une histoire de la langue et de la littérature sanskrites...

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Une histoire de la langue et de la littérature sanskrites (1) Michel Angot Docteur en Indologie Professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales Le sanskrit a une histoire indienne mais aussi occidentale. Langue sacrée pour les brahmanes – mais qu’est ce qu’une langue sacrée˚? – le sanskrit, découvert par les Européens principalement au XVIIIe siècle, devint rapidement la langue des origines de l’Occident tout en étant aussi perçue comme celle de l’Orient par excellence, la langue des mystères de l’Orient fabuleux. Ces quelques pages visent à dire comment fut per- çu le sanskrit en Occident et en Orient et à donner une idée de la richesse de la littéra- ture d’une langue vieille d’au moins quatre mille ans. Langue divine, langue originelle… Dans l’Occident scientifique, les mystères de la religion joints à la nostalgie des origines qui se maintenait malgré le développement de la science ont tracé un destin très parti- culier au sanskrit. Quand dès le XVIIe siècle mais surtout à la fin du XVIIIe siècle, on découvre la «˚parenté admirable˚» entre les langues européennes et le sanskrit, les scientifiques qui sont aussi des rêveurs imaginent avoir retrouvé la langue que parlaient Adam et Ève dans le jardin d’Éden. À l’époque, l’intérêt extraordinaire manifesté en- vers le sanskrit ne tient pas à ce qu’il est, ni à ce qu’il prétend être mais à ce que les Européens s’imaginent qu’il est˚: la langue divine, au moins la langue originelle – de leurs origines à eux qui se conçoivent les maîtres du monde – et pour les moins ro- mantiques la langue de nos ancêtres. L’hébreu, le «˚scythique˚»… cessent d’être consi- dérés comme les langues à l’origine du français et des autres langues européennes. La parenté entre elles et le sanskrit avait déjà été entrevue au XVIe siècle˚; dès l’Antiquité, le latin et le grec avaient été rapprochés. L’ouvrage de M. Olender, Les langues du Paradis, dont le titre reprend celui d’un ouvrage du XVIIe siècle, raconte plaisamment et savamment comment on échafauda à cette époque les hypothèses les plus curieuses pour connaître la langue de l’Éden. Le cadre biblique dans lequel on tenait les origines du monde et de l’homme est discuté˚; certains s’interrogent pour savoir de quel enfant de Noé descendent les Indiens… Les jésuites rédigent même un traité en sanskrit qu’ils font passer pour le Véda, le texte sacré des «˚Brames˚» – les brahmanes˚: ce pseudo- Véda écrit à des fins de propagande chrétienne abusa Voltaire vers 1760. Polémiques, supercheries, crédulité, érudition, nationalisme, colonialisme et guerres – des religions, des origines, et bien sûr des États et des hommes – forment le tableau d’où émerge difficilement la connaissance du sanskrit. Le nationalisme culturel ou religieux a sou- vent vicié le diagnostic car, selon la formule de J. G. Herder, «˚chaque vieille nation aime tant se considérer comme la première-née et prendre son pays pour le lieu de naissance de l’humanité˚» (De l’esprit de la poésie hébraïque, 1782). En 1813, la naissance du terme «˚indo-européen˚» À l’époque, on tient le sanskrit plus ou moins comme la langue des origines et le Véda comme les «˚archives du Paradis˚», le mot est de M. Olender. En 1813 est inventé le terme «˚indo-européen˚» encore accrédité aujourd’hui pour qualifier la famille des lan- gues qui «˚règnent depuis les bords du Gange jusqu’aux rivages de l’Islande˚». 1

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Une histoire de la langue et de la littérature sanskrites (1)Michel Angot Docteur en Indologie

Professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales

Le sanskrit a une histoire indienne mais aussi occidentale. Langue sacrée pour les brahmanes – mais qu’est ce qu’une langue sacrée ? – le sanskrit, découvert par les Européens principalement au XVIIIe siècle, devint rapidement la langue des origines de l’Occident tout en étant aussi perçue comme celle de l’Orient par excellence, la langue des mystères de l’Orient fabuleux. Ces quelques pages visent à dire comment fut per-çu le sanskrit en Occident et en Orient et à donner une idée de la richesse de la littéra-ture d’une langue vieille d’au moins quatre mille ans.

Langue divine, langue originelle…

Dans l’Occident scientifique, les mystères de la religion joints à la nostalgie des origines qui se maintenait malgré le développement de la science ont tracé un destin très parti-culier au sanskrit. Quand dès le XVIIe siècle mais surtout à la fin du XVIIIe siècle, on découvre la « parenté admirable » entre les langues européennes et le sanskrit, les scientifiques qui sont aussi des rêveurs imaginent avoir retrouvé la langue que parlaient Adam et Ève dans le jardin d’Éden. À l’époque, l’intérêt extraordinaire manifesté en-vers le sanskrit ne tient pas à ce qu’il est, ni à ce qu’il prétend être mais à ce que les Européens s’imaginent qu’il est : la langue divine, au moins la langue originelle – de leurs origines à eux qui se conçoivent les maîtres du monde – et pour les moins ro-mantiques la langue de nos ancêtres. L’hébreu, le « scythique »… cessent d’être consi-dérés comme les langues à l’origine du français et des autres langues européennes. La parenté entre elles et le sanskrit avait déjà été entrevue au XVIe siècle ; dès l’Antiquité, le latin et le grec avaient été rapprochés. L’ouvrage de M. Olender, Les langues du Paradis, dont le titre reprend celui d’un ouvrage du XVIIe siècle, raconte plaisamment et savamment comment on échafauda à cette époque les hypothèses les plus curieuses pour connaître la langue de l’Éden. Le cadre biblique dans lequel on tenait les origines du monde et de l’homme est discuté ; certains s’interrogent pour savoir de quel enfant de Noé descendent les Indiens… Les jésuites rédigent même un traité en sanskrit qu’ils font passer pour le Véda, le texte sacré des « Brames » – les brahmanes : ce pseudo-Véda écrit à des fins de propagande chrétienne abusa Voltaire vers 1760. Polémiques, supercheries, crédulité, érudition, nationalisme, colonialisme et guerres – des religions, des origines, et bien sûr des États et des hommes – forment le tableau d’où émerge difficilement la connaissance du sanskrit. Le nationalisme culturel ou religieux a sou-vent vicié le diagnostic car, selon la formule de J. G. Herder, « chaque vieille nation aime tant se considérer comme la première-née et prendre son pays pour le lieu de naissance de l’humanité » (De l’esprit de la poésie hébraïque, 1782).

En 1813, la naissance du terme « indo-européen »

À l’époque, on tient le sanskrit plus ou moins comme la langue des origines et le Véda comme les « archives du Paradis », le mot est de M. Olender. En 1813 est inventé le terme « indo-européen » encore accrédité aujourd’hui pour qualifier la famille des lan-gues qui « règnent depuis les bords du Gange jusqu’aux rivages de l’Islande ».

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L’Anglais William Jones, un des créateurs de la Société asiatique de Calcutta, eut une influence décisive sur la révélation des textes sanskrits. En revanche, il n’est pas, et loin s’en faut, le créateur des études indo-européennes comme l’imagine la tradition uni-versitaire anglo-saxonne. Les premiers bons connaisseurs du sanskrit, dont W. Jones, pensent que cette langue archaïque est parfaite et l’opposent au grec, au latin et a for-tiori aux autres langues européennes qui seraient des langues dégradées. En ce temps où l’évolutionnisme gagne de proche en proche tous les domaines de la science, c’est donc sur les bords du Gange qu’on imagine le foyer originel des langues, des religions – y compris parfois la religion chrétienne – et des peuples. Cependant, durant tout le XIXe siècle, l’ensemble de la littérature sanskrite est peu à peu révélé au monde sa-vant. Le temps des érudits remplace celui des voyageurs aventuriers et des missionnai-res. Les textes sont reconnus, édités et parfois, mais rarement, admirablement traduits. La découverte du sanskrit est pour l’histoire des sciences de l’homme un moment es-sentiel et originel : la linguistique en particulier et plus généralement beaucoup de ce qui relève du comparatisme, se sont développés en partie grâce à l’étude de la langue sanskrite et de sa littérature, par exemple avec les travaux de F. Bopp et de la science allemande qui domine ces études durant tout le XIXe siècle.

Divagations savantes sur « ce peuple de l’âge d’or »

Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour commencer à considérer le sanskrit comme une langue comme les autres. Petit à petit, on renonce à trouver dans les textes indiens les réponses sur l’âge du monde ou l’histoire du peuplement de la terre : la connais-sance de la préhistoire et la paléontologie sortent les récits indiens et bibliques de l’his-toire des origines. On s’aperçoit que le sanskrit, même sous sa forme archaïque dite « védique », n’est pas l’ancêtre des langues indo-européennes. En 1878, Ferdinand de Saussure, alors qu’il n’est pas encore devenu le fondateur de la linguistique moderne, est déjà en avance quand il écrit : « Il y a certainement, au fond des recherches sur les Aryas [le peuple qui parlait la langue védique], dans ce peuple de l’âge d’or revu par la pensée, le rêve presque conscient d’une humanité idéale ». C’est que les savants ne peuvent vivre que dans leurs temps, épouser ses préjugés si bien que rapidement on a confondu la langue et ses locuteurs : on a imaginé une langue indo-européenne et un peuple indo-européen : die Indo-Germanen dit la science allemande ; on a transféré les qualités de la langue à ses locuteurs et l’Inde idolâtre est devenue la terre promise du mythe aryen avant que de localiser l’origine du peuple parlant l’indo-européen en Al-lemagne, en Asie centrale ou dans les régions arctiques ; on a aussi paré le peuple ori-ginel de ses couleurs et vertus nationales !

La science occidentale n’est pas la seule à divaguer : en Inde aussi, la découverte de la parenté entre des langues indiennes et les langues européennes a suscité tout un cou-rant de réflexions. Un bon exemple de divagations savantes est fourni par B. G. Tilak avec son The Artic Home of the Vedas, (1903) et son Orion or Researches on the An-tiquity of the Vedas (1916) ; le premier a été traduit en français (1979, Arché, Milano) sous le titre plus explicite Origine polaire de la tradition védique. Sur la base d’une analyse des informations astronomiques et climatiques contenues dans les textes védi-ques, l’auteur concluait que le Véda avait été composé dans l’extrême nord arctique. Il s’agissait de redonner sa fierté à l’Inde mais les pandits, s’ils étaient prêts à accepter que toutes les langues indo-européennes dérivent du sanskrit, voulaient aussi que l’Inde soit son foyer originel. Ils refusaient, et refusent toujours, les théories qui relativisent le Véda : il leur était difficile d’accepter que le sanskrit fût une langue indo-européenne

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antique mais non unique. Toutes les découvertes des Européens montraient surtout que le Véda, leurs « Écritures sacrées », n’était ni unique ni même pleinement indien : cela heurtait aussi de front leur croyance millénaire en l’éternité du Véda et l’idée que l’Inde en était le berceau. Soulignons aussi que la tradition savante occidentale ne fait évidemment pas que divaguer : elle met au point des méthodes nouvelles, précise son objet, découvre enfin. Ce sont souvent les mêmes auteurs qui errent et qui découvrent.

À propos de ces terres indiennes déjà portées au mythe et si ignorantes de l’histoire, on en conçoit un nouveau destiné aux Européens. Toutes les divagations raciales fon-dées sur des connaissances imprécises et incomplètes, notamment sur la confusion en-tre qualités de la langue et qualités des locuteurs, relèvent de l’histoire de l’Occident. Elles heurtaient plus ou moins les croyances des brahmanes en l’éternité de leur langue sacrée et relativisaient même sa prétention à une très haute antiquité. La littérature sanskrite partage sans conteste avec la littérature chinoise le record de continuité : sa production s’étend sur presque quatre millénaires. Mais pour autant ni l’une ni l’autre ne peuvent se targuer d’être les littératures les plus anciennes : celles de l’Égypte anti-que et de la Mésopotamie les précèdent toutes deux dans ce domaine.

On a maintenant changé de problématique mais les passions sont toujours là…

Une langue raffinée qui n’a jamais été une langue d’usage

Laissons maintenant de côté la façon dont les Européens se sont intéressés au sanskrit et ont tenté de l’agréger à leur patrimoine et regardons comment les « Indiens » l’ont considéré. L’Inde est un état récent, créé par la conjonction de trois courants : la vieille civilisation qualifiée par la langue sanskrite ; la civilisation moghole où la composante persane et musulmane était prépondérante ; et la colonisation principalement britanni-que ouvrant l’Inde sur le monde contemporain.

Le sanskrit, le persan puis l’anglais furent donc successivement et concurremment les langues de pointe du sub-continent qui, tardivement, et de l’extérieur, fut nommé Inde. Remarquons dès l’abord que le nom du sanskrit, contrairement à ceux des autres lan-gues, n’est en rien lié à un peuple ou un État déterminés. Le persan, l’anglais, le fran-çais, furent d’abord le nom de la langue régionale parlée par un certain peuple avant de devenir, de gré ou de force, les langues parlées dans un certain État et même d’être exportées selon des modalités diverses dans quelques parties du monde. Or il n’y a ja-mais eu un « peuple sanskrit » ni un « État sanskrit », ni un État ayant porté un autre nom mais où le sanskrit aurait été la langue nationale ou la langue prépondérante. Quand ce mot fut employé en l’appliquant à cette langue, le « sanskrit » avait déjà un long passé anonyme : le terme est ignoré du Veda et même des fondateurs de la gram-maire. Et, quand elle fut adoptée, cette épithète signifiait seulement que la langue en question était soumise, plus rigoureusement que d’autres, aux lois de la grammaire. Samskritam dont nous avons fait « sanskrit », ou « sanscrit » selon certains dictionnai-res, signifie en effet « raffiné, achevé » et ce raffinement était fonction de la manière dont ses utilisateurs brahmanes se représentaient cette langue. Il faut attendre l’époque contemporaine pour qu’un certain nationalisme indien imagine le sanskrit comme lan-gue nationale de l’Inde. Ce trait doit être souligné car il constitue un caractère essentiel du sanskrit et explique une partie de sa spécificité : le sanskrit n’a jamais été soumis aux pressions de l’usage comme le furent et le sont le français ou l’allemand.

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Des peuples parlant une langue indo-européenne occupent la plaine de l’Indus

Voilà maintenant ce que l’on sait de son histoire ancienne. Vers 1800 avant J.-C., des peuples dont on ignore presque tout sinon qu’ils parlaient une langue indo-européenne pénètrent dans le bassin moyen du fleuve que, de nos jours, on nomme Indus, et qui a finalement donné son nom à l’Inde, même s’il coule au Pakistan. Ils mettent un point final à une civilisation urbaine, de type mésopotamien, dont subsistent aujourd’hui des ruines, notamment à Harappâ et Mohenjo-Daro au Pakistan. Ces peuples sont, comme beaucoup d’autres, des nomades pasteurs, ce qui n’exclut pas une certaine agriculture ; ils maîtrisent le cheval, le char et le fer. Ils proviennent, croit-on, de l’Asie centrale et parlent une langue qui est proche de l’ancien iranien et qui, de manière plus lointaine, est apparentée à bien d’autres langues européennes et asiatiques : le latin, le grec, l’ar-ménien, le celte, le germanique, le tokharien parlé dans le Turkestan chinois au VIIe siècle et maintenant disparu… Cette « invasion », pas forcément violente ni brutale, se solde par une lente occupation de la plaine de l’Indus puis de celle du Gange. On ne sait pas dans quelles conditions les populations autochtones, sans nécessairement aban-donner leurs dieux et leurs manières de penser, adoptent la langue des vainqueurs. La culture matérielle de ces envahisseurs, dont on ne connaît ni la langue ni l’ethnie, est rudimentaire si on la compare à ce qui prévaut à la même époque dans d’autres ré-gions du monde comme l’Égypte qui est au faîte de sa gloire ou l’admirable civilisa-tion de la Crête minoenne de langue indo-européenne.

Le Véda a conservé les mythes et légendes chantés par les bardes

Ces peuples guerriers seraient demeurés obscurs s’ils n’étaient venus accompagnés de bardes, d’aèdes, de rhapsodes, de poètes, comme on voudra les nommer qui, tel Ho-mère, récitaient et composaient ensemble ou seuls des hymnes à la gloire de leurs divi-nités, racontaient les mythes fondateurs de ces peuples. Dans le domaine indien, ce sont ces hymnes appelés plus tard sûkta, « bien énoncés, bien dits », comprenant des vers, des ric, dont la collection forme la couche la plus ancienne de ce que, après quel-ques siècles, on nommera le Véda, « le Savoir ». Rien d’extraordinaire dans tout cela. Dans les légendes anciennes de tous les peuples de langue indo-européenne, on trouve aussi des hymnes de facture semblable. Georges Dumézil, notamment dans Mythe et Épopée, a montré admirablement à quel fonds commun appartenaient tous ces mythes et légendes. Embrassant par sa vaste érudition les principales langues de l’aire indo-eu-ropéenne, du sanskrit au vieil-irlandais, il a vu et montré que des œuvres que l’on croyait propres à chaque peuple et chaque culture relevaient aussi de structures de pensée communes à tous leurs locuteurs. Il a ruiné le nationalisme de ces peuples qui affirmaient le caractère unique de leur « littérature » sacrée. Car, semble-t-il, pour tous les peuples de l’aire indo-européenne, des bardes composaient des textes semblables ou comparables. L’Avesta iranien, notamment les Yast et les Gâthâ, en est un témoignage à la fois très proche dans le temps et dans la langue utilisée. Mais ces poèmes et légen-des étaient composés et transmis oralement et ont généralement disparu ou, sinon, sont devenus des objets d’études pour les philologues et les ethnologues. Même si parfois ils se sont mieux maintenus dans les écarts montagneux où des peuples plus à l’abri de l’histoire ont conservé jusqu’à aujourd’hui une partie de leur tradition, l’essentiel est perdu. Ce qui est extraordinaire, unique même, c’est que grâce au conservatisme des Indiens et à l’incroyable effort de mémoire dont les brahmanes, leurs conservateurs statutaires, ont fait preuve, le Véda est parvenu jusqu’à nos jours sinon intact dans sa totalité, au moins intact pour une partie essentielle. Par ailleurs la religion, les pratiques

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rituelles et cultuelles que le Véda soutenait ont totalement disparu. Le texte seul est resté. On nomme « védique », la langue des hymnes et aussi celle, pourtant bien diffé-rente, des Brâhmana, les commentaires (entre 900 et 600 avant J.-C.) qui expliquent le culte, les rites et la réflexion sur ces rites.

Le sanskrit classique, normalisé, devient la langue de l’esprit

Vers le début de l’ère chrétienne, la vieille langue védique d’origine indo-européenne a disparu : comme le latin donne naissance aux parlers italiens, occitans, ibériques... elle a déjà été remplacée par des langues vernaculaires : « l’indo-aryen moyen » ou « moyen indien » comme on appelle ce groupe de langues multiples. On connaît par exemple celle dans laquelle prêchait le Bouddha (vers 500 avant J.-C.), celles des inscriptions, des écritures jaina… Pendant ce temps, à l’écart, les brahmanes continuent à réciter le Véda alors que les rites védiques disparaissent peu à peu jusqu’à devenir complètement obsolètes et que le monde suit son cours. Alors que le bouddhisme se forme et s’insti-tutionnalise, une nouvelle religion qu’on nommera hindouisme au XIXe siècle émerge peu à peu, mêlant des éléments d’origine diverse en un tout jamais clos : on constate seulement qu’avec le temps la partie védique décline. C’est alors qu’une nouvelle lan-gue issue de la vieille langue védique, transformée par la volonté normalisante des brahmanes voit le jour sans doute vers 100, même si cela a demandé plusieurs siècles. Langue de savants, elle prendra plus tard le nom de samskritâ vâc, « la parole raffinée », c’est-à-dire apprêtée selon les canons de la grammaire de Pânini. Ce que l’on nomme le sanskrit classique voit alors le jour et devient la langue normalisée d’une civilisation spécifique en assumant le rôle qu’ailleurs jouent le grec ou le latin, une civilisation qui a intégré les apports des populations indusiennes, ârya, dravidiennes et, dans une moindre mesure, des populations tribales, d’origine mon-khmer.

La grande différence, c’est que le sanskrit règne, non sans partage, sur un empire de la pensée. En effet, jamais cette langue n’est la langue d’usage d’un État ou d’un empire. Jamais elle n’est adoptée ni même connue par un peuple ou un groupe ethnique : ce serait même inconcevable. On n’imagine même pas qu’elle soit une langue d’usage. Ce sanskrit dit « classique » devient la langue de l’esprit et est réservé à cet emploi. Langue largement artificielle, elle est sciemment mise à l’abri de l’usage et de l’usure, en fonction d’un statut qu’on lui attribue. On l’empêche d’évoluer et, dans une cer-taine mesure, on y réussit. Pourtant, tout au long de son histoire, le sanskrit a toujours été compris à l’audition puis à la lecture à voix haute par suffisamment de gens pour susciter une création littéraire continue. Rappelons que la lecture silencieuse et privée ne s’est généralisée que récemment : jusqu’à l’époque moderne en Europe, lire c’est former des sons à partir de signes visibles et non former des représentations mentales. Les Romains pratiquent la lecture publique à voix haute et s’étonnent de la capacité de César à lire une missive sans former des sons.

Une langue fixe, pérenne et sacrée au seul usage des brahmanes

Ce n’est pas suffisant pour caractériser le sanskrit que de s’intéresser à la langue car, pour comprendre sa nature, il faut nécessairement comprendre ce que furent les brah-manes, les créateurs et principaux utilisateurs du sanskrit. Que ce soit la langue védi-que, alias le sanskrit « archaïque », ou la langue « classique », le sanskrit est demeuré attaché à cette infime minorité de la population. Même si originellement l’accès au moins partiel au Véda est en droit possible aux classes guerrière et productive, il est

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juste de dire que le sanskrit, tant védique que classique, fut d’abord la langue des brah-manes, ces êtres qui, dans la hiérarchie des créatures, jouissent d’un statut supérieur, les seuls qui soient réputés être pleinement des hommes.

Qu’est-ce qui à l’époque – rappelons que nous ne sommes ni en train de décrire la so-ciété indienne d’aujourd’hui ni la façon dont le sanskrit est considéré de nos jours – assurait aux brahmanes leur supériorité sans cesse affirmée dans les textes ? Ce n’est pas leur fonction religieuse d’officiants, de « prêtres » dirait-on, car ils n’ont pas le mo-nopole de cette fonction et, à la différence de nos prêtres, ils sont choisis par ceux qui les emploient et les payent. D’ailleurs ils ne sont officiants que pendant la durée de la cérémonie. Ils n’ont pas non plus, loin s’en faut, le monopole du religieux, une dimen-sion qui est diffuse dans tout le corps social. Les brahmanes n’ont pas accès par statut aux pouvoirs politique ou économique. Ils ne sont pas comparables aux scribes de l’Égypte antique : le sanskrit n’est écrit que tardivement et plutôt contre la volonté des brahmanes pour qui toujours la connaissance est parole et qui réservent les grises nuances du monde à la noirceur de l’écrit. Les brahmanes ne forment pas non plus, comme les mandarins de l’Empire chinois, un corps d’administrateurs au service de l’État. Ces deux fonctions, scribes et administrateurs, étaient réservées à une caste spé-cifique dont le statut fut toujours inférieur à celui des brahmanes même si certains de ces derniers pouvaient participer, à titre de conseillers, à l’exercice du pouvoir.

Non ! Ce qui assurait leur prééminence c’était le privilège qu’ils avaient d’énoncer en sanskrit, de transmettre par la voix et de garder en mémoire les normes du monde et des hommes ; ils étaient en position d’énoncer des normes pures, de dire le vrai c’est-à-dire ce qui, condamné à ne pas exister, devait être mis à l’abri pour demeurer à ja-mais la source du réel changeant. Cette distance entre le vrai qu’ils énoncent et le réel qu’ils inspirent caractérise les brahmanes pour le principal et donne sa saveur à la lan-gue sanskrite qu’ils utilisent à cette fin. C’est ainsi qu’on peut expliquer les trois carac-tères majeurs de la langue des brahmanes : comme les normes sont fixes, appartien-nent à tous les temps et doivent se tenir à distance de l’histoire, la langue qui les énonce se doit d’être fixe, pérenne et sacrée. Adoptant la vieille langue védique archaï-que, les brahmanes l’ont adaptée à leurs besoins spirituels et intellectuels et ont ainsi créé le sanskrit qu’ils ont fixé, pérennisé et sacralisé. Il fallait bien que cette position des brahmanes soit fondamentalement acceptée par tous ou par une majorité et, même si elle a été discutée par certains, les bouddhistes notamment, les opposants ont eux-mê-mes constitué une classe d’érudits qui a finalement adopté le sanskrit pour discuter avec les brahmanes ; souvent ces érudits étaient d’origine brahmanique. C’est ainsi que Nâgârjuna (vers 200 ?), un des plus grands penseurs bouddhistes, est d’origine et de culture brahmanique et s’exprime en sanskrit.

Le Véda, un texte pour l’action d’une extraordinaire richesse verbale

L’évolution du sanskrit a donc été presque complètement contrôlée voire soumise à ce petit groupe d’érudits statutaires. Prenons, pour le montrer, l’exemple de l’importance du verbe dans la langue. La religion « originelle », c’est-à-dire au moment où il nous devient possible de la connaître (vers 800 avant J.-C.), des brahmanes est rituelle ; les rites qu’on nomme karman, « action », consistent en une séquence définie d’actes ac-compagnés de l’énonciation, sous forme de récitations, de chants, de textes védiques ; dans leur emploi rituel, ces textes sont appelés mantra. L’essentiel est que le Véda, tel qu’il est employé, est un texte pour l’action. Cette valorisation de l’action se reflète

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dans la langue par une extraordinaire richesse verbale : chaque verbe dispose de cen-taines de formes différentes ; de multiples nuances peuvent être exprimées par le verbe qui est le centre de la phrase. Quelque deux mille ans plus tard, vers l’an mille de notre ère, les brahmanes ont intériorisé les valeurs du yoga, du renoncement… maintenant l’action est tenue pour la responsable de tous les maux et le karman est le nom donné à la destinée personnelle héritée des actions précédentes, une malédiction parfois : celui qui sait ne fait rien et celui qui fait ne sait rien. Linguistiquement, cela s’est traduit par la lente disparition du verbe dans le sanskrit. Tout ce qui était auparavant exprimé par des verbes l’est dorénavant par des noms d’action, des participes, des composés... Cette évolution que les brahmanes font subir au sanskrit a encore bien d’autres causes. De toute façon, elle leur est propre et il ne faut pas imaginer que « l’Inde » ait renoncé à l’action : à la même époque, les continuelles batailles entre les rois, la construction des plus grands temples hindous, la conquête d’un empire maritime par les rois ta-mouls, témoignent d’un solide appétit de vivre. Il faut bien distinguer l’histoire des brahmanes et du sanskrit de l’histoire des rois et des peuples indiens.

La représentation que les brahmanes se faisaient de leur langue a donc été essentielle et l’importance de la grammaire se laisse déduire de ce qui précède. Ayant pour rôle principal d’être la langue des normes, le sanskrit, plus que toute autre langue – au re-censement de 1971, on en comptait encore 2672 parmi lesquelles le sanskrit était parlé par quelques milliers de « sanskritophones » – fut lui-même soumis aux normes des grammairiens. La grammaire joue dans cette civilisation le rôle de la physique et de la mathématique dans la nôtre. Avant le XXe siècle, nos philosophes ne sont pas des spécialistes : dans son université de Koenigsberg, année après année, Kant occupe suc-cessivement et comme il se doit à l’époque toutes les chaires : mathématiques, chimie, sciences naturelles… même si aujourd’hui seule compte son œuvre philosophique, lui et tous les autres sont des scientifiques qui s’intéressent à la métaphysique et à la philosophie ; des prédécesseurs de Kant comme Newton, Descartes ou Pascal demeu-rent même bien connus pour leur œuvre scientifique. En « Inde », l’art du raisonne-ment où s’alimentent philosophes, théologiens, logiciens, médecins ou architectes est fondé sur la grammaire. Même si les différents savoirs, les shâstra, ne sont pas organi-sés à l’image des nôtres, la grammaire, théorique, spéculative ou simplement descrip-tive, est toujours là. Le vyâkarana comme on l’appelle en est même venu à être consi-déré comme une voie de salut, au même titre que le yoga ou la parole du Buddha. Tous les savoirs traditionnels adoptent la méthode mise au point par les maîtres-fonda-teurs de la grammaire Pânini et Patañjali, ce dernier étant un homonyme de l’auteur du Yoga-Sûtra. C’est à ce point qu’un traité de médecine est d’abord un ouvrage sanskrit sur la médecine avant que d’être un traité de médecine en sanskrit : la consé-quence contemporaine, c’est que traduire et comprendre un texte sanskrit en ignorant les conceptions des vaiyâkarana demeure impossible. De l’analyse du langage, cons-tamment, les brahmanes tirent des conséquences, parfois surprenantes, sur le monde, sur sa structure, son devenir, sur les choses ou sur l’homme. Cela est rendu possible parce que le sanskrit et avec lui toutes les langues ne sont pas conçus comme des pro-ductions humaines mais comme des phénomènes naturels : il y a le ciel bleu, la mer, les étoiles et… le sanskrit. Ce monde naturel est structuré et la langue sanskrite est au sommet de la création si bien que tout s’y reflète en même temps qu’elle participe de tout. La langue sanskrite, ainsi que le dit le grammairien Patañjali (vers 200 avant J.-C. ?), est le soutien de l’ordre du monde.

Bien sûr il est arrivé qu’individuellement tel brahmane ait accédé à la royauté ou soit

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devenu par la faveur du prince un riche propriétaire. Il y eut des brahmanes qui n’en avaient que le nom et la rhétorique des bouddhistes s’est moquée d’eux, a raillé leur concupiscence et leur appétit de richesses – même si les moines bouddhistes ne furent pas non plus à l’abri des défaillances personnelles ! Mais au total, ils ont bien été des spécialistes de la transmission, des gardiens de textes qu’ils considéraient comme sacrés et même « non humains ». De la même manière, l’incroyable prétention du sanskrit à être la langue des normes du vrai s’est accommodée aux nécessités du réel. Avec le temps, le sanskrit a débordé le cadre de ses utilisateurs statutaires : de nombreuses œu-vres – théâtre, poésie de cour, fables, romans, épopées – témoignent en faveur d’une connaissance élargie au « public cultivé ». Celui-ci, demeurant de toute façon une mi-norité, connaissait suffisamment le sanskrit pour goûter les œuvres souvent difficiles qui lui étaient destinées ; parfois extrêmement raffinées, elles visaient à faire plaisir, à faire rêver, plutôt qu’à faire connaître. Le « public » était composé des brahmanes de la cour ainsi que de tous les courtisans, élégants et hommes d’esprit qui vivaient en ville. Malgré la diversification relative de ce public, l’immense majorité de cette littéra-ture, même destinée à des non-brahmanes, est pourtant rédigée par des brahmanes et cela vaut même pour des traités où l’on peut douter de leur savoir-faire comme l’art des courtisanes ou celui des voleurs. Leur prééminence était donc acceptée, si elle était discutée, par la majorité de la population et, de fait, toute la littérature indienne an-cienne a fini par être rédigée en sanskrit. Même les écrits bouddhiques et jaina, en même temps qu’ils étaient disponibles dans les langues propres à ces religions et ces cultures, ont fini par être rédigés en sanskrit tant était grand son prestige. C’est ce prestige qui assurait au sanskrit une notoriété et une diffusion en dehors du domaine brahmanique. Entre le Xe et le XIIIe siècle, le bouddhisme disparaît des terres indien-nes où il était né mais se maintient en dehors de l’Inde où il s’était exporté, et avec lui le sanskrit : cela nous vaut de disposer des mêmes textes en sanskrit, en chinois et en tibétain. Parfois l’original sanskrit a disparu et le texte n’est plus connu que dans la langue de traduction. Ce troisième millénaire de l’histoire du sanskrit est celui des chef-d’œuvre littéraires.

Début d'un lent déclin

Vers le Xe siècle, commence un lent déclin : une nouvelle religion s’installe brutale-ment dans la plaine indo-gangétique et avec elle la langue de culture des nouveaux arrivants : le persan, une langue cousine du sanskrit mais modernisée et pénétrée d’in-fluences arabes ; le persan est demeuré la langue officielle de « l’empire des Indes » jusqu’en 1947 et continue à jouir d’un grand prestige, même en Inde indépendante. Dorénavant, les sultans musulmans – parfois des convertis – sont au pouvoir. En 1565, le dernier grand Empire hindou disparaît. Tout cela a évidemment un impact impor-tant sur le sanskrit. Notamment, même si les brahmanes n’ont pas été totalement écar-tés des cercles du pouvoir, même s’ils ont appris le persan et ont été associés à la ges-tion des différents sultanats musulmans, ils ont cessé de fait d’occuper dans la société la place qui était la leur jusque-là. Ils n’ont pas vaincu l’islam comme ils avaient vaincu le bouddhisme et en Inde même, ils ont été sur la défensive. Les circuits économiques se détournent d’eux. Or ils ne pouvaient se consacrer à l’étude des lettres sanskrites que parce que des rois hindous et vainqueurs, en leur octroyant régulièrement des terres, leur permettaient d’avoir des revenus. Dès lors que les rois hindous sont systématique-ment vaincus, qui va entretenir les brahmanes ? Comment vont-ils survivre ? Cela les fait dépendre plus étroitement qu’auparavant de la générosité des fidèles, de la société civile. Par ailleurs, avec le persan, arrivent d’autres lettrés, en liaison directe avec l’es-

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pace arabo-musulman, lequel brille alors de tous ses feux. De nouveaux savoirs, de nouvelles pensées se font jour. Le quatrième millénaire de l’histoire du sanskrit est ce-lui d’une lente décadence : confite dans sa perfection, la langue sanskrite n’est plus au service d’une pensée neuve ou novatrice ; les ouvrages oscillent entre résumés ou ex-posés didactiques et commentaires prodigieux d’érudition mais quelque peu vains. Même le domaine du religieux échappe peu à peu au sanskrit : les grandes œuvres sont traduites, ou plutôt adaptées dans les langues vernaculaires. Le Râmâyana sanskrit de Vâlmîki est ainsi la source principale de l’Irâmâvatâram « L’avatâr de Râma » de Kamban (entre le IXe et le XIIe siècle), considéré comme le chef-d'œuvre de la littéra-ture tamoule, au sud de l’Inde. De même, le Râmcaritmânas, « Le lac spirituel de la geste de Rama », écrit en hindî par le brahmane Tulsî-Dâs (1532-1623). Dans l’Inde d’aujourd’hui, quand on parle du Râmâyana, on fait référence à ceux de Kamban, de Tulsî-Dâs, ou à d’autres adaptations qui ont été parfois totalement réécrites dans les langues indiennes. Les ouvrages proprement religieux rédigés en sanskrit sont alors doublés par leurs traductions en hindî, en tamoul… aujourd’hui certains religieux ont même oublié l’original et sont tout surpris quand ils apprennent que le texte qu’ils tiennent pour l’original est en fait une traduction ou une adaptation du sanskrit.

Concurrencé par le persan à cause de la montée en puissance de l’islam en Inde, le sanskrit a pourtant continué son expansion en dehors du sub-continent. Ce faisant, il ne semble pas qu’il y ait jamais eu d’émigration indienne importante ni même aucune conquête militaire ou colonisation. Nulle part, à ce qu’on connaît, le sanskrit n’a été imposé par la force à la population : il est demeuré une langue sacrée, celle que l’on grave sur les monuments religieux, celle qui sert à nommer les rois… Aucun État « indien » n’a fait de conquête durable. Pourtant l’expansion du sanskrit hors de l’Inde est un phénomène majeur. Pour la comprendre, il est préférable de ne pas considérer le sanskrit comme une « langue indienne » : la sanskritisation plus ou moins complète du sub-continent indien s’est simplement continuée, non sans résistance et sous des formes diverses, dans les îles de l’archipel indonésien, dans la péninsule indochinoise, au Tibet, en Chine, en Asie centrale... Dans cette aire très vaste, l’expansion du sanskrit a été le fait de brahmanes qui ont été appelés par des souverains locaux et parfois se sont fixés. Ils ont souvent formé leurs successeurs locaux et de nombreux ouvrages fu-rent aussi traduits du sanskrit en chinois par des lettrés chinois polyglottes. Les aventu-res du jeune brahmane Kumârajîva en Asie centrale puis en Chine en sont un bon exemple : il est à l’origine de la traduction d’ouvrages sanskrits d’inspiration bouddhi-que. Vers le sud et le sud-est, l’influence fut plus forte encore. En Indonésie, les plus anciens écrits – stèles et rochers gravés – datent du Ve siècle de notre ère et ils sont en sanskrit. La langue sanskrite accompagna l’expansion de l’hindouisme et du bouddhisme : des sculptures de Shiva, un des grands dieux de l’hindouisme, ont été retrouvées jusqu’à Bornéo. En Asie du Sud-Est, notamment au Cambodge, on connaît même les noms de certains brahmanes appelés par des souverains locaux : Shivasoma fut le chapelain du roi Indravarman I (877-889) et il est décrit comme élève d’un cer-tain Shamkara que certains savants identifient au grand philosophe hindou. Au moins au Cambodge, la production d’ouvrages sanskrits a été continue entre les Ve et XVe siècles. Les plus beaux monuments de ces vastes régions, les temples d’Angkor au Cambodge ou l’admirable Borobudur à Java ont été réalisés par des techniciens qui al-liaient l’esthétique locale et les canons indiens servis par les textes sanskrits et leurs connaisseurs originellement brahmanes. Néanmoins le reflux de l’hindouisme donc des brahmanes et du sanskrit est continu d’ouest en est. L’Iran et l’Afghanistan – ce der-nier partiellement bouddhisé ainsi que l’attestent les grandes statues du Buddha récem-

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ment détruites à Bamîyan – sont islamisés dès le VIIIe siècle, l’Inde du Nord à partir de 997. En Indonésie, à partir du XIVe siècle et surtout du XVe siècle, l’expansion continue de l’islam va petit à petit faire reculer hindouisme et bouddhisme qui ne se maintiennent aujourd’hui que dans l’île de Bali et, dans une moindre mesure, à Lom-bok. En Asie du Sud-Est, si le bouddhisme se maintient, c’est coupé de ses sources in-diennes.

Le sanskrit se confine dans la célébration de son ancienne gloire

Après le Xe siècle en Inde même, encore à cette époque, surtout dans le sud, la veine n’est pas complètement tarie, loin s’en faut. Le Gîta-Govinda dans le domaine de la ly-rique, les œuvres de Râmânuja dans la « philosophie » en portent témoignage. Le Nyâya surtout, un art du débat petit à petit transformé en logique, est peut-être le der-nier grand succès de la réflexion des brahmanes. Mais les raisonnements ingénieux des logiciens n’échappent pas à l’impression de vaine subtilité : où l’on attend des raison-nements, on entend de plus en plus souvent des ratiocinations. Nâgesha, un grammai-rien fameux du XVIIIe siècle, contemporain de Voltaire, écrit un commentaire plein de finesse et d’une érudition prodigieuse sur le texte fondateur de la réflexion grammai-rienne qui date de deux mille ans. Mais que déjà l’empire moghol soit en pleine déca-dence, que les Anglais soient déjà là, que l’esprit scientifique soit en train de révolu-tionner le cours des choses et des esprits, il l’ignore complètement. Et tous les brahma-nes vont de même ignorer l’esprit scientifique, ne vont jamais accepter que quelque chose d’autre puisse venir d’ailleurs. Encore à cette époque – cela changera après – si le sanskrit demeure à l’abri du monde, c’est sans savoir qu’il n’en est plus à l’origine. On n’observe aucune évolution des thèmes et des méthodes de réflexion : dans leurs œuvres, les commentateurs brahmanes continuent à triompher des arguments boud-dhiques comme si le bouddhisme n’avait pas disparu depuis plusieurs siècles ! Au XVIIIe et surtout au XIXe siècle, le sanskrit découvert par les Européens connaît par leur biais une embellie passagère et tournée vers le passé : c’est sur les plus vieux tex-tes que les chercheurs occidentaux se penchent et non sur les « nouvelles » produc-tions des lettrés traditionnels, les pandits. Ce n’est pas à ce qui est dit en sanskrit qu’ils s’intéressent d’abord mais à la langue sanskrite qu’ils considèrent, faussement, comme l’ancêtre de leurs langues : en fait le monde s’écrit maintenant dans les langues euro-péennes. Confiné dorénavant dans la littérature religieuse, et pas forcément la meilleure, il se limite au ressassage et à la célébration de son ancienne gloire. Le natio-nalisme indien naissant ne va pas les démentir.

Aujourd’hui, à l’aube de son cinquième millénaire d’existence, l’évolution du sanskrit est contrastée. Les lettrés traditionnels qu’on nomme pandits ont quasiment disparu, malgré quelques belles exceptions. Certes le mot se maintient, mais c’est un titre vain quand ce n’est pas devenu un nom propre. De toute façon, l’Inde se veut un état moderne ; tous ses fondateurs, Nehru, Gandhi, Jinna pour le Pakistan, ignoraient le sanskrit. Les gouvernements, quels qu’ils soient, ont tendance à voir, non sans raison souvent, dans les pandits des tenants de l’obscurantisme et du passéisme. Ils respectent les plus savants, les religieux, parfois les saints que la tradition a su engendrer tout au long des siècles. De plus les quelques connaisseurs hors pair de la tradition sanskrite qui subsistent sont en même temps encombrés des superstitions les plus étranges. Nous avons fait l’expérience de ce paradoxe : dans la même personne se logent la plus grande connaissance d’un superbe texte sanskrit et les divagations sur le triangle des Bermudes et autres sornettes, le tout débité sur le ton dogmatique et définitif qui con-

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vient à ceux qui, par statut, ont le monopole du savoir légitime… Dorénavant les pan-dits sont reconvertis dans la politique ; s’il en est ainsi c’est que, semble-t-il pour la première fois, ce qu’en Occident on nomme hindouisme – terme britannique inventé au XIXe siècle et adopté ensuite en Inde – est devenu militant et qu’une partie de ses tenants affirme son universalité. Alors qu’il avait été jusqu’au XIXe siècle la religion des Indiens en Inde, dorénavant le sanâtana dharma, « la Loi éternelle », est présenté comme la religion par excellence car « les meilleurs dieux sont hindous »[1]. La con-séquence est que le sanskrit, la langue des brahmanes, change de statut. Certains pan-dits, devenus nationalistes, veulent faire du sanskrit – mais quel sanskrit ? – la langue nationale de l’Inde ; il en est même qui veulent le promouvoir au rang de langue universelle ! Il y a des journaux en sanskrit qui disent impeccablement des nouvelles du monde. Par ailleurs, le sanskrit réel, celui des textes, a perdu depuis longtemps, sinon tout prestige, du moins sa capacité de dire du nouveau : le persan, puis l’anglais et les langues nationales de l’Inde, notamment l’hindî, l’ont définitivement relayé dans cette tâche. Pendant les deux derniers millénaires, il avait été une source constante à laquelle s’alimentaient les autres littératures tout en étant lui-même extrêmement productif. Maintenant que les littératures indiennes en hindî, en tamoul, en bengali… ont conquis leur autonomie, qu’elles sont ouvertes sur le monde, la littérature sanskrite est devenue une simple référence parmi d’autres. Gandhi écrit en gujarati, sa langue maternelle, puis en anglais : il ignore le sanskrit. Les principaux dirigeants de l’Inde contemporaine sont dans ce cas. Quand ils sont d’origine brahmane, ils connaissent parfois quelques hymnes ou prières en sanskrit comme nous pouvons encore connaître quelques prières en latin. Il est certes possible que le sanskrit retrouve une autre jeunesse : ce ne serait pas la première fois. Mais il faudra que l’Inde et les Indiens changent dans une direc-tion qui, aujourd’hui, nous semble improbable. Les usagers des autres langues qui n’ont jamais pardonné au sanskrit sa prétention et sa superbe, veulent, comme souvent en Inde, le promouvoir au rang des innombrables icônes qu’on vénère pour mieux les ignorer. Certains nationalistes attirent le sanskrit dans une direction souvent réaction-naire. Dans ces temps démocratiques où l’économie fonde la puissance, où tout est censé se valoir, les langues « vivantes » contemporaines tiennent enfin leur revanche sur celle qui affirmait être la source et le sommet de toute hiérarchie linguistique, so-ciale et spirituelle. Et le sanskrit qui prétendait à l’éternité se retrouve remisé dans l’an-tiquité ou promis au statut douteux de langue universelle pour concurrencer l’anglais, la langue de l’ignorance dominante.   

 La littérature sanskrite[2].

Dans l’immense littérature en sanskrit, beaucoup demeure à découvrir mais il semble maintenant que les œuvres majeures soient connues. Un corpus gigantesque s’est constitué et constamment accru avec le temps, sans discontinuité majeure pendant quatre mille ans ; il est demeuré pour l’essentiel comme un héritage à la disposition des nouveaux auteurs. Nous qui sommes les usagers d’une langue jeune, qui a évolué si rapidement que la lecture de Rabelais nécessite maintenant une traduction, nous ne pouvons imaginer ce que c’est que de disposer des œuvres réalisées pendant plusieurs milliers d’années dans une langue qui a peu évolué, où même les vers les plus simples sont riches de références, d’allusions, d’allusions à des allusions. Car chaque mot intè-gre en lui des couches de savoir constituées par des générations de poètes, de philoso-phes, de penseurs. Les brahmanes sont d’abord des héritiers et l’héritage sans avoir été intégralement et parfaitement transmis est demeuré disponible pour l’essentiel jus-qu’à aujourd’hui. Le fait est d’autant plus important que, s’agissant de la littérature

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philosophique, religieuse ou même technique, les auteurs n’ont jamais le sentiment ni même la volonté de dire du nouveau. Ils pensent que la vérité n’est pas conquise par l’homme mais reçue par lui d’une instance supérieure, qu’elle n’est pas le but vers quoi on tend mais la source qui irrigue l’esprit pour peu qu’il s’y est bien disposé : dès lors il s’agit moins de connaître ces paroles qui une fois pour toutes ont énoncé le vrai – bien distinct du réel ! – que de les reconnaître, que de les découvrir en soi. Le pré-sent véridique ne peut être plus qu’un écho qui se répète à l’infini : moment unique, pour celui qui le vit, d’une connaissance qui précède le connaisseur. C’est ainsi que Bhaskara, le plus important des « philosophes » conçoit le Véda comme une sorte de legs gratuit, une grâce faite par cette instance supérieure qu’il nomme brahman. Cette conception qui aurait pu être paralysante n’a jamais été un obstacle à la création : sous prétexte de commentaire, à force d’analyse, on voit les auteurs énoncer des théories en fait toutes nouvelles. Mais rien de nouveau ne peut être dit sans la caution d’une parole antique et vénérable, laquelle est en général mystérieuse à souhait. Le caractère sibyllin des paroles originelles a en réalité tout permis, tout justifié et n’a en rien paralysé l’élan créateur et novateur quand il était là.

Une composition très éloignée de nos concepts occidentaux

Par ailleurs, la composition des œuvres a été très spécifique. Rarement, voire jamais, on n’y entend, comme c’est le cas de la littérature occidentale, les échos de la vie poli-tique, militaire, sociale ou personnelle. Les auteurs, souvent anonymes ou réduits à un simple nom, écrivent[3] sans jamais mentionner de contexte personnel ou général. Ils sont largement absents de leur œuvre. On est souvent incapable de dater les textes et leurs auteurs, de les situer dans un espace précis et différencié. Certes on mentionne des guerres et des rois, il est bien question d’événements et de personnes et il y a quel-ques biographies. Mais, même dans les biographies, les personnages sont largement conventionnels, de même que leurs actions et le cadre du récit : ce n’est pas un roi qui est décrit mais le roi ; de même ce n’est pas une ville ou une forêt mais la ville, la forêt. Du côté des realia, ce n’est pas mieux. L’ouvrage en sanskrit le plus connu en Occi-dent – on en a même fait un film ! – le Mahâbhârata, est le très long récit d’une guerre fratricide mais il est inutile d’y chercher quelque renseignement sur l’art du combat ou les techniques militaires : tout juste y est-il question des « pluies de flèches » qui s’abat-tent sur les combattants. Même quand ils parlent du monde et des gens, les textes sanskrits demeurent étrangement éloignés du réel. Il n’y a aucun ouvrage d’histoire humaine qui nous permette de reconstituer la vie ancienne. Il est symptomatique qu’aucun monument ancien civil ou militaire ne soit disponible, que n’ait été érigée au-cune statue d’un Napoléon local, d’un bienfaiteur de l’humanité, d’un homme de let-tres ou même d’un sage – sauf si, comme le Buddha, il est divinisé. Les rares rensei-gnements proviennent incidemment des fables ou des pièces de théâtre (ou des récits des voyageurs étrangers). Cette tendance est ancienne. Dans le Véda, il n’y a presque aucun toponyme : comme les hommes, les dieux sont nomades, ils parcourent les es-paces, ne fréquentent que temporairement des lieux anonymes, sans aucune spécificité ; même la visite des dieux ne leur donne aucune identité. La littérature a donc pour cadre des espaces indifférenciés, des lieux et des personnages convention-nels, le tout dans un temps indéfini. Ce manque d’ancrage dans un présent singulier fait que ces textes largement délocalisés demeurent constamment actuels. C’est leur manque d’enracinement qui assure leur universalité.

Il faut aussi souligner la difficulté générale de cette littérature : le sanskrit sous toutes

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ses formes a toujours été une langue d’érudits. Il nécessite la connaissance de l’héri-tage. En outre s’ajoute dans presque tous les domaines sa prodigieuse technicité. Par exemple, la poésie savante, le kâvya, d’une incroyable complexité, sans toujours échapper au maniérisme, défie la traduction. Partout le goût de l’ellipse, de la méta-phore – les traités où l’on raffine sur la description des figures de style sont nombreux – l’ésotérisme et des canons de la beauté littéraire fort différents des nôtres nous ren-dent souvent incapables de goûter même en traduction les délices de l’original sauf à les ajuster plus ou moins à nos critères de goût. Souvent la concision et l’économie sont érigées en règles d’expression normales, tandis que la rupture de cette économie devient un principe d’exégèse ; parfois la poésie est systématiquement l’art de signifier le plus par le minimum de moyens. Cela pour dire que les traductions sont souvent im-puissantes à rendre compte de la vraie nature de ces textes. Il ne faut donc pas confon-dre la beauté de la traduction avec celle des originaux. Il y a un moment où le traduc-teur se doit de dire au lecteur : « En fait, si vous voulez comprendre le texte, il vous faut connaître le sanskrit », une tâche de longue haleine.

Des traductions souvent impossibles

Il faut enfin remarquer que, s’il est légitime de traduire du français ou de l’anglais, cela l’est beaucoup moins du sanskrit. Cela ne tient qu’en partie à un fait de croyance, de foi : les brahmanes pensaient que les textes sanskrits sont sacrés et disent le vrai dans la mesure où ils sont énoncés en sanskrit. Il n’est donc pas étonnant qu’ils n’aient jamais pensé à traduire leurs textes sacrés et que les traductions sont le fait des bouddhistes, bien que depuis deux mille ans, le sanskrit soit une langue seconde – et même troi-sième ou quatrième ! On n’est pourtant pas obligé de souscrire à l’idéologie des brah-manes. En fait le problème de la traductibilité ne tient pas au caractère sacré des textes – sacrés, ils l’étaient pour leurs utilisateurs, mais pas nécessairement pour un traduc-teur extérieur – ni à quelque propriété des textes qui serait ineffable dans nos langues : si les textes sanskrits demeurent dans une grande partie mal traduisibles, cela tient à ce que les auteurs s’expriment non seulement par le sens des mots – la seule partie d’un texte qui soit traduisible – mais aussi, et parfois surtout, par la forme du texte. Par exemple, l’intense et continue réflexion sur la langue du Véda ne porte pas sur le sens de ces textes – on ne s’y intéresse pas, ou peu, ou tardivement – mais sur sa forme. De même, le grammairien Pânini (Ve siècle avant J.-C. ?) écarte-t-il volontairement le sens des mots du champ de la grammaire. Son principal commentateur, Patañjali (IIe siècle avant J.-C. ?), remarque que si les mots sanskrits sont le soutien de l’ordre du monde, ce n’est pas par leur sens – les mots des autres langues diraient la même chose aussi bien – mais par la correction de leur forme. L’immense littérature grammairienne étudie les mots de Pânini et trouve dans leur structure, celle des syllabes, des lettres et même des silences du maître la matière d’un sens bien plus profond que ce qui est si-gnifié par le sens des mots. Si Platon dispose les idées dans le ciel, les brahmanes y pla-cent les formes des mots, sous l’aspect d’archétypes prélocutoires qui se manifestent différemment selon les niveaux du monde et les niveaux de conscience des locuteurs. Réduits à la simple traduction sémantique, les textes sanskrits pourtant les plus intéres-sants s’avèrent parfois bien décevants. Ainsi la première formule de l’œuvre du gram-mairien Pânini dit : « Les sons â, ai et au ont pour nom vriddhi, 'croissance' ». Rien là de bien extraordinaire ! Pourtant, l’examen des quatre syllabes de son énoncé original sont l’occasion pour son commentateur Patañjali d’une étude magistrale où se mélan-gent grammaire, philosophie et technique d’énonciation. Évidemment, si on se limite à la traduction des mots en ignorant leur structure formelle, on passe complètement à

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côté de l’essentiel. Cet art de cacher ce qui est vraiment dit dans l’énoncé, de multi-plier des couches de sens, caractérise bien le sanskrit en tant que langue initiatique.

Quels en sont les ouvrages majeurs ?

Puisqu’il n’est question en quelques pages que d’évoquer la richesse de la littérature sanskrite, citons simplement quelques ouvrages majeurs. Choix subjectif mais aussi choix imposé par la tradition indienne qui a une vision hiérarchique des choses. Le plus haut s’avère être, on s’y attend, le plus ancien. Les hymnes védiques sont donc ce qui demeure d’une religion dont ignore la liturgie et les croyances. Que comprendrait-on du christianisme si l’on ne disposait que des Psaumes, du Cantique des Cantiques et de l’Apocalypse de Jean ? Littérature religieuse donc mais dont on ignore la religion. On soupçonne seulement que la religion védique vénérait… le Véda lui-même, qui plus qu’un texte est plutôt une bibliothèque. Le nom Véda, « connaissance », est un des nombreux noms donnés ultérieurement à l’ensemble de ces textes. On imagine toutes les confusions que ce nom a pu véhiculer, d’autant qu’il ne lui est pas exclusif. On connaît donc ces textes et comment, bien après leur composition, ils ont été religieuse-ment utilisés ; et encore cette utilisation a-t-elle beaucoup varié avec le temps. Le Véda a aussi été une source d’inspiration littéraire. La différence entre ouvrages « littéraires » et « religieux » est souvent délicate à établir car, à partir du moment où le texte est beau, bien composé, ses auditeurs considèrent qu’il est d’inspiration divine. Ce qu’on entend dans les hymnes rassemblés en diverses anthologies – les Samhitâ ou « collections » – c’est une sorte de lyrique du verbe poétique. Des textes souvent étranges donc, des « œuvres frénétiques »[4], violemment poétiques : ce sont des sor-tes de délires verbaux d’un grand pouvoir d’expression en même temps qu’ils sont formellement raffinés, des délices pour les traducteurs. Indra, « divinité nationale des clans âryens », selon le mot de L. Renou, est le héros principal des hymnes guerriers où sont célébrés sa force et sa vaillance et où est évoquée, plus que racontée, sa geste fameuse quand il tua une sorte de démon.

« Moi, Indra, je n’ai jamais perdu la partie, la mort n’a jamais eu accès à moi. Broyant le soma, demandez-moi la richesse, ô Puru : dans mon amitié vous ne subirez pas de dam » (Rig-Veda-Sâmhitâ, X.48.5).

Pendant plus de trois mille ans, le lyrisme flamboyant de ces hymnes, souvent difficile à rendre en français, a servi de modèle : quand il s’est agi de dire la grandeur, les ex-ploits des dieux divers qui se sont succédé en Inde, c’est vers les hymnes védiques que les poètes se sont tournés sans jamais dépasser leur étrange beauté ni même l’égaler. Avec eux contraste la langue sèche, astringente des Brâhmana, textes où se mêlent exégèse, réflexions théologiques et poétiques. Mais là encore prévaut le délire verbal : poètes et commentateurs sont comme des enfants qui découvrent la puissance infinie de leur langue. Ils célèbrent « les montagnes [qui à l’origine] étaient ailées ; volant au loin, elles se posaient où elles voulaient. Mais la terre vacillait. Indra leur coupa donc les ailes et assujettit la terre grâce à elles. Les ailes devinrent des nuées d’orages : c’est pourquoi celles-ci flottent toujours autour de la montagne. » (Maitrâyânî-Samhitâ, I.10.13).

Des problèmes mathématiques en langue poétique

L'intérêt pour la parole n’a jamais cessé parmi les brahmanes. La poésie, l’art des

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mots, ont toujours été sentis non comme un ravissant divertissement de l’esprit mais au sens originel du mot poésie, donc comme un pouvoir de création[5]. Dans toutes les disciplines, même les plus abstraites, la forme poétique n’est pas oubliée : c’est aussi sous forme de poèmes qu’on pose des problèmes mathématiques : « Un grand serpent noir, vigoureux, invincible, de trente-deux mains de long, entre dans un trou à la vi-tesse de sept doigts et demi en 4/14 de jour ; et dans le cours d’un quart de jour, sa queue grandit de deux doigts trois-quart. O ornement des calculateurs, dis-moi en combien de temps il sera entré entièrement dans le trou. » Voilà un antique problème de baignoire et de robinets ! La plus belle poésie nous semble avoir été la plus courte. À la manière de nos moralistes du XVIIe siècle, des auteurs ont composé des strophes par milliers du type : « La science qui est dans les livres est comme l’argent dans la main d’autrui : le temps de l’action vient-il que l’on n’a ni science ni argent »[6]. À côté de ces vers faciles aux idées communes, de véritables poètes ont illustré le genre. Un de ces maîtres fut Bhartrihari (entre les Ve et VIIe siècle) qui composa trois Shata-ka, « Centuries », très réussies : chacune est dédiée à un thème particulier très caracté-ristique des goûts de l’époque ; la première est consacrée à l’amour, la seconde aux af-faires du monde et la troisième au dégoût du monde. Du premier recueil : « Tu étais moi, j’étais toi : telles furent nos dispositions à l’un et à l’autre. Aujourd’hui tu es toi, je suis moi ; comment est-ce possible ? » Bhartrihari illustre bien ce qu’est aussi deve-nu le sanskrit : une très belle langue littéraire vivante d’urbains raffinés. Le théâtre, la poésie de cour montrent que le sanskrit est alors une langue de culture dont l’emploi, au moins la compréhension, déborde le cadre statutaire des brahmanes. Dans le do-maine du théâtre comme dans celui de la poésie lyrique ou héroïque, le grand nom fut Kâlidâsa (entre 200 avant J.-C. et 600). Sa pièce Shakuntalâ, pleine de délicatesse sans mièvrerie, d’élévation de la pensée sans lourdeur, fut traduite en 1789 en anglais et fut tout de suite connue de Goethe, puis de Nerval. Elle contribua pour beaucoup à la re-nommée du sanskrit en Occident. On continue à la jouer en Inde, le plus souvent dans les langues vernaculaires. Une inscription de 637 atteste qu’à cette époque, l’œuvre de Kâlidâsa était tenue au-dessus de tout. Cette période est en fait un des points culmi-nants de la littérature sanskrite. À côté des œuvres proprement littéraires, toutes les sciences de l’époque fleurissent alors : l’astrologie, la mathématique, la métrique, l’al-chimie, la médecine et bien sûr la grammaire. La langue des brahmanes est devenue, non sans transformation, la langue de tout ce qui compte en matière de pensée.

Le goût du trait bien présent dans ces courtes strophes contraste avec les immenses épopées. Le Râmâyana et le Mahâbhârata ne brillent pas vraiment par leurs qualités poétiques ni même par l’art de la narration. Leurs « vers » sont simples et ne relèvent pas vraiment de la poésie. Les récits, pleins de digressions didactiques, ponctués des noms des épithètes des héros et des dieux, manquent de vivacité et ne sont pas des chefs-d’œuvre littéraires. En revanche, on y entend battre le cœur de la pensée indienne : tous les problèmes sociaux, politiques, philosophiques, religieux y sont expri-més, en même temps que cryptés. Car les deux textes, s’ils sont rédigés par des brah-manes dont on ne connaît guère que les noms mythiques, ne sont leur sont pas destinés : les héros sont des rois, des guerriers et les récits résonnent de leur fureur guerrière. La plus longue de ces deux épopées, le Mahâbhârata, est l’histoire d’un sacrifice : en fait, la Terre, lasse de porter le poids des hommes, se plaint auprès des dieux, « les habitants du ciel » ; ceux-ci se décident pour une « descente » sur terre, précipitent la guerre universelle, organisent méthodiquement un carnage général. Par-mi eux se détache Krishna, qui par son yoga, c’est-à-dire sa ruse, est le véritable insti-gateur de cette guerre d’apocalypse. Quand le récit se termine, tous les héros sont

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morts, la terre est soulagée et a retrouvé pour quelque temps la paix. Bien sûr, les di-gressions moralisatrices sont légion car on discute beaucoup avant de s’égorger : les mêmes qui se battent le jour discutent le soir entre des ennemis qui n’oublient pas qu’ils sont frères ou cousins. C’est dans cet océan de mots que se détache la Bhagavad-Gîtâ, texte repris ensuite par tous les maîtres et tiré dans toutes les direc-tions spirituelles. Alors que Krishna n’a de cesse que de pousser son disciple au com-bat, certains commentateurs trouvent même le moyen de faire de la Gîtâ un texte de paix. C’est cette œuvre que les brahmanes contemporains voudraient voir ériger en une sorte de Bible hindouiste, laquelle n’a jamais existé.

Épopée, amours, politique...

Quant au Râmâyana, de forme un peu plus raffinée, il est, plus que son aîné, au cœur de la civilisation indienne : les amours du prince Râma et de Sîtâ, leur exil dans la fo-rêt, l’enlèvement de Sîtâ par Râvana, Râma à la recherche de son épouse, le combat entre les armées de Râvana et de Râma, la répudiation par Râma de Sîtâ dont on peut soupçonner la vertu : autant d’épisodes que racontent les mamans à leurs enfants, mais aussi les sculptures sur les temples, les miniatures, les pièces de théâtre, les poèmes... C’est avec le Râmâyana – adapté dans les différentes langues indiennes – que les jeu-nes gens apprennent la vie traditionnelle. Les deux épopées ont alimenté la veine créa-trice des auteurs dans des domaines différents, et notamment la littérature : l’histoire étant connue de tous, un homme de théâtre comme Bhavabhûti écrit une pièce sur « La dernière aventure de Râma ». Récemment, on a adapté les deux épopées en sé-ries télévisées – très « tirées » en direction de l’Inde contemporaine – avec un im-mense succès populaire dont l’ampleur dépasse l’imaginable. Des hommes politiques ont bâti leur carrière sur le fait qu’ils avaient incarné Râma au cinéma. Remarquons que ces épopées sont des gestes guerrières ; l’Inde n’a jamais été en fait le pays de la non-violence sauf dans les esprits des ascètes retirés du monde et dans les rêves sucrés des Occidentaux en mal de modèles exotiques ! Les héros sont des princes conduits à faire des actes violents : morale, politique, comportements, tout est discuté – sans que le récit devienne jamais philosophique. Quant aux femmes, c’est-à-dire aux épouses, el-les ne sont pas écartées ou subordonnées. Les épopées leur donnent un rôle important et Sîtâ, Savitrî, ou Dâmayantî ne sont pas de pâles doublures de leur mari-héros mais bien des figures attachantes, de véritables héroïnes.

Le domaine politique est bien investi. Car c’est un brahmane qui devait être le chape-lain personnel du roi – les rois n’avaient aucune dimension religieuse ; les mantrin, « conseillers » – le mot exporté en Chine nous est revenu sous forme de « mandarin » et de « mandarine » ! – étaient généralement des brahmanes. Le maître-ouvrage, en même temps que nom de la discipline, est l’Arthashâstra, l’« Enseignement du profit ». L’artha est, avec le dharma, « devoir, loi » et le kâma, « amour », un des trois principaux objets de l’activité humaine dans et pour le monde. L’œuvre (entre 300 avant J.-C. et 300) attribuée à un certain Kautilya, le « Retors », couvre tout le champ de l’activité du roi en tant que celui-ci, par tous les moyens, s’efforce à la puissance pour conquérir les royaumes voisins et la terre entière. Le texte explique comment le roi qui incarne le châtiment fait de l’usage méthodique de la violence le moyen d’as-souvir sa passion de conquérant : la paix quand on est faible, la guerre quand on est fort, les alliances et la traîtrise, l’usage judicieux du poison pour se débarrasser de ses ennemis, des prostituées pour connaître l’état de l’opinion, des fausses nouvelles pour extorquer aux crédules l’argent nécessaire, des espions dormants qu’on place chez le

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voisin… De la même manière que la politique, les considérations sur l’organisation de l’État et l’économie n’ont d’autre dessein que d’accroître la puissance du roi. L’Ar-thashâstra est unique par son ampleur et les traités ultérieurs n’ont fait que reprendre sa matière. Disséminés dans les épopées ou les fables, une foule de préceptes corrobore ce que dit déjà l’Arthashâstra : « Grâce à la confiance qu’inspire la paix, je ruinerai les entreprises de l’adversaire par des méthodes régulières, des méthodes secrètes et des espions » (Arthashâstra VII.1). L'œuvre est théorique et systématique : il ne faudrait pas voir en l’Arthashâstra la description d’un État ou d’un roi de réalité. Pourtant l’état de guerre constante qu’ont connu les États indiens pendant les deux mille cinq cents ans où leur histoire est suffisamment connue, la disparition rapide des royaumes et des dynasties montre que l’Arthashâstra était en prise directe avec les mœurs politi-ques indiennes. Le dynamisme de cette civilisation est en partie incarné dans un tel texte et forme un bon antidote à la vision occidentale récente de l’Inde, généralement « mystico-sucrée » en même temps que misérabiliste. Celle-ci tient au fait qu’aux XVIIIe et XIXe siècles les brahmanes ont d’abord présenté aux Occidentaux des ou-vrages de religion comme les Upanishad ou la Bhagavad-Gîtâ. Si l’on n’avait montré à des voyageurs indiens que les œuvres de Pascal, de Descartes ou Malebranche, quelle image se seraient-ils formé de la France ? Par ailleurs, il ne faut jamais oublier que les textes sanskrits ne reflètent vraiment que la vision des brahmanes, ou de leurs émules bouddhistes ou jaina, et que l’on ignore celle des autres couches de la population qui n’étaient pas, comme les brahmanes, astreints à un devoir de parole et de mémoire.

Les romans n’ont pas été tellement pratiqués et, quand ils sont en vers, leur technicité empêche leur lisibilité. En revanche, on trouvera beaucoup de plaisir à la lecture des fables et contes dont il existe de bonnes traductions en français. Écrits dans une langue sans prétention mais parfois alerte, on y rencontre des sages qui ne sont pas nécessai-rement des brahmanes, des moines bouddhistes qui ont oublié la compassion, on s’y moque avec verve des penchants et des travers d’une humanité dans laquelle il est fa-cile de se reconnaître. C’est le chacal qui joue le rôle de notre renard. On y reconnaît bien nos classiques : « Mais je suis vieux, et je n’entends pas bien de loin la teneur de vos discours. Sachant cela, tenez-vous près de moi et expliquez votre affaire devant moi, afin que je connaisse la vérité du procès et qu’en prononçant la sentence je ne perde pas le ciel » dit un chat à un moineau et à un lièvre… De plus les récits sont sou-vent bien menés et le sanskrit trop souvent empesé dans des conventions trouve là l’occasion de jouer aux langues vivantes : il y a même de l’humour, chose rare en sanskrit. La Vetâlapañcavimshatikâ connue sous le nom de « Contes du vampire » est un bon exemple. Beaucoup de ces fables ont traversé le temps et l’espace et de nom-breuses fables de La Fontaine trouvent leur motif originel dans des fables indiennes, le Pañcatantra, « Les Cinq Traités », notamment. Plus que dans les ouvrages réputés sé-rieux, on y saisit sur le vif les comportements et les mentalités des hommes tels qu’ils furent. S’il en est ainsi, c’est que leurs destinataires étaient souvent les futurs rois, les « princes » et que leurs précepteurs se devaient de leur apprendre plaisamment le cours réel des choses du monde. Les fables étaient censées enseigner au prince son fu-tur métier de roi.

...et textes de loi

L’organisation de la société a suscité constamment l’attention normative des brahma-nes. Cette réflexion générale a formé une branche majeure de la littérature indienne, en sanskrit particulièrement. Le Mânavadharmashâstra connu sous le nom de sa traduc-tion, « Les Lois de Manu », (vers le premier siècle de notre ère) est le nom en français

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de l’ouvrage technique le plus connu. Rien de législatif en fait mais une somme concise des règles civiles et religieuses, un manuel de savoir-vivre destiné à de sévères brahma-nes et au roi. L’œuvre se présente surtout comme un recueil de maximes qui ont fait l’objet d’une masse de commentaires et d’interprétations. Cosmogonie, éloge du châti-ment, explications concernant la destinée personnelle, le karman, l’existence des castes, les devoirs qui s’attachent à elles. Voici une maxime concernant le devoir de vérité propre aux brahmanes :

« Il faut dire le vrai, il faut dire le plaisant, il ne faut pas dire le vrai déplaisant ; ne pas dire le faux plaisant : telle est la Loi éternelle » (Manu IV.138)[7].

On trouvera à la lecture des Lois de Manu, seul ouvrage de ce genre facilement dispo-nible en français, celui devant lequel s’émerveilla Nietzsche – pas toujours pour de bonnes raisons ! – non pas une réflexion sur « les problèmes de société » mais une présentation d’une société idéale, laquelle n’a jamais existé que dans l’esprit normatif de son auteur. Ne nous attendons pas pour autant à une mièvre utopie : à bien des égards, les valeurs et les fonctionnements de cette société choquent notre sensibilité. Rappelons-nous que les textes sanskrits parlent des normes et non de la réalité des choses : la tension a toujours été là entre le vrai normatif et le réel, entre le vrai qui donne sens au réel et le réel têtu qui a pour lui d’exister. Toujours les textes ont su dire le devoir-être, le devoir-faire des hommes puis ont su trouver toutes sortes de raisons pour expliquer non seulement que les hommes ne peuvent mais aussi ne doivent pas respecter ces normes. L’ouvrage de Louis Dumont, Homo hierarchicus, explique très bien certaines des facettes de cette idéologie.

N’imaginons pas que le sanskrit ait été réservé à une haute littérature passablement ennuyeuse : la littérature sanskrite, comme la sculpture des temples, a su aussi célébrer la vie avec passion. La pudibonderie de l’Inde contemporaine tient en partie à l’in-fluence de l’islam dominant dans le Nord depuis l’an mille. Il n’est qu’à voir les vête-ments portés avant le Xe siècle que l’on retrouve sur les quelques fresques qui subsis-tent à Ajanta ou Ellora : hommes et femmes y sont très légèrement vêtus, parés plus que vêtus parfois. La lyrique de l’amour divin n’est jamais séparée de celle de l’amour humain. Nombreux sont les poèmes d’amour enflammé d’un extrême raffinement. Du Naishadhacarita de Harsha (VIIe siècle) cette strophe où Nala parle à la belle Da-mayantî qui a perdu la mémoire de son aimé mais non de son amour : « Je commen-çais par la bouche, et de baiser en baiser j’arrivais au nombril. J’en voulais davantage. Mais cette partie de toi où tu ne m’as pas laissé mettre les lèvres, que la mémoire la baise, plus fortunée que moi ». L’érotique n’était qu’un aspect du kâma, un des trois objets d’activité humaine et l’on ne confondra pas ce kâma, « amour » avec le seul sexe. Il suffit de lire le classique du genre, le Kâma-Sûtra pour s’en persuader. Voilà bien une œuvre étonnante qui est beaucoup plus qu’un art de la polissonnerie auquel on veut parfois l’assimiler. On y trouve exacerbé l’amour des classements, des règles, des étiquettes, tous les travers de la volonté normalisante des brahmanes. Mais aussi quel texte admirable ! On n’a guère de chance, en Inde et ailleurs, de rencontrer une femme telle qu’elle est décrite dans l’ouvrage, bien sûr experte dans les arts amoureux mais aussi artiste, femme de lettres, d’esprit, de science, un peu à la manière des gran-des courtisanes de la Renaissance italienne ou des geisha japonaises. On peut bien dou-ter que de telles femmes aient jamais pu exister dans l’Inde même ! Signalons que les gravures dont généralement on orne les traductions de ces ouvrages pour appâter le client datent en fait des XVIIe ou XVIIIe siècle et relèvent d’une tout autre esthétique.

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Car le Kâma-Sûtra date peut-être du Ve siècle de notre ère.

Il n’est pas question de donner en quelques lignes un aperçu des exposés philosophi-ques rédigés en sanskrit. Le discours philosophique ne se prête pas aux citations sauf à se satisfaire de formules qui, sorties de leur contexte, ont la portée que le lecteur leur attribue. Le débat philosophique indien n’a pas la même orientation que celui des Grecs, Héraclite, Platon, Aristote, qui sont à l’origine de notre philosophie. La compa-raison entre les uns et les autres aboutit à la découverte qu’il n’y a pas de « vraie » ou de « pure » philosophie en Inde ; ce qui est vrai et l’est d’autant plus si l’on accepte de voir qu’il n’y a pas à l’inverse de « vrai » ou de « pur » darshana en Occident ! Inde et Occident pêchent, l’un et l’autre, à cet égard et à beaucoup d’autres, par nationa-lisme et ethnocentrisme. Laissons cela de côté. La « philosophie » commence en Inde quand on se donne pour but de sortir du dharma, du devoir, lequel est un « devoir-être dans le monde ». Et la quête de ces philosophes indiens est orientée vers la sortie du monde. Le suicide serait la solution s’il s’agissait pour ce corps de la sortie de ce monde. Mais ce qu’ils recherchent, c’est de ne plus renaître, d’échapper définitivement au cycle sans début des naissances et des morts, d’échapper à l’acte qui, nourrissant la vie, ensemence les vies futures. Il s’agit d’échapper à la matrice. Pas question de con-naître pour agir sur le monde : sauf dans les deux derniers siècles, jamais il n’est venu à l’esprit des penseurs indiens que le monde devait ou même pouvait être changé car ses lois sont ce qu’elles sont et ne sont pas susceptibles d’évoluer. Les différents diag-nostics posés sur la nature du monde vont dans ce même sens : le « philosophe » le plus important, Shamkara (entre 650 et 800) considère le monde comme avidyâ, « ignorance », « nescience » ou même comme mâyâ, « illusion » : se donner pour tâ-che de changer le monde, c’est-à-dire l’ignorance ou l’illusion, ou de l’améliorer, est précisément de la nature de l’ignorance ou de l’illusion. Connaître le monde n’a d’ailleurs pas d’intérêt : à quoi servirait de connaître l’ignorance ? Tous ces philoso-phes acceptent le monde tel qu’il est, en pensant au mieux – si même ils s’y intéressent ! – qu’il ne peut être autre que ce qu’il est, mais qu’on peut y être mieux : se changer plutôt que changer le monde en somme. Mais même cela, qui plaît à l’Oc-cident, est très minoritaire. En pratique, toutes les pensées « philosophiques » sont so-tériologiques, c’est-à-dire qu’elles se conçoivent comme un projet de libération personnelle : tous les maîtres veulent changer de monde et non changer le monde. Les différences et les débats passionnés portent sur la méthode : le recours à Dieu est-il possible, nécessaire ? La dévotion est-elle efficace ? Y a-t-il des préalables dans le mode de vie – non-violence, véracité, chasteté – ou dans le statut ? La délivrance définitive est-elle réservée aux seuls brahmanes ? Est-elle possible seulement après la mort ou déjà dans cette vie ? Voilà la matière des débats où se sont illustrés les plus grands : le Buddha mais on ignore quelle fut l’exacte nature de son enseignement, surtout Nâgâr-juna, Patañjali – l’auteur du Yoga-Sûtra, « Aphorismes sur le Yoga » – ou Shamkara, l’auteur de nombreux commentaires dont le Brahma-Sûtra-Bhâshya, « Commentaire sur les Aphorismes sur le Brahman », dont la philosophie a fini par devenir l’ortho-doxie. Textes admirables rédigés exclusivement pour une toute petite minorité d’ascè-tes car il n’est pas dans le statut de cette « philosophie » d’être dite au plus grand nombre. Tous leurs auteurs considèrent sans même en débattre que la connaissance, pour qu’elle soit efficace, doit être dévoilée à ceux qui par statut et par effort sont à même de la recevoir et de la comprendre. Celui qui dévoile est le maître, le guru, mot qui malheureusement est maintenant chargé en Occident de valeurs plutôt négatives. Les textes sont leurs enseignements, énoncés oralement, confiés ensuite à la mémoire plus ou moins fidèle des disciples, puis tardivement écrits et récemment imprimés. En-

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viron six mille ouvrages dont émergent quelques œuvres extraordinaires sans cesse re-prises et commentées ultérieurement. À Patañjali, Nâgârjuna et Shamkara, ajoutons pour le plaisir de citer leurs noms Bhartrihari, le spécialiste de philosophie grammati-cale, homonyme de l’auteur des Shataka, et Mandana Mishra qui tranche avec les au-tres parce qu’il n’est pas un ascète mais un simple maître de famille.

Ne nous abusons pas : ces textes, leur raison d’être, leurs destinataires, sont très loin de nous et de nos préoccupations et ils étaient, dans une très grande mesure, étrangers aux valeurs nécessairement mondaines qui animaient la vie et les passions indiennes.

Ces quelques pages qui ont trop l’air d’un tour d’horizon n’ont d’autre but que de susciter de l’intérêt pour une langue et une littérature encore largement ignorées par l’Occident ou connues en fonction des intérêts souvent réducteurs des Indiens ou Oc-cidentaux contemporains. À part la physique et l’histoire, tous les domaines sont bien représentés, y compris celui des sciences exactes. Certes la plupart des aspects de ces « sciences » ou « savoirs » ont été dépassés aujourd’hui et relèvent de l’histoire des sciences. Au demeurant, l’esprit scientifique, sauf peut-être dans le domaine de la grammaire dans ses débuts, est inconnu en Inde, comme ailleurs, ce qui n’a pas empê-ché l’Inde d’inventer le zéro mathématique et de disposer, comme d’autres civilisa-tions non scientifiques, de techniques efficaces. Dans le domaine des doctrines philoso-phiques et religieuses, il serait illusoire d’imaginer tous les maîtres communiant dans la sérénité des humeurs calmées par la méditation : les passions furent violentes, les dé-bats incessants et les plus grands des maîtres ont eu la dent dure. Dans cette littérature, on trouvera donc de tout. Sans modestie – le sanskrit n’est pas une langue modeste ! – le Mahâbhârata prétend lui-même être la somme de tout ce qui est : « Tout ce qui est ici existe ailleurs et ce qui n’y est pas n’est nulle part ailleurs ».

Il reste que, en fonction d’un destin très particulier, le sanskrit servi par des généra-tions de brahmanes et d’érudits a surtout été le véhicule des aspirations des hommes vers le plus haut : or celles-ci n’ont jamais vraiment changé si elles prennent sous ces tropiques une forme spécifique ; elles demeurent d’actualité aujourd’hui. Parce qu’ils étaient indiens, les brahmanes nous font comprendre les faits majeurs de la civilisation indienne ; parce qu’ils n’étaient pas seulement indiens, ils nous adressent à travers les âges des mots de toujours et les lecteurs, s’ils s’en donnent la peine, y trouveront bien du plaisir et de l’intérêt. Et si la littérature sanskrite a connu son lot de maîtres en cer-titudes, elle a aussi érigé l’incertain et l’interrogation comme les expressions mêmes de l’ultime :

« Cette création, d’où elle est issue,Si elle a fait l’objet ou non d’une institution,

Celui qui surveille ce [monde] au plus haut firmament,Lui seul le sait ; à moins qu’il ne le sache pas ».

(Rig-Véda-Samhitâ X.129.7)

1 - Titre d’un ouvrage d'O. Herrenschmidt repris d’une phrase d’un informateur de l’auteur.  2 - Pour une présentation plus complète, cf. le chapitre consacré à la littérature dans M. Angot, L’Inde classique, Les Belles Lettres, Paris 2001.3 - C’est par facilité que l’on dit "écrire". En fait le sanskrit fut une langue à la fois orale et savante. On devrait dire "composer" ou "énoncer".

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4 - Expression de L. Renou p. 13 de Die Sprache "Langue et religion dans le Rgveda : quelques remarques", 1949, p. 11-17.5 - Le mot poésie vient du grec poiêsis 'création'.6 - Pustakasthâ ca yâ vidyâ parahaste ca yad dhanam / kâryakâle samutpanne na sâ vidyâ na tad dhanam. Stance célèbre citée selon O. Böhtlignk, Indische Sprüche, n° 5156, 1870. Traduction littérale: « Le savoir qui est dans un livre et l’argent qui est dans la main d’autrui / quand vient le temps de s’en servir, ce n’est pas un savoir, ce n’est pas de l’argent ».7 - Satyam brûyât priyam brûyân na brûyât satyam apriyam / priya~ ca nânritam brûyâd esha dharmah sanâtanah.  

Michel Angot, Avril 2002, © Clio 2004

Bibliographie

Bernard Sergent, Genèse de l’Inde, Payot, Paris, 1997Michel Angot, L’Inde classique, Les Belles-Lettres, Paris, 2001

Louis Renou, Anthologie sanskrite, Payot, Paris, 1961Jean Varenne, Le Veda, Les Deux Océans, Paris, 2000

Jean Varenne, Contes et légendes extraits des Brâhmana, Gallimard 1967

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