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Université d’automne du MuCEM Voyage en Méditerranée Vendredi 13 novembre
« Aïda, un opéra pour le canal de Suez »
Introduction
Opéra de Tel-Aviv, production de F.Zeffirelli pour la Scala de Milan, saison
2008-2009
Le nom de l’opéra permet d’associer immédiatement musique
et vison de l’Egypte ancienne. Mais de quelle vision s’agit-il ?
Les thèmes magistraux mondialement connus résonnent via les
trompettes de la fin du deuxième acte, les décors s’esquissent
facilement et l’œuvre apparaît comme la commande d’une
résurgence d’un passé glorieux dont tous les amateurs de
légendes égyptiennes se sentent familiers.
Au-delà d’un rappel du contexte historique dans lequel inscrire
l’œuvre, il sera intéressant de nous pencher sur ce qui fait d’Aïda un véritable « voyage en Méditerranée », depuis sa
genèse dans les papiers d’Auguste Mariette-Bey jusqu’aux mises en scène les plus récentes. Pour cela nous en
examinerons d’abord les circonstances de la conception de l’œuvre, la recherche d’une reconstitution
archéologiquement proche de la vie dans l’Egypte antique, avant de voir en quoi les représentations actuelles
semblent définitivement tributaires d’une conception onirique d’un monde recréé de toutes pièces.
I) Rappel des conditions de la création de l’œuvre
1) le contexte de construction du canal
A l’occasion de l’ouverture du canal de Suez en 1869, le khédive Ismaïl Pacha souhaite
donner un lustre particulier à l’événement. Il s’agit donc pour lui de recevoir fastueusement
les élites gouvernementales du moment et d’affirmer que son pays est une puissance
moderne avec laquelle il faudra compter.
Le projet est controversé, car voulu par les Français qui en étudiaient la possibilité depuis
les campagnes napoléoniennes puis avec les calculs de scientifiques saint-simoniens. Des
travaux menés par Ferdinand de Lesseps, ancien précepteur du khédive, avaient démontré que la construction d’un
canal sans écluse pouvait relier la Méditerranée au golfe de Suez, ouvrant ainsi la voie maritime vers l’Asie sans
contourner le continent africain.
Les Britanniques s’insurgèrent tant qu’ils le purent, car ils auraient préféré une ligne ferroviaire traversant l’Egypte
et redoutaient l’influence des Français qui aurait pu, grâce au canal, menacer leur hégémonie dans la région.
Dans les faits, le canal fut financé par les actionnaires français et le khédive, mais pour éviter la ruine quelques
années plus tard, celui-ci revendit ses parts aux Anglais pour une somme de 4 000 000 £. Ils installèrent donc des
troupes pour en garantir la sécurité, et confirmèrent ainsi définitivement leur mainmise sur la région.
2) Pourquoi un opéra ?
Ismaïl Pacha avait étudié en France et avait auparavant eu pour précepteur Ferdinand de Lesseps. C’est donc un
homme occidentalisé et pétri de culture européenne qui dirige l’Egypte alors sous la tutelle de l’empire ottoman.
Un temps tenté de freiner les travaux de construction du canal de Suez car il était influencé par les Anglais, il finit
par souhaiter un déploiement de faste pour l’inauguration. Il se rendit lui-même
dans toutes les cours d’Europe et invita en
personne les souverains aux cérémonies. Par
ailleurs, il avait déjà introduit des mesures pour
occidentaliser son pays, en faisant construire un
théâtre au Caire, et en favorisant l’instruction.
2
Il souhaita commander un opéra qui serait donné pour les fêtes de
l’inauguration. Il voulait un sujet qui montre la grandeur de l’Egypte,
un opéra « purement antique et égyptien », avec « une mise en
scène rigoureusement exacte et une couleur locale strictement
conservée »1. De son côté, Verdi, en Europe, avait été un moment
tenté par l’envie de créer un opéra dans un style et avec un sujet
orientalisant. Mariette dirige quant à lui les recherches
archéologiques égyptiennes, a participé aux fouilles de Saqqara, de
Gizeh et a organisé les musées de Boulaq et du Caire. Pour
l’Exposition Universelle de 1867, il a supervisé l’organisation du
pavillon égyptien, bref, ses recherches et sa connaissance de
l’Egypte antique en font un interlocuteur fiable pour ce qui concerne les futures visées du pacha.
Mariette élabora un premier sujet de synopsis qu’il soumit ensuite à Verdi par l’intermédiaire de Camille Du Locle2,
lequel avait déjà travaillé à la version française du Don Carlo et travaillera ensuite le livret d’Aïda en français à partir
de la version italienne de Ghislanzoni ; il fera encore de même pour La Force du destin et Simon Boccanegra.
Verdi donna son accord et sembla dans un premier temps vouloir suivre le texte proposé par Mariette et intitulé La
Fiancée du Nil, que lui soumit Du Locle au printemps 1870. Il considérait à la fois le souci d’exactitude historique
comme passionnant et surtout l’intrigue lui convient d’un point de vue dramaturgique. « C’est à la fois théâtral et
décoratif, avec deux ou trois situations très belles. » dit Verdi3.
3) Un sujet égyptien
Mariette propose un épisode de l’histoire égyptienne s’étant réellement produit à leur gloire. Il s’agit de retracer
une campagne triomphale menée par les Egyptiens contre les Ethiopiens ; elle servit à donner à l’intrigue sa caution
historique et légitime le poids du pouvoir politique et religieux dans l’œuvre, lui donne une cause grandiose à servir.
L’Egypte antique triomphante résonne donc comme une injonction pour l’Egypte de 1870 à redevenir une puissance
importante.
II) Universalité du sujet
En dépit de la situation spatio-temporelle hautement marquée et qui fixe l’action dans l’Egypte antique, à la
demande expresse du Khédive Ismaïl Pacha, nous pouvons nous demander ici dans quelle mesure l’opéra est
réellement une œuvre « égyptienne ».
1) Le synopsis
Ce qui intéresse finalement le compositeur est surtout l’intrigue entre les personnages principaux. Il faut créer une
tension dramatique et développer les passions.
L’histoire repose d’abord sur l’amour éprouvé par deux femmes envers le même homme : Amnéris est fille de
Pharaon, donc ne peut qu’être promise à un être exceptionnel. Au début de l’œuvre, Radamès n’est que général de
l’armée égyptienne, toute union est donc compromise. Cependant la promotion du jeune homme au rang de chef de
l’armée au moment où il s’agit de repousser les Ethiopiens lui donne espoir de le voir revenir digne d’elle en cas de
succès. Leur union sera d’ailleurs programmée par le roi au retour triomphal de la fin du second acte. A l’opposé,
Aïda est pour l’heure esclave d’Amnéris mais elle dissimule son identité de princesse d’Ethiopie. Le trio est formé,
d’autant que Radamès est lui aussi épris de la jeune esclave. La jalousie, moteur des tragédies verdiennes autant que
shakespeariennes, est également à l’œuvre dans l’opéra puisqu’Amnéris soupçonnant Aïda d’aimer Radamès va la
pousser à reconnaître ses sentiments (au début de l’acte II) puis espionne les amants avant de découvrir la trahison
1 Correspondance de Mariette, citée dans l’article suivant : http://books.openedition.org/editionsbnf/853?lang=fr 2 http://www.artlyriquefr.fr/personnages/Du%20Commun%20du%20Locle.html 3 Cité dans l’article d’opera-online, voir sitographie.
Mariette par Nadar C. Du Locle en 1895
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involontaire de Radamès à l’acte III ; elle tentera encore de le sauver en échange de sa promesse de ne jamais revoir
Aïda à l’acte, IV, ce qu’il refuse, sa mort devient donc inévitable.
A l’intrigue amoureuse se superposent la pression du pouvoir et celle de la loyauté qui confèrent à l’œuvre sa
dimension grandiose et tragique. Amnéris et Radamès sont soumis aux lois politiques et religieuses. Acceptant d’être
le général en chef de l’armée égyptienne, Radamès risque de perdre l’amour d’Aïda dont il va affronter et vaincre le
père, réduit ensuite en esclavage. De même Amnéris ne peut rien contre les prêtres qui décideront du sort du
général après sa trahison. La raison d’état domine les relations personnelles. Et que dire du drame d’Aïda ? Elle aime
un ennemi de son peuple, dont elle sait qu’il a pour mission de le détruire ; ensuite, elle est mise en demeure par
son père retrouvé de pousser Radamès à trahir son peuple (sachant qu’il a déjà demandé par amour pour elle la
libération des prisonniers éthiopiens au pharaon) en lui faisant communiquer son itinéraire alors qu’Amonasro
écoute et tient là une occasion de se venger de la première défaite infligée à son armée. Amonasro l’a décidée en lui
faisant la morale sur la loyauté due à sa patrie, celle qui broie par la puissance de son aura, et non la mère
nourricière douce et à jamais perdue. Les actes de la jeune femme portent la responsabilité de la perte conjointe de
son père et de son amant, sa mort seule pourra lui procurer l’apaisement.
C’est ainsi que la soprano Kristin Lewis, qui vient d’interpréter le rôle-titre à l’opéra de Turin à l’occasion de la
réouverture du musée d’égyptologie de la ville (le second au monde), peut affirmer qu’Aïda rapporte avant tout
« une histoire humaine, à laquelle tout le monde peut s’identifier, car chacun affronte des problèmes de loyauté et
se trouve dans l’obligation d’effectuer des choix difficiles. »4
2) La structure de l’œuvre
Quelques éléments de structure tendraient de même à établir qu’Aïda n’est pas une œuvre conçue pour être
reconnue comme « égyptienne ». Elle répond essentiellement à des critères de son temps et surtout de son milieu
d’origine. Verdi signe un opéra « à la française » en plusieurs points :
a- L’entrée du messager au premier acte correspond à un cheminement musical qui donne toute sa
monumentalité à l’épisode : l’arrivée des prêtres et de la cour précédant le monarque avant que le messager
porteur de la nouvelle de la présence des Ethiopiens sur le sol égyptien ne s’exprime permettent un
cheminement rythmé par la musique puissante de l’orchestre, qui dramatise le récit dans un appel à la
vengeance allant crescendo avant que la solution ne s’impose : nommer Radamès chef de l’armée qui se
portera à la riposte. Le héros est alors enjoint de revenir vainqueur, adoubé par le chef des prêtres, le
pharaon et Amnéris, tandis qu’Aïda chante sa détresse dans une ligne mélodique différente. En effet, une
des constantes de l’opéra à la française réside dans le spectaculaire, les effets de masse et les décors
imposants. A ce titre, Aïda sera donc bien dans l’esthétique appréciée en occident dans les années 1870. Le
précédent opéra de Verdi, Don Carlo, a d’ailleurs été composé en français dans une version plus longue que
dans la version italienne (la plus fréquemment donnée aujourd’hui), de presque 4h !
Extrait 1 : http://concert.arte.tv/fr/aida-de-verdi-au-teatro-regio-torino
A 20’42 ‘’jusque 23’23’’
b- Le ballet constitue la seconde marque de l’opéra à la française : condition sine qua non héritée des débuts de
l’opéra français au temps où Lully orchestrait ses premiers spectacles pour le Roi-danseur. Et si l’on se risque
encore plus loin dans la recherche des origines, il s’agit bien ici de retrouver les traces des premiers chœurs
du théâtre grec, à la fois psalmodiés, rythmés et mobiles, qui se distinguèrent ensuite en chœur et
chorégraphie. L’opéra prend ainsi une allure d’œuvre totale par l’alliance de tous les arts : architecture des
décors, poésie du livret, puissance de la musique, exubérance des corps dansants. D’aucuns diront que la
vue des danseuses avait de quoi réjouir et raviver l’attention des spectateurs parisiens dans une société du
Second Empire qui a vu la figure des femmes légères érigée en modèle artistique ; néanmoins, le ballet
constitue l’un des fleurons de l’opéra français.
4 Entretien accordé à l’occasion de la production du Teatro Regio de Turin http://www.theoperaplatform.eu/fr/video/teatro-regio-torino-aida-interview-lewis
4
Premier ballet : au début du second acte, il se situe dans un contexte intime, celui des appartements
d’Amnéris, où après un chœur de femmes délicat soutenu par la harpe au début puis par un discret
ensemble de cordes, les danseurs interviennent et avivent la joie de la princesse dans un mouvement enlevé
qui combine les couples de danseurs.
3) L’esthétique verdienne
a- Les chœurs constituent un élément essentiel de la palette orchestrale de Verdi.
Le compositeur décide, dans Aïda, d’en faire un modèle de représentation du pouvoir religieux, notamment
par les voix d’hommes qu’il choisit de montrer en dévotion ou au contraire dans l’exercice de leur autorité : ainsi
la scène 2 de l’acte 1 dans le temple de Ptah, baignée dans la pénombre de l’édifice est-elle nimbée de douceur,
le chœur masculin débute pianissimo, alternant avec les voix de soprano en coulisses du chœur des prêtresses
adorant la divinité. Leur chant est basé sur la composition en demi-tons, dans des intervalles de seconde
mineure ou seconde augmentée, accompagné de la harpe qui confirme le cadre spatio-temporel. Quant au très
court moment de ballet, soutenu par hautbois, basson et flûtes, il se veut une concrétisation de ce même cadre.
Le chœur d’hommes ensuite, suivant l’officiant qui remet à Radamès son épée de capitaine, prend de l’ampleur
et, par les voix de basse qui relaient celle de Ramfis, contribue à donner à l’événement son aspect solennel en
réintroduisant une scansion forte relayée par des cuivres. En toile de fond s’élèvent encore les voix des femmes
adorant la divinité mais l’heure n’est plus aux prières, elle devient, par l’épée, le temps de l’action et s’achève en
crescendo qui rassemble le chœur alors que Radamès s’exclame en dominant le groupe. Une ultime cohabitation
chorale entre hommes et femmes se résume enfin à la reprise écourtée des phrases correspondant au thème
des deux groupes ; le tout précède le cri de résolution de Radamès puis les roulements de tambours d’avant la
guerre.
Extrait 2 : http://www.theoperaplatform.eu/fr/opera/verdi-aida
De 30’ à 38’.
Le triomphe de Radamès à l’acte II constitue la partie la plus célèbre de l’opéra, puisque l’air des trompettes en
scande le faste et colore doublement l’apothéose de l’Egypte par le biais de son général. L’importance du chœur,
déjà instrument verdien à part entière, amplifie par sa présence les caractéristiques prisées par le public de cette
époque. C’est ainsi que successivement Verdi joue sur la douceur des chœurs des femmes pour accueillir le
vainqueur, telle une promesse de bonheur, puis celui des hommes donnant un accent plus viril à l’issue de la
bataille, avant le dernier chœur des prisonniers, écho désabusé de celui du très célèbre Nabucco5. Cette fois, les
esclaves ne sont plus qu’une masse pitoyable devant laquelle la compassion du spectateur s’exerce, au son
d’une mélodie sourde, soutenue par les cordes et scandée par un rythme pesant comme les chaînes de leur
asservissement. A la manière du chœur antique, personnage-écho des sentiments et émotions humaines, Verdi
emmène le drame vers l’universel en le colorant progressivement des accents de la tragédie.
Extrait 3 : https://www.youtube.com/watch?v=b8rsOzPzYr8
San Francisco Opéra, Luciano Pavarotti, Margaret Price, 1972 ; de 58’ pour le début du tableau, trompettes à 1’02,
ballet à 1’03’48 jusque 1’11’’, chœur des prisonniers à 1’13’’ ; la scène dure jusque 1’19’’.
b- La question du ballet se pose également : certes Verdi se plie aux codes de l’opéra à la française comme cela
a été noté plus haut, mais il serait excessif de penser qu’il se contente de se conformer à un modèle imposé :
il tient là une occasion de composer des morceaux spécialement instrumentaux et de donner corps à une
esthétique musicale personnelle ; il confirme ainsi l’atmosphère de l’œuvre et lui donne des accents
mélodiques particuliers. Présent à deux reprises dans Aïda, le ballet offre un lieu supplémentaire à la
virtuosité musicale et permet de colorer l’opéra.
c- Le choix de configuration de la scène finale : Verdi va innover en imaginant un double plateau pour la
dernière scène. En effet, il tient à confronter l’intimité des adieux entre Aïda et Radamès avec le dernier
5 Dont nous pouvons faire un écho magnifique avec la représentation du 12 mars 2011 dirigée à Rome par Riccardo Muti et retransmise sur Arte : https://www.youtube.com/watch?v=gaXE0v0bJoE
5
chœur des prêtres puis les regrets d’Amnéris. Cette contrainte n’ira pas sans poser problème lors de la
création et Mariette s’en inquiète par lettre6 auprès de Draneht Bey, intendant de l’opéra du Caire:
« Le dénouement d’Aïda et ce grand diable de souterrain imaginé par Verdi m’empêchent de dormir […]. C’est que la chose vaut
la peine d’être examinée, car nous nous exposons là à mériter la désapprobation des gens de goût, s’il y en a en Égypte. Voici en
effet la difficulté. La hauteur du plancher sur lequel les danseuses vont danser et les choristes chanter est telle que, du parterre,
on ne verra que le haut du corps des personnages. Les chanteurs qui se tiendront un peu au fond ne seront même pas vus du
tout […]. J’ai un remède à vous proposer. Ce remède consiste à baisser considérablement le praticable tout entier, à le reculer
un peu vers le fond de la scène et à semer par-devant quelques gros blocs en peinture imitant les éboulements d’un souterrain.
Au lever du rideau, M. Mongini pourra être au fond et dans l’obscurité. De là il s’avancera vers le public, étendant les bras
devant lui, se courbant, se levant, comme s’il marchait péniblement dans un de ces souterrains surbaissés comme les temples de
la Haute Égypte en offrent des exemples. Arrivé à l’endroit où M. Mongini n’a plus le praticable au-dessus de la tête, il
reprendrait son allure naturelle pour entrer définitivement en scène au milieu des rochers. Quant à Aïda, elle pourrait, dès le
lever du rideau, être évanouie sur un de ces mêmes rochers. Entendant Rhadamès, elle se lèverait et circulerait au milieu d’eux
pour arriver jusqu’à lui […]. Ainsi, couper tout simplement le bas des toiles sur lesquelles le souterrain est peint (il n’y a là à
rompre aucune ligne puisque le souterrain est formé d’arcades sombres prises dans la masse des rochers), couper d’autant avec
un trait de scie le bas des chevalets du praticable déjà faits, reculer le praticable vers le fond de la scène où il reste beaucoup de
place, voilà ce que je vous demande. Vous comprenez que plus on éloigne de la rampe la façade du souterrain, puis il y a chance
pour que le public comprenne au premier coup d’œil l’arrangement un peu inusité pour lui d’un souterrain et d’un temple
superposés idéalement. » (Cité par Abdoun, op. cit., pp. 77-78.)
Il n’empêche que Verdi vient de mettre en place une lisibilité de la simultanéité des événements permettant une
fois de plus de confronter les passions et intérêts opposés. La réunion mystique des amants dont les âmes
s’apprêtent à goûter la félicité éternelle dans un « ensiem’ » ascendant qui s’oppose avec leur situation enterrée
contraste avec la solitude d’Amnéris résignée dont les dernières notes s’abîment au contraire alors qu’elle demeure
au-dessus de la tombe des deux mourants.
Cette innovation peut être considérée comme partie intégrante du succès de l’opéra et devient une prescription
que les metteurs en scène n’enfreignent pas plus que les autres d’ailleurs. Indépendamment de cet opéra, la
confrontation des plans est un outil intéressant qui peut nourrir les regards portés sur d’autres œuvres. Il est
intéressant de noter que l’artiste Katie Mitchell dans la dernière mise en scène qu’elle a proposée en 2015 au
Festival International d’Art Lyrique d’Aix-en-Provence joue de ces plans superposés avec intelligence pour servir
l’Alcina de Haendel : l’espace double permet de distinguer au premier niveau le lieu de représentation de la sorcière
en tant que belle et jeune amoureuse et au second son antre où la métamorphose des amants dont elle s’est lassée
a lieu.
http://www.resmusica.com/2015/07/07/impressionnante-alcina-de-katie-mitchell-a-aix/
On pourrait alors partiellement conclure en disant qu’Aïda est avant tout une œuvre de maturité au sujet prétexte
à l’exploration sans cesse approfondie de l’art musical et scénique pour un compositeur au faîte de son art.
6 Lettre citée dans l’article suivant : http://books.openedition.org/editionsbnf/853?lang=fr ; source de la lettre : Quaderni dell’ Istituto di studi Verdiani, 1971, no 4, p. XVII.
6
III) Voyager en Méditerranée avec Aïda : un temps et un espace recréés
1) La caution scientifique d’Auguste Mariette
Il est fondamental de se pencher d’abord sur le travail et l’ambition de Mariette pour mieux cerner les enjeux
de mise en scène actuels. Le savant en effet est maître d’œuvre pour la conception de l’opéra : à Verdi la
composition, à lui les rênes du décor et des costumes dans le dessein de donner bien davantage que de la
vraisemblance à Aïda. Le souci du détail guide l’égyptologue,
quitte à aboutir à une somme qui tienne plus du catalogue que de
la réalité historique. Pour créer le décor d’Aïda, il s’inspire de lieux
réels qu’il a d’autant plus de facilités à connaître qu’il en a dirigé
les fouilles. Par exemple, pour le temple de Vulcain (plutôt romain
qu’égyptien d’ailleurs), le Ramesseum de Thèbes, et pour le
troisième acte, il s’inspire de l’intérieur du temple de Philae. Les
maquettes seront réalisées d’après ses dessins par Chaperon et
Despléchin.
Acte II tableau 2, entrée de la ville de Thèbes, esquisse de décor par Edouard Despléchin, assistant de Mariette pour le Caire. (source voir
note 6)
Son souci du détail fait même qu’il reproduit certains
bijoux trouvés sur sites, ou effectue des relevés sur des
bas-reliefs afin de trouver des costumes correspondant à
une réalité confirmée par l’archéologie. Il conserve en effet
toujours la hantise que les costumes et accessoires
confinent au ridicule s’ils sont créés sans exactitude, et
refuse la tentation de la caricature. Il s’agit ici d’un regard
quasiment ethnologique porté sur l’Egypte ancienne,
certaines interrogations de Mariette portant sur la capacité
à porter dans la vie réelle et avec obligation de mouvement
une création effectuée à partir d’un relevé de profil sur un bas-relief. Il avait même insisté pour que les
interprètes de l’opéra taillent barbe et moustache dans un souci de vraisemblance et contrairement à la mode
de 1870. On doit ainsi à Mariette 24 projets de costumes au crayon et à l’aquarelle, conservés à la BNF. Ceci dit,
il ne les a pas forcément tous exécutés car certains sont annotés en italien et ont dû faire partie de la série
copiée d’après son travail, et exécutés probablement par Jules Marre, à la demande de Verdi pour la création à
la Scala de Milan.7
Il s’installe à Paris où il préside à l’élaboration des décors, ce qui, en raison de l’actualité politique de l’année
1870 aboutira au report de la création en Egypte de l’opéra au 24 décembre 1871. Bloqué en effet dans la
capitale, il ne pourra embarquer qu’après l’écrasement de la Commune.
La création au Caire fut moins triomphale qu’à la Scala où Verdi fut rappelé 32 fois, mais les décors semblent
avoir beaucoup compté dans l’appréciation des critiques lors de la première égyptienne, ce qu’a déploré la
cantatrice interprète du rôle-titre, Thérésa Stolz.
2) Des expériences musicales
a- Les trompettes :
Verdi s’est lui aussi impliqué dans un premier temps pour ce qui concerne les recherches en « archéologie
musicale » : soucieux d’une même vraisemblance, il cherche à reconstituer des timbres disparus, notamment celui
des trompettes antiques. Il s’intéresse aux objets romains de Nîmes, et fait exécuter des instruments sans pistons.
L’atelier de fabrication produit les six trompettes de scène attendues pour la marche triomphale de l’acte II, et Sax
7 Aïda ou l’archéologie enchantée, Loret Chappaz in Avant-Scène opéra consacré à Aïda.
7
en mettra également au point pour la création parisienne de 1880, cette fois avec deux pistons, telles qu’elles
apparaissent aujourd’hui.
b- Le ballet :
Le second ballet intervient durant la scène du triomphe monumental et va servir à accentuer l’aspect brillant et la
connotation « historicisante » de la scène. En effet, le recours aux percussions légères, triangle, tambourins par
exemple, donne une couleur orientalisante au thème. Le rythme du quatuor peut également se faire lascif, violons et
altos semblant onduler tandis que les celli entonnent un rythme de basse plus enlevé, conformément à une autre
idée de l’orient. Autre outil mélodique : le recours aux intervalles jouant sur le demi-ton (seconde mineure ou
seconde augmentée cf à 4’33’) qui procède également de la ligne mélodique souvent attribuée au mouvement
« orientalisant ». Enfin, les mises en scène et chorégraphies accentuent visuellement la connotation souhaitée par
des choix plus ou moins orientés : le mise en scène de Zeffirelli par exemple ancre la chorégraphie dans une
« Afrique » assumée à grands renforts de masques et couleur sombre de la peau recouverte de peintures rituelles,
alternant avec les peaux plus claires des deux danseurs étoiles, virtuoses dans une quasi nudité proche d’un éden
perdu, figuration des fantasmes de cet amour impossible des amants de l’œuvre, retour au mythe du « bon
sauvage » ? A en juger par l’accueil enthousiaste des spectateurs de la Scala, on peut penser que cela correspond à
ce que bien des amateurs recherchent.
Extrait 2 : https://www.youtube.com/watch?v=8ymt0eI0wR8
Scala de Milan, version de Franco Zeffirelli à 1’36’’
Par leur ambition plus ou moins équivalente, les deux hommes contribuent à donner à cette œuvre un caractère
unique, qui semble prescrire les interprétations à venir. Le voyage qu’ils proposent correspond à une forme
d’égyptomanie très en vogue au XIX°s. et recrée une Egypte antique fascinante par son exotisme. On trouve ici la
création onirique d’un monde spatialement lointain et temporellement évanoui, ce qui prête somme toute à la libre
imagination, d’autant que les sentiments des protagonistes sont universels. C’est ainsi un cadre idéal qui est
constitué, validé par l’archéologie, donc forcément inattaquable et indiscutable. D’autre part, la force de la musique
valide, elle, un univers sonore encore plus incertain mais d’autant plus précieux que l’absence de témoignages
antiques ne peut confirmer les avancées du compositeur, lequel avance donc en conquérant et en créateur, vers une
modernité de langage qui se montre décisive.
3) Le voyage en Méditerranée au sens propre
a- Les invités prestigieux
http://collections.vam.ac.uk/item/O1105430/inauguration-du-canal-de-suez-print-edouard-riou/
lithographies colorées à la main, Edouard Riou, 1869, extraites de l’Album de l’impératrice, voyage
pittoresque à travers l’isthme de Suez, réalisé à la demande de Lesseps et financé par le khédive.
Cérémonie religieuse à Port-Saïd le 16 novembre 1869, le khédive voulait que soient représentées toutes les croyances,
sans hiérarchie. Sur l’image de droite, considérée d’un point de vue plus éloigné, l’angle permet de constater que les flots
sont montés durant la nuit ; il avait fallu installer des passerelles à la hâte. Le pavillon de la tribune centrale est réservée aux
souverains, celui de gauche au service musulman, celui de droite au service chrétien.
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http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/1051/32/97/8650/Le-Canal-en--aquarelles-d%E2%80%99Edouard-
Riou.aspx
Arrivée du navire de l’empereur
d’Autriche à Port-Saïd
Chalet du khédive dans le désert,
l’impératrice Eugénie est au
premier plan, dans la calèche.
caravane attendant le bac à
Qantara,
une des berges du fleuve, dans une
vallée
Gustave Nicole, 1870, Voyage des
Souverains, lithographie.
Les cérémonies d’inauguration déploient un faste très européen respectant le décorum des cours occidentales
mais ajoutent par les paysages et la présence des indigènes, un dépaysement propice à nourrir les aspects
exotiques d’un monde que beaucoup découvrent.
Le souper des Souverains à Ismaïlia
http://www.association-lesseps-suez.org/_canal_de_suez_historique
b- Les intérêts économiques et maritimes
Gagner du temps, tracer d’autres routes, pour un nouvel ordre commercial. L’Egypte est très convoitée et les voies
de communication s’intensifient, avec le chemin de fer, première solution envisagée par les Britanniques avant le
percement du canal.
c- Quelle Méditerranée ? quelle Egypte ?
Elle est déjà une reconstitution dans le récit imaginé par Mariette, devient rapidement un cadre musical et
romanesque chez Verdi, et ce que créent les auteurs procède de leur sensibilité : recherche d’exactitude scientifique
certes mais avant tout reconstruction d’un monde évanoui sous le prisme des sensibilités d’une époque.
9
L’Egypte est d’abord celle des monuments et du grandiose, image retenue d’autant plus facilement qu’elle permet
de servir les desseins du pacha et la magnificence de l’événement d’une part. Ensuite, elle correspond à la réalité des
découvertes effectuées par Mariette lorsqu’il met au jour des temples et tombeaux aux dimensions imposantes,
réalisés pour la gloire des pharaons jusqu’alors oubliés ; elle répond ainsi aux questions de l’immortalité des
hommes et fait ressurgir un monde ancien et une civilisation différente dont la splendeur fascine. Mariette et ses
collègues résolvent des mystères, font avancer les connaissances, jouent un rôle de révélateur qui ressuscite des
temps révolus et, en mutuelle imprégnation, les beautés exhumées puis réinterprétées assurent la réussite de
l’œuvre en la parant d’une portion de l’immortalité retrouvée.
L’Egypte constitue ensuite un cadre pour l’intrigue, et en cela correspond aux critères esthétiques de la période
romantique puis à la veine artistique de l’orientalisme. Il est intéressant de constater qu’après une œuvre littéraire
comme Le Roman de la Momie de Théophile Gautier en 1858, Verdi inscrit lui aussi une histoire dans cette Antiquité
précise, à la fois différente et voisine des cadres gréco-romains, mais objet a priori de fascination, de curiosité,
garantie de spectaculaire, ce que recherchent les amateurs d’art lyrique en général. Reste à construire l’univers
sonore inédit correspondant à cette glorieuse mise en scène et l’opéra devient un succès planétaire. En effet
aujourd’hui, alors que les sujets bibliques abondent, l’opéra le plus célèbre ayant l’Egypte antique pour cadre est
bien Aïda, œuvre totale et qui apparaît à ce point définitive que le sujet s’est comme épuisé après Verdi.
Pour les Egyptiens eux-mêmes l’exemple est remarquable de la constitution d’une identité forte : Ismaïl Pacha
s’affranchit plus qu’il n’était souhaité par la Porte de la tutelle de l’empire ottoman, il est d’ailleurs fortement
rappelé à l’ordre suite à ses visites princières en Europe où il est reçu comme un chef d’état ; il ouvre par le canal la
voie vers la modernité de l’Egypte, qui trouve là une occasion fut-elle éphémère de se construire une économie
moins dépendante de la tutelle des autres puissances. L’opéra de Verdi contient enfin une force telle que les
Egyptiens prendront comme hymne celui de la marche triomphale de l’acte II « Gloria all’Egitto » durant quelques
années, ironie du sort puisque Verdi avait refusé de composer un hymne officiel pour l’inauguration du Canal en
1869. Aujourd’hui encore, le site internet de l’opéra du Caire propose en musique de sa page d’accueil le thème de
ce même chœur.
Il s’agit donc bien d’un voyage de l’esprit et de l’âme auquel l’opéra pour Suez nous conduit, vers une
Méditerranée réinventée en cette fin du XIX°siècle auquel le banquet des nations fut convié, une itinérance de la
modernité dans un cadre antiquisant, un savant mélange ou une belle synthèse de motifs occidentaux et orientaux,
voulue par Ismaïl Pacha jusque dans l’organisation des festivités d’inauguration du canal.
IV) Une mise en scène impossible ?
Voici pour les conditions de création en 1869 et un voyage en Méditerranée ancré dans son temps et la vision de sa
civilisation. Cependant, il est intéressant de nous pencher sur les représentations d’Aïda depuis 1870. Cela nous
permet de constater un relatif paradoxe que nous tenterons d’expliquer : alors que les scènes d’opéra multiplient les
audaces technologiques et renouvellent la mise en scène en sollicitant des artistes venus des horizons les plus divers
(au grand dam parfois des amateurs d’art lyrique, des chanteurs et musiciens eux-mêmes), il semble absolument
impossible de donner d’Aïda des interprétations dégagées du cadre spatio-temporel des origines. Alors, intouchable,
Aïda ? et Pourquoi ?
1) Monumentalité du cadre et monumentalité de l’œuvre
L’un des aspects recherchés par les amateurs d’art lyrique, nous l’avons déjà dit, est, outre évidemment la qualité
d’une interprétation, l’immersion dans un art total. La recherche d’émotions fortes, la fonction cathartique joue à
plein dans le spectacle lyrique où tous les sens sont conviés à éprouver physiquement le déroulement de l’œuvre.
10
En cela, Aïda trouve une place de choix au répertoire des grandes salles et des grands festivals internationaux
disposant de lieux adaptés à des mises en scène pharaoniques, ce que n’ont pas manqué d’exploiter certaines
versions plus ou moins demeurées anthologiques pour leur capacité à réaliser des grands spectacles d’allure
hollywoodienne. Et de même que les années d’après-guerre ont favorisé un cinéma du grandiose avec les péplums
bibliques ou antiquisants, de même l’opéra ne fut-il pas en reste.
opéra de Tokyo 1973,
direction Fabritiis
Thermes de Caracalla,
2010
Nous pourrons citer ainsi des lieux prestigieux comme les Arènes de Vérone, le Théâtre antique d’Orange, les
Thermes de Caracalla, voire le temple d’Hatchepsout en 1994 ou les scènes gigantesques de la Scala, du
Metropolitan Opera de New York, de San Francisco ou aujourd’hui du Teatro Regio de Turin. C’est ainsi que des
chevaux furent menés sur scène au moment du triomphe de l’acte II, dans la version de Domingo à San Francisco en
1989 ou Vérone en 2012 pour les chevaux8. L’opéra de Tel Aviv propose également quelques spectacles annuels au
pied des ruines antiques des environs, comme à Masada ou au pied des murs de Jérusalem et pas uniquement pour
donner un décor ancré dans l’histoire du peuple d’Israël aux textes dont c’est le sujet.
2) Une vision figée du cadre, pourquoi ?
Les spectateurs ne sont pas les seuls à apprécier une telle vision d’Aïda, de grands chefs et chanteurs goûtent la
monumentalité de l’opéra. Le metteur en scène Paul-Emile FOURNY a produit Aïda au palais Nikaïa de Nice en 2008
et précise que la richesse de la civilisation égyptienne l’a toujours impressionné. De même il dit que « Le fait de
monter un grand spectacle historique avec les moyens modernes [l’] a intéressé. » Souvent s’exprime le désir de
confronter les nouvelles technologies avec un sujet grandiose car elles donnent de l’ampleur en abolissant certaines
incapacités techniques: toutes les limites à l’expression du monumental
disparaissent. Tout devient faisable via les projections vidéos par exemple.
« Les dimensions importantes de la scène permettent une scénographie
spectaculaire avec des sphinx, du sable, un défilé somptueux. J’avais envie
de reproduire le faste des fêtes au temps des pharaons. Les chanteurs
auront suffisamment de place pour bouger et s’exprimer, l’action pourra
mieux se développer. Ce sera la mise en scène d’un fait historique avec
des éclairages, une sonorisation, des images de synthèse qui restitueront
le conflit entre Egyptiens et Nubiens qui s’est passé il y a environ 3500
ans. »9 ajoute encore Fourny.
8 https://www.youtube.com/watch?v=l3w4I-KElxQ (San Francisco) ; https://www.youtube.com/watch?v=wA4luvqWJLM (Vérone) 9 Aïda. opéra de Nice doc péda.pdf
11
De même Walter Vergnano, directeur de l’opéra de Turin est ravi que la monumentalité soit à l’œuvre dans l’Aïda
montée à l’occasion de la réouverture du musée d’Egyptologie de la ville fin octobre 2015 : c’est « Aïda comme il
doit l’être ; l’œuvre doit présenter l’extraordinaire ; c’est une responsabilité et un défi. »10
Il apparaît donc en observant les mises en scène indépendamment des pays où elles sont produites, qu’il s’agisse
de scène très conservatrices comme aux Etats-Unis ou partout ailleurs dans le monde qu’Aïda porte en elle la
permanence de l’idée originelle de l’Egypte de Mariette. Du Japon à l’autre bout du monde, il semble impossible ou
presque de changer les règles. L’œuvre est-elle donc condamnée à ne se renouveler que dans les interprétations
plus ou moins brillantes des chanteurs et orchestres ? Même William Friedkin, réalisateur de « l’Exorciste », appelé à
Turin pour la dernière mise en scène, ne sort pas du rang.
Signalons une audace, une seule, bien accueillie d’ailleurs cette année, celle de Micha Van Hoecke aux Thermes de
Caracalla à Rome : le souci d’épurer les décors pour laisser davantage la place à la lecture de l’intimité bouleversée
et bouleversante des personnages a été privilégiée et semble avoir suscité des applaudissements nourris,
indépendamment des scènes de ballets qui n’ont pas été jusqu’à trouver un renouvellement équivalent.11
Et proposons un exemple encore pour souligner les difficultés à recevoir une autre lecture d’Aïda, spatialement et
symboliquement différente. Sans entrer dans la polémique touchant la distribution qui n’a pas lieu d’être ici, la mise
en scène d’Olivier Py à Bastille en 2013 mérite d’être signalée. Indépendamment également des choix de Py qui
parfois sont discutés parce que ce sont les siens, ce qu’ont d’ailleurs fait les critiques à d’autres reprises lorsqu’il
s’agissait du travail de Mesguisch ou de Chéreau par exemple, il apparaît que la proposition véritablement innovante
a suscité davantage que des remarques passionnées. Sifflé à la générale, le metteur en scène a choqué en
supprimant toute référence à l’Egypte antique puisqu’il lui a substitué des politiques sanglés dans les costumes et
caricatures de la cour impériale d’Autriche-Hongrie, des religieux catholiques d’avant le concile Vatican II et des
soldats des guerres modernes. Le char d’assaut remplace le char du triomphe romanisant et provoque un tollé. On
lui fait alors grief de l’inexactitude, de l’inutile, de ce désir de toucher à l’icône et de blasphémer contre l’œuvre.12
Or, les personnages de l’opéra sont bel et bien les victimes de l’appareil politique et religieux, lesquels coalisés
forment un bloc immuable qui brise les individualités. Py dit-il autre chose que Verdi en proposant cette lecture ?
Dit-il autre chose que la tragédie des hommes brisés par les décisions qui les dépassent ? A voir.
10 Entretien accordé sur theoperaplatform 11 Article de Cédric Manuel sur Forum opéra.com 12 http://www.diapasonmag.fr/actualites/critiques/aida-fait-son-retour-a-l-opera-de-paris-sous-les-huees/%28offset%29/4#content-anchor ; http://ilteneromomento.com/aida-bastille-olivier-py-philippe-jordan/ http://culturebox.francetvinfo.fr/musique/opera/a-bastille-une-aida-qui-se-veut-politique-mais-avec-des-chippendales-143511
12
Conclusion :
Aïda est donc une œuvre exceptionnelle à plus d’un titre et propose une vision de l’Orient, captive à la fois d’une
réalité archéologique et d’un monde disparu qu’il a fallu recréer de toutes pièces, par la force de l’imagination et des
passions humaines. Œuvre politique dans son contexte de création, apte à provoquer l’identification contrainte ou
délibérée à une idée de l’Egypte grandiose et fière de son passé. Œuvre des contresens parfois lorsqu’on limite
l’opéra au monumental en oubliant les désordres de l’intime et il faut alors la sensibilité d’un Wieland Wagner pour
approcher d’une autre manière la mise en scène, fut-ce à Bayreuth en 1961 : voir article Avant-Scène opéra. Œuvre
porteuse des rêves d’Orient chers aux occidentaux du XIX°s. mais dont la vision demeure intacte de nos jours, à la
manière d’images d’Epinal qu’il nous faut peut-être réinventer. Œuvre vue par l’Occident et pour lui seul ? Les
maisons d’opéra ne foisonnent pas en Méditerranée du sud ou de l’est aujourd’hui, ou fonctionnent au ralenti
lorsque les drames de l’actualité imposent de survivre plus que de rêver. Ceci dit, le projet de construction de l’opéra
du Maroc par Portzamparc permettra peut-être de monter Aïda, la bonbonnière Art Nouveau de Tunis lui ouvrira
peut-être ses portes, et, signe très probable de l’influence d’Ismaïl Pacha et de Verdi, la maison du Caire propose le
programme le plus complet en danse et opéra avec au moins 4 ballets par an et 6 opéras, dont toujours au moins la
moitié sont de la main du compositeur italien. Alors, Aïda, œuvre égyptienne, œuvre méditerranéenne, œuvre
universelle, certainement, aventure humaine divinement servie par la musique indubitablement.
Sitographie
Article sur Ismaïl Pacha : http://www.napoleon.org/fr/salle_lecture/biographies/files/ismail.asp
livret en français : http://opera.stanford.edu/Verdi/Aida/libretto_f.html
article sur Mariette : http://www.inha.fr/fr/ressources/publications/publications-numeriques/dictionnaire-critique-
des-historiens-de-l-art/mariette-auguste.html
articles sur l’opéra lui-même :
1) http://www.opera-online.com/articles/aida-un-chef-doeuvre-meconnu
2)