicaces à la fête d’automne du collège, la très forte impression faite par un auteur de moi découvert assez tardivement, joua pour beaucoup dans la façon dont mon vieil attrait pour la BD se mua brusquement en délire.

-WALTER (ou n’importe quel personnage) : Et… il l’est ?, lui aussi ?

Le délire ???, bouclé ? Parfaitement !, mieux que le dernier numéro de « Spirou », tout autour non pas des deux hémisphères mais d’un cou d’ado pathétiquement pas possible, déjà scandaleusement fétichiste et sans savoir le mot ! Signe ou hasard qu’au pôle du diptyque du « Grand Pari » détonait la dite « pelisse ». Tout comme les yeux de votre star favorite sont aussi les seuls dans lesquels il pourrait vous agréer de voir jouir de votre agonie, ici, en lieu et place d’un sépulcre de basilique tout au bout des froids couloirs d’un monastère avec le temps reconverti en école, il faut se représenter, franchies les galeries cisterciennes par nous décrétées oblongues-et nous les dirons gravées de phylactères devenus de plus en sibyllins avec les âges, l’autel d’une héroïne en man-teau de four-rure. Le prononcer en pièces, j’adore-pas vous ? L’incruste dans la durée, souligne la tradition-la conviction-la perdition ; en même temps sonne insolent ce qu’il faut, rebelle. J’ai à parler d’un Octobre qui toujours aurait sa revanche. Depuis un quart de siècle, pas un samedi après-midi n’a dû passer sans que je me retrouvasse assis là où on vend des livres, sans ressortir loin s’en faut toujours les bras pleins, assurément le même connard au même endroit à la même heure. « Pourquoi tu ne montres pas tes trucs à quelqu’un qui s’y connaît (sic) en « littérature (sic) »?». Dames!, je ne crée pas des espèces en laboratoire ! J’aime les bêtes uniquement pour habiller les femmes et j’écris ceci à l’intention d’un public que ne rebutera pas plus que moi la fourrure, ignorant si on me lira mais d’être lu plus certain dans ma vanité que de me contraindre à lire enfin les quatre-cinq derniers « Natacha ». L’acné cérébrale de l’esprit critique aurait-elle remplacé celui sur ma face du futur Van Gogh des petits miquets? Entendant les thuriféraires de la nouvelle BD et des mangas traiter notre hôtesse de « série nunuche par excellence », j’ai beau m’exclamer en style Bloy commentant Zola « crétins ! », à y songer, bien des choses m’apparaissent là-

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dedans sonner faux, se ressentir de la pesanteur d’un certain sud où le temps dure vraiment longtemps-peu de nos artistes de haut niveau y échappent. Les personnages sont insupportables quand ce qu'ils croient être leurs traits de lucidité sur le monde confine à un obscurantisme désolant. Et puis, à une nana qui dans son bain après une semaine de boulot et sans être flic-enfin pas de métier comme sa triste sœur Rubine- rêve, déjà, au moyen de pincer un nouveau voleur qui ne lui a rien volé, j’émets des réserves à vouloir me changer en U-Boat.

L’essentiel pour nous n’est pas là. Avouant qu’une fois quittée sa table de travail, ses personnages sans lui faisaient ce qu’ils voulaient, qu’il n’avait pas à les contrôler, Walthéry s’amusait de ses lecteurs lui confiant « bien s’être amusé entre les planches". Je ne pense pas avoir eu l’esprit aussi tordu ! Pas non plus être allé jusqu’à 15 ans comme j’ai eu la présomption de l’avancer. Je me serais plutôt arrêté à 13, au treizième siècle, au meilleur temps des chevaliers (le samedi, pour le pire et le meilleur, le Jour des Fées!). Cette phrase d’un « roman de chevalerie moderne » résumerait assez la teneur de nos rapports, à Elle et moi: « Elle pensait vraiment qu’il était un connard, et même un grand connard, ce qui ne constituait pas pour elle un défaut »*

Et comme un connard encore, parfaitement, j’ai quitté ce samedi-là l’école mes bouquins dédicacés sous le bras et suis allé attendre au bord du chemin, tête au vent, assis sur une grosse pierre blanche, une voiture qui n’arrivait pas. Nous étions exactement à la même période de l’année-même temps grisâtre et surtout avant-coureur des froids hivernaux. Pour tromper l’ennui, plus connard encore, je me suis mis à réciter « La mort du Loup » de Vigny qu’on devait apprendre en français chez ce cher Abbé D., lequel eut la présence d’esprit de me prier plus tard de cesser de rédiger mes compos, connard-alors sur ce coup franchement connard- « en style B.D» ! Quand se pointa le break de feu mon père, Ysengrin avait eu le temps de clamser vingt fois et même avant de me bouffer cru tout avec mes bonnes espérances comme le connard, pardon canard du bout du champ du monde. Bien entendu, dans ma mythologie personnelle, je tournai la tête et entendis un autre moteur d’auto qui venait la prendre Elle. Et au même instant, sous le grand portail de l’abbaye, Elle apparut (pas en uniforme, non!, en tailleur Lacroix Sage Imprimé bleu gris), de retour de la séance terminée, sans l’once d’une fatigue, toutefois frileuse, un brin. Les gardes-du corps, sur son injonction, s’évanouirent dans le noir de leurs lunettes surfaites pour la saison. Assez prévoyante pour éviter le détournement de mineur-je rassure-seule Elle repartirait, d’un éternel samedi l'enchanteresse. Et avant que le chauffeur n'ouvrît la portière, sous le casque blond vénitien l'offrande Elle accepta (« là..sous le... prenez-là »). M’en étais allé chevalier ardent remettre la toison de la bête vaincue!, connard ou pas cette fois sans plus d’importance que de chercher dans les nuages d’octobre 87 un sillon long courrier. Mais à chaque fois que lassé des dédales de ma bouquinerie, je pose mon cul sur mon escabelle et que la pierre blanche sous mes jumelles se fait sentir, sûr !, inconsciemment ou pas, que, là, j’attends le prochain vol… Octobre 2O12.

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* Vladan MATIJEVIC, « Les aventures de Minette Accentiévitch », Les Allusifs, 2007.

Les 13 premiers albums de « Natacha » (197O-1988) ont été publiés chez Dupuis

(regroupés dans les années 2OOO en une intégrale de 4 volumes). Les 8 suivants l’ont été

par Marsu.Prod.

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10. ENTRE ELLE ET

NOUS.

« FEMMES SLAVES »

de Léopold von SACHER-MASOCH.

(Impromptu sur un livre inédit).

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Guerre russo-turque de 1877-1878. Evacuation de blessés

Doc.CICR.

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LINDHEIM (Hesse, Allemagne), dernier trimestre 1894.

-Léon Kirilovitch…Ne pas…sans avoir…

Un mot, ou deux, demeuraient-ils pris dans l’hiver bulgare, l’hiver bulgare ?

« C’était une sorte de bien-être qui invitait à ne plus bouger. Enfin, la tête s’abandonna à son tour, et la pauvre Véra s’affaissa dans la neige comme dans un chaud duvet, comme dans une vaste et douillette fourrure. » (1)

-Léon…Kiril…

Le siège de son bureau manquait d’accoudoir. Tout doucement, l’infirmière s’était résolue à

laisser flotter dans l’ombre son poignet. D’entendre le prénom du jeune soldat défunt

l’entraîna pour sa part plus loin dans le souvenir :

« Elle voyait toujours l’immense nappe blanche ; elle distinguait parfaitement le bruit des armes, et la rumeur de l’armée dans le lointain, mais elle fut envahie tout à coup par une fatigue douloureuse, suivie d’une lassitude générale de tout son être, d’un abattement de tous ses membres. » (1) Toujours plus loin : « Les terribles combats avaient amassé dans les hôpitaux militaires des milliers et des milliers de blessés qui avaient besoin de secours immédiats et dont les souffrances passaient toute description. Kroubine ayant pu disposer d’un court moment pendant la nuit, en profita pour relever prestement la manche de la pelisse de Véra et déposa un baiser sur son bras, la brave ayant les mains couvertes de sang ». (1) -Pas Kroubine !…Non !, Léon Kirilovictch…la colonne Skobelev… « Mon époux !, fit-elle à sa troisième mention, …et mon prétendant ». L’homme devait avoir repris ses esprits pour se remémorer leurs noms et aussi, celui du général. -Alors Herr docteur, vous voyez… ce n’était pas grave. Dans le salon, Hulda ne se doutant de rien, terminait de jouer le prélude N° 2O de Frédéric Chopin. Sa première surprise n’avait pas été qu’elle se trouvât là. Elle avait été qu’elle le fût dans son uniforme de secouriste, toute de blanc détonnant sur la vaste pièce de travail enténébrée. Il la revit alors, sur le seuil de chaumière bulgare le lendemain, fermant les agrafes de sa fourrure, regardant autour d’elle avec des yeux écarquillés, « comme si elle voyait le monde pour la première fois ». Véra ???? -Elle-même, Herr Doktor…

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Elle achevait de rallumer des bougies qui absorbèrent les ultimes notes leur parvenant du prélude. Le décor d’apocalypse se dissipa dans sa tête. Elle avait les cheveux blonds noués, la taille svelte, les bras musclés. Elle avait le temps qui les séparait de la fin de la guerre, enfin celle-là, à une décennie près, elle avait dans les trente à peine. -Et votre manuscrit, ajouta-t-elle, attendra bien demain. Véra poussa élégamment l’encre encore fraîche du texte en cours d’ « Entre nous » non loin du Livre des rêves de sa mère. Elle savait qu’il l’accompagnait partout depuis toujours, qu’il renfermait assurément plus d’étoiles qu’il n’en scintillait dehors sur la nuit d’automne finissant. Elle savait cela. Elle en savait-sur sa vie, son œuvre-et pour tout dire c’était réciproque. Il n’était que la question de l’énigmatique Tante initiatrice Zénobie sur laquelle elle butait. L’opacité la plus complète. -Vous avez déjà tant écrit…

La grande horloge du Herr Docteur-en maths (et physique, et philo)-eût-elle dû se faire comptable, un tour et demi, deux tours, chaque minute-seconde jet, éruption, et à chacune un imprimé, une reliure possible. L’homme écrivant du XIX è siècle avait-il le choix ? L’écriture, « rien que pour soi », « humble », ah !, qui était dupe de cette fadaise romantique brandie par les tenants d’une classe qui n’avaient jamais écrit une ligne mais conserveraient à bon compte leur cheptel de désespérés, leurs purs produits finis priés de le rester à finir et joliment sur d’autres planètes. Voilà pourquoi, entre autres raisons, le grand écrivain de ce temps avait la plus élémentaire courtoisie de proposer dans son œuvre une explication à la marche du monde, via de préférence l’enseignement des « sciences naturelles » ou rideau ! -Tant écrit ? interrogea-t-il, comme s’il parlait d’un autre. Publiée dans la Revue des deux Mondes, cette histoire de la campagne d’hiver 1878 avait contribué à établir sa renommée dans le tout Paris littéraire. -Et « comme si, ma chère amie, tout cela était réellement arrivé ».

Réplique en physionomie seigneuriale de câbles narratifs blanc sépulcre d’un réel imaginaire tout floconneux d’autobiographie récrite, sa moustache encore épaisse avait exhumé ces paroles prononcées six ans plus tôt au directeur de la « Revue bleue ». Ses « Choses vécues » venaient alors de paraître. -Arrivé…Et littéralement vrai !, conclut Véra, en français comme lui avait commencé… -Vrai !…Véra…Vrai !… Il fit semblant de devoir la corriger sur la prononciation, les Slaves pourtant n’accentuant pas à outrance les finales en grave, à la wallonne. Il allait mieux, en effet. Le grand conteur fixait le rond visage fébrilement mais non sans l’autorité doucereuse d’un maître de classe acquis d’avance et sachant toutefois y mettre la contenance. L’instruction du peuple. Des femmes. Entre les pupilles reconstituées vibraient, sous le profil d’oiseau de proie, les combats de toute une vie.

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« Reading » de Yuri KROTOV (1964). Tout droit réservé.

-…Tu lis toujours tout ce qui te tombe sous la main ?... Véra n’ignorait rien de de l’apogée du séjour à Paris, de la fille du sculpteur mondain, celle qu’on prit bien entendu à ses côtés pour une princesse des steppes de l’Asie centrale, tant qu’à faire la fille du grand Khan ! S’il avait vu ou non les travaux de construction de la Tour de l’ingénieur Eiffel, il lui eût curieusement été impossible de le dire mais quelle importance après tout !

Et vous, Herr Doktor, fit-elle en guise de réponse, un œil sur le grimoire maternel, proclameriez-vous avec toujours autant d’assurance que « la jeune fille slave est une femme immature et la femme allemande… une fille fanée » ? Il toussa. Hulda venait de reprendre le prélude à son commencement. A hauteur du nombril, ses larges mains très minces, pleines de majesté, se nouèrent un peu nerveusement en dépit du ton très doux, préventif, de Vérouschka. Pour la première fois, il remarqua l’épaisse pelisse de renard sur le recoin d’une des chaises à l’adresse des visiteurs. Elle était donc bien entrée par le jardin. A supposer que…L’espace d’une seconde, sans lâcher de l’œil le col de la fourrure, le presque sexagénaire se persuada qu’une fois franchi le rempart de tilleuls ne régnait plus dehors que la steppe galicienne de son enfance. Et son index s’extirpant du nœud émacié, ridé, pointa la veste.

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-Ma chère petite encyclopédiste, pour vous ce défi : rappelez-moi où, …la première fois ? Le ruban noir de sa coiffe blanche ne l’était pas autant noir que celui parant, à l’instant pour l’écrivain de revenir à soi, ses grands yeux clairs-deux grandes barques en somme pour invitation à le ramener illico, bordé de loup noir à sa double tanière d’enraciné et d’étranger depuis son berceau de Graal galicien, depuis sa Zénobie intérieure, depuis l’embryon. De fait, oui, songea Véra, quand en a-t-il parlé pour la première fois ?

-« La fourrure qui auparavant était un vêtement princier dont l’usage chez les bourgeois et les femmes entraîna des interdictions et des lois somptuaires, couvre aujourd’hui les épaules de la grande dame comme celles de la fille publique » -Manque d’électrifiant dans la prose mais voilà qui mérite une ovation ! Au moins autant qu’à la création de ma première pièce de théâtre. (Un honnête succès sans plus, Herr Doktor, se dit l’infirmière, mais pourquoi pas dans le fond ?) -C’était, Herr Doktor, dans votre Travail de fin d’études, sur l’insurrection gantoise au XVI è siècle contre Charles-Quint. Et l’ovation serait pour moi sans doute excessive. -Une ovation ? Ou ai-je la tête ? Un trophée ! -A la Meritza Karaditch ?

Femme du Monténégro par Vlaho BUKOVAC (Croatie-1855-1922)

Dans « La journée de Gatzko », après la bataille victorieuse contre les Ottomans, Meritza, la fière épouse du chef rebelle monténégrin Karaditch reçoit plusieurs trophées des mains de son mari, parmi lesquels une pelisse : -De soie jaune et bordée d’hermine !

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-Toujours aussi coquette, Véra Baranof ? - « Véra était d’autant plus jolie qu’elle gardait assez de vanité féminine pour ne pas négliger sa toilette » (1) Est-ce, là, le simple fait de ma personne ? -dois-je le demander à vous (en français de nouveau), maître ?

A l’instar de Tourgueniev, il avait été l’un des premiers grands auteurs à ne pas dissimuler son intérêt pour la mode. Tout documentaliste intéressé par les usages vestimentaires de l’est européen n’aurait plus tard qu’à ouvrir un de ses recueils au hasard : « La société des étudiants, la Slavia, avait adopté la botte polonaise, le pantalon hongrois, la redingote et le bonnet carré polonais. Faster, le brasseur, en même temps tribun du peuple, se promenait avec un béret en velours et un manteau espagnol. La baronne de Neipperg portait la schouba (longue pelisse, brodée d’or et garnie de fourrure noire), comme une boyarine moscovite du temps d’Ivan le terrible ». (2)

Lui-même ceci dit n’était-il pas devenu à son tour un « article », l’un des premiers auteurs médiatiques à l’orée de la publicité, et sans rien préfigurer du pillage, du dévergondage éhonté de ses écrits les plus sulfureux après sa mort ? Un formidable produit exotique, oui, que sa première traductrice (et censeure) hexagonale Madame Bentzon ménageait-« Ordre Moral » oblige- un tantinet, un tantinet trop parfois. Du reste, il était bon que les choses un peu « vives » (dixit Madame Bentzon) se vissent reléguées en des contrées orientales méconnues, aux noms imprononçables. Néanmoins, on pouvait tout lui reprocher, si l’on y tenait absolument, pas d’avoir fait du livre pour du livre (aucun opus ne se départant d’une impulsion, d’une nécessité de sentir la vie en tant que présence de-et dans la nature), pas non plus d’avoir manqué d’humour. -Tu sais, Vérouschka, raconta-t-il, reprenant son souffle presque entre chaque phrase, le comique du premier Congrès panslave à Prague ? Jusque-là personne en ville ne se préoccupait vraiment d’enfiler un habillement spécifique. Lorsqu’il a fallu revendiquer toutes les nationalités, symboliquement chacune s’est empressée de sortir immanquablement les fourrures et pas des modestes. Or, c’était à la mi-juin et l’été rudement précoce. Souffrir pour une cause… Rapporter l’anecdote lui avait pompé trop d’énergie. Prématuré!, estima Véra, vérifiant son rythme cardiaque. C’est que de nouveau il s’absentait, loin. Sous son fameux front conquistadore qui devait tant en imposer naguère à ses adversaires en duel, sous ce front désormais endolori, piétiné à satiété et plus par les battements du voïvode dont il avait toute sa vie-physiquement et intellectuellement-combattu la tyrannie, dessous les tempes suspendues sans plaisir depuis des lustres aux caprices d’un sang réputé si vif, il glissa dans les modestes artères d’un marché petit-russien de son enfance, des paysannes échangeant un certain nombre de peaux contre des pots-de rouge, tout ce qui pour fard entretenait chez elles l’illusion de ressembler aux élégantes traversant lentement la foule du haut de leur voiture. A un moment, parmi les indigents tentant de glaner quelque sou, il reconnut, sa corde grossière lui enserrant la taille, tout au bout sa croix, la robuste pénitente qu’il avait un jour décrite et dans sa bouche, sur un ton d’homélie, le début du récit qu’elle fit à Roman dans la forêt.

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« J’avais seize ans, c’était par un jour froid et lumineux. Une file joyeuse de traîneaux passa devant moi, au son d’une musique entraînante ; des chevaux fougueux emportaient de jolies femmes enveloppées de fourrures et accompagnées de galants cavaliers. Je les suivis des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent disparu dans le lointain, se dessinant à l’horizon comme une volée de corbeaux noirs et je me demandai : pourquoi ne peux-tu pas aussi glisser tes bras blancs dans de molles fourrures et t’étendre nonchalamment dans un traîneau doré ? Dieu ne t’a-t-il pas créée aussi belle que les autres ? »(3) Des récipients cosmétiques les couvercles, se mirent à suinter entre les doigts. Liquéfié -contrecoup chez l’homme d’une velléité nauséeuse ?-leur contenu s’égrena hémoglobine sur les bottes en maroquin des postulantes à l’extase de la face, leurs cris s’accolant aux railleries et subits écarts de plumes multicolores des aras d’Amérique exhibés. Pas assez pour faire un bain !, chère Erzsébet, pas assez !, éructa le poète (presque) ravi. Soudain, une jeune beauté farouche, manifestement résolue, se jeta en travers de la foule. Elle arborait une jaquette fourrée toute blanche nantie de cartouchières et une toque rouge, deux pistolets et un sabre à sa ceinture. Un garçon à peine sorti de l’enfance qu’on eût pu trouver malingre mais plus résolu encore que son aînée, la suivait, haletant, sur son visage rubéfié spitant un mélange baroque de sage contenance et d’élan lycanthrope, bref éperdu. -Tous aux barricades !, jetait aux badauds bousculés la grande, sans s’excuser des établis renversés au passage telle le Christ au Temple, fusil tendu vers l'avant.

-Pas si vite, je n’arrive pas à te suivre !, geignit le petit qui trimbalait un sac d’armes blanches. -Mais c’est toi !, heu…je veux dire moi, s’écria le vieux romancier. Puis tout, de nouveau, s’estompa. L’infirmière qui assistait stoïquement à cette rechute sans gravité convint d’attendre un peu avant de renouer le dialogue. Elle ne prit pas attention au râle indigné qui s’ensuivit. Fichu cerveau !, pusses-tu leur rouvrir tes portes, leur ressembler, toi aux paysannes, aux Dames du Monde, à Ezsrébet, à toutes les comtesses sanglantes de la Création ! Sur ce mot, il avait déjà repris vigueur, le mauvais film abrégé. Vérouschka feuilletait maintenant un volume dans la bibliothèque, la bouche affûtée vermeille survolant les caractères. Lui avait trouvé vulgaire l’essor du fard féminin, surtout dans les campagnes- l’eût-il préféré tribal, en chantre des êtres primitifs ? Hésitant sur le choix d’un volume, Véra, à la vue du titre d’un modeste recueil, sourit intérieurement à une souvenance de l’histoire d’Henryka. « Lorsque Dembowsky fut bien rasé, elle le maquilla et le grima avec un art achevé ; ensuite elle lui fit revêtir une robe et une grande pelisse, que la baronne avait l’habitude de porter dans ses courses en traîneau ». (4)

-Permettez, Herr Docktor. Sa sélection opérée, elle se mit à lire :

-Elle a, à trente ans, appris à connaître le monde, la vie, les êtres et surtout l’homme. Elle sait que sur cette terre, on ne peut chercher rien d’accompli ; elle a connu tant d’hommes mauvais, faibles, méprisables, qu’elle sait apprécier, quand elle le rencontre, un homme

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véritable… Ainsi, ses prétentions au bonheur sont moindres et pas impossibles à satisfaire, car elle a appris à connaître l’absence de bonheur et ce qui est encore plus effroyable, l’écoeurement de l’habitude, la malédiction de la vulgarité ; et elle sait enfin ce qu’est simplement l’amour, ce que vaut l’amour d’un homme, elle ne veut plus trouver un idéal d’homme, un idéal de bonheur, elle veut être aimée, c’est son but suprême, unique, mais pour cela elle peut aussi aimer avec une passion, un enthousiasme, un dévouement dont la jeune fille immature ne sera jamais…(*)

-Capable. Rien à y ajouter, rien à y soustraire… Il allait-pas de doute- de nouveau mieux. -Entendu ! Et par votre grâce, j’ai désormais toujours trente ans. Joli privilège… -Je m’incline devant, de ta part, tant de mansuétude. Remettant le livre, elle se dit que des neuf femmes en fourrure qu’il avait mises en scène pour la Revue, Matrina avait eu franchement la part la plus drôle dans la séquence du « Banc vivant » où après qu’elle se fut levée brusquement faisant sauter la peau d’ours « Michalowsky apparut dans sa posture ordinaire, confondu, atterré, aux yeux de sa femme, humiliée et pâle de colère ». (5) -Tu as une idée, fit-il manifestement ragaillardi, du patronyme de ma première gouvernante française à Léopol ? -Madame Martinet, Herr Doktor-pas fait exprès ? Elle aimait aussi l’épisode exquis où Ursa, tandis que Stanko boit, enroule sous sa pelisse les liens qui vont lui servir à l’attacher pour accomplir à une inversion près le dessein de son mari : le vendre au pacha-hilare à l’arrivée de la marchandise. -Miroslawa !, pensa-t-elle tout haut, vous avez repris ce truc des cordes d’elle !!! -Hum ? -Oui, votre amie à Prague l’année de la révolution ! La fille d’un voisin de vos parents, un professeur. Vous lui aviez juré d’aller vous battre à ses côtés le jour où ça chaufferait ! Les fameux signaux phosphorescents dans les yeux du louveteau de Winiki et Kolomea, cette fois, s’étaient ranimés. -El le jour venu elle est bien entendu passée vous prendre. Dans sa fourrure, elle entassait un sabre, un pistolet… et ?...je vous le donne en mille Herr Doktor -Une corde rouge, je crois, fort épaisse… -Destinée aux prisonniers ! -J’avais douze ans. Elle, un sacré cran. Moi, je rechargeai son fusil. Ca sifflait sans cesse autour de nous. Miroslawa !..., elle encourageait tout le monde à se battre. En chemin, nous avons même croisé l’Amazone de Prague, la vraie ! -Elle vous impressionnait cette corde dans la pelisse ! -Assez. Mettons… qu’elle… m’impressionnait. Et elle était assez fière de moi, en retour. Ce jour-là, elle m’a, dans le fond, adoubé chevalier. -Vous l’étiez de nom. Vous l’êtes devenu… -Tout simplement…

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Nul besoin davantage de premier ou second degré. Véra fut assez contente des chemins qu’elle lui faisait emprunter. En revanche, elle s’empressait de chasser de son esprit les vilaines pensées sur tout ce qu’il avait pu-pardonnez mon relâchement- "balancer" pour bidons aux médias de l’époque sur ses services dans l’armée impériale. -Et toi ?, à propos, tu es infirmière ou journaliste? Tu es en train de m’interviewer, en bonne et due forme ? Tu t’en sors …

Les interviews devenaient rares en effet. Madame Bentzon non contente d’avoir dissuadé Monsieur Calmann-Lévy de publier « Le nouveau Job » avait beau naguère pour se justifier le traiter à tort ou à raison de « forban », force était d’avouer que sous le toit de Lindheim n’avaient jamais afflué les pelisses les plus onéreuses que sur le rayon des œuvres complètes du maître de maison ! Le « vertueux écrivain » que la France adulait, notre expert dans la langue de Goethe en transmutation des mystères « gréco-byzantins » sacrés et profanes et profane à en croire certains plus que de raison, n’avait pas la côte dans l’Allemagne de Bismarck. Né au carrefour des mondes slaves et germaniques, son idéal supra-sensuel d’une femme en fourrure dominatrice équivalait d’abord s’il ne se l’avouait jamais au profil de la noble polonaise mais il devait être vu comme le noyau d’un autre idéal supranational et paneuropéen celui-là, et qui se projetait bel et bien dans un miroir qui avait nom Osterreich- l’Autriche des Lumières avec son legs « latin » (toutes les voïvodes promues statufiées déesses de la Rome antique) chez lui marqué carrément du sceau de ses ancêtres espagnols, seule à même, de par l’exemple galicien, de la femme galicienne, aristocratique et libérée, de surmonter les paradoxes de la modernité (et dans la foulée les siens, dans cet enchevêtrement à priori hallucinant) pour propager au monde la civilisation, la Beauté. -Une Europe enfin bonne pour la trentaine alors ? La trentaine pour toujours ? -Et mieux, Véra. Belle et mature comme toi, assurément…Lucide, désireuse… Lucide ? Dans son univers, ce pouvait être d’irrationnel l’épithète. La piété slave ancestrale et son progressisme s’accommodaient. L’hyper-chaste Véra, courtisée depuis des lustres par le brillant savant Kroubine s’était « donnée » pour épouse, avait tout donné à un jeune homme à l’agonie en hiver-elle ne savait de lui que le sacrifice et leur commune virginité. La secouriste se rapprocha du Livre maternel. Les contours d’une étrange machine commençaient à se dessiner dans le fond de la bibliothèque sans que nul n’y prêtât attention. Le malaise de l’écrivain semblait déjà archivé dans ses dossiers. Or, difficile de nier la sensation de mort imminente éprouvée. Dernière-née de sa galerie de femmes slaves, littéralement vraie sur le papier, telle Dame du monde avait entrepris de rompre avec son style de vie quand un grand coup de frais sournois dessous les tilleuls avait fait irruption par la baie vitrée en voleur agile d’un de ses récits de jeunesse (tels les frères au secours de leur sœur dans le château de la Bathory d’« Eau de jouvence »), à ses côtes un grappin jeté, trois, quatre crocs allant résonner aussitôt tout contre les parois. Ensuite une rythmique-sourde- lancinante-puis le brouillard, le front le plus aquilin encore, des étoiles, l’écran de papier, des étoiles…Et puis sa Vierge de Kiev ! Des frissons, à intervalles plus ou moins réguliers, le reprenaient…

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-Wanda raconte partout que cette maison est un véritable bordel, une Mecque du « masochisme » comme ils disent où accourent tous les apprentis flagellants d’Europe et tous les tordus imaginables. Tu te rends compte? -Je suis au courant, c’est ignoble, répliqua Véra, mais sans conviction. Que dites-vous de cette pelisse ? Goupil avait chu sur les épaules du maître et des tournesols pareils à ceux qui à la belle saison poussaient dans ses jardins firent miroiter tout un champ d’or éclos dans sa cage thoracique opprimée. Malgré la respiration plus large, le professeur crut bon, pour toute appréciation, d’esquisser de son sourire d’éternel gentilhomme puis de refouler, toute feinte, une lassitude. -Wanda, …jusqu’où ira-t-elle ? Le soupir de dépit cette fois n’eut rien de simulé. -Nulle part plus loin que ce que vous avez fait d’elle dans vos livres. A sa place, j’en serais flattée. -Que donnerai-je, là, pour un cigare ? Il la vit extraire de la veste un objet plat circulaire qu’il prit pour un miroir de poche. -J’ai apporté quelque chose avec moi qui vous changera les idées. Elle s’éloigna, puis revint. Il entendit entre les deux un petit bruit sec et métallique. -Quant à votre requête, je vous suggérerai, Herr Doktor, de vous incliner devant moi sur ce avec aussi peu de réticence que tout à l’heure devant ce que nommiez ma mansuétude. -Un jour, elle va se mettre à écrire. Tu paries? -Je comprends votre désarroi, Herr Doktor, mais laissez-la dire… -Mais non !, on ne peut pas tout de même pas la laisser faire !… -« Rien d’accompli », lisais-je. Tous vos idéaux n’ont jamais fait de vous un naïf qui réclame tout tout de suite, comme notre cher Tolstoï! Les mains de son héroïne, postée derrière l’austère fauteuil, allaient et venaient sur le manteau qui l’enserrait, comme si elle eût été sa fille, comme si elle eût été Olga, ou Marfa. -Et ce Docteur de Graz, bons dieux, avec ses théories. Quarante ans à la somme peut-être la plus originale de toute la littérature contemporaine-ô je ne suis pas modeste, chacun sait mais allons!- une synthèse !, une épopée !, à la croisée des mondes slaves et germaniques, vers l’avenir tournée et… -Et puis ? Des doigts alertes de jeune fille mature tatillonnant, chantonnant bientôt même dans les fils enneigés, firent mine de vouloir honorer sa moustache d’un bâillon. -Qu’alliez-vous dire, Herr Doktor ??? -Et puis, termina-t-il radouci, voire comme si le sujet lui fut soudain devenu étranger, …se voir réduit à quelque grivoise galéjade… -Un jour, ça se saura, nul n’aura plus de raison sérieuse de vous reprocher vos défiances politiques que ces murs ne dissimuleront contre toute évidence le père de famille, l’éducateur exemplaire, l’époux fidèle, l’érudit, le chevalier de… -C’était une comme ça !, coupa-t-il. -De pelisse ? Que portait qui ? Wanda? -Miroslawa !, rugit-il, l’air mauvais et gentil à la fois. Un soir, dans le jardin. Le clair de lune-je ne l’invente pas- était tellement mystérieux. Ma tête sur sa poitrine (j’ai dû l’écrire quelque

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part, j’en suis sûr), à moitié perdue dans ses fourrures. -"Vaporeuses", Herr Doktor? -Dans ses fourrures, incroyablement vaporeuses, c’est là, qu’elle me sacra son chevalier. Et elle attacha un nœud de rubans, aux couleurs slaves, à la boutonnière de ma casaque. Véra ne put ne pas lorgner, par curiosité, au dit emplacement. Secouant le pan droit du renard blanc, ses grands yeux bleus capturèrent une pastille vermeille, la légion d’honneur de la république française. -Qu’est-ce donc, s’exclama-t-il ? Les ténèbres avaient ré-envahi la pièce. Ni coup de vent, ni visiteur. Alors quid ? Était-elle venue le secourir ou l’achever en définitive ? Pas le temps de s’interroger et déjà une lumière terriblement crue s’était substituée à celles des bougies et à leur suave atmosphère. -Et là !, sur mon bureau… La mystérieuse machine occupait maintenant l’espace entre le Livre des rêves et son manuscrit inachevé. Dominait une tour monolithique d’une matière étrange flanquée de deux blocs d’où fusait un panel saisissant de voix s’exprimant dans toutes les langues de l’est-européen, tandis qu’une multitude de câbles se perdait dans l’obscurité consentie à l’espace du bureau par le halo singulier étreignant la nudité du mur qui les surplombait. -Et là- haut! Regardez, Vérouschka !...

Sur le vaste pan par-delà quelques soldats de plomb s’agitaient les joyeux drilles en fourrures du Congrès panslaviste, suffoquant un brin sous leurs attributs nationaux redondants. -Des photographies animées… Il avait facilement retrouvé son calme. Toujours au fait des technologies nouvelles, l’homme de lettres avait été plusieurs fois confronté à des procédés de projection d’images avancés, pas bien sûr à ce point. -Ceci correspond à ce qu’on m’a dit de l’invention présentée par Muybridge à l’exposition universelle de Chicago ou du kinétoscope d’Edison et des bruits me parviennent sur des frères français qui se prépareraient à déposer un brevet. (**) -Le cinématographe, Herr Doktor. J’ai juste pris un peu d’avance. Vous m’avez voulue femme de sciences, non ? Il est tel qu’on pourra y accéder, chacun à son domicile, dans un peu plus d’un siècle.

Les rues bariolées de Prague, cinquante ans plus tôt défilaient sur la toile de pierre. L’ancien ami de Miroslawa tenta d’apercevoir celle-ci parmi les figurants, renonçant bien vite… -On le dit pourtant sans avenir. Il en aura certainement plus vite que « La Vénus en fourrure » en français, toujours, merci sœur Thérèse Bentzon, in-traduit là-bas! -Proposez-leur d’en faire un film ! D’une pierre deux coups !... -Excellente idée, ma chère ! A mon prochain séjour à Paris, je ne …

La splendeur du spectacle, barbare et raffiné, solennel et affriolant qui avait pris possession de l’écran aurait interrompu les projets les plus fous, les valait sans doute tous: une vision, à laquelle bien qu’elle parlât d’elle-même s’imposaient naturellement les mots, ceux que malgré

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la réserve aristocratique bridant l’expression de son substantiel orgueil d’écrivain, il récita, à la manière d’un écolier à la leçon accompagnant sa maîtresse, au fur et à mesure que la voix de Véra, sur fond d’une musique grandiose, relatait, --tels qu’ils l’avaient inspiré- les faits, plus grandioses encore: « Ensuite il prit une magnifique étoile étincelant de mille feux, qu’il attacha lui-même dans l’épaisse chevelure noire de sa belle compagne. Enfin, il déplia une de ces superbes pelisses turques dont j’avais admiré les pareilles à l’exposition de Vienne. Celle-ci était en soie jaune et doublée d’hermine. Sans dire un mot, il fit signe à Melitza, se leva et se mit en devoir de lui passer la pelisse » (6). -La séquence finale de « La journée de Gatzko » ! Magnifique !!! Il voulut se tourner vers l’infirmière mais elle avait disparu. Sur l’écran, cette inscription, plutôt fâcheuse : "Une erreur s’est produite. Veuillez réessayer plus tard". -Tout va bien, Léopold ? Vite, se dé-saisir de cette pelisse ! Pas besoin. Il ne sentit que son veston, son pouce allant titiller la rosette. Un angle de lumière s’étendit jusqu’aux pieds de son siège puis illumina la surface du bureau. Tout était normal. Ouf ! -Pourquoi travaillez-vous dans le noir ? demanda la voix sur le seuil. -Juste un besoin passager. Je suis un écrivain, Hulda. Vous savez, nos lubies… -Et à quoi songiez-vous ainsi ? A vos propositions pour la prochaine réunion de l’Association pour la Culture en Haute-Hesse ? -Sans outrepasser, ma très chère, …à quelques fourrures… -Ah !, vous changera-t-on décidément jamais ?, Herr Doktor… Février 2013.

*Léopold von Sacher-Masoch, « Femmes slaves », Pocket-Revue des Deux Mondes, 2013.

(*) Extrait d’une correspondance avec Emilie Mataja (1875) citée par Bernard Michel, p.123. (**) La première projection publique du cinématographe des Frères Lumière eut lieu deux semaines après le décès de Sacher-Masoch (5 mars 1895).

Les textes en italique gras sont tirés directement de l’ouvrage.

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Références numérotées des récits:

(1) Véra Baranof (Russie)

(2) L’Amazone de Prague (Tchéquie).

(3) La pénitente (Ukraine).

(4) Henryka Listewska (Pologne).

(5) Le banc vivant (Dalmatie).

(6) La journée de Gatzko (Monténégro).

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Femme de Galicie, région natale de Sacher-Masoch. Tableau de Léon WEISSBERG (1894-1943)

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SOURCES :

Bernard MICHEL, « Sacher-Masoch, 1836-1895 », Robert Laffont, 1989.

Thérèse BENTZON « Un romancier galicien : M.Sacher-Masoch », Revue des Deux Mondes,

1875 (étude intégrée aux « Femmes slaves »).

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MES PERSONNAGES (Poème 2).

Mes personnages dévêtus De tous les lambeaux de ma vie S’en sont allés les yeux battus Et dos tourné à mon génie.

Ah ! que j’aimais à les parer. Oh ! Que je brodais bien l’excuse Offerte à mon cœur égaré. Ah ! Que je brodais bien la rue !

Chaque soir un manteau nouveau Enjolivé de mes guipures, Et chaque jour à leur chapeau Un fleuron de mon aventure.

Ainsi j’habillais ces messieurs, Enfants que m’envoyait la lune Pour me consoler des adieux Et me distraire des rancunes.

Ils ont quitté leurs beaux atours Ornés de mes secrets sans nombre. Un remord léger fut trop lourd A porter pour ces frêles ombres.

Ils sont partis depuis mardi, Assassins de mes habitudes. « Allez, messieurs au paradis Faire un lit à ma solitude.

J’arriverai dans l’à bientôt Avec ma lèvre fraîche à boire Et le trop tard et le trop tôt Seront témoins de mon histoire.

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Vos habits me sont destinés Chamarrés de mes plaisirs tristes. » Ah ! le sort aux doigts obstinés Est à jamais ma camériste.

Louise de VILMORIN « Solitude, ô mon éléphant », Gallimard.

« Le manteau de cygne », par le peintre néerlandais Kees van DONGEN (1877-1968)

Collection privée.