© colleen hoover & tarryn fisher, 2016 -...
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©ColleenHoover&TarrynFisher,2016Tousdroitsréservés
PremièrepublicationparAtriaPaperbackediton,2016AtriapaperbackestunlabeldeSimon&Schuster,Inc
Titreoriginal:NeverNever
Pourlaprésenteédition:©2016ÉditionsHugoRomanDépartementdeHugoetCie
34-36,rueLaPérouse,75116Pariswww.hugoetcie.fr
OuvragedirigéparSylvieGand
ISBN:9782755627060
Dépôtlégal:novembre2016
CedocumentnumériqueaétéréaliséparNordCompo.
Celivreestdédiéàtousceuxquines’appellentpasSundaeColletti.
SOMMAIRE
Titre
Copyright
Dédicace
1-Charlie
2-Silas
3-Charlie
4-Silas
5-Charlie
6-Silas
7-Charlie
8-Silas
9-Charlie
10-Silas
11-Charlie
12-Silas
13-Charlie
14-Silas
1
Charlie
Fracas. Les livres tombent sur le sol recouvert de linoléum moucheté. Ils dérapent sur un ou deuxmètres,tournoientets’arrêtentdevantlespieds.Mespieds.Jenereconnaispascessandalesnoires,nicevernisrouge,maisilsremuentquandjeleleurdemande,donccedoitêtrelesmiens.N’est-cepas?
Uneclochesonne.Frisson.Je frémis, le cœur battant. Mes yeux bougent de gauche à droite alors que j’examine ce qui
m’entoureenessayantdenepasmetrahir.C’étaitquoi,cettecloche?Oùsuis-je?Desjeuneséquipésdesacsàdosentrentbrusquementdanslapièce,enbavardantetenriant.Une
cloche d’école… Ils se glissent derrière leurs bureaux, parlant de plus en plus fort. Je perçois unmouvement à mes pieds et tressaille. Il y a quelqu’un, là, en train de ramasser les livres ; une fillerougeaude à lunettes. Avant de se redresser, elleme jette un coup d’œil vaguement apeuré et détale.Rires.Jecroisuninstantqu’ilssemoquentdemoi,maisc’estlafilleàlunettesqu’ilslorgnent.
––Charlie!lancequelqu’un.Tuasvuça?Etencore:––Charlie…c’estquoitonproblème…hé…?Moncœurbatsivite,tropvite.Oùest-on?Pourquoiest-cequejenemesouvienspas?––Charlie,chuchotequelqu’un.Jemeretourne.QuiestCharlie?Lequeld’entreeux?Ilyatellementdejeunes:blonds,hirsutes,bruns,aveclunettes,sanslunettes…
Unhommeentreetposesaserviettesurlebureau.Leprofesseur.Jesuisdansuneclasse,etvoicileprofesseur.Lycéeoufac,jenesaispasencore.Soudain,jemelève.Cen’estpasmaplace,ici.Toutlemondeestassis,saufmoi…quimarche.––Oùallez-vous,missWynwood?Leprofesseurmetoisepar-dessusseslunettes, toutenfouillantdanssespapiers.Ilclaquelapile
surlebureauetjesursaute.JedoisêtremissWynwood.––Elleadescrampes!lancequelqu’un.L’assistancericane.Jesensunfrissonmeparcourir ledosetgagner lehautdemesbras. Ilssont
tousentrainderigoler,saufquej’ignorequisontcesgens.—Tagueule,Michael!lanceunevoixdefille.—Jenesaispas,dis-je.Là,j’entendsmontimbredevoixpourlapremièrefois.Ilesttropélevé.Jem’éclaircislagorgeet
réessaie:—Jenesaispas.Jenedevraispasêtrelà.Nouveauxéclatsderire.Jeregardelesaffichessurlemur,cestêtesdeprésidentsavecleursdates
endessous.Coursd’histoire?Lycée.L’homme–leprofesseur–penchelatêtedecôté,commesijevenaisdedireunebêtise.—Etoùdevriez-vousêtre,unjourdecontrôle?—Je…Jenesaispas.—Asseyez-vous.J’ignoreoùj’iraissijem’enallais.Je reviens sur mes pas. La fille aux lunettes me dévisage quand je passe devant elle mais se
détourneaussitôt.Dèsquejesuisassise,leprofesseurcommenceàdistribuerdesfeuillesdepapier.Iltraversel’allée
enbourdonnantde savoixgravepournous annoncerquelpourcentage cette épreuveoccuperadans lamoyennefinale.Arrivéàhauteurdemonbureau,ilmarqueunepause,lessourcilsfroncés.
—Jeneveuxpassavoiràquoivousjouez,dit-ilenpointantundoigtaccusateuretgrassouillet.J’enaipar-dessuslatête.Encoreunexploitdecegenreetvousfilezdroitchezleproviseur.
Là-dessus,ilplaquelesfeuillesd’interrodevantmoietpoursuitsonchemin.Jenehochepas la tête, jeneréagispas.Jemedemandequoifaire.Annoncerà lacantonadeque
j’ignorequijesuisetoùjesuis?Ouleprendreàpartpourleluiconfierdiscrètement?Iladitqu’ilnevoulaitplusd’exploits.Mesyeuxseposentsurlepapierdevantmoi.Lesgenssontdéjàpenchésdessus,àécrirefrénétiquement.
QUATRIÈMEHEUREHISTOIREM.DULCOTT
Là,apparaîtunespacepourunnom.Jesuisdonccenséeyécrirelemien,saufquejeneleconnaispas.Ilm’aappeléemissWynwood.
Pourquoiest-cequejenereconnaispasmonproprenom?Oùsuis-je?Quisuis-je?Touteslestêtessontpenchéessurlesbureaux,sauflamienne.Jerestelà,assise,lesyeuxfixésdroit
devantmoi.M.Dulcottmejetteunregardnoir.Moinsjeréagis,plusils’empourpre.Letempspassemaismonmondes’estarrêté.Finalement,M.Dulcottselève,ouvrelabouchepour
parler,quandlaclochesonne.—Posezvosfeuillessurmonbureauensortant,dit-ilalorssansmequitterdesyeux.Toutelaclasseseprécipiteverslaporte.Jemelèvepourlessuivreparcequejenevoispasquoi
faired’autre.Jegardelatêtebassemaisjesenssacolère.Jenecomprendspaspourquoiilestsifurieuxcontremoi.Jemeretrouvedansuncouloiroùs’alignentdescasiersbleusdepartetd’autre.
—Charlie!lancequelqu’un.Charlie,attends!Unesecondeplustard,unbraspassesouslemien.Sanstropsavoirpourquoi,jem’attendsàlafille
auxlunettes.Maisnon.Entoutcas,jesaismaintenantquec’estmoi,Charlie.CharlieWynwood.—Tuasoubliétonsac,dit-elleenbrandissantunsacàdosblanc.Jeleprends,curieusedesavoirsijenevaispasytrouverunportefeuilleetunpermisdeconduire.
On repart bras dessus, bras dessous. Elle est plus petite quemoi, avec de longs cheveux bruns et degrandsyeuxmarronquiluimangentlamoitiéduvisage.Elleestaussid’unebeautésaisissante.
—Tuenasfaituncinémapendantlecontrôle!lâche-t-elle.TuasjetélesbouquinsdelaCrevetteparterreettonesprits’estévadéjenesaisoù.
Jesenssonparfum;jeleconnais,ilesttropsucré,commecomposéd’unmilliondefleurs,chacunecherchantàattirerl’attention.Jepenseàlafilleauxlunettes,àsonexpressionquandelles’estpenchéepourramasserleslivres.Sic’estmoiquiaifaitça,pourquoiest-cequejenem’ensouvienspas?
—Je…—Onvadéjeuner,cen’estpasparlà.Ellem’entraînedansunautrecouloir,parmid’autresélèves,tousàmescruter…minederien.Jeme
demande s’ilsmeconnaissent etpourquoi jenemeconnaispas. J’ignorepourquoi jenedispas àmavoisine,niàM.Dulcott,niaupremiervenu,quejenesaispasquijesuisnioùjesuis.Letempsquejecommenceàmedécider,onpasselesdoublesportesdelacafétéria.Bruitetcouleurs;corpsquisententtouslamêmeodeur,lumièresfluorescentesquirendenttoutaffreux.MonDieu.Jem’accrocheàmontee-shirt.
Lafilleàmonbrasestentraindebavarder.Andrewpar-ci,Marcypar-là.ElleaimebienAndrew,détesteMarcy.Jeneconnaisnil’unnil’autre.Ellem’entraîneverslafiled’attente.OnprenddessaladesetdesCocalight.Etpuisondéposenosplateauxsurunetabledéjàbienoccupée:quatregarçons,deuxfilles. Ainsi, on forme un nombre pair. Quatre filles, quatre garçons. Ils me scrutent tous d’un airinterrogateur, comme si je devais faire ou dire quelque chose de spécial. La seule place qui reste se
trouveàcôtéd’untypebrun.Jem’yassiedslentement,poselesdeuxmainsàplatsurlatable.Ilmejetteuncoupd’œilpuissemetàmangersansunmot.J’aperçoisdefinesgouttesdesueursursonfront,àlaracinedesescheveux.
—Vousêtestropbizarres,touslesdeux,observelafilleblonded’enface.Ellenousdésigne,monvoisinetmoi.Cedernierlèvelatêtedesonplatdemacaronietjemerends
comptequ’ilnefaisaitquetouillersanourriture,sansrienavaler.Ilmeregarde,jeleregarde,etonsetourneensembleverslafille.
—Ils’estproduituntrucspécial?insiste-t-elle.—Non,dit-onàl’unisson.Lui,c’estmoncopain.Jelesaisrienqu’àvoirlafaçondontlesautresnousconsidèrent.D’unseul
coup,ilmedécocheunlargesouriretoutendentsblanches,meposeunbrassurl’épaule.—Çavabien,assure-t-il.Jeme raidis mais quand je vois les six paires d’yeux posés surmoi, j’entre dans le jeu. C’est
effrayantdenepassavoirquionest–etencoreplusdesetromper.Àprésentj’aipeur,trèspeur.Çavatroploin.Sijedisquoiquecesoitmaintenant,onvameprendrepourunemalade.L’affectiondontilfaitpreuveàmonégardparaîtdétendretoutlemonde…sauflui.Lesdiscussionsreprennent,etleursparolesse mélangent : football, une soirée, encore football. Le type assis à côté de moi rit et se joint à laconversation sansme lâcher l’épaule. Ils l’appellentSilas. Ilsm’appellentCharlie.La fille brune auxgrandsyeuxestAnnika.Danslebruit,j’oublielesprénomsdesautres.
Findudéjeuner.Onselève.JemejoinsàSilas,ouplutôt,c’est luiquisejointàmoi.Jenesaisabsolumentpasoùaller.Annikapassede l’autrecôté,meprendpar lebraset semetàparlerde sonentraînementdepom-pomgirl.Ellemerendclaustrophobe.Enarrivantàuneannexedanslecouloir,jemepenchepourqu’ellesoitlaseuleàm’entendre:
—Tupeuxm’accompagneràmonprochaincours?Ellereprendsonsérieux,s’éloigneuninstantpourdirequelquechoseàsonpetitami,puisrevient
meprendrelebras.JemetourneversSilas:—Annikavam’accompagneràmonprochaincours.—D’accord,dit-ilavecuneminesoulagée.Onsevoit…plustard.Là-dessus,ilpartdansladirectionopposée.Dèsqu’iladisparu,Annikas’étonne:—Oùest-cequ’ilva?Jehausselesépaules:—Àsoncours.Ellesecouelatête,l’airperplexe.—Jenevous comprendspas, tous les deux.Un jour vous êtes pendus au cou l’unde l’autre, le
lendemainvousnesupportezpasdevoustrouverdanslamêmepièce.Ilfaudrabienquetuprennesunedécisionàsonsujet,Charlie.
Elles’arrêtedevantuneporte.—C’estmoi…dis-jepourvoirsiellevaprotester.Elleneréagitpas.—Appelle-moiaprès,reprend-elle.Jeveuxtoutsavoirsurcettenuit.Je hoche la tête. Quand elle disparaît dans la foule, j’entre dans la classe. Je ne sais pas où
m’asseoir,alorsjemedirigeversledernierrang,meglisseàuneplaceprèsdelafenêtre.Commejesuisarrivéetôt,j’ouvremonsacàdos.Ilyabienunetrousseàmaquillagecoincéeentredeuxcahiers,ainsiqu’unportefeuille.Je lesors, l’ouvreetdécouvreunpermisdeconduireornéde laphotod’unebrunesouriante.Moi.
CHARLIEMARGARETWYNWOOD2417HOLCOURTWAY
LANOUVELLE-ORLÉANS,LOUISIANE
J’aidix-septans.Monanniversairetombelevingtetunmars.J’habiteenLouisiane.J’examinelaphotomaisnereconnaispascevisage.C’estlemien,pourtantjenel’aijamaisvu.Jesuis…jolie.Jen’aiquevingt-huitdollars.
Lesplacesseremplissent.Celleàcôtédemoirestevide,commesilesautresavaientpeurdes’yasseoir. Je suis en cours d’espagnol, avec une jeune et jolie professeure,Mme Cardona. Elle nemedévisagepas,l’airdemehaïr,commelaplupartdesautres.Oncommenceparlesconjugaisons.
Jen’aipasdepassé.Jen’aipasdepassé.Auboutdecinqminutesdecours,laportes’ouvre.Silasentre,lesyeuxbaissés.Jecroisqu’ilest
venumedireoum’apporterquelquechose.Jem’apprêteàfairesemblant,maisMmeCardonasecontented’uneréflexionamuséesursonretard.Ilvientprendrelaseuleplacelibre,àcôtédemoi,leregarddanslevide.Jelefixe,jusqu’àcequ’ilfinisseparsetournerversmoi.Unegouttedesueurluicoulesurlajoue.
Ilécarquillelesyeux.Toutcommemoi.
2
Silas
Troisheures.Voilàprèsdetroisheuresquej’ailatêtedanslesnuages.
Non,pasdanslesnuages.Pasmêmedansunépaisbrouillard.J’aiplutôtl’impressiond’errerdansunetotaleobscurité,àlarecherched’uninterrupteur.
—Çava?demandeCharlie.Je l’ai examinéeplusieurs secondes,dans l’espoirde retrouverun semblantde familiarité surun
visagequidevraitêtre,apparemment,plusquefamilierpourmoi.Rien.Elle replongevers sonbureau, et sesépaischeveuxnoirs tombententrenouscommeunstore. Je
voudraismieuxlavoir.Ilfautquejemerappellequelquechose,untrucquejeconnaissais,marquedenaissanceoutachesderousseur,avantdelerevoirsurelle.Jem’accrocheraiàtoutcequipourraitmeconvaincrequejenesuispasentraindeperdrelaboule.
Ellefinitpar repousserderrière l’oreille lamèchequi luimasquait levisage.Sesgrandsyeuxseposentsurmoi,jenelesreconnaispas.Sessourcilssefroncent,ellesemordilleleboutdupouce.
Elles’inquiètepourmoi.Pournous,peut-être.Nous.J’aienviedeluidemandersiellenesaitpascequiapum’arriver,mais jeneveuxpasluifaire
peur.Commentluiexpliquerquejenelaconnaispas?Commentexpliquerçaàquiconque?Jeviensdepassertroisheuresàjouerlesdécontractés.Audébut,j’étaiscertaind’avoirprisunesubstanceillégalequim’avaitfaitperdreconnaissance,mais,là,ilnes’agitpasdeça.C’estdifférentdesesentirdéfoncéou ivre, et jemedemandecomment je saisça,d’abord. Jeneme rappelle riendu toutavantces troisheures.
—Hé!
Charlietendlamainversmoi,commesielleallaitmetoucher,maisserétracte.—Çava?demande-t-elleseulement.J’attrapelamanchedemachemise,m’essuielefront.Elleal’airinquiète.Jemeforceàsourireen
luirépondant:—Çava.Lanuitaétélongue.Aussitôtjegrincedesdents.J’ignorequellenuitj’aipasséeetsicettefilleassiseàcôtédemoiest
vraimentmacopine;alorscegenredephrasen’ariendetrèsrassurant.Sespaupièresseplissentuninstant,elleinclinelatête.—Commentça,longue?Merde.—Silas.Lavoixvientdel’avantdelasalle.Jemeretourne.—Arrêtezdebavarder,ditlaprof.Puisellereprendsoncours,pastropinquiètedemaréactionàcereproche.Jejetteunbrefregard
surCharlie, avantdebaisser lesyeuxversmonbureau.Mesdoigts tracent lesnoms incrustésdans lebois.Charlieesttoujoursentraindemecontemplermaisjefaiscommesiderienn’était.Jerelèveunemain,passelesdoigtssurmapaumecalleuse.
Tiens,jetravaille?Jetondslespelousespourgagnermavie?Àmoinsqueçaneviennedufootball.Audéjeuner,j’avaisdécidéd’observertouslesgensautour
demoi,etj’aiapprisquej’avaisentraînementdefootcetaprès-midi.J’ignoretotalementoùetàquelleheure,mais,bon,jusque-là,j’aitrouvélemoyendem’ensortirsanssavoird’avancecequ’ilfallaitquejefasse.Alors,peut-êtrequejenemesouviensderienpourlemoment,maisjemerendscomptequejemedébrouilletrèsbienpourqueçanesevoiepas.Tropbien,sansdoute.
Jetâtemonautrepaumeetytrouvelesmêmescallosités.Etsijevivaisdansuneferme?Non,sûrementpas.J’ignorecommentjelesaismais,mêmesanspouvoirmesouvenirdequoiquecesoit,jegardeun
senstrèsclairdesréalitésquimeconcernent.Probablementparcequejeprocèdejusteparélimination.Parexemple,aveclesvêtementsquejeporte,jen’aipasl’impressiondevivredansuneferme.Debeauxvêtements. À lamode ? Rien qu’en voyantmes chaussures, quelqu’unme demanderait si j’avais desparentsriches,etjerépondraisqueoui.J’ignorecommentjelesaispuisquejenemerappellepasmesparents.
Jenesaispasoùj’habite,avecquijevis,ousijeressembledavantageàmamèreouàmonpère.Jenesaismêmepasàquoijeressemble.Jemelèvebrusquement,bousculantbruyammentmonbureauaupassage.Toutlemondeseretourne,
sauf Charlie, puisqu’elle n’a pas cessé deme fixer depuis que je suis assis. Son expression n’est nicurieuseniaimable.
Plutôtaccusatrice.
Laprofmefusilleduregardmaisnesemblepasdutouts’étonnerquetouteslesattentionssesoientdéplacéessurmoi.Elleattend,sûred’elle,mesexplicationspourcettesoudaineperturbation.
Jedéglutis.—Toilettes.J’aileslèvrespoisseuses,labouchesèche,l’espritenbouillie.Jen’attendspassapermissionpour
medirigerverslaporte.Dehors,jeprendsàdroiteetlongelecouloirjusqu’auboutsanstrouverdelavabos.Jereparsdans
le sens inverse, passe devant la classe, et finis par repérer ce que je cherchais ; je pousse la porte,espérantpouvoirm’isolerunpeu,maisquelqu’unsetientdevantlesurinoirs,dedos.Sansmeregarderdanslaglace,jemeconcentresurlerobinetmaisfinisparm’agripperaumeuble.J’inhaleprofondément.
Si jemeregardaisunpeu,monrefletpourraitsansdoutedéclencherunsouvenir,ouaumoinsmedonnerl’impressiondereconnaîtrequelquechose.N’importequoi.
L’autremec se retourne, s’appuie sur le lavabo, les bras croisés. Je lève les yeuxvers lui, pourconstaterqu’ilmefixed’unairmauvais.Ilalescheveuxincroyablementblonds,presqueblancs,leteinttrèspâle,presquetransparent,commeuneméduse.
Jemerappelleàquoiressembleunemédusemaisj’ignorecequejevaistrouversijemeregardedanslaglace?
—Tuenasunesalegueule,Nash!lance-t-ilavecunsouriremoqueur.Nash?Les autresm’appelaient Silas.Nash doit êtremon nom de famille. Je devrais vérifier dansmon
portefeuille,maisiln’yenapasdansmapoche.Justeuneliassedebillets.Évidemment,leportefeuille,c’estlapremièrechosequej’aicherchéeaprès…enfin,aprèscequiestarrivé.
Jebafouilleuneréponse:—Jenemesenspastropbien.Le type ne réagit pas tout de suite. Il continue de me dévisager comme Charlie, tout à l’heure,
pendantlecours,quoiquel’expressionmoinsinquiète,etnettementpluscontente.Grimaçantunsourire,ilseredresseetjeconstatequ’ilestpluspetitquemoi.Ilserapprochedemoi,l’airdedireques’ilnevapasplusloinc’estparsoucidemasanté.
—Onn’atoujourspasréglélecoupdevendredisoir,dit-il.C’estpourçaquetueslà?Lesnarinesfrémissantes,ilserreetdesserrelespoings.Jem’interrogementalement sur la réaction à adopter : si jem’écarte de lui, je passerai pour un
lâche.Enrevanche,sijem’avance,illeprendrapouruneformedeprovocationetjenetienspasdutoutàm’expliquer avec lui pour lemoment. Visiblement, on a un problème tous les deux sur ce que j’aidécidédefairevendredisoir.
Jechoisislavoiemédianeenévitanttouteréaction.Jouelesindifférents.Tranquillement,j’ouvreunrobinet,contemplel’eauquicoule.—Onverraçasurleterrain.
Jem’enveuxaussitôt.Quiditqu’iljoueaufootball,luiaussi?D’aprèssataille,j’aisupposéqueoui,maissinon,maréponsen’aaucunsenslogiquepourlui.Retenantmonsouffle, jem’attendsàqu’ilrectifieousemetteàbrailler.
Maisriendetoutça?Ilresteuninstantimmobilepuis,soudain,mebousculed’uncoupd’épauleets’enva.Jeprendsde
l’eaudansmesmainspourboireunpeu,m’essuielabouchedudosdelamainetje…medévisage.SilasNash.Qu’est-cequec’estquecenompourri,d’abord?Faceàmoi,ilyacesyeuxnoirs,quejenereconnaispas.Àcroirequejenelesaiencorejamais
vus,alorsqu’enprincipej’yaieudroit touslesjoursdepuisquejesuisassezgrandpourmeregarderdansuneglace.
Je neme sens pas plus en phase avec le reflet de cette personne qu’avec la fille qui serait—d’aprèsuncertainAndrew–cellequeje«saute»depuisdeuxansmaintenant.
Jesuisautantenphaseaveccettepersonnequ’avectouslesaspectsdemavieencemoment.C’est-à-direpasdutout.Jenepeuxm’empêcherdemurmurer:—Quiêtes-vous?Laportedestoilettess’entrouvredoucementetmesyeuxpassentdemonrefletàceluidel’entrée.
Unemainapparaît,jereconnaislevernisrougedesesongles.Lafillequeje«saute»depuisplusdedeuxans…
—Silas?Je me redresse et me tourne carrément face à la tête qui passe dans l’embrasure. Nos yeux se
croisentdeuxsecondes.Elleporteaussitôtsonattentionsurlesmursalentour.—Jesuistoutseul.Elle acquiesce et finit par entrer, non sans hésitation. J’aimerais pouvoir la rassurer, lui faire
comprendre qu’elle ne risque rien. Si seulement je me souvenais d’elle, de ce qui a pu faire notrerelation…parcequejevoudraisluidire,toutluidire.Ilfautquejemeconfieàquelqu’un,afinquejepuisseposerdesquestions.
Maiscommentdireàsacopinequ’onnesaitpasquielleest?Niquionestsoi-même?Onneditrien.Onfaitsemblant,commeaveclerestedumonde.Centinterrogationssilencieusestraversentsesyeuxetj’aiaussitôtenviedetouteslesrejeter.—Jevaisbien,Charlie.Jeluisouriscarilmesemblequec’estlachoseàfaire.—J’aiunpeufroid,c’esttout.Retourneencours.Ellenebougepas.Ellenesouritpas.Elleresteoùelleest,pasvraimentaffectéeparmesinstructions.Ellemefaitpenseràcesanimauxà
ressortssurlesquelsjouentlesenfants.Onpeutlespousserdanstouslessens,ilsrebondissenttoujours.
J’ai l’impression que si quelqu’un venait lui secouer les épaules, elle se pencherait en arrière, sansbougerlespieds,pourseredresseraussitôt.
Jenemerappellepascommentonappelleceschoses-là,mais jenotementalementdenepas lesoublier.Jemesuisfaitbeaucoupdenotesmentales,cestroisdernièresheures.
Jesuisenterminale.Jem’appelleSilas.Nashdoitêtremonnomdefamille.LenomdemacopineestCharlie.Jejoueaufootball.Jesaisàquoiressembleuneméduse.Charlie penche la tête de côté, le coin de ses lèvres se tord un peu. Elle ouvre la bouche et je
l’entendsrespirernerveusement.Quandenfinellearriveàformuleruneparole,j’aienviedemecacher,deluidiredefermerlesyeuxetdecompterjusqu’àvingt,letempsquejem’éloigneassezpournepasentendrelasuite.
—Quelestmonnomdefamille,Silas?Savoixs’envolecommeunefumée,douce,légère,furtive.Jenesauraisdiresiellepossèdeuneextraordinaireintuitionousij’aitantdemalàcacherquejene
saisriendutout.Jemedemandes’ilfautounonleluiavouer.Pourpeuqu’ellemecroie,ellepourraitbienrépondreàbeaucoupd’interrogations.Maissiellenemecroitpas…
—C’estquoicettequestion,mabelle?dis-jeavecunriredédaigneux.Jel’aiappelée«mabelle»?Elleavanced’unpas,puisd’unautre,etcontinueainsi jusqu’àse trouversiprèsque jesensson
parfum.Delys.Ellesentlelys,etjemedemandebiencommentjepeuxreconnaîtreleparfumdeslysmaispasle
nomdelapersonnequisetrouveenfacedemoietquisentleurodeur.Ellenem’apasquittédesyeuxunquartdeseconde.—Silas,dit-elle.Quelestmonnomdefamille?Incapabledeluirépondre,j’agrippedenouveaulelavaboet,faceàlaglace,cesontlesrefletsde
nosregardsquisecroisent.—Tonnomdefamille?J’aidenouveaulabouchesècheetdumalàarticuler.Elleattend.Etmoiquiexamineencorecetypeinconnuenfacedemoi.—Je…jenem’ensouvienspas.Elle disparaît du reflet, suivie aussitôt d’un violent claquement. Ça me rappelle le bruit des
poissonsaumarchédePikesPlace,quandonlesjettesurlepapierd’emballage.Clac!
Jemeretourneetlaretrouveparterre,lesyeuxclos,lesbrasécartés.Jem’agenouille,luisoulèvelatêteet,bientôt,ellesoulèvelespaupières.
—Charlie?Aprèsavoiraspiréunegouléed’air,elles’assied,sedégagedemesbras,merepousse,commesije
lui faisaispeur.Jen’éloignepasmesbraspourautant,aucasoùelle tenteraitdeserelever,maisellerestelà,surlecarrelage.
—Tut’esévanouie.—J’aicrucomprendre.Jen’ajouterien.Jedevraissansdoutepouvoirdéchiffrersonexpression,maisjesuisincapablede
diresielleapeur,sielleestencolèreou…—Jenecomprendspas,reprend-elle.Je…tupourrais…Là,elleessaiedeseleveret je l’accompagnedanssonmouvement.Apparemment,çaneluiplaît
pas,carelleplisselesyeuxdevantmesmainstenduesprêtesàlarattrapersinécessaire.Elles’éloignedemoi,poseunbrasen traversdesapoitrineet se remetàmordiller lepoucede
l’autremain.Ellem’observeunbonmoment,puisfinitparfermerlepoing.—Tunesavaispasqu’onavaitcoursensembleaprèsledéjeuner,lance-t-elled’untonaccusateur.
Tuneconnaispasmonnomdefamille.Bienobligédel’avouer,jesecouelatête.—Dequoitutesouviens?demande-t-elleencore.Elle a peur. Elle est inquiète, méfiante. Nos émotions sont identiques et c’est là que je crois
comprendre.Je ne la reconnais peut-être pas. Elle ne me reconnaît peut-être pas.Mais nos actions— notre
attitude—sontexactementlesmêmes.—Dequoijemesouviens?J’airépétésaquestionpourmedonnerletempsdedigérermessoupçons.Elleattendmaréponse.—Histoire, dis-je en évoquant autant de souvenirs que possible. Livres. J’ai vu une fille faire
tomberseslivres.Jeserremanuquedansmamain.—MonDieu!souffle-t-elleenserapprochantdemoi.C’est…c’estlapremièrechosedontjeme
rappelle.Uneboulem’envahitlagorge.—Jen’aimepasça,continue-t-elle.Çanetientpasdebout.Ellesemblecalme.Plusquemoi.Elleparled’unevoixferme.Sijeperçoisunepeurenelle,c’est
toutaufonddesesyeux.Sansplusyréfléchir,jel’attirecontremoi,maisjecroisquec’estpluspourmerassurerquepourlamettreàl’aise.Ellenesedébatpaset,uncourtinstant,jemedemandesiçanousarrivesouvent.Jemedemandesinoussommesamoureux.
Jeresserremonétreinte,jusqu’àlasentirsecrisperunpeu.
—Ilfautqu’onsachecequisepasse,dit-elleensedétachantdemoi.Aussitôtj’aienviederépondrequetoutirabien,quejevaistrouverlaréponse.Jesuissubmergé
parunimmensebesoindelaprotéger—saufquejenevoispasdutoutparoùcommenceralorsqu’onesttouslesdeuxdanslamêmesituation.
Laclochesonne,signalantlafinducoursd’espagnol.Dansquelquessecondes,laportedestoilettesvacertainements’ouvrir.Ilfautqu’ontrouvequelestnotreprochaincours.Jelaprendsparlamainetl’entraînederrièremoiverslecorridor.
—Onvaoù?demande-t-elle.Jelaregardepar-dessusmonépaule.—Aucuneidée.J’aijusteenviedepartir.
3
Charlie
Ce mec, Silas, il me prend par la main et m’entraîne derrière lui comme un petit enfant. Et c’estexactementcequejeressens–jesuiscommeunpetitenfantdansunmondeimmense.Jenecomprendsrien, je ne reconnais rien.Tandis qu’ilm’emmène à travers les couloirs ordinaires de je ne sais quellycée,jenesongequ’àunechose:jemesuisévanouie;j’aitournédel’œilcommeunedemoiselleendétresse.Ettoutçasurledallagedestoilettesdegarçons.Répugnant.J’ensuisencoreàmedemanderquefaire,maintenant,quellesconclusionsmoncerveauvatirerdetoutcela,quandjemeretrouvefaceàunproblème autrement urgent.Ondébouche augrand soleil. Jemeprotège les yeuxdemamain librependantqueledénomméSilassortdesclefsdesonsacàdos.Illesbranditencercleau-dessusdesatêtetout en appuyant sur le bouton d’alarme du gousset. Du fin fond du parking, on entend couiner unesonnerie.
Oncourtdanssadirection,noschaussuresclaquantsurl’asphaltecommesionétaitpourchassés.Cequiestsansdoutelecas.Ontombesurunimpressionnant4x4quidominetouteslesautresvoituresetlesrend aussiminuscules qu’insignifiantes.UneLandRover. Soit Silas conduit celle de son père, soit ilprofitedesafortune.Àmoinsqu’iln’aitpasdepère.Detoutefaçon,ilnepeutpasmeledire.Etmoi,commentjesaiscombiencoûtecevéhicule?J’aigardémessouvenirsdufonctionnementdelavie:lesprix,lecodedelaroute,lesnomsdesprésidents,maispaslemien.
Ilm’ouvrelaportièrepassagertoutensurveillantlelycéeducoindel’œiletj’ail’impressiondemefaireavoir.Etsic’étaitluiquiavaitmontécepiège?S’ilm’avaitadministréjenesaisquoipourmefaireperdretemporairementlamémoire,etqu’ilmejouaitlacomédie?
Surlemarchepied,jenepeuxm’empêcherdeluidemander:—C’estvrai?Tunesaispasquitues?—Non,c’estvrai.Jelecrois.Presque.Jemelaissetomberdanslesiège.
Ilmedévisagejusteunpeutroplongtempspuisclaquelaportièreetcourts’installerauvolant.Jenemesenspasbien.Commesij’avaispassélanuitàboire.Jebois?D’aprèsmonpermis,jen’aiquedix-septans.Jememordillelepoucetandisqu’ildémarreenappuyantsurunbouton.Jenepeuxm’empêcherdeluidemander:
—Commenttuassuquec’étaitça?—Çaquoi?—Qu’onn’avaitpasbesoindelaclefpourfairedémarrerlavoiture.—Je…jenesaispas.Je le regardealorsqu’ilmanœuvrepourquitter leparking. Il clignebeaucoupdesyeux,me jette
souventdescoupsd’œil,sepasse la languesur la lèvre inférieure.Àunfeurouge, il trouveleboutonHomesurleGPSetappuiedessus.Jesuisimpressionnéequ’ilyaitpensé.
«Faitesdemi-tour»,ordonneunevoixdefemme.J’aienviedelâcherprise,desauterdecettevoitureetdem’enfuircommeunebicheeffrayée.J’ai
tellementpeur…
***
Samaisonestgigantesque.Pasdevoituregaréedansl’alléealorsqu’onralentitlelongdutrottoiretqu’illaisselemoteurronronner.
—Tuessûrquec’estcheztoi?Ilhausselesépaules.—Ondiraitqu’iln’yapersonne.Onyva?J’acquiesce. Je ne devrais pas avoir faim, pourtant c’est le cas. J’ai envie d’entrer, de manger
quelquechose;maisaussiderecherchersinossymptômesnecorrespondentpasauxdégâtsprovoquésparunebactériemangeusedecerveauxquiauraitavalénossouvenirs.Dansunemaisoncommecelle-ci,il doit traîner plus d’un ordinateur portable. Silas conduit la voiture devant l’entrée et se gare. Ondescend timidementenvérifiantsi lesbuissonset lesarbresnevontpasnous tomberdessus. Ilessaieplusieursclefsdesontrousseauetfinitparouvrirlaported’entrée.Àvoirsesvêtementsetsacoiffure,ilal’aird’untypequisefichedetout,tandisquesesépaulesdonnentplutôtl’impressionqu’ilattachedel’importanceaumoindredétail.Etpuisilsentlesodeursdudehors:l’herbe,lepin,mêmelaterre.
Ils’apprêteàtournerlapoignéequandjel’arrête:—Attends!Malgrémontonaffolé,ilneseretournequetrèslentement.—Ets’ilyavaitquelqu’unàl’intérieur?Ilgrimaceunsourire.—Justement,ilpourrapeut-êtrenousdirecequisepasse…Voilà,onentreàl’intérieur.Onresteimmobilesuneminute,àregarderautourdenous.Jemesuis
tapiederrièreSilascommeunevraiedégonflée.Ilnefaitpasfroid,pourtantjefrissonne.Toutmeparaît
lourd,oppressant–lesmeubles,l’air,monsacdebouquinspenduenbandoulièrecommeunpoidsmort.Silasavancedanslevestibuleetjem’accrocheàl’arrièredesachemisepourpénétreravecluidanslasalledeséjour.Onpasseainsidepièceenpièce;ons’arrêtequandonvoitdesphotosauxmurs.Deuxparentssouriantsetbronzéssuruneplage,serrantdansleursbrasdeuxgarçonsbrunstoutaussisouriants.
—Tuasunpetitfrère,dis-je.Tulesavais?Ilsecouelatêtenégativement.Surlesphotos,lessouriressefontdeplusenplusraresàmesureque
Silas et son mini-moi de petit frère grandissent. Il y a beaucoup de boutons d’acné et d’appareilsdentaires,deparentsquiforcentsurlecôtéenjouéenattirantàeuxdesgarçonscrispés.Oncontinueversleschambres…lessallesdebain.Onexamineleslivres,onlitlesétiquettesdesflaconsdemédicamentstrouvésdansl’armoireàpharmacie.Samèreconservedesfleursséchéesdanstoutelamaison:entrelespagesdeses livresdechevet,dans le tiroirdesacoiffeuse,alignéessur lesétagèresde lachambreàcoucher.Jelestoucheuneparune,enmurmurantleurnom.Jemerappellelenomdechaquefleur.Etçamefaitrire,sansquejesachepourquoi.Silass’immobiliseenentrantdanslasalledebaindesesparentsetmetrouvepliéeendeuxderire.
—Désolée,j’aieuunmomentd’absence.—Quelgenredemoment?—Unmomentoùjemesuisrenducomptequej’avaistoutoubliéaumondesurmoi-même,pourtant,
jesaiscequec’estqu’unejacinthe.—Oui,soupire-t-ilencontemplantsesmains.—Tupensesqu’ondevraitledireàquelqu’un?Aumoinsalleràl’hôpital?—Tupensesqu’ilsnouscroiraient?Onsedévisageetjem’empêcheencoredeluidemandersitoutcelan’estpasunefarce.Maisnon,
c’esttropréel.Onentrealorsdanslebureaudesonpère,onfeuillettelespapiers,onouvrelestiroirs,sanstrouver
nullepartundébutd’explicationàcequinousarrive.Ducoindel’œil,jesurveilleSilas.S’ilmejoueunefarce,c’estunsacrécomédien.C’estpeut-êtreuneexpérience…Jefaispeut-êtrepartied’unplangouvernementald’étudespsychologiques,etjevaismeréveillerdansunlabo.Desoncôté,ilm’observeaussi.Jevoissesyeuxmedarder,quim’interrogent…mejaugent.Onneparlepasbeaucoup.Justedes«regardeça».Ou,«tucroisqueçasignifiequelquechose?».
Onneseconnaîtpasassezpourendiredavantage.Sachambrearriveendernier.Ilmeprendparlamainquandonentreetjelelaissefaireparceque
j’aidenouveaulevertige.Lapremièrechosequejevois,c’estunephotodenoussursonbureau.Jeporteundéguisement,untututropcourtimpriméléopardetdesailesd’angenoirélégammentouvertesderrièremoi.Mesyeuxsontsoulignéspardelongscilsétincelants.Silas,lui,c’estl’angeblanc,etçaluivatrèsbien.Lebiencontrelemal.C’étaitàçaqu’onjouaitdanslavie?
—Nuls,cescostumes,dis-je.Ilsouritpuisseremetàinspecterleslieux.
Quantàmoi, j’examine lesphotosencadréesqui, làaussi, tapissent lesmurs :unSDFavachiaupiedd’un immeuble, enroulédansune couverture ; une femmeassise surunbanc, qui pleuredans sesmains.Unegitane,lesbrasautourducou,quifixel’objectifd’unœiléteint.Clichésplutôtmorbides.Çamedonneenviedem’enfuir.J’aihonte.Jenecomprendspascommentonpeutavoirenviedeprendrecetypedeportraits,pisencore,d’endécorersachambrepourlesvoirtouslesjours.
C’estlàquejedécouvrelecoûteuxappareilphotoposésurlebureau,àlaplaced’honneursurunepiled’albums.Unartiste…Cesontdoncsesœuvres?Silasaussilesexamine,commes’ilcherchaitàlesreconnaître. Pas la peine de lui poser la question. J’ouvre le placard pour inspecter ses vêtements,m’approchedelaprécieusecommoded’acajou.
Jesuissifatiguée!J’aienviedem’asseoir,maisilmefaitsignedelerejoindre.—Viensvoirça.Ilmemontre son lit défait. Il a le regard brillant et, devrais-je dire… choqué ?C’est là que je
comprends,etjesursaute.—Oh,monDieu!
4
Silas
J’écarte l’édredon pourmieux voir le foutoir au pied du lit.Des traces de boue séchée sur le drap.Quandjeletends,desrésiduscrottésroulentettombentausol.
—C’est…Charlievientmedonneruncoupdemainpourdégagerledraphousse.—C’estdusang?Elleappuiesaquestiond’ungestedumentonvers l’oreilleroùapparaîtuneempreintedemainà
demieffacée.Aussitôtjeregardelesmiennes.Rien.Aucunetracedesangnideboue.Jem’agenouilleàcôtédu lit,place lapaumedroite sur l’empreinte.Çacorrespondparfaitement.
Enfin… « parfaitement », façon de parler. Charlie a détourné les yeux, comme si elle ne voulait pasvérifier si ça provenait de moi ou non. Car maintenant, voilà un problème supplémentaire qui vients’ajouterauxautres.Onenatellementàrésoudrequ’ilsformentunepilesurlepointdes’effondrer.
—Cedoitêtremonpropresang,dis-jedavantagepourmoi-mêmequepourelle.J’essaiedechasserlesidéesquipeuventseformerdanssatête.—Jesuispeut-êtretombécettenuit.J’ail’impressiondechercherdesexcusespourquelqu’unquin’estpasmoi,plutôtpourundemes
amis.Cetype,Silas…Entoutcas,pasmoi.—Tuétaisoù,cettenuit?Cen’estpasunevraiequestion, justeunechoseà laquelleonpense tous lesdeux.Jerécupère le
drapdudessus et l’édredonque je repose sur le lit pourmasquer unpeu le foutoir.Lespreuves.Lesindices.Quoiqu’ilensoit,jeveuxlescouvrir.
—Qu’est-cequeçaveutdire?demande-t-elleenbrandissantunmorceaudepapier.
Jelarejoins,luiprendslepapierquisembleavoirétépliéetrepliéàplusieursreprises,aupointqu’unpetittrous’estforméensoncentre.Ilcontientcettephraseécriteentraversdelapage:Nejamaisarrêter.Nejamaisoublier.
Jelejettesurlebureau,pourm’endébarrasser.Çaressembletropàunepreuveaussi.Jeneveuxpasytoucher.
—Aucuneidée.Jevoudraisboiredel’eau.Laseuleboissondontjemerappellelegoût.Sansdoutejustementparce
qu’ellen’enapas.—C’esttoiquiasécritça?medemande-t-elle.—Commentveux-tuquejelesache?Jen’aimepasletondemavoix.J’ail’airexaspéré.Jeneveuxpasqu’ellecroiem’exaspérer.Ellefilecherchersonsacàdos,ensortunstylo,revientavec.—Copie-la.C’estunordre,puretsimple.Jeroulelestyloentremesdoigts,lespassesurl’inscriptionenrelief
souslecapuchon.
GROUPEFINANCIERWYNWOOD-NASH.
—Vérifiesitonécriturecorrespond.Cedisant,elletournelapagepourmeprésenterl’enversblanc.Sonregardabeaum’émouvoirun
peu,jesuisencolère.Jen’aimepasqu’elleaccorde tantd’importanceàcedétail. Je tiens lestylode lamaindroiteet
c’estdésagréable.Jelepassedanslagaucheetçavatoutdesuitemieux.Jesuisgaucher.J’écris les mots de mémoire et, une fois qu’elle a pu voir mon écriture, je reviens à la page
précédente.Cen’estpaslemêmegraphisme.Lemienestanguleux,serré.L’autreestlargeetimprécis.Charlie
prendlestyloàsontourettracelesmots.Celacorrespondparfaitement.Onexaminetouslesdeuxlepapiersansvraimentsavoircequ’ilpeut
signifier, si ce n’est rien du tout, ou, si ça peut tout expliquer. La boue sur mes draps pourrait toutexpliquer. La trace demain ensanglantée pourrait tout expliquer. Le fait qu’on puisse se rappeler lesélémentsdebasemaispaslesgenspourraittoutexpliquer.Lesvêtementsquejeporte,lacouleurdesonvernisàongles, l’appareilphotosurmonbureau,lesportraitssurmonmur,lapenduleau-dessusdelaporte, le verre à moitié rempli d’eau sur le bureau… Je fais le tour de la pièce pour regarder unenouvellefois.Chaquedétailpourraittoutexpliquer.
Ounerienexpliquerdutout.Jenesaispascequ’ilfautcataloguerdansmonespritetcequ’ilfautécarter.Ilsuffiraitpeut-être
quejem’endormepourmeréveillerdemaincomplètementnormal.—J’aifaim,dit-elle.
Delonguesmèchesmecachentunepartiedesonvisage.Elleestbellemaisn’ensemblepasplusfièrequeça.Àmoinsquejenesoispascenséapprécier.Toutenellemecaptive,unpeucommeàlafind’unorage.Enprincipe,onn’appréciepastroplesdésordresquepeutnousinfligerlanature,pourtantonaquandmêmeenviederegarder.Charlieévoquelesdégâtslaissésparunetornade.
Commentest-cequejesaisça?Pourlemoment,elleal’airdem’examiner.J’aienviedeprendreunephotod’elle.Monestomacse
noue,jenesaispassic’estlafaimouuneréactiondevantlafilleenfacedemoi.—Ondescend,luidis-je.Jeluitendssonsacàdos,saisisl’appareilphoto.—Onvamangeretdiscuterdetoutça.Elle passe devantmoi, s’arrête devant tous les cadres accrochés entrema chambre et le bas de
l’escalier, passant chaque fois le doigt sur les clichés de mon visage. Juste le mien. Comme si elleessayaitdemieuxmecomprendreainsi.J’aienviedeluidirequ’elleperdsontemps.Legarsquiaposépourcesphotos,cen’étaitpasmoi.
Unefoisarrivésenbas,onestaccueillisparuncri strident.Charlies’immobiliseet je lui rentrededans.Lapersonnequiacriéestunefemmequisetientsurleseuildelacuisine.
Sesyeuxécarquillésvontetviennententrenous,passantdel’unàl’autre.Unemainsurlecœur,ellepousseunénormesoupir.Elle n’apparaît sur aucune de ces photos ; c’est une personne d’une soixantaine d’années, aux
cheveuxgris tirésenarrière,unpeuenveloppée ;elleporteun tablieroùapparaissentcesmots :«Jecuisinemaisnemecuisinezpas».
—Seigneur,Silas,tum’asfaitlapeurdemavie!Là-dessus,elleretournedanssacuisine.—Vous deux, ajoute-t-elle, vous feriezmieux de retourner au lycée avant que ton père ne s’en
aperçoive.Necomptezpassurmoipourraconterdesmensonges.Charlierestefigéedevantmoi,alorsjelapousseunpeu.Elleseretourne.—Tuconnais…Je secoue la tête.Elle voulait savoir si je connaissais cette femme.La réponse est non. Je ne la
connaispas.JeneconnaispasCharlie,jeneconnaispaslafamillesurcesportraits.Enrevanche, jereconnais l’appareilphotodansmamain. J’ignorecomment jepeuxmesouvenir
desmoindresdétailsde son fonctionnementalorsqu’ilm’est impossible deme rappeler comment j’aiapprisàm’enservir.Jesaisréglerlasensibilité,lavitessepourdonneràuntorrentl’aspectd’unfiletd’eauoudétaillerchaquegoutte.Cetobjectifpermetdesouligneràvolontélemoindredétail,commelacourbedelamaindeCharlie,ousescilsautourdesesyeux,pourfairedisparaîtretoutlerestedansunesortedeflou.Jeconnaismieuxlemaniementdecetappareilquelavoixdemonpetitfrère.
J’en passe la courroie autour demon cou et suis Charlie dans la cuisine. Ellemarche d’un pasdécidé.Elleneperdpassontemps.Quandelleveutallerquelquepart,elleyva.Quandelleditquelquechose,c’esttoujoursprécis.Oùqu’elleposelesyeux,ellecontemplelachoseavecunetotaleintensité,
commesicelaluisuffisaitàendéterminerlegoût,l’odeur,leson,lasensation.Etellenes’arrêtepassurlesdétailsquineconcernentpas sesobjectifs.Autantoublier leparquet, les rideaux, lesphotosoù jen’apparaispas.Ellenevapasperdresontempsàs’arrêtersurdesdétailsquineserventàrien.
C’estpourcetteraisonquejelasuisdanslacuisine.Jenevoispasvraimentcequ’ellecompteyfaire,tâcherdecapterquelquesinformationsauprèsdelagouvernante,ou,toutsimplement,chercherdequoirassasiersafaim.
Elleprendplacedevantlelargebar,tireuntabouretpourmoi,tapotedessussansmeregarder.Jem’assieds,posemonappareildevantmoitandisqu’elleouvresonsacàdos.
—Ezra,jemeursdefaim.Ilyaquelquechoseàmanger?Lecœurdansleschaussettes,jefaisvolte-face.Commentsait-ellesonnom?MaisCharliesecouelatête.—Calme-toi,souffle-t-elle.C’estécritlà.Ellememontreunenote—unelistedecourses—poséedevantnous,unblocrosepersonnalisé,
ornédechatonsenbasdepage.Enhautapparaîtl’inscription:«CequifaitronronnerEzra».Lafemmefermeunplacardets’adresseàCharlie:—Ça vous amise en appétit d’être là-haut ?Au cas où vous ne seriez pas au courant, on sert
d’excellentsdéjeunersdansvotrelycéeet,d’habitude,c’estlàoùvousvoustrouvezàcetteheure-là.—Onysertdescroquettes?Je n’ai pum’empêcher d’envoyer cette vanne et Charlie éclate de rire. Cette belle humeur nous
apporteunsouffled’airfrais,mêmesiEzralèvelesyeuxauciel.Ducoup,jemedemandesij’étaisdugenremarrant.Jesourisaussi,parcequesiellen’apasréagilorsqueCharliel’aappeléeEzra,çasignifiequ’elleportebiencenom.
JepasseunemainsurlanuquedeCharlie.Ellefrémitmaissedétendpresqueaussitôtquandelleserendcomptequeçafaitpartiedenospersonnages.N’oubliepasqu’onestamoureux.
JemetourneversEzra:—Charliene se sentaitpasbien,alors je l’ai amenée icipourqu’ellepuisse se reposerunpeu,
seulementellen’arienavaléaujourd’hui.Ellepourraitmangerquelquechosepoursesentirmieux?Delasoupeoudescrackers,parexemple?
L’expressiond’Ezra s’adoucitquandellevoit l’affectiondont je faispreuveenversCharlie.Elleattrapeuntorchon,lelancesursonépaule.
—Voyons,Char.Quediriez-vousd’unetranchedemaspécialitéaufromagegrillé?C’étaitvotreplatpréféréquandvousveniezici.
Mamain se crispe sur le coudeCharlie.Quandvous veniez ici ?Onéchangeun regard chargéd’interrogations.
—Merci,Ezra,dit-elleenfin.Celle-ci sort divers ingrédients du réfrigérateur qu’elle referme d’un coup de hanche : beurre,
mayonnaise,pain,fromage,etencoredufromage,duparmesan.Ellemetunepoêleàchauffer.
—Jet’enfaisàtoiaussi,Silas.TuasdûattraperlesmicrobesdeCharlie,cartunem’avaisjamaisautantparlédepuistapuberté.
Trèsfièredesoncommentaire,ellepouffederire.—Etpourquoijeneparleraispas?Charliem’envoieuncoupdepieddiscret,mefaitlesgrosyeux.Jen’auraispasdûdemanderça.Ezrametunpeudebeurresuruncouteau,l’étalesurunetartine.— Oh ! tu sais, dit-elle en haussant les épaules, les petits garçons grandissent, deviennent des
hommes.Lesgouvernantescessentd’êtretanteEzraetretournentdansleurcuisine.Elleaprononcécettedernièrephrased’un ton triste. Je fais lagrimace,parceque jen’aimepas
entendredetelsdétailssurmoncas.JeneveuxpasqueCharlielesapprenne.Jeprendsl’appareilphoto,l’allume.Charliesemetàvidersonsac,inspectanttoutcequ’ilcontient.—Oh,oh!lance-t-elle.Elleasortiuntéléphoneportable.Jemepenchesursonépaule,voisqu’elleamanquéseptappels,
etencoreplusdetextos.Toussignés«Maman».Elleouvrelepluslongdesmessages,envoyéilyaexactementtroisminutes.
Tuastroisminutespourmerappeler.
Apparemment, je n’avais pas réfléchi aux conséquences si on séchait les cours. Entre autres, laréactiondeparentsquenousneconnaissonsmêmepas.
—Ilfautyaller,luidis-je.Onselèveenmêmetemps.Ellejettesonsacsursonépaule,jeprendsmonappareil.—Attendez!lanceEzra.Lepremiersandwichestpresqueprêt.EllesortdeuxSpritedufrigo,nouslestend.—C’estbonpourl’estomac,affirme-t-elle.Après quoi, elle enveloppe le sandwich au fromage grillé dans une serviette en papier. Charlie
attenddéjàdevantlaported’entrée.Àl’instantoùjevaissortir,Ezrameserrelepoignet.—Çafaitplaisirde la revoir ici,murmure-t-elle.Jem’inquiétais.Aprèscequis’estpasséentre
vosdeuxpères,j’avaispeurqueçaneretombesurvosrelations.Maiscettefille,tul’aimaisdéjàavantdesavoirmarcher.
Letempsdedigérercesinformations,jenesaisquerépéter:—Ha,ha,avantdesavoirmarcher…Ellemesouritcommesielledétenaitlaclefdemessecrets.—Silas!appelleCharlie.AprèsunderniersourireàEzra,jefileverslevestibule.Onouvrelaporteaumomentoùretentitla
sonnerie du téléphone de Charlie. Elle est tellement surprise qu’elle le laisse tomber par terre. Elles’agenouillepourleramasser.
—C’estelle,dit-elleenserelevant.Qu’est-cequejedoisfaire?—Tudevraisrépondre.MaisCharliesecontentedecontemplerl’écranlumineux,alorsjeluiprendsl’appareildesmains,
appuiesurlatouchepuisleluicollecontrel’oreille.—Allô?On sedirigevers la voiture et j’entendsdesbribesdephrases échappéesdu combiné : «Grave
bêtise»,«Raterlelycée»,«Qu’est-cequit’arrive?».Les invectives se poursuivent jusqu’à ce qu’on se retrouve tous les deux assis dans la voiture,
portièresfermées.Jedémarreetlavoixdelafemmesecalmeuninstant.Soudain,elleretentitdansleshaut-parleurs.LeBluetooth.Jemerappellecequec’estqueleBluetooth.
Jeplacelessodasetlesandwichsurlaconsolecentralepuisreculepoursortirdel’allée.Charlien’apasencorepuplacerunmotmaisellelèvelesyeuxaucielquandjeladévisage.
—Maman,finit-elleparlâcherenessayantdel’interrompre.Maman,j’arrive.Silasm’amèneàmavoiture.
Grandsilence.D’unecertainefaçon, lamèredeCharlieestencoreplusintimidantequandellenecriepasauboutdufil.Enreprenantlaparole,elleparlelentement,appuyantchaquemot:
—Nemedispasquetuaslaissécettefamille-làt’acheterunevoiture!Onseregardeetjelavoisarticulerun«merde»silencieux.— Je… non. Non, je voulais dire que Silas me ramène à la maison. Je serai là dans quelques
minutes.Là-dessus,ellepasselamainsurl’écranpouressayerdecouperlacommunication.J’appuiesurle
boutondedéconnexionauvolantpourlacoupermoi-même.Ellesetourneverssafenêtre,pousseunprofondsoupir,marquantlavitred’unepetiteauréolede
buée.—Silas?Jecroisquemamèreestunevraiesalope.Jerismaisneprotestepas.Onne dit plus rien pendant quelques kilomètres. Jeme répètementalement les dernières paroles
échangées avec Ezra. Dire qu’elle n’est même pas de ma famille, alors qu’est-ce que doit ressentirCharlie après avoir parlé avec sa vraiemère ? D’un côté, on devait chacun espérer qu’en reprenantcontactavecunparentonauraitpuretrouverlamémoire.Jevoisbien,àlaréactiondeCharlie,qu’ellen’astrictementrienreconnuchezlafemmeavecquiellevientdediscuterautéléphone.
—Jen’aipasdevoiture,observe-t-elleendessinantsurlavitre.J’aidix-septans.Jemedemandepourquoijen’aipasdevoiture.
Cequimerappellequejesuistoujourssurlaroutedulycée,nondechezelle.—Tunesauraispasoùtuhabites,parhasard?Elleécarquillelesyeuxmaisrécupèrevitesaconfianceenelle.C’estfoucommejelismieuxles
expressionsdesonvisage,maintenant,encomparaisondecematin.Jelisenellecommedansunlivredontj’aisoudainenviededévorerchaquepage.
Ellesortsonportefeuilledesonsacàdos,litàhautevoixl’adressesursonpermis.—Gare-toi,ajoute-t-elle,pourqu’onlacherchesurleGPS.—Paslapeine,jepeuxleprogrammeràpartirduvolant.Jelasensquim’observed’unœilméfiant.—Non,dis-jealors,jenesaispascommentçam’estrevenu.Une fois l’adresse entrée, je fais demi-tour et prends la direction de sa maison. On est à dix
kilomètres.Elleouvre lesdeuxsodas,partage lesandwichendeux,me tendmapart.Onroule laplusgrandepartieducheminsansriendire.J’aienviedeluiprendrelamainpourlaréconforter,deluidiredeschosesrassurantes.Sionétaithier,jesuissûrquejel’auraisfaitsansarrière-pensée.Maisonn’estpashier.Onestaujourd’huietCharlieetmoisommescomplètementétrangersl’unàl’autre.
Àquelquesmètresdel’arrivée,ellefinitparparler,maisjustepourcommenter:—Délicieux,cesandwichaufromagegrillé.Dis-ledemapartàEzra.Je ralentis. On roule bien en dessous de la vitesse limite quand j’atteins sa rue et, bientôt, je
m’arrêtelelongdutrottoir.Elleregardeparlafenêtre,examinechaquemaison.Depetitspavillonsdeplain-pied,avecdesgaragesd’unevoiture.Chezmoi, lacuisineestplusgrandeque laplupartd’entreeux.
—Tuveuxquej’entreavectoi?—Passûre…J’ail’impressionquemamèrenet’aimepasbeaucoup.Ellearaison.Jevoudraisbiensavoiràquicettedamefaisaitallusionenparlantde«cettefamille-
là».Demême,quandEzraaparlédenospères…—Jecroisquec’estcelle-ci,ditCharlieenmontrantunemaison.Jecoupelemoteuretglisseenrouelibredanssadirection.C’estdeloinlaplusbelledemeuredu
quartier, mais juste parce que la pelouse a été récemment tondue et que la peinture des fenêtres nes’écaillepas.
Mavoiturefinitpars’arrêterdevantl’entréeetnouspouvonsévalueràloisirlesdifférencesdenoslieuxderésidence.J’aidumalàimagineràquelpointjevaismesentirseulsansCharliecettenuit,tantelleasu,jusque-là,meprotégerdecettedifficileréalité.
— S’il te plaît, dis-je en actionnant le frein à main. Vérifie si tu as mon nom dans ton carnetd’adressesettâchedefairesonnermonportable.Jevoudraissavoirs’ilsetrouvedanslesparages.
Hochantlatête,ellefaitdéfilersalistedecontactspuisportel’appareilàsonoreille,ensemordantleslèvrespourmasquercequiressembleàunsourire.
Àl’instantoùjevaisluidemandercequil’amusetant,unesonnerieétoufféeretentitdanslaboîteàgants.Jelasoulèveettrouveuntéléphonedanslecasier.Surl’écranapparaîtlenomdel’appelant:
Charliechérie
Voilà qui répond àma question.Elle aussi doitm’avoir donné un surnom. Je glisse le doigt surl’écranpourdécrocherpuisréponds:
—Salut,Charliechérie!Elleéclated’unrirequej’entendsàlafoisendirectetdansmonportable.—J’ail’impression,commente-t-elle,qu’onformaituncoupleassezringard,Silaschéri.—Commetudis.Ellenerépondriencarelles’estremiseàcontemplerlamaison.—Appelle-moiàlapremièreoccasion,d’accord?—Promis,dit-elle.—Tuassansdoutetenuunjournal.Çapourraitnousaider.—Promis,dit-elleencore.Onest là, touslesdeux,avecnosportablesàl’oreille.Jenesaispassiellehésiteàsortirparce
qu’elleapeurdecequ’ellevatrouverlà-basouparcequ’ellen’apasenviedequitterlaseulepersonnequicomprennesasituation.
—Tucroisquetuvasenparleràquelqu’und’autre?—Non,marmonne-t-elleenéteignantsonécran.Jeneveuxpasqu’onmeprennepourunefolle.—Tun’espasfolle.Tuvoisbienqueçanousarriveàtouslesdeux.Elleserrelesdents,remueàpeinelatête.—Exact.Siçam’arrivaitàmoiseule,ceseraitfaciled’enconclurequejeperdslaboule.Tandis
quelà,onestdeuxàvivrelamêmesituation,doncc’estautrechose.Etçamefaitpeur,Silas.Elle ouvre la portière et sort. Comme j’abaisse sa vitre, elle s’accoude à la fenêtre, désigne la
maisonderrièreelle.—Ilyadeschancespourquejen’ytrouvepasdegouvernantequivamepréparerunsandwichau
fromagegrillé.Jem’arracheunsourire.—Tuconnaismonnuméro.Appellesituveuxquejevienneàtonsecours.Sonsourireforcéfaitplaceàunegrimace.—Commeunedemoiselleendétresse?lâche-t-elleenlevantlesyeuxauciel.Elleattrapesonsacàdosrestésurlesiège.—Souhaite-moibonnechance,Silaschéri.Jedétestecetadieusarcastique.
5
Charlie
—Maman?Mavoixmetrahit.C’estplutôtuncouinementqu’unappel.Jem’éclaircislagorge.
—Maman?Ellesurgitaucoinducouloir,telleunevoituresurleschapeauxderoue.Jereculededeuxpas,me
retrouveledosàlaporte.—Qu’est-cequetufichaisaveccegarçon?Elleempestel’alcool.—Je…ilm’aramenéedulycée.Jeplisselenez,respireparlabouche.Elleenvahitmonespacepersonnel.Jesaisislapoignéedela
porte derrière moi, au cas où je devrais m’éclipser. Moi qui espérais ressentir quelque chose enapercevantcellequim’adonnélejour,etmêmevoirrejaillirmillesouvenirs,uneformedeconfiance…jem’écartedel’inconnuequisedressefaceàmoi.
—Tuasséchélelycée.Tuétaisaveccetype!Explique-toi.Çapuetrop.— Jeme sens…mal fichue. Je lui ai demandé deme ramener. Pourquoi tu es saoule en pleine
journée?Ellerouledesyeuxet,uninstant,j’ail’impressionqu’ellevamebattre.Mais,auderniermoment,
ellerecule,selaisseglissercontrelemur,s’assiedparterre,lesjouespleinesdelarmes.Jemedétourne.Bon,d’accord,jenem’attendaispasàça.Les cris, ça va, j’assume. Tandis que les pleursme désarçonnent. Surtout quand ils proviennent
d’unepersonnetotalementinconnueàquijenesaispasquoidire.Jem’écarteàl’instantoùelleéclateensanglots.J’ignoresiçaluiarrivesouvent,alorsj’hésitesurleseuildusalon.Finalement,jelalaisseà
seslarmespouressayerdetrouvermachambre.Jenepeuxrienpourelle.Aprèstout, jenelaconnaispas.
Siseulementjepouvaismecacherjusqu’àcequeje trouveunesolution!Aumoinssavoirqui jesuis.Lamaison est pluspetiteque jenepensais. Jeme suis àpeine éloignéedemamère en traindechialerpar terrequejemeretrouveentrelacuisineet lesalon,déjàminusculesetpourtantremplisdemeubles qui ne collent pas avec le reste.Beaucoup tropbeauxpour cet endroit.Ensuite, je vois troisportes.Lapremièreestouverte,surunlitcouvertd’unplaidécossais.Lachambredemesparents?Entoutcaspaslamienne,jepréfèrelesfleurs.Ladeuxièmeportedonnesurunesalledebain.Latroisièmeouvre sur une autre chambre. J’entre. Deux lits. Ça me fait grincer des dents. On est donc plusieursenfants.
Jefermederrièremoi,j’inspecteleslieux.J’aiunesœur;d’aprèssesaffaires,elleestplusjeunequemoi,ilsuffitdevoirlesaffichescriardesquiornentsoncoin.Moncôtéestnettementplussimple:unlitcouvertd’unédredonvioletetunephotonoiretblancencadrée.Jedevineaussitôtqu’ils’agitd’uneœuvredeSilas.Unegrillecasséependueàsesgonds,auxpicsdemétalrouillédévorésdevignevierge–pasaussisombrequelesclichésdontiladécorésachambre,cequiestpréférablepouruncadeau.Untasdelivrestraînesurlatabledenuit.J’enattrapeunpourlireletitrequandmontéléphonetinte,c’estSilas.
Çava?
Jecroisquemamèreestalcooliqueetquej’aiunesœur.
Saréponsearrivequelquessecondesplustard.
Saispasquoidire.Tropzarbi.
Je rangemonappareil en riant. J’ai enviede fouinerunpeu,devoir si jene trouvepasquelquechosede suspect.Mes tiroirs sontnets. JedoisavoirdesTOC. Je fouilleparmi les chaussetteset lessous-vêtementspourvoirsijepeuxmemettreenpétard.
Iln’yariendansmestiroirs,riendansmatabledenuit.Jetrouveuneboîtedepréservatifscachésdansun sac sous le lit. Je chercheun journal, desmessages écritspardes amis,mais rien. Je suisunhumainstérile,sansintérêt,sicen’estpourcecadreau-dessusdulit.
Ma mère est restée dans la cuisine. Je l’entends renifler tout en se préparant quelque chose àmanger.Elleestsaoule.Si j’enprofitaispour luiposerdesquestions?Elleaura toutoubliédansuneheure.
—Hé,euh…maman,dis-jeenvenantmeplanterdevantelle.Ellecessedebeurrersestoasts,lèvesurmoisesyeuxvitreux.—Commeçaj’aieuundrôledecomportement,cettenuit?
—Cettenuit?répète-t-elle.—Oui.Tusais…quandjesuisrentrée.Elleseremetàétalerdubeurreavecsoncouteau.—Tuétaistrèssale,bafouille-t-elle.Jet’aiditdeprendreunedouche.ÇamefaitpenseràlaboueetauxfeuillesdanslelitdeSilas.Autrementdit,nousétionssansdoute
ensemble.—Àquelleheurejesuisrentrée?Montéléphoneétaitmort.—Verslesdixheures.—J’aiditquelquechose…despécial?Ellesedétourneversl’évier,attrapeuntoastaupassage,morddedans.—Maman!Écoutequandjeteparle.Réponds-moi.Pourquoiest-cequeçanem’étonnepas?Moiquiinterroge,ellequiregardeailleurs…—Non,finit-elleparlâcher.Toutd’uncoup,j’aiuneidée:meshabitsd’hiersoir.Derrièrelacuisine,ilyaunpetitréduitoù
s’entassent lave-linge et sèche-linge. J’ouvre la porte de lamachine à laver, y trouve un petit tas devêtementshumides.Jelessors.Ilscorrespondentàmataille.J’aidûlesyjetercettenuit,commepoureffacerdespreuves.Preuvesdequoi?Jefouilledanslespochesdujean,entireunpapierpliéenquatre,complètement trempé,collé.Je rejette le jeanetemporte lepapierdansmachambre. Impossiblede ledépliersansrisquerdeledéchirer.Mieuxvautledéposersurlereborddelafenêtreenattendantqu’ilsèche.
JetextoteàSilas:
Tuesoù?
J’attendsquelquesminuteset,commeilnerépondpas,j’essaieencore:
Silas!
Jemedemandesijefaistoujoursça.Insisterjusqu’àcequ’ilréponde.J’envoie cinqmessages de plus avant de lancer mon portable à travers la pièce et d’enfouir le
visagedansl’oreillerdeCharlieWynwoodpourpleurer.QuisaitsiCharlieWynwoodpleurejamais?Àvoirsachambre,ellen’aaucunepersonnalité.Samèreestalcoolique,sasœurfandemusiquepourrie.D’ailleurs,commentpuis-jesavoirquelespostersau-dessusdulitdemasœurcomparentl’amouràunboometàunclap,sansmerappelerlenomdecettesœur?Jecommenceàinspectersesaffaires,pouressayerdeletrouver.
—Ding,ding,ding!dis-jeenattrapantlejournalblancàpoisrosecachésoussonoreiller.
Jeleposesursonlit,l’ouvre.
PropriétédeJanetteÉliseWynwood.
Défensedelire!
Sanstenircomptedel’avertissement,jepasseàlapremièrepage,intitulée:
Charliem’emmerde.
Masœurestl’êtreleplusnuldelaplanète.J’espèrequ’ellevamourir.
Jefermelejournal,leremetsàsaplace.Çacommencebien.Mafamillemedéteste.Quelgenredepersonne faut-il être pour que votre famille vous haïsse ainsi ? À l’autre bout de la chambre, montéléphonem’annonceuntexto.Jesautedessus,soulagéequeSilasmerépondeenfin.Enfait,ilyadeuxmessages.Dontl’und’Amy:
T’esoù?!!
Etl’autred’uncertainBrian:
Salut,ons’estmanquésaujourd’hui.Tuluiasdit?
Àqui?Luidirequoi?Je reposemonportable sans répondreàpersonne. Jedécidedeme replongerdans le journal, en
passantdirectementàcequeJanetteaécritsurmoihiersoir.
Jevaisavoirbesoind’unappareilmaisonn’apasd’argent.Charlieenaeuun.
Jepasselalanguesurmesdents.Ouais,ellessontbiendroites.
Sesdentssontdroitesetparfaitestandisquejevaisenavoirunedetraverstoutemavie.Mamanapromisdemepayer l’appareilmaisdepuisquece trucs’estproduitavec l’entreprisedepapa,onn’aplus de fric pour les trucs normaux. J’aime pas emporter des déjeuners tout préparés à l’école. J’ail’impressiond’êtreàlamaternelle!
Jesauteunparagrapheoùelleracontesonderniercours.Elleselanceégalementdansunelonguediatribe sur son absence de menstruation quand elle ne peut plus rédiger son journal à cause de mapomme.
Ilfautquej’arrête.Charlievientderentreretellepleure.Çaneluiarrivepassouvent.J’espèrequeSilasarompuavecelle.Ceseraitbienfaitpourelle.
Ainsi,jepleuraisenrentranthiersoir?Jevaisvoirsurleborddelafenêtrelepapierquisembleavoirunpeuséché.J’arriveàledéplierdoucementetvaism’appuyersurlebureauquenoussemblonspartagermasœuretmoi.L’encres’estlégèrementeffacéemaisjedevinequ’ils’agitd’unreçu.J’envoieuntextoàSilas.
Silas,ilfaudraitquetuviennesmechercher.
J’attendsencore,deplusenplusirritéeparletempsqu’ilmetàrépondre.Jesuisimpatiente,dirait-on.
IlyauncertainBrianquim'envoiedesmessages.Ilal’airdemedraguer.Jepeuxluidemanderdem’emmenersituespris…
Monportablebipeunesecondeplustard.
Turigoles!J’arrive.
Jesouris.Jenedevraispasavoirdemalàmeglisserhorsdelamaisonpuisquemamèrecuvesursoncanapé.
Jelaregardeunmoment,essayantdésespérémentdemesouvenirdesonvisage.ElleressembleàCharlie,enplusvieux.AvantdesortirattendreSilas,jeremontesacouverturesurelle,puisjevaisprendredeuxsodasdanslevieuxfrigo.
—Àplus,maman.
6
Silas
Jenesaispas si je retourne lachercherpar instinctdeprotectionoudepropriété.De toute façon, jen’aimerais pas qu’elle demande à quelqu’un d’autre. D’ailleurs, qui est cemec, Brian ? Et pourquoicroit-ilpouvoirladraguerpartextosquandilsaittrèsbienqu’onestensemble,Charlieetmoi?
Jetiensencoremonportableàlamainquandilvibredenouveau.Pasdenumérosurl’écran,justeunmot,«Frangin».
—Allô?—Qu’est-cequetufous?Une voix de garçon, qui ressemble beaucoup à lamienne. Je regarde autour demoi,mais je ne
reconnaisriendanslecarrefourquejetraverse.—Jesuisdansmavoiture.—Sansdéc,marmonne-t-il.Situcontinuesàrater l’entraînement, tuassisterasauprochainmatch
surlebancdetouche.LeSilasd’hierenauraitsansdouteétéfurieux.Celuid’aujourd’huiestsoulagé.—Queljouronest?—Mercredi.Hierc’étaitmardi,demainjeudi.Viensmechercher,l’entraînementestterminé.Iln’adoncpassaproprevoiture?Jeneconnaispascegaminetilm’encombredéjà.Preuveque
c’estbienmonfrère.—Jedoisd’abordallerchercherCharlie.Silence,puis:—Chezelle?—Oui.Autresilence.—Tuasenviedemourir?
Franchement, j’en ai assez d’ignorer ce que tout lemonde sait. Pourquoi n’aurais-je pas le droitd’allerchezCharlie?
—Commetuveux,ajoute-t-il.Maisdépêche-toi.Etilraccroche.
***
Ellem’attenddans la rue, face à samaison, deux sodas dans lesmains ; elle les tient telles desgrenadesqu’elles’apprêteraitàjetersurlafaçade.Jeralentis,m’arrêtenonloind’elle.
Ellen’estpashabilléecommetoutàl’heure;unelonguejupenoireluicouvrelespiedsetelleporteuneécharpeautourducouetdesépaules.Malgréson tee-shirtmarronàmanches longues,elle sembleavoirfroid.Uncoupdeventagitesesvêtements,elleneréagitpas,elleneclignemêmepasdesyeux,perduedanssespensées.
Jesuisperduenelle.Quandjememetsaupointmort,elletournelatêteversmoipuisbaisselesyeux.Ellevientouvrirla
portièrepassager, s’assiedàcôtédemoi.Sonsilencesemble implorer lemien,alors jenedis rienetnousprenonsladirectiondulycée.Auboutd’uncertaintemps,ellefinitparsedétendre,poseunpiedbottésurletableaudebord.
—Onvaoù?—Monfrèreaappelé.Ilveutquejeleramène.Ellehochelatête.Alorsjepréfèrepréciser:—Jecroisquej’aimanquél’entraînementdefootballaujourd’hui.Àmon tonapathique,elledoitcomprendreàquelpoint jem’enfiche.C’estvraiment lecadetde
messoucisencemoment.—Tu joues au foot, réplique-t-elle.Moi jene fais rien. Je suisbarbante,Silas.Machambreest
barbante. Je ne tiens pas de journal. Je ne fais aucune collection. Tout ce que je possède d’un peuoriginal,c’estlaphotod’unegrille,quivientdetoi.
—Commenttusaisqu’ellevientdemoi?Haussantlesépaules,elletiresursajupe.—Tuasun stylebienà toi.Unpeucommeuneempreinte.Ça sevoit, parceque tu es le seul à
prendrecequelesgensonttroppeurdevoirdanslavieréelle.Apparemment,ellen’aimepasmesphotos.L’œilfixésurlaroute,jedemande:—Alors,c’estqui,ceBrian?Ellesortsontéléphone,ouvrelesmessages.J’yjetteunregard,bienquecesoittroploinpourque
jepuisse lirequoiquece soit. Jem’aperçoisqu’elle le tourne légèrementvers ladroite, commepourm’empêcherdevoir.
—Jenesaispastrop,dit-elle.J’aireluvostextos,maiscen’estpasclair.Jenepeuxpasdiresijesortaisavecluiouavectoi.
J’enai lagorge sèche ànouveau. Jeprendsundes sodasqu’elle a apportés, l’ouvre et boisunelonguegorgéeavantdelereposerdanssonsupport.
—Peut-êtreavec lesdeux,dis-jed’un tonplusacideque jene l’auraisvoulu.Queracontentsestextosd’aujourd’hui?
Ellefermesonportableetleretournesursesgenouxcommesielleavaithontedelirel’écran.Ellene répond pas. Je sensma nuque s’échauffer et je reconnais cette sensation de jalousie quim’envahitcommeunvirus.Jen’aimepasça.
—Réponds-lui,dis-jeencore.Dis-luiquetuneveuxpasqu’ilt’envoied’autresmessagesetquetupréfèressortiravecmoi.
—Attends,onnesaitpasoùonenest.Etsi tunemeplaisaispas?Etsionétaitsurlepointderompre?
Cetteidéemefaitgrincerdesdents.— Je croyais qu’on avait décidé de rester ensemble jusqu’à ce qu’on comprenne ce qui s’était
passé?TunesaismêmepasquiestceBrian.—Jenesaispasquituesnonplus.Jeme gare dans le parking du lycée. Charliem’observe attentivement, guettantma réponse. J’ai
l’impressionqu’elleveutm’appâter.Jecoupelemoteur.—Commentonvafaire?—Fairequoi?—Tout et rien. Entre nous, avec nos familles, dans nos vies ? Comment on va faire, Charlie ?
D’autantqu’on risquededécouvrir des choses l’un sur l’autrequi risquentdenousmettrepasmal enpétard.
Sansluilaisserletempsderépondre,quelqu’unapparaîtdansl’alléeetsedirigeversnous.Ilmeressemble, en plus jeune.Vraisemblablement un élèvede seconde. Il n’est pas aussi baraquéquemoimaisjecroisqu’ilmedépasserabientôtentaille.
—Onvasemarrer,dit-elleenlevoyantouvrirlaportièrearrière.Iljettesurlesiègeunsacàdos,unepairedechaussures,unsacdesport,puiss’assied.Laportièreclaque.Encoreessoufflé,ilsortsontéléphoneetsemetàliresestextos.Ilalescheveuxcolléssurlefront,
lesmêmesquelesmiens.Quandilmeregarde,jevoisquenousavonsaussilesmêmesyeux.—C’estquoi,tonproblème?demande-t-il.Jene répondspas,me retourne,nonsans jeteruncoupd’œilversCharlie.Unsourirecrispéaux
lèvres,elletapeunmessage.J’aipresqueenviedeluiarrachersonappareil,pourvérifiersicen’estpasàBrian,maisc’estlemienquibipe.
Tuconnaislenomdetonpetitfrère?
Jen’enaiaucuneidée.—Merde!Ellesemetàriremaissefigeenapercevantquelquechosesurleparking.Ouplutôtquelqu’un,un
typequivientdansnotredirection,l’airmauvais.Jelereconnais.C’estceluidestoilettes,cematin.Celuiquitentaitdemeprovoquer.—Laisse-moideviner,dis-je.Brian?IlfonceverslaportièredeCharlie, l’ouvre,recule, lui tendunemaincrispée.Ilfaitcommesi je
n’existaispas,maisjevaisluimontrerquic’estSilass’ilcroitpouvoirinterpellerCharliecommeça.—Ilfautqu’onparle,lance-t-ild’untonsec.Elleattrapelaportièrepourlafermer.—Désolée,onallaitpartir.Jetevoisdemain.L’airincrédule,illasaisitrageusementparlebrasetl’attirecontrelui.Jesors,contournel’avantde
la voiture, tellement vite que je dérape sur le gravier et dois me rattraper au capot. Bravo, trèsimpressionnant.J’évitelaportièrepassager,prêtàsaisircesalaudàlagorge,maisjeletrouvepliéendeux,gémissant,unemainplaquéesurunœil.Ilseredresse,interrogeCharliedel’autre.
—Jet’aiditdenepasmetoucher,lâche-t-elleentresesdents.Lepoingencoreserré,elleestdeboutdevantsaplace.—Tuneveuxpasquejetetouche?raille-t-il.Ceseraitbienlapremièrefois!À l’instant où je vais plonger sur lui, elle m’arrête du plat de la main, me jette un regard
d’avertissementtoutensecouantlatête.Jepousseunlongsoupiretrecule.ElleseretournealorsversBrian:—C’étaithier.Aujourd’huitoutachangéetjeparsavecSilas.Pigé?Là-dessus, elle se rassied à sa place. J’attends que sa portière soit fermée et bouclée, avant de
regagnerlamienne.—Elletetrompe!mecrie-t-il.Jem’arrêtenet.Me retourne lentementvers lui. Il se tientbiendroit,maintenant, l’aird’attendreque je le frappe
aussi.Commejen’enfaisrien,ilcontinuedemeprovoquer:—Avecmoi!Etpasqu’unefois.Çafaitplusdedeuxmoisqueçadure.Toutenm’efforçantdegardermoncalme,jemevoisdéjàentraindel’étrangler.J’aperçoisCharliequim’imploreduregarddenepascommettredebêtise.Jemeretourneverslui,
toutsourire.—BravoBrian,tuveuxuntrophée?Dommagedenepouvoirleprendreenphotoàcemoment-là,aveclatêtequ’ilfait!Unefoisderrièrelevolant,jequitteleparkingunpeuplusimpressionnéquejeneledevrais.Une
foisqu’onareprislechemindelamaison,jetrouveenfinlecouragedejeteruncoupd’œilversCharlie
quime fixeégalement.À l’instantoù jevaisdevoir ànouveaumeconcentrer sur la route, je capteunsourire.
Onéclatederire.Alorsellesedétendsursonsiège.—Jen’arrivepasàcroirequej’aieputetromperavecceconnard.Tuasvraimentdûmegaver.—Àpartunmeurtre,jenevoispascequiauraitputepousserdanssesbras.Unegorges’éclaircitàl’arrièreetjejetteuncoupd’œildanslerétroviseur.J’avaiscomplètement
oubliémonfrère.Ilsepencheenavant,jusqu’àcequesatêteseretrouveentrenossièges.—Attendez,là,jeveuxcomprendre.Çavousfaitmarrer?Ons’interromptaussitôtetCharliedemanded’unevoixblanche:—Çafaitcombiendetempsqu’onestensemble,Silas?Jefaisminedecomptersurmesdoigtsquandmonfrèrelance:—Quatreans.Qu’est-cequivousarrive,àtouslesdeux?Charlies’écarteunpeuetmejetteuncoupd’œil.Jevoistrèsbienàquoiellepense.—Quatreans?dis-je.—Waouh!s’exclame-t-elle.Çafaitunboutdetemps.Monfrèreretombecontresonsiègel’airexcédé.—Vousdeux,vousêtespiresqu’unépisodedeJerrySpringer.Jerry Springer est un présentateur de talk show. Comment je le sais ? Et Charlie, elle s’en
souvient?—Tusais,JerrySpringer?luidis-je.Serrantleslèvres,ellehochelatêtepuissedétourneverssafenêtre.Toutcelanetientpasdebout.Commentpeut-onserappelerlescélébrités?Desgensàquionn’a
jamaisparlé?CommentjesaisqueKanyeWestaépouséuneKardashian?CommentjesaisqueRobinWilliamsestmort?
Jemerappelletouslesgensquejen’aijamaisrencontrésmaisjenesaisplusriendelafillequej’aimedepuisplusdequatreans?Deplusenplusmalàl’aise,jepasselerestedutrajetàmettredesvisages sur tous les noms quime viennent à l’esprit.Des présidents, des acteurs, des politiciens, desmusiciens,desstarsdetélé-réalité.
Mais impossible de me rappeler le prénom de mon petit frère, en train de sortir de la voiture,derrière moi. Je le suis des yeux alors qu’il rentre à la maison et je fixe mon attention sur la portelongtempsaprèsqu’elle s’est refermée sur lui. Jecontemplemamaison, commeCharlie tout à l’heureaveclasienne.
—Çava?demandeCharlie.Là,jenepeuxpasm’empêcherdelarevoirenprésencedeBrian,àl’instantoùilm’adituntruc
dontj’aifaitsemblantdememoquer.Elletetrompe!Jefermelesyeux,appuielatêtesurledossier.—Pourquoic’estarrivé?—Ilvavraimentfalloirquetuapprennesàprécisertapensée,Silas.
—Bon,alors,Brian.D’aprèstoi,pourquoituascouchéaveclui?—Attends,tunevaspasmefaireunescènepourça!—Onsortaitensembledepuisquatreans,Charlie.Tunevaspasmereprocherd’êtreunpeuénervé.—Ilssortaientensembledepuisquatreans,CharlieetSilas.Pasnousdeux.Enplus,quiditquetu
étaisunange?Tuaslutesproprestextos?—Tumefaispeur,là…Arrête.—Arrêtequoi?—Neparleplusdenousàlatroisièmepersonne.Tueselle.Etjesuislui.Queçanousplaiseou
non.C’estlàqueletéléphonedeCharliesonne.—Masœur,annonce-t-elleavantdedécrocher.Elleécoutequelquessecondessansmequitterdesyeux,puisellerépond:—Elleétaitivrequandjesuisrentrée.J’arrive.Aprèsquoielleraccrocheetmelance:—On retourneau lycée.Mon ivrognedemèreauraitdûpasserprendremasœurà soncoursde
natation.Aprèstonfrangin,onvarencontrermafrangine.Jememetsàrire.—Jedevaisêtrechauffeurdansmonautrevie.Ellereprendvitesonsérieux.—J’arrêtedeparlerdenousà la troisièmepersonnesi tuarrêtesd’enparlercommed’uneautre
vie.Onn’estpasmorts,Silas.Onajustetoutoublié.—Pastout,onserappellecertaineschoses.Jereprendsladirectiondulycée.Aumoins,jecommenceàbienconnaîtremontrajet,avectousces
allersetretours.Etellequicommenceàraconter:— Il y avait une famille, au Texas, dont le perroquet avait disparu. Quatre ans plus tard, il est
revenudenullepart…etilparlaitespagnol.Elleéclatederire,avantd’ajouter:—Pourquoi jeme rappelle ce truc idiot alors que je ne sais plus ce que je faisais il y a douze
heures?Jenerépondspas,carsaquestionn’appellepasderéponse,aucontrairede toutescellesquime
trottentdanslatête.Quandons’arrêtedevantlelycée,jecroisapercevoirCharliedevantl’entrée,lesbrascroisés.Elle
grimpeàl’arrière,àlaplacequ’occupaitmonfrèretoutàl’heure.—Tuaspasséunebonnejournée?luidemandeCharlie.—Tagueule.—Mauvaise,alors?—Tagueule.
Charliemejetteunregardébahi,toutensouriantmalicieusement.—Tuattendaisdepuislongtemps?—Tagueule.Jeme rends compte qu’elle essaie d’obtenir quelques réponses de sa sœur et, àmon tour, je la
soutiensd’unsourire.—Mamanétaitdansunsaleétatquandjesuisrentrée,aujourd’hui.—Çat’étonne?Aumoins,cettefois,ellen’apasrépondutagueule.Charliel’interrogeencoremais,maintenant,sasœurneluirépondplusdutout, tropabsorbéepar
sonportable.Quandonarrivedansleurrue,elleouvrelaportièreetcommenceàdescendrealorsquelavoiturerouleencore.
—Disàmamanquejeseraienretard,luilanceCharlie.Ettucroisquepapavarentrerquand?Sasœurs’arrête,luijetteunregardméprisant.—Dansdixouquinzeans,d’aprèslejuge.Elleclaquesaportière.Jenem’attendaispasàça,etCharliesûrementpasnonplus.Elleseretournelentementfaceaupare-
brise,pousseunlentsoupir.—Masœurmedéteste.Jevisdansuntaudis.Mamèreestalcoolique.Monpèreestenprison.Jete
trompe.Ettoi,tusorsencoreavecmoi?Si je la connaissaismieux, je la serrerais dansmes bras, lui tiendrais lamain. Je ne sais pas…
Commentconsolerunecompagnedequatreannéesqu’onvientderencontrer?—D’aprèsEzra,jet’aimaisdéjàavantdesavoirmarcher.Cen’estpaslegenredechoseàlaquelle
onrenoncefacilement.—Tudoisêtresacrémentfidèleparcequejecommenceàmedétestermoi-même.J’aienviedeluicaresserlajoue,pourl’obligeràmeregarder.Jen’enfaisrienetredémarre.—Tuespeut-êtrebeaucoupplusintéressantequetasituationfinancièreoufamiliale.—Situledis…On a repris la route et elle allume la radio, essaie plusieurs stations avant de s’arrêter sur une
chanson qu’on entonne tous les deux. Dès qu’on a chanté la première phrase en chœur, on s’arrête,étonnés.
—Lesparoles,dit-elledoucement.Onserappellelesparoles.Que répondre ? Mon esprit s’épuise et j’ai juste envie de me détendre avec cette musique. Il
semblerait que ce soit aussi le cas dema voisine car elle reste tranquillement à écouter, avant de setournerdenouveauversmoi.
—Jedétestel’idéedet’avoirtrompé.Là-dessus,elleaugmentelevolumedelaradio,commepourm’empêcherderépondre.Sinon,jelui
auraisbienditquejeluipardonnais.Carlafilleassiseàcôtédemoineressemblepasàcellequim’atrompé.
Ellenedemandejamaisoùonva.D’ailleurs, jene lesaispasmoi-même.Jeconduis,c’est tout ;c’estleseulmomentoùjeparviensàmedétendre.J’ignorecombiendetempsonroulemaislesoleilsecouchequand jedécidedefairedemi-touretderentrer.Toutce temps-là,onest restéssansriendire,perdusdansnospensées,cequipeutsemblerparadoxalpourdeuxpersonnesquin’ontplusdemémoire.
—Ilfautqu’onexaminetouslesdeuxnosportables.C’estlapremièrechosequejeluidisdepuisaumoinsuneheure.—Onvavérifiertousnosvieuxtextos,nose-mails,nosmessagesvocaux.Onytrouverapeut-être
uneexplication.Ellesortlesien.—J’aiessayétoutàl’heure,maisjen’aipasunportableaussiperfectionnéqueletien.Iln’agardé
quequelquestextos.Jem’arrête à une station-service,me gare dans un endroit pas trop éclairé. J’ignore pourquoi je
cherchetantàpréservernotreintimité.Sansdouteparcequejeneveuxpasqu’onnousreconnaisse,parcequ’ilyadeschancespourque,denotrecôté,nousnereconnaissionspersonne.
Jecoupelemoteuretonsemettouslesdeuxàfairedéfilernosmessages.Jecommenceparceuxque j’aiéchangésavecelle,mais ilssont tous trèscourts, justedes réponsesàdesquestionsprécises,horaires,rendez-vous,jet’aime,tumemanques,etc.Riendetrèsrévélateursurnotrerelation.
D’aprèsmonjournaldesappels,onbavardeaumoinsuneheurepresquetouslessoirs.Jeremonteainsisurdeuxsemainesaveclesmêmesrésultats.
—Ons’appellerégulièrement,luidis-je.Uneheurechaquesoir.—C’estvrai?Dequoionpeutbienparlerpourqueçaduresilongtemps?—Onfaitpeut-êtreautrechosequeparler…—Pourquoitesplaisanteriessalacesnem’étonnentpas,alorsquejenesaisplusriendetoi?Elleseplongedanssesphotosetpousseuncridesurprise,puismemontresonécran.—Regarde!Desselfies,rienquedesselfies,Silas.J’enaimêmeprisauxtoilettes!Çametue.Jevérifielesmiennesenriant.Lapremièrenousreprésentetouslesdeux,deboutdevantunlac.Un
selfie,biensûr.Ellemarmonned’untonlas:— Je commence à ne pas nous aimer du tout. Toi le gosse de riche qui se comporte comme un
connard avec ta gouvernante.Moi, l’ado nulle, sans aucune personnalité et qui prend des selfies pourfairesonintéressante.
—Jesuissûrqu’onn’estpasaussinulsquetuledis.Entoutcas,onal’airdebiens’aimer.—Attends,jetetrompais!Situcroisqu’onestheureuxavecça…J’ouvrelese-mailsettrouveunevidéointitulée«nepaseffacer».Jecliquedessus.—Tiens,regarde,luidis-je,enmerapprochantpourqu’ellepuissevoirelleaussi.Tandisquejeremontelesondelavoiture,Charlieseblottitcontremoi.J’appuiesurPlayetmavoixretentitdansleshaut-parleurs.C’étaitdoncmoiquifilmais.L’image
estsombre,commesijemepromenaisdehorsenpleinenuit.—C’estofficiellementl’anniversairedenosdeuxans.
Jeparled’untonétouffé,àcroirequejenevoulaispasmefaireprendre.Jetournel’objectifversmoi,m’éclairelevisageaveclalumièreduCamescope.Jeparaisunpeuplusjeune.D’aprèscequej’aidit,jedevaisdoncavoirseizeans.Jem’approched’unefenêtre.
—Jevais teréveillerpour tesouhaiterunbonanniversaire,mais ilestpresqueuneheuredumatin,enpleinesemaine,alorsjefilmepourlecasoùtonpèremetuerait.
Jereporte l’objectifdevantmoi,sur la façaded’unemaison.L’imageestdeplusenplusobscuremaisonentendlafenêtrequis’ouvreetmespiedsquitombentàl’intérieur.Peuaprès,lacaméraseportesurlelitdeCharlie.Onaperçoitunemassesouslescouvertures,maisellenebougepas.Jefilmelerestedelachambre.Ondiraitqu’ilnes’agitpasdecellequ’elleoccupeactuellement.
—Cen’estpasmachambre,dit-elle.Celle-ci fait ledoubledecelleque j’aivuehier,etque jepartageavecmapetitesœur.
Tandis que là, on dirait bien qu’elle l’occupe seule,mais on ne la voit pas assez car l’objectifrevientvitesurlelit.Lamassesouslescouverturesremueet,d’aprèslemouvementdelacaméra,jesuisentraindegrimpersurlelit.
—Charliechérie.Elleremonteledrapsursatête.—Silas?souffle-t-elle.L’imageapparaîtsousunanglebizarre,commesij’avaisoubliéquejetenaisletéléphonedansma
main.Onentenddesbruitsdebaisers.Jedoisluiembrasserlebrasoulecou.Ceseulbruitdevraitsuffireàmefaireéteindre lavidéo.JeneveuxpasgênerCharlie,maiselle
regardeavecautantd’intensitéquemoi.Nonàcausedecequisepasseentrenousàl’image,maisparcequ’onnes’ensouvientpas.C’estmoi…c’estelle…c’estnousdeuxensemble.Pourtantjenemerappellepas un détail de cette rencontre, alors c’est comme si on espionnait deux inconnus dans un momentd’intimité.
Jemesenscommeunvoyeur.—Joyeuxanniversaire.Lacamérarecule,jedoisl’amenersurl’oreiller,prèsdesatête.Onnevoitplusqueleprofilde
Charlie.Cen’estpasleplusjoliportraitquej’aid’elle,maisçasuffitàprouverqu’ellen’apaschangé.Ses
cheveuxbrunss’éparpillentautourd’elletandisqu’ellemesourit.––Quelrebelletufais!murmure-t-elle.C’estpourmedireçaquetuesentréendouce?—Paspourtedireça,maispourfaireça.Finalement,monvisageapparaîtsurlavidéoetmeslèvresseposentsurlessiennes.Àcôtédemoi,Charlieremuesursonsiège.J’essaied’avalerlaboulequimenouelagorge.D’un
seulcoup,jeregrettedenepasêtreseulencemoment.Jemerepasseraissanscessecebaiser.Mesnerfssetendent,etjemerendscomptequec’estparcequejesuisjalouxdutypedanslavidéo;
ça ne tient pas debout. Je regarde un inconnu sortir avec elle :moi. Ce sont bienmes lèvres sur les
siennesmaisçam’énerveparcequejenesaispluscequeçafait.J’hésiteàarrêterlavidéo,alorsquecebaisersemblevireràtoutautrechose.Jusque-là,onvoyait
mamainsursajoue,maintenant,elleadisparudupaysage.Auxsonsqu’émetalorsCharlie,ilsembleraitqu’ellesacheexactementoùjel’aiposée.
Elledétachesabouchedelamienneetregardel’objectif.Samains’approcheetrabaissesoudainl’appareilcontrelelit.L’écranvireaunoirmaislesoncontinue.
—Cettelumièrem’aveuglait,dit-elle.J’ailedoigtposéàproximitédelatouchePause,jedevraisarrêter,maisjesenssonsouffletiède
dansmoncou.Entreçaetlessonsdansmeshaut-parleurs,jenevoudraispasinterromprecettevidéo.—Silas,murmure-t-elle.On continue tous les deux à fixer l’écran noir. Il n’y a rien à voir mais on n’arrive pas à se
détourner,etlesondenosvoixretentitautourdenous,emplissantlavoiture,nosoreilles,notreesprit.—Jamaisjamais,Charlie.Gémissement.—Jamaisjamais,répond-elledansunmurmure.Soupir.Autregémissement.Froissement.FermetureÉclair.—Jet’aimetant,Charlie.Bruitsdecorpsremuantsurlelit.Lourdesrespirations.Haletantes.Quiproviennentdeshaut-parleursmaisaussidenosbouchesalors
qu’onlesécoute.—Oh,monDieu…Silas!Deuxbrèvesinspirations.Baisersintenses.Klaxonstridentquidominetoutlereste.Jeveuxéteindreleportablemaisiltombeparterre.Despharesbrillentdansmonpare-brise,des
poings frappent à la vitre deCharlie et je n’ai pas le temps deme redresser que sa portière s’ouvrebrusquement.
—Jetesenstropbien,Charlie,braillemavoix.Unénormeéclatderireéchappeàlafillequivientdesurgir.Elleadéjeunéavecnoushier,maisje
nemerappellepassonnom.—C’estpasvrai!s’écrie-t-elle.Vousmatiezunfilmporno?Elleseretourneetcrieverslavoiturearrêtéefaceànous:—CharetSimatentunfilmporno!Elle rit encore quand j’arrive enfin àmettremon téléphone en pause. Je baisse le volume de la
radio.Charlienousregardel’unetl’autre,lesyeuxécarquillés.
—Onallaitpartir,dis-je.Ilfautquejelaramènechezelle.—Arrête ! s’écrie la fille.Samèredoitêtrecomplètement ivreet lacroireau litencemoment.
Suivez-nous,onvachezAndrew.—Jenepeuxpas,Annika,répondCharlieensouriant.Maisonsevoitdemainaucours,d’accord?Annika paraît horriblement vexée, d’autant qu’elle doit reculer quand la portière se referme
quasimentsurelle.—Vas-y,meditCharlie.Jedémarresansmefaireprier.On a déjà parcouru près de deux kilomètres quand elle se racle la gorge. Sans trop de résultat,
puisqu’ellelanced’unevoixéraillée:—Tuferaismieuxd’effacercettevidéo.Jen’aimepasceconseil,alorsquejecomptaisdéjàmelarepassercettenuitchezmoi.—Onvapeut-êtrey trouverdes indices, dis-je. Jedevrais la regarder encore, voir comment ça
finit.Àcetinstant,monportableannoncel’arrivéed’untexto.Jeregarde.Çavientdemonpère.
Rentreàlamaison.Toutseul,s’ilteplaît.
JemontrelemessageàCharliequihochelatête:—Tun’asqu’àmeramenertoutdesuite.Lerestedutrajets’accomplitdansunsilencegêné.J’ail’impressionquecettevidéoqu’onvientde
regarderensemblenousamontrésl’unàl’autresousunéclairagedifférent.Pasnécessairementmauvais,justedifférent.Avant,quandjeregardaisCharlie,c’était lafillequipartageaitcetteétrangeexpérienceavecmoi.Tandisquemaintenant,c’estlafilleàquijesuiscenséfairel’amour,àquijel’aienprincipefaitdepuislongtemps.Lafillequ’enprincipej’aimetoujours.Siseulementjepouvaismerappelerl’effetqueçafait…
Aprèsavoirreçucettepreuvedenotrerelation,j’aiencoreplusdemalàaccepterqu’elleaitpusetournerversceBrian.Çamerendmillefoisplusfurieuxetjalouxqu’avantdenousavoirvusensemblesurcettevidéo.
Quand on s’arrête devant sa maison, elle ne sort pas immédiatement, mais regarde d’abord lasombrebâtisse.Uneseulefenêtreenestfaiblementéclairée,etonneperçoitaucunmouvement.
—Jevaisessayerdefaireparlermasœur,cesoir.Çanousdonnerasansdouteunemeilleureidéedecequis’estpassélanuitdernièrequandjesuisrentrée.
—Bonneidée.Jevaisenfaireautantavecmonfrère.Ettâcherdedécouvrirsonnomparlamêmeoccasion.
Ellerit.—Tuveuxquejepasseteprendredemainmatinpourlelycée?
—Situveuxbien,oui.—D’accord.Lesilenceretombe,quimerappellelespetitssonssidouxéchappésdelavidéotoujourssurmon
téléphone,Dieumerci.Jevaispouvoirentendresavoixtoutelanuit.J’aihâte.—Tusais,dit-elleenpianotantsurlaportière.Onpourraitseréveillerdemainettoutiraitbien.On
pourraitmêmeoubliercequis’estpasséaujourd’hui,alorsquetoutredeviendraitnormal.—Jesuissûrquenon.Jevaismerepassermese-mailsetmesmessagescesoir.Tudevraisenfaire
autant.Ellehochelatêteetsetournebrusquementversmoi,meregardedanslesyeux:—Bonnenuit,Silas.—Bonnenuit,Charlie.Appelle-moisitu…—Çaira,coupe-t-elle.Àdemainmatin.Ellesortdelavoitureetsedirigeverssamaison.J’aienviedel’appeler,deluidired’attendre.Je
medemandesielleseposelamêmequestionquemoi:QuesignifieJamaisjamais?
7
Charlie
Àmonavis,tantqu’àêtreinfidèle,autantquecesoitavecquelqu’unquienvaillelapeine.Jenesaispas trop s’il s’agit là d’un concept de l’ancienne Charlie ou de la nouvelle. À moins qu’à forced’observerdeloinlaviedeCharlieWynwoodjepuisseplusfacilementcomprendresesinfidélitésquelesjuger.Cedontjesuissûre,entoutcas,c’estquesionveuttromperSilasNash,mieuxvaudraitquecesoitavecRyanGosling.
JeregardeSilass’éloigner,capteaupassagesonprofiléclairéparlelampadairevoisin.Ilalenezaquilin,contrairementauxautresgarçonsdulycéequil’ontplutôtdroitetpetitoucarrémenttropgrandpourleurvisage.Oupis,pleind’acné.TandisqueSilasaunnezd’adulte.Ducoup,onleprendplusausérieux.
Enreprenant ladirectiondelamaison, j’aiunebouledans l’estomac.Personnepourm’accueillirquandj’ouvrelaported’entrée.Jemesenscommeuneintruseetnepeuxm’empêcherdelancer:
—Bonsoir!Ilyaquelqu’un?Jerefermedoucementderrièremoi,entredanslesalonsurlapointedespieds.Jesursaute.Assise sur le canapé, la mère de Charlie mange des haricots à même la boîte de conserve, en
regardantSeinfeldsansleson.Cequimerappelletoutd’uncoupquejen’aiplusrienavaléaujourd’huidepuislesandwichaufromagegrillépartagéavecSilas.
Àtouthasard,jedemande:—Tuasfaim?J’ignoresiellem’enveutencoreousiellevaseremettreàpleurer.—Tuveuxquejenouspréparequelquechoseàmanger?Ellesepenchesansmeregarder,poselaboîtesurlatablebasse.Jemerapproched’elle,parviensà
prononcercemot:
—Maman?—Elleneterépondrapas.C’estJanettequim’alancéçadelacuisine,unsacdeDoritosdanslamain.Jem’inquiète:—C’estçatondîner?Pourtouteréponse,ellehausselesépaules.—Tuasquoi…quatorzeans?—Tuasquoi…lecerveauenbouillie?Évidemmentquej’aiquatorzeans!JeluiarrachelesDoritosdesmains,lesemporteversnotremèrebourréedevantsatélé.—Onnelaissepassafilledequatorzeansmangerdeschipspourledîner,dis-jeenlesluijetant
surlesgenoux.Dessaouleunpeuetconduis-toienvraiemère!Pasderéponse.Jevaisouvrir le frigomais iln’yadedansqu’unedouzainedeboîtesdeCoca lightetunpotde
cornichons.—Metstaveste,Janette.Onvatechercherundîner.Masœurmeregardecommesijeluiavaisparléenmandarin.Bon,ilfautsansdoutequej’ajoute
unephraseplusénergique,histoiredelasecouer:—Allez,grouille,petiteconne!Ellefoncedansnotrechambretandisquejecherchelesclefsdelavoiture.C’étaitça,laviequeje
menais?Quiétaitcettefemmesurlecanapé?Enapercevantlederrièredesatête,jesensmonterunélandepitié.Sonmari—monpère—estenprison.Enprison !C’esteffroyable.Où trouve-t-on l’argentpourvivre?
À propos d’argent, je vérifie dans mon portefeuille. Les vingt-huit dollars sont toujours là. ÇadevraitsuffirepouracheterautrechosequedesDoritos.
Janettesortdelachambre,unevestevertesurlesépaules,àl’instantoùjetrouvelesclefs.Çaluivabien,levert,ellefaitmoinsadotourmentéeavecça.
—Prête?Ellelèvelesyeuxauciel.Alorsjelance:—Bon,chèremaman,onvachercherdelabouffe!Aucasoùelleauraittentédem’arrêter.Maisnon,alorsjelaisseJanettenousmeneràlavoiture.
Dieusaitcequecesera,sûrementpasuneLandRover,entoutcas.Lerésultatnemedéçoitpas.—Oh,misère,çarouleencorecemachin-là?Janettenerelèvepas,elleaenfilésesécouteursetattendquej’ouvre lavieilleOldsmobile.Plus
vieillequemoi.Çasentlacigarette,lespersonnesâgées.—Bon,onvavoirsurcombiendemètreselleestencorecapablederouler.J’iraisbienfaireunsautàl’ElectricCrush,undinerduquartierfrançais,dontunepubtraîneprès
desclefs,saufquecettebagnolesansâgen’apasdeGPS.Ilfautquejetrouvelechemintouteseule.
Janette me laisse tranquillement démarrer ; elle souffle sur sa vitre et y trace des cercles. Jel’observeducoindel’œil;pauvregamine!Samèreestalcoolique,sonpèreenprison,c’esttriste.Etpuisellemedéteste.Cequilalaissebienseuleaumonde.Jemerendscompte,nonsanssurprise,queCharlieestdans lamêmesituation.Saufqu’elleaSilas–ouqu’elle l’avait, avantde le tromperavecBrian.Beurk!Jesecouelesépaulespourmedébarrasserdetoutescessensations.Jedétestecesgens.Ilssonttropassommants.Saufquej’aimebienSilas.
Plusquebien.
***
Je finis par trouver une place sur le parking du diner, sur North Rampart Street, entre unecamionnette et uneMini Cooper.Charlie est très douée pour les manœuvres, me dis-je avec fierté.Janettedescendaprèsmoiet resteplantéesurplace, l’airpaumée.Enfacedenousclignote l’enseignerosedel’ElectricCrush.
Jetendslamainàmasœur.—Viens,Janette.Onyva.Jem’approched’elled’unpasdécidémaiselleessaiedem’échapper.Jel’attrapeetl’entraîne.—Lâche-moi!—C’estquoitonproblème?Arrêtedeteconduirecommeune…Unegaminedequatorzeans,voilàtout.—Commeunequoi?crie-t-elle.Depuisquandçat’intéresse?Seslèvrestremblentcommesielleallaitpleureret,toutd’uncoup,jem’enveuxdem’êtremontrée
aussi brutale avec elle. Ce n’est qu’une fillette avec de petits seins et un cerveau embrouillé par leshormones.
—Tuesmasœur,luidis-jedoucement.Ilseraittempsqu’onseretrouve,tunecroispas?Un instant, j’ai l’impression qu’elle va dire quelque chose— peut-êtremême quelque chose de
gentil,defraternel—,maisellefonceverslaportedudiner,ouvrelaported’uncoupdepied.Lasalegamine.Jelasuis,unriensecouée,poursoudainm’arrêternet.
Cen’estpasceàquoijem’attendais,pasvraimentundiner,plutôtunclubavecdesboxesalignéslelongd’uncouloirmenantàunesortedepistededanse.Janettes’estarrêtéedevantlebaretregardeautourd’elle,abasourdie.
—Tuvienssouventlà?medemande-t-elle.Meublesdecuirnoir,marbrenoirausol.Toutestnoiràpart l’enseignerosequiscintillesur les
murs.Morbideetchewingomesque.—Jepeuxvousaider?Auboutdubar,unhommefermeuneportederrièrelui.Ilestarmédeplusieursboîtesetmeparaît
assezjeune,unevingtained’années.Jeletrouvetoutdesuitesympathique,sansdouteparcequ’ilporteunevestenoiresuruntee-shirtrose.Charliedoitaimerlerose.
—Onafaim.Dansundemi-sourire,ilnousdésigneunboxdumenton.—Enprincipe, lacuisinen’ouvrequedansuneheure,maisjevaisvoirsionpeutvouspréparer
quelquechoseenvitesse.Sivousvoulezbienvousasseoir.JefonceversunboxenentraînantJanetteavecmoi.—Jesuisvenueici,luidis-je.Leweek-enddernier.—Ah!C’estsonseulcommentairetandisqu’elleexaminesesongles.Quelquesminutesplustard,lemecautee-shirtroserevientensifflotant.Ils’appuiedesdeuxmains
surnotretable.—Charlie,c’estça?Jehochelatêtesanscomprendre.Commentsait-il…?Combiendefoissuis-jevenue…?—Onpréparedupouletrôtiàlacuisine.Çavousdiraitd’enmangeravecmoi?Onn’apasgrand-
choseàfaireavantplusieursheuresencore.Jefaisouidelatête.—Super!Ilclaquelatabled’unemain,faisantsursauterJanette,tendundoigtverselle.—Coca?Sprite?CocktailShirleyTemple?Ellelèvelesyeuxauciel.—Cocalight.—Etvous,Charlie?Jen’aimepassafaçond’articulermonnom,defaçonunpeu…familière.JedemandeunCoca.Dès
qu’ilaledostourné,Janettesepencheversmoi.—D’habitudetuprendsdulight,m’accuse-t-elle.—Oui?Jenemesensplusmoi-même,cestemps-ci.Elles’éclaircitlagorge.—Turigoles?Je faisminedenepas relever, regardeautourdemoi.Qu’est-cequ’on fichait ici,Silasetmoi?
C’estunendroitoùonvientsouvent?—Janette.Jet’aidéjàparlédecerestau?Elleal’airsurprise.—Tuveuxdire,chaquefoisqu’onseparleenéteignantleslumières?—C’estbon.Jevois.Jesuisunesœurhorrible.Laissetomber.Onfumelecalumet?Ellesegrattelenez.—Çaveutdirequoi?—Onfaitlapaix.Onrepartdezéro?C’estlàquelemecenrosenousapportenosverres.IlapréparéuncocktailpourJanette.Ellefaitla
grimace.
—ElleavaitdemandéunCocalight,dis-je.—Çavaluiplaire.Quandj’étaisgamin…—Apportez-luiunCocalight.—C’estbon,princesse,dit-ilenouvrantlesmains.Janettemejetteunregardattendri.—Merci,dit-elle.—Pasdeproblème.Onnepeutpasfaireconfianceàunmecenrose.Sonsouriremedonneunsentimentdetriomphe.Direquej’aitrouvécemecsympa!DirequeBrian
m’aplu.Qu’est-cequisepassaitdansmapetitetête?JeprendsmontéléphoneetvoisqueSilasm’aenvoyéplusieursSMS.Silas…Jel’aimebien,lui.
Avecsavoixsiapaisanteetsesbonnesmanières…Etsonnez,ilaundrôledenezsympa.
Monpère…
Oùtues?
Hello?
Lemecrevientaveclepouletetuneassiettedepurée.Çafaitbeaucoup.—Commentvousvousappelez,déjà?dis-je.––Quellegarce,cetteCharlie!réplique-t-il.Ildéposeunplatdevantmoi,setourneversmasœur:—Désolé.—Alors,insiste-t-elleencommençantàmanger,commentvousvousappelez?—Dover.C’estcommeçaquemesamism’appellent.Dover…Jedemande:—Etcedernierweek-end…—Ouais,dit-ilenseservantàsontour.C’étaitdingue.Jenem’attendaispasàvousrevoiraussi
vite.—Pourquoi?J’essaiedejouerlesdécontractéesalorsquemoncœurbatàcentàl’heure.—C’estquevotremecétaitplutôtfurax.Jecroyaisqu’ilallaittoutcasseravantdesefairevirer.—Toutcasser…J’aijusteletempsdechangerd’intonationpournepasenfaireunequestion.—Ahoui,toutcasser.C’était…—Vousaussi,vousaviezl’airfurax.Onnepeutpasvousenvouloir.Vousvousseriezbienpluici,
dumoinssiSilasn’avaitpasgâchélasoirée.Toutd’uncoup,jen’aiplusenviedepoulet.
—Oui,dis-jeenregardantJanettequinousdévoredesyeux.Tuasfini,toi?Elleessuiesesdoigtsgraisseuxsursaserviette.Jesorsunbilletdevingtdollarsquejedéposesur
latable.—Pasbesoin,ditDoverenlerepoussantversmoi.Jemepencheverslui,leregardedanslesyeux:—Iln’yaquemonpetitamiquipeutm’inviteràdîner.Là-dessus,jeprendsladirectiondelaporte,suiviedeJanette.—C’estça! lanceDover.Aveccegenrederaisonnement,vouspourrezmangergratissept jours
parsemaine!Je nem’arrête qu’une fois parvenue devant la voiture. Il s’est passé quelque chose ici.Quelque
chosequiarenduSilasfou.Aumomentoùjedémarre,Janetteémetunénormerot.Onéclatederireenmêmetemps.
—PlusdeDoritospourledîner,Janette.Onpeutapprendreàfairelacuisine.—Situledis…Personnenetientsespromessesavecelle.Çaluidonnecepetitairdésabusé.Onneparleplusle
resteducheminet,unefoisquejesuisentréedanslegarage,ellesautedehorsavantquejen’aiecoupélemoteur.Jelancequandmême:
—Moiaussi,j’étaiscontentedecepetitmomentavectoi!J’imaginequ’enentrantjevaisdécouvrirlamèredeCharlieentraindel’attendre–sansdouteprête
àl’engueulerd’avoirprislavoiture–,maisnon.Ilfaitnoirdanslamaison,sicen’estleraisdelumièresouslaportedeJanette,donclamienneparlamêmeoccasion.Notremèredoitdormir.Elles’enfout.C’estparfaitencequimeconcerne.Jedoisfouinerendouce,tâcherdecomprendrecequim’estarrivésansséancedequestions-réponses,maisjenepeuxpasm’empêcherdepenseràJanette,cettepetitefillequiauraittantbesoindesesparents.Mondepourri.
Quandj’ouvre,elleécoutedelamusique.J’aisoudainuneidée.—TuasvumoniPod?Lamusiqueenditbeaucoupsurlesgens.Pasbesoindemémoirepourlesavoir.—Aucuneidée.Peut-êtreaveclerestedetesmerdesdanslegrenier.Mesmerdes?Legrenier?Soudain,jesuissurexcitée.J’enapprendraisansdouteplusqu’avecunbêtecouvre-litetquelquesmauvaisromans.J’aienvie
de luidemanderdequellesmerdeselleparleetpourquoiellesse trouventdans legrenieretnondansnotrechambreàcoucher,maisJanettearemis lesécouteursdanssesoreillesetsedonnebeaucoupdemalpourm’ignorer.
Finalement,lemieuxseraitd’allervérifiermoi-mêmesurplace.Maisoùsetrouvelegrenier?
8
Silas
Laported’entréedemamaisons’ouvrealorsquejemegare,etEzrasortensetordantlesmains.L’airaffolée,ellem’interpelledèsquejesors:
—Silas!Jecroyaisqu’ilétaitaucourant.Sinon,jen’auraispasparlédelaprésencedeCharlie,mais tun’avaispas l’airde la cacher, alors je croyaisque leschosesavaient changé,qu’elle avait ledroitdevenir…
J’interrompsd’ungesteceflotd’excusesinutiles.—C’estbon,Ezra,çava.Dansunsoupir,ellelissesontablier.Jenevoispascequipeutlamettredansuntelétatnipourquoi
elle a cru que je lui en voudrais. Jemets peut-être un peu plus d’assurance que nécessaire dansmonsourire,maisondiraitqueçaluifaitdubien.
Elleme suit dans lamaison. Jem’arrête dans le vestibule sans trop savoir oùmon père peut setrouverencemoment.Ezramontel’escalierenmurmurant«bonnenuit».Elledoitvivreici.
—Silas.Ondiraitmavoix,enpluscassée.Jemeretourneetmevoilàfaceàl’hommequiapparaîtsurtoutes
lesphotosaccrochéesauxmurs.Sonlargesourireenmoins.Ilmedévisagedespiedsàlatête,commedéçuparl’aspectdesonfils.Puisilouvreuneporteets’enva,avecunetelleassurancequ’ilsembleexigerquejelesuive.Ce
que je fais. On se retrouve dans son bureau ; il contourne la table, s’assied, s’accoude au plateaud’acajou.
—Tum’expliques?J’aimeraisbien.Sijeluidisaisquejenesaispasquiilest,pourquoiilestencolère,encoremoins
quijesuis…
Jedevraissansdoutem’inquiéter,mesentirintimidéparsonautorité.CequiauraitsûrementdûêtrelecasduSilasd’hier,maisdifficiledemelaisser impressionnerparquelqu’unque jeneconnaispas.Pour autant que je sache, il n’a aucun pouvoir sur moi, or le pouvoir est le premier élément del’intimidation.
—T’expliquerquoi?Derrière lui s’étale toute une bibliothèque remplie d’ouvrages de collection, semble-t-il, des
classiques.Jemedemandes’ilenaluunseulous’ilsserventjusteàmieuxintimidersonmonde.—Silas!Ilalavoixgrave,sèchecommeunelamequimetailladeraitlestympans.Jemeplaqueunemainsur
lanuqueetj’appuie,avantdereposermonregardsurlui.D’uncoupd’œil,ilm’intimedem’asseoirenfacedelui.
J’ail’impressionqueleSilasd’hierrépondraitsagement«oui»ets’assiéraitaussitôt.Celuid’aujourd’huis’approcheensouriant.—Quefaisait-elledanscettemaisonaujourd’hui?IlparledeCharliecommed’unpoison.Surlemêmetonquesamèreparlantdemoi.Enm’installant
danslefauteuil,j’aperçoissurl’accoudoirunedéchiruredanslecuir.—Ellenesesentaitpasbienaulycée.Ilfallaitlaramenerchezelle,onajustefaitunpetitdétour.Cethomme…monpère…seradosseàsonsiègeetsefrottelamâchoire.Cinqsecondess’écoulent.Dixsecondess’écoulent.Quinze.Finalement,ilsepencheunenouvellefoisversmoi.—Tularevois?C’estunequestionpiège?Parcequec’estbienl’impressionqueçadonne.Sijedisoui,évidemmentçavalemettreencolère.Sijedisnon,j’aurail’airdelelaissergagner.
Sanstropsavoirpourquoi,jen’aiaucuneenviequecethommegagne.Ondiraitqu’ilenatropl’habitude.—Etquandbienmême?Samainsedétachedesajouepourvenirm’attraperparlecoldemontee-shirtetm’attirerverslui
tandisquejem’agrippeaubureau.Onseretrouvelesyeuxdanslesyeuxet jem’attendsàcequ’ilmefrappe.Jemedemandesic’estainsiqu’ilmetraitehabituellement…
Aulieudemefrappercommejesaisqu’ilenaenvie,ilpousselepoingsurmapoitrineetmelâche.Jetombesurmonsiègemaisrienqu’uneseconde,carjepréfèremereleveraussitôtetm’éloignerunpeu.
C’estsansdoutemoiquiauraisdûlefrapper,cetenfoiré,maisjeneledétestepasassezpourenarriverdéjàlà.Enmêmetemps,jenel’aimepasassezpourmesentiraffectéparsaréaction.Justegêné.
Saisissantunpresse-papiers,illebalanceàtraverslapièce,heureusementpasdansmadirection.L’objets’envaheurteruneétagèreettoutcequ’ellecontenaitserépandparterre.Quelqueslivres.Uncadre.Unepierre.
Jeregardemonpèrefairelescentpas,lefrontcouvertdesueur.JenecomprendspaspourquoilaprésencedeCharlie cheznouspeut lemettredansun tel état.Surtoutdepuisqu’Ezranousaditqu’onavaitétéélevésensemble.
Il repose lespaumes sur lebureau. Il respire lourdement, lesnarines frémissantes, tel un taureaufurieux.
— Nous avions un accord, Silas. Toi et moi. Je ne devais pas t’obliger à témoigner si tu mepromettaisdeneplusjamaisrevoirlafilledecethomme-là.
Toutenmedésignantd’unemainunearmoire fermée, il sepasse l’autredanscequi lui restedecheveux.
—Jesais,poursuit-il,quetunelacroispascapabled’avoirvolécesdossiersici,maismoij’ensuis sûr !Et la seule raisonpour laquelle jen’aipasportéplainte c’estparceque tum’as juréqu’onn’auraitplusjamaisaffaireàcettefamille-là.Etvoilàquetu…
Ilfrémit,littéralement.— Et voilà que tu la ramènes carrément dans cette maison comme si ces douze derniers mois
n’avaientjamaisexisté!Lepèredecettefilleafailliruinernotrefamille,Silas!Çaneveutdoncriendirepourtoi?
Pasvraiment,ai-jeenviederépondre.Jenotementalementdenejamaismemettredansunetellecolère.ÇanesertpaslesNash.J’aidumalàexprimerlemoindreremordsalorsquetoutcequej’éprouvec’estdelacuriosité.Laportedubureaus’ouvreetnousnousretournonsensemblepourvoirquientre.—Landon,celaneteconcernepas,lancemonpère.J’aipresquedumalàcroirequ’ilpuisseparlerd’unevoixaussidouce,aussipaternelle.Pascelle
dumonstrequejeviensd’entendre.Landon–ravideconnaîtreenfinleprénomdemonpetitfrère–medésignedumenton:—L’entraîneurt’attendautéléphone,Silas.À présent,mon pèreme tourne carrément le dos. Apparemment, notre conversation s’achève là.
Heureuxdepouvoirenfinquittercettepièce,jem’envais,suivideLandon.—Oùestletéléphone?Bon,ilpeuttoujourscroirequej’ignores’ils’agitd’unportableoudufixe…Monfrèreéclatederire.—Personnen’aappelé.C’étaitpourtetirerdelà.Ilgrimpel’escalieretjelesuisdesyeuxsurlepalier,levoistourneràgaucheavantdedisparaître
dans le couloir. Sympa, mon frère. Je me dirige vers ce que je suppose être sa chambre, frappedoucementàlaporte.Commeelleestentrouverte,jelapousseunpeu.
—Landon?Jel’ouvreengrandetletrouveassisàunbureau.Iljetteunbrefregardpar-dessussonépaulepuis
seremetàpianotersursonordinateur.—Merci,dis-jeenentrantdanslachambre.
Lesfrèressedisentmerci?Probablementpas.J’auraisdûdirequelquechosequiressembleplusà:tuenasmisuntemps,connard.
Cettefois,ilseretourne,avecunsourireaussiinterrogateurqu’admiratif.—Àquoitujoues,aujuste?D’habitudetuneratesjamaisunentraînement.Ondiraitquetun’enas
rienàfoutrequeCharlieaitbaiséavecBrianFinley.Enplus tuas lescouillesde l’amener ici.AprèstoutescesmerdesentrepapaetBrett?Tuasdubold’êtresortientierdesonbureau.
Aprèsquoiilseremetàtaper.Etmoidemeprécipiterdansmachambre.BrettWynwood,BrettWynwood,BrettWynwood.Jeme répète son nom jusqu’à ce que je sache exactement que chercher surmon ordinateur. J’ai
sûrementunordinateur.Arrivédansmachambre,jefoncedroitversmacommode,récupèrelestyloqueCharliem’adonné
toutàl’heureetenrelisl’inscription:
GROUPEFINANCIERWYNWOOD-NASH.
Je fouilleà travers lapièce, jusqu’àceque je trouveunordinateurportabledans le tiroirdema
tabledenuit.Jel’allume,inscrislemotdepasse.
Jeconnaislemotdepasse?Àajouteràlalistedesmerde,çan’apasdesens!
Je tapeGroupe financierWynwood-Nash dans lemoteur de recherche. Je clique sur le premierrésultatetmeretrouvesurunepageintitulée«NashFinance».IlsembleraitqueleWynwoodaitdisparu.Jeparcourslapagesansrientrouverd’intéressant.Justelesdiversescoordonnéesdel’entreprise.
Je sorsde lapage, explore les autres résultats en lisant titre après titreainsique lesarticlesquisuivent:
Les gourous de la finance, Clark Nash et Brett Wynwood, cofondateurs du Groupe financierWynwood-Nash,misenexamenpourquatredélitsdefraude,d’escroquerieetdecommerceillégal.
Partenaires depuis plus de vingt ans, les deux hommes d’affaires s’accusent maintenant l’unl’autre, clamant chacun tout ignorer des pratiques illégalesmises au jour au cours d’une enquêterécente.
J’enlisunautre:
ClarkNashlavédetouteaccusation.Soncoprésident,BrettWynwood,condamnéàquinzeannéespourfraudeetdétournementdefonds.
Jepasseàladeuxièmepagedesrésultatsquandletémoindebatteriesemetàclignoter.J’ouvreletiroir,maispasdechargeur.Jecherchepartout,souslelit,danslecabinetdetoilette,danslestiroirsde
lacommode.L’ordinateurs’éteintpeuaprès.Jelancelarecherchesurmontéléphone,maisluiaussiestaubord
ducomaetl’uniquechargeurquejetrouvesebrancheàunordinateur.Jecontinueàchercher,carilfautabsolumentquejesachecequis’estpassépourquecesdeuxfamillessehaïssentàcepoint.
Jesoulèvelematelaspourvérifiersiaucunfilnependàuneprisecachéepar le lit.Àdéfaut, jetrouveuncahier,lesaisisetm’assiedssurlelit.C’estlàquemonportablevibreenm’annonçantunSMS.
Commentçasepasseavectonpère?
Je voudrais en apprendre davantage avant de discuter avec elle. Sans lui répondre, j’ouvre lecahier,tombesuruneenvelopperempliedepapiers.Ilssonttousintitulés«GroupefinancierWynwood-Nash»,mais jenecomprends rienàcequ’ilscontiennent,encoremoinspourquoi ils se trouventsousmonmatelas.
LesparolesqueClarkNashaprononcéestoutàl’heuremereviennentàl’esprit:Jesaisquetunelacroispascapabled’avoirvolécesdossiersici,maismoij’ensuissûr!
Vraisemblablement,ilatort,seulementpourquoilesaurais-jepris?Àquoim’auraient-ilsservi?Quivoulais-jeprotéger?Montéléphonebipepourm’annoncerunautretexto.
Tuascettesuperfonctionsurtonportableintitulée«lecture».SituoublieslesSMSquit’arrivent,autantlefermer.;)
Aumoinselleajouteunclind’œil.
Jenet’oubliepas.Justefatigué.Onapleindechosesàfairedemain.
Oui.
C’est tout ce qu’elle en dit. Je ne suis pas certain de devoir répondre à une réponse aussiparesseuse,maisjeneveuxpasnonpluslavexerennedisantrien.
Bonnenuit,Charliechérie.;)
Dèsquej’aiappuyésur«Envoi»,j’aienviedel’effacer.Jenesaispasoùjevoulaisenveniraveccegenrederéponsenitropmalicieusenivraimentflirteuse.
Onverrademainpourlesregrets.Pourlemoment,j’aisurtoutbesoindedormir,afind’êtreassezréveillédemainmatinpourm’occuperdetoutça.
Jereplacelecahiersouslematelasetlà,j’aperçoisunchargeurbranchéaumur.J’yconnectemonportable.Jesuistropfatiguépourcontinuermesrecherchescettenuit,alorsj’enlèvemeschaussures.Ceseulementunefoisallongéquejeremarquequ’Ezraachangémesdraps.
Dèsquej’éteinsmalampeetfermelesyeux,montéléphonebipe.
Bonnenuit,Silas.
Le tonestunpeu sec, jem’en rendscomptemais,pour jene saisquelle raison, ce textome faitquandmêmesourire.TypiquedeCharlie.
Jecrois.
9
Charlie
Ratéelabonnenuit.Latrappemenantaugreniersetrouvedansleplacardquejepartageavecmasœur.Aprèsavoirtextotéunpetit«bonnenuit»àSilas,j’escaladelestroisétagères,bourréesdepulls,etjelapousseduboutdesdoigts,toutenjetantunregardderrièremoipourvérifiersiJanetten’apaslevélatêtedesontéléphone.Cedoitêtrenormal,moiquigrimpeaugrenierenlalaissantenbas.J’aienviedeluidemandersiellevamonteravecmoi,maisilétaitdéjàépuisantdel’emmenerdîner.Onverrauneautrefois.Jetrouveraibienlemoyendenousrabibocherplustard.
Jenesaispaspourquoimais,àmesurequejepasselatêtedansl’ouvertureetmehisseàtraverscetétroitespace,jemereprésentelevisagedeSilas:sapeaubronzée,silisse,seslèvrespleines.Combiendefoisai-jegoûtésabouche,alorsquejenepeuxpourtantmerappeleraucundesesbaisers?
Danscetteatmosphèrelourdeettiède,jerampeversuntasdecoussinsetm’adossedessus,tendslesjambesdevantmoi.Ilyaunetorcheélectriqueausommetd’unepiledelivres.Jel’allumepourenexaminerlesdos:deshistoiresquejeconnaismaisquejenemerappellepasavoirlues.Bizarrequandmêmed’êtrefaitedechairetd’osmaisremplied’uneâmequ’onn’ajamaisrencontrée.
Jeprendsleslivresunparun,enlislapremièrepage.Jevoudraissavoirquielleest—quijesuis.Aupieddelapile,jetrouveunouvrageplusgrandquelesautres,reliéd’uncuirrougecraquelé.Surlecoup,jecroisavoirmislamainsurunjournal.Jecommenceàl’ouvrird’unemaintremblante.
Cen’estpasunjournal.Maisunalbum.DelettresdeSilas.Jelesaisparcequ’ilsignechacuned’unSanguleuxquiévoqueunéclair.Etjesaisquej’aimeson
écriture,directeetprécise.Àchaquefeuilletestagraféeunephoto—vraisemblablementpriseparSilas.Jelisleslettresl’uneaprèsl’autre,jemerégaledetouscesmots,decesdéclarationsenflammées.Silasestamoureux.
C’estsibeau…
Ilseplaîtàimaginerlavieavecmoi.Dansunbrouillon,rédigéaudosd’unsachetenpapierbrun,ildétaillecomment ilpasseraNoëlquandonseracheznous,ensemble:unboncidredevant lesapin, lapâtedescookiesdontonsegaveraavantdelesmettreaufour.Ilditqu’ilveutmefairel’amouràlalueurdes bougies pour voir mon corps dans cette lumière. La photo accrochée à cette lettre représente unminusculearbredeNoëldanscequisembleêtresachambre.Ondoitl’avoirdécoréensemble.
Jetrouveunautremessageaudosd’unreçu,danslequelildécritcequ’ilpourraitressentirenmoi.Celame faitunpeu rougirmais je liset relisces rêvesérotiquesavecdélectation.Laphotoqu’ilyafixée est celle demon épaule nue.Tout celame donne un sacré coup au cœur etme coupe un peu lesouffle.Jenesaisplussilapartdemoiquej’aioubliéeestamoureusedelui.Toujoursest-ilquejeneressensquedelacuriositéàl’égarddecegarçonbrunquimeregardeavecunetelleintensité.
Jerangeletout,etjerefermelecahieravecl’impressiondem’immiscerdanslaviedequelqu’und’autre.ToutcelarevenaitàCharlie.Pasàmoi.Jem’endors,emportéeparlesmotsdeSilas,partoutesceslettresquidansentdansmonespritjusqu’àceque…
Unefilletombeàgenouxdevantmoi.—Écoute,murmure-t-elle.Nousn’avonspasbeaucoupdetemps…
Maisjenel’écoutepas.Jelarepousseetelles’enva.Jerestelà.Unfeubrûledansunevieille
poubelledemétal.Jemefrottelesmainspourmeréchauffer.Quelquepartderrièremoiunsaxophonejoueunairquis’achèveenunesortedecri.C’estlàquejememetsàcourir.Jetraverselefeuquiserépandmaintenantpartout,attaquantlesmaisonslelongdelarue.Jecours,étoufféeparlafumée,jusqu’àmeretrouverdevantuneenseignedemagasinrose,l’uniquebâtimentquinebrûlepas.C’estunebrocante.J’ouvre laporte sansplusy réfléchirparcequec’est le seulendroitoù jepuissemeréfugier.Silasm’yattend.Ilmeconduitaumilieudelivresetdebouteillespourm’emmenerdansuneautrepièce.Unefemmeassisesuruntrônedemiroirsbrisésmecontempleavecunmincesourire.Leséclatsdemiroirreflètentdeslueursquis’envontdansersurlesmurs.JemetourneversSilaspourluidemanderoùnoussommes,maisilestparti.
—Vite!
Jem’éveilleensursaut.Janetteapassélehautducorpsdansl’embrasuredelatrappeetmesecouelepied.—Ilfauttelever,dit-elle.Tunepeuxplusmanqueruneseulejournée.Toujoursdans cegrenierhumide et froid, jeme frotte lesyeuxpour en chasser le sommeil, puis
redescendsdansnotrechambreà lasuitedemasœur.Jesuis touchéequ’ellesachequej’aiatteintmalimitedejoursd’absenceets’ensoucieassezpourvenirmeréveiller.Jetrembleencorelorsquej’arrivesousladouche;jen’aipasévacuélerêve.Jevoistoujoursmonrefletdansleséclatsdemiroirbrisésdutrône.
Lesflammesdansentautouretendehorsdemonchampdevision,guettantderrièremespaupièreschaqueinstantoùjelesferme.Sijemeconcentreunpeu,jesenslacendrenoyerleparfumdugelpourle
corpsetdushampooingécœurantque jeversedansmapaume.J’essaiedemerappeler lesparolesdeSilas…Tuestièdeethumideettoncorpsmeretientcommepourm’empêcherdepartir.
Janettetambourineàlaporte:—Tuesenretard!crie-t-elle.Jem’habilleenhâteetonseheurtesurleseuilquandjemerendscomptequej’ignorecommentelle
compteserendreaulycéeaujourd’hui.Hier,j’aidemandéàSilasdepassermeprendre.—Amydevraitdéjàêtrelà,annonce-t-elleenjetantunregardparlafenêtre.Àcroirequ’ellenesupportepasl’idéedemeregarder.JesorsmontéléphonepourtextoteràSilas
denepasvenir.Jevérifieégalementsijen’aipasdemessaged’Amy,àl’instantoùunepetiteMercedestourneaucoindelarue.
—Amy,dis-je.Jemedemande si c’estunedes filles avecqui j’aidéjeunéhier.Lavoiture segaredevantnotre
trottoir et on la rejoint. Janette grimpe à l’arrière sans dire un mot et, après quelques secondesd’hésitation, j’ouvre la portière avant. Amy est noire. Je la dévisage une minute avec surprise puism’installeàmontour.
—Salut!lance-t-ellesansnousregarder.Heureusement,d’ailleurs,çam’apermisdel’observerdiscrètement.Elleestravissante;lescheveuxunpeuplusclairsquesapeau,nattésjusqu’àlataille.Ellesemble
toutàfaitàl’aiseavecmoi,sanscompterqu’ellenousfaitlagentillessedenousemmeneraulycée.C’estsûrementuneexcellenteamie.
—Raviedevoirquetuvasmieux,lance-t-elle.TuasprisunedécisionencequiconcerneSilas?—Je…euh…Silas?—Ahbon!conclut-elle.C’estbienceque jepensais.Tunesaispasencore.C’estquandmême
dommage,parcevousalleztrèsbienensemblequandvousfaitesunpetiteffort.Jegardelesilencepresquejusqu’àl’arrivée,enmedemandantoùelleveutenvenir.—Amy, dis-je finalement.Comment décrirais-tuma relation avecSilas à quelqu’unqui ne nous
connaîtraitpas?—Tuvois,c’estçatonproblème.Tuprendstoutcommeunjeu.EllesegaredevantlelycéeetJanettedescend.Réglécommedupapieràmusique.Jeluilanceun«aurevoir»alorsqu’elleclaquelaportière,avantdecommenter:—Quellepeste!Amyfaitlagrimace.—ParcequetoitueslafillelaplusgentilledelaTerre,peut-être?Franchement,jenesaispasce
quit’arrive,là.Tuesencoreplusàl’ouestqued’habitude.Jememordsleslèvrestandisqu’onsegaredansleparkingdulycée.Lavoituren’estpasarrêtée
quej’aidéjàouvertlaportière.—Qu’est-cequiteprend,Charlie?
Jepréfèrenepasentendrelasuiteetmeprécipitedehors,lesbrasserréssurmapoitrine.Toutlemondemedétestait,ouquoi?J’entredanslebâtimenttêtebaissée.IlfautquejetrouveSilas.Lesélèvesmeregardentmaismoijenem’attardesurpersonne.Jeveuxprendremontéléphonepourluienvoyeruntextoavantdemerendrecomptequemapocheestvide.Jeserrelespoings.Ladernièrefoisquejel’aiutilisé,c’étaitpourdireàSilasdenepaspassermeprendre.J’aidûl’oublierdanslavoitured’Amy.
Jeretourneversleparkingquandquelqu’unm’appelleparmonnom.Brian.Ilarriveencourant.Ilgardeunetracesousl’œil,làoùjel’aifrappé.Bienfait.—Quoi?dis-je.—Tum’astapédessus.Ils’arrêtesoudain,commes’ilcraignaitquejenerecommence.Là,jemesensunpeucoupable.Je
n’auraispasdûfaireça.Quoiqu’ilaitpusepasserentrenousavantcequinousarrive,iln’yestpourrien.
—Désolée,dis-je.J’aidespetitssoucis,encemoment.Jen’auraispasdûfaireça.Àcroirequec’étaitexactementcequ’ilvoulaitentendre.Sonexpressionsedétendetilsepasseune
mainsurlanuque.—Onpeutallerparlerdansunendroitplustranquille?Lecorridorgrouilled’étudiantspressés.—Non,dis-je.—Bon,tantpis,onvafaireçaici.Jeregardeautourdemoi,espérantrepérerAmypourluidemanderlesclefsdesavoitureet…—C’estSilasoumoi.J’écarquillelesyeux.—Pardon?—Jet’aime,Charlie.Ouh,là!J’enauraispresqueunmouvementderépulsion.Jerecule,àlarecherchedequipourrait
m’aideràmesortirdelà.—Tutombesmal,là,Brian.IlfautquejetrouveAmyet…—Jesaisquevousavezeuunelonguerelation,touslesdeux,maisçafaitunmomentquetuveux
arrêter.Cemecestuncon,Charlie.TuasvucequiestarrivéàlaCrevette.Jenecomprendspas…—Dequoituparles?Ilsemblecontrariéquejel’aieinterrompu.—JeparledeSilaset…—Non,pourlaCrevette.Maintenant,lesgenss’arrêtentpournouscontempler;touslesregardsseportentsurmoi.Jenevois
quedesyeuxpartout.Çamemettrèsmalàl’aise.Jedétesteça.—Tiens.
D’unmouvementdelatêteilmedésigneunefillequiouvrelesportesetvientdansnotredirection.Quandelles’aperçoitquejelaregarde,elles’empourpre,touterosecommeunecrevette.Elleétaitdansmaclasse,hier.C’estellequiaramasséleslivresparterre.Elleestmenue,lescheveuxmarronnassestirantsurlevert,commesielleavaitvouluselesteindreelle-mêmeets’étaitcomplètementratée.Quecesoitsacouleurnaturelleoupas,c’est…sinistre.Sansparlerdesesmèchesquipartentdanstouslessens.Ellealefrontpleindeboutonsetlenezretroussé.Toutdesuite,jelatrouvelaide.Maisils’agitplusd’un faitqued’un jugement.Elle s’éloigneaussitôt, se fonddans la foule. J’ai l’impressionqu’elle secacheplutôtderrièreledosdequelquescurieux,commesielleessayaitdenousécouterendouce.J’aisentiquelquechose…envoyantsonvisage,j’aisentiquelquechose.
Prisedevertige,jelaisseBrianmeprendreparlecoudeetm’attirercontrelui.—C’estmoiouSilas,répète-t-il.Je l’ai déjà frappé pourm’avoir touchée.Mais là, je ne pense pas à lui. Je pense à la fille, la
Crevette;jemedemandesielleestbienrestéedanslesparages,cachéederrièrequelqu’und’autre.—Ilmefautuneréponse,Charlie.Ilmetientsiprèsque,quandjelèvelevisageverslui,jedistinguelestachesdecouleursursesiris.—Bon,alorsc’estSilas,dis-jedoucement.Jesenssoncorpssecrisper.
10
Silas
—Tuvasveniràl’entraînement,aujourd’hui?demandeLandon.Ilestdéjàsortiet s’apprêteà refermer laportière,alorsque jenemerappellemêmepasm’être
garédansleparkingdulycée,encoremoinsavoircoupélemoteur.Jehochelatêtemaisévitedecroisersonregard.J’étais tellementperdudansmespenséesdurant le trajetquejen’aipaspenséà interrogermonfrère.
J’étais obnubilé par le fait que je n’avais retrouvé aucun souvenir à mon réveil. Quelque part,j’espéraisqueCharlieavait raison,qu’aprèsunebonnenuitdesommeil, tout reviendraità lanormale.Malheureusement,çan’apasétélecas.
Dumoins,paspourmoi.Jen’aipasencoreparléàCharlie,etsontextodecematinnelaissaitriendeviner.
Jenel’aimêmepasouvert.Ilaflashésurmonécranetledébutdelapremièrephraseasuffiàmefairecomprendrequejen’aimeraispastrop.J’aicommencéparmedemanderquipouvaitl’emmeneretsielleétaitvraimentd’accord.
Moninstinctprotecteurseréveilledèsqu’ils’agitd’elle,maisj’ignoresiçaatoujoursétéainsiousicelaprovientdufaitquejenepeuxplusmefierqu’àelle.
Jesorsdelavoiture,décidéàlaretrouver,àm’assurerqu’ellevabien,alorsqu’ilyadegrandeschancespourquecesoitlecas.Pasbesoindelaconnaîtreparcœurpoursavoirqu’ellen’apasvraimentbesoindemonaide.Elleestfarouchementindépendante.
N’empêchequejevaisessayer.Enentrantdans le lycée, jemerendscompteque jenesaisparoùcommencer.Niellenimoine
saurionsretrouvernoscasierset,sionconsidèrequetoutcelanousestarrivéhierpendantlequatrièmecours,onignorel’unautantquel’autreoùontlieulestroiscoursprécédents.
Jedécidedemerendreausecrétariatpourdemanderunnouvelexemplairedemonemploidutemps.EnespérantqueCharlieyauraégalementsongé,parcequejedoutequ’ilsmedonnentlesienparlamêmeoccasion.
Jenereconnaispaslasecrétairemaisellem’adresseunsourireaimable.—VousvenezpourMmeAshley,Silas?MmeAshley.Jecommenceparfairenondelatêtemaisellemedésignedéjàlaporteentrouverted’unbureau.Qui
quesoitcettedame,jedoisluirendrevisiteassezsouventpourquemaprésenceicinesembleétonnerpersonne.
Jen’aipasletempsdem’yrendrequ’unefemmeblondeensort.Grande,jolie,sûrementbeaucouptropjeunepourêtreuneemployée.Àpremièrevue,jediraisqu’ellesorttoutjustedel’université.
—MonsieurNash,lance-t-elleavecunvaguesourire.Avez-vousprisrendez-vous?Seslongscheveuxsuiventlesmouvementsdesatête.Jem’arrêtealorsqu’elleadresseungesteàlasecrétaire.—C’estbon,dit-elle,j’aiquelquesminutes.Entrez.Jepassedoncdevantelle,lisaupassagelaplaquesurlaporte:
AVRILASHLEY,CONSEILLÈRED’ORIENTATION
Tandisqu’ellefermederrièreelle, jeregardeledécorquinousentoure, lescitationsaffichéesau
mur, les posters traditionnels auxmessages positifs. D’un seul coup, je neme sens plus à mon aise,commeprisaupiège.J’auraisdûdirequejen’avaisplusbesoindelavoir,pourtant,j’espèrequecetteconseillère— à qui il semblerait que je rende visite régulièrement— pourra m’indiquer quelquesdétailssurmonpassépropresànousaider,Charlieetmoi.
Jemeretourneàl’instantoùellepousseleverrou;puisellevienttranquillementdansmadirection.Sesmainsseposentsurmontorseet,alorsqueseslèvresvontseposersurlesmiennes,jereculejusqu’àheurteruncasier.
Waouh!Qu’est-cequ’ellefout?Elleparaîtvexéequejerepousseainsisesavances.Ondoitfaireçasouvent.Commeça,jebaiseaveclaconseillèred’orientation?JepenseaussitôtàCharlie;onal’airsipeuengagésl’unenversl’autre…jemedemandequelles
étaientnosrelations,aujuste.Était-onseulementensemble?—Qu’est-cequ’ilya?demandeMmeAshley.Jemeretourneunpeupourm’éloignerencored’elleverslafenêtre.—Jenemesenspastropbien,aujourd’hui.Unpeumalaucœur…Ondiraitquecetteexplicationluiplaît,carellerevientversmoi,m’embrassedanslecou.—Pauvrepetit,susurre-t-elle.Onvaarrangerça.
Je rouvre grand les yeux, à la recherche d’une porte de sortie. Mon attention se détourne surl’ordinateur,àcôtédel’imprimante,tandisquej’essaiedemedégager.
—Madame…C’estnulàtouslespointsdevue.Ellerit.—Tunem’appellesjamaiscommeçaquandonestseuls.Çafaitdrôle.Elleparaîttropàl’aise.Ilfautquejem’enailled’ici.—Avril…S’ilvousplaît,vouspourriezm’imprimermonemploidutempsetceluideCharlie?Dèsqu’elleentendcenom,elleseraidit,sonsouriredisparaît.Pointlitigieux,dirait-on.—J’envisaged’intervertircertainsdemescours,pourneplusmeretrouveravecelle.Onnepeutpasêtrepluséloignédelavérité…MmeAshley—Avril—m’effleureletorseduboutdesdoigtsetsonsourireréapparaît.—Ah,ilseraittempsdesuivrelesavisdetaconseillère!Savoixsuintedesous-entendussexuels.Jevoisàpeuprèscommentleschosesontpusedérouler
danscesconditionsmaislà,çamelaissedemarbre.Enfait,jen’endétestequedavantagecequej’aipuêtre.
Jelaregardes’asseoirettapersursonclavier.Ellesortlesdeuxfeuillesdesonimprimante,melestendmais,audernierinstant,m’empêchedeles
prendre,l’airmalin.—Attends,cen’estpasgratuit,dit-elleensecouantlentementlatête.Ellesepencheau-dessusdesonbureau,déposelesfeuillesderrièreellesansmequitterdesyeux.
Ellenevapasme laissersortird’ici sansque je lasatisfasse,etc’estbien ladernièrechoseque j’aienviedefaireencemoment.
J’effectuedeuxpetitspasdanssadirection,poselesmainssurseshanches,mepencheverssoncou.Jel’entendssoupireràl’instantoùjememetsàparler:
—Avril,ilnemerestequecinqminutesavantmonprochaincours.Impossibledefairetoutcequej’aienviedefaireencinqpetitesminutes.
Là-dessus,jeglisselesmainssurlesemploisdutempsetreculeaussitôt.Ellesemordleslèvres,medévoredesesyeuxbrûlants.
—Reviensàl’heuredudéjeuner,murmure-t-elle.Uneheuretesuffira,monsieurNash?Jeluidécocheunclind’œil.—Ilfaudrabien,dis-jeenmedirigeantverslaporte.Jenem’arrêtequ’unefoisàl’angleducouloir,lorsquejequittesonchampdevision.Ilyaenmoiunpetitmecdedix-huitans,totalementirresponsable,quirouledesmécaniquespour
s’être, semble-t-il, déjà envoyé en l’air avec la conseillère du lycée, mais aussi un autre, plusraisonnable,quileboxeraitbienpourfairedessaletéspareillesàCharlie.
Cettefille-là,c’estpourtantautrechose,etjem’enveuxàmortd’avoirmisnotrerelationendanger.Celadit,elleenafaitautantdesoncôté.
***
Coup de chance, les emplois du temps citent nos numéros de casiers et leurs combinaisonsd’ouverture.Lesienestle543,lemien,le544.Sûrementpasparhasard.
J’ouvred’abordlemienetj’ytrouvetroislivres,ungobeletàmoitiépleindecaféetl’emballagevided’unrouléàlacannelle.Deuxphotossontfixéessurlaparoi: l’unedeCharlieetmoi,l’autredeCharlietouteseule.
Jeladécollepourlaregarderdeplusprès.Sinousn’étionspasheureuxensemble,pourquoiya-t-ildesphotosd’elledansmoncasier?Surtoutcelle-ci.Visiblement,c’estmoiqui l’aiprise,carelleestvraimentdustyledecellesquiornentlesmursdemachambre.
Charlie est assise sur un canapé, les jambes croisées, la tête légèrement baissée, et elle regardel’objectif.
Ellemefixed’uneexpressionintense—carj’aivraimentl’impressionqu’elleregarde.Elleparaîtàl’aise,sûred’elle;elleal’airheureuse,pourtantelleneritpas.Ilsembleque,cejour-là, toutallaitbienpourelle.Pournous.Sesyeuxontl’airdecriermillechoses,maisj’entendssurtout:«Jet’aime,Silas!».
Jelacontempleencoreunpeupuisremetslaphotoàsaplace.Jevérifiesijen’aipasdemessagessurmontéléphone.Rien.Jejetteuncoupd’œilautourdemoietvoisLandondéboucherduhalld’entrée.
—OndiraitqueBrianfaitencorepartiedudécor,lance-t-il.Laclochesonne.Jeregardedansladirectiond’oùprovientmonfrèreetaperçoisunemassed’étudiantsauboutdu
couloir. Ils ralentissent, regardent derrière eux, certains dans ma direction. On dirait qu’il se passequelquechose,là-bas.Jemeprécipite,attirantpasmall’attentionsurmonpassage.
Unefailles’ouvredansceflotdegenset,d’unseulcoup,jelareconnais.Adosséeàunerangéedecasiers,ellecroiselesmainssursesépaules.Enfaced’elle,Brianladévisageavecattention.Ilal’airprofondémentabsorbépar leurconversation, tandisqu’elleapparaîtplutôtsursesgardes. Ilmerepèrepresqueaussitôtetsecrispe.Suivantsonregard,Charlieposeàsontourlesyeuxsurmoi.
Apparemment, elle n’a pas besoin demon aide ; pourtant, elle semble soulagée deme voir. Unsourireluiétireleslèvresetjenepenseplusqu’àladébarrasserdelui.Jeréfléchisdeuxsecondes.Faut-illemenacer?Oulefrapper,commej’enavaisdéjàtellementenviehierdansleparking?Aucunedecesoptionsneparaîtcorrespondreàcequejevoudraisluifairecomprendre.
J’entendsCharlieluidire:—Tudevraisallerencours.Elleavait l’airde leprévenirque j’arrivais.Commesi ellecraignaitque jene le frappe.Aucun
risque.CequejevaisfaireàBrianFinleyrisquedeluifaireinfinimentplusmalquesij’essayaisdeleboxer.
Ladeuxième cloche sonne.Personnenebouge.Personnene se précipite pour éviter d’arriver enretard.
Ils attendent la suite. Espérant sans doute que je vais déclencher une bagarre. Peut-être commel’auraitfaitl’ancienSilas?Faut-ilquelenouveauSilasenfasseautant?
Sanstenircomptedesautres,jenevisequeCharlieetmedirigetranquillementverselle.DèsqueBrianmevoit,ils’écarte.Cettefois,c’estluiquejeregarde,toutentendantlebrasverselle;àelledeleprendreetdemesuivreouderesterlàoùelleest.
Jesenssesdoigtsseglisserentrelesmiensetellemesaisitlamain.Jel’entraîneloindescasiers,deBrian,delamultitude.Cependant,aucoinducouloir,ellelalâche,s’immobilise.
—C’étaitunpeuthéâtral,tunetrouvespas?Jemetourneverselle.Ellefroncelessourcilsmaisunetracedesourireflotteencoresursabouche.
Jenesaispassiçal’amuseousiçal’énerve.—Ilss’attendaientàunecertaineréactiondemapart,dis-je.Quevoulais-tuquejefasse?Queje
luitapesurl’épauleenluidemandantpolimentsijepouvaismemêleràlaconversation?Ellecroiselesbras.—Qu’est-cequitefaitcroirequej’avaisbesoindetonaide?Jenecomprendspassonhostilité.J’avaispourtantl’impressionqu’ons’étaitquittésenbonstermes,
hiersoir.—Désolée, reprend-elleenbaissant lesyeux. Je…Enfin, j’essayaisde le faireparler,d’obtenir
desrenseignements.C’estjustepourçaquej’étaisaveclui,paspourflirter.Cetteréactionmeprenddecourt.Jen’aimepassonpetitaircoupable.Cen’estpaspourçaqueje
l’ai arrachéeà lui,mais je comprendsmaintenantqu’ellemecroitvraiment furieuxde l’avoir trouvéeaveclui.Pourtant,onvoitbienqu’ellenevoulaitpassetrouverlà,maiselleneserendsansdoutepascompteàquelpointj’aiapprisàlireenelle.
Jemerapprocheet,quandellerelèvelesyeuxversmoi,jeluisouris.—Çatemettraitplusàl’aisesijetedisaisquejet’aitrompéeaveclaconseillèred’orientation?L’airchoquée,elleaspireunegrandeboufféed’air.—Iln’yapasquetoiquinousfaisaisdesinfidélités,Charlie.Sij’aibiencompris,oncommettait
touslesdeuxquelquespetitesirrégularités,alorsnesoispastropdureavectoi-même.Enprincipe,une fillenesemontrepas soulagéequandelleapprendquesonpetit ami la trompe,
pourtant,c’estexactementsaréaction.Sonregards’apaise,ellepousseunsoupir.—Ahbon,souffle-t-elleenlaissantretombersesmains.Donc,enprincipe,onsortensemble?—Attends,cen’estpasunjeu.Oualorsonatouslesdeuxperdu.—Situveux.Maintenant,onferaitmieuxdechercheroùontlieunoscours.Jesorsnosemploisdutempsdemapoche,luitendslesien.—Onn’arienensembleavantlecoursd’histoire.Là,tuaslittérature,dansl’autrebâtiment.Ellemeremercied’unsignedelatête.— Bien joué, dit-elle avec un sourire malicieux. Je suppose que c’est ta maîtresse conseillère
d’orientationquitelesaprocurés?
Sesparolesmefontsursauter,quandbienmêmejenedevraiséprouveraucunremordspourcequiapusepasseravanthier.Jerectifie:
—Monex-maîtresseconseillèred’orientation.Elle éclate d’un rire solidaire. On est dans une situation pourrie et ces nouvelles informations
n’arrangentrienmais,tantqu’onpeutenrire,c’estqu’aumoinscettesituationnoussembleaussiabsurdeà l’unqu’à l’autre.Uneseulepenséemehantealorsque jem’éloignedeCharlie : j’aimerais tropqueBrianFinleys’étouffedelavoirrire.
***
Lestroispremierscoursdelajournéem’ontparucomplètementimbitables.Aucundesparticipants,aucunsujetdediscussionnem’étaitfamilier.Jemesentaiscommeunimposteur,dépaysé,égaré.
Enrevanche,àl’instantoùjesuisentrédanslaquatrièmeclasse,jemesuisassisàcôtédeCharlie,et mon humeur a changé du tout au tout. Elle, je la connais, et c’est bien la seule dans ce monded’incohérenceetdedésordre.
Onaéchangéquelquesregardsmaispasunmotdurantlecours.Onneseparletoujourspasalorsqu’onentreensembledanslacafétéria.Jejetteuncoupd’œilànotretableettousnosvoisinsdelaveillesontdéjàlà;ilnerestequenosdeuxplaceslibres.
Delatêtejeluidésignelafiled’attentedevantlebuffet:—Onpourraitpeut-êtreseservird’abord.—Pastropfaim,marmonne-t-elle.Jevaist’attendreàtable.Là-dessus,ellesedirigeversnotregroupetandisquejeparsfairelaqueue.Après avoir attrapémon plateau et un Pepsi, je la rejoins et la trouve en train de consulter son
portable,commepourmieuxs’excluredesconversationsalentour.Letypeàmadroite—Andrew,jecrois—medonneuncoupdecoude.—Silas,disàcetabrutiquelpoidsj’aisoulevé,lundi.Jeregardesoninterlocuteur,enfacedenous,quilèvelesyeuxaucielavantdevidersabouteillede
sodapuisdelaclaquersurlatable.—Arrête,Andrew!Commesij’allaiscroirequejamaistonmeilleuraminementiraitpourtoi?Meilleurami.Andrew estmonmeilleur ami, etmoi je ne savaismême pas comment il s’appelait il y a trente
secondes.Monattentionsereportesurlanourrituredevantmoi.J’ouvremonsoda,enboisunegorgéeetvois
Charlie qui presse la paume sur son ventre.Malgré le bruit qui nous entoure, j’entends son estomacgargouiller.Elleafaim.
Sielleafaim,qu’est-cequ’elleattend?Jemepencheverselle:—Charlie?Pourquoitunemangesrien?
Commeellemerépondd’unhaussementd’épaules,jebaisseencorelavoix.—Tuasdel’argent?Ellemefusilleduregard,commesijevenaisderévélerunsecretvitalàtoutelasalle.Elledéglutit,
détournelesyeux,gênée.—Non,souffle-t-elle.J’aidonnémesderniersdollarsàJanettecematin.Maisçaira…Jereposemabouteille,poussemonplateauverselle.—Prends-le,jevaisenchercherunautre.Jemerelèveaussitôtet reparsfaire laqueue.Quandjereviens,elleamangéquelquesbouchées.
Ellenemeremerciepasetjepréfèreça.Jeveuxqu’elletrouvecegestenormaldemapart.Àlafindurepas,jeluidemande:—Tuveuxquejeteramènecheztoi,cesoir?—Tunevaspasencoreraterl’entraînement,monpote!s’écrieAndrew.Sinon,tuessurlatouche
aumatchdedemainsoir.Jemepasseunemainsurlevisage,puissorsmesclefsdemapoche.—Tiens,dis-jeenlestendantàCharlie.Tun’asqu’àramenertasœuraprèslelycée.Tureviendras
mechercheraprèsl’entraînement.Elleessaiedemelesrendre,maisjenelesprendspas.—Garde-les,luidis-je.Tupourraisavoirbesoind’unevoiture,aujourd’hui.Moi,jenem’ensers
pas.—Tulalaissesconduiretacaisse?intervientAndrew.Tutefousdemoi,alorsquejen’aijamais
euledroitdem’asseoirauvolant!—Ouais,bon,jenesuispasamoureuxdetoi,nonplus.Éclatantderire,Charlieenrecrachesonsoda.Sonsourireluiilluminetoutlevisage,aupointque
sesyeuxenparaissentmoinsfoncés.J’aisansdoutetoutoubliéd’elle,maisjepariequesonsourireétaitcequejepréféraisenelle.
***
Journée épuisante aujourd’hui. J’ai l’impression d’avoir passé des heures en scène, à jouer lacomédie,ou plutôt à improviser, parce que je n’avais pas de texte. Les seules choses quime tentent,maintenant,sontsoitmonlit,soitCharlie.Oumieux,lesdeuxàlafois.
Seulement,onad’abordquelquechoseàrégler,touslesdeux:savoircequiapunousarriverhier.C’estdirequ’onn’avaitpastropenviedeveniraulycée,aujourd’hui;mais,d’unautrecôté,ilyadeschancespourquecesoitlàqu’ontrouvedesréponses.Aprèstout,c’estbienlàquetouts’estpassé,aubeaumilieudelajournée.
L’entraînementdefootpourraitaussim’aider.Jevaismeretrouverparmidesgensquejen’aipasbeaucoupvuscesdernièresvingt-quatreheures.Jepourraisyapprendredeschosessurmoi-mêmeousurCharlie.
Aumoins,lescasiersportenttousunnom,ducoup,jen’aipasdemalàtrouvermonéquipement.Plusdifficile:commentl’enfiler?Jemedébatsavecmonpantalontoutenessayantdeparaîtrenaturel.Levestiairesevideàmesurequelesgarçonsserendentsurleterrain,jusqu’àcequejemeretrouveseul.
Unefoisquejepenseavoirbienplacéchaqueélément,j’attrapemonmaillotsurl’étagèreduhaut,etc’estlàque,aufond,uneboîteattiremonattention.Jelasaisis,retournem’asseoirsurlebanc.C’estuneboîte rouge,beaucoupplusgrandequ’unsimplecoffretàbijoux.J’ensoulève lecouvercleety trouvequelquesphotos.
Elles ne représentent pas des gens, plutôt des lieux. Je les feuillette, jusqu’à tomber sur l’imaged’unebalançoire.Ilpleut,lesoldégorged’eau.Jelaretourne.Audos,onaécrit:Notrepremierbaiser.
La suivante représente une banquette arrière, mais vue du sol. Je la retourne. Notre premièredispute.
Etpuisvientuneéglise,ouplutôtleportaild’entrée.Làoùons’estrencontrés.Je les regarde toutes et trouve finalement une lettre, pliée enquatre au fondde la boîte.Elle est
courte,j’yreconnaismonécriture;elles’adresseàCharlie.Jecommenceàlalire,maismontéléphonegrésille,alorsjelesors.
Àquelleheureseterminetonentraînement?
Saispastrop.Trouvéuneboîtedanslecasier.Saispassiçavanousaider,maisilyaunelettrededans.
Elleditquoi?
—Silas!criequelqu’underrièremoi.Enme retournant, je lâche deux photos.Un homme se tient dans l’encadrement de la porte, l’air
furieux.—Surleterrain!Jefaisouidelatêteetils’enva.Jerangetouteslesphotos,remetslaboîteàsaplace,inspireune
gouléed’airpourmecalmeretmerendssurleterrain.Deuxrangéess’yfontface,lesgarçonspenchésenavant,leregardmenaçant.Jevoistoutdesuite
uneplacevideetm’yglisseendouce,copiantl’attitudedesautres.—Bordel,Nash!criequelqu’un.Tesépaulières!Mesépaulières.Merde.Jeretourneencourantdanslevestiaire.Jesensquejevaisvivrel’heurelapluslonguedemavie.
Bizarrequejenemerappellepaslesrèglesdufootball.Çanedoitpourtantpasêtresidifficile.Ilsuffitdecourirdanstouslessens,etfinil’entraînement.
Jerepèredesépaulièresderrière lescasiers.Heureusement,ellesnesontpas tropcompliquéesàenfiler.Jeregagneenvitesseleterrain,oùmespetitscamaradessontentraindecourirdanstouslessens,
commedesfourmis.J’hésiteavantdemejoindreàeux.Quandretentituncoupdesifflet,quelqu’unmepousseenavant.
—Vas-y!Leslignes,lesnombres,leszonesd’en-but.Toutcelanesignifierienpourmoi.L’undesentraîneurs
lanceunordreet,letempsquejem’enrendecompte,leballonm’arrivedessus.Jel’attrape.Etmaintenant?Courir.Jedoissansdoutecourir.Jen’aipasfranchiunmètrequejemeretrouvesurlegazon.Coupdesifflet.Unhommecrie.Jemeredressealorsqu’unentraîneurarrivedansmadirection.—C’estquoicettemerde?Remets-toiaujeuetvite!Lefrontensueur,jeregardeautourdemoi.LavoixdeLandons’élèvederrièremondos.—Hé,monpote,çanevapas?Jemeretournetandisquelesautresseregroupentautourdemoi.Suivantleurmouvement,jepose
lesbrassurleursdos.Personneneditrienpendantquelquessecondes,jusqu’aumomentoùjemerendscomptequetoutlemondemeregarde.Ilsattendent.Jedoisdirequelquechose?
—Bon,tudécidesoutuarrêtes?lanceletypeàcôtédemoi.—Euh…toi,dis-jeendésignantLandon.Vas-y…Sansleurlaisserletempsdem’interrogerdavantage,jem’écarteetlegroupes’éparpille.J’entendsquelqu’unmurmurer:—L’entraîneurval’exclure.Nouveaucoupdesiffletquis’achèvesurlaruéed’untraindemarchandisesdansmapoitrine.Dumoins,c’estl’effetqueçamefait.Lecielestau-dessusdematête,mesoreillessifflent.Jen’arrivepasàreprendremonsouffle.Landonsepenchesurmoi,secouemoncasque.—Qu’est-cequetufous?Ilregardeautourdenous,revientsurmoi,plisselesyeux.—Resteparterre.Faisleblessé.Jesuissonconseiltandisqu’ilserelèved’unbond.—Jeluiavaisditdenepasveniràl’entraînement,explique-t-il.Ilsortd’uneangine.Jecroisqu’il
estdéshydraté.Jefermelesyeux,soulagé.Sympa,monfrère.— Qu’est-ce que tu traînes encore là, Nash ? lance l’entraîneur en s’agenouillant devant moi.
Retourneauvestiaireteréhydrater.Onjoueunmatch,demainsoir.Ilserelève,adresseunsigneàl’undesesassistants.—Donne-luiunZ-packetarrange-toipourqu’ilsoitprêtdemain.Landonm’aide àme remettre debout. J’ai encore les oreilles vibrantesmais, aumoins, je peux
respirer.Jemedirigeverslevestiaire,soulagédepouvoirquitterleterrain.Jen’auraisjamaisdûvenirici.Pasmalin,Silas.
Unefoisdevantmoncasier,jechangedevêtementset,alorsquej’enfilemeschaussures,j’entendsdespasretentirdanslecouloir.D’unrapidecoupd’œil,jerepèreunesortiedesecoursetfiledanscettedirection.Coupdechance,elledonnesurleparking.
Etlà,j’aperçoismavoiture.Jemeprécipiteàl’instantoùCharlieensort.Jesuistellementcontentdelavoir–depouvoirparleràquelqu’un–quejeneréfléchispasàcequejevaisfaire.
Je la saisispar lepoignet, l’attire contremoi, l’enlaceenpoussantun soupir, levisagedans sescheveux. Avec elle je me sens bien. En sécurité. J’en oublierais presque que je ne peux pas merappeler…
—Qu’est-cequetufiches?Elles’est figéeet lafroideurdesaréactionmerappellequ’onn’estpascensésfairecegenrede
chose.Ça,c’étaitbonpourSilasetCharlie.Merde.Jem’éclaircislagorgeetrelâchemonétreinte;jereculeenmurmurant:—Pardon.Questiond’habitude.—Onn’apasd’habitudes,dit-elleenmebousculant.Ellecontournelecapottandisquejeluidemande:—Tucroisquetuastoujoursétéaussiméchanteavecmoi?Ellemeregardepar-dessusletoit.—Jetepariequeoui.Tum’asl’aird’adorerlespunitions.—Unvraimaso,quoi.Ons’installeensembledans lavoiture ; j’aideuxdirectionspossibles ;d’abordchezmoipoury
prendreunedouche,mais jesuissûrquesi jedemandaisàCharliedem’accompagner,ellerépondraitnonrienquepourm’embêter.Alorsjedémarresansrienluidire.
***
—Pourquoitusouris?medemande-t-ellealorsqu’onrouledepuisdixminutes.Jenem’enétaispasrenducompte.—Bof,jeréfléchis.—Àquoi?—JemedemandaiscommentcevieuxSilasaréussiàbrisertacarapace.Çalafaitrire.—Tuessûrqu’ilyestarrivé?—Tuasvulavidéo.Tul’aimais.Enfinmoi…tum’aimais.—Ellet’aimait.Tandisquemoi,jenesuismêmepasencoresûredet’apprécier.—Écoute, jenesaispassi jemeconnaisbienmais jecroisque j’avais l’espritdecompétition.
Parcequejeconsidéraisçacommeundéfi.—Quoi«ça»?Tucroisquetupourraismepousseràt’apprécier?
Jemetourneverselleensecouantlégèrementlatête.—Non,jevaistepousseràm’aimerànouveau.Jelavoisdéglutirmaissondésarroinedurepaslongtemps.— Eh bien, bonne chance ! dit-elle en regardant droit devant elle. Je suis sûre que tu seras le
premiermecàrivalisercontrelui-mêmepourunefille.—C’estpossible,dis-jeenmegarantdansl’alléequimèneàmamaison.Maisjepariesurmoi.Jecoupelemoteuretsors.Ellenedétachepassaceinture.—Tuviens?dis-je.Jevoudraisviteprendreunedouche.Ellenemeregardemêmepas.—Jet’attendsdanslavoiture.Tant pis, je ferme la portière et me dirige vers lamaison en songeant à ce petit sourire que je
jureraisavoiraperçuaucoindesabouche.Etsijen’aipaspourseulobjectifdelaramenerdansmavie,c’estenfaitmonplandesecoursau
casoùniellenimoinetrouverionscommentreveniràcequenousétionsavant-hier.Parceque,malgrétoutescesconneries–ellequimetrompeavecBrian,moiquilatrompeaveclaconseillère,nosfamillesàlacasse–,onauraquandmêmeessayé.Çaprouvesansdoutequ’ilexistaitquelquechosedespécialentrenous,plusprofondqu’unesimpleattiranceouuneaffectiondegamins,quimedonneenviedemebattrepourlagarder.
Etj’aienviedel’éprouverencore.Demerappelercequec’estqu’aimerquelqu’uncommeelle.Pasn’importequi.J’aienviedesavoircequec’estqu’aimerCharlie.
11
Charlie
Debout au bord de la pelouse, je regarde la rue, quand il surgit derrière moi. Je ne l’entends pasapprocher,maisj’aisentisonodeur.Jemedemandebienpourquoi,d’ailleurs,puisqu’ilsentl’airfrais.
—Qu’est-cequeturegardes?demande-t-il.J’examinecesmaisons,impeccables,immaculéesàendonnerlanausée.Çamedonneenviedetirer
enl’air,histoiredevoirtouscesbravesgenssortiraffolés.Cequartierauraitbienbesoind’unpeudevie.
— C’est fou comme l’argent peut plonger un quartier dans le silence, dis-je. Dans ma rue, oùpersonne n’a d’argent, c’est si bruyant ! Les sirènes qui hurlent, les gens qui crient, les portières quiclaquent,lesradiosquibraillent.Ilyatoujoursquelqu’unquelquepartpourfairedubruit.
Jemeretournesansm’attendreàlaréactionqu’ilprovoqueenmoiavecsescheveuxhumidesetsamâchoirefraîchementrasée.Jemeconcentresursesyeuxmaisçan’arrangerien.Alorsjemedétourneenmeraclantlagorge.
—Jecroisquejepréfèrelebruit.Ils’approchejusqu’àcequ’onseretrouveépaulecontreépaule,àexaminerceslieuxtaciturnes.—Maisnon,dit-il,tunepréfèresriendutout.Commes’ilmeconnaissait…J’aipresqueenviede lui rappelerqu’il nemeconnaît pasdu tout,
maisilposelamainsurmoncoudeetm’entraîne:—Viens,ons’enva.OnoublieCharlieetSilas.Onvafairedestrucsànous.—Tuparlescommesionavaitenvahidescorpsétrangers.Ilfermelesyeux,renverselatêteenarrière.—Tunepeuxpassavoircombiendefoisj’aieuenvied’envahirtoncorps.Jenepeuxm’empêcherd’éclaterderire,enmêmetempsquejetrébuche;ilmerattrapeauvoleton
seretrouvetouslesdeuxàriredanslesbrasl’undel’autre.
Je détourne les yeux. Je n’en peux plus de le trouver si sympa. Je n’ai qu’un jour et demi desouvenirset ils tournent tousautourdemestendressentimentspourSilas.Etvoilàqu’ilsedonnepourmissiondem’inciteràl’aimerànouveau.L’ennuiétantqueçanemedéplaîtpas.
Malgrétout,jem’insurge:—Dégage.Levantlesmainscommepourserendre,ilrecule.—Là?—Plusloin.Encoreunpas.—C’estmieuxcommeça?—Oui,dis-jeagacée.—Jenemeconnaispastrèsbien,sourit-il,maisjejouelejeu,etreconnaisquejenemanquepas
d’atouts.—Ohçava,Silas!Enguisede jeu, tureprésentesaumieuxunepartiedeMonopoly.Onnefait
qu’avancerjusqu’aumomentoùtoutlemondefinitpartricherpourqueçasetermineplusvite.Ilnerépondpastoutdesuite,aupointquejem’enveuxunpeud’avoirvisésijusterienquepourle
charrier.—Tuas raison, finit-il par plaisanter.C’estmêmepour çaque tum’as trompéavec cette tête à
claquesdeBrian.Maiscoupdebolpourtoi,jenesuisplusSilasMonopoly.JesuisTetrisSilas.Toutesmespiècesvonts’enfileràlaperfectiondanstespièces.
—Enmêmetempsquedanscellesdelaconseillèred’orientation.—Coupbas,Charlie.Jememordillelalèvreavantderépondre:—Tuastortdem’appelercommeça.—Quoi?Charlie?—Oui.Çafaittropbizarre.Jen’aipasl’impressiond’êtrecettefille-là.Jenelaconnaismêmepas.
Cen’estpasmonnom,voilàtout.Ilrepartverssavoiture.—Ilfautquejet’appelleautrement?—Oui,jusqu’àcequ’onsache…—Poppy.—Non.—Lucy.—Maispasdutout,qu’est-cequiteprend?Ilm’ouvrelaportièrepassageretjegrimpedanslaRover.—Bon,d’accord.Jevoisquetun’aimespaslespetitsprénomssympas.Onvaessayerautrechose.Ils’installeauvolant.—Xena?
—Non.—Rogue.—Beurk,non!Oncontinuecommeçajusqu’àcequeleGPSannoncequ’onestarrivés.Jem’aperçoisalorsqueje
n’avais pas du tout fait attention à la route.Un coup d’œil àmon téléphonem’indique queBrianm’aenvoyésix textos.Aucuneenviede lui répondremaintenant.Avantdeme lever, jeglisse l’appareil etmonportefeuillesouslesiègepournepluslesvoir.
—Onestoù?—BourbonStreet.LecoinleplusbranchédeLaNouvelle-Orléans.—Commenttulesais,d’abord?—TrouvésurGoogle.Onseregardepar-dessuslecapotetonclaquenosportièresenmêmetemps.—CommenttusaisàquoisertGoogle?—C’estlegenredechosedontjevoudraisparleravectoi.Onseretrouvedevantlecapotdelavoiture.—Jecroisqu’onestdesaliens,dis-je.C’estpourçaqu’onnepartagepaslessouvenirsdeCharlie
etdeSilas,alorsqu’onserappelledetrucscommeGoogleouTetris,parcequelapuceinformatiqueestdansnoscerveaux.
—Alorsjedoist’appelerAlien?Spontanément,jeluibalanceledosdemamaindansletorse.—Méfie-toi,Silas!Illaisseéchapperunsoupirtandisquejepassedevantlui.—C’estquoi,ça?Jeluimontreuneespècedechâteautoutblancornédetroistoursquipointentversleciel.—Ondiraituneéglise,observe-t-ilensortantsontéléphone.—Qu’est-cequetufais?—Jeprendsunephoto…pourlecasoùonl’oublieraitencore.Ondevraittoujoursvérifiercequi
nousarriveetoùonva.Jenerépondspasmaistrouvel’idéeexcellente.—Aufait,dis-jetoutd’uncoup.C’estlàqu’ondevraitaller.Leséglises,c’estfaitpouraiderles
gens,non?—Lesgens,oui,paslesaliens.Jelefrappedenouveau.Jevoudraisqu’ilprenneunpeuceschosesausérieux.—Etsionétaitdesangesvenuspouraiderquelqu’un,sionavaitreçucescorpspourremplirnotre
mission?—Tudérailles,là.Ongrimpejusqu’auportaildel’église,ferméàdoubletour.
—Bon,dis-jeenmeretournant.Alors,d’aprèstoi,qu’est-cequinousarrive?Ons’estcognéslatêtel’uncontrel’autreetonatouslesdeuxperdulamémoire?Oualors,onamangéquelquechosedepourri.
Là-dessus,jedévalel’escalier.—Hé,attends,crie-t-ilenmesuivant.Tunevaspasm’accuser,maintenant!Jen’ysuispourrien,
moi!—Qu’est-cequ’onensait?Onnesaitriendutout,Silas!C’estpeut-êtrenotrefaute.Onseretrouvel’unenfacedel’autreenbasdel’escalier.—Peut-être,répond-il.Maissij’aifaitquelquechose,toiaussi.Parceque,aucasoùtunel’aurais
pasremarqué,onestdanslemêmebateau.Jeserreetdesserrelespoings,soupireungrandcoup,regardefixementl’églisejusqu’àenavoirles
larmesauxyeux.—Écoute,ditSilasenserapprochant.Jeregrettemespetitesplaisanteries.J’aiautantenviequetoi
decomprendrecequinousarrive.Tuasd’autresidées?—Ouais,lescontesdefées.Làoùquelqu’unasubiunmauvaissortet,pourlebriser,ilsdoivent
résoudreleproblèmequileslie…etpuis…—Etpuisquoi?Visiblement,ilessaiedemeprendreausérieuxet,jenesaispaspourquoi,çam’énerveencoreplus.—Etpuisunbaiser…—Ah!sourit-il.Unbaiser.Jen’aijamaisembrassépersonne.—Silas!—Quoi?Çanecomptepassijenem’ensouvienspas.Je croise lesbras et regardeunmusiciendes rues en trainde saisir sonviolon. Il se rappelle la
premièrefoisoùilaprisunviolon,lespremièresnotesqu’ilajouées,quileluiadonné.Jel’enviepoursessouvenirs.
—J’arrêtedeplaisanter,Charlie,promis.JeregardeSilasducoindel’œil.Ila l’airsincèrementdésolé, lesmainsdanslespoches, la tête
bassecommesiellepesaitsoudaintroplourd.—Alors,demande-t-il.Qu’est-cequ’ondoitfaire,selontoi?S’embrasser?—Çavautpeut-êtrelapeined’essayer,non?—Tuasditquedanslescontesdeféesilsdoiventd’abordrésoudre…—Oui.Parexemple,ilfallaitquequelqu’unembrasselaBelleauboisdormantpourlalibérerde
sonsommeil.IlfallaitàBlanche-Neigeunvraibaiserd’amourpourlarameneràlavie.Ilfallaitqu’ÉricembrasseAriel,lapetitesirène,pourl’arracherausortquelamerluiavaitjeté.
—Cesonttousdesfilms,rétorqueSilas.Tutesouviensdelesavoirvus?—Non, je sais que je les ai vus.En cours de littérature, aujourd’hui,M.Deetson a évoqué ces
contes.C’estlàquej’aichopécetteidée.Onsedirigeverslemusicien,entraindejouerunairtriste.
—Ondiraitquec’estaumecdebriserlemauvaissort,observeSilas.Ildoitcompterpourelle.—Ouais…Jen’endispasplusetonécoute lamusique.Si seulement je savaisceque jouecethomme. J’ai
l’impressiond’avoirdéjàentenducetair,maisimpossibled’ymettreuntitre.Jefinisparreprendre:—Ilyaune fille. Jevoudrais luiparler… jecroisqu’elle saitquelquechose. J’ai entendudire
qu’onlasurnommaitlaCrevette.Silasfroncelessourcils.—Commentça?Quiest-ce?—Jenesaispas.Jelaretrouvedanscertainscours.C’estjusteuneimpression.Unefouledebadaudss’estforméeautourdenousetSilasmesaisitparlebras.Pourunefois,jele
laisse faire. Je laisse ses doigts tièdes entrelacer les miens. De sa main libre, il photographie levioloniste,puisseretourneversmoi.
—Commeça,jemerappellerailapremièrefoisquejet’aiprislamain.
12
Silas
Onatraversédeuxruesetellenem’apasencorelâchélamain.Çavientpeut-êtredel’ambiancedeBourbonStreet…
—OhmonDieu!s’exclame-t-elleensaisissantmachemise.Elleposelefrontsurmonbras.—Cemecvientd’ouvrirsonimper,s’esclaffe-t-elle.Silas,jeviensdevoirmonpremierpénis.Àmon tour, jememets à rire tout en l’entraînant à travers la foule éméchée etCharlie finit par
regarderànouveauautourd’elle.Ons’approched’ungrouped’hommestorsenu,lecouornéderangéesdeperles,etqui rientet interpellent lesgensperchés sur leursbalconsau-dessusdenous.Charliemeserre lamainunpeuplus fort, le tempsqu’on traverse cette foule animée.Alorsqu’on s’éloigne, ellepousseunsoupir,metunpeuplusd’espaceentrenous.
—C’est quoi, ces perles ? demande-t-elle.Qui va encore dépenser de l’argent pour des bijouxaussiquelconques?
—Ça fait partie de la tradition duMardiGras. J’ai lu ça il n’y a pas longtemps en faisant desrecherchessurBourbonStreet.C’estledernierjouravantlecarêmemaisj’ail’impressionqu’onlefêtedésormaistoutel’année.
Jel’attirecontremoietluimontreletrottoirdevantnous.Elleenjambecequiressembleàunvomi.—J’aifaim,dit-elle.—Çanetecoupepasl’appétit?dis-jeenriant.—Non,çamefaitpenseràlanourriture,etcetteidéemedonnedesgargouillis.Onvamanger?Ellemedésigneunrestaurantunpeuplushautdanslarue,dontl’enseigneestunnéonrouge.—Onn’aqu’àallerlà.Ellepassedevantmoi,sansmelâcherlamain.Jejetteuncoupd’œilsurmontéléphoneetlasuis.
J’aimanquétroisappels.L’undel’entraîneur,l’autredemonfrère,letroisièmedemaman.
C’estlapremièrefoisquejepenseàmamère.Jemedemandeàquoielleressemble.Etpourquoijenel’aipasencorerencontrée.
JeheurtebrutalementledosdeCharliealorsqu’ellevientdes’arrêternetpourlaisserpasserunevoiture.Ellesepasselamaindanslanuque,làoùmonmentonl’apercutée.
—Aïe!Jemefrottelamâchoireenlaregardantécartersescheveuxsurl’épaule,laissantdépasserdeson
tee-shirtcequiressembleaudébutd’untatouage.Ellerepart,maisjel’attrapeparl’épaule.—Attends!Jepasselesdoigtssoussoncol,tireunpeuetaperçoisdesarbresenombreschinoises.—Tuportesuntatouage.Elleposelamainàl’endroitquejetouche.—Quoi?!crie-t-elleenfaisantvolte-face.Pasdutout!—Si.Tiens.Jetracedel’indexlaborduredudessinetsenssapeaufrémir,voislachairdepoules’étendresous
letissu.Elleessaiedetâtercequejeluiaimontré.Alorsjeguidedeuxdesesdoigtssursapeau.—Desarbresenombreschinoises,dis-jeencore.Justelà.—Desarbres?répète-t-elleenessayantdetoucher.Pourquoi?Jeveuxvoir.Tupeuxprendreune
photo?Jedescendssontee-shirtpourqu’ellepuissevoirletatouageenentier,bienqu’ilnefassepasplus
dehuitcentimètresdelarge.Jeremetssescheveuxenplace,paspourlabeautédel’image,justeparcequej’enaienvie.Jerepositionneégalementsamainafinqu’elleseposesurl’épauleopposée.
— Silas, marmonne Charlie. Prends-moi cette fichue photo. On ne te demande pas de faire uneœuvred’art.
Jemedemandesijesuistoujourscommeça–sijerefusedeprendreunesimplephotoquandonsaitqu’ilnefautqu’untoutpetiteffortsupplémentairepourlarendreexceptionnelle.Jemontel’écrandevantmesyeuxetprendslecliché,regardel’écranenadmirantlerésultatjusqu’aumomentoùellem’arrachel’appareildesmains.
—J’hallucine!s’exclame-t-elle.—C’estuntrèsjolitatouage.Levantlesyeuxauciel,ellemerendletéléphoneetreprendladirectiondurestaurant.Ellepeut jouer lesexcédées tantqu’elleveut,çanechangera rienà la façondontellea réagiau
contactdemesdoigtssursanuque.Jelaregardes’éloigneretmerendscomptequej’aitoutcompris:plusellem’apprécie,plusellese
ferme,plusellem’infligedesarcasmes.Quandellesesentvulnérable,elleprendçapourdelafaiblessealorsellejouelesdures.Jecroisquel’ancienSilaslesavaitdéjàtrèsbien.C’estmêmepourçaqu’ill’aimait.Ildevaitappréciercejeu.
Ondiraitquemoiaussi,parceque,encoreunefois,jelasuis.
Onentredanslerestaurantet,sanslaisseràl’hôtesseletempsdeluiposerlaquestion,elleordonneaussitôt:
—Unetablepourdeux,s’ilvousplaît.Aumoins,elleadit«s’ilvousplaît».—Parici,répondlafemme.Onlasuitdans lasalleobscureetpaisible,cequinouschangedesnéonsetdubruitdeBourbon
Street, et on s’assied en soupirant tous les deuxde satisfaction.La serveusenous tend lesmenuspuisprendnoscommandesdeboissons.Àplusieursreprises,Charliesepasselamaindanslanuque,commesiellepouvaitysentirlecontourdesontatouage.
—D’aprèstoi,çaveutdirequoi?medemande-t-ellelesyeuxsursonmenu.—Aucuneidée.Sansdoutequetuaimaislesforêts?Ilyenabeaucoupdanslescontesdefées.Qui
saitsil’hommequidoitbrisertonmauvaissortd’unbaisern’estpasunbûcheroncostaudquivitdanslesbois?
Visiblement,mesplaisanteries l’exaspèrent.Àmoinsquecenesoitparcequ’ellea tropenviederire.
—Arrête de temoquer demoi.On s’est retrouvés sans souvenirs exactement aumêmemoment,Silas. Je ne vois rien de plus absurde au monde. Même pas les contes de fées avec des bûcheronscostauds.
Jeluidécocheunsourireinnocent,luimontremapaume.—J’aidescallosités.Jesuispeut-êtrebûcheron.Ellelèvedenouveaulesyeuxaucielmais,cettefois,ellerit.—C’estpeut-êtreparcequetutebranlestrop.—Non,j’enaiauxdeuxmains.Pasquesurlagauche.—Tudoisêtreambidextre.Onsemarretandisquelaserveusenousapportenosboissons.—Prêtsàcommander?demande-t-elle.Charlieparcourtlemenuenhâteetdit:—Si seulement jeme rappelais ce qu’on aime bienmanger…Bon, je vais prendre du fromage
grillé.C’estunevaleursûre.—Moi,unburgerfritessansmayonnaise.OnrendnosmenusetjedemandeàCharlie:—Tun’aspasencoredix-huitans,commenttupeuxavoiruntatouage?—Apparemment,cegenrederèglementneconcernepastropBourbonStreet.Etpuisj’aipeut-être
unefaussecarted’identitécachéequelquepart.J’ouvrelemoteurderecherchesurmontéléphone.—Jevaisessayerdevoircequeçasignifie.JedeviensbonenGoogle.Jepasselesminutessuivantesàcherchertouslessensqu’onpeutdonnerauxarbres,auxforêts,aux
sous-bois.Àl’instantoùjecroistenirquelquechose,ellemeprendmonportable,leposesurlatable.
—Debout,dit-elleenselevant.Onvaauxtoilettes.Ellem’attrapeparlamainpourm’entraîneràl’extérieurdubox.—Ensemble?—Ouais.Je la suis en regardant sa nuque. Dans le couloir, elle s’arrête devant les toilettes pour dames,
pousselaporte,jetteunregardàl’intérieur.Putain…—C’estjusteunecabine,dit-elle.Vide.Ellemetientlaporteouvertecommepourmedired’entrer.C’esttoutaussividechezleshommes,
alorsjenecomprendspas…—Silas!Elleme saisit le bras etm’entraîne à sa suite.Quand elle a fermé la porte, jem’attendsplusou
moinsàcequ’ellesejetteàmoncouetm’embrasseparceque…quepourrait-onfaired’autredansuntelendroit?
—Enlèvetachemise.Jeregardemachemise.RelèvelesyeuxsurCharlie.—Tuveux…onva…s’envoyerenl’air?Parceque,jen’imaginaispasçaainsi.D’ungesteirrité,elleattrapelebasdemachemise.Jel’aideàmel’ôtertandisqu’elleexplique:—Jeveuxvoirsituasdestatouages,abruti!Du coup, jeme sens comme un jeune crétin qui viendrait d’être condamné à la garder dans son
pantalon.Cequiestsansdoutelecas…JefaisfaceàlaglacetandisqueCharlieinspectemondos;ellepousseunpetitcrietjesensses
doigtsparcourirmonomoplatedroite.Elletraceuncercledeplusieurscentimètresdediamètre,etmoij’essaie de contrôlerma respiration. Jeme sens plus ivre que n’importe qui dansBourbon Street. Jem’accrocheaulavaboparcequesesdoigts…mapeau…
Latêtebaisséeentrelesépaules,jepousseungémissement.Concentre-toi,Silas.—Qu’est-cequ’ilya?demande-t-elleens’immobilisant.Jenetefaispasmal,quandmême?Jenepeuxm’empêcherderire,carsesmainsmefonttoutsaufdumal.—Non,Charlie,çava.Nosregardssecroisentdanslaglaceetellesemblesoudaincomprendrel’effetqu’elleproduitsur
moi.Lesjouesroses,ellesedétourne,retiresesmainsdemondos.—Remetstachemiseetretourneànotretable,jefaispipietjeterejoins.Je respireungrandcoupenmerhabillant.Alorsque je regagnemaplace, jem’aviseque jen’ai
mêmepaspenséàluidemanderàquoiressemblaitcetatouage.
***
—Unrangdeperles,dit-elleenseglissantfaceàmoi.Desperlesnoires.Çafaitàpeuprèsquinzecentimètresdediamètre.
—Desperles?Ellefaitouidelatête.—Commeun…collier?Hochantunenouvellefoislatête,elleboitunegorgéedesoda.— Tu t’es fait tatouer un collier de femme dans le dos, Silas, dit-elle en souriant. Ça fait très
bûcheron.Ondiraitqueçal’amuse.—Oui, et toi, tu as des arbres dans le dos. Pas de quoi te vanter non plus.Tu vas attraper des
termites.Elleéclatederireetmoiaussi.Elleremuelapailledanssonverre.—Tellequejemeconnais…Ellesereprend:—TellequejeconnaisCharlie,elleneseseraitpasfaittatouersiçan’avaitpasunesignification
importantepourelle.Ilfallaitquecesoitunechosequ’ellenerisquejamaisderegretter,jamaisdeneplusaimer.
Deuxmotsfamiliersressortentdesaphrase:—Jamaisjamais,dis-je.Elleme regarde, reconnaissant la formulequ’on s’est répétéedans lavidéo, et penche la têtede
côté.—Tucroisqueçaavaitquelquechoseàvoiravectoi?AvecSilas?Ellen’apasl’airtropd’accordaveccetteidée,maisjemeremetsàparcourirmontéléphone.—Charlieneseraitpasbêteàcepoint,ajoute-t-elle.Ellenemarqueraitpassapeaud’untrucqui
concerneraitungarçon.Enplus,jenevoispaslerapportentrecesarbresettoi.Là,jetrouveexactementcequejecherchaismaisj’essaiedegarderl’aircalme.Ilnefautpasque
j’arrêtedesourire,mêmesic’estd’unsourirearrogant,enplusjenedevraissansdoutepaslaregardercommeça,maisjenepeuxm’enempêcher.Jeluitendsleportableetellelitàhautevoixcequiapparaîtsurl’écran.
—Provientd’unmotgrecsignifiantforêtoubois.Alors,c’estlasignificationd’unnom?Jehochelatête.Toujoursaussiarrogant.—Remonteverslehaut.Elledéroulel’écrand’ungestedudoigt,ouvrelabouche.—Dérivédutermegrec…Silas.Crispée,serrantlesdents,ellemerendl’appareiletfermelesyeux.—Elles’estfaittatouerundessinquireprésentetonnom?Commeprévu,ellejouelesdéçuesdevantunetelleattitude.Commeprévu,jetriomphe.—Tut’esfaittatouerça,toi.C’estsurtoi.Surtapeau.Monnom.
Je ne peuxm’empêcher de plastronner ; elle lève les yeux au ciel, alors qu’onnous apporte nosplats.
JerepoussemonassiettepourchercherlesensduprénomCharlie,maisjenetrouverienquiévoquelesperles.Auboutdequelquesminutes,ellepousseunsoupir:
—EssaieMargaret,mondeuxièmeprénom.Jechercheetlistoutfort:—Margaret,dumotgrecsignifiantperle.Jereposemontéléphonetoutcontent,commesijevenaisdegagnerunpari.—Heureusementquetuvasmedonnerunautrenom,laisse-t-elletomber.C’estça,n’importequoi!Jeprendsunefritedansmonplat,latendsverselle.— On est marqués. Toi et moi. On est tellement amoureux, Charlie ! Tu t’en rends compte,
maintenant?Tun’aspaslecœurquipalpite?—Cen’estpasnousquiavonschoisicestatouages.—Onestmarqués,jetedis.Touslesdeuxsurl’épaule.Àjamais.—Seigneur,gémit-elle,tagueule!Mangeplutôttonburgeràlanoix.Cequejefais,sansperdremonsourireuninstant.
***
—Etmaintenant?dis-jeenm’adossantàmonsiège.Ellen’apourainsidirepastouchésonplattandisquejesuissûrd’avoirbattuunrecorddevitesse
enavalantlemien.Àsonexpression,jedevinequ’ellesaittrèsbiencequ’elleveutfaireensuite;ellehésitejustesur
lafaçondel’annoncer.—Alors?Elleserembrunit.— Tu dois d’abord promettre de ne pas faire de commentaires imbéciles à ce que je vais te
proposer.—T’inquiète.Onnevapass’enfuirensemblecesoir.Cestatouagesnouslientassezcommeça.Cettefois,elleneprendpasunairexcédédevantmaplaisanterie,maispousseunsoupiraccablé.Réactionquinemeplaîtpasdutout,jusqu’aumomentoùellemejetteunregardnoir.Jeluiprendslamain,luifrottelespoucesaveclesmiens.—Désolé, dis-je. Çame défoule. Quand je plaisante, j’ai un peumoins peur. Qu’est-ce que tu
voulaisdire?Jet’écoute,promis.Paroledebûcheron.Ellesemetàrireetjesuissoulagé,puisellerecommenceàjoueravecsapaille.—Onestpassésdevantplusieurs…boutiquesdetarots.Onpourraitpeut-êtreregarderdececôté.Sansplusdecommentaire,jeprendsmonportefeuille,sorsdequoicouvrirnotrerepasetmelève.
—D’accord,dis-jeenlaprenantparlamain.En fait, je ne suis pas d’accord du tout,mais jem’en veux.Ces deux dernières journées ont été
épuisantesetjesaisqu’ellen’enpeutplus.Jen’aiplusqu’àlasatisfaireaumoinssurcepoint,mêmesijesaistrèsbienquecegenred’oracledemerdenerisquepasdenousapporterlamoindresolution.
On passe devant quelques boutiques prétendument ésotériques, mais Charlie fait non de la têtechaquefoisquejeluiendésigneune.Jenesaispastropcequ’ellerecherche,enfait,maisj’aimebienmepromeneravecelle,alorsjenemeplainspas.Onrestelamaindanslamainet,parfois,jeluiposeunbrassurl’épaule,quandlaruedevienttropétroite.Jenesaispassiellearemarqué,maisjel’aiainsiemmenéeàtraversd’innombrablespetitesrueset,chaquefoisqu’onvoitdesgens,jelaserrecontremoi.EllereprésentetoujoursmonplanB.
Aprèsenvironuneheuredemarche,j’ail’impressionqu’onarriveauboutduquartierfrançais.Ilyademoinsenmoinsdegens,ducoupj’aimoinsderaisonsdelaserrercontremoi.Certainesboutiquescommencentàfermer.OnentredansSt.PhilipStreet,quandelles’arrêtedevantlavitrined’unegaleried’art.
Onyaperçoitdesmorceauxdesquelettesenplastiquesuspendusauplafondetunesortedefaunemarinemétalliqueaccrochéeauxmurs.Maisl’objetquiprendtoutelaplace,justefaceànous,estunpetitcadavreaucouornéd’unrangdeperles.
Elletapotelavitre.—Regarde.C’estmoi.Etelleéclatederireavantd’attirermonattentionsuruneautrepartiedumagasin.Jeneregardepluslecadavre,niladevanture.Jelaregarde,elle.Leslumièresdelagalerieilluminentsapeau,luidonnantunéclatquilafaitressembleràunange.
J’aienviedepasserlamainsursondospourvérifiersiellen’apasdesailes.Sonregardglissed’unepièceà l’autre tandisqu’elleexaminechaqueobjetde lavitrined’unair
abasourdi.Jemeprometsde la ramener iciquandceseraouvert. Impossibled’imaginercommentelleréagiraitsiellepouvaitentoucherun.
Elle regarde encore un peu, et moi, je ne la quitte pas de l’œil, tout en me rapprochantsubrepticement.J’aienviederevoirsontatouage,maintenantquejesaiscequ’ilreprésente.J’écartesescheveuxdesanuque,sursonépaule.J'attendaisplusoumoinsqu’ellemerepoussed’ungesteagacé,maisnon,elleaspireunegouléed’airpuisregardesespieds.
Jesourisausouvenirdemessensationsquandelleapassélesdoigtssurmontatouage.J’ignoresielleéprouvelesmêmeschosesmaiselleresteimmobileetlaissemesmainsseglisserencoresoussoncol.
J’avaletrèspéniblementmasaliveetmedemandesiellem’atoujoursfaitceteffet-là.Jedescendssontee-shirt,justeassezpourrévélersontatouage.Moncœurseserrequandjepense
quenousn’avonspasd’autressouvenirsdecegenre.Jevoudraistantmerappelernotrediscussionquandnousavonspriscettedécisionquimarquerait tantnotreavenir. J’aimerais savoirquienaeu l’idée le
premier.Latêtequ’ellefaisaitquandl’aiguilleacommencéàluipercerlapeau.Etcequ’onaressentiàlafin.
Jepasselepoucesurcesarbresenombreschinoises,toutenluicouvrantl’épauledemapaume–elleenadenouveaulachairdepoule.Ellepenchelatêtedecôtéetlaisseéchapperunminusculesoupir.
Jefermelespaupières.—Charlie?J’ailavoixrâpeuse,jedoism’éclaircirlagorge.—J’aichangéd’avis.Jeneveuxpastedonnerunautrenom.Jecommenceàbienaimerl’ancien.J’attends.J’attendssesprotestations,ousesrires.J’attendsqu’elles’éloignedemoi.Maisnon,aucuneréaction.Rien.Autrementdit,
c’estgagné.J’appuietoujours lamainsursondos, je lacontourneetmeretrouveentreelleet lavitrine,mais
ellegardelesyeuxbaissés.Ellem’ignore,carellen’aimepassesentirfaible.Etlà,c’estexactementcequejeluifaisressentir.Jeposemamainlibresoussonmenton,luieffleurelajouedesdoigts,justepourorientersonvisageverslemien.
Lesyeuxdans lessiens, j’ai l’impressiondedécouvrirunnouvelaspectdesapersonne,pas trèsrésolu, qui laisse entrevoir sa vulnérabilité. Qui lui permet de ressentir quelque chose. J’ai envie desourireetde luidemandercequeça faitd’êtreamoureusemais, là, si je la taquine, elle risquede semettreenpétardetdes’enaller.Donccen’estpaslemoment.Pastantquejen’auraipaspufairelalistedetouslesfantasmesquem’inspiresabouche.
Salangueglissesursalèvreinférieureetçamedonneenvied’enfaireautant…Jepenchelatêteversellequandellemeserrelesbras.—Regarde,lance-t-elleendésignantl’immeubleleplusproche.Ils’agitd’uneenseignelumineuseclignotantequiacaptésonattentionetj’enveuxaumondeentierà
l’idéequ’unesimpleampouleaitpugâchercequiallaitdevenirmonsouvenirpréféréalorsquej’enaidéjàsipeu.
En dessous apparaît une boutique de cartes et tarots qui n’a pourtant pas l’air bien différente decellesdevantlesquellesonestdéjàpassés;saufquecelle-civientsabotercejolimomentqu’elleaussiavaitl’aird’apprécier.Unsacrébonmoment,bonsang!Jenesaispascombiendetempsilmefaudrapourenprovoquerunautre.
Ellesedirigemaintenantverslaboutique,etjelasuiscommeunchiotfidèle.Cetimmeublen’apourtantriendespécial;jemedemandebienpourquoisasaloperied’éclairage
clignotantapum’éloignerdesabouche.Uneseuleafficheapparaîtsurladevantureoccultéedumagasin:«Photosinterdites».
Charlieouvrelaporteetentre.Jelasuisetonseretrouveàl’intérieurd’uneboutiquevaudoueàl’usagedestouristes.Unhommesetientderrièrelecomptoiretquelquespersonnesarpententlesallées.
Jesurveillechacundesesmouvements.Elletoucheàtout,auxpierres,auxos,auxvasesdepoupéesvaudouesminiatures.Onlongeainsil’alléejusqu’àl’autreboutdumagasinetelles’arrêtedevantlemurdufond,saisitmamainetmemontreuneimagesurlemur.
— Cette grille, dit-elle. Tu as pris une photo de cette grille. Elle est accrochée au mur de machambre.
—Puis-jevousrenseigner?On se retourne ensemble pour faire face à un homme imposant – très imposant – avec des
stretchingsauxoreillesetunpiercingsurlalèvre.J’aipresqueenviedem’excuseretdefiler,maisCharlieneselaissepasdémonter.—Savez-vouscequeprotègecettegrille?demande-t-elle.Celle-cisurlaphoto?—Elledoitpasêtrelàdepuislongtemps,répondl’hommeenhaussantlesépaules.Jel’avaismême
pasvue.Ilme contemple en haussant un sourcil orné demultiples piercings, dont un petit… os ? Un os
accrochéàsonsourcil?—Vouscherchezquelquechosedeprécis?ajoute-t-il.Jefaisnondelatêteetm’apprêteàrépondrequandunevoixm’interrompt.—Ilssontvenuspourmoi.Unemainapparaîtsurnotredroiteàtraversunrideaudeperles.UnefemmeensortetCharlievient
aussitôt se blottir contremoi ; je l’entoure demes bras sans trop savoir pourquoi elle prend cet airapeuré.Celaneluiressemblepas,maisjenevaispasmeplaindre,nonplus.UneCharlieapeuréenepeutdonnerqu’unheureuxSilas.
—Parici,ditlafemmeennousfaisantsignedelasuivre.J’ai presque envie de protester mais je me rappelle alors qu’ici on vit en plein théâtre. C’est
Halloweentroiscentsoixante-cinqjoursparan.Ellenefaitquejouerunrôle.Niplusnimoinsquenousdeux,aufond…
Charliem’interroge du regard, comme pour demander la permission. Je fais oui de la tête et ontraverselerideauàlasuitedelafemme.Jetâteuneperleaupassage,maisellessontbienenplastique,plutôtagréablesautoucher.
Ondébouchedansunepetitepièceauxmurstapissésderideauxdeveloursnoir.Elleestéclairéedebougies qui brillent un peu partout. La femmeprend place à une table au centre et nous désigne deuxchaisesenfaced’elle.JenelâchepaslamaindeCharliealorsqu’ons’assiedtouslesdeux.
Lacartomanciennecommenceàmélangerlentementunjeudetarot.—C’estpourvousdeuxensemble,jesuppose?demande-t-elle.Onhochelatête.ElletendlepaquetàCharlie,lapriedeleprendreenmainpuiss’adresseàmoi:—Vousaussi.Tenez-letouslesdeux.J’aibeautrouverçaunpeuidiot,jejouelejeuetposeàmontourmamainsurlepaquet.—Ilfautquevousattendiezlemêmegenrederéponsedecettelecture,indique-t-ellealors.Sinonle
manquedecohésionpourraitlafaireéchouer.
—Oui,murmureCharlie.C’estlecas.Jen’aimepastropletonanxieuxsurlequelelleaditça.Commesionallaitobtenirdesréponses.
Ellenecroittoutdemêmepas…Lafemmerécupèrelescartesetsesdoigtsm’effleurentaupassage.Glacés.Jereprendslamainde
Charlie,laposesurmesgenoux.Notre interlocutriceétaledescartessur la table, facecachée.Quandelleafini,ellemedemande
d’entirerunedupaquet.Jelaluitendsetellelaposeàl’écartdesautres,pointeundoigtdessus.—Cettecartevousdonneravotreréponsemaislesautresexpliquerontlecheminquiymène.Ellemontrelacartedumilieu.—Cettepositionreprésentevotresituationactuelle.Ellelaretourne.—LaMort?souffleCharlie.Samainsecrispesurlamienne.Lafemmes’empressed’expliquer:—Cen’est pas forcémentunemauvaise chose.Elle représente avant tout un changementmajeur.
Uneréforme.Vousveneztouslesdeuxd’éprouverunesortedeperte.Elletoucheuneautrecarte.—Cettepositionreprésentelepasséimmédiat.Ellelaretourneet,avantderegarderdequoiils’agit,jelavoisfroncerlessourcils.LeDiable.—Celaindiquequequelqu’unouquelquechosevousasservissaitdanslepassé.Ilpourraits’agir
debiendeschosesprochesdevous.L’influenceparentale.Ouunerelationmalsaine.Sonregardseposesurlesienquandelleajoute:—Lescartesrenverséesreflètentuneinfluencenégativeet,bienquecelle-ciévoquelepassé,elle
peutaussireprésenterunesituationquevousseriezentraindetraverser.Sesdoigtstombentsuruneautrecarte.—Celle-ciindiquevotreavenirimmédiat.Ellelaprendverselle,laretourne,pousseunpetitcrid’exclamation.JesensCharliefrémir.Elle
contemplelafemmed’unœilinterrogateuretterrifiéàlafois.Jenesaispasàquoijouecettecartomanciennemaisçacommenceàsérieusementm’énerver.—LaTour?ditCharlie.Qu’est-cequeçasignifie?La femme sehâtede la retourner, comme si c’était lapirede toutes.Fermant lespaupières, elle
pousseungrandsoupir,puislesrouvre.—Çasignifie…destruction.Cettefois,jemelève.—Bon,Charlie,ons’enva.Maisellem’imploreduregard.—Onapresquefini.Jecèdeetmerassieds.
La femme en retourne encore deux, les explique à Charlie,mais je n’entends plus unmot de cequ’elledit,promenantmonattentionsurlapiècetoutenessayantdegarderpatience.Saufquej’aitropl’impressiondeperdremontemps.
EtCharlieme serre tellement lamain qu’elle vame tuer. Jeme remets à écouter la lecture descartes.Ouplutôtlesilence.Lacartomanciennearefermélespaupièresetserreleslèvres,marmonnantdesparolesquejenecomprendspas.
Charlieserapprochedemoietjeluipasseinstinctivementlebrassurl’épauleenchuchotant:—Arrête,c’estducinéma.Onlapaiepourtejouercettecomédie.Netelaissepasimpressionner.Mavoixadûtirernotreinterlocutricedesesfaussestransescarellesemetàtapoterlatablecomme
pourattirernotreattention,commesiellenevenaitpasdenousjouerlagrandescènedutrois.Sesdoigtsseposentsurlacartequej’aisortietoutàl’heuredupaquet.Ellenousregardel’unaprès
l’autredanslesyeux.—Cette carte, énonce-t-elle lentement, c’est votre réponse.Combinée avec les autres, elle vous
dirapourquoivousêtesvenuslà.Ellelaretourne.Ellenebougepas,lesyeuxfixéssurlacarte,danslecalmeabsoluquinousentoure.Commeparun
faitexprès,unedesbougiess’éteint.Encoreunejolietrouvaille,medis-je.Jeregardelacarteretournée.Aucunmotn’yesttracé.Pasdetitre.Pasd’image.Lacarteestvide.JesensCharlieseraidiret,cettefois,jelafaislever.—C’estnul!dis-jeàhautevoixenrepoussantmachaise.Jen’enveuxpasàcettefemmequiessaiedenousfairepeur.C’estsonboulot.Jeluienveuxparce
qu’elleyarrivevraimentavecCharlie,toutenconservantsafaçaderidicule.JeprendslevisagedeCharlieentremesmains.—Elleaposécettecartepourtefairepeur.Tunevaspascroireàcesconneries.Là-dessus,jelaprendsparlesmainsetl’entraîneverslasortie.—Iln’yapasdecarteviergedansmonjeudetarot,s’exclamelacartomancienne.Jem’arrêtenet,meretourneverselle.Pasàcausedecequ’ellevientdedire,maisdelafaçondont
ellel’adit.Commesielleavaitpeur.Peurpournous?Jepousseunsoupir.C’estunecomédienne,Silas.Calme-toi.J’ouvre la porte et entraîne Charlie dehors, sansm’arrêter jusqu’au premier carrefour. Une fois
qu’onseretrouveloindelaboutique, loindesafichueenseigneclignotante, jem’arrête,attireCharliecontremoi.Ellem’entouredesesbras,enfouitlatêtecontremapoitrine.
—Oublietoutça,dis-jeenluicaressantledos.Lesdiseusesdebonneaventure,lestarots…c’estridicule,Charlie.
Relevantlatête,ellemefixed’unregardnoir.
—Commetudis,aussiridiculequenousdeuxquandonseréveilleenpleinlycéesansplussavoirquionest?
Là, je m’écarte un peu d’elle, me passe la main dans les cheveux, rejoint par cette amèreconstatation.Jepeuxtoujoursessayerd’enrire.Jepeuxrejetersesthéoriesfoireusesautourdestarotsetdes contes de fées, n’empêche qu’elle a raison. Tout cela ne tient pas debout. Et plus on essaie derésoudrecemystère,plusj’ail’impressionqu’onperdnotretemps.
13
Charlie
Ilserreleslèvres,secouelatête.Ilveutsortirdelà.Jeperçoissonanxiété.—Ondevraitpeut-êtreretournerluidemanderdesprécisions,dis-je.—Pasquestion.Jerefused’yremettrelespieds.Surlemoment,j’aipresqueenvied’yallertouteseule.Jemeretournejusteàl’instantoùlepanneau
«Ouvert»s’éteint.Laboutiqueplongealorsdansl’obscurité.Jememordslajoue.Jepourraisrevenirseule,peut-êtrequ’ellem’endiraitdavantage.
—Charlie!appelle-t-il.Jecourslerejoindre.Onvoitnotresouffleblancquandonmarche.Voilàlongtempsqu’iln’aplus
faitsifroid.Jemefrottelesmains.—J’aifaim.—Tuastoujoursfaim,observe-t-il.Jen’aijamaisvuquelqu’undesipetitmangerautant.Cettefois,ilneproposepasdem’inviter,alorsjecontinuedemarcheràcôtédelui.Jelance,surle
tondelaplaisanterie:—Qu’est-cequis’estpassélà-bas?—Quelqu’uns’estamuséànousfairepeur.Voilà.—Etsielleavaitraison?S’iln’yavaitpasdecarteviergedanssonjeudetarot?—Non,arrête!J’évitedejustesseunhommequidansaitàreculonssurletrottoir.—Jenecomprendspascommenttupeuxécartersifacilementcettesolution,dis-jeentremesdents,
surtoutdanslescirconstancesquinousconcernent.Tunecroispas…—Sionparlaitd’autrechose?—Quoi ? Genre ce qu’on va faire le prochain week-end ? Ou, tiens, plutôt, ce qu’on a fait le
dernierweek-end?Saufsitupréfères…
Soudain,jemetapesurlefront:—L’ElectricCrush!—Quoi?demandeSilas.L’Electricquoi?—Onyestallés.Ensemble,leweek-enddernier.J’aitrouvéunreçudanslapochedemonjean.Ilmedévisaged’unaircontrarié,tandisquejecontinued’expliquer:—J’yaiemmenéJanettehiersoir.Unserveurm’areconnue.—Hé!crie-t-ilpar-dessusmonépaule.Situlatouchesavecça,jetecasseendeux!Je jette un regard derrièremoi et vois un homme orienter unemain géante enmousse versmes
fesses.Maisilreculedevantlamenace.—Pourquoitunem’aspasparlédeça?medemandeensuiteSilas.Çan’aplusrienàvoiravecles
diseusesdebonneaventure.C’estimportant.—Jenesaispas.Jevoulais…Ilm’attrapeparlamainmais,cettefois,paspournotreplaisir,justepourm’entraînerplusvitedans
larue,toutentapotantdesesdoigtslibressursontéléphone.Jesuisàlafoisimpressionnéeetlégèrementagacée qu’ilme parle ainsi.On a sans doute partagé bien des choses dans notre autre vie,mais danscelle-ci,jeneconnaismêmepassondeuxièmeprénom.
—C’estsurNorthRampartStreet,dis-jepourl’aider.—Oui.Ilestfurieux.Perso,j’aimebiensonpetitairdéprimé.Ontraverseunparcavecunefontaine.Des
vendeursontétaléleursœuvreslelongdelabarrière;ilsnousdévisagentalorsquenouspassons.LàoùSilas effectueunpas, ilm’en faut trois si je neveuxpas être semée.Alors je trotte.Onmarche ainsijusqu’àcequemespiedsmefassentmaletquejedétachemamaindelasienne.
Ils’arrête,seretourne.Jenesaispasquedire,nicequim’énerve,alorsjeposelespoingssurleshanches.—Qu’est-cequinevapas?medemande-t-il.—Jen’ensaisrien.Maistunevaspasmefairefaireletourdelavillecommeça!Jenemarche
pasaussivitequetoietj’aimalauxpieds.Çamerappellequelquechose.Maisquoi?Mâchoiresserrées,ildétournelatête.Et,d’unseulcoup,toutseproduitenunquartdeseconde.Il
me soulève du sol et repart en me portant dans ses bras. D’abord, je pousse un petit cri, et puis jem’installe,passelesbrasautourdesoncou.J’aimebiensentirainsisoneaudetoilette,touchersapeau.JenemerappellepasavoirvuunebouteilledeparfumparmilesaffairesdeCharlie,etjenemevoispasenmettre.Quefaut-ilenconclureausujetdeSilas?Qu’aucœurdetoutesceshistoires, ilasongéàs’arroserdetroisgouttescematin.Attacherait-iltantd’importanceàcespetitsdétails?
Tandisquejemeposecesquestions,ils’arrêtepourdemanderàunefemme,quivientdetomberaumilieude la rue, si ellevabien.En fait, elle est complètement ivre.Enessayantde se redresser, ellemarchesurlebasdesarobeetretombeenavant.Silasmedéposeprèsdeluipoursepenchersurelle.
—Voussaignez?demande-t-il.Vousvousêtesblessée?
Il l’aideàserelever, laconduitprèsdemoi.Elleadumalàarticuleret finitpar luicaresser lajoue;jemedemandes’ilsavait,enallantl’aider,quec’étaituneSDF.Jen’aipasenviedelatoucher.Elle sent mauvais. Elle s’éloigne d’un pas incertain et il la suit du regard. Il semble soucieux. Il lasurveille jusqu’à ce qu’elle disparaisse au coin de la rue. Alors seulement il paraît s’inquiéter del’endroitoùjepeuxmetrouver.
Brusquement,jeconstatequeCharlien’estpasaussigentillequeSilas.Ilesttrèsdifférentd’elleetc’estsansdoutepourçaqu’ellel’aime;maisc'estaussipourçaqu’elles’esttournéeversBrian,carellenesesentaitpasdignedeSilas.
Etmoinonplus.Ilmedécocheundemi-sourireetj’ail’impressionqu’iln’osepastropmontrercequ’ilressent.—Prête?J’ai envie de lui dire qu’il a bien agi,mais ça fait un peu nunuche.C’est à la portée de tout le
monde, alors qu’il a agi par pur instinct. Il est d’une gentillesse innée. Jamais ce genre d’idée nemeseraitvenue.Jepenseàcepremiermatin,quandlafilleafaittomberseslivresàmespieds.Ellem’ajetéunregardeffrayé.Ellenes’attendaitpasdutoutquejel’aide.Aucontraire.Quepouvait-ellecraindre?
On avance en silence. Il vérifie son téléphone toutes les cinqminutes pour s’assurer qu’on restedanslabonnedirectionetjesurveillesonexpression.Jemedemandesic’estcequ’onressentquandontientàquelqu’un;s’ilsuffitderegarderunhommeaiderunefemmepouréliminercegenredesentiment.Etpuisonarrive.Ilmedésignel’autrecôtédelarueetjehochelatête:
—Oui.C’estça.Encoreque…Ledinern’apluslamêmeallurequequandj’ysuisvenueavecJanette.Là,çavibre
etçafaitdubruit.Deshommessesontalignéssurletrottoirpourfumer;ilss’écartentpournouslaisserpasser.Jesenslesvibrationsdelacontrebassedansmesjambesdevantlaported’entrée,quis’ouvresurungroupedeclients.Unefillesortenriant,savestedefourrurerosem’effleurelevisage.Àl’intérieur,lesgenssefraientuncheminàcoupsdecoudesetdehanches.Sibienqu’onadroitàquelquesregardsdésagréables. Ici c’est ma place, dégage. J’attends le reste de ma bande, tire-toi. On néglige lesquelquesplacesvidesdudevantpournousrendreverslefond;parfoisonselaissesurprendrepardeséclatsderire.Unverreserenversesurmeschaussures,quelqu’uns’excuse.Jenesaismêmepasqui,ilfaittropsombre.Etc’estlàqu’onappellenosnoms:
—Silas!Charlie!Parici!Ungarçonet…quelleétaitlafillequim’aaccompagnéecematin?Annie…Amy?—Hé,dit-ellealorsqu’ons’approche.J’ycroispas!Vousrevoilàmalgréledernierweek-end?—Çat’étonne?demandeSilas.Jeprendslaplacequ’onm’offreetregardemestroiscompagnons.—Tuboxesunmec,turenversesdeuxtablesettutrouvesnormalderevenir?s’esclaffelegarçon.Àla façondont il la regarde, jecroisquec’est lepetitcopaind’Annie/Amy. Ilsont l’airprêtsà
s’engagerensemble.Peut-êtrepourlavie.
Et c’est ainsi qu’on se regarde, Silas et moi. Sauf qu’on est vraiment engagés, on ne sait pasjusqu’où.
—Tuasvraimentfaitlecon,lance-t-elle.—Amy!intervientlegarçon.Arrête.Amy!JevoudraisensavoirdavantagesurceluiqueSilasaboxé.—Ill’avaitbienmérité,dis-je.Amyprendunairoutrémaisellesembleavoirpeurderépondrecarellesedétourne.Alorsj’essaie
lepetitcopain,d’untoninnocent:—Tunetrouvespas?Haussantlesépaules,ils’assiedprèsd’elle.Ilsonttouspeurdemoi,maispourquoi?JecommandeunCoca,etlà,Amyécarquillelesyeux.—UnCocanormal?lance-t-elle.Pasunlight?—J’ail’aird’avoirbesoindelight?Àmaréponseirritée,elleserecroquevillesansriendire.Jenesaispascequim’apris,promis…
MieuxvautquejelafermeetlaisseSilasjouerlesdétectivesavantquejen’agresselaterreentière.Ilselaissetomberàcôtédupetitcopainettousdeuxsemettentàbavarder.Lamusiquebraillesifortqu’onn’entendriendecequ’ilspeuventseraconter,etAmyfaitsonpossiblepourm’ignorer,alorsjeregardeautourdemoi.Lesgens…ilsonttousdessouvenirs…ilssaventquiilssont.Jesuisjalouse.
—Onyva,Charlie!Deboutdevantmoi,Silasm’attend,sousl’œild’Amyetdesoncopain.C’estunegrandetable.Je
medemandequidoitvenirlesrejoindreetcombienparmieuxmedétestent.Unefoisdehors,Silass’éclaircitlagorge.—Jemesuisbagarré.—J’aientendu.Ilst’ontditavecqui?—Oui.J’attends,etcommeilnerépondpas,j’insiste:—Alors…?—J’aimismonpoingdanslagueuledupropriétaire.LepèredeBrian.—Maispourquoi?Ilsefrottepensivementlamâchoire.—Parcequ’iladitquelquechosesurtoi.—Moi?J’enailecœurretourné.Jesaiscequivas’ensuivre,enmêmetempsjenesaisrien…—Iladitqu’ilvoulaitt’engagercommeserveuse…Bon,passimal.Onabesoind’argent.—ParcequetuétaislacopinedeBrian.Alorsjel’aifrappé,jecrois.—Merde.
—Ouais.Etcegarçon—Eller—aajoutéqu’onferaitmieuxdes’enalleravantquelepèredeBriann’appellelesflics.
—Lesflics?—JecroisquemonpèreetceluideBrianonttravailléensemblesuruneaffaire.C’estpourçaque,
lasemainedernière,ilaacceptédenepasporterplaintecontremoi,maisjenedoispasyremettrelespieds. En plus, Landonm’a appelé. Il semblerait quemon père se demande pourquoi j’ai abandonnél’entraînement.Ondiraitqueçaénervepasmaldemonde.
—Oups!—Ouais,oups.Çan’apastropl’airdeletourmenter.Onreprendlemêmecheminpourrentrer,sansdireunmot.Onpassedevantplusieursartistesderue
quejen’avaispasvusàl’aller.Deuxd’entreeuxontl’aird’uncouple.L’hommejouedelacornemuseetlafemmedessinesurletrottoiravecdescraiescolorées.Alorsqu’onenjambesesœuvres,Silassortsonappareil pour les photographier tandis qu’elle transforme quelques traits en un couple en train des’embrasser.
Uncoupleentraindes’embrasser.Çamedonneuneidée.—Ilfautqu’ons’embrasse,luidis-je.Ilenlâchepresquesontéléphone,écarquillelesyeux.—Pourvoirs’ilsepassequelquechose…commedanslescontesdefées.—Ah…oui,biensûr.D’accord.Oùça?Maintenant?Levantlesyeuxauciel, jemedirigeversunefontaine,prèsd’uneéglise,etilmesuit.J’aimerais
bienvérifierlatêtequ’ilfaitmaistantpis.C’estjustepourvoir.Uneexpérience.Riend’autre.Ons’assiedtouslesdeuxauborddelafontaine,maisjen’aipasenviequeçasepasseainsi,alors
jemerelèveenmurmurant:—Bon.Fermelesyeux.Cequ’ilfait.Unsourireauxlèvres.—Nelesrouvresurtoutpas.Jeneveuxpasqu’ilmevoie.Jesaisàpeineàquoijeressemble;j’ignoresimonvisagegrimace
quandjesuisénervée.Illèvelatête,jelabaisse.Jeposelesmainssursesépaules,senslessiennesmesaisirparlataille,
m’attirervers lui, entre sesgenoux.Soudain, elles remontent, sespoucesviennent seglisser sousmonsoutien-gorge.Moncœurseserre.
—Pardon,dit-il.Jenevoispascequejefais.Celamedonneenviederireetjesuiscontentequ’ilnevoiepasmaréaction.Cequinem’empêche
pasd’ordonner:—Remetstesmainssurmataille.Illefaitavecuntelempressementquesespaumesatterrissentsurmesfesses.Commeilinsisteun
peu,jeluitapesurlebras.
—Quoi?dit-ilenriant.Jenevoisrien!—Plushaut.Ilobéitmaislentement.Jemehissesurlapointedespieds.—Plushaut,dis-jeencore.Ilremontedecinqcentimètres.—Çava…Sanslelaisserfinirsaphrase,jemepenchepourl’embrasser.Audébut,ils’amuse,encoreenplein
jeu,mais,quandilsentmeslèvressurlessiennes,sonsouriredisparaît.Jegoûteainsiàladouceurdesabouche.Jesaisissonvisageentremesmains,tandisqu’ilm’attire
davantage,sesbrasplaquésdansmondos.J’embrassed’enhaut,luid’enbas.Audébut,jepensequ’onvas’enteniràunpetitbisou,commeonenvoitdanslescontesdefées.Unpetitboucheàboucheetlamalédictionestbrisée.Ondevraitdéjàavoirrécupérénossouvenirs,sicebaiserétaitopérant.L’épreuves’achèveraitlà,maisnil’unnil’autrenenousarrêtons.
Ilembrassedeses lèvresdoucesmaisd’une languebienferme.Ellen’ariendebaveuxet remuedevantetdansmabouche;ses lèvresaspirentdoucement lamienne.Jeparcourssanuqueduboutdesdoigts,remonteverssescheveux,etc’estlàqu’ilselève,m’obligeantàchangerdeposition.Jeparviensdejustesseàmasquerunsoupir.
Àprésent,c’estmoiquiembrassed’enbaset luid’enhaut.Saufqu’ilmetientcontrelui, lebrasm’entourantlataille,samainlibreplaquéesurmanuque.Jem’accrocheéperdumentàsachemise.Lèvresdouces, langue… fureteuse entremes lèvres…pression dansmon dos…quelque chose qui se dresseentrenousdeuxetmedonneuneboufféedechaleur.Jem’écarte,lesoufflecourt.
Jeleregarde,ilmeregarde.Quelquechosevientdeseproduire.Pasnossouvenirsquiseseraient réveillés,maisautrechose
quinousdonneunesortedevertige.Etjemedis,alorsquej’aienviequ’ilm’embrasseunenouvellefois,quec’estexactementcequ’il
nefautpasfaire.Nousallonsavoirdeplusenplusenviededécouvrircequenoussommesdevenusetoubliercequenousétions.
Ilsepasseunemainsurlevisage,commepoursecalmer.Ilsourit.—Jemefichedecequ’apuêtrenotrevraipremierbaiser,dit-il.Moi,c’estcelui-ciquejeveuxme
rappeler.Jephotographiementalementsonsourirepourneplus jamais l’oublier,puis jeme tourneetm’en
vais.—Charlie!crie-t-il.Sans répondre, je poursuismon chemin. C’était idiot.Qu’est-ce que j’allaism’imaginer, aussi ?
Jamaisunbaisernenousrendranossouvenirs.Onn’estpasdansuncontedefées.Ilm’attrapeparlebras.—Hé!Ralentis.Àquoitujoues?Jecontinued’avancerdansladirectionparlaquellenoussommessûrementarrivés.
—Jecroisquejedoisrentrerchezmoi.VérifiersiJanetteadîné…et…—Avecnous,Charlie.Jesenssonregardposésurmoi.—Iln’yapasdenous,dis-jeenmeretournantvers lui.Tun’aspasentendu?Onavaitpresque
rompuetjesortaisavecBrian.Sonpèreallaitm’embaucheret…—Nousexistions,Charlie.Et,bonsang,jevoisbienpourquoi!Jesecouelatête.Onnedoitpassedétournerdenotreobjectif.—C’étaittonpremierbaiser,dis-je.Çam’afaitlamêmeimpressionqu’avectouslesautres.—Ahbon,çat’adonnécetteimpressionàtoiaussi?Ilmerejointencourant,seplantedevantmoi.J’aipresqueenviedeluidirelavérité.Quesij’étaismorte,commeBlanche-Neige,etqu’ilm’avait
embrasséecommeça,moncœurseseraitsûrementremisàbattre.Queceseraitmoiquiauraiscombattulesdragonspourcebaiser.
Maisonn’apasletempsdes’embrasserainsi.Ilfautqu’ontrouvecequis’estpasséetcommentyremédier.
Je n’ai rien senti, dis-je. C’était juste un baiser d’enfant, et qui n’a pas fonctionné.Mensongetellementignoblequ’ilmerongelestripes.
—Ilfautquej’yaille.—Charlie…—Onsevoitdemain.Je lui adresse un signe de la main sans me retourner, de peur de céder à la tentation si je le
regardais. Mais ce ne serait pas une bonne idée. Pas tant qu’on n’en saura pas davantage sur notresituation. Jecroisqu’ilvamesuivre,alors jehèleun taxi. J’ouvre laportière,me retourneversSilaspourluimontrerquetoutvabien.Ilhochelatêtepuissoulèvesontéléphonepourmeprendreenphoto.Lapremièrefoisqu’ellem’aquitté,doit-ilsonger.Aprèsquoi,ilplongelesmainsdanssespochesetrepartdansladirectiondesavoiture.
J’attendsqu’ilaitdépassélafontaineavantdemepencherpourdireauchauffeur:—Désolée,j’aichangéd’avis.Aprèsavoirclaquélaportièrederrièremoi,jeredescendssurletrottoir.Detoutefaçon,jen’aurais
paseudequoilepayer.JevaisretourneraudineretdemanderàAmydemeramener.Letaxis’éloigneetjeplongedansuneruedifférente,afinqueSilasnerisquepasdem’apercevoir.
Etpuisj’aibesoind’êtreseule.Pourréfléchir.
14
Silas
Encoreunenuitdesommeilmerdique.Saufque,cettefois,çanevientpasdufaitquejem’inquiétaissurmon sort, nimême sur ce qui nous faisait perdre nos souvenirs, à Charlie et àmoi.Monmanque desommeilprovenaitdedeuxobsessions:notrebaiseretlaréactiondeCharlieàcebaiser.
Jenesaispaspourquoielleestpartie,nipourquoielleavouluprendreuntaxiplutôtquerentreravecmoi. À la façon dont elle a répondu à ce baiser, j’aurais juré qu’elle avait éprouvé lesmêmessensationsquemoi.Certes,cen’étaitpasunbaiserdecontedeféespropreàbriserunemalédictionmaisjenecroispasqu’ons’attendaitàçanonplus…sions’attendaitàquoiquecesoitd’autrequ’unpeud’espoir.
Entoutcas,jenepensaispasqu’ilseproduiraitquoiquecesoitd’autreunefoisqu’elleaposéseslèvressur lesmiennes,pourtantc’estarrivé.J’aicessédepenserà la raisonquinousavaitpoussésànousembrasseretàtoutcequiavaitpusepasserdanslajournée.Jenecomprenaisplusqu’unechose:elles’agrippaitàmachemise,m’attiraitcontreelle,carelleenvoulaitencoredavantage.J’entendaissonsoufflehaletant entre chaquebaiser car, dèsquenosbouches se rencontraient, onne respirait plus.Etmêmequandellearrêtaitpours’éloignerunpeu,jevoyaisencoresonregardébahi,etcettefaçonqu’elleavaitdecontemplermeslèvres.
Pourtant,elleafinipars’éloigner.Maissij’aiapprisquelquechosesurCharliecesdeuxderniersjours,c’estqu’ilexisteuneraisonàchacunedesesactions.Engénéralunebonneraison;c’estpourçaquejen’aipastentédel’arrêter.
Montéléphonereçoituntextoetjemanquedetomberenmefaufilanthorsdeladouchepourallerregarder.Jen’aiplusreçudenouvellesd’elledepuisqu’ons’estséparés,hiersoir,etjementiraissijedisaisquejenecommençaispasàm’inquiéter.
Mesespoirss’évanouissentquandjeconstatequecemessageneprovientpasdeCharlie,maisdugarçonàquij’aiparléaudiner,Eller.
AmyvoudraitsavoirsituasemmenéCharlieaulycéeavectoi.Personnechezelle.
Jecoupel’eaubienquejenemesoispasencorerincé.J’attrapeuneservietted’unemaintoutenrépondantdel’autre:
Non,pasencoreparti.Ellel’aappelée?
Dèsquej’envoieletextojecomposelenumérodeCharlie,appuiesurlehaut-parleurpuisreposeletéléphonesurlecomptoir.Letempsquesonrépondeursedéclenche,jesuishabillé.
—Merde!Jecoupelacommunication,ouvrelaporte,passeparmachambreletempsd’enfilermeschaussures
etdeprendremesclefs.Jedescendsmaism’arrêtenetavantd’ouvrirlaported’entrée.—Maman?Çam’estsortiinstinctivementdelabouche.Ellefaitvolte-faceet,bienquejenelareconnaisseque
d’après les photos accrochées au mur, je crois ressentir quelque chose. J’ignore quoi. Ni amour nireconnaissance,entoutcas.Jesuisjustesubmergéparunesensationdecalme.
Non…deréconfort.C’estbiença.—Bonjourmongrand,lance-t-elleavecunlargesourirequiluiplisselecoindesyeux.Elleestentraindepréparerlepetitdéjeuner,àmoinsquecenesoitlavaissellequisuit.—Tuasvulecourrierquej’aiposésurtonbureau,hier?Commentvas-tu?Landonluiressembleplusquemoi,lamâchoireplusfine,tandisquej’aicellebiencarréedemon
père.Etpuisilsembleprendrelaviecommeelle,avecconfiance.Latêtepenchée,elleserapprochedemoi.—Silas,çava?Quandelletendlamainversmonfront,jerecule.—Oui,çava.Ellereportecettemainsursoncœur,commesimaréactionl’avaitblessée.—Oh,dit-elle.Bon,trèsbien.Tuasdéjàmanquédescourscettesemaineettuasunmatchcesoir.Elleretournedanslacuisine.—Tunedevraispasresterdehorssitardquandtuesmalade.Jemedemandepourquoielleditça.Aprèstout,c’estlapremièrefoisquejelavoisdepuiscequi
m’estarrivé…EzraoumonpèreontdûluiparlerdelaprésencedeCharlieici.—Jemesensbien,maintenant,dis-je.J’étaisavecCharliehiersoir,c’estpourçaquejesuisrentré
tard.Ellenemordpasàl’hameçon,nemeregardemêmepas.J’attendsencorequelquessecondes,aucas
oùellerépondraitquelquechose.Maisnon,alorsjemedirigeverslaported’entrée.
Landonm’attenddéjàdanslaRover.Jejettemonsacàl’arrièrepuisouvrelaportièreavant.Monfrèremetendalorslamain.
—Tiens,çasonnait.Jel’aitrouvésoustonsiège.Jeprendsletéléphonequ’ilmetend.CeluideCharlie.—Ellel’alaissédansmavoiture?Ilhausselesépaules.Jevérifiel’écran.Elleamanquéplusieursappelsettextos.Jevoislenomde
Brian,etaussiceluid’Amy.J’essaied’ouvrirleursmessagesmaisonmedemandeunmotdepasse.—Onyvaouquoi?lancemonfrèreexaspéré.Onestdéjàenretard!Jem’installeauvolant,posel’appareildeCharliesurlaconsoleletempsdereculer.Quandjele
reprendspouressayerdetrouverlemotdepasse,Landonmel’arrachedesmains.—Ettonaccrochagel’annéedernière,çaneterappellerien?Jen’aimepasça.Charliesanssontéléphone,Charliequin’attendpasAmypouralleraulycée.Si
elleétaitdéjàpartie,quil’aemmenée?Jenesaispastropcommentjeréagiraissij’apprenaisquec’étaitBrian.
— Bon, marmonne Landon. Ne le prends pas mal si je te demande ça… Mais… Charlie estenceinte?
Je freinebrusquement.Coupdechance, ily a justementun feudevantnousquipasseà l’orange,doncçapeutparaîtreuneréactionnormale.
—Enceinte?Pourquoi?Quit’aditça?Ilsecouelatête.—Non,c’est juste…Jenesaispas.J’essaiedecomprendrecequi t’arrive.Etçam’asembléla
seuleréponsepossible.—Jemanquel’entraînementhierettuenconclusqueCharlieestenceinte?Ilétouffeunpetitrire.—Iln’yapasqueça,Silas.Mais tu tebatsavecBrian, tumanques tous lesentraînementsde la
semaine,tutebarresdulycéelundienpleinaprès-midi,tumanquestoutlemardi,lamoitiédemercredi.Çaneteressemblepas.
J’aiséchélescourscettesemaine?—Sans compter qu’avecCharlie vous faites des trucs bizarres quand vous êtes ensemble.Vous
n’étiezpascommeça, avant.Tuoubliesdeme rameneraprès les cours, tu tebarres toute la semaine,alorsjenesaispassituveuxmedirecequisepassemaisçacommenceàvraimentm’inquiéter.
Jesenssadéception.On était proches.C’est vraiment un frère sympa. Il devait connaître tousmes secrets, toutesmes
pensées.Jemedemandesic’estdurantnostrajetsentrelamaisonetlelycéequ’onseracontaittout.Etsijeluidisaiscequimetourmenteencemoment…est-cequ’ilmecroirait?
—Feuvert,lance-t-il.Jerepars.Maisjeneluifaisaucuneconfidence.Jenesaispasparoùcommencer.Jesaisjusteque
jeneveuxpasluimentirparcequeçanem’apasl’airderessembleràl’ancienSilas.
Dèsquejemegaresuruneplacedeparking,ilouvresaportièreetsort.Jel’appelleàladernièreseconde.
—Landon!Ilsepenche,l’airinterrogateur.—Désolé,dis-je.J’aieuunesemainecompliquée.—J’espèrequeças’arrangeraavantlematchdecesoir.Parcequetescoéquipiersnet’ontpasàla
bonne,encemoment.Claquantlaportière,ilprendladirectiondubâtiment.JesaisisletéléphonedeCharlieetm’yrends
moiaussi.
***
Commejenel’aipascroiséedanslescouloirs,j’aiassistéàmesdeuxpremierscours.Jemedirigevers le troisième, toujours sans aucune nouvelle d’elle. Elle a dû avoir une panne d’oreiller. On seretrouveraauquatrièmecours.N’empêchequequelquechosenetournepasrond.
Etsiellem’évitait?Non,çaneluiressemblepas.Ellem’auraitditenfacequ’ellenevoulaitplusmeparler.
Jevaischerchermonbouquindemathsdansmoncasier.Enmêmetempsjevérifieraidanslesiens’ilymanquedescahiers,saufque jeneconnaispassacombinaisond’ouverture. Ilétaitécritsursonemploidutempsmaisjeleluiaidonnéhier.
—Silas!Jeme retourne pour apercevoir Andrew qui tente de se frayer un chemin parmi la foule, tel un
poissonàcontre-courant.Ilfinitparabandonneretmecrie:—Janetteveutquetul’appelles!Là-dessusilseretourneetreprendl’autredirection.Janette…Janette…Janette…LasœurdeCharlie!Jetrouvesonnomparmilescontactsdemontéléphone.Elleréponddèslapremièresonnerie.—Silas?—Oui,c’estmoi.—Charlieestavectoi?Prisd’undébutdepanique,jefermelesyeux.—Non.Ellen’estpasrentrée,hiersoir?—Non,ditJanette.Enprincipe,jenedevraispasm’inquiéter,maiselleprévientquandelleneva
pasrentreràlamaison.Ellen’apastéléphoné,etlà,ellenerépondpasàmestextos.—C’estmoiquiaisontéléphone.—Commentçasefait?—Ellel’alaissédansmavoiture.
Jefermemoncasieretm’apprêteàgagnermasalledecours.—On s’est disputés hier soir, dis-je encore, et elle est partie en taxi. Je croyais qu’elle allait
rentrerdirectement.Prisd’uneidéesubite,jem’immobilise.Ellen’avaitpasd’argentpourdéjeuner,hier,commenten
aurait-elleeupourpayerletaxi?Toutd’uncoup,j’annonceàJanette:—J’yvais.Jevaislachercher.Je file sans lui laisser le temps de répondre. Je fonce vers le parking mais, avant de sortir du
bâtiment,jem’arrêtenet.Avril.Merde.Cen’estvraimentpaslemoment.Jedétournelatêteetpassedevantelle,maisellem’attrape
parlamanchedemachemise.Bienobligédeluifaireface.Lâchantmachemise,ellem’entouredesesbras.—Onnes’estpasvushieraudéjeuner.J’aicruquetuseraisenretard.Etpuis j’ai jetéuncoup
d’œilàlacafétéria,ettuyétais,avecelle.Maisnon!Jen’aipasletemps.Jeferaismieuxdecouperlespontsdèsmaintenant.Ceseraitfait.Jemepasseunemaindanslescheveux.—Oui,Charlieetmoi…onadécidédeseremettreensemble.Avrilmejetteunregardincrédule.—Non,Silas.Tun’asjamaisvouluçaettunem’enconvaincraspas.J’examinelehalld’entréeàgauche,puisàdroite.Constatantqu’ilnes’ytrouvepluspersonne,je
m’avanceverselle:—Écoutez,madameAshley,dis-jed’untonaussiprofessionnelquepossible, jenecroispasque
voussoyezenmesuredemedirecequipeutsepasserentreelleetmoi.Lesyeuxécarquillés, elledemeure silencieusequelques secondes commesi elle s’attendait àme
voiréclaterderireetdirequec’estuneplaisanterie.Commeçan’arrivepas,elleserembrunit,metapeletorsedesesmainscommepourm’écarterdesonchemin.Sestalonss’éloignentenclaquantsurlesoltandisquejefileversleportaildel’entrée.
***
JefrappepourlatroisièmefoisàlaportedelamaisondeCharliequandcelle-cis’ouvreenfin.Samèremefaitface.Lescheveuxenbataille, l’airhagard.Quandellemereconnaît,ellesembleprisedenausée.
—Qu’est-cequetuveux?demande-t-elle.J’essaiedejeteruncoupd’œilderrièreellemaiselles’arrangepourmebloquerlavue.—JevoudraisparleràCharlie.Elleestlà?Ellerefermepresquecomplètementlaporte,feuledansl’interstice:—Çaneteregardepas.Fichelecampdechezmoi!
—Elleestlàoupas?—Sitavoitureestencorelàdanscinqsecondes,j’appellelapolice!—Écoutez,jem’inquiètepourvotrefille,alors,s’ilvousplaît,oubliezvotrecolèreuneminuteet
dites-moisielleestlà.Elleressortunpeu,mepointeundoigtsurlapoitrine.—Cessedememenacer!Bonsang.Brusquement,jelabousculeetrouvrelaported’uncoupdepied.Là,c’estl’odeurquimeprendaux
tripes. Fétide.Ça empeste la cigarette. Je retiensmon souffle et entre dans le salon.Une bouteille dewhiskyouvertetraînesurlebar,àcôtéd’unverrevide.Unemassedecourrierattendsurlatable,desjoursetdes joursdecourrier, semble-t-il.Àcroirequecette femmese fichedecequ’ilcontient.UneenveloppeestadresséeàCharlie.
Jem’apprêteàlasaisirquandj’entendslespaslentsdelafemmequirevientderrièremoi.Jemeprécipitedanslecouloir,aperçoisdeuxportesàmadroite,uneàmagauche.J’ouvrecelle-là,alorsquelamèredeCharliesemetàcrier.Tantpis,j’entrequandmêmeetcrieàmontour:
—Charlie!Je sais bien qu’elle n’est pas là mais j’espère encore me tromper. Sinon, je ne vois pas où la
chercher.Jenemerappelleaucundesendroitsquenousfréquentionsensemble.EtCharliesansdoutepasnonplus.—Silas!hurlesamèresurleseuildelachambre.Sorsdelà!Va-t’enouj’appellelapolice.Elle disparaît, sans doute pour aller décrocher un téléphone. Je continue à chercher… je ne sais
mêmepasquoi.Àl’évidence,Charlien’estpaslà,maisjeregardequandmême,enespéranttrouverunindicequelquepart.
JesaisquellepartiedelachambreoccupeCharlie,grâceàlaphotodelagrilleau-dessusdesonlit.Celledontjeseraisl’auteur.
Etpuisjemesouviensqu’elleamentionnéungrenierauquelonaccédaitparleplacard.Jel’ouvreet découvre en effet une petite trappe au plafond. On dirait qu’elle se servait des étagères en guised’échelle.Jecrieencore:
—Charlie!Rien.—Charlie,tueslà-haut?Alorsquejevérifiedupiedlasoliditédel’étagèredubas,quelquechosefrappelecôtédematête.
Jemeretournemaisplongeenvoyantarriveruneassiettequivients’écrasercontrelemur.—Va-t’en!crielafemme.Ellesemblechercherautrechoseàlancersurmoi,alorsjelèvelesbras,commesijemerendais.—C’estbon,dis-je,jepars.Elles’écartepourmelaissersortirmaiscrieànouveaudèsque j’atteins l’entrée.Aupassage, je
prendslalettreadresséeàCharlie,sansmedonnerlapeinededireàsamèrequ’ellem’appellesijamais
ellerentre.Jereprendsmavoiture,descendslarue.Oùpeut-ellebienêtre?J’attendsdemetrouveràquelqueskilomètresavantdemegarerpourvérifierunenouvellefoisson
téléphone.Landonadit l’avoirentendusonnersousmonsiège.Jepasse lamainpar terre,ensorsunecanettedesodavide,unechaussureet,enfin,sonportefeuille.Jel’ouvre,fouille,maisnedécouvreriendespécial.
Ellesetrouvejenesaisoù,sanstéléphone,sansargent.Elleneconnaîtaucunnuméroparcœur.Siellen’estpasrentréechezelle,oùa-t-ellepualler?
Jetapesurlevolant.—Merde,Silas!Jamaisjen’auraisdûlalaisserpartirseule.C’estmafaute.Jereçoisuntextosurmontéléphone.DeLandon,quidemandepourquoijesuisparti.Jelereposeetaperçoisalorslalettrequej’aiprisechezCharlie.Pasd’adressedel’expéditeur.Le
cachetdeladateindiquemardi—laveilledujouroùcelanousestarrivé.J’ouvrel’enveloppe,ytrouveplusieursfeuilletspliésensemble.Audosdupremier,onaécrit:«À
ouvririmmédiatement».Jeledéplieettombeaussitôtsurlesdeuxnomsécritsenhautdelapage.
CharlieetSilas
C’estadresséànousdeux?Jecontinuedelire.
Sivousnesavezpaspourquoivouslisezça,c’estquevousaveztoutoublié.Vousnereconnaissezpersonne.Mêmepasvous.
Veuilleznepasvousaffoleret lisezcette lettreenentier.Nousallons toutvousraconter,c’est-à-direpasgrand-chosepourlemoment.
C’estquoi,ça?Mesmainscommencentàtrembleralorsquejepoursuismalecture.
Nousnesavonspasvraimentcequis’estpassé,maisnouscraignonsque,sinousnelenotonspas,celaneseproduiseencore.Aumoins,unefois toutnotéetdistribuéenplusieursendroits,nousseronsmieuxpréparéssiceladevaitseproduireencore.
Sur les feuilles jointes, vous trouverez toutes les informations que nous possédions. Cela vousrendrapeut-êtreservice.
~CharlieetSilas
Jeregardelesnomsaupieddelapagejusqu’àcequemavisionsebrouille.CharlieetSilas.Etpuisànouveauceuxquisontécritsenhaut.CharlieetSilas.Ons’estécritunelettreànous-mêmes?Çanetientpasdebout.Sions’estécritunelettreànous-mêmes…Jepasseauxfeuillesquisuivent.Lesdeuxpremièresportentdesinformationsquejeconnaisdéjà:
nosadresses,nosnumérosdetéléphone,notrelycée,lescoursqu’onfréquente,lesnomsdenosfrèreetsœur,ceuxdenosparents.Jelistoutcelaaussivitequepossible.
Àlatroisièmepage,mesmainstremblenttellementquej’aidumalàendéchiffrerl’écriture.Jelaposesurmesgenouxpourfinirdelalire.Cesontdesinformationspluspersonnelles–unelistedechosesquenousavonsdéjàdéterminéessurnous,lanaturedenotrerelation,depuiscombiendetempselledure.LalettrementionneaussilenomdeBrian,quelqu’unquinecessed’envoyerdestextosàCharlie.Jesautetoutesleschosesquejeconnaispourarriveraubasdecettetroisièmepage.
Lespremierssouvenirsquenouspuissionsévoquerremontentausamedi4octobre,versonzeheuresdumatin.Onestaujourd’huiledimanche5octobre.Nousallonsfaireunecopiedecettelettrepournousmaiségalementenposterdescopies,pourplusdesécurité.
Jepasseàlaquatrièmepage,datéedemardi7octobre.
Ça a recommencé. Cette fois-ci, ça s’est passé lundi 6 octobre, pendant le cours d’histoire. Ilsemblequecesoitarrivéàlamêmeheure,quarante-huitheuresplustard.Nousn’avonsrienàajouteràlalettre.Nousavonschacunfaitdenotremieuxpourresteréloignésdesamisetdelafamilledepuishier,en faisant croire qu’on était malades. Nous avons échangé toutes les informations que nous pouvionsavoir,mais jusque-là, il sembleque ce soit arrivédeux fois.Lapremière, samedi, la deuxième lundi.Nous aurions aimé en savoir davantage,mais nous flippons parce que nous ne savons pas quoi faire.Commeladernièrefois,nousallonsnousenvoyerdescopiesdecettelettre.IlyenauraaussiuneautrecopiedanslaboîteàgantsdelavoituredeSilas.C’estlepremierendroitquenousavonsvérifiécettefois-ci,alorsilyadeschancespourquevousregardiezencorelà-dedans.
Jen’aijamaisregardédanslaboîteàgants.
Nousgarderonsleslettresoriginalesdansunendroitsûrpourquepersonnenelesemporte.Car,siquelqu’unlesvoit,ousedoutedequelquechose,onnousprendrapourdesfous.ToutsetrouveradansuneboîteaufonddelatroisièmeétagèreduplacarddelachambredeSilas.Sicettehistoirecontinue,ilyaunechancepourqueçarecommencemercrediàlamêmeheure.Danscecas,cettelettredevraitvousarriveràtouslesdeuxcejour-là.
Jevérifiedenouveaulecachetdeladatesurl’enveloppe.Çaaétéenvoyétrèstôtmardimatin.Etc’estexactementmercrediàonzeheuresquetoutnousestarrivé.
Sivoustrouvezquelquechosequipuissenousaider,ajoutez-leàlapagesuivante,jusqu’àcequ’onsachecequiaprovoquétoutça.Etcommentl’arrêter.
Jepasseàladernièrepage,maiselleestvide.Je regarde lapendule. Ilestdixheurescinquante-sept.Onestvendredi.Çanousestarrivé ilya
presquequarante-huitheures.
Mapoitrinesesoulève.
Cen’estpaspossible.
Quarante-huitheuresquivontdisparaîtredansmoinsdetroisminutes.J’ouvremaconsoleà la recherched’unstylo,n’en trouvepas,etmepenchealorsvers laboîteà
gants.Toutdesuite,jevoissurledessuslamêmelettreavecnosnoms,àCharlieetàmoi.Jelasoulèveettrouvedessousplusieursstylos,alorsj’enprendsunetdéposelapagecontrelevolant.
J’écris :Ça a recommencé.Mesmains tremblent tellement que je laisse tombermon stylo. Je leramasseetmeremetsàécrire:
Mercredi8octobre,àonzeheures,Charlieetmoiavonsperdu lamémoirepour la troisièmefoisd’affilée,semble-t-il.Chosesquenousavonsapprisescesdernièresquarante-huitheures:
–Nospèrestravaillaientensemble.
–LepèredeCharlieestenprison.
J’écrisaussiviteque jepeux,enessayantdedéterminerquelspoints jedoisnoterd’abord– lesplusimportants,parcequejevaismanquerdetemps.
–Nous avons rencontré une cartomancienne surSt. PhilipStreet.Çapourrait valoir la peined’yretourner.
–Charlieamentionnéunefilleaulycée,qu’elleappellelaCrevette.Ellevoudraitluiparler.
–Charlieaungrenierdansleplacarddesachambre.Elleypassebeaucoupdetemps.
J’ai l’impressionquejeperdsmontemps.Quejen’ajouteriend’importantàcettefichueliste.Sic’estvraietqueçadoivesereproduire,jen’auraipasletempsd’envoyerunelettre,encoremoinsd’enfairedescopies.Espéronsque,sijelagardeàlamain,jesoisassezmalinpourlalireaulieudelajeter.
Jemordillemonstylopourmeconcentrersurcequejevaisécrire.
–Onagrandiensemblemais,maintenant,nosfamillessedétestent.Ellesneveulentplusqu’onsevoie.
– Silas couchait avec la conseillère d’orientation, Charlie avec Brian Finley. On a rompu avecchacund’eux.
–Landonestunfrèregénial,tudevraispouvoirluifaireconfiancesibesoinest.
Je continue à écrire. Je parle des tatouages, de l’ElectricCrush, d’Ezra et de tout ce dont jemesouviensdecesdernièresquarante-huitheures.
Lapenduleindiquedixheurescinquante-neuf.
Charlie n’est pas au courant pour cette lettre. Si tout y est exact jusque-là, si tout cela nous estvraimentarrivédepuissamedi,celasignifiequ’ellevaoubliercequ’elleaappriscesdernièresquarante-huitheures.Etjen’aipaslamoindreidéedel’endroitoùellesetrouve.Nicommentlaprévenir.
J’aiunedernièrechoseàécrire:
–CharlieaprisuntaxisurBourbonStreethiersoiretpersonnenel’avuedepuis.Ellen’estpasaucourantpourcettelettre.Trouve-la.C’estlapremièrechosequetudoisfaire.S’ilteplaît.
Àsuivre…